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Esquisse d'une sociologie de la première
personne
Chapter · January 2008
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Laurence Kaufmann
Krzysztof Michal Skuza
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University of Lausanne
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Haute Ecole de Santé Vaud
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Contemporary reconfiguration of the clinic of autis m. The tension between forms of expertise: an
analysis of enunciation. View project
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-1«Esquisse d’une sociologie de la première personne»
Laurence Kaufmann & Krzysztof Skuza (Université de Lausanne)
«Le rempart le plus sûr» «contre l’illusion
d’optique, le mirage, (...) le rêve éveillé, le
fantasme, le délire (...), c’est notre frère, notre
voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un,
grands dieux, quelqu’un»
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du
Pacifique, 1967
Introduction
L’imaginaire social et politique contemporain, marqué par le néo-libéralisme et la remise en
cause de l’Etat-providence, semble plus que jamais dominé par la tension typiquement
moderne entre l’individu et la société, la liberté privée et la nécessité publique. Dans l’espace
médiatique et politique comme dans le sens commun, le statut de l’individu oscille entre la
dénonciation de l’avènement d’un «individu hypermoderne» et incivil qui serait irrespectueux
de la collectivité et mettrait en danger le lien social et l’apologie d’un individu enfin libéré de
tous les obstacles sociaux susceptibles de l’empêcher de se constituer en sujet. Alors que les
détracteurs de la figure de l’individu individualisé déplorent les conséquences néfastes d’une
telle autosuffisance pour la société et pour l’individu lui-même, ses partisans en acclament la
puissance créatrice. Paradoxalement, ces deux conceptions, aussi contradictoires soient-elles,
partagent un même postulat métaphysique: le travail de subjectivation de l’individu-quidevient-soi s’accomplirait en quasi autonomie, sinon en quasi autarcie. L’individu, d’abord
refermé sur lui-même, devrait lutter pour dépasser son isolement premier et tisser des liens,
nécessairement éphémères et facultatifs, avec ses semblables.
Une telle métaphysique substantialiste du sujet, bien que toujours prédominante dans le
monde social et politique contemporain, est actuellement remise en question par de nombreux
travaux scientifiques. Des recherches provenant de différents horizons disciplinaires,
notamment l’histoire, la sociologie, la psychologie du développement, la philosophie et les
neurosciences, mettent en cause de manière étonnamment convergente le postulat d’un sujet
substantiel et auto-suffisant. L’histoire permet de restituer le long processus qui a permis à la
figure du sujet autonome d’être consacrée, dans l’Europe du 18ème siècle, notamment avec les
Lumières écossaises et la Révolution française, comme un nouvel idéal juridique et politique.
La sociologie permet de montrer qu’il n’y a pas d’individuation sans socialisation et que le
-2sens de soi, loin d’être originaire, émerge des jeux de langage, des relations sociales et des
formes instituées qui le rendent possible. La psychologie du développement permet de décrire
la manière dont le petit d’homme se constitue progressivement comme sujet grâce aux
incitations subjectivantes et aux mises à l’épreuve successives que constitue la confrontation à
l’expérience d’autrui. La philosophie permet de libérer le sujet des métaphysiques
essentialistes qui l’ont trop longtemps enfermé dans une logique des individus pour l’inscrire
dans la logique des relations intersubjectives et des attributions mentales nécessaires à sa
constitution. Enfin, les neurosciences permettent de montrer que les attributs de la subjectivité
ne sont pas les attributs d’un sujet de conscience unitaire, par ailleurs hypothétique, mais les
effets émergents du processus sans sujet que constituent les connexions neuronales.
Nombre de contributions provenant de ces différentes disciplines s’accordent ainsi sur le
statut relationnel et non plus substantiel du sujet, qui demeure un «quasi-sujet» aussi
longtemps qu’il n’a pas obtenu, dans le regard d’autrui, la confirmation de sa propre
existence. Dans la première partie de ce chapitre, nous montrerons ainsi que le sujet est une
catégorie non pas psychologique mais sociologique. C’est par et dans la relation à autrui que
l’individu peut développer le sens de soi, la capacité de rendre compte de ses paroles et de ses
actes, bref de parler et d’agir «en tant que Je» (partie I). Les ressources relationnelles qui
informent la constitution progressive du «sens de soi» ne sont cependant pas suffisantes. Pour
que l’individu ne reste pas suspendu aux fils relationnels hasardeux et mouvants qu’il tisse hic
et nunc, il doit disposer également des ressources narratives qui lui permettent d’assurer la
«mêmeté» identitaire de son «soi» passé et futur. Bien entendu, les matériaux narratifs qui
soutiennent ainsi la constitution de soi, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective,
sont de nature sociohistorique. Nous verrons ainsi, dans une deuxième partie, que le grand
récit du sujet autonome relève d’un dispositif d’interpellation inédit qui a conduit, à un
moment donné de l’histoire, les individus ou plutôt certains individus à s’auto-interpréter
comme des entités indépendantes et dotées d’une autorité exclusive sur leurs actions, opinions
et émotions (partie II). Idéalement, une telle auto-interprétation conduit à la subjectivation
positive de soi : elle permet à l’individu de se positionner en tant qu’être moral, prêt à
endosser la responsabilité de ses actes et à cultiver le souci de soi. Mais elle peut également
dégénérer en une objectivation de soi si l’individu est mentalement et socialement trop
fragilisé pour pouvoir utiliser les ressources relationnelles et narratives nécessaires à la
«maintenance» de son moi. Lorsque l’ajustement relationnel à autrui n’est plus qu’une
adaptation aveugle aux sollicitations externes, la stabilisation, fût-elle essentiellement
narrative, de l’identité personnelle, est menacée. Pour nombre de commentateurs, c’est cette
-3instabilité pathologique d’un moi en quête perpétuelle d’identité qui caractériserait le passage,
dans les années 1969, à la «seconde modernité». A la pathologie qu’engendrent la fluctuation
et la précarisation identitaire du moi «trop relationnel» fait écho la pathologie du moi «pas
assez relationnel» du schizophrène. Comme nous le verrons dans la troisième partie de ce
chapitre, le schizophrène, faute de pouvoir stabiliser la relation qu’il noue avec le monde,
avec autrui mais aussi avec lui-même, perd la présomption de communauté de sens et
d’expérience qui permet aux agents ordinaires de vivre dans un monde, sinon partagé, du
moins partageable. Incapable d’aller vers l’autre, de soutenir une interaction, d’atteindre le
degré d’intersubjectivité indispensable à toute communication et, enfin, d’obtenir de ses
semblables la confirmation de la normalité de son moi, le schizophrène ne parvient pas à «être
comme tout le monde» et donc à «être» tout court (partie III). Après avoir ainsi mis en
évidence, par la négative, les compétences sociales nécessaires au processus de subjectivation,
nous nous interrogerons en conclusion sur un des paradoxes de l’individualisme moderne: ce
sont les êtres les mieux socialisés qui parviennent à prendre la position de la première
personne, témoignant ainsi de l’atteinte, au coeur même de l’individu, de la hiérarchie sociale
et de l’architecture politique.
Partie I. Le sujet relationnel
Partie Ia. Vers une métaphysique relationnelle du sujet
Devenir «sujet» : de l’individuation à l’individualisation
La remise en question de la métaphysique substantialiste d’un sujet de conscience, libre et
auto-suffisant, repose prioritairement sur un déplacement philosophique essentiel: celui qui
consiste à partir non du sens moral et politique du concept d’«individu» mais de son sens
logique. Du point de vue logique, en effet, l’individu est simplement le produit d’un processus
d’individuation qui permet d’identifier une singularité quelconque puis de lui attribuer
certaines propriétés spécifiques1. Une telle opération désignative peut s’opérer sur n’importe
quel objet : la proposition «c’est le beau sac rouge dont je te parlais», tout comme la
proposition «il s’appelle Peter et il est formidable», consistent simplement à identifier un
individu logique puis, une fois son existence présupposée, à lui attribuer de l’extérieur
certains prédicats qui le qualifient sous un aspect et d’un point de vue particulier. Dans ce
cadre logique, est individu tout ce qui est susceptible d’être différencié par un terme singulier
1 Vincent Descombes, «Les individus collectifs», in C.Deschamps (dir.), Philosophie et Anthropologie, Paris,
Ed. du Centre Pompidou, 1992, pp.57-91.
-4et désigné par une description définie ; dès lors, «individu» ne s’oppose pas à «collectif»,
comme dans le sens commun, mais à «général» ou à «abstrait»2.
Un tel processus d’individuation, basé sur l’identification et la singularisation d’une entité
quelconque, précède nécessairement le processus d’individualisation. Ce dernier permet en
effet de passer de l’individu quelconque, de type logique, à l’individu moral et politique,
marqué par sa capacité à entrer en interaction et à utiliser le pronom Je3. Afin de mieux saisir
ce processus d’individualisation, il faut distinguer, à notre sens, deux de ses étapes
essentielles, trop souvent confondues. La première étape, que l’on pourrait appeler
sémantique, permet de transformer un individu purement logique en un individu
psychologique en parlant de lui non seulement en termes physiques, comme tant d’autres
entités objectives du monde, mais aussi et surtout en termes psychiques4. L’attribution d’un
ensemble de prédicats mentaux (e.g. intentions, croyances, sentiments, perceptions, souvenirs,
etc.) à un «particulier de base», pour reprendre l’expression de Strawson, a trois
caractéristiques essentielles. D’une part, elle est distributive, car “n’importe qui” peut se voir
attribuer les mêmes prédicats mentaux. Autrement dit, les attributs classiques de la
subjectivité n’ont pas à être restreints a priori aux seuls êtres humains ; n’importe quelle
entité, y compris un animal (e.g. un chien), un artefact (e.g. un ordinateur), ou un collectif
(e.g. une foule, une institution) dont l’activité est jugée cohérente et rationnelle peut faire
l’objet d’une stratégie interprétative de type mentaliste5. D’autre part, l’attribution d’un
ensemble de prédicats mentaux est symétrique car, de la même manière qu’un prédicat
physique comme «est dans le salon» signifie la même chose lorsqu’il s’applique à un vase ou
à un être humain, la signification d’un prédicat psychique est identique indépendamment des
pronoms personnels – je, tu, nous ou vous – auxquels il est attribué6. Enfin, l’application des
prédicats mentaux, loin de renvoyer à un processus universel et anhistorique, dépend des
critères sociaux et normatifs de rationalité, de plausibilité et de vraisemblance qui permettent
d’évaluer son “bon usage”7. Ces critères, loin d’être les critères de la présence inobservable,
dans la tête de l’individu, de l’état de conscience signifié par le prédicat psychique, sont des
2 Descombes (1992)
3 Paul Ricoeur «Individu et identité personnelle», in Paul Veyne et al. Sur l'individu, Paris, Seuil, 1987, pp.54-
72
4Peter F Strawson, Les individus, Paris, Seuil, 1973 [1959], p.117. Voir également Laurence Kaufmann,
«Esprit, es-tu là? Le sociologue et l’autorité de la première personne», Information sur les Sciences
Sociales/Social Science Information, vol-38, n°2, 1999, pp.203-248.
5 Daniel Dennett, La stratégie de l'interprète, Le sens commun et l'univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990
[1987]
6 Strawson (1973)
7 Kaufmann (1999)
-5critères normatifs qui permettent de fixer les intentions, désirs ou sentiments que tel individu
devrait avoir étant donné sa biographie et la situation dans laquelle il est imbriqué. Si l’on suit
Ricoeur, qui s’inspire ici des réflexions sur le droit de Hart, l’attribution d’un prédicat mental
à un particulier est donc une procédure éminemment prescriptive – une «imputation» au sens
juridique du terme8. Car elle ne constate pas un état de fait psychologique ; elle détermine
quelle est la raison d’agir qui est susceptible de sous-tendre le comportement, publiquement
observable, de l’agent et elle évalue son degré de conformité par rapport aux attentes
normatives des membres de sa communauté.
L’auto-implication du sujet
Au terme de cette première étape sémantique d’individualisation, le statut de l’individu est
encore loin du sujet moral que les métaphysiques substantialistes caractérisent par l’asymétrie
a priori entre le point de vue à la première personne de l’agent, marqué par un accès
privilégié et transparent à ses propres états mentaux, et le point de vue à la troisième personne
de l’interprète, qui ne peut qu’inférer avec incertitude, à partir d’un comportement observable,
les états mentaux inobservables qui sont susceptibles de l’avoir engendré. En effet, l’individu
psychologique n’est encore qu’un simple sujet de prédication, impersonnel et objectif, que les
prédicats psychiques peuvent qualifier et individuer du dehors selon les principes de
l’«hétéro-phénoménologie» dont parle Dennett: l’accès aux états mentaux étant parfaitement
symétrique pour l’acteur et pour son interprète, la première personne perd les privilèges qui
étaient réservés au sujet métaphysique, notamment la transparence de soi à soi que lui assurait
la prétendue connaissance, infaillible et incorrigible, de ses propres états d’esprit9. Sous
l’angle sémantique, l’attribution à autrui est tout aussi primitive que l’attribution à soi-même,
l’agent devant puiser dans «le thesaurus des significations psychiques» de sa culture
d’appartenance pour interpréter ses propres actions comme s’il était lui-même «quelqu’un
d’autre»10. L’individu psychologique qui interprète, selon la célèbre formule de Ricoeur, «soimême comme un autre», intègre ainsi d’emblée l’équivalence psychologique et la réciprocité
des perspectives entre ego et alter que les métaphysiques du sujet ont tant de peine à établir11.
