Les images du Temps dans la légende de Tristan et Yseut.
George Bertin.
Le vécu des amants immortels, leur belle et tragique histoire permet aux lecteurs admiratifs que nous sommes encore au début du 21 è siècle pour « la plus belle histoire d’amour qui ait été jamais contée », d’y lire une symbolique universelle. Elle est aussi portée pour qui s ‘y attarde par une lecteur intérieure (ésotérique) qui détermine les trois figures de l’initiation à travers le commerce que le héros entretient avec trois figures de la femme.
La légende dépasse, de fait, la dichotomie classique éros/agapé. Il analyse, ne serait ce que par la référence constante aux trois figures de la femme, et les régimes de l'Amour du Roman sont représentatifs des systèmes culturels mis en oeuvre à l'époque, miroir de leur temps. Et nous savons que les œuvres médiévales ne sont jamais redevables d’une seule lecture comme c’est hélas souvent le cas dans notre siècle voué à la transparence et à la mystification de pseudo-savants, lesquels n’ont que mépris pour les références ésotériques de toutes oeuvres alors que nos lointains ancêtres en connaissaient la puissance inspiratrice. Derrière les personnages empruntés au vécu de l’époque se profilent en effet des archétypes spirituels. Nous avons là, comme l’avait vu le grand historien et philosophe Henri Corbin, une position qu’il n’hésite pas à nommer ésotérique et qui n’est qu’uen tendance à substituer à toute figures ou figurations personnelles (comme les héros et héroïnes dont il va être question) une signification abstraite
Corbin Henry, Temple et contemplation, Entrelacs, 2006, p.216..
Les régimes de l'Amour dans le Roman de Tristan et Yseut
Durand G. Les structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1985. 10éme éd. sont fondés sur les trois gestes fondamentaux, soit:
- une dominante posturale ordonnée au régime héroïque et largement diurne des images, entre idéalisation et antithèse, temps de l’histoire,
- une dominante digestive et mystique, soit un ensemble de séquences au sein desquelles l'épisode du Boire Herbé nous semble l'analyseur d'un régime d'images nocturnes marqué par le réalisme sensoriel, prolongeant le temps de la caverne, du ventre et de la coupe, dans lequel le principes d'analogie et de confusion jouent à plein, temps de l’instant,
- une dominante synthétique et dramatique, marquée par la dialectique des antagonismes mis en oeuvre au cours du roman et qui aboutit à la mise en scène, par le sacrifice, temps du cycle.
Nous savons bien cependant au demeurant que cette distinction théorique, pour pratique qu'elle soit, rend compte de la cristallisation de la conscience des héros du roman à un moment ou une époque du roman mais que ces directions ne sont en aucun cas des déterminismes absolus, qu'elles s'altèrent réciproquement. Elles se contaminent.
En figures responsives de Tristan répondent celles d’Yseut, et l’on peut aussi y voir un jeu subtil entre les personnage des tarots, ce réservoir ou matrice de figures de l’Imaginaire qui travaille notre inconscient collectif en creux depuis deux millénaires..
Tristan, héros chevaleresque et solaire
"Tristan était un homme tout à fait vaillant, et il s'acquit de la gloire et des éloges, devint généreux envers tous et bien-aimé, estimable et honorable, noble et bien pourvu par la fortune." (Tristrams saga.)
Les étincelles produites par le frottement de la roue des astres guérissent l'homme de l'orgueil et de la raison et du vertige de la folie qui l'aveuglent. Le soleil brille toujours ; les voiles qui le cachent sont notre mental. Il faut apprendre à les déchirer. Ici, les deux enfants symbolisent la raison et la folie qui s'accordent, se rejoignent, s'unissent pour produire la Sagesse divine. Car cette Sagesse est pure folie pour l'homme qui ne l'intègre pas en lui, qui n'en fait pas sa règle de vie. Elle se présente à lui souvent sous des aspects et selon des principes qui n'ont rien à voir avec les circonstances auxquels il se réfère habituellement. Elle procède à l'innocence, de la pureté, de la réceptivité, de la légèreté de l'être, de la joie spontanée, qui appartiennent au monde de l'enfance. (Tarot : LE SOLEIL Arcane 19
Consulté sur Internet, http://lamaisondesfees.free.fr/arts.divinatoires/tarot/arcanes.majeurs/S.06.l.amoureux.htm)
Roman d'amour, le Tristan est d'abord incontestablement un roman de chevalerie et qui, en tant que tel, contribue à donner aux publics récepteurs de l'oeuvre une image neuve exaltant cette institution qui atteint, dans la première partie du 12ème siècle, sa plus parfaite expression. Elle donna sa couleur au Moyen Age en mettant toute la classe guerrière au service de l'honneur et du droit.
