L’édifice comme
représentation du projet
Victoire Chancel
sous la Direction de Jean-Didier Bergilez
Université Libre de Bruxelles
Faculté d’Architecture La Cambre-Horta
Année 2014-2015
Merci à Jean-Didier Bergilez pour sa direction.
Merci à mon père, Jean-Marc Chancel, pour sa relecture intelligente.
Merci à Denis Derycke et David Lo Buglio pour leurs orientations
bibliographiques.
Merci également aux divers professeurs dont les enseignements
de cette année ont enrichi ce travail: Vincent Brunetta et Maurizio
Cohen de l’option HTC, Thierry Decuypere et Sophie Dars de l’atelier
Unité de Production.
Enfin, merci à tant d’autres, de ma famille ou de mes amis, qui d’une
façon ou d’une autre, m’ont aidée dans l’accomplissement de ce
travail. Une pensée toute particulière pour Annie de la Souchère,
Jean-Sebastien Cardone, et Ludovic Thullier.
4
SOMMAIRE
5
OUVERTURE
L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET: CONDITIONS
D’EMERGENCE
Entre le projet et l’édifice, une dichotomie essentielle à la définition de
l’architecture
Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le projet
L’expression du projet est concomitante à l’invention du projet dans son
acception moderne
7
7
18
21
LES REPRÉSENTATIONS DU PROJET DANS L’ÉDIFICE:
FIGURES CONTEMPORAINES
31
LA PERSISTANCE DU DESSIN
La mouche dans le Telepod
Les profondeurs de Flatland
Anamorphoses
32
33
38
41
51
51
51
56
RÉSURGENCES : FIGURE ET COMPOSITION
Résurgence de la figure
Figures everywhere
Figure vs Forme
Résurgence de la composition
La composition comme conception de projet
Composition + Non composition
61
61
62
DESSEINS LIMITES
Le complexe de la feuille blanche
Pierre, feuille, ciseaux.
Phantom of the paradise
73
73
79
83
L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET: ACTUALITÉS
Comprendre/sentir, grand débat
L’actualité du débat
L’invention-l’auteur
91
92
94
95
Bibliographie
101
5
6
OUVERTURE
Ce mémoire traite de la possibilité pour l’édifice de se faire la
représentation du projet.
Nous acceptons assez communément l’affirmation qui pose le
projet comme la représentation de l’édifice. Nous acceptons plus
difficilement l’idée inverse, selon laquelle l’édifice peut se faire la
représentation du projet.
Et c’est bien normal.
Il en est de l’ordre des choses. La matière existe dans le réel.
La représentation est seconde, dans un rapport d’abstraction à
celui-ci. Aussi respectons nous la logique hiérarchique des ontologies qui donne ses domaines d’existence respectifs à l’édifice
et à la représentation.
De plus, imaginer l’édifice comme représentation du projet
relève du paradoxe. Par définition, le projet projette vers l’édifice.
Plans, coupes, élévations figurent la construction en vue de sa
réalisation. Aussi, l’idée que la réalisation construite représenterait les moyens qui l’ont rendue possible paraît absconse.
Le sujet de ce mémoire est saugrenu.
Une explication est qu’il s’est constitué à partir d’un sentiment
diffus et de curiosités personnelles pour lesquels on a trouvé
dans ce travail l’opportunité de faire sens.
Du sentiment diffus est né la formulation d’une hypothèse
heuristique : les domaines du projet et de l’édifice sont autant
indépendants que communicables l’un à l’autre.
Des curiosités a découlé un répertoire de références essentiellement locales, belges pour la plupart.
Le sujet de ce mémoire est légitime, dans l’autobiographie
comme dans la théorie.
La première partie de ce travail s’attache à mettre en place la
possibilité théorique du sujet au travers d’une compréhension de
l’histoire de la discipline.
La deuxième partie, au travers de l’analyse de réalisations architecturales, tente elle de montrer la faisabilité en acte de cette
possibilité théorique.
La troisième partie cherche à établir, au regard de l’actualité
du débat architectural, des correspondances entre des architectures et des postures d’architectes.
7
8
L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET:
CONDITIONS D’EMERGENCE
Il est nécessaire de considérer comme établies trois grandes
idées afin d’accepter comme valide l’analyse de la période
contemporaine qui va suivre.
1- Il y a une dichotomie, essentielle à la définition de l’architecture, entre le projet et l’édifice. Cette dichotomie est consubstantielle à la formation de la discipline telle qu’on la connait
aujourd’hui. De plus, «l’anoblissement» de la discipline architecturale, dans son passage de l’artisanat à l’art, s’est fait par des
moyens qui ont donné une prééminence qualitative au projet.
2- Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le projet,
les deux entités sont sémantiquement différentes. Si l’édifice
peut être silencieux sur le projet qui aboutit à sa réalisation,
l’édifice peut aussi vouloir parler du projet, ou, plus précisément
être délibérément constitué comme le lieu d’expression du projet.
3- La volonté de parler du projet dans les édifices est concomitante à l’invention du projet dans son acception moderne. De
fait, leur différence sémantique s’est exprimée d’elle-même.
Entre le projet et l’édifice, une dichotomie essentielle
à la définition de l’architecture.
La notion d’architecture a ceci de particulier qu’elle peut englober tout autant les productions architecturales -les constructions- que l’effort de conception et les productions qui leur sont
antérieures- le projet d’architecture. Une observation rapide
des rapports qu’entretiennent les deux notions les rangerait par
facilité sous le règne de la relation logique de cause à effet - ceci
provoque cela, un des termes est nécessairement antérieur à
l’autre, l’existence de chacun des termes dépend de celle de
l’autre.
Bien évidemment, les rapports entre projet et construction
échappent à cette logique. Aucune relation définitive ne lie de
façon certaine et automatique les deux termes, l’un ne provoque
pas automatiquement l’autre, l’un ne précède pas forcément
l’autre, l’existence de chacun des termes ne nécessite pas celle
de l’autre. Le simple fait qu’il puisse y avoir projet sans qu’il y ait
construction, de la même manière qu’il peut y avoir construction sans qu’il y ait eu projet, atteste de cette dualité constitutive
de la discipline architecturale1 . Le constat, bien qu’évident, est
fondamental puisqu’il démultiplie l’ampleur du champ de leurs
rapports possibles.
7
1-Cette observation pourrait être
appuyée par Robin Evans qui
dans son essai Translation from
drawing to building met en évidence ce qu’il considère comme
deux moyens d’altérer l’architecture: l’un serait de «rattacher
l’architecture aux autres arts visuels en insistant sur le fait que
seulement ce que les architectes
manipulent de leur mains constitue leur travail propre» p.157.
L’autre serait d’«insister sur l’implication directe de l’architecte et
de renier l’importance du dessin en lui préférant l’immédiate
construction» p.159. Traduction
personnelle.
Dans sa thèse intitulée De l’indifférence à l’architecture , Pascal
Urbain aborde la question du phénomène de distension entre le
dessein et l’acte, relevant sa singularité au sein de la discipline
architecturale au travers du projet : «Une trouble expectative
distingue toujours un projet d’une finalité ordinaire. La plupart des
finalités sont communes; constamment, on désire quelque chose, on
l’obtient sans procès, sinon sans effort; on veut se lever; on se lève;
on veut boire; on boit; on veut bâtir un mur de mille milles de long;
on empile les pierres une par une, l’esprit occupé à tout autre chose
que l’harassante besogne. Ce qui nous fait dire qu’on a un projet
plutôt qu’une simple envie, c’est la béance qui se creuse entre le désir
et son accomplissement2 ».
Cette «béance», temporelle bien sûr mais également de bien
d’autres natures comme nous le verrons, laisse toute la place au
projet de s’y glisser, y prendre ses aises, s’y étendre, et de s’y
développer en densité jusqu’à devenir un corps à lui tout seul. Si
bien qu’à la fin, le projet, dont l’étymologie pourtant nous disait
bien qu’il était irrémédiablement assujetti à un objet à venir, acquiert une certaine autonomie par rapport à ce qu’il projette.
C’est sur cette relative indépendance du projet, qui trouve de fait
son corollaire du côté de la construction, que repose la possibilité théorique d’isoler l’étude de chacune des deux acceptions
comprises par la notion d’architecture.
Elle justifie des recherches terminologiques nouvelles, comme
par exemple le mot architecturologie3 tenté par Philippe Boudon
pour désigner le projet et la pensée qui préside à celui-ci séparés de l’acte de construction, et évite à des formules telles que
«architecture construite4 » l’écart d’une tautologie.
Cette séparation première entre le dessein et l’acte, offrant
assez d’espace entre les deux termes pour que le projet ait pu
progressivement se constituer comme une entité propre, a un
commencement, et donc une histoire.
Pour situer cette origine, on peut avoir recours aux analyses
de Foucault, et tenter, au travers de l’archéologie des sciences
humaines, de trouver les conditions historiques de l’organisation
des savoirs qui ont pu autoriser un tel évènement.
Pour Foucault, chaque époque se fonde sur une épistémè, un
champ épistémologique qui définit la toile de vérités à partir de
laquelle peuvent s’établir les discours et les sciences.
A l’épistémè de la Renaissance basée sur la mimésis -la ressemblance et la similitude- succède au tournant du XVIIe siècle un
champ épistémologique fondé sur la représentation. Là où le discours renaissant était inséré dans le monde jusqu’à se confondre
avec les choses, le discours classique introduit la représentation
dans l’écart entre le monde tangible et les sciences et les arts
qui s’y rapportent.
8
2- Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, thèse de
Doctorat sous la direction d’Alain
Chareyre Méjan, 2009, laboratoire d’esthétique, Université
d’Aix Marseille, p.32.
3- Sur ce sujet, se référer aux
ouvrages de Boudon Architecture
et architecturologie et Sur l’espace
architectural.
4- Architecture construite est
l’intitulé de différents ateliers
d’école d’architecture. L’ULB y
souscrit.
A suivre cet axe d’analyse, on attribuera à ce changement de
paradigme initiant l’âge classique la naissance de cette «béance»
autorisant l’autonomie du projet.
Ainsi Françoise Fichet opère une translation de la théorie
des sciences à celle de l’architecture lorsqu’elle écrit, en introduction de La théorie architecturale à l’âge classique: « [A l’âge
classique] la représentation est rendue possible par l’insertion - ou
l’intrusion- entre les mots et les choses, entre le signifiant et le
signifié d’un troisième terme qui est la liaison entre l’un et l’autre. (...)
L’esthétique de la mimésis se brise peu à peu pour céder la place à
une esthétique du langage architectural; à une esthétique de la lisibilité va succéder une esthétique du sens et du projet5 ».
Dans ce bâillement entre deux entités ontologiques qui
auparavant n’en formaient qu’une, l’architecture aurait trouvé,
suivant en cela les arts de pure représentation, l’opportunité de
développer une production dont la signification serait affranchie
du monde tangible auquel elle était liée. Conception et édifice
qui, comme le dessein et l’acte, formaient les deux faces d’une
même pièce, se seraient ainsi retrouvés, à l’aube du XVIIe, assez
distincts l’un de l’autre pour entretenir un éventails de rapports
bien plus large que celui qui les unissait auparavant autour du
lien mimétique.
5- Françoise Fichet, La théorie
architecturale à l’âge classique,
p.6.
Velasquez, Las Meninas, Madrid,
1656.
La représentation de la représentation comme condition
de l’epistémé classique pour
Foucault
9
Dès lors, l’aphorisme de Foucault lancé en conclusion de son
analyse des Ménines de Velasquez, et qui sonne presque comme
une injonction à la peinture, pourrait tout autant être fait sien par
l’architecture: «Libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation6 ».
En passant pour le moment sur la particularité du rapport
à la mimésis propre à la discipline, qui interdit à l’architecture
d’être aisément assimilée aux arts de représentation, il faut pour
l’instant observer que, pour que le lien entre la représentation
et la réalisation d’architecture se distende, encore a-t-il fallu que
la discipline soit affaire de représentation. Pour cette raison, la
lecture foucaldienne reste pertinente pour comprendre les individuations respectives du projet et de l’édifice, à condition que l’on
fasse encore quelques pas en arrière, pour revenir deux siècles
plus tôt au moment de la mise en place de la représentation
architecturale.
Ce phénomène a autant avoir avec la théorie des arts qu’avec
la sociologie et s’articule autour de la volonté des architectes renaissants de faire accéder leur discipline à une meilleure reconnaissance sociale. Au cours du Quattrocento, initiée par Alberti,
se développe une théorie des arts à même de parvenir à cette
fin. Cette théorie procède d’un double mouvement d’alliance et
d’exclusion, afin de satisfaire les ambitions couplées de l’architecture d’une part d’être associée aux arts libéraux -considérés
nobles- et de l’autre de se détacher des arts mécaniques -considérés «ignobles».
Les architectes travaillent donc premièrement à établir une
coupure nette entre architecture et construction, notamment en
élevant une barrière sociale entre eux et les maîtres-maçons,
que ce soit par l’élaboration de traités relevant la spécificité
de l’architecture ou par des critiques du système social qui
sous-tendait la conception médiévale des corps de métiers7. D’un
autre côté, la théorie s’emploie à rattacher l’architecture aux
disciplines libérales du Trivium et du Quadrivium qui ordonnent
les enseignements savants depuis l’Antiquité8.
C’est à travers l’affirmation de l’architecture comme art du
dessin que cette entreprise d’ascension basée sur un jeu de
filiations théoriques parviendra à s’accomplir. Le moyen est bien
choisi. Le dessin à l’avantage de conjuguer toutes les qualités
d’une discipline intellectuelle et parvient en même temps à
conjurer tous les travers d’une discipline manuelle, en réduisant
l’ouvrage au minimum9.
Le dessin a ainsi l’avantage d’éloigner l’architecte du chantier,
lieu de l’édification matérielle. Ce dernier en laisse la besogne
aux constructeurs tandis qu’il prend désormais place derrière un
secrétaire 10. La conception métrique, qui faisait œuvrer l’architecte médiéval conjointement avec les maîtres-maçons au fil des
10
6- Michel Foucault, Les mots et
les choses : une archéologie des
sciences humaines,
Paris Gallimard 1966, p.31.
7- «Les discussions relatives aux
arts libéraux constituaient donc
l’aspect théorique de la lutte des
artistes pour obtenir une meilleure position sociale. L’aspect
pratique était la lutte contre la
vieille forme d’organisation en
corporations, que les artistes
ressentaient comme une entrave».
Anthony Blunt, Théorie des
arts en Italie, p.84. Traduction
personnelle.
