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Tangence
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Dans le corps du texte
Andrea Oberhuber
Polygraphies du corps dans le roman de femme
contemporain
Numéro 103, 2013
URI : id.erudit.org/iderudit/1024968ar
DOI : 10.7202/1024968ar
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Tangence
ISSN 0226-9554 (imprimé)
1710-0305 (numérique)
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Andrea Oberhuber "Dans le corps du texte." Tangence 103
(2013): 5–19. DOI : 10.7202/1024968ar
Tous droits réservés © Tangence, 2013
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no 103, 2013, p. 5-19.
Dans le corps du texte
Andrea Oberhuber
Université de Montréal
Comme encyclopédie, l’œuvre exténue une liste
d’objets hétéroclites, et cette liste est l’antistructure de l’œuvre, son obscure et folle polygraphie.
Roland Barthes,
Roland Barthes par Roland Barthes
Écrire, décrire, inscrire : trois moments de réflexion qui me permettront, en guise d’introduction aux études de sept cas de figure, de
circonscrire les contours du dossier « Polygraphies du corps dans le
roman de femme contemporain ». À travers ces trois verbes à l’infinitif signalant le processus d’une pensée plutôt qu’un état de fait,
il s’agira de répondre à un certain nombre de lieux communs en
ce qui a trait à diverses formes d’imbrication du corps et de l’écriture des femmes, tout en insistant sur l’idée du corps — physique
et textuel — comme espace perméable par lequel le sujet entre en
résonance avec l’en-dehors.
Écrire
L’écriture a partie liée avec le corps. Pas de texte sans corps ;
point de héros ni d’héroïnes sans la main qui trace les mots sur le
papier, qui tape les lettres sur le clavier d’un ordinateur. Écrire est
un geste physique, nécessitant une main qui exécute le mouvement.
Pleinement investi dans l’acte d’écriture, le corps se fait médium
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entre l’idée et sa mise en forme verbale. Créer un réseau de mots et
d’images textuelles est, certes, le résultat d’une activité intellectuelle,
parfois sentimentale (dans le sens plein du terme), mais il faut que
les êtres fictifs prennent forme, s’incarnent sur la page ou sur tout
autre support médiatique. Le texte retrace sur la surface du papier
le geste de l’écriture tout en constituant l’espace de cristallisation de
l’imaginaire mis en œuvre. Les corps de papier sont tissés de langage
(tels la toile de Pénélope qui se fait et se défait en attendant de trouver réponse à un questionnement existentiel), et, par conséquent, ils
en appellent à la description puis au déchiffrement 1. Écrire et agir
vont de pair. Pour qui veut écrire, le corps est un allié et non un alter
ego, objet de chair et de sang longtemps considéré dans la pensée
occidentale comme un obstacle à l’idéal de la connaissance, de la
vérité, de la mesure.
Écrire a, depuis Roland Barthes, la valeur d’un verbe intransitif. Dans « Écrivains et écrivants », Barthes définit la pratique de
l’« écrivain » par le verbe écrire comme synonyme d’un travail sur
le matériau du langage, le matériau devenant sa propre fin ; tandis
que l’« écrivant », synonyme d’intellectuel pour Barthes, table sur la
portée engagée de son écriture 2. « L’écrivain accomplit une fonction,
l’écrivant une activité […] 3 », note le sémiologue. De là découle un
rapport différent au verbe « écrire » : « L’écrivain participe du prêtre,
l’écrivant du clerc ; la parole de l’un est un acte intransitif (donc, d’une
certaine façon, un geste), la parole de l’autre est une activité 4 ». Ce
qui apparaît comme une contradiction entre deux postures d’auteur
n’en est pas une puisque Barthes constate, pour l’époque à laquelle il
écrit l’essai, soit en 1960, l’émergence d’un « type bâtard » : l’écrivainécrivant qui réunit les deux fonctions 5. Cette posture double sera
1. Pour une réflexion sur l’idée de corps de papier prenant forme chez Claire
de Duras, Claude Cahun, Leonora Carrington, Unica Zürn et Élise Turcotte,
ainsi que sur celle des rapports entre « corps », « texte/image » et « écriture des
femmes », je renvoie le lecteur intéressé à mon essai Corps de papier. Résonances,
Québec, Nota bene, 2012.
2. Voir Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964,
p. 147-154. Barthes reprend en 1966 l’idée d’« Écrire, verbe intransitif » pour
rattacher la question de la transitivité à la linguistique, au langage, à la temporalité, à la personne, à la diathèse et à l’instance du discours (Le bruissement de la
langue. Essais critiques iv, Paris, Seuil, 1984, p. 21-32).
3. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », art. cité, p. 148.
4. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », art. cité, p. 152.
5. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », art. cité, p. 153.