8 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990
9 Dennett (1990).
10 Ricoeur (1990: 119).
11 On retrouve très fortement cette idée dans la phénoménologie sociale d’Alfred Schütz, que décrit fort bien
Daniel Céfaï : «L’acteur lui-même s’auto-typifie à travers les hétéro-typifications qui lui sont adressées par ses
interactants et ses interlocuteurs , et ne cesse de remanier l’appréhension et l’appréciation de ce qu’il voit et de
ce qu’il sent, de ce qu ‘il dit et de ce qu’il fait, de ce qu’il peut , veut et doit dire et faire dans telle ou telle
situation, en prenant en compte dans son contexte subjectif de sens les réponses et les ripostes de ses partenaires
-6Toute la difficulté de la deuxième et dernière étape, que l’on pourrait dire pragmatique, de
l’individualisation est de transformer l’individu psychologique, marqué par l’équivalence
entre Je, Tu et Il, en un individu moral qui est le seul autorisé à statuer sur le sens subjectif de
son action. Après avoir instauré la symétrie des prédicats mentaux, qui peuvent s’appliquer à
“n’importe qui”, comment rétablir l’asymétrie entre soi et l’autre sans laquelle la notion
même de sujet perd tout son sens ? La réponse que propose Peter Strawson, mais aussi bien
d’autres, comme Donald Davidson et Michael Seymour, est que l’asymétrie est une propriété
des prédicats mentaux eux-mêmes, ceux-ci pouvant être attribués selon deux usages
différents, l’un objectivant, l’autre subjectivant. L’usage hétéro-attributif, proprement
sémantique, repose sur des critères comportementaux, par exemple ceux qui permettent de
reconnaître l’expression “normale” de la douleur ; un tel usage objectivant peut s’appliquer au
Je lorsque celui-ci est utilisé comme un objet du monde dont les caractéristiques physiques
(par ex. mon bras est cassé), ou les sentiments antérieurs (par ex. j’avais de la peine) peuvent
être décrits sous un mode impersonnel. Alors que l’usage hétéro-attributif porte sur ce qui est
observé et non pas ressenti, l’usage auto-attributif porte, lui, sur ce qui est ressenti et non pas
observé ; un tel usage subjectif peut s’appliquer au Je lorsque celui-ci est utilisé comme un
sujet dont l’attitude, tout à la fois morale et pratique, est auto-implicative12. Or, une telle
attitude auto-implicative ne peut être rendue par l’étape “sémanticiste” de l’usage hétéroattributif et de la «mêmeté» des particuliers de base. Seule une approche pragmatique permet
d’intégrer la composante «autodésignative» de l’orientation consciente d’un agent capable de
s’engager, en tant que sujet responsable et raisonnable, dans son action13. L’étape ultime du
processus d’individualisation réside précisément dans ce passage de l’usage objectif,
extrinsèque, des auto-attributions, à l’usage subjectif des auto-interprétations qui configurent,
de manière intrinsèque, les expériences et les actions de l’agent. Le sujet est celui qui reprend
«(…) “en personne” les attributions, imputations, exhortations, incitations et injonctions qui
l’affectent dans le discours de son entourage» 14.
A la fin de ce processus d’individualisation, on retrouve donc bel et bien l’asymétrie entre la
première et la troisième personne qui permet aux agents d’avoir une autorité privilégiée sur
leurs propres états mentaux. Mais une telle asymétrie ne prend plus sa source dans une
et de ses contemporains.» (Cefaï, 1994 :121). Daniel Cefaï, «Types, typicalité, typification. La perspective
phénoménologique», in B.Fradin, L.Quéré & J.Widmer (dir.) L’enquête sur les catégories, Raisons pratiques,
no.5, Paris, EHESS, 1994, pp.105-128.
12 Hans Sluga, «"Whose house is that?" Wittgenstein on the self», The Cambridge Companion to Wittgenstein,
H.Sluga et D.G. Stern (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp.320-353.
13 Ricoeur (1990).
14 Vincent Descombes «Le pouvoir d’être soi», in Critique, n° 529-530, 1991, p.573.
-7subjectivité irréductible ; elle prend sa source dans la grammaire des prédicats mentaux et
dans la présomption interprétative réciproque que son usage subjectif implique. En effet, la
structure auto-attributive ne peut être valide que si l’on postule que je sais ce que je crois.
C’est la présomption que l’agent ne peut, du moins en principe, se tromper sur le fait qu’il a
tel ou tel état mental alors qu’il peut se tromper dans ses attributions à autrui, qui fait de la
grammaire des prédicats mentaux une structure asymétrique15. Or, une telle asymétrie, loin
d’être assurée définitivement, doit être sans cesse réaffirmée par l’usage du pronom de la
première personne : c’est en effet en disant Je que le sujet manifeste «sa capacité à se poser
comme “sujet”»16. Le statut du sujet n’est pas acquis une fois pour toutes car le sujet n’est, en
fin de compte, que celui qui s’affirme en tant que sujet, que ce soit par ses jugements, ses
énonciations ou ses actions. Le sujet ne bénéficie donc que du temps court de l’énonciation et
de l’action pour conquérir une position privilégiée, bien que toute provisoire: celle qui lui
permet de s’imposer comme «le point de perspective ou de coordination qui fait que le monde
est son monde, et en particulier que ses pensées, ses représentations et ses sensations sont
siennes»17. L’autorité à la première personne de l’agent se manifestant dans et par ses prises
de position particulières, elle perd les propriétés désincarnées, permanentes et souveraines,
dont la métaphysique substantialiste du sujet l’avait revêtues ; elle se retrouve dotée, à
l’inverse, des propriétés indexicales, c’est-à-dire temporaires et contextuelles, qui sont
réservées aux créations discursives.
Le point de vue philosophique que nous avons développé ici nous a permis de libérer
l’individu moral des métaphysiques substantialistes qui l’extrayaient, à tort, de son contexte
de “production”. Loin d’être une «unité substantielle», «un substrat» privé ou une pure
conscience, l’individu est une «unité relationnelle»18 qui se construit de manière indirecte, via
les hétéro-attributions mentales, les interprétations subjectivantes et les usages sociaux qui lui
permettent mais aussi l’obligent à prendre la position de sujet. De façon tout à fait
intéressante, de nombreux travaux en psychologie du développement confirment
empiriquement le statut relationnel du sujet auquel aboutit le raisonnement philosophique que
nous venons de présenter ici. A une différence près, cependant, et qui n’est pas des moindres :
le processus d’individualisation ontogénétique a une toute autre “matière première” que le
15 Davidson (1984: 105-106); Kaufmann (1999).
16 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 259.
17 Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1987 [1976], p. 167.
18 Brian Fay, Contemporary Philosophy of Social Science. A Multicultural Approach, Oxford, Blackwell, 1996,
p.39.
-8processus d’individuation logique, qui se donne au départ un particulier de base sans aucune
propriété psychologique et morale a priori. En effet, le parcours de l’individualisation que
permet de mettre en lumière la psychologie du développement part de l’existence d’un
«proto-self» qui émerge de la différenciation, déjà présente chez le nouveau-né, entre le soi et
le non-soi. C’est à partir de cette différenciation primitive, d’ordre purement
phénoménologique, entre soi et le monde qui l’entoure mais aussi entre soi et autrui que le
petit d’homme va développer le sens de soi, notamment grâce aux ajustements intersubjectifs
et aux «accordages» affectifs qui lui donnent, bien avant la position du Il dont parle Strawson,
la position d’un Tu. Car contrairement à la «psychologie à un esprit» qui sous-tendait la
conception substantialiste du sujet, la «psychologie à deux esprits» qui tend à s’imposer
actuellement fait de la relation intersubjective un des constituants indispensables du
développement concomitant du «sens de soi-et-de-l’autre»19.
Partie Ib : L’ontogenèse relationnelle
Le soi phénoménal
Les travaux actuels en neurosciences et en psychologie du développement remettent
radicalement en question les dogmes qui ont rendu pendant longtemps la psychologie arelationnelle. Loin de se réduire à l’être a priori indifférencié de la psychanalyse, loin de
fusionner avec les autruis significatifs qui l’entourent, le nouveau-né que décrivent les
neurosciences différencie d’emblée ses propres mouvements, postures et sensations corporels
de ceux d’autrui. En effet, des parties spécifiques du cerveau du nourrisson ('body-sensing'
brain) sont dévolues au traitement automatique des signaux sensori-moteurs provenant de
différentes régions de son corps puis à leur intégration dans son système nerveux central20.
Grâce au «monitoring dynamique» de ses propres mouvements corporels, le nouveau-né est à
même de différencier les stimulations tactiles qui lui viennent d’une source externe (hétérostimulations) de celles qui lui viennent de ses propres mouvements (auto-stimulations)21.
Cette carthographie dite «proprioceptive» d’un soi qui, en l’occurrence, est plus perçu que
représenté, se complexifie grâce aux apprentissages que provoquent les réussites et les échecs
19 Daniel Stern «Le désir d’intersubjectivité. Pourquoi ? Comment ?», Psychothérapies, Vol. 25, no 4, 2005,
pp. 215- 222
20 «The proto-self is an interconnected and temporarily coherent collection of neural patterns which represent
the state of the organism, moment by moment, at multiple levels of the brain. We are not conscious of the protoself» in Antonio Damasio «Mental self: The person within», Nature, 423, 2003, p. 227.
21Philippe Rochat «Connaissance de soi chez le bébé», Psychologie française, no 38-1, 1993 pp. 41-51.Voir
également les intéresants développements de Fabrice Clément & Abraham J. Mallerstein « What is it like to be
conscious ? The ontogenesis of consciousness », Philosophical Psychology, Vol.16, no 1, 2003, pp. 67-85.
-9de la motricité volontaire. En perçevant, de manière largement infra-consciente, l’alignement
entre ses propres mouvements corporels et leurs effets attendus – «e.g. c’est moi qui ait fait
bouger cette balle en déplaçant mon pied» –, le petit d’homme s’identifie comme étant l’agent
responsable de tel ou tel mouvement. Grâce au «sentiment de l’effort», le «proto-self»
proprioceptif développe ainsi progressivement le sens de son «agentivité» (sense of agency)22.
Bien entendu, le sens de soi n’émerge pas uniquement de la cognition motrice ; et il ne repose
pas seulement sur la contemplation distante et «voyeuriste» du comportement d’autrui sur
laquelle les psychologues ont longtemps insisté23. Dès la naissance, le nourrisson s’engage
dans «l’intersubjectivité primaire» que constituent le partage et la réciprocité des
expériences24. La synchronisation et l’alternance spatio-temporelle des mouvements, des
mimiques et des vocalises avec ses proches constituent des véritables proto-conversations de
face-à-face. De tels échanges aident le nouveau-né à réguler ses affects et à structurer le flux
de ses expériences tout en entrant suffisamment en résonance avec autrui pour le percevoir
comme un «même» (like-me)25. Mais cette forme primaire, directe de résonance avec un
«même» s’accompagne très vite de la réalisation que ce «même» n’est pas tout à fait
identique26. Dès l’âge de trois mois, en effet, non seulement le nourrisson est capable de
détecter la différence entre une image vidéo parfaitement synchronisée des mouvements de
ses propres jambes et une image légèrement différée de ces mêmes mouvements, mais il est
beaucoup plus intéressé par la «quasi-mêmeté» de cette dernière (almost like-me).
L’hypothèse de Györgi Gergely et John S. Watson est, qu’à cet âge, le bébé maîtrise
suffisamment les stimulis auto-générés (i.e. sucer son pouce) pour pouvoir se tourner vers les
stimulis qui lui proviennent du monde extérieur et les explorer de façon systématique27. Or, la
chaîne des stimulis-réponses extérieurs, notamment les modulations affectives et les
imitations en miroir de son entourage, se caractérise nécessairement par une synchronicité
22 Jacques Hochmann & Marc Jeannerod (1996) Esprit, où es-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Paris, Odile
Jacob, 1996 [1991], pp. 213-216.
23 Philippe Rochat & Tricia Striano «Social-Cognitive Development in the First Year», in Philippe Rochat
(dir.) Early Social Cognition: Understanding Others in the First Months of Life, Mahwah, New Jersey, London,
Lawrence Erlbaum Associates, Pulishers, 1999, pp.3-34
24Colwyn Trevarthen «Communication and cooperation in early infancy: a description of primary
intersubjectivity», in M. Bullowa (ed), Before Speech . The beginning of interpersonal communication, 1979,
pp. 321-347.
25Andrew N. Meltzoff & Rechele Brooks, «“Like Me” as a Building Block for Understanding Other Minds:
Bodily Acts, Attention, and Intention» in Bertram F. Malle, Louis J. Moses, and Dare A. Baldwin (ed.)
Intentions and intentionality : foundations of social cognition, Cambridge, Mass. : MIT Press, 2001, pp.171-191
26 Trevarthen (1979).
27 György Gergely & John S. Watson «Early Socio-Emotional Development: Contingency Perception and the
Social-Biofeedback Model», in Philippe Rochat (dir.) Early Social Cognition : Understanding Others in the
First Months of Life, Mahwah, New Jersey, London, Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, 1999, pp.101136
- 10 imparfaite (imperfect contingency) et une imprédictibilité partielle qui témoignent de la
présence captivante mais incontrôlable d’un autrui «presque-identique»28.
C’est grâce à la différenciation primordiale entre le soi et le non-soi, indiquée entre autres par
ces tentatives imparfaites de synchronisation comportementale et affective, que le bébé peut
entrer, dès l’âge de neuf mois, dans une relation véritablement intersubjective. Cette forme
secondaire d’intersubjectivité est particulièrement cruciale car elle comprend non seulement
les émotions et les expériences partagées mais également les expériences, potentiellement
partageables, du monde extérieur. En effet, l’«intersubjectivité secondaire» permet de passer
de la relation dyadique de face-à-face à la «relation triadique» où les partenaires de
l’interaction partagent une expérience similaire mais, cette fois, relativement à un référent
extérieur. Le « triangle référentiel» qui relie l’enfant, l’adulte et l’objet de leur attention
conjointe permet d’une part de valider l’existence et l’intérêt de l’objet en question et d’autre
part de contraster potentiellement les expériences subjectives que ce même objet suscite29.