8- Reprenant à leur compte une
organisation des savoirs qui date
de l’antiquité, les universités divisent leur enseignement entre
les disciplines du Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et
celles du Quadrivium (Arithmétique, géométrie, musique, astronomie) dont l’ensemble constitue
les arts libéraux. Comme l’explique Blunt dans La théorie des
arts en Italie: «(...) la distinction
entre arts libéraux et arts mécaniques signifiait que les premiers étaient pratiqués par des
hommes libres et les seconds par
des esclaves».
p.75. Traduction personnelle.
9- Au sujet de la part manuelle
du travail de dessin, Françoise
Fichet écrit que «[l’Humanisme
du XVIe siècle] peut admettre le
dessin de l’architecte, où le travail manuel est réduit à sa plus
simple expression, où le temps
de travail n’apparaît pas - Le
Bernin ne manquera pas de s’en
faire gloire-, où le geste de l’artiste peut se confondre avec le
dessein du Prince».
La théorie architecturale à
l’âge classique, p.19.
Le Colisée à Rome, vu du Palatin
Gossaert Jan, Mabuse (dit) (vers
1478-vers 1536) Allemagne,
Berlin, Kupferstichkabinett
avancées du chantier, cède la place à la conception projective,
anticipée et solitaire.
Ensuite, le dessin, par ses rapprochements aux arts libéraux et
plus largement au domaine de l’intelligible est un parfait vecteur
d’intégration des disciplines nobiliaires. Les arguments employés
varient en fonction des avancées du débat, mais il reste toujours
le medium par où les architectes travaillent à la reconnaissance
sociale et théorique de l’architecture.
Le Quattrocento redécouvre l’antique au travers l’observation des ruines romaines et la lecture du traité de Vitruve et
fait de l’art des anciens le détenteur d’une vérité absolue. La
capacité du dessin à véhiculer cette connaissance au travers
du relevé des chefs d’œuvre antiques justifie son éloge. D’une
autre manière encore c’est par sa dimension géométrique et
donc scientifique que le dessin prêtera ses lettres de noblesse
à l’architecture. Comme le note Anthony Blunt, il est l’outil qui
lie l’architecture aux mathématiques lesquelles font partie du
cercle des arts libéraux11. Le dessin lui-même s’est rapproché de
la science à la suite de l’adoption des techniques de projection
parallèle et de la découverte de la perspective développée par
Brunelleschi et théorisée par Alberti12.
Le dessin, pour l’époque renaissante, permet de dire le «vrai»,
de capter la logique du monde. La Renaissance attribue à l’architecture une fonction mimétique au même titre que la peinture ou
la sculpture13, le dessin est ce qui permet d’accomplir l’ambition
d’imiter la «nature», c’est-à-dire de reproduire sa mathématique
divine.
Enfin, le combat des peintres en faveur du dessin comme discipline intellectuelle vient soutenir de ses propositions le projet
11
10- Le contenu de l’enseignement de l’architecte s’en trouve
d’ailleurs modifié. Françoise Fichet écrit à ce propos que «(...)
contrairement à ce que l’on croit
parfois, l’architecte-artisan du
Moyen Age bénéficiait d’une
éducation longue et qui comportait de fortes bases littéraires,
mais cette éducation nécessitait
la fréquentation des chantiers.
La science de l’architecte, telle
que la définissent Jean Martin
ou Philibert de l’Orme ne l’exige
plus.»,
La théorie architecturale à
l’âge classique, p. 14.
11- Ainsi, Anthony Blunt dans La
théorie des arts en Italie (14501600) écrit à propos des traités
De Re aedificatori d’Alberti: «.
Chacun de ses traités sur les arts
commence par l’énoncé des fondements scientifiques de l’art en
question. Dans le cas de l’architecture, par exemple, le premier
livre est principalement consacré à l’importance des dessins
qu’Alberti considère comme le
trait d’union entre l’architecture
et les mathématiques».
p.26. Traduction personnelle.
12- Vers 1425, Brunelleschi fait
éprouver aux Florentins l’expérience de la Tavoletta avecle baptistère San-Giovanni de Florence
en se plaçant sous le portail de
d’architecture.
Leonard De Vinci se chargera d’une conquête théorique en
déchargeant l’acte de dessiner, l’operatione, de sa dimension
manuelle. Pour lui, l’exécution découle directement d’une opération mentale, puisque le dessin est déjà dans l’esprit de celui
qui conçoit avant de passer par la main qui ne fait qu’obéir. La
démonstration vincienne instaure clairement le dessin comme
cosa mentale, et l’affranchit ainsi de toute parenté avec l’artisanat.
Les différents arts convergent durant la Renaissance pour
établir une théorie à même d’offrir aux artistes un statut social
dont ils étaient exclus auparavant par les affinités de leurs disciplines avec les activités manuelles.
Mais le choix de l’outil qu’est le dessin, à même de défendre
cette accession au statut d’art libéral, s’il n’a que peu d’incidence
sur la définition de la peinture dont il constitue déjà, en soi, la
Santa Maria del Fiore: le spectateur observe le baptistère à
travers un trou percé dans une
planche de bois sur le revers de
laquelle est peinte une représentation du bâtiment. Un miroir,
qui reflète la peinture est placé
entre l’observateur et le baptistère. L’expérience a pour but de
montrer à l’observateur l’exactitude de la représentation: en
déplaçant le miroir, il constate
que chaque ligne du reflet correspond à celle du baptistère réel.
En 1437, Alberti dans le traité De
Pictura rédige la première formulation claire des principes de la
perspective centrale, en introduisant notamment la notion de
pyramide visuelle dont l’oeil de
l’observateur forme le sommet.
Il y revendique également l’invention de l’intersecteur, le principe étant une fenêtre de bois
sur laquelle est tendue une toile
quadrillée que le peintre dispose
entre lui et son modèle pour ensuite reporter sur sa toile, carré
par carré, ce qu’il distingue au
travers.
13- «[La conception du mot «nature» par Alberti] l’amène à décrire l’architecture comme une
imitation de la nature, et ceci au
même titre que les arts directement figuratifs. L’idée implicite
à cette conception c’est que la
nature procède selon certaines
lois et selon une méthode cohérente. Le but de l’architecte est
par conséquent de faire passer
dans ses oeuvres quelque chose
de cet ordre et de cette méthode
que l’on trouve dans la nature.»
Antony Blunt, op. cit. p.36-37.
Traduction personnelle.
L’homme de Vitruve, Leonard de
Vinci, 1492.
12
pierre de touche, a par contre des conséquences bien plus importantes en ce qui concerne l’architecture.
Toute la conception de la discipline s’en trouve remaniée: l’architecture devient, plus encore que l’art de l’édification, l’art de la
penser au travers l’outil du dessin.
Historiquement, c’est par son travail de production intelligible, et
non immédiatement au travers sa production sensible, qu’est reconnu à l’architecture son rang d’art libéral. Autrement dit, l’opération de conceptualisation préalable à l’édification est le point de
passage constitutif de la dimension «libérale» de l’architecture.
Il faut noter également que la valorisation du dessin, dont les
qualités sont intrinsèques à son caractère mimétique, entraîne
avec elle une autre problématique.
Un débat, qui oppose sculpture et peinture pour déterminer
lequel de ces arts est le plus libéral, fait apparaître un postulat
qui, transposé à l’architecture, génère à son tour son lot d’interrogations.
Les partisans de la sculpture affirment sa supériorité parce
qu’elle imite au mieux la nature par ses volumes et sa profondeur, Léonard de Vinci leur oppose que la peinture prévaut en ce
domaine, parce que l’illusion de tridimensionnalité qu’elle crée
est permise par des moyens intellectuels, contrairement à la tridimensionnalité de la sculpture qui ne dépend que de la matière
employée14.
Or pour une époque qui, comme nous l’avons déjà avancé,
attribue à l’architecture la même valeur mimétique qu’aux deux
autres arts susmentionnés, l’argument est transposable de la
peinture à l’architecture. Il attribue aux productions préalables à
la construction la supériorité d’une mimésis intellectualisée par
rapport à une mimésis matérialisée.
Nous sommes loin aujourd’hui de concevoir la mimésis des
arts à la manière des renaissants. L’architecture n’est plus cette
manifestation quasi mathématique de l’ordre du monde, idéal
parce que divin. Si rapport mimétique il y a en architecture, c’est
entre le dessin de projet et le bâtiment.
Et à ce sujet, il convient de marquer la différence avec les arts
de représentation proprement dit. Alors que le dessin de la peinture tend à imiter un réel déjà existant, le dessin d’architecture
s’attache lui à «imiter», ou plutôt à permettre de produire, un réel
à venir.
Aussi, l’autonomisation du dessin par rapport au réel ne signifie
pas la même chose selon les arts. Le réel de la peinture existera
toujours si celle-ci s’en détache (c’est le cas aujourd’hui). Alors
qu’une architecture qui ne produirait que sa représentation interdirait du même coup au réel qu’il vise d’exister.
13
14- Antony Blunt, Théorie des arts
en Italie, op. cit.
Pour résumer nos observations sur la période renaissante, on
peut retenir qu’il y a bien une dichotomie essentielle à la définition de l’architecture entre le projet et l’édifice, concomitante à la
création de la discipline architecturale telle que nous en héritons
aujourd’hui15.
D’une part par le décrochement du travail de l’architecte de la
conception opératoire sur le chantier associé au déplacement de
son effort vers une conception «projetée», qui donnera naissance à ce que l’on appelle désormais communément le projet .
D’autre part, le fait que le travail de légitimation de l’architecture
comme «art» se soit construit théoriquement autour de sa filiation au dessin et ses affinités avec les arts libéraux a fortement
pesé sur la façon dont la discipline architecturale s’est inventée.
S’ajoutant à la dichotomie, la conception du projet comme opération de pure pensée est première dans la hiérarchie du processus de production de l’édifice.
15- «Au sens moderne du terme,
le projet est une “découverte de
la Renaissance“»,
Philippe Potié, Philibert de
l’Orme : figures de la pensée
constructive, p.9.
Portrait du maçon, Le livre des
métiers, gravures de Larmessin,
vers 1700.
14
Cette primauté donnée à la conception projetée sera considérée comme un fait acquis à la période de l’âge classique. Les
figures dans le Livre des métiers du peintre et graveur français
Larmessin publié vers 1700 illustrent la teneur des conceptions
ancrées dans la société des arts concernant ces différentes
professions.
Les deux gravures qui représentent les métiers d’architecte et de
maçon se chargent de distribuer les tâches. Au maçon est laissé
toute l’artillerie du parfait constructeur; il porte pelles, pioches,
bac et seau, et les parties de son corps sont laissées intactes car
celui-ci est un outil de travail.
Au contraire, celui de l’architecte est constitué des éléments
de l’architecture antique que sa connaissance lui a permis de
maîtriser jusqu’à faire corps avec elle (littéralement, puisque
son corps de travail est le contenu de son savoir), pendant que
ses mains sont occupées à présenter tous les instruments
nécessaires à la pratique du dessin. L’une tient équerre, règle
Portrait de l’architecte, Le livre
des métiers, gravures de Larmessin, vers 1700.
15
et compas et l’autre soulève un plan qui s’enroule autour de son
avant bras comme le ferait une parure. Si la corniche posée en
couvre-chef peut paraître loufoque, on doit surtout y voir une
revendication de la paternité de l’œuvre architecturale. C’est
l’architecte qui «soutient» le bâti et qui peut légitimement signer
l’édifice.
D’une manière générale, les portraits d’architectes de cette
époque s’attachent toujours à les parer de leurs outils de dessin ou de leurs plans, et les écartent du produit concret de leur
travail.
Robin Evans montre ainsi dans son essai Translation from
drawing to building un portrait de Robert Adam par Willison qui
représente l’architecte face à un chevalet qui soutient un plan. Il
écrit à ce sujet que les architectes «sont représentés avec leurs
dessins, comme les sculpteurs avec leurs sculptures et les peintres
avec leurs canevas, séparés, pour la postérité, des résultats de leur
labeur, les clients se voyant réservé le privilège d’être représentés
avec le bâtiment»16 .
16- Robin Evans, Translation from
drawing to building ans other essays, p. 166, Traduction personnelle.
Portrait de Robert Adam attribué
à Willison, vers 1770 / 75.
16
En ce qui concerne la théorie architecturale, la relecture de
la philosophie platonicienne durant l’âge classique donnera de
nouveaux arguments en faveur d’une hégémonie du dessin au
travers une interprétation essentialiste.
Françoise Fichet décrit ce phénomène: «Dans la version néo-platonicienne de la création artistique, la création architecturale devient
le modèle de toute création humaine et divine. L’idée de l’architecture
est la forme idéale préexistante, la cause exemplaire de la cause
matérielle sensible. (...) La formation de la perspective avec Alberti
et Brunelleschi précise la séparation entre la construction, qui est du
domaine sensible, et l’architecture, qui est du domaine de l’intelligible,
fondée sur les mathématiques et la géométrie. L’art de l’architecte
devient un des arts du dessin, forme séparée de la matière (c’est
moi qui souligne) et produit de l’aptitude de la connaissance à
atteindre un universel abstrait17 ».
La conception classique, reprenant à son compte l’échelle des
valeurs ontologiques empruntée à la philosophie platonicienne
et notamment au récit du Timée18, en vient ainsi à parachever ce
que la Renaissance avait enclenché. C’est la pensée de l’architecture, le projet lavé de la matérialité tangible, produisant des
«formes séparées de la matière», qui prend le dessus, d’abord
scientifiquement puis moralement, sur les productions physiques19.
Cependant, quoi qu’il en soit de cette tendance à l’abstraction,
l’architecture, installée dans la dichotomie pensée/matière, est et
demeure un art construit, matériel, incarné.
La spécificité de l’architecture par rapport aux autres disciplines,
est d’avoir à souffrir de sa proximité avec le faire. Avant qu’il y
ait l’architecture au sens moderne, il y avait pourtant bien de l’architecture. Peut-être le problème fondamental de l’architecture
est-il qu’avant d’être un art, l’architecture existait bel et bien. Et
peut-être le problème fondamental des architectes renaissants
est-il qu’avant qu’il y ait des architectes, il y avait bien de l’architecture.
La pratique de l’architecture n’a jamais dû s’inventer. Ce qui a
dû s’inventer, c’est la discipline de l’architecture en tant qu’art.
Se revendiquant comme cosa mentale, la discipline est confrontée non seulement à sa proximité avec le «faire», mais également avec sa proximité à la matière. Proximités paradoxales
puisqu’elles constituent tout autant une condition sans laquelle
l’architecture ne serait pas possible qu’un frein à l’émancipation
de la discipline comme art. Cette proximité conjointe avec le
faire et la matière20 complique l’histoire de l’architecture. Elle la
force à réitérer son travail de justification et de légitimation, travail qui passe également par un processus constant de (re)-définition.