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reprise à leur compte par les représentants de l’avant-garde au féminin se proposant de subvertir le système de la langue « phallocratique » tout en revendiquant la posture de l’intellectuelle. Il faut que
« la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir
les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment
qu’elles l’ont été de leurs corps », proclama Hélène Cixous en 1975
dans le célèbre « Rire de la Méduse ». Et Cixous de poursuivre : « Il
faut qu’elle [la femme] se mette au texte — comme au monde, et à
l’histoire, — de son propre mouvement 6 ». Dès lors, le verbe « écrire »
devient pronominal dans la conception de l’« écriture féminine »,
mouvement de renouveau scripturaire auquel adhéra la génération
d’« auteures de la sororité 7 », à commencer par Cixous elle-même
jusqu’à Monique Wittig en passant par Catherine Clément, Julia
Kristeva, Annie Leclerc, Françoise d’Eaubonne, Marie Cardinal,
Chantal Chawaf, Emma Santos, Marguerite Duras (du moins à
certains égards), Pierrette Fleutiaux et Nancy Huston. Inspirée de
la philosophie de la déconstruction et de la psychanalyse, la revendication d’une écriture expérimentale du corps comme moyen de
libération des contraintes et des stéréotypes — tant physiques que
psychologiques et langagiers — guide la création dans les années
1970-1980 8. On voit se dessiner des corps qui sont aussi acteurs
6. Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », L’Arc, no 61, 1975, p. 39. L’association
symbiotique entre « corps » et « écriture » émaille le manifeste. Ainsi peut-on lire
à la p. 40 : « Et pourquoi n’écris-tu pas ? Écris ! L’écriture est pour toi, ton corps
est à toi, prends le. » Et à la p. 43 : « Une femme sans corps, une muette, une
aveugle, ne peut pas être une bonne combattante. […] Il faut […] inscrire le
souffle de la femme entière. »
7. C’est ainsi qu’Évelyne Ledoux-Beaugrand appelle ingénieusement les écrivaines
de la soi-disant deuxième génération du mouvement féministe (Imaginaires de
la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes,
Montréal, XYZ, coll. « Théorie et littérature », 2013).
8. Dans L’écriture-femme (Paris, Presses universitaires de France, 1981), Béatrice
Didier a le mérite d’être l’une des premiers critiques littéraires en France à s’intéresser à cette génération d’auteures, en relevant des « spécificités » de l’« écriture-femme », non sans éviter toutefois les écueils de certaines généralisations
problématiques quant aux thèmes et aux genres littéraires propres aux femmes
auteurs. Pour de nouvelles approches de l’écriture des femmes d’un point de vue
historique et contemporain, renvoyons à Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, à Michèle Ramond, Quant au féminin. Le féminin comme
machine à penser, Paris, L’Harmattan, 2011, ainsi qu’à Isabelle Boisclair, Ouvrir
la voie/x. Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec
(1960-1990), Québec, Nota bene, 2004.
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face à des « normes enfouies, intériorisées, privatisées 9 ». Pointer la
norme en constatant sa monstruosité est pour ces auteures engagées
une manière d’ouvrir vers l’anormal et le difforme non monstrueux.
Il faut que le corps et l’écriture fassent un, qu’ils forment un « corps/
texte 10 », affirma de l’autre côté de l’Atlantique Nicole Brossard dans
plusieurs de ses théories/fictions 11 ; que la question du corps féminin occupe l’avant-scène, par l’acte et la parole, comme dans La nef
des sorcières, pièce marquante de ces années de prise de conscience
du sujet féminin dans la Cité. Au-delà d’une essentialisation du
« corps » et du « féminin », il importait à ces créatrices de récupérer
la multitude de perceptions, de représentations et d’appréhensions
associées aux deux concepts afin de déconstruire les a priori séculaires. Il leur importait d’imaginer, sur le mode tantôt fictionnel,
tantôt auto(bio)graphique 12, des personnages incarnant des sujets
agissants, dotés d’une texture nouvelle. En d’autres termes, durant
ces années politisées, les théoriciennes-praticiennes placent le corps
au cœur de leurs préoccupations, faisant de celui-ci un vecteur de
revendications sociales, faisant du corps l’objet d’une reconquête
dont témoignent éloquemment les œuvres littéraires et artistiques
de l’époque. Ces réflexions sur le corps, le féminin et l’écriture sont
à comprendre comme le résultat d’un changement de perspective
survenu au fil du xxe siècle, entre autres sous l’influence de la psychanalyse et de la phénoménologie : « [le corps] est le point d’ancrage
auquel on se rapporte pour s’appréhender comme soi, se gérer, se
9. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire du
corps. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, vol. 1, p. 11.
10. Dans un bref texte intitulé « Le corps et la science », Nicole Brossard rappelle
l’importance de cette pratique (« [l]e corps, le texte/petite barre » comme
expression d’un « renouveau formel signifiant ») aux yeux des auteurs de La
barre du jour (L’horizon du fragment, Notre-Dame-des-Neiges, Éditions TroisPistoles, 2004, p. 115).