De nombreux exemples le montrent clairement.
D'abord sa filiation: Dans la Tristrams saga, Tristan est fils de Kanelangres, "très vaillant dans l'art de chevalerie et parfaitement capable de tout acte de bravoure...homme accompli, dur pour les durs, féroce pour les féroces et encore le plus vaillant pour porter les coups et le plus puissant dans les joutes. Il savait trés bien porter l'armure et était le plus valeureux dans tous les exercices chevaleresques."
Guerrier magnifique, Tristan n'est pas moins brave, il montre une adresse incomparable à tous les exercices du corps, une force prodigieuse, une générosité , une noblesse, un dévouement qui en font, pour reprendre l'expression de Myrrha Lot-Borodine "le preux des preux". Homme tout à fait vaillant,il "acquiert la gloire et les éloges et devient généreux envers tous"
Tristan et Yseut, la saga norroise, Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1989, p.512 sq.. Son premier acte sera de venger militairement son père et il n'hésitera pas à combattre le Morholt en combat singulier puis, en Irlande à se rendre maître d'un dragon. L'aspect redoutable de ses adversaires le confirme comme le fait qu'il soit et le champion de son oncle et le défenseur de son royaume.
Sa chevalerie est confirmée par ses tous premiers exploits dont deux sont à créditer au profit du scénario bien connu du combat du héros et du monstre: le Morholt, qui terrorise l'Angleterre et les sujets du roi Marc en venant prélever son tribut est désigné pour sa haute taille, voire son gigantisme et sa cruauté inhmaine que n'attendrit même pas les pleurs des femmes et des enfants. De même, le dragon que Tristan défait en Irlande et qui lui vaut d'être remarqué par les deux Yseut: la reine et sa fille est décrit sous des traits particulièrement horribles: il crache du venin et du feu, détruit tout sur son passage et, même après sa mort, sa langue est encore capable d'empoisonner Tristan qui l'a coupée. Celui-ci affrontera encore en duel le fourbe sénéchal du royaume et le géant Urgan et connaîtra de nombreuses batailles dont il sortira vainqueur comme il sied à un preux.
Prompt et habile au maniement des armes, Tristan est encore un excellent archer. Il est aussi parfaitement agile, n'hésitant pas à sauter dans le vide d'une hauteur vertigineuse pour se libérer au moment de sa captivité. On peut même presque dire qu'il vole puisque en s'engouffrant dans ses vêtements, le vent lui évite de tomber comme une masse. Il s'agit, à l'évidence d'un héros marqué par sa capacité à se mouvoir dans les airs.
Tous ces traits confirment la nature héroïque de Tristan, lorsqu'il n'est question que de sa vie propre (c'est-à-dire sans Yseut), il apparaît comme le chevalier qui tranche et perce, tournoyeur de talent et bon porteur de lance au combat.
Une autre constellation d'images vient encore renforcer le caractère héroïque de Tristan, c'est tout ce qui concerne la voile lorsque à l'occasion de ses nombreuses traversées (sauf la première sur laquelle nous reviendrons), il commande aux éléments.
Ces signes montrent à l'évidence le caractère ascensionnel du héros Tristan, à la fois lancier, duelliste accompli à l'épée, archer et tueur de géants (Urgan) et de monstres (le Morholt).
Héros souverain guerrier, il devient celui qui divise, qui sépare les forces de la nuit de celles du jour. Héros véritablement diurne, il s'arme pour combattre au jour naissant et s'en prend à la monstruosité de cette bête qui vole la nuit avec une longue traînée de feu, tient ses ailes repliées le jour, et se terre dans un lieu ou se trouve une caverne, non loin de crouliers et de marais, sorte d'archétype du monstre universel résumant tous les aspects du régime nocturne de l'image: créature antédiluvienne, liée à l'eau sombre et croupissante, création de la peur (Dontenville), noeud où convergent et s'emmêlent l'animalité vermidienne et grouillante, la voracité féroce, le vacarme des eaux et du tonnerre comme l'aspect gluant et écailleux de l'eau épaisse. Il est à l'image des habitants du séjour des ombres, de tout ce qui s'oppose à la Lumière.