17
17- Françoise Fichet, La théorie
architecturale à l’âge classique,
p.13.
18- Constituant un des derniers
dialogues de Platon, le Timée raconte une cosmogonie engagée
par un démiurge, sorte d’architecte divin, qui pour produire le
monde sensible s’appuie sur le
modèle éternel du monde des
idées.
19- On pourrait s’intéresser à
la continuité de cette idéologie
au cours des époques, car elle
a une descendance certaine ce
que relève Françoise Fichet en
écrivant au sujet de cette prédilection pour les formes séparées de la matière qu’elle prend
part à «une idéologie du dessin
entretenue par la définition intellectualiste de la vision fournie par
Descartes, [qui] se maintiendra
dans la tradition française des
«Beaux-Arts» jusqu’à nos jours».
Op. Cit. p.40.
20- Nous passons ici sur le troisième terme, intimement lié aux
deux autres, qui participe à réprimer les ambitions de la discipline
à se constituer comme art, la
fonctionnalité, parce qu’elle mériterait un développement en soi
en tant qu’elle constitue une des
préoccupations majeure de l’esthétique, mais aussi parce qu’il
nous semble que le fondement
de l’architecture se base non pas
sur la nécessité fonctionnelle
(s’abriter, se protéger du vent et
des intempéries) mais sur des
nécessités symboliques (établir
la limite entre deux espaces, l’un
maîtrisé, l’autre pas), mais ceci
est un autre sujet.
Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le
projet; les deux entités sont sémantiquement différentes.
«Tu nous dit que tu veux / -exprimer la permanence des
figures canoniques de l’architecture dans une médiathèque
de quartier/ -parler de l’étanchéité des frontières sociales au
Bangladesh au sein d’un programme plurifonctionnel/ -mettre
en question la dimension sclérosée des regroupements humains
dans le parc Josaphat à Schaerbeek en repensant son parcours/
mais ça, dans tes plans, on ne le voit pas! »
Tous les professeurs d’architecture ont un jour dû constater
l’échec de la transcription du discours des étudiants à l’intérieur
de leurs dessins d’architecture (un échec du passage du «dessein» au «dessin»), déception qu’ils ont peut être formulée ainsi
ou avec d’autres mots.
Après ce qu’on pourrait appeler la multiplication des catégories, voire son explosion, tout au long de l’histoire de l’architecture, il n’existe pas aujourd’hui de méthode assurée pour
permettre aux architectes, et aux étudiants d’architecture, de
concevoir un projet. Alors, en l’absence de tout mode d’emploi, il
faut s’inventer des raisons de commencer, flairer un «poisson»
qu’après coup on se permettra peut être de qualifier de «parti»,
puis déduire des logiques imaginaires qui permettent de faire
face à la cascade de décisions fondamentalement sans réponse
qui s’amoncellent dès la démarche du dessin lancée. Au début,
l’étudiant cherche, regarde des références, des peintures, des
films ou le plafond, pour trouver ce que l’on pourrait appeler une
«fiction habilitante21 ».
Parce que raconter un récit du bout de son crayon n’est pas
chose aisée, alors il fait défiler le soir dans sa tête un magma de
mots et d’images protéiformes, qu’après coup ils se permettra
peut être de qualifier d’ «idées». Puis au matin, arrivé devant sa
feuille de papier blanche, il tente tant bien que mal de transformer cette broderie de fantasmes décousus en lignes pures, de
convertir en une figure l’informe qui dans ses imprécisions et
approximations lui semblait si riche.
Puis viendra la correction. Quelques fois, le résultat sera
considéré «raté», et alors l’étudiant sera obligé d’entendre la
phrase qu’il connait pour l’avoir déjà entendue prononcée à
d’autres et que depuis il redoute de s’entendre dire. D’autres fois,
on lui dit que c’est «bien». Alors l’enthousiasme prend le dessus, et sans se poser plus de question, il se réjouira de l’effort
récompensé, le doute un moment éclipsé par l’aval d’une communauté.
Mais ce que ne lui disent pas ses professeurs c’est que jamais
il ne saurait réussir dans cette entreprise. Car jamais il n’y aura
18
21- L’expression est empruntée
à Robin Evans depuis son essai
Translation from drawing to building, p. 154 dans un usage ici à
contre courant.
à proprement transposition de l’imaginaire à la feuille de papier.
Jamais la forme ne sera la traduction parfaite de l’informe. Le
langage mental, et le langage projeté resteront toujours en partie
imperméables l’un à l’autre. Les deux sont de natures différentes.
Ce qu’il aura fait -peut-être plus ou moins bien- c’est faire dialoguer son «idée» et ses dessins, c’est créer une corespondance
entre les deux- l’un se nourrissant du langage de l’autre et inversement, permettant la construction d’une apparente cohérence
entre les deux démarches. Mais si l’on isole une entité de l’autre,
alors on verra que le sens dévie, qu’il se déplace, voire peut être
qu’il s’estompe et fini par se perdre.
Il y a une béance sémantique entre le projet et l’édifice, si bien
que le bâtiment n’est pas le projet et inversement le projet n’est
pas le bâtiment.
Nous entendons ici par «projet», la somme des productions visuelles ainsi que celles matérielles ou imaginaires qui y
conduisent et lui donnent sens. Aussi, le projet n’est pas seulement le pur descriptif auquel il conduit, mais la somme de
celui-ci, des productions qui lui sont antérieures et du «sens» qui
lui est attribué.
Pour reprendre une terminologie employée par Pascal Urbain,
bien qu’elle ne l’amène pas à la même découpe terminologique,
on pourrait dire que le projet c’est l’addition du descriptif, «inerte
et inconsistant», et de son «double dynamique22», constitué de
tous les objets chargés sémantiquement qui ont participé à son
élaboration.
Cette impossible transparence entre les deux parties constutives du projet que nous évoquions plus haut avec l’exemple
illustré par notre élève démuni se retrouve aussi entre les deux
parties constitutives de l’architecture, c’est à dire entre le projet
lui-même, le descriptif chargé de son double dynamique -la pensée présidant à celui-ci-, et l’édifice.
Un bon projet peut bien sûr mener à un édifice réussi, mais cela
n’attestera pas pour autant de la translation du projet à l’édifice.
Le projet n’est pas l’édifice, et inversement l’édifice n’est pas le
projet. Les deux sont de natures différentes.
De fait, les deux espaces sémantiques ne seront jamais parfaitement superposables, et il n’existe aucun espace qui permette
de faire glisser le sens de l’un à l’autre sans modulation et donc,
sans interprétation.
Robin Evans s’intéresse à cette séparation des mondes sémantiques du projet et de l’édifice en se penchant plus spécifiquement sur celle qui a lieu entre le médium qu’est le dessin, et
le bâtiment. Pour illustrer le type de lien qui les unit, Evans a justement recours à une métaphore avec le langage au travers de
l’opération de traduction : « Traduire (”To translate” dans le texte
originel, terme dont l’étymologie est commune à celui français
de «translater»), c’est transposer. C’est déplacer quelque chose sans
19
22-Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, p.72.
l’altérer. C’est son sens originel (...) et ça l’est aussi pour la «traduction». Cependant, le substrat au travers duquel le sens des mots est
traduit d’une langue à l’autre ne semble pas avoir l’uniformité et la
continuité requises; les choses peuvent être déformées, brisées ou
perdues en chemin23 ».
Ainsi en est-il du passage du dessin à l’architecture: l’hypothèse
selon laquelle il existe un espace uniforme dans lequel le sens
peut glisser sans modulation est une illusion24. La «béance»
entre les deux termes est temporelle, qualitative, mais aussi
sémantique.
L’observation de cette différence entre les deux objets permet
de mettre en exergue une conséquence. Si le bâtiment n’est pas
le projet, de fait, la réalisation peut être silencieuse sur le projet
qui a abouti à sa matérialisation. Le bâtiment n’en est pas la parfaite transposition. L’édifice peut très bien ne rien en dire, sans
même vouloir le taire, voire dire tout autre chose, sans même
chercher à le contredire.
A l’inverse, un bâtiment peut aussi souhaiter rendre manifeste
le projet. Il peut chercher à montrer le processus de conception,
nous dire quelque chose du médium ou parler de comment il a
été pensé, vouloir référer à un avant par essence inconsistant et
tenter de donner corps à cette partie au demeurant invisible du
projet.
Nous postulons pour le moment que le silence est une illusion,
celle de la continuité entre le projet et l’architecture. C’est faire
comme si l’un menait à l’autre sans choc et sans heurt, comme
si projet et architecture se situaient sur un champ sémantique
continu, comme si du même coup, l’architecture construite était
la continuation logique, immédiate et certaine du projet. De ce
point de vue, il n’y rien à dire du projet que ne dise le bâtiment
lui-même, puisqu’il en est la traduction littérale.
A l’inverse, parler du projet, c’est bien souvent le fait de la
reconnaissance de l’écart entre le projet et le bâtiment (que ce
soit celle de l’architecte lui-même, ou de l’architecture malgré
l’architecte d’ailleurs). Parfois, cet écart sera affirmé, et l’architecte jouera de celui-ci pour faire parler le bâtiment. Parfois, cet
écart sera théoriquement nié, mais le rapprochement du projet
et du bâtiment parlera malgré lui de cette réalité.
Notre travail porte sur des bâtiments qui parlent du projet. Des bâtiments qui n’en disent rien, nous ne dirons pas
grand’chose non plus ici, à part quelques mots pour clarifier ce
que nous entendons par l’opposition que nous avons formulé.
Penser l’architecture dans une transparence parfaite entre le
projet et l’édifice appréhende le projet comme un simple médium. Il n’est alors qu’un outil à l’égard du bâtiment. Le projet
n’est pas forcément nié, mais il n’est assumé qu’à la condition de
20
23-Robin Evans, Translation from
drawing to building, p.154. Traduction personnelle.
24- Robin Evans, op.cit., p.154.
son effacement au sein de la réalisation. Il s’agit alors de réduire
l’écart entre les deux termes à son maximum, avec pour objectif
de restreindre les possibilités de leur rencontre à celle d’une
relation de cause à effet.
Le projet provoque cela, le projet est nécessairement antérieur à
la réalisation, les existences respectives du projet et de la réalisation dépendent de celle de l’autre. Dans ces édifices, le projet
est alors ramené aux conditions de sa réalisation, où il trouve
son sens et sa raison d’être.
Peut-être moins nombreux, il y a cependant beaucoup de
bâtiments qui parlent du projet. Bien sûr, les approches seront
différentes selon les époques et l’on pourrait certainement écrire
une histoire des émergences du projet au sein des édifices qui
suivrait le parcours de cette attitude depuis la Renaissance
jusqu’à notre époque contemporaine.
Dans le cadre limité de ce travail, nous nous intéressons aux
toutes premières ainsi qu’aux toutes dernières approches, avec
l’espoir que l’analyse des premières éclaire celle des dernières.
L’expression du projet dans l’édifice est concomitante
à l’invention du projet dans son acception moderne.
A l’heure où l’architecture se réinvente autour du projet, c’est
plus largement tout le savoir de la société renaissante qui se
recompose autour d’une nouvelle façon d’appréhender le monde.
Observé à partir d’une position nouvelle le monde acquiert une
profondeur qu’il n’avait jamais eue auparavant. La relecture
humaniste qui croit autant à la vérité qu’en la possibilité de sa
découverte, entraîne un appétit pour son investigation, soutenu
par la croyance en une vérité absolue sur laquelle la recherche
finira par aboutir.
Le monde de la Renaissance est immensément profond, mais
a l’assurance d’un fond.
L’antiquité avait touché du doigt profondeur et vérité, la Renaissance s’emploie à retrouver ses traces et suivre son chemin. Elle
entrevoit la perfection dans les sculptures et les ruines qui affleurent les terres de Rome et qu’on exhume. Elle espère retrouver par l’analyse des textes antiques une vérité ensevelie que la
philologie saurait faire émerger. Les traités fleurissent, mêlant
aux joies de l’observation du monde classique gréco-romain sa
réinvention permanente au fil des bévues d’une archéologie incapable de penser la perfection antique en terme d’évolution. En
réalité, l’esprit renaissant invente quand il pense imiter.
L’architecture renaissante, en se déplaçant de la pierre à la
feuille, s’approprie l’ample exploration ouverte par la recherche
21
renaissante. Se poser face à la page blanche, c’est se libérer
des habitudes des fabriciens, de la répétition des savoir-faire,
du conditionnement corporatiste de la construction, et ouvrir le
chemin de l’expérimentation avec la perspective d’un idéal.
La foi en une vérité absolue fait croire en l’unité des savoirs. La
Renaissance fait glisser les logiques d’un domaine de connaissance à l’autre dans une compréhension globale qui fait fi du
cloisonnement apparent des logiques particulières. Elle s’émerveille des accointances entre la musique, les corps, les arts
visuels et les mathématiques, croit voir dans les rapports de
proportions la règle de toute chose et imagine que celle-ci se
répercute dans tous les domaines.
Elle se plait à charger la figure du cercle du pouvoir d’unification de toutes ces logiques: le cercle comprend l’homme, la
nature déifiée, la musique, l’astrologie, l’architecture. Tout, en réalité, puisque tout peut être géométrisable à loisir, pour peu que
l’on croit à la possibilité de transposer le sens sans que jamais
l’entreprise ne se heurte aux frontières sémantiques.
L’homme renaissant est à la fois le plus ingénu et le plus créatif
des alchimistes. En une formule, il change l’architecture en arithmétique, l’arithmétique en géométrie, la géométrie en musique,
et la musique en architecture, fermant ainsi la boucle du monde
en un figure de cohérence parfaite.
L’espace de la connaissance renaissant est un continuum sphérique au périmètre lisse et sans aspérité, parfaitement englobant, réunissant dans une (con-)fusion circulaire microcosme et
macrocosme sous l’unité du sens.
Aussi, l’architecte renaissant ne se confronte-il pas consciemment à la dichotomie qu’il a crée. Ce que les architectes ont alors
fait, c’est réaffirmer une division et une hiérarchie sociale, mais
ils n’ont certainement pas conscience que la brèche qu’ils ont
introduit dans l’architecture est le point de séparation entre deux
régimes de sens.
L’invention du projet ne peut pleinement s’associer à la reconnaissance de la frontière qui existe entre le projet et la réalisation. Dans la conception renaissante, ces deux termes sont liés
par la même matière uniforme issue de la fonte de tous les arts
en une seule masse de connaissance.
C’est cette réalité de la conception renaissante qui interdit de
résumer la période architecturale correspondante uniquement
comme un art de «pures formes» selon l’idée communément
répandue, et qu’une transposition trop rapide de la pensée foucaldienne tendrait à perpétrer.