11. Je pense notamment à Picture Theory [1982], Montréal, l’Hexagone, 1989 et à La
lettre aérienne [1985], Montréal, Remue-ménage, 1988.
12. Au fil du xxe siècle, un double glissement s’est opéré déplaçant les enjeux du
« récit rétrospectif en prose », tel que défini par Philippe Lejeune, du côté de
l’identitaire (autós, soi-même) puis vers les modalités d’écrire sur soi (graphein).
Plusieurs chercheurs, dont Dominique Maingueneau et Monika Boehringer,
ont recours aux termes « autographie » et « autographique » pour rendre compte
de ces pratiques d’écriture dites de l’intime. Pour plus de détails, voir Andrea
Oberhuber, « Configurations “autographiques” dans Mémoires d’une liseuse de
draps de Belen/Nelly Kaplan, ou comment déclencher le fou rire », dans Sascha
Bru et al. (dir.), Europa ! Europa ? The Avant-Garde, Modernism and the Fate of a
Continent, Berlin, De Gruyter, 2009, p. 373-387.
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manipuler, se transformer, se dépasser comme personne ou individu
parmi les autres 13 », nous rappellent les auteurs d’Histoire du corps
dans leurs considérations sur la corporéité, soit l’ensemble de traits
du corps comme être social, dans l’imaginaire du xxe siècle. D’un
rapport à soi redéfini résulte en effet une relation au monde différente moyennant laquelle le sujet affirme sa place en société.
Si, en effet, le corps et ses diverses implications pour ce qui est
de la configuration d’une subjectivité féminine assumée comme telle
sont au cœur de la démarche des écrivaines citées plus haut, ces préoccupations ne sont pas la particularité de cette génération. Et le corps
ne constitue pas non plus une obsession en soi dans les textes d’auteures contemporaines comme Christine Angot, Marie Nimier, Ying
Chen, Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche, Linda Lê, Virginie Despentes
ou Chloé Delaume, contrairement à un lieu commun qui établit une
équation entre surexposition du corps dans la sphère publique et écriture des femmes aujourd’hui 14. On pourra remonter à certains textes
de Christine de Pizan (par exemple au Livre de la cité des dames ou au
Chemin de longue étude) au sein desquels la voix auctoriale problématise les effets néfastes de l’association entre « corps » et « nature féminine », laquelle s’érige en obstacle à l’intellectualité et, par conséquent,
au devenir-sujet, au statut de sujet parlant et écrivant. Mais d’autres
écrits anciens confirment eux aussi l’idée d’un corps de femme vécu
telle une entrave. Un texte bref de Catherine Des Roches, L’Agnodice,
13. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire du
corps. Les mutations du regard. Le xxe siècle, Paris, Seuil, 2006, vol. 3, p. 435.
14. Voir, à titre d’exemple, Christian Authier, Le nouvel ordre sexuel, Paris, Bartillat,
2002, p. 13. L’auteur détecte chez bon nombre d’auteurs contemporains une
nette propension à la mise en scène du corps dans ses rapports à « la sexualité,
la pornographie, l’inceste ou la prostitution », faisant de ces sujets des « décors
familiers » de la production de l’époque, pour ajouter aussitôt que les femmes
semblent être les pionnières de cette tendance. L’idée d’un « nouvel ordre
sexuel » qui régnerait dans des textes et des créations de femmes est reprise
quelques années plus tard par la sociologue Christine Détrez et la critique littéraire Anne Simon dans À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel
ordre moral, Paris, Seuil, 2006. Elles s’intéressent, sur la base de textes de femmes
publiés entre 1990 et 2005, à la réévaluation du corps et de la corporéité aux
prises avec un « nouvel ordre sexuel » en même temps que se manifesteraient
dans plusieurs œuvres les signes d’une rémanence, voire d’un retour de l’ancien
« ordre moral ». Pour une étude approfondie des enjeux du corps dans l’écriture des femmes de la génération postféministe, notamment en ce qui concerne
le changement de paradigme dans l’imaginaire de la filiation en faveur d’une
pensée verticale, voir Évelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation.
Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, ouvr. cité.
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met en lumière, à la Renaissance, les interdits qui empêchent les
femmes de faire partie du corps médical incitant la protagoniste à se
travestir en homme. Françoise de Graffigny au siècle des Lumières,
Claire de Duras et Félicité de Genlis au xixe siècle imaginent dans leurs
romans des héroïnes aux corps domestiqués — en raison de différences
culturelles, raciales ou sexuées —, qui résistent mal aux lois sociales.