L’insertion dans une relation triadique marque le passage du soi subjectif des premiers mois
au soi intersubjectif qui tente d’aligner son expérience avec celle d’autrui, et tente, la plupart
du temps, de ressentir ce qu’il est censé ressentir30. Grâce aux multiples relations triadiques
qu’il noue avec son entourage, le petit d’homme évolue progressivement du sens de soi
proprioceptif, purement phénoménal, à un sens de soi suffisamment décentré, conceptualisé et
sémantisé pour pouvoir se situer parmi d’autres soi similaires.
La sémantisation du soi ou la conquête de l’interchangeabilité
Tout en partant d’un proto-self qui remet en question la première étape de l’individualisation
philosophique, celle de l’individuation logique du «suppôt» quelconque, les découvertes
empiriques de la psychologie du développement confirment sa deuxième étape, d’ordre
sémantique. En effet, le statut de sujet ne réside pas dans la singularité radicale et dans
l’asymétrie entre le soi et le non-soi mais au contraire dans la symétrie et la mise en
28 Toujours d’après Gergely et Watson (1999), le fait que les enfants autistes continuent à investir, de manière
obsessionnelle, les mouvements «auto-générés» et à préférer la circularité des gestes stéréotypiques et la
stabilité des objets physiques aux interactions sociales dont l’issue est trop imprévisible, sinon aléatoire,
pourrait être expliqué par l’absence de tout intérêt pour les synchronicités imparfaites – ou, pourrait-on rajouter,
par l’incapacité à les gérer émotionnellement et cognitivement
29Michael Chapman, «The epistemic triangle: Operative and communicative components of cognitive
development», in M. Chandler & M.Chapman, ed., Criteria for competence: Controversies in the
conceptualization and assessment of children’s abilities, Hillsdale, NJ, Erlbaum, 1991, pp.209-228. Donald
Davidson, «Animaux rationnels», in Paradoxes de l’irrationalité, Combas, L’Eclat, 1991, pp. 63-75.
30 Au niveau perceptuel comme au niveau conceptuel, le petit d’homme apprend ainsi à distinguer ce qui est
perçu (l’objectif) de «l’effet-que-cela-fait» de percevoir cet objet pour telle ou telle personne (le subjectif). Voir
à ce sujet Ciaran Benson, The Cultural Psychology of Self, London, Routledge, 2001.
- 11 équivalence conceptuelles des Je qui se perçoivent au milieu d’autres Je. Alors que les enfants
de moins de neuf mois et certains patients psychiatriques utilisent des schémas tellement
dissemblables pour l’action d’autrui et la leur propre que celles-ci leur paraissent
incommensurables, les êtres «normaux» parviennent à intégrer les différents types d’action
dans un même «schéma intentionnel»31. Grâce à leur capacité à la «mentalisation», c’est-àdire à leur capacité à puiser dans un système représentationnel unique des concepts mentaux
susceptibles d’être attribués à soi-même comme à autrui32, ils peuvent comprendre qu’autrui a
un rapport à soi à la première personne et qu’eux-mêmes sont un objet d’observation pour
autrui.
La conquête ontogénétique de cette symétrie sémantique, fondamentalement objectivante, se
repère aisément grâce à la reconnaissance de soi dans le miroir qui survient autour de l’âge de
18 mois. Pour se reconnaître dans le miroir, l’enfant doit surmonter le décalage
phénoménologique entre les mouvements vus dans le miroir et ceux qui sont ressentis, entre la
manière dont il se perçoit subjectivement «du dedans» et la manière dont les autres le
perçoivent objectivement «du dehors»33. Une fois ce décalage surmonté, l’enfant fait plus que
prendre conscience de la manière dont il est perçu par les autres ; une fois qu’il a appris à faire
un détour par le regard d’autrui pour se voir lui-même avec les yeux d’un autre, il tend à
adopter un rapport distant et objectivant, potentiellement évaluatif, avec son «Moi». Comme
le montre l’apparition des émotions sociales de conformité telles que la honte et l’embarras, le
dédoublement du soi, qui est à la fois sujet et objet, Je et Moi, que William James puis George
Herbert Mead ont souligné, constitue un pas décisif vers le «soi social»34. En son for intérieur,
le soi social imagine la manière dont ses vis-à-vis le perçoivent, l’évaluent ou le dévaluent,
puis progressivement se détache des attentes particulières des “autruis de proximité” pour
anticiper les attentes normatives que «l’autrui généralisé» est susceptible d’entretenir à son
endroit35. Dès l’âge de trois ans, les enfants commencent à comprendre les patterns de
comportement qui sont associés à telle ou telle prise de rôle, se montrant ainsi aptes à agir et à
31 John Barresi, «On Becoming a Person», Philosophical Psychology, 12, 1999, pp. 79-98.
32Comme le dit Joëlle Proust, la «subjectivation», c’est-à-dire la formation du concept de soi, suppose la
«mentalisation» mais non l’inverse. Cf. J.Proust «Présentation», In Henri Grivois et Joëlle Proust (dir.)
Subjectivité et conscience d’agir, Paris PUF, 1998, pp.1-33
33 Rochat (2003).
34 Daniel Céfaï & Louis Quéré «Introduction», In George Herbert Mead, L’esprit, le soi, et la société, Paris,
PUF, 2006 [1934], nouvelle édition et traduction par D.Céfaï et L.Quéré
35 La notion de l’autrui généralisé (the generalized other) est de Mead; elle désigne l’ensemble des attentes de
comportement normatives qui émanent de l’environnement social. Cf. George Herbert Mead, Mind, Self and
Society , Chicago, University of Chicago, 1967 [1934].
- 12 ressentir non seulement en fonction de leur propre perspective, mais aussi en fonction de la
perspective de la société à laquelle ils appartiennent36.
C’est grâce à cette prise de perspective impersonnalisante que l’agent social en devenir peut
miser sur «l’interchangeabilité des perspectives» dont parle Alfred Schütz37. Cette
présupposition, aussi constante qu’informulée, consiste à supposer qu’alter est un ego, que
mon «ici» peut se transformer en son «là», que nos expériences sont potentiellement
congruentes et que nos perceptions, même partielles, se confirmeront mutuellement. Un tel
postulat, qui sous-tend la «raison ordinaire» (mundane reason), table sur l’équivalence mais
aussi la complémentarité entre soi et autrui : «autrui, tout autrui compétent, est mon suppléant
et mon complément en matière de perception; il a la perception que j’aurais si j’occupais sa
place.»38.
Le retour du sujet
Du point de vue ontogénétique, le parcours d’individualisation consiste ainsi à dépasser
paradoxalement le soi phénoménal, qui est concentré sur les informations proprioceptives and
kinesthésiques qui se déclinent par définition à la première personne (Je), pour adopter le
point de vue de l’interlocuteur (Tu) propre aux relations intersubjectives. Dans un deuxième
temps, l’individu prend conscience de la manière dont il apparaît dans l’esprit des autres et
adopte sur lui-même le point de vue, à la troisième personne, du regard public (Il)39. Il reste
cependant une étape essentielle pour que le petit d’homme puisse devenir un sujet digne de ce
nom. On l’a vu dans la partie philosophique, une fois conquise la symétrie sémantique qui
permet non seulement d’appréhender soi-même comme un autre mais l’autre comme se
concevant lui-même comme un soi, l’asymétrie pragmatique doit être réinstaurée ; c’est elle,
en effet, qui valide l’existence d’un sujet moral, apte à rendre compte de ses actes à la
première personne. Du point de vue développemental également, la découverte du Moi dans le
miroir, qui est la forme canonique de «soi-même comme un autre», doit recéder la place à un
Je qui délaisse, ne fût-ce que provisoirement, le point de vue à la troisième personne
36 James Youniss & Jacqueline Volpe «A relational analysis of children’s friendship», in William Damon (ed)
Social cognition, New Directions for Child Development, I, 1978, pp.1-22
37 Alfred Schütz, Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1987.
38Melvin Pollner «Que s’est-il réellement passé?», Evénement et monde commun», Raisons pratiques, 2, 1991
p.75-96.
39 Philippe Rochat, «Five-levels of self-awareness as they unfold early in life», Consciousness and Cognition,
12, 2003, pp.717-731Bien entendu, le passage du soi phénoménal au soi sémantique ou conceptuel est
contaminé par le langage ; en effet, le sens de soi qui se manifestait jusqu’à présent de façon largement
implicite dans le suivi de son action ainsi que dans son engagement dans les interactions devient explicite grâce
aux moyens symboliques que l’enfant a désormais à sa disposition.
- 13 nouvellement acquis – ce que les enfants, comme l’indique Philippe Rochat, peinent à faire
jusqu’à l’âge de 4 ans, utilisant fréquemment leur propre prénom, par nature objectivant, pour
parler d’eux-mêmes.
Comment une telle asymétrie pragmatique entre soi et autrui peut-elle être réinstaurée ?
Grâce, là encore, aux hétéro-attributions et aux regards, connus et inconnus, qui deviennent un
déterminant majeur des comportements mais aussi du ressenti à la première personne40. En
effet, ces regards ne contribuent pas seulement à l’objectivation de soi-même en tant qu’entité
contemplée, soupesée et évaluée du dehors. Ils contribuent également, tout au moins en
principe, à la subjectivation de soi-même : c’est parce qu’autrui me reconnaît le droit de parler
et d’agir «en-tant-que-je», de m’auto-attribuer des pensées, des actions et des intentions, bref
de me poser comme un sujet de pensée et d’action dans un procès d’interlocution que je peux
conquérir le statut de sujet. Dire Je est une prise de rôle sémantique qui comprend, par
définition, une clause d’équivalence et d’interchangeabilité puisqu’elle peut être endossée par
quiconque41. Mais elle est également un accomplissement pragmatique qui confère à «ce1uiqui-de-nous-deux-a-maintenant-la-parole» le statut asymétrique du locuteur qui s’insère «en
chair et en os» dans une interaction pour y ancrer son unique point de vue sur le monde42.
L’asymétrie pragmatique entre soi et autrui est ainsi produite et maintenue par le droit mais
aussi l’obligation d’utiliser le pronom de la première personne. En étant positionné et en
prenant position dans un système de places, d’ordre spatial, social, temporel et moral,
l’individu acquiert progressivement le sens de son identité personnelle43. C’est dire si le sens
de soi est non pas «égologique» mais «écologique» : il repose sur le sens de sa place dans le
monde physique et social44. D’abord spatial, le sens de soi repose, on l’a vu, sur la
carthographie proprioceptive qui situe le proto-self dans l’espace grâce à ses capacités
perceptuelles et sensori-motrices. Progressivement, le sens phénoménal de soi est reconfiguré
par l’émergence d’un Moi sémantique et conceptuel qui se voit conférer, selon son apparence,
son statut, son âge, sa réputation, une place dans le système social. Le soi temporel se situe
dans le temps tout en se produisant, notamment par le biais du récit auto-biographique,
comme une entité persistante et continue qui englobe le soi passé comme le soi futur45. C’est
grâce à cette identité narrative que le sens de soi ne fluctue pas au gré des rencontres
40 Rochat (2003).
41 Paul Ricoeur «Individu et identité personnelle», in Paul Veyne et al. Sur l'individu, Seuil, 1987,pp.54-72
42 Stéphane Chauvier, «A quoi sert le mot «Je»»? pp.11-44 in Bruno Gnassounou et Cyrille Michon (dir.),
Vincent Descombes. Questions disputées, Nantes, Ed Cécile Défaut, 2007
43 Rom Harré et Grant Gillett, The Discursive Mind, US, California Sage Publications, 1994
44 Rochat (2003).
45 Rochat (2003)
- 14 intersubjectives qui contribuent à le faire émerger ; comme le dit
Daniel Dennett,
l’autodéfinition de soi repose sur la capacité «(…) de raconter des histoires, et plus
particulièrement, de concocter et de contrôler l’histoire que nous racontons aux autres – et à
nous-mêmes – sur ce que nous sommes»46. Le soi, loin d’être la source de ces tissages
narratifs, en est donc le produit: c’est le récit cohérent et stabilisé de soi qui œuvre à la
maintenance du moi et fait miroiter l’existence d’un agent unifié, d’un «ego égoïque» qui en
serait le «centre de gravité narrative»47. Le récit permet de passer du self «identifié», qui reste
lié à la simultanéité temporelle et spatiale du corps et de son reflet dans des images, au «self
permanent», c’est-à-dire une entité persistante et continue dont l’apparence change selon les
lieux et les années48. Si la constitution et le maintien de soi au sens fort d’un sujet
psychologique unitaire, autonome et responsable dépendent étroitement de la trame narrative
qui lui permet de subsister à travers le temps, cela ne signifie pas pour autant que le soi en
question se réduise à une illusion rhétorique sans conséquence. Au contraire, un tel récit a de
vrais effets : à force d’endosser la capacité d’entendement, le libre-arbitre et la position
d’autorité qui caractérisent normativement le statut de sujet, l’individu «finit par se tenir luimême pour comptable de ce qu’il faut ou dit, sauf à passer pour déficient et bon à rien.» 49. Il
devient par là même un soi moral, qui se situe dans un réseau d’obligations mutuelles et
d’engagements réciproques et maîtrise les conventions culturelles qui régissent l’attribution
de responsabilité50.