C’est contre cette idée d’ailleurs que Wittkower prend position
quand il écrit Architectural principles in the age of humanism.
L’ouvrage, en insistant sur la dimension symbolique de l’architecture renaissante (notamment au travers la relecture des figures
22
formelles sous une théologie qui leur donne sens) rétablit le
lien entre signifiant et signifié que les exégètes modernes de la
période renaissante avaient gommé au fil de leurs analyses.
Selon Wittkower, la spécificité des artistes du Quattrocento est
justement qu’ils ont su créer des corrélations entre le visible et
l’invisible, entre le monde sensible et le monde intelligible25. C’est
là aussi qu’il faut faire la différence entre ce que les renaissants croient faire et ce qu’ils font réellement. La perspective de
Wittkower suit l’ambition affichée des architectes renaissants. La
réinterprétation foucaldienne suit ce qu’ils ont fait réellement.
Les renaissants l’ignorent, et pourtant, la dichotomie entre
projet et édifice est concomitante à l’invention du projet. Aussi,
les architectes renaissants qui ont pu vouloir parler du projet à
l’intérieur de leurs édifices ont également, ce faisant, parlé de
leur séparation.
Ils ont pu le faire d’abord avec l’ambition d’afficher le fruit de
leur récente conquête théorique et sociale, ou de participer à
sa revendication. Montrer le projet dans l’édifice revenait alors
à témoigner de la dimension intelligible de l’architecture et à ce
propos, il s’agissait de ne pas laisser la matière dire le contraire.
Montrer le projet dans l’édifice, c’était aussi dire qu’il était œuvre
d’un architecte, et écarter la domination des savoir-faire artisanaux.
Ils ont pu le faire aussi parce qu’ils ont imaginé un monde des
savoirs unifiés, où la correspondance entre les choses était parfaite, et où le sens pouvait glisser sans modulation d’un domaine
à l’autre, mais aussi de l’intelligible au sensible.
25- A ce sujet, Wittkower écrit:
«La croyance en la correspondance entre microcosme et
macrocosme, en l’harmonique
de la structure de l’univers, en
la compréhension de Dieu au
travers des symboles mathématiques du centre, du cercle et
de la sphère -toutes ces idées
étroitement liées qui avaient
leurs origines dans l’antiquité
et constituaient les doctrines
indiscutables de la philosophie
et la théologie médiévales, ont
acquis une nouvelle vie durant
la Renaissance, et ont trouvé
une expression dans les églises
renaissantes. Les formes créees
par l’homme dans le monde physique étaient la matérialisation
visible des symboles mathématiques intelligibles, et la relation
entre les formes pures de l’absolu mathématique et les formes
visibles des mathématiques appliqués étaient immédiatement et
intuitivement perceptibles.»
Architectural Principles in the
age of humanism, p.29, traduction
personnelle.
Un fragment du Château d’Anet conçue par Philibert De
l’Orme condense tout ce qui a été précédemment analysé: l’affirmation de l’architecture comme art de la conception à l’intérieur
du bâtiment, celle du monde humaniste comme un continuum
de connaissance permettant d’établir des connections certaines
entre les domaines, et l’impossibilité même de cette parfaite
continuité, qui transparait au travers les heurts du passage de la
conception à la réalisation.
Philibert de l’Orme est né en 1510 fils de maître-maçon, il
meurt en 1570, «premier architecte du roi» sous Henri II. Le
caractère succinct de ce résumé biographique permet d’en
faire ressurgir la dimension paradigmatique. Philibert de l’Orme
incarne à lui seul la filiation des architectes renaissants avec la
construction et leur émancipation d’avec les maîtres-maçon en
même temps que l’accession à la reconnaissance de l’architecture qui prend place dans le cercle des arts royaux.
Le château d’Anet, commandé par Henri II pour Diane de
Poitier et conçu aux alentours de 1547, est une des réalisations
majeures l’architecte. Au sein du château se tient une chapelle
23
double page suivante:
Pavement et coupole de la chapelle du château d’Anet, Philibert
De l’Orme, circa 1547.
24
25
couronnée d’une voute sphérique, percée en son centre d’un
petit oculus couvert par un lanterneau octogonal.
La coupole présente un jeu complexe d’entrelacs, formé par le
croisement de deux trames de nervures, qui dessinent dans
l’espace de leur rencontre de petits caissons renfoncés, lesquels
hébergent des décorations peintes.
Le jeu de nervures est inédit et l’invention est bien consciente
de la part de l’architecte. Car, si comme l’observe Potié, de
l’Orme s’inspire des entrelacs à la «mode française26» ainsi que
des coupoles à caissons qu’il a pu observer lors de son séjour à
Rome (le Panthéon bien sûr), il s’agit bien pour lui de dépasser
ces modèles pour en créer un nouveau «de plus grande grâce que
l’on a point encore vu», comme il s’en réclame lui-même dans son
Premier tome de l’Architecture27.
La particularité de cette chapelle réside dans le fait qu’au
dessous de la coupole, on trouve projeté sur le pavement à son
aplomb ce qui semble être l’épure de sa figure géométrique
nervurée. La correspondance est de plus attestée par l’architecte
lui-même puisque dans ses écrits postérieurs il prétend à une
relation orthographique parfaite entre les deux modèles: «Ceux
qui voudront prendre la peine connaitront ce que je dis par la voute
sphérique, laquelle j’ai fait faire en la Chapelle du château d’Anet,
avec plusieurs sortes de branches rampantes au contraire l’une de
l’autre, et faisant par même moyen leurs compartiments qui sont à
plomb et perpendiculaires dessus le plan et le pavé (c’est moi qui
souligne) de la dite Chapelle28».
La figure au sol n’est pas à proprement parler didactique. Elle
ne dit rien des techniques constructives qui permettent d’élever
une telle coupole nervurée, laquelle d’ailleurs ne présente pas de
complexité avancée pour les maîtres-maçons français29.
La figure au sol n’est pas purement décorative, sa mise en relation avec la géométrie des nervures du dôme qui la surplombe
interdit une telle réduction.
La figure au sol, par contre, est loquace : elle parle de l’existence du projet. La monstration littérale du dessin à l’origine de
la réalisation architecturale et ce, dans l’édifice lui-même, atteste
conjointement de l’antériorité de la conception par rapport à la
réalisation, du caractère savant de sa composition, et du même
coup, de l’existence d’un architecte à l’origine de cette invention,
ce que la coupole seule ne disait pas suffisamment (elle témoigne seulement de la maîtrise des artisans).
La figure géométrique projetée au sol est la mise en scène
d’une abstraction, elle a quelque chose de cette «forme séparée
de la matière» qui «incarne» -si le terme est encore à propos- la
part intelligible de l’architecture qui la surplombe, forçant le lien
entre les deux domaines qui se déploient conjointement sous nos
pieds et sur nos têtes.
Dans la mise en parallèle de ce motif d’entrelacs en volume et
26
26- Philibert de l’Orme emploi
lui-même l’expression dans son
premier tome de l’Architecture.
27- Philibert de l’Orme, Le Premier tome de l’Architecture, 1567,
Paris, Cité par Philippe Potié
dans Philibert de l’Orme: Figures
de la pensée constructive, p.117.
28- Philibert de l’Orme, op. cit.
Chapitre XI,p.112.
29- En réalité, le dessin des
nervures n’a pas grand rapport
avec la technique constructive
qui consiste en un appareillage
d’éléments modulaires parallélépipédiques sur lesquels sont
dessinés les nervures tronquées.
A ce sujet, se référer à l’analyse de Philippe Potié dans Philibert de l’Orme: Figures de la pensée constructive, p.114-127.
en plan, qui a ce bel effet de renforcer leurs présences respectives, on retrouve cette croyance renaissante en la communicabilité des domaines. D’abord, parce que ce motif formé par le
croisement de courbes elliptiques parait avoir une signification
qui dépasse le pur domaine de l’architecture et semble ainsi la
relier à d’autres champs du savoir.
Potié remarque ainsi que le motif des entrelacs a pu former un
thème iconographique du Cinquecento30, son interprétation la
plus fameuse se trouvant à Rome sur le sol de la place du Capitole dessinée par Michel-Ange. Les analyses d’Ackerman31 au
sujet de Michel-Ange l’avait amené à faire le lien entre la thématique des entrelacs et un schéma des cycles de révolutions de la
lune qui dessinait une figure similaire; peut-être y a-t-il un sens
caché à cette obsession géométrique en lien avec l’astronomie.
Quoi qu’il en soit, le rapport du motif de la coupole d’Anet
avec le cercle dont on a auparavant évoqué la charge symbolique
est certain et est révélateur de cette perception d’un monde où
le contenu des savoirs peut glisser aisément d’un domaine à
l’autre avec la géométrie comme fil conducteur.
Mais surtout, en affirmant que les lignes sont «à plomb et perpendiculaires dessus le plan et le pavé», Philibert de l’Orme parle de
cette fluidité du passage entre le dessin et la construction propre
à l’architecture. De l’Orme met en scène le fantasme d’un espace
continu et parfaitement harmonieux où le sens passe sans
modulation d’une nature à une autre, incarnant l’esprit de cette
Renaissance dont la décomposition des registres est fondée sur
la croyance assurée en leur connexion.
Au demeurant, la correspondance orthographique entre la
coupole et le pavement est à regarder de plus près. Dans son
analyse de la chapelle, Robin Evans relève un fait troublant. Les
deux motifs géométriques ne peuvent être liés par une relation
orthographique. Malgré les dires de l’auteur qui le spécifie et
bien qu’il semble l’être, le motif en plan n’est pas l’épure du celui
du dôme. «Comptez seulement le nombre d’intersections le long
d’une des dix-huit lignes longitudinales du dôme, et ensuite comptez
le nombre d’intersections le long du radius correspondant sur le sol.
Dans le dôme il y en a huit, sur le sol six. Cette simple observation
constitue le preuve suffisante qu’aucune projection parallèle ne peut
conduire de l’un à l’autre»32. L’auteur prolonge son observation par
une investigation sur la véritable épure de la figure géométrique.
Il la recompose en un dessin: il s’agit tout simplement d’une série
de cercles qui touchent tangentiellement celui formé par l’oculus,
au centre de la composition. La projection de ces cercles sur le
dôme donne lieu logiquement à des ellipses33 dont l’apparente
complexité est bien plus heureuse que la simplicité de la composition plane dessinée par Evans.
Aussi, Philibert de l’Orme, plutôt que de reproduire l’exacte
épure du dôme qui échouerait à exprimer la dynamique de la
géométrie incarnée dans la chapelle préfère la dilater, puis l’am27
30-Philippe Potié dans Philibert
de l’Orme: Figures de la pensée
constructive, p.118.
31-James.S Ackerman, The architecture of Michelangelo, (Harmonddsworth, 1986) pp.167-8,
cité par Robin Evans.
32- Robin Evans, Translation from
drawing to building, p.175. Traduction personnelle.
33- «Ce groupement d’anneaux
circulaires est, je suggère, le
plan véritable du dôme. Chacun
de ces cercles produit par projection une autre courbe fermée, mais d’une forme quelque
peu différente. La façon la plus
évidente d’envisager ceci est de
penser au cercle comme la base
d’un cylindre, cylindre qui coupe
l’hémisphère du dôme lorsque
celui-ci touche ses bords».
Robin Evans, op;cit.
p.182. Traduction personnelle.
puter, en coupant la bordure des cercles. Ainsi, la figure est peut
être «explicitée» comme le pense Potié, mais celle au sol n’est
pas à proprement parler la projection de celle du dôme.
Ce fait vient corroborer l’idée avancée plus haut que le dessin
consiste bien plus en une monstration de l’existence d’une pensée conceptrice qu’en l’explicitation de son contenu. Mais aussi
peut-on imaginer qu’il s’est agit de parler d’un peu plus que du
projet compris comme simple «projection».
La géométrie des nervures de la coupole crée une espèce de
trompe l’œil34, l’impression de la rotondité du dôme semblant en
permanence mise à mal par les nervures qui tendent à dessiner
un creux plus conique que proprement rond, et donne à l’ensemble un effet vertigineux. C’est un peu de ce trouble, et de ce
tournoiement, permis par la tridimensionnalité de la figure que
de l’Orme a préféré reproduire au sol plutôt qu’une exacte projection de la géométrie qui dit tout le vrai de la figure mais aurait
perdu son authentique caractère.
Ainsi, le dessin sur le sol de la chapelle d’Anet n’est pas seulement un descriptif, il est aussi peut-être son «double dynamique»
dont nous parlions plus haut. Le dessin de la chapelle d’Anet est
en cela encore plus que la monstration d’une simple projection: il
est la monstration d’un projet.
Philibert de l’Orme aura voulu parler du nouveau statut de
l’architecture récemment acquis et l’aura sans doute fait. Il aura
également voulu démontrer la filiation entre le projet pensé et
dessiné, et sa réalisation35, et ce faisant il aura parlé de l’existence séparée de deux domaines de l’architecture et de l’impossibilité de leur transparence parfaite36.
A la chapelle d’Anet, la figuration d’un continuum parfait commence avec une illusion.
34- L’effet est visible depuis les
photographies, mais il est aussi
attesté par Potié qui écrit: «En
se déplaçant, le spectateur voit
l’image de la coupole se transformer. Placé à une distance
respectable, on ne perçoit qu’un
dessin d’arcatures s’élevant
sur la coupole. Mais lorsqu’on
avance, ces arcs semblent s’aplanir. Arrivant sous la coupole, ces
arcatures se métamorphosent
enfin en une série de carrés circonscrits par la base circulaire
du dôme. L’entrlacs «parfait» de
la trame d’appareillage avec la
trame décorative produit très
exactement une anamorphose,
un trompe l’oeil».
Philippe Potié. op. cit.p.124.
35- Evans écrit justement que
«c’est seulement avec l’assurance d’une affinité suffisante
entre le papier et le mur que le
dessin a pu devenir le lieu de
l’activité de l’architecte, capable
d’absorber toute son attention et
ensuite de transporter son idée
dans les constructions sans défigurement excessif».Op.Cit. p.175
Traduction personnelle.
L’écart entre le projet et l’édifice
est issu de cette croyance première, qui pourtant, dès le départ,
ne parvenait à s’exprimer qu’au
travers d’une forme d’illusion.
36-Dans une étude plus étendue,
les débordements maniéristes
de Michel-Ange à la bibliothèque
Laurentienne tout autant que
la rigueur compositionnelle de
Palladio, les contradictions géométriques de Vignole à la villa
Caprarola tout comme les tentatives illusionnistes de Borromini
au Palazzo Spada seraient justiciables d’analyses analogues.
ci-contre: anonyme d’après
Jacques Androuet du Cerceau
avec rajout du pavement
28
29
30
LA REPRÉSENTATION DU PROJET DANS
L’ÉDIFICE: FIGURES CONTEMPORAINES
Ce travail part du présupposé qu’il y a aujourd’hui une production contemporaine d’édifices qui s’attachent à ce qu’y soit
active la représentation de leur projet.