À la fin du xixe siècle, Rachilde théâtralise des personnages féminins
par le biais de traits comportementaux « masculinisés » sous les dehors
d’un corps éminemment féminin. Par delà le (simple) renversement
des identités sexuées, Colette propose, à la Belle Époque, une revalorisation du corps par rapport à l’esprit : dans plusieurs récits, dont La
retraite sentimentale et Le pur et l’impur, les narratrices prennent parti
de leur corps qui pense, traduisant par là une appréhension du monde
par le biais des sensations. Toujours au xxe siècle, quelques années ou
décennies après Colette, chez Claude Cahun, Unica Zürn ou Nelly
Kaplan, la mise en théâtre du corps est le moyen par excellence de problématiser explicitement dans leur création la pensée dichotomique
(corps/esprit ; masculin/féminin ; normalité/folie ; activité/passivité)
— trop contraignante aux yeux des auteures.
Dans tous ces exemples littéraires, le corps constitue le point
névralgique à partir duquel est soulevée la question du lien entre
corps et subjectivité féminins ainsi que de son effet corollaire, c’està-dire la dépréciation de la corporéité par rapport à l’intellectualité.
Tous genres confondus, les textes écrits par des femmes auteurs à travers les siècles montrent le dysfonctionnement de la pensée binaire
selon laquelle, traditionnellement, l’être, la culture et la création se
situent du côté du « masculin », tandis que le paraître, la nature et
la procréation seraient le propre du « féminin ». Ils montrent également que le corps s’avère l’intermédiaire entre la conscience de soi
et la compréhension du monde ; loin d’être conçu comme ligne de
partage entre l’intérieur et l’extérieur, le corps signale à tout moment
la « peaurosité » des frontières : entre le dedans et le dehors, le pur
et l’impur, le physique et le psychique, le rationnel et le sensible, le
visible et le secret.
Décrire
Les nombreuses études consacrées au statut social du corps et à
sa valeur symbolique à divers moments de la civilisation occidentale
s’accordent pour dire que le corps est, d’une part, intimement lié aux
Andrea Oberhuber
11
savoirs que chaque époque véhicule sur la corporéité. Objet d’une
construction culturelle, le corps devient programme d’une société,
et par là, de l’écriture. « Par diverses médiations, chaque société, à
chaque époque, le marque, le modèle, le transmute, le fragmente et
le recompose, réglant sa définition et ses usages, posant ses normes
et ses fonctions, donnant à voir les effets entremêlés d’un ordre économique et d’une condition sociale, d’une vision du monde et d’une
vision des rôles 15 », note Philippe Perrot à propos d’un corps réceptacle de signes et réservoir de valeurs. Il appert, d’autre part, que le
corps, porteur de vie à sa base, donne lieu à toutes les mises en jeu
publiques et intimes ; source du péché originel, miroir de l’âme et
des passions qu’il s’agissait de réguler, foyer d’une identité souvent
trouble, plus particulièrement depuis le clivage du sujet moderne,
réceptacle d’une sociabilité destinée au spectacle et à la mascarade,
le corps humain est une donnée historiquement et culturellement
modulable (corps-tombeau, corps-outil, corps-machine, corps travesti, corps malade, corps violenté, corps sublimé, corps fantôme
— la liste de visions et de destins du corps est longue). Ce double
constat s’avère particulièrement probant pour ce qui est du corps
de la femme qui s’est vu longtemps emprisonné dans différents
corsets 16. Il y a en effet lieu de se demander si cet emprisonnement
suivi de la libération du corps ne sont pas au cœur de l’écriture des
femmes depuis la modernité, période qui coïncide par ailleurs avec
l’avènement d’un nombre grandissant de femmes dans le champ littéraire 17. Le corps féminin est orné, décoré, exposé au regard d’autrui
dans le but de valoriser celui qu’il accompagne en société ; il finira
par s’exposer lui-même, pour le meilleur (dans le contexte du premier Congrès des femmes en 1889 puis, dans l’entre-deux-guerres,
au sein des communautés d’auteures et d’artistes s’affichant comme
des New Women) et pour le pire (on se rappelle les démonstrations
15. Philippe Perrot, Corps féminin. Le travail des apparences, xviiie-xixe siècles
[1984], Paris, Seuil, 1991, p. 199.
16. « L’histoire du corps féminin est aussi celle d’une domination où les seuls critères de l’esthétique sont déjà révélateurs : l’exigence pour une beauté toujours
“pudique”, virginale, surveillée s’est longtemps imposée avant que ne s’affirment des affranchissements décisifs ». C’est en ces termes qu’Alain Corbin,
Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.) terminent leur introduction
au premier volume de l’Histoire du corps, ouvr. cité, p. 12.
17. Voir le remarquable premier dossier « La femme auteur » que la revue Le Magasin
du xixe siècle a consacré en 2011, sous la direction de François Kerlouégan, à la
présence d’auteures dans le champ littéraire du xixe siècle.