On retrouve ainsi, à la fin du parcours relationnel de l’individualisation dont nous avons tracé
les grandes étapes, le sujet moral, mais la priorité ontologique et épistémologique que la
métaphysique substantialiste lui accordait est inversée : l’autorité à la première personne du
sujet moral dérive des attributions et des injonctions à la troisième personne qui l’ont incité,
46 Dans la mesure où nous sommes contraints de nous présenter à autrui, et donc de nous représenter à nous-
mêmes, en langage et en geste, sur le mode externe et interne, nous apprenons à utiliser les mots que nous
incorporons, ingérons et évacuons aisément «en les tissant comme des toiles d’araignées en des chaînes
autoprotectrices de narrativité» (Dennett, p.155). «Comment nous tissons notre moi», in Henri Grivois et J-P
Dupuy (dir.) Mécanismes mentaux, mécanismes sociaux. De la psychose à la panique. Paris, Ed.la Découverte,
1995, pp.147-166
47 Dennett (1995: 156).
48 Rochat (2003).
49 Descombes (1991: 573).
50 Si, comme le suggèrent Arendt (1985) ou Ricoeur (1987), la promesse joue un rôle clé dans la constitution
du sujet moral puisque l’individu s’engage volontairement à remplir l’obligation qu’il a lui-même contractée, il
est intéressant de noter, avec Astington (1988), que les enfants ne saisissent guère avant l’âge de 7-8 ans qu’une
personne qui ne remplit pas une promesse d’action (e.g. je te promets de venir avec toi au zoo la semaine
prochaine) doit en être tenue responsable alors que celle qui échoue dans la prédiction d’un événement (e.g. il
va faire beau ce week-end) ne peut l’être. Ce serait seulement vers 9 ans que les enfants maîtrisent bien la
distinction entre un événement sans agent, comme dans le cas de la prédiction, et une action dont un individu
est moralement responsable, au sens moderne du terme. Janet W. Astington, «Children’s understanding of the
speech act of promising», Journal of Child Language, vol. 15(1), 1988, pp. 157-173.
- 15 sinon obligé, à s’engager vis-à-vis de ses semblables en tant que sujet responsable, rationnel
et adéquat. Le statut de sujet peut ainsi être considéré comme un «fait institutionnel» au sens
de John Searle51 : le particulier «compte comme» un sujet lorsqu’il manifeste les attributs
publics qui caractérisent le statut formel de sujet.
Bien entendu, toute institution a une histoire ; si l’individu en tant que sujet moral et politique
est un fait institutionnel, il se caractérise par définition, pour reprendre le terme d’Hacking,
par son «ontologie historique». D’une part, en effet, «l’individu» s’est imposé, au terme d’un
long processus historique, comme un «concept organisateur» qui a rendu pensable de
nouvelles possibilités d’action, de régulation, et bien entendu, de subjectivation. D’autre part,
le concept d’«individu» ne désigne pas, comme le dit Ian Hacking, les «espèces indifférentes»
(indifferent kinds) auxquelles appartiennent les êtres naturels qui, tels le quark ou l’eau, sont
imperméables aux discours dont ils font l’objet ; tout comme les concepts de «femme
réfugiée» ou d’«enfant abusé», le concept d’«individu» exerce un «looping effect» sur les
«espèces interactives» (interactive kinds) que sont les êtres sociaux52. Ces derniers s’autointerprètent en puisant dans les catégorisations sociales et les récits publics qui leur sont
proposés voire imposés, y compris si ces mêmes catégorisations les conduisent
paradoxalement à se concevoir comme des entités asociales et anhistoriques53.
Partie II. L’ontologie historique du concept de sujet
La naissance de l’individu
Si, comme le dit Jan Goldstein, tous les êtres humains, à part les psychotiques, reconnaissent
leurs corps et leurs esprits comme des entités discrètes et «auto-propulsées», ce qui compte
comme «individu» varie selon les lieux et les époques54. Bien qu’il y ait toujours eu des êtres
distincts, identifiables par certains traits de caractère, marqués par leur propre histoire de vie
et même valorisés pour leur singularité, il n’y a pas toujours eu des «individus» au sens
moderne du terme. C’est seulement avec l’institution, au XVIIIe siècle, de la «société des
individus» que le sujet empirique, parlant, pensant et voulant que l’on rencontre dans toutes
les sociétés se double d’un sujet moral et politique au sens moderne du terme.
51 John R. Searle, The Construction of Social Reality, Allen Lane, The Penguin Press, 1995.
52 Cf. Ian Hacking (1999) The social construction of what?, Cambridge/London, Harvard University Press..
53 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.
54 Goldstein mentionne, aux côtés des psychotiques, les nourrissons ; mais on l’a vu, les travaux récents en
psychologie du développement remettent en question la conception d’un nouveau-né indifférencié, privé de
toutes frontières émotionnelles et corporelles. Cf. Jane Goldstein, The Post-Revolutionary Self: Politics and
Psyche in France, 1750-1850, Cambridge,Mass, Harvard University Press, 2005, p.4.
- 16 En effet, dans la Grèce Antique, il n’y a encore nulle trace de conscience subjective
introvertie ou d’unité psychologique; l’individu se réalise en acte, non en puissance, et son
identité est orientée vers le dehors, non vers le dedans : son identité, comme le montre JeanPierre Vernant, se trouve dans les multiples miroirs que constituent, pour lui, ses alter ego,
qu’ils soient parents, enfants ou amis55. Le soi de la personne antique est moins un Je qu’un
Il, un Il perçu comme le carrefour d’éléments contiguës «par lesquels se rejoignent, de proche
en proche, un nom, une famille, une cité, une histoire»56. Même si «l’individualisation
objective de la responsabilité», basée sur la réparation des dommages et le poids des
obligations, émerge progressivement dans la sphère juridique, «la subjectivation de la
responsabilité», basée sur les motivations psychologiques de l’individu, ne va vraiment se
développer qu’au Moyen-Age, grâce notamment à la tradition chrétienne57.
Si l’on suit Jean-Louis Genard, une telle «interprétation responsabilisante de l’action» prendra
toutefois plusieurs siècles pour s’affranchir des interprétations concurrentes, en termes de
chute, de destin, d’influence astrale, ou de grâce, dans lesquels elle s’est trouvée longtemps
engluée. A cet égard, la théorie nominaliste que systématisent au XIVe siècle Guillaume
d’Occam mais aussi Duns Scot constitue un tournant majeur. En faisant de Dieu un
«individu» qui n’intervient pas dans la création de l’ordre social et politique, en faisant de
l’unité de l’Etat, de l’Ordre religieux ou de la communauté le résultat d’un pacte que les
hommes, libres par nature, concluent entre eux, le nominalisme ouvre la voie à une
conception subjectivante de l’individu58. Avec Occam, en effet, le pouvoir de la volonté
devient le pilier du droit : ce dernier désigne désormais un pouvoir faire qui se rapporte, en
tant que tel, à un individu en voie de subjectivation59. Ainsi, dès le Moyen-Age, le soi n’est
plus défini exclusivement par le tissu social hiérarchique, lié à des positions données, dans
lequel il est imbriqué ; il est également individué par son action, son entendement et sa
volonté. Comme le dit Genard, l’émergence du modèle responsabilisant met ainsi à distance
les modèles de l’appartenance hiérarchique, de la dépendance politique et de la souveraineté
religieuse qui ne concevaient l’individualité ou la subjectivité que sur le modèle de la
concession.
55 Jean-Pierre Vernant, «L’individu dans la cité», in Paul Veyne et al. Sur l'individu, Seuil, 1987, pp. 20-37
56 Yan Thomas, « Sur l'homme coupable dans la pensée juridique rornaine ». Archives de philosophie du Droit.
no 22, 1997. p. 74.
57 Jean-Louis Genard, La grammaire de la responsabilité, Paris, Cerf, 1999
58 Jean Largeault (1971) Enquête sur le nominalisme, Paris/Louvain, Nauwelaerts
59 Genard (1999).
- 17 Cette mise à distance se fait rupture dans l’Europe du XVIIIe siècle, notamment avec les
Lumières écossaises et la Révolution française : le sujet assujetti qui se constituait dans et par
la relation de dépendance politique et juridique à la loi du prince fait place au sujet émancipé
qu’est le citoyen60. Le sujet, au sens asymétrique de l’obéissance, est transformé par le
«devenir-sujet du citoyen», qui est le sujet de la loi, c’est-à-dire le sujet qui fait la loi61. Ainsi
délié des liens de dépendance verticale et des relations de sang, de métier et de statut dont il
était littéralement l’obligé, l’individu est désormais la clé de voûte d’une architecture
juridique et politique qui est fondamentalement nominaliste : loin d’être rapportée à une
instance transcendante qui échapperait à toute action humaine, elle est en effet conçue comme
le résultat provisoire et éphémère d’un contrat volontaire entre des «sociétaires» qui sont et
qui se savent, désormais, à son principe62. Comme l’indique la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789, l’individu est consacré comme le dépositaire ultime de la
souveraineté, aussi bien en tant que sujet psychologique qu’en tant que sujet de droit63. Si l’on
suit Anne Viguier, le concept d’«individu» passe ainsi, dans les années 1780, d’un désignant
social, d’un repère ou d’un indice démographique, à un «désignant politique» qui le rattache
aux libertés publiques et aux droits naturels des égaux64. Même si, plus tard, l’économie
libérale remplacera le monde des principes (Liberté) et des projets (Egalité), essentiels sous la
Révolution, par la réalité de fait que constitue la propriété des biens, le concept d’individu
n’en dégage pas moins une sémantique essentiellement égalitaire: il est ou doit être «un parmi
d’autres», «un égal aux autres» 65.
60 Etienne Balibar, «Citoyen sujet: Réponse à la question de Jean-Luc Nancy: Qui vient après le sujet?»,
Cahiers Confrontation, n° 20, 1989, pp.23-47.
61 Balibard (1989: 39).
62Laurence Kaufmann & Jacques Guilhaumou, L’invention de la société. Nominalisme politique et science
sociale au XVIIIe siècle (en collab. avec J.Guilhaumou), collect. Raisons pratiques, no 14, 2003, Paris, Ed.
EHESS-CNRS
63 Claude Lefort, Essais sur le politique XIXe-XXe, 1986, Paris, Seuil. Cornelius Castoriadis, Domaines de
l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, 1986, Paris, Seuil.
64 Anne Viguier, «Individu (1770-1830) : un processus de politisation du vocabulaire» in Dictionnaire des
usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 4, Paris, Klincksieck, 1989, pp.111-143.
65Anne Viguier montre que lorsque c’est la propriété qui fonde, après 1791, la citoyenneté de fait et l’exercice
des libertés civiles, l’individu égalitaire fait place à l’individu différent, mais d’une différence sensible et
palpable: celle de la fortune. En passant ainsi du statut idéel d’un citoyen étroitement relié aux principes de
Liberté et d’Egalité au statut de citoyen réel possesseur des biens, le critère charnière de l’identité individuelle
se modifie de manière drastique. Car ce n’est plus désormais l’être qui la fonde mais l’avoir. Viguier (1989).
Nous n’avons pas le temps ici de préciser l’évolution de la conceptualisation du sujet et notamment
l’imposition, au XIXe siècle, d’un «self unitaire», notamment parmi les hommes bourgeois. Voir à ce propos
Goldstein (2005) et bien sûr, les intéressants développements sur les formes historiques de l’individuation que
propose Jacques Guilhaumou dans ce volume.
- 18 Ceci dit, la vertu de l’égalité ne suffit pas à épuiser la sémantique de l’individu car, comme le
dit Balibar, elle ne permet pas de «socialiser les égaux»66. Dans les réflexions nominalistes
qui émergent au XIIe siècle et s’imposent au XVIIIe et au XIXe siècle, l’égalité de principe et
la liberté individuelle, qui sont les pivots du nouveau pacte social, ne sont considérées comme
viables que si elles reposent sur un désir de sociabilité, un idéal moral ou un sentiment de
commune humanité qui soient susceptibles de les civiliser. A l’origine, l’individualisme
moderne, contrairement à ce que suggère son interprétation encore dominante aujourd’hui, ne
fait pas l’apologie d’un sujet égoïque et égoïste ; au contraire, il intègre en son sein l’idéal
moral que constitue le «souci de l’autre» et, à travers lui, le «souci de la société»67.
Le sujet relationnel au principe de l’ordre moral et politique
Bien que la plupart des réflexions sur l’individualisme distinguent une première modernité
subjectiviste d’une seconde modernité où émergeraient une pensée de l’intersubjectivité, avec
notamment Kant, Fichte et Hegel, il semble que le concept d’individualité soit apparu
d’emblée comme «un concept réciproque»68. Cette réciprocité a été conceptualisée, nous
semble-t-il, selon deux axes principaux: l’axe psychosocial de la sympathie et l’axe
sociopolitique du contrat et de la promesse.
Le premier axe, d’ordre psychosocial, souligne l’importance du «sentiment de sympathie» et
du «souci de l’autre» pour le maintien de la civilité. Ainsi, pour Adam Smith, chantre du
libéralisme économique, l’individu recherche sans cesse l’approbation de ses semblables,
imaginant et anticipant ce que les autres sont susceptibles d’éprouver, de connaître ou de
penser, y compris à son endroit69. Grâce à un dédoublement imaginaire qui le conduit à
prendre vis-à-vis de lui-même la position d’un «spectateur» , il s’observe lui-même comme si
c’était un autre: «en pensée, je deviens l’autre»70. Le «principe de sympathie» est également
au cœur de «l’amour-propre» car le regard présumé de l’autre, réel ou imaginaire, médiatise
un retour sur soi qui permet, par un processus de décentrement, d’entrer pour ainsi dire en
sympathie avec soi-même71. Comme le relève Jean-Pierre Dupuy, l’auto-référence indirecte
du sujet, qui ne se réfère à lui-même que par l’intermédiaire de cet Autre spectateur – un
Autre qui est donc très proche de l’Autrui généralisé dont parle Mead –, fait du sentiment de
66 Balibar (1989: 41).
67 Claude Gautier, L’invention de la société civile, Paris, PUF, 1993.
68 Johann G. Fichte, Fondement du droit naturel, Paris, PUF, 1999, [1796] p.62.
69 Gautier (1993).
70 Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris,
Ed.Marketing, 1992, p. 80.
71 Gautier (1993: 136-140).
- 19 sympathie un véritable «opérateur de réflexivité » : il permet à des êtres a priori incomplets
de compléter mutuellement la définition de leur identité72. Sous cet angle, la communauté,
loin d’être une menace constante pour l’autonomie de l’individu, en est donc la condition de
possibilité.