Durand Gilbert. Les structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1985, p.104 sq.
Le dragon figure le mal que le héros solaire et ascensionnel, vient combattre au nom du bien et au péril de sa vie, affirmant encore plus son caractère solaire et étincelant à ce point que, l'ayant vaincu, il sera contaminé par la langue du dragon et en deviendra tout noir. On peut même se demander si ce contact physique avec la nuit et le mal ne le marquera pas définitivement, si ce premier poison qui s'instille dans ses veines ne préfigure pas déjà le combien plus dangereux Boire Herbé?
Tristan, héros amoureux.
Ici, l'Amoureux se trouve dans la situation dans laquelle l'individu se laisse aller à ses penchants naturels, là où son coeur le porte, qui élit et qui est élu, qui fait son choix et qui est choisi. Avec Yseut, le couple qui se forme sous nos yeux est une représentation symbolique de l'union des contraires, sans laquelle l'être et le monde ne trouveraient jamais le repos. Ici, il s'agit de l'association de deux polarités positive et négative du bien et du mal , du ciel et de la terre, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, de toutes les énergies créatrices et régénératrices, opposées mais complémentaires. Le personnage central de l'arcane est l'époux, celui qui épouse le monde, la nature, en s'abandonnant et en se soumettant à sa destinée, en se laissant choisir, choisit lui aussi et apprendra à devenir un être libre, victorieux, un être unifié. Tel est le véritable sens du choix : prendre une direction et s'y tenir. (Tarot : L’amoureux Arcane 6
http://lamaisondesfees.free.fr/arts.divinatoires/tarot/arcanes.majeurs/S.06.l.amoureux.htm)
Figures féminines et héroïsme.
Remarquons qu'à ce stade des aventures de Tristan son rapport avec les femmes était, jusqu'à ce moment, quasi inexistant, voire hostile. Le roman nous a présenté les deux Yseut, la mère et la fille, comme des dangers potentiels pour le héros dans la mesure où elles appartiennent au royaume des ombres, ne serait-ce que de par leur parenté avec le Morholt. Avec ses breuvages, ses philtres et ses onguents, Yseut la reine n'est-elle pas la magicienne, la sorcière dont l'antre est le lieu du refoulé, où les ombres et les fantasmes prennent droit au rêve en même temps qu'elle fascine par sa capacité à inventer et réaliser des recettes aux vertus énigmatiques.
"Connaissant les herbes, les onguents, les électuaires, elle savait aussi les engins, les brevets, les charmes et breuvages autant que Saines, Pis, Escots peuvent en savoir, car ils sont merveilleux maîtres en sorcellerie et nigromancie: cela lui venait de ses ancêtres" (Tristrams saga).
C'est d'ailleurs à compter de ce détour par l'antre de la magicienne que prendra véritablement corps la légende fatale de Tristan.
Yseut la reine n'est-elle pas comme Brigit la déesse celte la mère des médecins en même temps qu'elle l'est des dieux primordiaux? Elle soigne Tristan, le baigne, lui fait prendre des potions d'herbes, ce faisant elle l'introduit déjà dans un autre univers que ne connaissait pas le chevalier.
De fait, brusquement, tout va basculer, Tristan, de chevalier loyal et pieux qu'il était dans ses premiers exploits, va devenir "failli", traître et recréant en même temps qu'amant parfait : "ils s'enlacent étroitement comme s'ils avaient été cousus l'un à l'autre avec des liens." (Le donnei des amants, lai anonyme).
Déjà sa gloire, comme le souligne Marie-Luce Chénerie
Chenerie M.L. Lancelot et Tristan, chevaliers errants, in Nouvelles recherches sur le Tristan en prose, Paris, Champion, 1990., avait quelque chose d'impur, de sauvage et de discontinu, si on le compare aux autres chevaliers. En effet, il a dû tuer au château des pleurs, la Belle Géante, déclarée moins belle que la reine Yseut et sa gloire n'est pas celle des chevaliers errants qui ne cessent d'éprouver leur valor pour être parfaits. Si Lancelot est tenu pour le meilleur chevalier d'Arthur, c'est qu'il a hanté en la Grant-Bretaigne plus que Tristan. On comprend, ajoute-t-elle, cette contradiction artificielle, qui confère à Tristan une humilité exemplaire dans sa nouvelle vie.