La formule est potentiellement générique, aussi faut-il préciser
les conditions qui la spécifient. C’est seulement au travers de la
reconnaissance implicite de la dichotomie fondamentale entre
projet et édifice qu’il est donné la possibilité à ce dernier d’être
loquace sur le projet. C’est parce que projet et réalisation ne
parlent pas d’une seule voix, qu’ils peuvent parler l’un de l’autre.
Aussi, derrière la pluralité des pratiques qui seront observées,
nous pensons retrouver une position de fond commune sur les
rapports entre conception et réalisation et plus largement sur la
définition de la discipline architecturale.
Les situations analysées sont réparties en trois parties qui
cernent différentes manières pour le projet d’émerger dans l’édifice, de continuer à être actif comme matériau de l’édifice.
Différentes façons qui ont avoir avec l’ampleur du terme de projet défini auparavant comme «le descriptif chargé de son double
dynamique».
Une première partie se penche sur les résurgences de l’acte
du dessin dans l’édifice, postulant l’évocation du projet avec
l’apparition du moyen de production - le dessin -dans son écart
avec le réel.
La deuxième partie s’intéresse à la permanence des notions
de figure et de composition, qui font réapparaître le projet dans
son appartenance à la tradition «classique».
Enfin, la troisième étudiera des situations limites en se
concentrant sur la permanence du dessein propre au projet au
sein des réalisations, situations limites parce que cette permanence peut s’opposer à l’accomplissement de l’architecture dans
la réalisation.
L’étude qui suit est à la fois partiale et partielle.
Par son corpus tout d’abord. Elaborée sur la scène belge,
l’étude s’intéresse majoritairement à des architectures locales,
mais elle ne cherche pas pour autant à limiter la pertinence de
l’axe théorique à cette frontière géographique.
Par son corps d’hypothèses ensuite. En posant la question:
«Comment l’absence de transparence entre les deux termes de
l’architecture - projet/réalisation- peut-elle être utilisée comme
génératrice de projet?», l’étude postule d’abord un écart entre le
31
projet et la réalisation d’une part, et d’autre part la possibilité de
rendre fertile cet écart par sa maîtrise. L’intuition qui commande
cette étude fait de la dichotomie interne à l’architecture un outil
de conception. L’intérêt se porte donc vers les possibilités de réunir, en une seule et même réalité, deux termes de l’architecture
qui tendent à s’écarter, et qui, historiquement, ont pu séparer
l’architecture entre celle du projet et celle des constructions.
Par son ambition enfin. Nos développements espèrent établir
la pertinence du choix des réalisations au regard de la problématique de l’étude mais ne cherchent pas à produire une logique
unique.
D’abord, le regroupement des œuvres au sein de ce travail ne
cherche pas à décrire un «courant». Leur rapprochement fait
sens sous l’angle de l’analyse, mais ne s’appuie ni sur des positions affirmées de leurs auteurs -du moins pas toujours, on le
verra- ni sur leur appartenance à une mouvance critique.
Ensuite, l’axe d’analyse choisi ne cherche pas à s’établir comme
une «solution théorique» hégémonique. C’est un des chemins
de lecture parmi tant d’autres qui permettent de s’intéresser à
un certain état de l’architecture contemporaine. Et le prisme au
travers lequel les architectures sont observées ne suffit bien
évidemment pas à caractériser toute l’œuvre des architectes
étudiés.
Cette étude partiale et partielle affiche toutefois une autre
ambition. Elle vise à éclairer un débat sur la discipline architecturale qui, non seulement l’anime depuis que celle-ci a acquis
son acception contemporaine, mais aussi trouve aujourd’hui un
contexte pertinent à sa réactualisation.
LA PERSISTANCE DU DESSIN
L’avènement du projet passe d’abord par la généralisation de
l’usage d’un médium, le dessin, et d’une technique privilégiée, la
projection orthogonale.
Initialement, l’outil du dessin est mis en œuvre avec la conviction qu’il est le plus parfait moyen pour la fin. Si Alberti lance un
processus qui fera du dessin la pierre de touche de la discipline
architecturale, c’est dans la croyance d’une continuité parfaite
entre son espace et celui de l’édification assurée par le système
de projection orthogonale qui permet la transcription de l’échelle
du papier à celle de l’édifice.
L’architecture a pu -et peut encore- croire au silence du médium. Le moyen n’est alors qu’un trait d’union entre l’intelligible
et le tangible, entre le dessein et l’édifice: technique de transcription pure, le dessin véhiculerait le projet vers un réel qui,
sitôt né, existerait au delà de toute paternité technique.
32
C’est croire aux anges et aux êtres sans nombril. C’est penser
la primauté de la fin sur le moyen, procéder à un renversement
de la chronologie opératoire pour lui préférer une hiérarchie
ontologique proche de l’essentialisme. L’architecture existerait
d’une certaine manière avant et après le projet, le dessin n’étant
qu’un moyen pour transcrire les idées en matière.
Tout à l’inverse, convaincu de l’absence de neutralité des médiums, on peut la mettre en scène, vouloir la dépasser, ou encore
user de son potentiel.
Aujourd’hui, alors que les inventions techniques semblent ouvrir
d’autres chemins possibles pour concevoir l’architecture, certaines réalisations opérent manifestement un retour, à la fois
critique et jubilatoire sur ce medium originel.
Et c’est au travers sa part «d’inefficience», de «non transparence» face à la construction du réel, que la conception trouve
dans le dessin l’ouverture à de nouveaux possibles.
La mouche dans le Telepod
Le magasin Twigy par Architecten De Vylder Vinck Tailleu, 2013
A Gent, un commerce de vêtement fait l’acquisition d’une demeure du XIXe siècle et engage le bureau Architecten De Vylder
Vinck Taillieu pour le réaménager.
Très vite apparaît la nécessité de construire un deuxième escalier s’ajoutant à l’existant. Pour ne pas altérer la composition de
la maison originelle, le bureau fait le choix, somme toute banal,
de placer ce nouvel escalier vers l’intérieur de l’îlot, sur la face
arrière du bâti.
L’opération donne lieu à une construction surprenante. Plutôt que
de s’assumer comme un élément nouveau, l’escalier s’inscrit littéralement dans la façade originelle, qu’il vient par son épaisseur
et son orientation, décaler en biais par rapport à sa position première. C’est tout un pan de mur qui semble ainsi s’être décroché
de la maison pour s’avancer vers l’intérieur de la cour.
S’il témoigne d’un goût pour l’existant, le geste n’a rien d’un
procédé mimétique visant à le préserver. Si le neuf insiste sur sa
similitude avec l’ancien, dont il en est l’exacte reproduction, c’est
pour illustrer la nouvelle construction comme une opération de
déplacement d’une partie de la façade originelle.
Un morceau du mur a été translaté de quelques degrés sur un
axe de rotation à l’extrême angle gauche, dans un mouvement
similaire à celui qui aurait fait s’entrebâiller une porte autour de
ses gonds.
La découpe du nouveau pan de mur se limite ironiquement à
l’enveloppe stricte des utilités. Elle suit au dessus comme au
dessous les pentes hautes et basses des escaliers qu’elle abrite.
L’unité des éléments d’architecture y est niée, des parties de
fenêtres se voyant projetées quelques mètres plus loin en avant
33
du reste de leur corps.
La translation radicale opère ici un arrachement.
A l’opposé de la posture d’effacement qu’impliquerait une attitude patrimoniale, c’est ici l’acte de l’architecte qui est réaffirmé.
Celui-ci consiste en une procédure de dessin, une opération de
géométrie simple et compréhensible par tous : c’est une trans-
Twiggy, Gent, 2012
DVVT architecten
plan du niveau 3
Twiggy, Genbt, 2012
DVVT architecten
élévation sur cour
34
lation qui se raconte ici dans sa plus parfaite expression, l’idée
abstraite triomphant sur la compacité de la matière.
La réalisation se montre comme la mise en forme d’une
opération de dessin auquel elle donne de fait une visibilité au
sein l’édifice, qu’elle double d’un pouvoir démiurgique: celui de
modifier le réel en un tour de compas.
Mettre en crise la planéité d’une façade fait écho à une
certaine histoire de la représentation. L’élévation est le lieu par
excellence de la projection orthogonale, là où celle-ci peut opérer avec le plus de vraisemblance entre le dessin et l’ouvrage, et
historiquement, la raison même du développement de la technique géométrale à la Renaissance.
Le plaisir des accointances de sa frontalité avec la feuille de
papier avait conduit Alberti dans ses compositions à mêler en
un même plan des ordres antiques originellement déployés dans
le temps et dans l’espace. L’élévation s’effectuait ainsi par un
médium technique aveugle à ses aberrations et à ses audaces,
assumant d’aplatir le réel.
Le dessin de l’élévation faite par De Vylder Vinck Taillieu
passe elle aussi sous silence les effets de la tridimensionnalité.
L’opération est bien Twiggy, littéralement «mince comme un fil».
Sur le papier, seuls deux traits de crayons sont apposés sur
le relevé de la façade originelle. Peut-être ne sont-ils que les
traces malencontreuses d’un crayon vacillant dans la main d’un
architecte somnolent? Mais le passage du monde des tracés au
monde des formes a eu un effet papillon. Ce qui semblait n’être
que respect envers la composition XIXe explose comme une
protubérance presque outrancière, un irrespect notoire.
Le film La mouche de David Cronemberg raconte l’histoire de
l’échec d’une translation.
Seth Bundel, brillant physicien au prénom prophétique1, met au
point, après des années de recherches acharnées, une machine
qui permet de transporter quasi instantanément des objets d’une
cabine à une autre sans que leur composants originels en soit
affectés.
Après avoir tenté l’expérience avec des objets inanimés et
d’autres vivants, comme son chimpanzé, il ne peut résister à la
tentation d’en faire l’essai lui-même.
Mais voilà que les ambitions démiurgiques du savant se retournent contre lui. Alors qu’il s’apprête à engager le mécanisme,
une mouche se glisse avec lui dans l’appareil. Les deux corps,
de l’insecte et de l’homme, fusionnent en un être hybride. Et si
le scientifique ne s’en aperçoit pas tout de suite, c’est pour être
condamné à assister à sa transformation lente mais certaine,
sa conscience forcée d’observer ses mutations progressives,
jusqu’à ce qu’il prenne la forme définitive d’un monstre, une
mouche humaine autant qu’homme mouche.
35
1- Frère d’Osiris, Seth est dans
le panthéon égyptien une divinité hybride entre l’animal et et
l’homme dotée de pouvoirs maléfiques.
Twiggy, Gent, 2012
A DVVT architectes
façade sur cour
36
Si la translation du dessin à l’ouvrage a quelque chose de
celle du Telepod, la bévue de Seth a avoir avec l’illusion albertienne. La translation parfaite d’un espace à l’autre n’est pas envisageable, ni pour l’architecture, ni pour les êtres humains. Il y
aura toujours une mouche dans le Telepod. Le problème est peut
être même plus fondamental pour l’architecture: avec le dessin,
la mouche fait partie intégrante du Telepod.
Comme le film de Cronenberg qui s’attache à mettre en scène
le problème d’une technologie parfaite dans un monde imparfait
en postulant de prime abord sa possibilité, l’exemple de Twiggy
s’attache à rompre avec l’idée de la transparence entre le dessin
et le bâtiment justement en postulant leur équivalence parfaite.
Le passage de la demeure gantoise du XIXe dans la machine
de projection orthogonale de ADVVT subit les conséquences de
cette illusion. Un insecte est venu se faufiler dans le système, un
presque rien, quasi invisible sur le dessin, produit cette extravagante réalité.
Le sommeil de la raison engendre des monstres. Le jeu de
ADVVT, est certainement ici de se servir de la mouche comme
d’un potentiel créatif, et donc de revendiquer le dessin dans ce
qu’il peut permettre de contrevenir à ses attentes.
Il faut se souvenir ici des mots de Robin Evans qui, à propos
du dessin en architecture, écrit que ce dernier est à considérer
«non pas comme une oeuvre d’art ni comme un passeur qui déplace
des idées d’un endroit à un autre mais comme le lieu des subterfuges
et des évasions où un chemin ou un autre permet de contourner
l’énorme poids des conventions qui a toujours été la plus grande
sécurité de l’architecture et en même temps son plus grand frein2 ».
ADVVT lui fait un étonnant écho : « Le dessin est l’instrument
ultime de l’architecte. Et pour l’architecture. Mais le dessin peut être
et doit être apprécié pour une autre raison : il est toujours présent.
Non seulement dans le process du dessin, mais dans le bâtiment lui
même. Seul le dessin représente un désir pour une certaine réalité et
il représente plus que ce que l’on voit en réalité3 ».
La créativité ne nécessite pas d’aller au-delà du medium, elle
est permise par le dessin, justement par ce qu’il peut avoir d’inadéquation avec le réel. C’est dans cet espace entre le dessin et
l’ouvrage qu’ici se loge l’invention de ADVVT.
37
2- Robin Evans, op. cit. p;182.
Traduction personnelle.
3- Jan De Vylder dans Architeture as a craft, p. 92. Traduction
personnelle.
Les profondeurs de Flatland
La transformation du Centre aquatique de Marcinelle, Réservoir A,
2014
A Marcinelle, la rénovation d’un centre aquatique conçu dans
les années 1950 amène le bureau carolo Réservoir A à concevoir
une opération qui vise à subordonner le réel au dessin.
La relative étroitesse du champ d’intervention - il n’est presque
pas question ici de bâtir mais plutôt de restaurer les bassins et
de donner à l’ensemble un aspect plus «contemporain»- aurait
vite fait de limiter l’action des architectes au choix d’un traitement de sol.
Cette limitation semble avoir été assumée pour devenir le point
de départ du projet. Par la logique radicale du graphisme occupant tout l’espace du projet, virtuel comme réel, le pavement
amène pleinement à l’architecture une situation qui la marginalisait.
L’évidence du dessin des dalles est prise au mot. Un échiquier
blanc et noir, dont le module parait basé sur la largeur d’une
ligne de nage, vient s’étendre sur la quasi totalité du site, selon
une constante répétition indifférente à la distinction des espaces,
et que seuls le bâti des vestiaires et les terrasses de verdure
parviennent à stopper.