Le deuxième axe, d’ordre sociopolitique, par lequel la réciprocité émerge dans la pensée
nominaliste puis s’impose dans l’individualisme moderne, est une forme inédite de lien social,
basée sur la promesse et le contrat. Rompant avec les liens traditionnels d’appartenance,
claniques et familiaux, ainsi qu’avec les liens de dépendance religieux et féodaux, une
modalité nouvelle de subjectivité mais aussi d’intersubjectivité va ainsi travailler en
profondeur la première modernité73. Fondateurs d’obligations mais aussi de droits, le contrat
et la promesse intègrent par définition un potentiel de réciprocité, de confiance et de
reconnaissance mutuelle entre un Je et un Tu. En effet, la dynamique de symétrisation qui
sous-tend l’engagement volontaire réciproque propre au contrat et à la promesse caractérise
l’individu non seulement par la faculté subjective de déterminer son action mais également
par l’obligation de répondre de son action à autrui74. La forme même de la promesse et du
contrat interpelle, anticipe et sollicite chez son destinataire ce qu’il y induit – la subjectivité
morale et la responsabilité – par les formes modalisantes dont il est saturé :«tu dois... », «tu
n’aurais pas dû... », «tu le peux... », «tu dois vouloir... », «tu l’as voulu... », «tu ne savais
pas...»75. Bien entendu, une telle ascription est performative : à l’hétéro-assignation à
responsabilité – «tu dois être un sujet» – répond progressivement l’auto-engagement à la
responsabilité «je m’engage à...».
Du point de vue historique tout comme du point de vue ontogénétique, le sentiment de
l’interchangeabilité et de l’équivalence statutaire des individus entre eux est donc une
conquête, celle de la civilité. En effet, ce n’est que si la réversibilité et la symétrie entre le Je
et le Tu est acquise que ego peut reconnaître à alter les capacités subjectives et la volonté
autonome qu’il se prête à lui-même. «Quant nous nous envisageons comme nous sentons bien
que les autres nous envisagent, nous reconnaissons qu’à leurs yeux nous ne sommes, au
72 Sur la pensée écossaise, cf. les chapitres sur cette question dans Dupuy (1992)
73 Dès le XIe siècle, les liens de vassalité prennent ainsi une tournure quasi-contractualiste : la symbolique de la
sujétion du vassal, qui se présente dans une attitude d’humiliation (nu, désarmé, à genoux) fait place à une
symbolique plus égalitaire où le vassal fait serment de fidélité, en position debout (Genard, 1999).
74 Genard (1999).
75 Genard (1999: 105).
- 20 milieu de la multitude, qu’un individu semblable à tant d’autres (…)»76. En d’autres termes,
ceux de Daniel Gordon, la conscience dédoublée de soi-même comme un autre permet à
l’individu de “sortir de soi” pour atteindre un «second soi», courtois, policé et sociable, qui
satisfait les exigences impersonnelles de la «sociabilité» et de la «mise en commun» des
intérêts et des sentiments77. Ce second soi, dûment sémantisé, résulte de la boucle autoréférentielle qui relie le sujet à lui-même par l’intermédiaire de la société. Ego, en se projetant
dans un «spectateur imaginaire», un «autrui fictif», qui imposent des limites externes et
objectives à ses volontés, finit par auto-limiter, volontairement et rationnellement, sa propre
liberté afin de préserver celle de ses semblables. L’inscription de la réciprocité au cœur du
lien social et politique permet ainsi de dépasser la scission première entre Soi et l’Autre qui
caractérise, historiquement, l’émergence de la «société des individus» mais aussi, on l’a vu,
l’ontogenèse du petit d’homme78.
L’institutionalisation de la déliaison
Si la relation à autrui est une préoccupation constante de la pensée moderne sur la morale et la
politique, soucieuse de moraliser la politique libérale propre à la société des individus, ce
n’est pas nécessairement le cas des institutions juridiques et politiques. En effet, dès le XVIIIe
siècle, la sphère juridico-politique obéit à la logique à la première personne des droits
subjectifs ; la logique à la seconde personne, basée sur l’obligation de répondre à autrui de ses
actes mais aussi de répondre du sort d’autrui (e.g. solidarité collective, justice distributive,
devoir d’assistance, etc.), s’est déployée avant tout dans le registre moral79. Dans un univers
politique qui postule la déliaison première des individus, le lien de société est défini comme
un rapport externe, contingent et a posteriori, qui met en contact des êtres autonomes et
séparés dont l’identité intrinsèque n’est pas transformée par leur relation mutuelle80.
Autrement dit, à force de déserrer l’étreinte qui reliait l’individu aux institutions publiques et
76 Adam Smith, cité par Genard (1999 : 140).
77 Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty. Equality and Sociability in French Thought (1670-1789),
Princeton, Princeton University Press, 1994, p.106
78Les fameuses distinctions sociologiques entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes, les sociétés
holistes et les sociétés individualistes, la communauté et la société, la communalisation et la sociation, prend
systématiquement acte de la déliaison première des individus dans la société. Comme le dit Tönnies, alors que
les membres d’une communauté restent liés organiquement malgré leur séparation, les individus d’une société
demeurent séparés malgré leur liaison. A la conception holiste du membre dont l’identité dérive directement de
son statut et de son appartenance à un collectif s’oppose ainsi une conception individualiste d’un être volontaire
et autonome qui choisit librement les associations qui sont susceptibles de satisfaire ses intérêts.Cf. Ferdinand
Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 1977 [1887].
79 Genard (1999: 144).
80Laurence Kaufmann, «Le Dieu Social. Vers une socio-logie du nominalisme en Révolution», Raisons
Pratiques, nº14, 2003, pp.123-161.
- 21 l’attachait à ses semblables, l’avènement moderne d’un sujet autonome qui serait maître de
son destin fait du lien social une option facultative dont il est toujours possible, en principe,
de se déprendre. Le fait d’association, comme le dit Mirabeau, ne touche les hommes qu’«à la
superficie de leur être» de sorte que «par la pensée et la conscience ils demeurent isolés»81.
Si l’on suit Alain Renault, c’est cette difficulté logique et pratique à penser la relation qui
explique le glissement progressif d’une conception «humaniste» du sujet «autonome» mais
suffisamment soucieux d’autrui pour limiter sa propre liberté, à une conception
«individualiste», monadique, du sujet «indépendant» qui refuse toute limitation normative du
Moi et fait de sa propre singularité une valeur imprescriptible. Pour Renault, le repliement
croissant du sujet sur l’individu, «la substitution progressive et différenciée de l’individualité
à la subjectivité (...)»82, tend à occulter la reconnaissance principielle d’une humanité
commune pour souligner, à l’inverse, les différences irréductibles qui séparent les individus.
En oubliant que la construction de soi dépend de la relation à autrui, le néo-libéralisme
contemporain dissout l’intersubjectivité puisque cette dernière implique par définition la
reconnaissance, en soi, d’une part d’humanité qui est irréductible à l’affirmation de sa seule
singularité. Contrairement au libéralisme politique du XVIIIe siècle, le néo-libéralisme
supprime la quête, fondamentalement politique, des formes conventionnelles d’équivalence
qui permettraient de dépasser la portée nécessairement disjonctive des particularismes. Alors
que la neutralisation des caractéristiques « privées » ou « particularistes », qu’elles soient
sexuelles, confessionnelles, familiales, sociales ou culturelles, est la condition de possibilité
de la constitution impersonnelle et égalitaire d’un «espace public de citoyenneté»83, le néolibéralisme conçoit au contraire le politique comme l’affirmation de la différence. Il substitue
«l’auto-compréhension de l’individu singulier» à l’auto-compréhension « universelle » de
l’individu en tant que membre égal de l’humanité 84. Or, comme le rappelle Miguel Vatter, la
différenciation radicale entre soi et autrui est politiquement risquée car son aboutissement
logique est l’état de guerre.
Bien entendu, ce n’est pas uniquement la prise en compte politique et juridique de la relation
intersubjective et de la mêmeté des individus qui pose problème dans l’imaginaire social et
81 Mirabeau, Projet d’adresse aux français sur la Constitution civile du clergé, Discours du 14 Janvier 1791
82 Alain Renault, «Les subjectivités: pour une histoire du concept de sujet», p.69, in E. Guibert-Sledziewski et
J-L. Vieillard-Baron, Penser le sujet aujourd’hui, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988
83Etienne Tassin, «Qu’est-ce qu’un sujet politique? Remarques sur les notions d’identité et d’action», Esprit,
1997, pp.132-150.
84 Miguel Vatter, «La politique comme guerre: Formule pour une démocratie radicale?», Multitudes, no 9,
2002, pp. 101-115
- 22 politique néo-libéral. Ce sont également les formes que prennent la relation à autrui dans un
monde où les affiliations se font de plus en plus éphémères, les statuts de plus en plus
précaires. La préservation du lien social est en effet un des enjeux majeurs de l’évolution
contemporaine du capitalisme et des politiques « néo-libérales ». L’accroissement de la
précarité du travail, la déréglementation financière, la diminution de l’emprise nationale et la
remise en cause de l’Etat-providence engendrent un processus de dé-collectivisation qui
fragilise le lien social et détruit les collectifs85. L’impératif de l’autonomie et de l’initiative
individuelles surresponsabilise les individus, y compris ceux qui sont trop vulnérables pour
pouvoir assumer la charge de la réalisation de soi qui pèse sur leurs épaules86. En l’absence
des ressources sociales et relationnelles qui permettraient aux individus de satisfaire
l’impératif de subjectivation de soi, l’ascription responsabilisante devient aliénante. Car elle
force des êtres impuissants, enchevêtrés dans des réseaux d’interdépendance qu’ils ne
maîtrisent pas, à se sentir personnellement responsables d’une situation sociale, par exemple
le chômage, dont ils sont en fait les victimes. Le sentiment d’impuissance qui en découle
annihile «les velléités d’investissement dans la sphère politique» ou les place sous le seul
signe d’un ressentiment qui est avant tout «la traduction d’une volonté impuissante»87. Ce
processus de responsabilisation est d’autant plus abusif qu’il se greffe sur un dispositif social
antinomique, économique ou/et statistique, qui conçoit les individus comme des objets de
mesure et de manipulation, comme des Il complètement interchangeables, désactivant ainsi
les ressources qui leur permettraient de se resubjectiver en tant que sujet de pensée et
d’action. Un tel dispositif altère le processus d’objectivation de soi, qui «prépare» la
production de soi en tant que sujet moral singulier en sémantisant l’expérience phénoménale
et en prenant acte de la réversibilité d’ego et d’alter. En effet, l’adoption vis-à-vis de soimême de la position du spectateur dont parlait Adam Smith est une étape clé du processus du
subjectivation ; mais une telle posture, si elle devient la seule possible, dégénère, pour
reprendre le terme d’Axel Honneth, en «auto-réification»88. Les reformulations objectivantes
du soi sémantisé perdent alors tout contact avec l’expérience qualitative du soi phénoménal
qui s’engage, émotionnellement et pratiquement, dans son action mais aussi vis-à-vis d’autrui.
La distance de soi à soi, lorsqu’elle est médiatisée par des discours idéologiques et des
dispositifs institutionnels qui contraignent l’individu à s’adapter complètement aux
85 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard 1999 [1995]
86 Genard (1999).
87 Genard (1999 : 200).
88 Axel Honneth, La Réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 [2005].
- 23 sollicitations externes afin d’augmenter sa valeur d’échange, que ce soit sur le marché du
travail ou le marché amoureux, n’est plus émancipatrice89. Elle devient pathologique.
Partie III. Les pathologies du sens de soi
C’est précisément sur les pathologies du «sens de soi» que nous allons maintenant nous
attarder. Bien entendu, la pathologie sociale du sens de soi que génèrent les injonctions
paradoxales du néo-libéralisme, tout à la fois surresponsabilisantes et hyperobjectivantes, ne
peut être mise sur le même plan que la pathologie clinique du sens de soi que constitue la
schizophrénie. Mais un tel parallélisme socio-pathologique, s’il est commis avec prudence,
peut malgré tout s’avérer extrêmement heuristique. Joseph Gabel défend ainsi, dans les
années 1960, une conception unitaire de l’aliénation qui embrasserait tout à la fois ses formes
collectives, d’ordre politique, et ses formes individuelles, d’ordre clinique90. D’après lui, le
«rationalisme morbide» et la perception délirante du schizophrène que décrit le psychiatre
phénoménologue Minkowski se retrouvent à l’échelle sociale, notamment dans les idéologies
politiques et religieuses91. Ces dernières se caractérisent en effet par un processus de
réification ou de «chosification» et de «spatialisation». De la même manière que l’aliéné
mental qui s’éprouve comme chose ne parvient plus à lier son présent à son passé ni à se
projeter dans le futur, l’aliéné social qu’est le raciste, le fasciste ou le fanatique s’immerge
dans un univers qui aurait cessé de se trouver en état de devenir : il abstrait des propriétés
contingentes, par exemple le fait d’être noir ou juif, d’un individu particulier puis les
naturalise en supprimant leur origine sociale, donc historique et passagère, et en les
généralisant à l’ensemble de «l’espèce» qui est censé l’englober. Les prédications «morbides»
tendent donc à évincer l’identité réelle des sujets de la prédication pour mieux leur imposer
l’identité absolue des qualifications qui leur sont attribuées. Ainsi, dit Gabel, une simple
analogie prédicative entre deux propositions telles que «ma mère est blonde» et «beaucoup de
femmes sont blondes» devient, pour le schizophrène, une assimilation pure et simple: «toutes
les blondes sont ma mère» ; de même, pour un raciste, le fait purement contingent que «le
diable est noir» et que «les africains sont noirs» suffit à justifier la conclusion «les africains
89 Comme le rappelle Honneth en s’inspirant de Simmel, le procesus d’objectivation et de dépersonnalisation
qu’impliquent les rapports sociaux médiatisés, tel l’échange monétaire, n’est pas à confondre avec le processus
négatif et aliénant de la réification, par exemple le racisme. Le processus de dépersonnalisation permet
d’attribuer à un «suppôt» les propriétés qui caractérisent les personnes en général alors que la réification
implique que l’on dénie à autrui sa qualité d’être humain.