L'amour d'Yseut, de fait, le conduit à renoncer brutalement au jeu noble des énergies viriles, son amour l'isole de sa caste: " ai oublié chevalerie" proclame-t-il dans le Béroul.
La passion tragique et fatale qu'il éprouve pour Yseut l'emporte en effet irrésistiblement comme un flot qui déferle
Lot-Borodine M. ibidem p.34. Cet amour/abîme est loin de l'amour courtois, de l'art d'aimer, "alliage subtil de l'esthétique galante latine avec l'esprit nouveau toute de préciosité de délicatesse de touche, de claire raison française"
ibidem p.49, il s'agit ici véritablement d'un abandon aveugle de Tristan aux forces naturelles qui vont le faire renoncer dés le premier baiser d'Yseut à son destin héroïque.
Par la femme qui l'initie à ce jardin secret du rêve qui ressemble au verger enchanté des légendes celtiques, monde fermé à toute obligation et à tout devenir
ibidem p.34, Tristan accède a un régime des images qui privilégie la nature: ils vivent dans la forêt du Morois, séjournent dans une loge de feuillage, se nourrissent de venaison, dorment sur la terre, s'endorment avec les saisons froides et se réchauffent de leur ardeur amoureuse et ne sortent de leur cachette qu'à l'époque où la sève monte et où les arbres jettent leurs bourgeons.
Sous les pins, dans la grotte, près de la fontaine, sur de pauvres matelas faits de feuilles de châtaigniers, ils s'abandonnent à leur joie, appartiennent à un univers de pénombre et la nuit est leur plus sûr abri.
Au début de leur histoire Tristan et Yseut sont des héros parfaitement humains. C'est l'époque où Tristan (qui se fait appeler Tantris et Serge Hutin insiste sur cette appellation qu'il réfère aux rituels de l'amour tantrique) rencontre Yseut en Irlande et où il remarque sa beauté quand elle accorde sa harpe. Ils étaient alors, Tristan par sa vaillance et Yseut par sa blondeur à nulle autre pareille, héros diurnes et lumineux.
Le roman souligne d'ailleurs qu'Yseut ressemblait à la sirène qui attire les nefs sur les rochers et qu'elle remplissait d'émoi bien des coeurs qui se croyaient défendus contre les embûches de l'amour. Pour un peu, souligne t-il, le courtois Tristan se fut laissé prendre aux lacs périlleux de la beauté.
Or, après l'épisode du Boire Herbé préparé par la reine Yseut, selon son savoir de nigresse et de magicienne, Tristan et Yseut deviennent des héros surhumains, hors temps et espace, dont la destinée est désormais liée aux grands flux naturels, aux saisons et peut-être aussi au mouvement des astres. Ils sont mythifiés, presque des êtres surnaturels. Leur parcours va, dés, lors connaître un itinéraire tout à fait symbolique.
La terre natale d'Yseut étant abandonnée et laissée derrière eux la reine Yseut, mère de l'héroïne, image de la grande déesse, par un épisode aquatique, voici que l'océan – figure du passage entre deux mondes régis par des temps différents comme dans le mythe d’Avalon) qui porte les amants les trouve occupés à prendre le Boire Herbé répandant dans leur veine le poison qui va les unir charnellement et faire d'eux des héros hors du commun.
Le parallèle est ici frappant entre la femme que l'on pénètre et que l'on creuse, où l'on se dissout et la nature, mère primordiale, matérialité enveloppante; éternel féminin et sentiment de la nature vont de pair dans un récit que l'on a pu qualifier de pré romantique.
Toute l'imagerie relatant la période où les amants vivent leur amour sans entraves est chargée de ces schèmes dominés par le régime de l'intimité de l'Amour physique, de l'acte charnel qui fait coïncider le désir des deux amants, les confond tous deux dans un réalisme sensoriel empruntant ses images aux thèmes mythiques de l'Irlande pré chrétienne et exaltant la féminité, soit la belle messagère de l'autre monde qui vient chercher un heureux mortel qu'elle emmène dans une barque de cristal et à qui elle donne, avec son amour, la félicité éternelle... hors temps.