La planéité graphique prend le dessus sur les émergences
d’architectures anciennes et nouvelles. Les imperturbables
aplats de couleurs, indifférents aux sauts des courbes de
niveaux, se répercutent d’une hauteur à l’autre du bassin. Les
rectangles modulaires, à la rencontre du bord de la piscine, se
voient ainsi tranchés et projetés quelques mètres plus bas sous
l’eau. La régularité des aplats prévaut sur celle, physique, de la
dalle. Dans un respect quasi militaire, tous les éléments mobiliers nouveaux sont assujettis à la trame, chaises longues et
plongeoirs forment les rangs -blancs ou noirs- et s’y tiennent sur
Centre aquatique, Charleroi,
2014,
RESERVOIR A, architectes
38
toute la surface du centre aquatique.
La photographie aérienne du projet réalisé consacre cette
victoire de l’abstraction graphique sur la réalité topographique.
Vue d’en haut, et d’en haut seulement, la réalisation est l’exacte
reproduction du document originel : le plan a eu raison de sa
mise en forme.
Robin Evans à propos du travail de projet au travers du dessin
aborde la nécessité d’une «suspension de l’incrédulité critique»
de celui qui conçoit. L’idée derrière cette notion est que l’architecte, pour pouvoir mener son travail de projet à bien, doit faire
«comme si» la traduction du dessin à l’ouvrage pouvait se faire
sans encombre.
Pour pouvoir se fier au médium, l’architecte doit un temps prétendre à la fiabilité de celui-ci dans sa capacité à être fidèlement
retranscrit en architecture.
Pour le réaménagement du Centre aquatique de Marcinelle, si
l’on peut invoquer l’expression de Evans, il faudrait presque en
inverser les termes. Dans les rapports du projet et de la réalisation, il y a eu «suspension de l’incrédulité critique» envers l’architecture construite elle-même plus qu’envers le médium.
Il semble s’être agit de faire «comme si» le projet n’allait pas
devenir proprement architecture, comme si la tridimensionnalité
n’allait pas perturber la bidimensionnalité du plan, comme si la
situation concrète n’allait jamais faire mentir le dessin.
Dans son roman Flatland4, Edwin Abbott décrit un monde
imaginaire amputé de sa troisième dimension. Il s’étend en une
unique surface plane. Sur ce plan bi-dimensionnel infini, vit une
société d’hommes et de femmes, respectivement des figures
géométriques pour les premiers (carrés, triangles, pentagones)
et de simples lignes ou segments pour les deuxièmes. Ceux-ci
vivent ou du moins se déplacent dans l’inconscience généralisée
de la possibilité d’une autre dimension. L’enfermement spatial
4- Edwin Abbott, Flatland, Oxford,
Basin Blackwell, 1884.
Centre aquatique, Charleroi,
2014,
RESERVOIR A, architectes
39
est un enfermement sociétal, et il faudra l’imagination d’un carré
issu d’une rencontre mystique avec une sphère venue de la troisième dimension pour commencer à envisager l’étendue d’autres
possibles.
Bien sûr, on peut regretter le manque de «profondeur» d’une
architecture qui trouve sa raison d’être dans une évidence formelle tapageuse. Cependant, l’obstination du motif sur la forme,
dans sa négation absolue du réel, fait malgré tout émerger la
profondeur pour dire quelque chose des termes de leur rencontre.
Ce qui ressort de cette impossible communication, est leur
non-équivalence de principe. Dit trivialement, la trame n’a rien à
faire de son support. Mais l’étrangeté née du choc de leurs rencontre indifférente permet à l’ensemble de faire sens architectural. L’intérêt de l’obstination d’un Flatland à Marcinelle se trouve
dans les co-existences –ici proche de la rencontre d’une machine à coudre sur une table de dissection- entre deux mondes
conjointement fermés à leurs existences respectives.
Si ce projet crie un peu fort ce qu’il pense, c’est pour affirmer
sa volonté d’exister quoi qu’il en soit d’un programme et d’un
contexte qui tendaient à le condamner au silence.
Derrière l’opportunisme d’un design, c’est aussi le dessin qui
s’impose, et ce au travers d’un principe d’intellection. En imposant une logique plane sur des réalités tridimensionnelles, la
réalisation oblige à concevoir un processus abstrait et logique.
Là où les corps auraient pu s’épandre dans les mouvements
fluides des courbes des bains originels, le projet rappelle haut
et fort son existence, en superposant une prise de conscience
de son abstraction à l’expérience purement phénoménale d’un
après-midi au centre aquatique de Marcinelle.
Centre aquatique, Charleroi,
2014,
RESERVOIR A, architectes
vue aérienne
40
Anamorphoses
Jusqu’à ce point, l’intérêt s’est porté sur la présence manifeste dans l’édifice du dessin d’architecture, celui-ci étant
compris dans son acception géométrale. Les modes de représentation «non réalistes», dans lesquels se range la projection
orthogonale, ont un écart intrinsèque avec la réalité de l’architecture construite du fait de leur caractère bidimensionnel.
Comme le constate Alice Thomine5 , la sacralisation du géométral au cours de l’histoire de l’enseignement de l’architecture
est liée à la préférence pour une conception intellectualisée de
l’architecture permise par l’abstraction du médium.
La perspective, par contre, a ce pouvoir d’installer la représentation directement dans le domaine du perceptif. Daniel Estevez
et Génard Tiné parlent eux d’une «transparence» entre l’outil
perspectif et l’objet représenté, à l’inverse de «l’opacité» de
l’outil géométral6.
Aussi, de prime abord, on serait bien en peine de penser la
possibilité de faire émerger le projet dans l’édifice au travers
l’écart entre le moyen de représentation perspectif et la réalisation architecturale, puisque justement, la perspective vise à
réduire cet écart au minimum. La technique perspective vise
l’unité de la représentation et de la perception de l’architecture
construite.
Cependant en certaines circonstances, la perspective affiche
ses contradictions par rapport au réel et retrouve ainsi sa dimension intellectualisée. C’est le cas des architectures qui usent de
la figure du trompe l’oeil.
En proposant une perception faussée en même temps que la
conscience de la duperie, l’architecture établit une distinction
5- Alice Thomine, «Perpective
savante ou perspective pittoresque? L’enseignement de la
perspective aux éléves architectes de l’école des Beaux Arts
au XIXe siècle», Cahiers de la
recherche architecturale, (17) pp
129-139, Marseille, Editions Parenthèses, 2005.
6- Daniel Estevez, Gérard Tiné,
«Projet et projection, les efficiences du principe d’opacité»,
Cahiers de la recherche architecturale, (17) pp 152-162, Marseille,
Editions Parenthèses, 2005.
Maison Rot-Ellen-Berg,
Braives,2011
ADVVT, architectes
façade sur cour
41
Maison Wese,
structure cantilever en trompe
l’œil
ADVVT, architectes
Andrea Pozzo (1642-1709)
coupole en trompe l’œil
Eglise de San Ignazio
Rome,
42
entre le tangible et l’intelligible en jouant sur leurs oppositions.
L’évocation construite de la représentation réaliste sait renvoyer
à la part conçue de l’architecture.
Dans les réalisations d’Architecten De Vylder Vinck Taillieu, on
retrouve ça et là des fragments d’architectures qui usent des effets du trompe l’oeil par des moyens plus ou moins sophistiqués.
C’est le cas par exemple de la maison Rot-Ellen-Berg sur
le toit de laquelle les pans latéraux de l’avancée d’une fenêtre
et la corniche sont recouverts de miroirs. De cette façon, ces
plans sont simultanément présents et absents, effacés par le
miroitement du prolongement des lignes du toit. Sous d’autres
points de vue, en d’autres occurrences, c’est le ciel de la petite
ville d’Oudenaarde qui s’y reflète, et impose sa profondeur à ces
surfaces. A moins que, sous une autre lumière, ce soit justement
la planéité de la surface qui l’emporte: alors le miroir fait émerger la réalité extérieure «comme un dessin», comme un ornement ponctuel sur une architecture vernaculaire d’ordinaire peu
dépensière.
Dans tous les cas, le stratagème permet de parler de la tromperie des sens, d’évoquer la possibilité d’un ailleurs insoupçonné,
d’une autre réalité que celle immédiatement visible, et agit ainsi
comme l’indice du fonctionnement du projet dans son entier.
Ailleurs, le trompe l’oeil architectural est un support pictural.
A la maison Weze, connue ici que sous forme de photomontages,
la requête des commanditaires de faire un atelier sous le auvent
d’une grande cour pouvait se résoudre de façon évidente par
l’ajout d’un simple mur pour clore l’abri existant.
Cependant, le mur en viendrait à cacher la profondeur de ce
préau qui donnait à la cour attenante son caractère particulier.
Les architectes s’emploient donc à faire un mur qui soit le dessin,
en trompe l’oeil, de la structure de cantilever avec son remplissage de briques, tel qu’on pouvait la distinguer depuis le côté
opposé de la cour.
L’usage du trompe l’oeil pictural en architecture trouve son
origine –et du même mouvement son apogée- dans les anamorphoses des plafonds d’églises baroques.
A la chiesa del Gesu ou à Sant’Ignazio de Rome, la représentation des ciels de paradis permet d’annihiler le sentiment de la
présence de la matière pour évoquer une réalité au delà de celle
immédiatement présente.
A Sant’Ignazio toujours, dans une autre partie de l’édifice, l’illusion vient servir l’architecture elle-même. En peignant la profondeur d’une coupole, Andrea Pozzo figure un dôme que la paroisse n’avait pas pu financer et par la même occasion provoque
l’étrange plaisir de la tromperie des sens.
Le trompe l’oeil de Weze d’ADVVT est proche de cette figure.
Avec une différence de taille cependant: un auvent n’a rien d’une
43
44
architecture sainte, et la structure de cantilever n’a rien de la
noblesse d’une coupole.
Les plaisirs contemporains de la tromperie sont pleins d’ironie
perverse7. La peinture vient sublimer l’architecture originelle- un
fond de préau de brique et d’acier- au moment même de son
retrait. Le trompe l’oeil a pour effet de faire apparaître comme
«projet» une architecture vernaculaire initialement parfaitement
impensée. De plus, le mur peint ne couvre pas la totalité de la
structure existante. La part qui en reste visible dans son état original a désormais valeur d’architecture là où avant l’intervention
d’AVVT elle n’était tout au plus que simple construction.
7- Une halle de marché d’Adelfo Scaranello à Arnay le Duc
(France) est justiciable d’une
analyse équivalente.
8- ADVVT, Architecture as a craft,
Dans Architecture as a craft, Jan de Vylder du bureau ADVVT
écrit: « La perspective et le dessin. Ils vont ensemble. Alors que la
réalité a sa propre perspective véritable, le dessin peu ajouter une
autre perspective, qui semble plus vraie que la vraie perspective. Et
en ajoutant cette autre perspective, quelque fois, on rend la réalité
plus claire que ce que la réalité peut l’être d’elle-même8 ».
Comme ces trompes l’oeil qui font déborder les personnages
du cadre de la toile pour rétablir le lien entre le monde diégétique
de la peinture et celui de l’observateur, on retrouve chez ADVVT
un jeu sur la rencontre de deux réalités distinctes.
En peinture comme en architecture, le geste parle de l’impossible rencontre de la représentation et du réel, mais se réjouit du
choc de leur confrontation. En retirant la profondeur de l’archi-
ci contre
galerie du Palazzo Spada,
Rome, architecte Borromini,
1653, prise de vue,
coupe et plan
45
46
tecture originelle, pour dans un second temps, la lui restituer à
travers la figuration d’une illusion, l’intervention joue à substituer
une perception intelligible à une perception sensible. De fait, le
trompe l’oeil a ce pouvoir de ré-invoquer une réalité dans son
état perspectif projectuel, perceptif mais désincarné, pour rappeler par la présence d’un simple mur le pendant fictionnel du
projet. Cette réalité «plus claire que la réalité peut l’être d’ellemême», c’est ainsi peut-être celle de l’architecture construite
rechargée de son double dynamique, le projet.
Les trompes l’oeil d’ADVVT nous mettent en présence de
surfaces places, portions d’architectures qui parviennent, par
l’usage d’un matériau ou de la peinture, à produire une impression de profondeur là où il n’y en a pas. Mais l’architecture peut
aussi faire illusion immédiatement par les moyens qui sont les
siens, en usant de ses trois dimensions.
Au Palazo Spada, la galerie aménagée par Borromini est
construite pour produire une fausse perspective au moyen
d’éléments d’architecture. La convergence forcée des lignes de
fuites des murs et du sol, l’amenuisement des colonnes latérales, et la déformation progressive des dalles de pavement sont
les outils d’un trompe l’œil qui permet de donner à une galerie
de huit mètre de long l’illusion d’une profondeur de trente six
mètres. Le Bernin usera d’un stratagème similaire, mais inversé, pour les escaliers royaux du Vatican, avec un dispositif qui
croise le kynesthésique et le visuel, le parcours réel des escaliers étant plus long que ce que l’œil annonce.
A Gant, le pont de Handelsbeurs projeté par OFFICE, qui
lie une des rives du canal à la terrasse d’une salle de concert
s’inscrit dans cette filiation architecturale. En première approche,
le pont ne montre que la simplicité de sa facture. La hauteur
constante des éléments verticaux de la balustrade cache l’artifice qui vient troubler l’expérience de ceux qui le traversent.
Le sol du pont est incliné et, en plan, l’ouvrage est trapézoidal,
avec son petit côté vers la salle. Cette déclivité du sol, doublée
par l’horizontalité des lisses -si bien que la hauteur de la balustrade dépasse largement celle d’un homme d’un côté du pont
alors qu’elle arrive à sa hanche de l’autre côté-est augmentée de
la convergence des garde corps.
La perspective est alors doublement faussée. D’une part, elle
semble plus profonde lorsqu’on traverse le pont depuis la rive,
plus courte, lorsqu’on l’aborde depuis la salle de concert. La
présence des passants participe du processus global de trompe
l’oeil dans sa double ambition de mentir et de montrer le mensonge. Les hommes présents d’un côté du pont agissent comme
des facteurs d’échelle pour ceux d’en face, et participent ainsi au
sentiment d’étrangeté de cette expérience baroque: nains d’un
côté et géants de l’autre.
47
ci contre
Pont pour le Handelsbeurs,
2008,
OFFICE KGDVS architectes
plan, coupe, prise de vue
Ici, la référence au projet est explicite, il s’agit de faire projet
en se référant au projet. Mais le jeu est double. L’expérience de
la passerelle est à la fois intellection et sensation. Intellection par
le travail de citation, de référence, de convocation de dispositifs
historiques savants, et sensation, par retour physique sur l’expérience baroque.
Aujourd’hui comme hier, troubler la perspective réelle, c’est
insinuer le doute dans l’expérience phénoménale de l’architecture, forcer la perception du sujet à se reconsidérer.