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publiques d’hystériques auxquelles se livra Charcot à la Salpêtrière le
dimanche après-midi). Dans une société du spectaculaire, le corps
féminin s’apparente à un écran de projection, à la fois du désir individuel et des fantasmes collectifs, du Soi et de l’Autre. C’est sur cette
scène-écran métaphorique que se manifeste alors une tension de
plus en plus paradoxale entre le corps « public » et le corps « intime »,
entre sa représentation sociale et ses perceptions individuelles, tension que l’on retrouve non seulement dans la plupart des études critiques (culturelles, sociologiques, philosophiques, psychanalytiques,
féministes) s’intéressant à la construction discursive du corps 18, mais
également dans bon nombre de récits signés par une femme auteur.
Si, dans les romans et récits contemporains écrits souvent à la première personne du singulier, le corps se manifeste textuellement telle
une surface lisible, l’art et la littérature inventent de nouvelles configurations scéniques qui invitent le lecteur, selon les rôles lui étant
assignés, à se soumettre au régime scopique, à s’aventurer dans un
jeu spéculaire comme s’il était dans une galerie de glaces.
Depuis des siècles, les textes littéraires révèlent des corps aux
apparences multiples, détachés successivement de la pudeur et de
leur caractère strictement intime pour se retrouver exposés au tournant des xxe et xxie siècles sur la place publique. C’est du moins
18. Mentionnons avant tout l’Histoire du corps en trois tomes d’Alain Corbin et al.
(dir.), Paris, Seuil, 2005-2006. Quant à la diversité des approches disciplinaires,
je me contente de signaler, à titre d’exemples, les ouvrages suivants pour l’impact
qu’ils ont eu sur notre manière de penser le corps : David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses universitaires de France, 1992 ; Thomas Laqueur, La
fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992 ;
Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of « Sex », New York,
Routledge, 1993 ; Susan Bordo, Unbearable Weight. Feminism, Western Culture,
and the Body, Berkeley, University of California Press, 1993 ; Sidonie Smith,
Subjectivity, Identity, and the Body. Autobiographical Practices in the Twentieth
Century, Bloomington, Indiana University Press, 1993 ; Rosi Braidotti, Nomadic
Subjects. Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory,
New York, Columbia University Press, 1994 ; Michela Marzano, Philosophie du
corps, Paris, Presses universitaires de France, 2007. Ajoutons, pour le domaine
des études littéraires et culturelles, outre celles déjà mentionnées, les publications suivantes : Daniel Marcheix et Nathalie Watteyne (dir.), L’écriture du
corps dans la littérature québécoise depuis 1980, Limoges, Presses universitaires
de Limoges, 2007 ; Daniel Castillo Durante, Julie Delorme et Claudia Labrosse
(dir.), Corps en marge. Représentation, stéréotype et subversion dans la littérature francophone contemporaine, Ottawa, L’Interligne, 2009 ; Thérèse St-Gelais
(dir.), Loin des yeux, près du corps. Entre théorie et création, Montréal, Galerie de
l’UQAM et Remue-ménage, 2012.
Andrea Oberhuber
13
une opinion largement répandue et qui se voit amplifiée depuis
l’invention des nouveaux médias (Internet) et des réseaux sociaux
(Facebook, Twitter, Flickr, etc.). Rarement source de bonheur ou de
(ré)jouissance, le corps ne s’est toutefois qu’à peine émancipé des
tabous et interdits que lui impose chaque culture à sa manière, au
sein de la pensée hégémonique. Aussi le corps apprivoisé selon les
règles de l’art épouse-t-il volontiers le paradoxe, peu importe le
masque qu’il endosse : la science ou la superstition, l’amour ou la
violence, la pudeur ou l’exhibitionnisme, la mise en scène de soi
ou l’abnégation la plus radicale. C’est dans cette perspective que la
réappropriation du corps par le rire (de la Méduse) ou toute autre
stratégie de détournement prend son sens.
Tout le long de la seconde moitié du xxe siècle, les œuvres
donnent à lire des protagonistes qui habitent leur corps et qui,
à leur tour, sont habitées par ce corps de femme. Au confluent de
cette manière d’habiter son corps et d’être habitées par celui-ci,
les héroïnes de papier témoignent, à travers la voix narrative, des
craintes et des exigences, des contradictions et des angoisses propres
à chacune d’elles. C’est en ce sens que le corps est à comprendre
comme une sorte d’embranchement où se noue et se dénoue le sens,
où se joue et se déjoue l’appartenance à une famille, à une histoire,
à l’Histoire. On comprend à la lumière des enjeux textuels que les
auteures contemporaines poursuivent, à travers diverses postures
d’énonciation, dont certaines en continuité et d’autres en rupture
avec le legs féministe des années 1970, le débat sur l’identité et la
corporéité féminines, sur les images du corps 19, sur les normes et
les attentes qui façonnent à notre époque l’objet corps. L’incarnation
d’un rôle que les protagonistes s’appliquent à exécuter dans le cadre
d’une scénographie individuelle ou collective est mise en lien avec
le corps comme assise identitaire, d’un côté, et avec cet autre corps
qu’est le corps textuel — ses traces, son inscription dans le texte
même —, de l’autre.