Dans le Tristan de Wagner apparaît cette vérité déjà inscrite en filigrane des récits antérieurs: Dieu n'est pas mort, il est en souffrance et son héritage ne se situe pas dans ce monde. "La nuit me jette au jour chante le héros pour que l'oeil du soleil se repaisse éternellement de mes souffrances". Le livret souligne bien ici le fait que Tristan prostitue au jour de la puissance (ou de la loi) ce qu'il avait reçu dans le silence
Marquet J.F. Wagner et le crépuscule de la Chevalerie, in La Chevalerie spirituelle, Cahiers de l'Université de Saint Jean de Jérusalem, Paris, Berg, 1984, N° 10, p.167..
Ce sont les Celtes qui ont légué à l'Europe médiévale, par le biais de la Légende Arthurienne, (Tristan et Yseut), "le thème de l'amour absolu et du destin librement choisi et assumé."
Guyonwarc'h Ch. et Le Roux F. La Civilisation celtique, Ouest-France Université. 199O, p 77-8.
La Quête d'Yseut chez Tristan peut être assimilée à celle de la Femme/Enfant à laquelle Breton nous invitait dans Arcane 17 et qu'il décrivait comme Lucifer, porte-Lumière, et dans sa gloire primant toutes les autres l'Etoile du matin. Incontestablement l'épisode du Boire Herbé est le pivot du récit Tristanien, il inscrit délibérément en effet le jeu qui s'y joue dans une perspective dramatique.
Dans ce geste d'avalage, de communion, se rassemblent toutes les images précédentes qui, de la Harpe de Tantris au sacrifice des amants en passant par la Table Ronde et les arbitrages d'Arthur aboutit à ce passage incomparable qui vient clore les aventures terrestres de Tristan et d'Yseut en même temps qu'il leur ouvre la porte de l'éternité.
"Ils furent tous deux abusés par le breuvage qu'ils avaient pris, celui-ci fut pour eux la cause d'une vie remplie de peines, de souffrances et de longs tourments ainsi que d'appétits charnels et de désirs perpétuels"(Tristram saga).
Refusant toute reddition au Temps, allié de la Loi et de l'Ordre, Tristan et Yseut ont découvert que la mort peut-être signe de liberté quand la jouissance l'exige. Leur fin était dès lors inévitable et Thomas prévient le lecteur qu'il a écrit cette histoire "afin qu'elle puisse plaire aux amants et qu'ils puissent, en certains endroits, se souvenir d'eux-mêmes".
Les Trois Yseut, ou la triade du temps.
Un indice de cette évolution des images de l'Amour en régimes du temps peut encore nous être fourni si l'on considère la triple figure féminine qui hante le roman.
Cette triade (Yseut la Reine, Yseut la Blonde et Yseut aux Blanches Mains) a en effet, nous semble-t-il, sans cesse affaire aux visages du temps.
Elle est incontestablement d'essence lunaire
Durand G. les structures op.cit., comme le sont les trois déesses grecques: Artémis, Séléné et Hécate, ou encore les trois filles d'Allah: Al Hat, Al Uzza, Marat, (celle-ci étant symbole du temps et du destin), les trois saintes Maries de la Mer et l'on connaît l'interprétation de Dontenville à partir de la Trinité du folklore celtique dans lesquelles il voit le dieu de la nuit (Orcus), celui du soleil(Bélénos) et celui du couchant (Gargantua, face occidentale du père).
On peut aussi penser aux trois visages de Morgane: Morgue, Mourgue, Morrigan ou encore aux trois figures du roman arthurien: Gueniévre, Morgane et Viviane.
Il s'agit donc bien d'une image récurrente déclinée sous trois formes dans le roman tristanien:
- la première, dans l'ordre d'apparition, est la reine Yseut, soeur du Morholt, le géant qui réclamait son tribut chaque année, que Tristan défit; doublet du dragon que Tristan tuera également. Elle le soignera à chaque fois des blessures empoisonnées prises à leur contact. Par ses origines, elle appartient à la race des races. Comme Brigit, la déesse celte, elle connaît les herbes et les charmes. Magicienne, elle participe de la deuxième fonction indo-européenne qui allie guerre et magie, quand force physique, violence et ruse sont canalisés pour défendre la société
Guyonwarc'h Ch. La civilisation celtique, Rennes Ouest-France-Université, 1990, p.200. Elle se trouve ainsi tout à fait logiquement aux côtés de Tristan dans sa période héroîque et solaire.