90 Joseph Gabel, La fausse conscience. Essai sur la réification, Paris, Minuit, 1962
91 Eugène Minkowski, La schizophrénie. Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes, Paris, Payot,
2002 [1927].
- 24 sont des diables»92. Si l’on suit Gabel, l’«hypostase réificationnelle» prétend ainsi déterminer
la nature de «l’être social» en lui imposant des abstractions qui récusent le «principe de
réalité» auquel pourvoient le vécu des expériences concrètes, la complexité des trajectoires
individuelles et la structure temporelle des actions historiques.
Faute de s’inscrire dans une triangulation relationnelle qui lui permettrait de mettre à
l’épreuve sa propre perspective en la confrontant avec celle d’autrui et en la mesurant à l’aune
du monde réel, l’être morbide impose ses propres perceptions sous le mode incontestable des
vérités logiques ou empiriques. Par rapport à la constitution du sujet, cette toute-puissance de
l’esprit débouche sur une impasse : oscillant entre une valorisation et une dévalorisation
extrême de soi, l’aliéné mental ou social n’arrive plus à entrer en relation car la relation
repose, par définition, sur une différence qui fait lien. En l’absence d’une différenciation
adéquate avec autrui, qui lui permettrait de pratiquer au quotidien l’art d’être avec, l’individu
se perd littéralement. Car, on l’a vu, le sujet relationnel sain porte en lui un degré fonctionnel
d’incertitude ou de doute par rapport à soi ; pour soutenir son sens d’être soi, il doit sans cesse
s’assurer de la compatibilité de ses proprioceptions, de ses expériences et de ses émotions
avec celles d’autrui. Autrement dit, il doit disposer d’un certain nombre de compétences qui
lui permettent d’exploiter les ressources ordinaires, relationnelles et discursives, nécessaires à
la confirmation et au maintien de soi. Or, paradoxalement, parmi les compétences
indispensables à la subjectivation, ce n’est pas la capacité à se distinguer d’autrui, au sens de
sortir de l’ordinaire, qui est première ; c’est au contraire la capacité d’être comme tout le
monde.
L’impératif de faire «être comme tout le monde»
Nous l’avons vu à plusieurs reprises, les théories du sujet tendent à hypertrophier l’étape
ultime de la différenciation entre soi et autrui et occultent, par là même, le fait qu’une telle
différenciation ne peut être véritablement accomplie que si elle est précédée d’une étape
d’auto-sémantisation au cours de laquelle l’individu réalise qu’il est comme «n’importe qui».
Une telle étape n’est pas seulement un impératif moral ; elle est aussi une exigence sociale,
comme le montre fort bien le sociologue ethnométhodologue Harvey Sacks ; pour devenir un
92 Un autre exemple que donne Gabel (1962: 174 et ss.) des paralogismes des «aliénés» est le suivant: soit un
syllogisme correct du type «le Président des USA doit être américain de naissance; John Doe est américain de
naissance, donc John Doe peut être président des USA». Dans la mesure où la «conscience morbide», qui a
perdu tout contact avec la réalité, ne parvient plus à saisir la différence axiologique entre le possible et le réel,
l’être et le non-être ou le vrai et le faux, elle passe sans autre d’une obligation et d’une possibilité principielle à
un état de fait singulier, ce qui donne la “démonstration” suivante : «le Président des USA doit être américain
de naissance; John Doe est américain de naissance, donc John Doe est président des USA».
- 25 sujet, l’individu doit obtenir, de la part d’autrui, la reconnaissance de sa normalité bien avant
la reconnaissance de sa singularité93. Contrairement à ce que le culte contemporain des
épopées (epic) médiatisées des divers people pourrait prêter à penser, l’ordinaire et
l’insignifiant sont socialement désirables94. A moins d’appartenir à la catégorie des storyable
people, les membres tombent sous la loi tacite de l’être en société : celui d’être ou plutôt de
devenir un être ordinaire. Si l’on suit Sacks, faire «être comme tout le monde» et en faire un
récit comme «tout le monde» est une activité sociale à part entière à laquelle tout un chacun
doit oeuvrer pour devenir un membre compétent de la communauté. L’observation empirique
des récits des témoins des événements médiatiques lui permet ainsi de mettre en évidence
l’effort de normalisation des expériences, fussent-elles «extraordinaires», auquel s’attèlent les
agents ordinaires. L’effort de ramener de «l’inconnu à du connu» ne se réduit d’ailleurs pas à
la normalisation narrative, post facto, d’un événement ou d’une expérience hors du commun ;
il inclut également le formatage hic et nunc du vécu en fonction des schèmes d’expériencestypes d’ores et déjà consignés dans le savoir de sens commun95. Sacks cite à cet égard le récit
d’une passagère d’un avion détourné : «J’ai marché vers l’avant de l’avion et j’ai remarqué
l’hôtesse de l’air tournée vers la cabine, ainsi qu’un mec debout qui tenait un pistolet sur son
dos. Ma première réaction a été qu’il lui montrait simplement son pistolet, et c’est seulement
après-coup que j’ai réalisé que ce n’était pas cela, qu’il s’agissait d’un détournement
d’avion»96. L’impératif de normalisation de l’expérience vécue est tel que le témoin de la
scène fait fi de ses perceptions initiales pour préserver aussi longtemps que possible le cours
ordinaire des choses, jusqu’au moment où – tout au moins s’il est un sujet psychiquement
équilibré – il est forcé de prendre acte de la dimension a-normale de ce qui lui arrive97
Le banal et l’insignifiant sont ainsi les résultats d’un labeur continu auquel tout un chacun est
tenu ; faillir au devoir d’«être comme tout le monde» conduit le déviant à être considéré
comme un ignorant à rééduquer, un fou à soigner ou un idiot à écarter. Le membre qui
93 Harvey Sacks, « On doing "being ordinary" » In J. M. Atkinson & J. Heritage (Eds.), Structures of social
action. Studies in conversation analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 [1984], pp. 413-429.
94Ce qui frappe dans les différents journaux et histoire people, c’est d’ailleurs la recherche inlassable de
l’ordinaire derrière le miroir aux alouettes des faux-semblants : paillettes, pouvoir, richesse, beauté, tout cela
n’est qu’apparence. Au fond, les people sont des gens comme nous.
95 Cf. Schütz (1987) ; voir également sur ces questions Daniel Céfaï, Phénoménologie et Sciences Sociales,
Genève, Droz, 1998.
96 Sacks (2003: 419).
97Un autre extrait cité par Sacks suggère que même les antécédents potentiellement alarmants quant à la
signification et la nature de l’expérience vécue n’affaiblissent pas la compulsion à la normalisation de
l’expérience. Un passager ayant assisté au détournement d’un avion s’étant produit peu de temps après un autre
détournement d’un appareil de la même compagnie raconte : «Je me suis dit qu’il y avait eu cette affaire du
détournement d’un avion polonais, il y avait à peine un mois et qu’ils étaient déjà en train d’en faire un film»
Cf. Sacks (2003 : 419).
- 26 n’appartient pas à la catégorie de la «gente épique» et qui n’a pas les compétences ou la
volonté de se plier aux formes ordinaires de la conformité sociale aura fort peu de chances
d’obtenir d’autrui les confirmations valorisantes de son soi. Le destin social de l’individu qui
ne maîtrise pas suffisamment ce qui se fait d’ordinaire pour combler son incomplétude
ontologique en puisant, dans le regard d’autrui, la validation et la reconnaissance sociale de sa
normalité est donc mis en péril. Etre reconnu comme un Je, en effet, exige d’abord et avant
tout d’être reconnu par autrui comme un semblable.
Pour ce faire, les individus doivent être à même d’utiliser, de manière appropriée au contexte
particulier dans lequel ils se situent, la «boîte à outils» que constitue le répertoire socioculturel
des catégories, des récits et des normes qui régissent «l’ordinariness» de «l’être-soi». Cette
capacité à s’ajuster de manière très fine aux impératifs situationnels et aux attentes
intersubjectives n’est pas de l’ordre de la réflexion intellectuelle, mais de l’intuition sensible :
elle repose sur le «(…) sens non conceptuel et implicite des règles du jeu, le sens de la
proportion, le goût pour l’adéquat, l’approprié, le vraisemblable et le pertinent »98. C’est
grâce à ce sens intuitif que le membre socialement compétent peut maîtriser le faire «être
comme tout le monde» et procéder à la typification de soi qui lui permet de devenir
reconnaissable par autrui. Toutefois, l’ajustement in situ aux attentes d’autrui, qu’il soit un
autrui singulier ou un autrui généralisé, ne peut être total sans dissoudre la permanence
identitaire qui permet à un individu d’être, tout au moins partiellement, «fidèle à lui-même».
Bien que, par définition, le sujet relationnel se constitue dans une «scène d’interpellation», la
référence à un «je» ne pouvant se faire qu’en relation à un «tu» et à un «nous»99, une telle
scène ne peut se réduire au regard fluctuant et immédiat de son vis-à-vis. Elle doit être
jalonnée par des récits publics et des repères objectifs qui permettent à l’individu de maintenir
le sens de soi indépendamment des refus de reconnaissance situés auxquels il est confronté.
En l’absence de ces pesanteurs objectives, le soi écologique, qui a la certitude d’avoir une
place, même si elle n’est pas la meilleure, fait place à la pathologie de la subjectivation dont
souffre le soi trop relationnel.
98 Josef Parnas., Pierre Bovet & Dan Zahavi, « Schizophrenic autism: clinical phenomenology and pathogenetic
implications ». World Psychiatry, 1(3), 2002, pp. 131-136.
99 Judith Butler, Le récit de soi, Paris, PUF, 2007 [2005]
- 27 -
Le moi trop relationnel
Comme le montre Alain Ehrenberg, l’individu souffrant et l’individu conquérant sont les deux
facettes du souci de soi auquel aboutit l’individualisme contemporain: dans la mesure où la
vie n’est plus vécue comme un destin collectif mais comme une histoire personnelle, l’estime
de soi et le sentiment d’exister dépendent uniquement de la reconnaissance d’autrui100. En
l’absence des statuts sociaux stables qui conféraient à tout un chacun le sens de sa place dans
le monde social, les interactions avec autrui et la reconnaissance qu’elles impliquent
deviennent des enjeux identitaires clés. Dans le monde politique et médiatique comme dans le
monde ordinaire, la prise de parole en Je est une mise à l’épreuve permanente du sentiment
d’exister. Pour reprendre ici une métaphore inspirée du système de production économique,
l’individu contemporain, faute de pouvoir stocker des éléments identitaires suffisamment
stables, doit gérer en flux tendu la présentation de soi en fonction de la demande instantanée
qu’il reçoit de l’extérieur. Incapable de se situer dans un continuum spatiotemporel et dans un
récit cohérent qui lui permettraient de stabiliser le sens de soi, il remet entièrement aux
rencontres aléatoires qui ponctuent son existence le soin d’alimenter son «devenir sujet». Cet
ajustement en flux tendu du sens de soi conduit ainsi, pour reprendre ici le terme de Joseph
Gabel, à une spatialisation de l’identité : cette dernière se réduit à la succession nonstructurée de moments d’interactions, sans liens entre eux, qui sont autant de moyens de
subjectivation éphémères101. Le soi trop relationnel suspend l’authentification de soi à
l’approbation immédiate d’autrui, parle sans cesse de ce qu’il fait et de ce qu’il ressent, et
multiplie les présentations de soi intimistes et personnalisantes afin d’attirer le regard d’autrui
et obtenir, par là même, la confirmation provisoire de son existence (e.g. blogs, émissions de
télé-réalité, sociabilité téléphonique, réseaux sociaux, entretiens d’embauche, etc.). La société
des individus est «celle où nous sommes de moins en moins à une place et de plus en plus
dans une relation (...)»102. La mise à distance entre soi et autrui, médiatisée par la
représentation objectivante de l’autrui généralisé, qui délivrait pour ainsi dire l’individu de
100 Alain Erhenberg, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995
101On retrouve, de manière particulièrement marquante, cette tendance à la «spatialisation» de l’identité chez
les personnalités borderline. Si l’on suit le psychiatre Pierre Bovet, en effet, les personnalités borderline peinent
à assembler dans un récit cohérent les éléments de leur histoire, et vivent et racontent celle-ci comme une
succession d’événements disparates. Ils ne parviennent donc guère à stabiliser un sens de toi temporel,
notamment par le biais d’un récit consistant, ce qui fait que leur identité est constamment menacée. Cf. Pierre
Bovet, «Identité crevassée et identité menacée. A propos de troubles de l’intersubjectivité et de l’attachement en
psychiatrie de l’adulte», Médecine & Hygiène. Psychothérapies, vol 25, no 4, 2005, pp.247-252
102 Ehrenberg (1995: 302).
- 28 n’être «que» soi-même, fait ainsi place à la simple mise en présence mutuelle de sois
purement phénoménaux.
Une telle mise en présence annule l’objectivation mutuelle des subjectivités que permet la
mise en commun argumentée des vécus individuels. Au nom de l’authenticité, la représentation de soi, qui exigeait le travail de symbolisation et de montée en généralité propre
à la prise de rôle, fait place à la présentation ou à la monstration de son individualité propre.