Celle-ci est issue d’une logique exogène que l’habitude a établi
comme vérité. Et les lois qui gouvernent cette illusion quotidienne sont celles qui régissent l’illusion de la représentation
perspective. Dans un trompe l’oeil architectural, les lois de la
représentation perspective et celles de la perception persepctive sont les mêmes mais le projet se manifeste par leur usage
savant et retors.
Dans cette architecture qui trouble l’expérience phénoménale,
la maitrise technique du dessin installe la représentation perspective dans le monde de la perception perspective. Mettant en
scène l’écart de leurs discours, les architectes jouent du vertige d’un monde où le dessin perspectif aurait raison du le réel
perceptif.
En définitive, le médium du projet, dans sa part d’ «inefficience», peut être le lieu du fantasme du projet. Figurer le descriptif par l’écart qui distancie sa nature de celle de la réalité de
l’architecture construite, c’est parler du même coup du projet et
de son «double dynamique», de cette part bavarde de l’intelligible
que la matière tend à réduire au silence. L’écart des médiums
avec l’expérience phénoménale est le lieu de cette résurgence
de la part abstraite du projet.
Dans notre développement, nous avons commencé par la représentation géométrale, dont le décalage peut être utilisé pour faire
projet. Nous avons aussi émis l’hypothèse que la perspective,
malgré son ambition mimétique avec l’expérience réelle, peut
jouer des mêmes écarts.
En s’appuyant sur des situations de projets éfifiés, notre
analyse ne nous a pas amené à croiser l’axonométrie. A ce
sujet, nous nous arreterons à une promesse qui ne pourra pas
être tenue. Le projet d’Office pour un complexe d’appartement à
Genève nommé Urban Villa ne sera pas réalisé.
Ce projet était clairement fondé sur la technique de représentation. L’inclinaison virtuelle d’un plan carré en axonométrie est la
raison du dessin.
La perspective qu’en donne KGDVS, avec l’ouverture du patio au
ciel qui reprend très précisément l’emprise géométrique du plan
en losange, est didactique. Elle engage ce passage du dessin à
l’ouvrage où le réel, le phénoménal, doit témoigner des outils du
projet.
48
ci contre
Logements à Genève,
2010,
OFFICE KGDVS architectes
plan et perpective
49
50
RESURGENCES: FIGURE ET COMPOSITION
Résurgences de la figure
Figures everywhere
«We design everything with geometries1» déclarent les
membres du bureau d’architecture portugais Fala Atelier en
introduction d’une conférence à Timisoara. Et l’affirmation ne
pourrait être contredite au regard des quelques plans reproduits
ici.
La diversité des programmes -deux écoles primaires, un
centre culturel, une bibliothèque- que celle du contexte géographique et culturel -la Suisse, le Portugal et l’Afghanistan- y paraissent peu de chose comparé au systématisme d’une approche
géométrique.
Les plans ne nous renseignent d’ailleurs en rien sur la position
ou les dimensions des sites, privilégiant la force immédiate d’une
figure décontextualisée, dont la pureté nécessite d’en avoir écarté les contingences. A en croire les architectes, tous les projets
pourraient être élaborés sur deux figures géométriques élémentaires, le carré et le cercle, soit qu’ils s’y réduisent purement
et simplement, soit qu’ils les additionnent et les multiplient, ou
encore qu’ils les combinent.
A travers la mise en scène d’une certaine hégémonie de la figure,
ce bureau fait un peu plus décrire chacun des projets. Il fait
valoir une manière de faire qui a quelque chose d’une revendication. Tout se passe comme si les projets trouvaient leur légitimité, non par les conditions spécifiques à chacun, mais par une
logique opératoire indifférente aux contingences.
Fala Atelier n’est pas le seul bureau d’architectes contemporains à manifester un regain d’intérêt envers les possibilités
offertes par ces fondamentaux de la géométrie. Que l’affaire
se passe au Portugal, en France (np2f, Eric Lapierre, Thomas
Reynaud), en Italie (Baukuh, Dogma), en Espagne (Campo Baeza),
en Suisse (Olgiati) ou en Belgique (Office, Blaf, 51n4e, Réservoir
A, Gafpa, et tant d’autres), on retrouve des dessins d’architecture
qui paraissent s’en remettre à la même évidence graphique.
Bien sûr, l’intérêt pour des figures aussi simples que le carré
et le cercle n’est pas chose nouvelle. C’est même un fait récurrent au fil des périodes et courants qui découpent l’histoire
de l’architecture. Ainsi, très récemment, celles-ci ont pu servir le propos minimaliste. A l’appui d’une conception idéaliste
des figures, les formes qui s’ y incarnent furent dotées d’une
puissance phénoménologique supposément a-culturelle2. Deux
décennies avant encore, les figures aussi ont participé à soutenir
l’ambition postmoderniste de constituer un répertoire d’«archétypes culturels». Bénéficiant de l’habitus sémantique construit
par leur répétition au cours de l’histoire, on vit alors en elles
51
1- «Nous dessinons tout à partir
de géométries», conférence de
Fala Atelier à Timisoara, Roumanie.
Pour les références des plans, se
conférer à deux des plans de la
double page suivante, et au plan
de la bibliothèque Aurora sur la
page encore après.
2- A ce sujet, voir notamment les
thèses développées par Martin
Steinmann dans Formes fortes.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
1. Fala Atelier, Of Houses, 2014. 2. Architecten De Vylder Vinck Taillieu, Woning BM, 2013. 3. Fala Atelier, Romont, 2014.
4. Bogdan Van Broek, Bakala Academy, 2014. 5. Office KGDVS, Lakeside Villa, 2007. 6. 51n4e, Speelspeinstraat, 2008.
7. Office KGDVS, Cité refuge, 2007. 8. Baukuh, Genoa, 2008. 9. Fala Atelier, Bamiyan, 2015. 10. 51n4e, Kantoor, 2008.
11. Blaf Architecten, dnA House, 2013. 12. 51n4e, Kantoor, 2008.
52
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
13. Office KGDCS, Solo Summer House, 2015. 14. Productora, Concurso Museo MPAC, 2012. 15. Secchi&Vigano, Hostel Wadi,
2013. 16. Architecten DVVT, Kavel HOuses, 2014. 17. Baukuh, Central mosque, 2013. 18. Pezo Von Ellrichshausen, Galeria
Casa Gago, 2013. 19. Office KGDVS, Wall scenography for a theater, 2010. 20. Dogma, Easier taken slow, 2014. 21. Fala Atelier,
Library Aurora, 2013. 22. Campo Baeza, Head office of Caja General, 2001. 23. Reservoir A, Caserne des pompiers de Charleroi, 2014. 24. Office KGDVS + Dogma, City walls, 2005.
53
une valeur de «signe» autorisant l’espoir de rétablir un langage
commun, supposément perdu, entre l’architecture et le public.
Les figures des plans contemporains n’ont pas la charge
intrinsèque des formes minimalistes. Elles n’ont pas non plus
la portée culturelle extrinsèque des archétypes post-modernes.
Peut-être la spécificité contemporaine de l’usage de ces figures
est-il autant soutenu par l’absence de réalisation de nombre de
ces architectures -beaucoup restent encore des architectures de
papier- que par l’inexistence du discours qui pourrait leur être
associé -on conviendra qu’avouer que l’on dessine tout à partir
de géométries ne suffit pas à élaborer une pensée autour de
l’acte.
Les figures contemporaines semblent simplement «parler d’ellesmêmes». Coquilles vides de sens et de matière, leur vacuité
renvoie de fait à la dimension scolastique de la discipline architecturale. Carré et cercle sont les géométries avec lesquelles on
commence par principe, par rétablissement d’une convention qui
s’érige comme «raison suffisante» pour être le point de départ
d’un processus de projet.
A vouloir caractériser cette façon de faire, on serait tenté de
parler comme d’un retour à la tradition, à une posture «classique».
3- Le terme de «classicisme»
fait référence autant à la période antique qu’à la période qui
recouvre le XVIIe et la première
moitié du XVIIIe siècle qui, renouvelant la lecture des anciens
par les renaissants, fondera son
esthétique architecturale , à travers l’institution académique, sur
un système de codification des
ordres. La période «néo-classique», plus tournée vers l’antiquité grecque que latine (Schinkel) couvre une large partie
du XIXe siècle. Les codes de la
beauté classique fondent une
doctrine académique, notamment avec l’école des Beaux Arts
française, qui s’opposera sans
jamais l’exclure au pittoresque et
à l’éclectisme architectural issus
de la crise du langage classique
de la deuxième moitié du XVIIIe
et la première partie du XIXe. A
ce sujet voir Françoise Fichet,
chapitre «De la théorie de l’ordre
à l’idéologie du goût», .op.cit.
La notion de tradition classique est polysémique3 . Lorsque
nous l’évoquons, nous nous rapportons à deux de ses aspects:
sa dimension référentielle, historique, et son caractère de codification d’une discipline.
Dans sa dimension historique, elle peut être employée parce
que le répertoire auquel l’usage des figures s’avère lié est bien
celui, aussi large que diffus, de l’antique revisité par les périodes
renaissantes et classiques.
Bibliothèque Aurora
à Porto,2013,
FALA architectes
présentation conjointe des
plans coupe et de sa référence (site web des auteurs)
54
Ainsi, Fala Atelier fait directement référence au Panthéon pour la
conception de la bibliothèque Aurora à Porto4.
En Belgique, le plan de la villa Buggenhout de Office est sans
conteste un jeu sur la radicalisation de l’exercice du plan à neuf
cases qui a concentré tout l’effort de composition de Palladio
pour ses villas vicentines5.
Dans le bâtiment d’exposition à Courtrai réalisé par Office également, la façade qui superpose deux ordres contradictoires -un
treillis de division binaire est posé sur une façade préexistante
de division tertiaire- fait écho aux pratiques renaissantes de
superposition des ordres qu’on trouve chez Alberti, Palladio et
Michel Ange6.
Enfin, tous les plans circulaires qui servent à accueillir indistinctement caserne de pompier, crèche, centre commercial, bureaux,
théâtre temporaire, villas, etc. réactualisent, de façon consciente
ou non, les préoccupations issues de l’adoption du plan centré
pour les églises de l’époque Renaissante7.
Quant à la volonté récurrente d’inscrire le cercle dans un carré,
ou inversement, elle reprend à son compte le fantasme autant
renaissant qu’antique, de parvenir à une mise en forme de la
quadrature du cercle8.
Mais si quelques fois la référence à une certaine histoire de
l’architecture est un processus conscient, le plus souvent, celleci est le fait d’une mémoire diffuse, qui se remémore plus des
figures que des formes, des «abstractions géométriques» plutôt
que les occurrences de leurs incarnations. De fait, les figures
se déchargent de la symbolique qui leur était associée au fil
des époques, abandonnent la rhétorique dans laquelle celles-ci
avaient pu prendre leur sens, pour s’offrir vides de toute signification exceptée peut-être celle d’avoir existé dans l’histoire de
l’architecture.
De ce point de vue, on est proche de ce que Colqhoun pensait
déceler dans le réemploi des figures opéré par le néo-rationalisme et le néo-réalisme. En 1976, il écrivait à propos de ces
deux courants: «[le] rétablissement [de la tradition] dépend d’un
processus selon lequel les éléments d’un langage ancien sont réutilisés. De plus, les références ne sont pas celles de la tradition d’origine,
où elles composaient une série d’idées appartenant à un tout culturel,
dont le langage de l’architecture faisait intégralement partie. Dans
la récupération moderne de la tradition, la référence est la figure
architecturale en tant que telle. Ce qui était autrefois la forme d’un
contenu est maintenant le contenu lui-même9».
Ce rapprochement avec l’analyse de Colqhoun met en évidence la spécificité du réemploi des figures dans les projets qui
concernent notre situation contemporaine.
Si l’on retrouve bien actuellement un métalangage -une architecture qui parle d’elle-même- dans ce procédé, c’est bien plus dans
55
4- Les architectes citent le panthéon dont ils joignent une image
lors de leur conférence à Timisoara.
5- Sur les villas palladiennes,
Wittkower montre comment
toutes sont des orchestrations
différentes du même thème,
d’une même formule géométrique, qui donne forme au programme d’usage des villas italiennes.
Cf. Architectural Principles in
the Age of Humanism, partie 3:
«Les principes de l’architecture
de Palladio».
6- Chez Alberti, comme le dit
Wittkower, la pratique est issue,
en partie, d’une erreur d’interprétation de l’Antique. Ainsi, à
Sant Andrea, il mêle la figure de
l’arc de triomphe de Titus à Rome
avec celle du fronton des temples
grecs. Ce faisant, il montrera le
chemin au maniérisme. Palladio
lui, adoptera une pratique similaire de façon consciente, par
exemple pour la façade du Redentore où il fait s’entremêler les
ordres, superposant de petites et
de grandes colonnes.
cf. Architectural Principles in
the Age of Humanism, partie 2
«L’approche de l’Antiquité d’Alberti en architecture» et partie 3
« Les principes de l’architecture
de Palladio».
7- Wittkower raconte comment le
plan centré est devenu la forme
parfaite des églises des renaissants à la suite de l’observation
des temples antiques, ronds
eux-aussi, et par la croyance en
une symbolique mathématique
transcendantale. Il rapporte également les questionnements et
débats concernant le point d’entrée et les parcours internes que
l’adoption de ces plans implique.
Ironiquement, le réemploi actuel
de cette géométrie ramène avec
lui les mêmes problématiques.
in Architectural Principles in
the Age of Humanism.
8- On peut citer l’exemple récent
de la Solo House de Office qui en
inscrivant la figure du carré dans
celle du cercle fait des espaces
«résiduels» de cette combinaison
les pièces de vie d’une maison de
la façon de faire référence à la pratique de projet plutôt qu’aux
figures historicisées comme signifiants culturels10.
L’auto référencement de l’architecture se joue maintenant
moins en rapport à l’histoire des bâtiments et de leurs agencements physiques qu’à celle de sa conception par le projet.
Les plans présentent ainsi des figures «telles quelles», dans leur
nudité géométrique. Elles arrivent seules, sans discours, mais
aussi sans corps, prenant leur autonomie autant par rapport
à leurs mises en formes possibles que par rapport à l’histoire
concrète de l’architecture.
Les figures sont alors seulement des outils, tout aussi nécessaires qu’inépuisables, tout peut être fait à partir d’eux, ils sont
les moyens originels de l’opération de conception, et peut-être la
base de celle de composition11.
Et s’il est fait référence à l’histoire, comme nous le postulions en
premier lieu, c’est plus encore à celle du projet, telle que l’invente la Renaissance, qu’à celle des architectures proprement
dites.