Sur l'image de cet arcane, il s'agit d'une éclipse paradoxale, d'une curieuse occultation du Soleil. La Lune est figurée par un D et un visage de profil tourné vers le bas. Astronomiquement, un tel phénomène céleste est impossible. L'ombre jetée sur la Terre par ce passage inenvisageable du premier quartier de la Lune devant le Soleil est une représentation de l'ombre contenue dans la lumière, et non de l'obscurité grandissante. Il s'agit du royaume de l'ombre en tant que composante de la lumière. Ce royaume de l'ombre représente tout ce qui est caché, dissimulé, enfoui en chacun de nous, et qui précède la lumière.
Le chien, symbole de confiance, de vigilance, de fidélité, fut toujours considéré comme le gardien de l'Au-delà. Tous ces symboles lunaires nous renvoient à la part d'ombre qui est en nous, à notre psychisme, à des situations ou des circonstances éprouvantes. Le message délivré de cet arcane nous prévient de ne pas craindre de nous tourner vers l'inconnu, d'intégrer en nous nos craintes, nos faiblesses, nos erreurs, de regarder en face l'ombre du désir qui est en nous et dont nous avons peur. (Tarot : LA LUNE Arcane 18)
- Yseut la Blonde, amante fatale et passionnée, est image de la féminité. La coupe est son archétype car elle détermine l'amour des héros. En s'abîmant dans son sein, en se fondant avec elle dans celui de la Nature, Tristan assume les exigences de la fonction nourricière et maternelle. Elle est image de cette déesse/mère/amante vers laquelle à toutes les époques, les hommes ont fait régresser leur désir sublimé en mystique de la dame quand la séparation devient inéluctable.
La femme nue, au bord de l'eau, renverse deux amphores sous un ciel constellé, nous explique le sens des mots libérer et révéler. Il ne s'agit pas de se libérer de liens extérieurs, mais de retourner au cours normal des choses en laissant circuler naturellement en soi les courants de la vie, qui vont du bas vers le haut et du haut vers le bas, dans un cycle perpétuel, ininterrompu, comme celui de l'eau sur la Terre. C'est pourquoi ouvrir les digues et laisser les courants énergétiques circuler naturellement en soi ne peut induire qu'une véritable délivrance. (Tarot L'ÉTOILE, Arcane 17).
Plus complexe, plus ambigu, le personnage d'Yseut aux Blanches Mains, qui aimera Tristan d'un amour sans retour, est peut-être moins l'image de l'épouse que celle de l'instrument du destin qu'elle accomplit presque à son insu ou comme mue par une motivation qui lui semble imposée d'en haut. C'est en effet en manipulant le cours des évènements qu'elle participe de la première fonction, celle d'agent du destin, d'intermédiaire entre les dieux et l'homme. Véritable psychompompe, c'est bien elle qui amène les amants aux rivages de l'autre monde.
La triade féminine du Tristan, en même temps qu'elle révèle les trois fonctions de la tripartition indo-européenne présente bien au lecteur un triple usage du temps régi par les images du levant (c'est le rôle d'Yseut la reine auprès du héros), du midi (c'est l'embrasement de l'amour/passion d'Yseut la Blonde) et du crépuscule (c'est le rôle fatal d'Yseut aux Blanches Mains qui introduit les amants dans le Grand Temps).
Cette obsession du temps des romanciers tristaniens est une thématique très forte et sans cesse présente, signalée d'abord par un certain nombre de notations calendaires:
- "Tintagel est un château fée, il se perd deux fois l'an, à la mi-mars et à la Saint Michel",
- "déjà le soleil était entré dans le signe de l'écrevisse, c'était la veille de la Saint Jean", c'est au moment où les amants vont consommer le Boire Herbé,
- et quand ils arrivent chez l'ermite Ogrin, le poème précise: "Déjà, on était à la sainte Croix de Septembre",
- le roman dit encore: "le temps vint où la sève monte et où les arbres jettent leurs bourgeons", puis "quand la saison fut de retour où l'on chasse le cerf et où les blés sont hauts", équinoxe et solstices sont signalés, et les auteurs se plaisent à souligner à quel point les amants sont devenus indifférents à cette question du temps qui passe quand ils sont ensemble.