Le révélateur qui permet de crédibiliser un individu et de le distinguer parmi d’autres est
désormais sa capacité à exprimer de façon sincère, apparemment «asocialisée», ses
expériences et ses émotions. Le dévoilement «spatial» de l’ego conduit ainsi au retournement
de la subjectivité sur elle-même, dans une proximité de soi à soi qui désémantise le moi. Or,
la désémantisation que subit ainsi le sujet «trop relationnel» est doublement aliénante. D’une
part, le sujet «trop relationnel» ne dispose plus d’une objectivation de soi minimale dans un
récit consistant et valorisant qui lui permettrait de résister aux imputations négatives dont il
fait l’objet. Ou ce récit, s’il existe, est indûment psychologisant : «tu es responsable de ce que
tu es», scandent les institutions néo-libérales. La «psychologisation de la vie sociale»103
conduit ainsi l’individu contemporain à projeter la grille idiosyncrasique de ses expériences
particulières sur les processus sociaux impersonnels, à délaisser l’action collective pour des
stratégies singulières et à déserter l’espace public pour se réfugier dans un espace privé qui
serait seul habilité à compenser l’absence de reconnaissance sociale par une reconnaissance
affective. Au fur et à mesure que les subjectivités tentent de se rendre transparentes l’une à
l’autre, les interdépendances anonymes et les systèmes institutionnels deviennent plus
opaques. Les problèmes psychologiques, à force d’absorber l’attention publique et privée,
rejettent dans l’ombre les problèmes structurels, d’ordre social et politique, qui en sont
pourtant à l’origine. D’autre part, le sujet «trop relationnel», à force d’être suspendu aux fils
incertains et aléatoires de l’approbation et de la désapprobation de ses pairs, devient comme
étranger à lui-même. L’individu qui délaisse l’attitude de participation engagée pour celle de
l’auto-observation tend à se perdre dans les miroirs que lui tendent ses semblables, essayant
de satisfaire leurs attentes en se fabriquant des motifs d’action et des besoins stratégiquement
adaptés104. Le «soi-même comme un autre» devient le «je est un autre» de l’auto-réification
de soi. Reprenant à son compte la posture réifiante que les institutions publiques adoptent à
son endroit, l’individu éprouve de façon de plus en plus marquée «le sentiment que, pour se
maintenir au sein du réseau qui est le sien, il faut qu’il étouffe ce qu’il est réellement, que la
103Robert Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979
104Honneth (2007).
- 29 structure de la société le contraint inéluctablement à trahir sa «vérité intérieure»(...)»105.
L’expérience de soi du «moi blessé» est celle d’un «homo clausus», séparé sinon exclu du jeu
des autres par un mur invisible même si, de facto, il se trouve dans un état de dépendance
extrême vis-à-vis du système social et du regard d’autrui106. La métaphore spatiale de la
séparation entre son intériorité psychologique et l’extériorité sociale est tellement puissante
qu’il n’est plus en mesure, dit Norbert Elias, de se percevoir comme un autre parmi
d’autres107.
C’est dire si l’aliénation sociale et la pathologie du sens de soi de l’individu contemporain,
qui s’auto-objective en puisant dans des schèmes sociaux et des discours idéologiques
indûment psychologisants, entre en résonance ave l’aliénation clinique du schizophrène. En
effet, la conscience de soi et la conscience du monde perçu du schizophrène ne reposent plus
sur une expérience pré-réflexive fondatrice, celle d’être immergé dans un monde qui serait,
sinon partagé, du moins partageable avec les autres. Il ne parvient plus à établir la «juste»
différenciation entre soi et autrui – une différenciation qui lui permettrait de se poser en tant
que sujet singulier de pensée et d’action tout en misant sur la congruence de sa perspective et
la commensurabilité de ses expériences avec celles d’autrui. Le schizophrène oscille alors
entre deux formes de la «dépossession de soi», la singularisation radicale du sens de soi (e.g.
je suis un être unique, Jésus, Napoléon, etc.) ou alors une indifférenciation généralisée entre
soi et autrui, passant de «n’être que soi» à «être l’autre», de «je suis comme tout le monde» à
«je suis tout le monde»108. Dans les deux cas commence une histoire sans objet et sans sujet,
une histoire où l’individu ne parvient plus à relier, dans un mouvement d’aller et retour,
l’objectivation de soi que soutient le regard de l’autre et la subjectivation de soi que
l’expérience phénoménale d’être-au-monde rend possible. Autrement dit, le soi pas assez
relationnel du schizophrène se sent, comme le dit Henry Grivois, «happé par le monde»109.
105 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p.68
106 Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie?, Pandora/ Des Sociétés, 1980 [1970]
107 La liberté des modernes» postule ainsi, comme le dit Elias (1991 :98), «(...) qu’est “social” ce qui chez tous
les hommes est “identique” tandis que ce qu’ils ont de “particulier”, ce qui fait de chacun d’entre eux un être
original, différent de tous les autres hommes, bref une individualité plus ou moins marquée, serait, on se plaît à
le croire, un élément extra-social auquel on prête (...) une origine naturelle et biologique ou une origine
métaphysique, selon les cas ».
108Henri Grivois, «De l’individuel à l’universel: la centralité psychotique», in Henri Grivois & Jean-Pierre
Dupuy (dir.) Mécanismes mentaux, mécanismes sociaux. De la psychose à la panique, Paris, La Découverte,
1995, pp.35-57
109Grivois (1995: 39).
- 30 Le moi pas assez relationnel
L’altération des fondements préréflexifs, notamment sensorimoteurs, qui permettent au
« proto-self » de distinguer, grâce au sentiment de l’effort, les événements qui sont le produit
de sa propre action et ceux qui résultent de l’action d’autrui, les actions volontaires des
actions involontaires, engendre des profonds troubles de l’identité110. Le sentiment du
«almost like-me» qu’activent automatiquement les facultés mimétiques (cf. supra) fait place à
une indifférenciation radicale entre soi et autrui. En se vivant comme la caisse de résonance
des moindres stimuli que lui envoient alter, ego compromet la possibilité même d’un échange
intersubjectif111.
Alors que, chez l’agent ordinaire, toute expérience coexiste avec le sentiment proprioceptif
immédiat, non inférentiel, de la « mienneté » de cette expérience, les êtres qui souffrent du
trouble de générateur de la schizophrénie nouent un rapport inférentiel à leurs propres
actions112. Faute de pouvoir procéder à l’auto-identification qui leur permettrait de savoir,
avec certitude, qui a accompli ce geste, le sens de soi qu’ils sont susceptibles de développer
est uniquement sémantique. Car ils n’ont ni l’expérience phénoménale première, ni le
«principe d’intelligibilité narrative» qui leur permettraient de réduire de façon drastique le
nombre de candidats, y compris eux-mêmes, au statut de «suppôt» de tel prédicat mental ou
de telle prédication d’action113. L’enquête que déclenche l’observation d’un comportement
qui permet, pour reprendre la belle expression de Vincent Descombes, à «la question du
sujet» d’être posée, n’est donc jamais close114. Pris dans cette enquête sans fin, à l’issue
toujours incertaine, le schizophrène essaie de la résoudre, bon an mal an, en déterminant à
tâtons le sujet de l’action qu’il observe soit en projetant toute la responsabilité de ses actions
sur autrui, soit en se prenant pour responsable de toutes les actions qui se déroulent autour de
lui.
La nature insuffisamment relationnelle du sujet schizophrène le conduit non seulement à
perdre le contact avec autrui mais également, comme le dit Minkowski, le «contact vital avec
la réalité». Ce contact vital avec la réalité est la condition essentielle du processus
d’«accordage» qui permet au membre ordinaire de faire «être comme tout le monde» en
s’ajustant au «devenir ambiant», que ce soit les attentes normales de ses semblables ou les
110 Voir sur ces questions Marc Jeannerod «Intention, représentation, action», Revue Internationale de
Psychopathologie, n°10, 1993, pp.167-191.
111Grivois (1995).
112Parnas, Bovet, & Zahavi (2002).
113 Notre terminologie s’inspire ici de Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995
114Vincent Descombes, «A propos de la critique du sujet et de la critique de cette critique», Cahiers
Confrontation, n° 20, 1989, pp.115-129.
- 31 impératifs situés du cours d’action. «(…) l’intuition, qui guide notre activité et la maintient
dans les limites qui ne sauraient être violées impunément, fait défaut. L’élan personnel
apparaît alors dans sa nudité effarante ; le schizophrène plante là son acte ou son œuvre, dans
le monde ambiant, sans se préoccuper des exigences de celui-ci, comme si, au fond, il
n’existait pas du tout»
115.
Comme le montre Minkowski, s’inspirant ici des travaux d’Henri
Bergson, le fonctionnement psychique du schizophrène privilégie de façon hypertrophiée le
traitement intellectuel de la réalité, qui prend en charge la gestion de l’inerte, du solide et du
spatial, au détriment du traitement instinctif du changement et de la durée116. Or, sans un
équilibre entre instinct et intelligence, qui permet de se mettre au diapason avec les autres et
d’accéder à l’ordinaire intersubjectif, l’individu ne peut plus atteindre l’harmonie qui lui
permet de «suivre la marche du monde» tout en sauvegardant la notion de sa propre vie 117
«L’intelligence», une fois privée du frein naturel que constitue l’intuition, ne peut suppléer à
«l’instinct défaillant» sans prendre les «formes monstrueuses» et rigides du rationalisme et du
géométrisme morbides. Incapable de raisonner selon les règles du sens commun, le
schizophrène tente de réifier la réalité trop mouvante qui l’entoure en lui appliquant des lois
logiques et mathématiques qui sont totalement dysfonctionnelles du point de vue
pragmatique118. La perte de l’intuition naturelle de «ce qui va de soi» – ce que Schütz,
directement inspiré de la phénoménologie d’Husserl, appelle «l’attitude naturelle» – conduit
ainsi le schizophrène à l’intellectualisation et donc à la perte de maîtrise pratique des
automatismes de la vie quotidienne, qui ne sont plus vécus sur le mode impensé de la routine.
Un patient schizophrène témoigne ainsi : «Aucun de mes mouvements ne me vient plus
automatiquement. J’y pense trop, même à marcher comme il faut, à parler comme il faut et à
fumer, à faire quoi que ce soit. Avant, tout cela me serait venu automatiquement»119.
L’intellectualisation morbide des faits et gestes de la vie ordinaire et l’altération de la
différenciation entre soi et autrui conduisent le schizophrène à la mise en doute systématique
de la nature intersubjectivement partageable de son expérience subjective ainsi que du monde
qui l’entoure. Oscillant ainsi entre l’indifférenciation avec autrui et la singularisation radicale
du sens de soi, une patiente explique qu’elle a besoin tout à la fois d’une « compréhension
115 Minkowski (2002: 192).
116 Minkowski (2002 : 113).
117 Minkowski (2002 :107).
118 Wolfgang Blankenburg, First Steps Toward a Psychopathology of "Common Sense", PPP, 8(4), 2001, pp.
303-315.
119Parnas, Bovet et Zahavi (2002: 133).
- 32 intersubjective totale et absolue », ce qui la conduit à percevoir une foule anonyme comme
une myriade de relations personnelles, et d’une « originalité totale », ce qui l’amène à cesser
d’écouter une musique qu’elle affectionne aussitôt qu’elle en entend parler par quelqu’un
d’autre120. Elle semble donc incapable de procéder à la dépersonalisation minimale des
rapports sociaux afin de saisir les conventions, les rôles sociaux, voire l’usage approprié du
langage, qui les régissent. Immergé, comme le dit Minkowski, dans un monde « désocialisé »,
le schizophrène ignore complètement la dimension sociale ou collective de l’expérience. Loin
de se demander si autrui perçoit ou non les mêmes événements ou les mêmes paroles que lui,
il reste enfermé dans son propre point de vue et ne parvient pas à adopter le point de vue de
cet autre, impersonnel et anonyme, que constitue la collectivité dans son ensemble121. Le vécu
idiosyncrasique du schizophrène, qui se perd ainsi dans l’impertinence systématique d’une
expérience ou d’un raisonnement qui n’arrivent plus à être communs, ne peut donc remplir les
critères sociaux de la légitimité de l’expérience à laquelle sacrifie le membre ordinaire. Ce
dernier, on l’a vu, s’autorise à vivre une expérience en fonction de sa légitimité pressentie
afin d’éviter la réprobation sociale qui frappe celui ou celle qui ne parvient pas à faire « être
comme tout le monde »122. Or, ni l’expérience vécue par le schizophrène, ni sa mise en récit
ne revêtent une forme intelligible et socialement acceptable. En effet, pour les schizophrènes
dont le tableau clinique est dominé par les symptômes dits «positifs» (e.g. présence
d’hallucinations auditives et/ou visuelles, extravagance sémantique et comportementale, etc.),
le travail de normalisation de l’expérience individuelle qui dépasse le cadre habituel de
l’intelligibilité ordinaire ne suffit pas. Car les « praticiens de la raison ordinaire», comme le
dit Melvin Pollner, peuvent tolérer la discordance des versions du monde et tenter de la
dépasser par différents dispositifs de prise en charge collective, tels les procès judiciaires123.
Mais l’expérience psychotique ne se prête guère à une telle prise en charge, qui vise in fine la
120 Pierre Bovet, «Identité crevassée et identité menacée. A propos de troubles de l’intersubjectivité et de l’attachement en ps
Psychothérapies, vol 25, no 4, pp.247-252
121 Mark Anspach, «Délire individuel et effervescence collective», in Henri Grivois et J-P Dupuy (dir.),
Mécanismes mentaux, mécanismes sociaux. De la psychose à la panique, Paris, Ed.la Découverte, 1995, pp. 97107
122 Une conversation téléphonique entre deux amies dont l’une, Madge, raconte le terrible accident de la
circulation dont elle a été le témoin direct, illustre fort bien le fait que le droit de vivre tel ou tel type
d’expériences est distribué de manière différenciée – le «entitlement to have experiences» (Sacks). En effet,
comme le montre Sacks, Madge est habilitée, « en-tant-que témoin », à ressentir de façon très émotionnelle
l’événement traumatique auquel elle a involontairement participé. En tant que « moi-qui-ai-vécu-cela-en-tantque-moi-témoin» , elle est le titulaire légitime du récit de l’événement et possède le droit de le partager
socialement ; en revanche, son amie, Béa, n’a pas le même droit car elle n’a eu accès à l’événement que par
l’intermédiaire du récit de Madge ; elle peut, certes, inclure l’expérience racontée par Madge dans son stock de
connaissances, mais pas dans le stock de ses expériences, ce qui fait qu’elle ne peut éprouver légitimement la
même émotion que Madge.