Porteur de signes, le corps est un enjeu thématique majeur
qui imprègne de son poids la construction de l’intrigue. Ou, pour
reprendre les termes de Peter Brooks, les récits modernes paraissent
produire une « sémiotisation » du corps féminin souvent combinée
19. Le terme a été forgé par le psychanalyste Paul Schilder dans L’image du corps.
Étude des forces constructives de la psyché, Paris, Gallimard, 1968.
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à une « somatisation » de l’intrigue. La configuration des corps mis
en scène dans et par la narration fait apparaître le sens du récit 20.
Dans cette perspective, le corps n’est pas qu’un simple élément
descriptif ; il s’offre au contraire comme l’occasion de défaire des
nœuds, de revenir sur le passé de la protagoniste et de ses problèmes
somatiques, comme c’est le cas de la narratrice au « je » dans Les
mots pour le dire de Marie Cardinal. Ailleurs, l’avortement illégal
— ainsi dans L’événement d’Annie Ernaux — fait l’objet d’un retour
sur une période particulièrement difficile qu’il s’agit de remémorer
sous forme d’un récit fragmenté par des extraits de journaux tenus
à l’époque par la narratrice jeune. Une expérience borderline, telle
dans Putain et Folle de Nelly Arcan, ou justement dans Borderline de
Marie-Sissi Labrèche, trace son chemin à travers la fictionalisation
de soi. Le corps féminin marqué, distinct de la majorité des corps par
rapport auxquels les narratrices jugent leur degré de délinquance,
s’avère un signifiant clé pour la compréhension du récit.
De nouveau, on pourrait croire que les exemples d’inscription
du somatique dans le textuel sont plus nombreux dans les écrits
de femmes de l’extrême contemporain. L’intrication du corps et
du texte, allant parfois jusqu’à conditionner son énonciation, fait
pourtant partie des modalités scripturaires investies par les auteures
de la sororité. Entre mère/amante/fille, le corps est « diffracté »
dans L’amèr ou Le chapitre effrité de Nicole Brossard. L’auteure et
poète remet en question non seulement les conventions sociales en
matière de maternité, de filiation et de corps entre lesquelles règne
cette « amère dépendance », mais s’attaque à l’écriture même de ce
mot : « J’ai tué le ventre. Moi ma vie en été la lune. […] J’ai tué le
ventre et je l’écris. […] On ne tue pas la mère biologique sans que
n’éclatent tout à la fois la fiction, l’idéologie, le propos 21 ». En quête
d’un sens nouveau, déviant par rapport au centre phallogocentrique
(pour reprendre un mot clé des années 1970) où pourra se lover
la voix narrative, Brossard fait éclater le langage dans le corps du
texte en pratiquant la dissémination du sens et de la page. Chez
20. Peter Brooks parle de « semioticization of the body » et de « somatization of the
story » ; pour lui, « the body must be a source and a locus of meanings, and that
stories cannot be told without making the body a prime vehicule of narrative
significations » (Body Work. Objects of Desire in Modern Narrative, Cambridge,
Harvard University Press, 1993, p. xii).
21. Nicole Brossard, L’amèr ou Le chapitre effrité [1977], Montréal, l’Hexagone,
1988, p. 19, p. 27 et p. 29.
Andrea Oberhuber
15
Nathalie Sarraute, dans Enfance — afin de citer un dernier exemple
issu cette fois de la littérature dite universelle —, le lecteur doit gérer
une pluralité de voix narratives, de langues et de corps « étrangers »
qui semblent d’un commun accord brouiller les pistes de la narration et de la lecture : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? “Évoquer tes
souvenirs d’enfance”… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes
pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu
veux “évoquer tes souvenirs”… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça 22. »
Rattachés à l’univers du tactile et du sensuel, les souvenirs du « je »
narrant ne trouvent pas aisément la voie/x à travers le langage régi
par le logos.
Inscrire
Face à un tel kaléidoscope de corps à la fois décrits par la
narration et inscrits à même le texte — ce constat s’applique aux
siècles passés mais s’impose de manière encore plus manifeste ces
dernières 50 années —, en tant que critique littéraire, l’on doit se
poser un certain nombre de questions : comment aborder, sous
quel angle évoquer la problématique du corps dans le roman de
femme contemporain ? Par quels moyens les écrivaines appartenant à au moins deux sinon trois générations différentes brisentt-elles le silence, les non-dits, les tabous entourant le corps de
femme ? Quelle tendance au formatage physique s’agit-il d’interroger aujourd’hui dans les représentations du corps ? Vers quelles
auteures se tourner, quels textes retenir pour les analyses afin de
renouveler la réflexion sur ce lien triangulaire entre le « corps »,
le « féminin » et « l’écriture » ? En quels termes parler des corps de
femme placés sur l’avant-scène par des auteures ou artistes qui les
interrogent à propos de leur fonctionnement/dysfonctionnement
dans l’espace social, qui les scrutent de leur regard médusant, les
confrontent à d’autres corps, les maltraitent et les dénudent afin que
tombent les façades ? D’Hélène Cixous à Sophie Calle en passant par
Assia Djebar, Sofi Oksanen, Nelly Arcan et Vanessa Beecraft ainsi
que Marguerite Duras, l’écriture sur le corps — et moins celle du
corps — dévoile des secrets, individuels ou collectifs, culturels ou
historiques. Ces incorporations textuelles sont autant de manières
22. Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, 1983, p. 7. Il s’agit du célèbre incipit
maintes fois cité à cause du ton insolite, structurant le dialogue entre le « je » et
le « tu », deux instances du récit, qu’emploie ici Sarraute.