Rapport encore pointé, au-delà, par l'épisode post-mortem de l'union des amants, qui voit leur introduction dans le cycle végétal: image sublime du rosier et de la vigne mêlant fleurs, feuilles et grappes "et les boutons doux flairants et les roses épanouies", symbole des amours de Tristan et d'Yseut que la mort même n'a pu désunir.
Dans la Tristrams saga, ce sont deux chênes aux ramures célestes qui, issant de chacune des deux tombes, se mêlent par dessus le faîtage de l'Eglise et relient symboliquement non seulement les dépouilles des deux amants, mais encore leur vie passée à celle de l'au-delà.
Au contraire, quand les amants seront séparés, le temps prendra une cruelle épaisseur, et Yseut comptera les saisons qui l'ont séparée de Tristan. Les notations temporelles seront ici employées à l'inverse de l'utilisation précédente où elles servaient à nier le temps: Tristan promet de ne revoir Yseut d'un an, puis revient vers elle au printemps. Le temps passé auprès d'Yseut aux Blanches Mains est celui de la nécessité, c'est presque un temps "bourgeois" qui, loin d'apaiser le souvenir, l'alimente dans la frustration et passent les nuits tristes tandis qu'Yseut aux Blanches Mains soupire et attend, son désir n'étant jamais exaucé.
Conclusion.
"C'est le roman de Jeunesse et de Fortune, la description des joies désordonnées et des grandes illusions de l'Amour qui traîne ses vaincus de détresse en détresse jusqu'à la douloureuse issue de ce monde transitoire".
Sorcière, initiatrice, amante fatale ou épouse asservie, le roman de Tristan nous renvoie bel et bien trois visions de la femme qui sont aussi trois visages de notre traitement du désir, de notre rapport au temps.
- Au combattant, au guerrier héroïque, est donné de vivre un temps historique qui sera aussi celui des grands exploits. Tristan est là un héros solaire qui se met en marche avec le jour et voyage en été.
Cette réalisation nécessite un rôle féminin protecteur pour être complémentaire et l'on sait bien que les héros fatigués ont besoin de repos et de soins.
On pourrait encore assimiler cette période du roman à la conquête progressive, par le jeune homme, de son image masculine :
- au parfait amant, totalement asservi à sa dame, vivant l'Amour-Passion sur le mode de la régression au coeur de Nature, matrice universelle, correspond un visage du temps suspensif, annulant magiquement son cours dans la consommation et la consumation du désir charnel. La femme y joue un rôle adjuvant, partenaire à part entière d'une inclination devenue passion qu'elle nourrit et dont le merveilleux est totalement aboli.
- au Tristan qui se veut réaliste, et conjugue les forces de la raison pour échapper à la fatalité, correspond un rapport au temps qui fait alterner les cycles de l'espoir et du désespoir, de la satisfaction et de la frustration. Période indispensable à la résolution de la crise, elle débouche sur la mort dans l'entrelacement qui réintroduit les amants dans le cycle végétal en les faisant accéder à l'immortalité.
Un autre visage de la femme y apparaît, en conflit constant avec le précédent, et qui, par alternance de deux visages, de deux images, nous fait passer sans cesse d'un côté à l'autre du miroir, temps du mythe qui nous réintroduit dans une cyclologie en même temps qu'il nous enseigne aussi que le philtre qui unit Tristan et Yseut, loin de n'être que la rencontre d'Eros et d'Agapè, de l'Orient et de l'Occident, est aussi celle de la Tradition celtique, qui fait s'égarer l'Imagination de Tristan au-delà, dans l'irréel. L'Amour de Tristan et d'Yseut est ainsi le produit de la rencontre sur le sol français des apports de l'Antiquité gréco-romaine, de la mystique chrétienne, des traditions orientales et de la rêverie celte.
Roman de Jeunesse et de Fortune, le roman de Tristan et d'Yseut est bien la plus haute histoire d'Amour que le monde aie jamais connue". Pour reprendre l'expression de Jean-Charles Payen, il "nous donne une image toujours neuve et toujours exaltante de notre liberté", et ce, face au temps…
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