123 Melvin Pollner, Mundane reason, Cambridge, Cambridge University Press, 1987
- 33 réhabilitation de l’ordre intersubjectif qui a été provisoirement menacé ; car pour le
schizophrène, ce ne sont pas les versions d’un monde partagé qui divergent mais ce sont bel et
bien des mondes et des réalités vécus comme drastiquement discordants124.
Le seul moyen qui reste au schizophrène pour «valider» son expérience est, comme le montre
Pollner, «l’ironicisation» de sa mise en récit (ironicization of experience). Niant publiquement
la réalité d’une expérience vécue qu’il sait impartageable, le schizophrène peut choisir l’ironie
en disant «j’ai cru entendre x ou voir y». Il adopte ainsi le récit qu’il estime socialement
acceptable en puisant dans ce que Melvin Pollner appelle le «monde connu par ailleurs»
(world otherwise known). En se distançant ainsi de son propre vécu et donc de ses convictions
intimes, inavouables socialement, le schizophrène se convertit intellectuellement à la raison
ordinaire. La validation sociale qu’il est susceptible d’obtenir par une telle conversion ne
porte donc pas sur son expérience ; elle porte sur sa mise en récit. Pour avoir la chance
d’entendre enfin d’autrui le Tu socialement valorisant dont il a besoin, le schizophrène se voit
contraint de produire, à l’aide du récit ironique de son expérience, un Je artificiel et donc
proprement insignifiant. La validation sociale qu’il est susceptible d’obtenir par une telle
conversion ne porte pas sur son expérience ; elle porte sur sa mise en récit. Pour avoir la
chance d’entendre enfin d’autrui le Tu socialement valorisant dont il a besoin, le schizophrène
se voit contraint de produire, à l’aide du récit ironique de son expérience, un Je artificiel et
donc proprement insignifiant. Pour le schizophrène, le prix à payer pour l’obtention d’une
validation intersubjective est donc très élevé : il implique en effet le déni de son vécu
subjectif. Le coût élevé d’une telle validation, qui s’avère de plus incertaine puisqu’elle
dépend du bon vouloir d’autrui, peut conduire le schizophrène à préférer la voie de la
confrontation à celle de l’autodérision. La guerre des versions du monde fait alors place à la
guerre des mondes125. Ainsi, le patient schizophrène atteint de la folie des grandeurs,
persuadé d’être Jésus Christ et se disant capable de soulever des objets par la seule force de sa
volonté, n’est nullement perturbé par les échecs successifs auxquels il doit faire face devant
son psychiatre. « Si vous ne voyez pas cette table voler, c’est que vous n’avez pas accès à la
réalité cosmique! »126. L’individu privé des confirmations extérieures de son soi se réfugie
124 Melvin Pollner « The very coinage of your brain. The anatomy of reality disjunctures » Philosophy of the
Social Sciences, 5, 1975, pp. 411-430
125 En effet, comme le montre Melvin Pollner, les conflits d’interprétations ou les divergences d’expériences ne
menacent pas l’équilibre psychique ou social tant que qu’il s’agit de l’expérience ou l’interprétation de la même
chose. C’est ce postulat ontologique qui semble manquer à la posture du schizophrène: il n’y a pas de promesse
d’un accord intersubjectif ou d’interchangeabilité de points de vue, qui fait que toute divergence menace
directement le sens de soi.
126 Pollner (1975)
- 34 dans la réalité cosmique, le monde de l’expérience radicalement illégitime auquel l’Autre est
incapable d’accéder. Ainsi, Caroline, patiente schizophrène, confie à son psychanalyste : « Je
me retire dans l’endroit où mes propres mots sont réels et les gens ne le sont pas ; ils ne
peuvent plus me toucher. Je suppose que j’y trouve refuge, c’est un lieu privé où je fuis dans
mes propres mots pour que les autres ne puissent ni me toucher ni me menacer»127. De peur
de voir l’expérience dont ils rendent compte abandonnée à autrui, de crainte d’être contraints
à céder, à abandonner et donc à être dépossédés de leur vécu au moment même où ils en font
le compte rendu128, certains schizophrènes évitent ainsi de dire Je. En effet, dire Je est en
principe un acte public, qui implique le dévoilement de soi face à un Autre qui, en jouant le
rôle de Tu, l’aide à se construire. En adoptant un langage idiosyncrasique et en esquivant les
positionnements à la première personne, le schizophrène se protège du savoir sur lui-même
que le Tu prétend lui communiquer. Comme le dit Michael Robbins, la musique des paroles
du schizophrène compose une mélodie idiosyncrasique dont le but est de ne pas
communiquer129. Il évite ainsi l’effet d’objectivation inhérent à la conversion de son Je en en
Tu ou en un Il et résiste à la typification de son expérience vécue – un effet d’objectivation et
de typification qui est, pour son identité d’ores et déjà «crevassée», synonyme de
dépossession de soi130.
L’évitement de la communication est d’autant plus fréquent chez le schizophrène qu’il ne
dispose pas de la monnaie d’échange communicationnelle que constituent les expériences
socialement partageables. La réduction drastique de la quantité comme de la qualité des
échanges sociaux diminue la probabilité de rencontrer des Tu socialement valorisant, aptes à
donner naissance à des Je à la fois socialement intelligibles et subjectivement vécus comme
étant authentiques. La carence des pronoms personnels qui caractérise le discours des
schizophrènes souffrant de «symptômes positifs» est particulièrement éclairante par rapport à
notre hypothèse sur l’individualisation progressive du sujet relationnel. Dans de nombreux
cas, c’est le schizophrène lui-même qui choisit de parler de soi à la troisième personne – sans
du tout, pour ce faire, opérer un détour par un Autre : «Les termes ‘je, moi’ sont moins
127 Michael Robbins, « The language of schizophrenia and the world of delusion », International Journal of
Psychoanalysis, vol. 83, no 202, 2002, p.399
128 Ce sentiment de dépossession n’est d’ailleurs pas l’apanage du schizophrène ; si l’on suit Judith Butler
(2007), un tel sentiment touche tous les individus, qui arrivent simplement mieux à le gérer. En effet, tout un
chacun découvre tôt ou tard qu’il ne peut faire référence à un Je qu’en relation à un Tu ; l’interpellation par un
Tu exhorte et conduit le Je hors de lui-même, dans un mouvement paradoxal qui disloque la perspective en
première personne tout en la conditionnant et la rendant possible.
129 Robbins (2002: 398).
130 L’expression «identité crevassée» est de Pierre Bovet (2005)
- 35 employés que normalement et remplacés par ma personne, ‘ma personnalité, on’. Le sujet
parle de lui comme d’un individu étranger qu’il observerait »131. Dans la mesure où cette
carence discursive ne concerne pas les schizophrènes atteints d’une symptomatologie dite
«négative» (e.g. absence de délire, appauvrissement du discours, émoussement affectif),
certains auteurs suggèrent que leur « sens minimal de l’identité » – un sens qui les distingue
des patients atteints de symptomatologie positive – les protège en partie contre le délire et les
hallucinations132. Les hallucinations peuvent en effet être assimilées à la fragmentation de
différents Moi, qui ne sont pas réintégrés et réappropriés dans un self narratif. Or, nous
l’avons vu, c’est le récit qui inscrit le vécu dans un continuum temporel et permet de faire la
synthèse entre le moment d’objectivation de soi, via le regard de l’autre, dans des Moi situés
et le moment de subjectivation de soi, via l’engagement pratique et moral dans des situations
où le Je peut faire une différence. En l’absence de synthèse et d’unification de ces différents
Moi, le centre de gravité narratif dont parle Daniel Dennett éclate133. Tous les Tu, ainsi que
leurs pendants narratifs à la première personne (Je), tous les Il/Elle, les rôles et toutes les
identités sociales se délient et interrompent les «dialogues» qui leur permettent, en temps
normal, de se coordonner les uns avec les autres en fonction du contexte social. Une patiente
schizophrène évoque ainsi la progression de sa psychose, qui a débuté à passer 30 ans, ce qui
est un âge relativement tardif pour la schizophrénie : « Au début, je croyais qu’il s’agissait de
mes différentes humeurs, mais maintenant il s’agit de bien plus que cela. Je sens comme si ma
personnalité se dénouait et que chacune de mes humeurs acquerrait sa propre personnalité. Il
n’y a pas de noms pour eux, que des descriptions : l’adulte apeuré, l’adulte froid, l’adulte
concerné, l’adolescent, l’enfant, les Autres – ceux-là ne sont pas moi. Ils parlent à l’intérieur
de ma tête; je ne les entends pas très bien, je ne deviens pas eux – ils sont juste là »134. Si l’on
suit Ronald Laing, dans certains types d’hallucinations, un des fragments de la personne, un
de ses Moi, peut soutenir seul la narration à la première personne et prendre la posture du Je.
Le problème est que le Je devenu ainsi énonciateur tend à traiter, sous le mode objectivant du
« elle » ou «il», les autres fragments non réintégrés du soi divisé. Mais ce procès
d’objectivation cohabite avec le pressentiment contraire selon lequel ces Moi font bien corps,
d’une manière ou d’une autre, avec le Je énonciateur. Ainsi, Rose, une patiente de Laing,
131 Minkowski (2002: 148). Minkowski cite ici les propos de Dide et Guirot.
132 Marie-Christine Noël-Jorand, Max Reinert, Sébastien Giudicelli & Daniel Dassa, « Schizophrenia : The
Quest for a Minimum Sense of Identity to Ward Off Delusional Disorder », Canadian Journal of Psychiatry,
Vol. 49, no 6, 2004, pp. 394-397.
133 Dennett (1995).
134 Kristen B. Fowler, « Snapshots : The First Symptoms of Psychosis », Schizophrenia Bulletin, Vol. 33, no 1,
2007, pp. 16-18.
- 36 affirme: « Elle est moi et je suis sienne tout le temps ». Une autre patiente lui confie: « Elle
est un Je qui cherche un Moi ». Rose, en disant à Laing « Elle est Moi et Je suis sienne »135,
manifeste la confusion propre à un individu psychologique, par trop sémantisé, qui n’arrive
plus à s’extraire de la symétrie des prédicats mentaux dans laquelle il est immergé. Le
schizophrène ne peut plus s’en sortir et se borne à leur équivalence et à la confusion
désubjectivisante, car il ignore presque tout du contexte symbolique et social qui permet
l’articulation paradoxale de la première et de la troisième personne. Paradoxalement, en effet,
c’est parce que la première et la troisième personne se sont rendues partiellement
interchangeables en puisant dans le même répertoire public de prédicats mentaux que leur
asymétrie peut être rétablie in situ – une asymétrie nécessaire, on l’a vu, à la maintenance du
sens de soi et à l’émergence du sujet pratique et moral qui parvient à s’engager, en tant que
tel, dans un monde commun.
Conclusion
Au terme de ce parcours, le sujet a clairement changé de statut ; loin de l’instance a priori que
postulent les métaphysiques essentialistes du sujet, il apparaît comme un processus
éminemment relationnel. Sur le plan logico-philosophique, sur le plan ontogénétique ainsi que
sur le plan sociohistorique, le statut de sujet moral est une conquête qui n’est jamais achevée.
Car le statut de sujet moral dépend non seulement de la présence «validante» des Autres, qui
lui assurent de la réalité du monde et lui confirment son droit à faire «être sujet» ; il dépend
également des dispositifs institutionnels, historiquement et politiquement situés, qui lui
accordent ou non l’autorisation à se positionner à la première personne. Au XIXe siècle,
comme le rappelle Jan Goldstein, seuls certains individus se voient reconnaître les capacités
intellectuelles nécessaires à l’actualisation du self potentiel que tout un chacun possède. De
nos jours, la hiérarchie entre les selved et les unselved existe toujours, bien que ses frontières
se soient déplacées et que la distribution contemporaine de la (dé)subjectivation revête des
formes plus subtiles. En effet, tous les individus ne sont pas socialement égaux devant
l’injonction à être soi. D’une part, certains, pris dans les exigences du monde du travail et de
l’univers domestique, n’ont pas le loisir de multiplier les échanges qui leur permettraient de
majorer leur individualité ; d’autre part, seuls certains univers sociaux, notamment les classes
moyennes et supérieures, sont marqués par la culture de l’authenticité et la quête de
l’expression de soi136. Les membres des classes populaires, notamment, tendent à délaisser
135 Ronald D. Laing, The Divided Self , London, Tavistock Publications, 1960
136 Sur ces questions, voir le beau livre de Dominique Pasquier, Cultures lycéennes : la tyrannie de la majorité,
- 37 «le souci de soi» pour soutenir les réseaux de solidarités locales mais aussi répondre aux
pressions de leur groupe d’appartenance. De même, alors que les dominants apparaissent et se
présentent comme une «collection d’individus», dans laquelle chacun se distingue, telle une
perle, par son unicité, les dominés sont perçus et se perçoivent comme des groupes
homogènes dont les membres sont interchangeables et équivalents137. C’est dire si le
processus d’individualisation est, en dernière instance, un phénomène politique ; ce sont les
institutions sociales et politiques qui procurent ou refusent à l’individu les conditions
nécessaires de sa constitution en tant que centre unitaire de conscience, de sens et, surtout, de
projet. A l’inverse de «l’individu perdu» dont parle John Dewey, qui est «jeté» dans le monde
et «désintégré» par l’ignorance des interdépendances systémiques dans lesquelles il est pris,
l’individu «individualisé» qu’une démocratie politique véritablement libérale est censée
produire dispose de suffisamment de moyens politiques pour transformer son «subir en
agir»138. Autrement dit, la politique est essentiellement une politique de la subjectivation, à
condition que celle-ci soit précédée de l’objectivation nécessaire à l’émergence du sentiment
de commune humanité.
Paris, Autrement, 2005.
137Voir à ce propos les travaux du psychologue social Fabio Lorenzi-Cioldi, Individus dominants et groupes
dominés, Grenoble, PUG, 1988.
138 Cf. John Dewey, Le public et ses problèmes, Farrago, 2003 [1927], ainsi que l’excellente introduction qu’en
fait sa traductrice, Joëlle Zask.