16
Tangence
de penser le corps et ses empreintes sur la forme du récit, le choix
générique, les mots pour le dire.
La thématique de « Polygraphies du corps dans le roman de
femme contemporain » s’est alors imposée comme moyen de faire le
point sur l’importance de l’objet corps dans des œuvres signées par
des femmes auteurs ou artistes (certaines sont les deux) contemporaines. En même temps, le terme « polygraphie », emprunté à Roland
Barthes, permet de démontrer la diversité des stratégies d’écriture
employées d’une créatrice à l’autre, mais également au sein d’une
œuvre donnée (parfois d’un cycle de textes) où une auteure peut
s’affirmer polygraphe (pensons à l’exemple d’Assia Djebar). L’œuvre
conçue comme « encyclopédie », pour préciser l’idée barthésienne,
sert de réceptacle aux idées — souvent paradoxales — ainsi qu’aux
« objets disparates (de savoir, de sensualité) » placés non dans l’ordre
mais dans « le désordre 23 », faisant fi du (trop) rationnel et de l’homogène. Finalement, le syntagme « polygraphies du corps » devra
mettre le lecteur sur la piste d’une conception, mise sous le signe
du multiple et du disparate, présidant à la réflexion sur le corps
comme contenant-contenu : dans sa double appréhension, celui-ci
se manifeste dans et par l’écriture, de diverses manières. Car le corps
n’est pas un, il est par définition pluriel : c’est un corps particulier
qui appartient à un ensemble social plus large à l’intérieur duquel il
agit ; il relève de ce que chaque sujet possède de plus intime et peut
glisser aisément, dès lors qu’il est exposé au regard d’autrui, dans la
sphère de l’extime ; culturellement déterminé et en cela normalisé,
il est façonné par celui, celle qui se l’approprie comme matériau de
création. Ce sont les multiples facettes du corps et ses inscriptions
dans le corps du texte que montrent les études rassemblées dans le
présent dossier. On verra, à partir d’un échantillonnage restreint (six
contributions), que le rapport au corps des personnages est des plus
variables. La comparaison d’écrivaines consacrées comme Duras et
Djebar à de jeunes auteures telles Arcan et Oksanen est d’autant plus
intéressante qu’elle met en cause la vision téléologique d’un corps
politisé dans les années 1970-1980 qui aurait cédé le pas à un rapport
23. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, le critique et essayiste consacre l’une
des très nombreuses entrées de son récit autographique conçu comme une
encyclopédie « de soi » à « [l]’œuvre comme polygraphie » (Paris, Seuil, 1975,
p. 178. L’auteur souligne).
Andrea Oberhuber
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intime, purement narcissique des protagonistes à leur corps propre 24.
L’exemple à l’appui, dont il sera question dans le dossier à propos
d’œuvres plus récentes, est le cas de Duras. Dès les premiers textes
durassiens, le soi se vit comme déconnecté d’autrui, dépourvu d’un
noyau dur, constamment menacé d’effacement au point tel qu’il finit
par disparaître de la scène d’énonciation ou survivre en « voix off ».
Le corps intègre les signes de la défaillance, et la narration les traduit.
Les auteures à l’étude sont en quête de nouvelles formes d’écriture propices à accueillir une réflexion sur le corps, instance ambivalente parce qu’aux prises avec les contraintes et les exigences
propres à chaque époque, mais également avec la mémoire dont il
porte les traces. Les analyses cherchent à faire état d’une résistance à
la normalité à laquelle devraient se conformer les héroïnes de papier.
Dans l’ensemble des contributions, la vision du corps est sous-tendue d’une visée à la fois éthique et esthétique. Si la notion d’un
corps (d)écrit comme point de fuite d’enjeux politiques du féminin
paraît prédominer dans les quatre premiers articles, les deux autres
font résonner en sourdine ce questionnement, privilégiant la mise
en jeu poétique en matière de voix narrative et de dispositifs texte/
image qui affichent des corps désincarnés, difficilement saisissables.
Mettre en scène le corps au sein d’un récit, l’y inscrire verbalement,
revient à se faire côtoyer corps et corpus afin d’observer leurs interactions. C’est à une pratique d’écriture nourrie par le pulsionnel et
le libidinal, l’inconscient et l’hétérogène, dans le dessein de fonder
une pensée différentialiste, qu’Hélène Cixous exhorte les femmes de
sa génération en mettant en place, dans « Le rire de la Méduse », les
prémisses d’une « écriture féminine » qui rompt ouvertement avec
la pensée égalitariste de Beauvoir (Martine Reid). Les questions du
non-lieu dans l’Histoire d’un corps socialement tu et celle de liens
filiaux dissimulés d’une génération à l’autre sont particulièrement
présentes dans les articles consacrés à Assia Djebar, auteure d’origine
24. Les reproches adressés aux auteures contemporaines sont nombreux, allant
de la banalisation du sexe et du corps à l’obscénité ou à la pornographisation
insupportables de certains récits. Voir, à ce propos, Évelyne Ledoux-Beaugrand,
« Colmater la brèche. Le corps filial dans Borderline de Marie-Sissi Labrèche »,
dans Daniel Marcheix et Nathalie Watteyne (dir.), L’écriture du corps, ouvr. cité,
p. 100. Pour le phénomène d’un corps médiatisé, pornographisé et finalement
mis à mort grâce à la fiction, voir Andrea Oberhuber, « Chronique d’un suicide
annoncé ou la fictionalisation de soi dans Folle de Nelly Arcan », Revue des lettres
et de traduction, no 13, 2008, p. 305-328.
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Tangence
algérienne installée en France depuis 1954, et à Sofi Oksanen, jeune
auteure finlandaise. En effet, dans les trois récits auto(bio)graphiques
du quatuor algérien de Djebar, le corps de la narratrice est le révélateur d’une non-appartenance à soi dans une culture qui place le corps
féminin du côté du silence et de l’obéissance (Sofiane Laghouati).
Des questions similaires trouvent écho dans Purge d’Oksanen,
roman primé par le prix Femina 2010 : le corps est le site d’inscription d’une violence répétée, perpétrée au fil de l’Histoire estonienne,
contre des personnages féminins appartenant à des générations différentes et qui se retrouvent malgré elles dans leur souffrance silencieuse (Catherine Mavrikakis). La démarche de mise à nu de corps
de femmes telle que pratiquée métaphoriquement par Nelly Arcan
et la photographe Vanessa Beecroft nous amène à faire du corps-àcorps avec la peau des protagonistes exhibées ou s’exhibant à notre
champ de vision jusqu’à épuisement, nous oblige à réfléchir sur ce
que signifie la peau dénudée d’une femme (Martine Delvaux). Les
corps montrent ce qui n’est pas visible à l’œil nu, ils parlent, ils performent des idées. Le plus souvent, dans ces textes de créatrices, le corps
féminin se fait entendre grâce à une voix narrative singulière. Chez
Duras, le rapport entre le corps et la voix du personnage s’avère des
plus complexes : si dans L’amour, corps et voix sont dissociés à travers
une énonciation impersonnelle tenant les personnages à distance,
les faisant apparaître comme désincarnés, dans L’homme assis dans
le couloir, les corps (érotisés) sont auscultés par le regard d’un récit
à la première personne (Florence de Chalonge). Cette poétique du
personnage désincarné, qui échappe à l’identification, est conjuguée
différemment dans plusieurs travaux de Sophie Calle. Ainsi, L’hôtel et
Suite vénitienne filent la métaphore du corps absent dont il ne reste
que des empreintes, des dépouilles laissées dans une chambre d’hôtel
et photographiées par une femme de chambre ; ou alors les dispositifs
texte/image calliens montrent des personnages qui échappent à notre
regard, dans la mesure où ils ne sont perceptibles qu’en ligne de fuite
ou qu’ils font l’objet d’une description fugitive dans un style minimaliste (Marie-Dominique Garnier).
***
« Écrire ou exprimer le corps n’est […] pas anodin […], entre
les risques d’enfermement et les possibilités d’affranchissement »,
Andrea Oberhuber
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posent Christine Détrez et Anne Simon à la fin de l’introduction d’À
leur corps défendant 25. Les auteures réunies dans le dossier sont toutes
conscientes des enjeux poétiques et politiques qu’implique leur écriture sur des corps peu conformes. Le mérite des contributeurs est
de mettre en évidence les corsets symboliques visant à maintenir
le corps dans une forme convenable, d’analyser le fonctionnement
narratif et performatif de ces corps de papier (loin d’être coupés du
réel et du social), de même que le désordre dont ceux-ci se font le
messager. Sous leur regard analytique, les corps gagnent en épaisseur ; leurs réflexions souscrivent à l’art de lire le corps à la lumière
de sa polymorphie.
25. Christine Détrez et Anne Simon, À leur corps défendant, ouvr. cité, p. 20.