Les figures sont les ingrédients de base d’une architecture du
dessin, le médium par lequel s’est fondé le projet et où il acquiert
une légitimité disciplinaire. En cela, on peut de nouveau employer
le terme de classicisme pour ce qu’il contient de discipline élaborant ses propres règles, ses «dogmes».
Il s’agirait bien alors de refonder une discipline qui se justifie par
la discipline elle-même, qui construit son autonomie, ici comprise comme la discipline du projet.
Figure VS Forme
La chambre de commerce à Courtrai par Office KGDVS
Jusqu’ici, nous avons essentiellement parlé de plans, leur évidence permettant de redéfinir la notion de figure dans un usage
contemporain.
Leur mise en œuvre dans l’espace du papier est une chose.
Cela revient à parler du projet par le projet, soit évoquer un
univers sémantique par ce même univers sémantique. Faire ressurgir l’évidence de cette figure dans les réalisations en est une
autre. Cela revient à entreprendre une opération similaire à celle
observée dans la coupole d’Anet de Philibert de l’Orme, lier dans
une même architecture deux univers sémantiques différents tout
en parlant de l’écart qui les distancie. Dans la continuité de notre
hypothèse, nous supposons que cette opération peut consister
dans la recherche d’une permanence de la figure au delà de la
forme.
Une chambre de commerce est un programme essentiellement administratif, une partie devant être accessible au
public, l’autre réservée aux employés. La relative banalité du
programme est évidemment assumée par Office KGDVS. Aussi
le bâtiment ne prétendra pas être autre chose que ce qu’il est.
56
vacances articulée autour d’une
cour centrale carrée.
Colqhoun Alan, «Formes et Figures», p. 207
9- Colqhoun Alan, Op.cit, p. 207.
10- Ici, on peut préciser que la
définition de Colqhoun de la «figure», en cohérence avec son
propos, diffère de la notre. Pour
l’auteur elle est «une configuration dont la signification est
donnée par la culture, que l’on
suppose ou non que c’est la nature qui lui donne son fondement
ultime». Il charge donc, comme
l’auront fait les courants néo-réalistes et néo-rationalistes, la
figure d’un «double culturel» qui
lui est intimement lié. «Formes
et Figures», p.198. Comme nous
l’aurons compris, nous donnons
au terme un sens beaucoup plus
terre à terre: la «figure» est «figure géométrique», que l’on peut
décrire comme «aplat de lignes
qui se rejoignent et forment une
surface déterminée, finie» (Trésor Langue Française Informatisé). Dans notre acception, si
celle-ci se retrouve chargée de
signification, ce n’est que dans
le domaine sémantique du projet.
11- On pourrait généraliser une
remarque de Zanderigo et Tamburelli sur le travail d’Office:
«Office Kersten Geers David
Van Severen fait un usage systématique du carré (la figure
géométrique). L’insistance avec
laquelle la forme est utilisée n’a
rien à voir avec une obsession
géométrico-mystique. Pour les
architectes, le carré est juste
un outil, un dispositif qui permet
de rendre les choses plus abstraites, plus propres, une figure
qui inclus ou exclu les éléments
de la composition.» in 2G, «Cutting Holes in the trash and other
stories».
Déposé dans cette banlieue proche de Courtrai, il se présente à
ceux qui y accèdent depuis le carrefour de départementales qui
le dessert comme un bâtiment de bureaux, une boîte parallélépipédique12.
Le mur rideau qui recouvre le «building» double le dévoilement de son organisation spatiale d’une sorte de promesse de
transparence. Tout est affiché dans cette façade. Les quatre
étages réguliers de plans libres dont la trame horizontale se
répercute sur le mur rideau, l’organisation interne des bureaux
dont l’intervalle répond à une partition tripartite verticale sur la
façade. Le bâtiment pourrait avoir quelque chose d’un «hangar
même pas décoré», affichant à la fois la simplicité de sa forme et
son honnêteté en se montrant dans le plus simple appareil.
La forme se veut d’ailleurs un peu plus qu’un «hangar même
pas décoré». Il y a de la dévotion programmatique pour la fonction d’abri dans la forme «hangar». Rien de tout cela ici, la forme
se présente calmement, sans aucune emphase quant à ses
impératifs fonctionnels et contextuels. Indifférent au niveau de
sol du site, le parallélépipède rectangle est posé quelques mètres
en dessous de lui. La découpe sur sa façade de la pente propre
au terrain en découle, ce qui a le double effet de souligner la
contingence du site et l’autorité du quadrilatère qui l’occupe.
Comme pour les volumes parfaits des architectures de la
Cité Idéale qui se hissent sur un socle pour s’épargner d’avoir à
toucher le sol tangible d’une Rome imaginaire, il aura fallu au volume d’Office poser pied sur un plan parfait, trouver l’assurance
d’un niveau zéro absolu pour pouvoir s’y déployer.
Le traitement de la façade vient renforcer le sentiment d’au-
57
12- Dans une conférence
au Pavillon de l’Arsenal du
19/03/2014, les architectes
parleront de vouloir présenter
le bâtiment comme «the most
ofice-like ofice building».
chambre de commerce à
Courtray, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
façades sur rue
tonomie de la forme. La façade est détachée du système porteur
qu’elle recouvre, le périmètre du quadrilatère est laissé inchangé
par son contenu, laissant aux limites du volume leur indépendance.
Mais en réalité, la chambre de commerce de Courtrai est la
mise en scène d’une «déception».
L’entrée qui se trouve sur une des deux faces qui regardent le
jardin oblige le visiteur à faire le tour du bâti et à constater sa
méprise. Les deux autres côtés du quadrilatère parfait sont tout
simplement «inexistants». Ils font place à deux «barres» peu
épaisses qui dessinent un volume rentrant en «L».
L’image du «cube» , annoncée de prime abord, se trouve démentie par l’expérience du volume complet. Le revêtement des deux
faces intérieures de l’édifice montre leur différence de statut par
rapport aux deux premières.
A la place du mur rideau sèchement dressé de l’autre côté, on se
trouve ici face à une frontière brouillée par un dédoublement de
sa limite en un pan de métal séparé de quelques mètres de l’intérieur clôt par le verre.
58
Chambre de commerce à
Courtray, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
façades sur cour
Chambre de commerce à
Courtray, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
plans niveau 0 et étage
courant
59
Si le bâtiment joue double jeu13, c’est qu’il ne s’agit pas là
de parler de la forme, mais de la figure. Pour cela, l’édifice
fait croire à la forme, attendue, pour finalement décevoir cette
attente, et n’en faire ressortir que le double fantomatique, la
figure. L’inachèvement de la figure dans la forme fait émerger en
négatif son élément générateur: le carré, composante de base du
projet14.
La cour côté jardin vient explicitement évoquer la figure par
un aplat constitué par la couverture de l’étage enterré, le carré
au sol vient attester de l’incomplétude de la figure. Il y a dans ce
geste quelque chose d’une révélation par l’absence.
«La présence incomplète - écrit Sylvain Malfroy- c’est typiquement le mode d’être du symbole. Le symbole atteste la présence de
quelque chose qui ne peut être là, mais qui existe bel et bien15».
Ce qui ne peut être là mais qui existe bel et bien, c’est peut être
cette part conceptuelle du projet, cet «avant la forme», figure originelle dont l’évidence de la translation géométrique aurait bien
pu ne rien dire, la faire passer sous le silence de l’ordinaire. Ce
qui est évoqué «en creux», c’est une instance de l’architecture à
laquelle il n’est pas possible de donner matière, le projet.
Dans un article critique de l’œuvre d’Office, Ellis Woodman
a pu écrire, à propos de ce bâtiment : «les rapports de la façade
avec la pente du sol donnent l’impression que l’édifice est antérieur
au paysage -un vestige d’une ancienne civilisation, peut-être, comme
la statue de la Liberté découverte émergeant du sable à la fin de la
Planète des singes16».
Il y a effectivement quelque chose de dramatique, voire qui
a trait au registre esthétique du sublime, dans cette façon de
convoquer, ici et maintenant, une réalité qui serait antérieure à
l’incarnation du bâtiment.
Cependant, à la découverte de la face cachée du bâtiment, si celui-ci évoque un «avant» avec autant d’emphase, c’est peut-être
celui de l’architecture elle-même, de cet état conceptuel désincarné qu’il s’agit de ramener, dans un ultime coup de théâtre, à la
face de la construction elle-même.
Et en effet, il y a bien quelque chose de théâtral dans ce retournement de situation qui se joue au détour des façades.
La déconvenue de la perception d’une forme lacunaire participe
d’une surprise architecturale comparable à celle qui au théâtre
fait surgir sur la scène un personnage jusqu’alors resté en coulisse. Plus avant encore dans ce rapprochement avec le théâtre,
peut être y-a-t-il ici quelque chose de ces pièces de Brecht qui
parviennent à faire s’entrechoquer, et heureusement coexister
cependant, la fiction diégétique et le dispositif de mise en scène
extra-diégétique.
60
13- On peut en effet parler de
«double jeu», ce que d’ailleurs
les architectes ne sont pas loin
de faire quand ils décrivent leur
bâtiment en ces termes: « Le bâtiment est conçu comme ayant
deux faces, comme le Dieu romain Janus, affichant deux aspects distinctement différents à
la rue et au jardin» Cf. site officiel
de Office KGDVS.
14- Le bureau ne cesse d’insister sur la valeur qu’il donne au
projet d’architecture par rapport
à l’architecture construite. Ainsi, dans Architecture as a craft,
Kersten Geers écrit : «Architecture happens through the project,
and does not exist outside of it».
p. 218.
15- Sylvain Malfroy à un tout
autre sujet dans Perception critique à l’oeuvre et perception
critique de l’oeuvre, in Matière
n°3, p.47.
16- «At the chamber of Commerce in Kortrijk, the façade’s
accomodation of the sloping
ground gives the impression that
the building predates the landscape - a remnant of a former civilization, perhaps, like the statue
of Liberty discovered rising from
the sands at the close of Planet
of the Apes.»
Ellis Woodman, «Picturing the
present», 2G, p.44.
L’édifice de KGDVS propose cette double lecture simultanée,
ou plutôt cette confrontation instantanée de deux univers sémantiques dont l’écart n’interdit pas la réunion. L’édifice montre
ensemble et simultanément le bâtiment construit, présent et
palpable et le projet abstrait, passé et intangible.
Seule la somme de ces deux dimensions forme l’architecture, de
la même manière que chez Brecht seule la somme de la fiction
et de son envers formait la réalité de la discipline théâtrale17.
Résurgence de la composition
La composition comme conception de projet
Une autre pratique fait ressurgir le projet à l’intérieur de l’édifice, elle s’articule autour de la notion de composition.
Historiquement, la composition architecturale -dont Lucan
nous rappelle qu’elle se confond à ses origines avec les termes
de disposition et de distribution18- est liée à l’agencement des espaces intérieurs des villas. Elle est inséparable du projet en tant
qu’elle implique une pensée organisatrice -par le biais du dessin
et de la géométrie- à l’origine de l’édifice.
Celui-ci est alors conçu par anticipation comme un tout, la
composition consistant à trouver la meilleure disposition de ses
parties. Ce n’est cependant qu’au travers de la systématisation opérée au début du XIXe siècle par Durand, qui l’applique
indistinctement à tous les programmes, que la composition en
vient à désigner la conception de projet d’architecture19. Les deux
termes en viennent alors à être quasi synonymes. Concevoir un
projet, c’est faire de la composition et inversement, composer
c’est concevoir.
Au cours du XXe siècle, pour reprendre le développement de
Lucan, le terme de composition paraît ne plus pouvoir englober
l’acte de conception de projet dans son ensemble et tombe petit
à petit en désuétude. En effet, le concept implique une hiérarchisation des éléments, ceux-ci étant des pièces, des entités closes
et fermées, de la «pièce»- salon, boudoir, chambre, à l’élément
traditionnels d’architecture: la porte, la fenêtre, le mur, etc... La
remise en question de ce système élémentaire par la modernité
architecturale (on pense à l’avènement du plan libre) aura pour
effet de mettre en cause la notion de composition elle-même.
Si aujourd’hui le terme de «composition» n’est plus synonyme
de «conception de projet», l’évocation du premier terme ramène
pourtant immédiatement à l’autre terme. La composition renvoie
à une certaine façon de concevoir le projet, telle qu’elle s’est
développée depuis la fin de la Renaissance jusqu’au néo-classicisme systématisé par Durand. La composition évoque une
conception géométrisée, ordonnée, issue de règles autant que
des capacités organisatrices individuelles des architectes. La
composition est une conception codifiée.
61
17- L’habileté des architectes
dans cette entreprise, c’est de
faire de cette «figure de style»
un atout pour le bâtiment de bureaux. Sous une autre analyse,
on pourrait aussi dire que cette
amputation de la forme raconte
l’histoire d’un immeuble de bureaux historiquement parallélépipédique qui, tout en gardant sa
stature, parvient à se libérer des
inconvénients que cette forme
engendrait (le manque de lumière, les problèmes d’aérations,
de circulation d’air, etc.).
18Jacques Lucan, Composition-Non Composition, Chapitre 1
: Disposition, distribution, composition.
19- Lors de ses cours à l’école
polytechnique au début du 19e
siècle, JNL Durand établira alors
une «marche à suivre dans la
composition d’un projet quelconque», donc un manuel de la
conception de projet, quel que
soit le programme et le site. Cf.
Composition, Non composition, Lucan, pp. 11-25.
Composition + Non composition
La villa Buggenhout et la villa Schor par Office KGDVS
On peut constater dans le travail d’Office une préoccupation
pour la «pièce» qu’il s’agit de réintroduire au centre de l’acte de
conception de projet20. Ce faisant, ces architectes retournent à la
notion de composition, et donc à une certaine manière de faire
du projet. Au demeurant, les architectes ne retiennent pas la
totalité du concept. Ils semblent parvenir à en exclure la part de
hiérarchisation des éléments dont parle Lucan. Ainsi, le procédé
de conception est adopté, tandis que l’idéologie sous-jacente en
est évincée. Délestée de l’obligation de hiérarchie, la composition
ouvre à de nouvelles manières de projeter.
A la villa Buggenhout, la composition palladienne est une
référence directe21. La maison unifamiliale de plan carré est
constituée à partir d’une pièce unique, elle aussi carrée, dont la
répétition par groupe de trois, latéralement et longitudinalement,
forme un ensemble que l’on appelle communément un plan à
neuf cases. L’appellation correspond ce qui est devenu un exercice d’architecture après que Palladio en ait systématisé l’usage
pour ses villas dans la campagne vicentine22.
A Buggenhout, les grandes règles qui régissaient l’ordonnancement palladien sont respectées. Le nombre des pièces, leurs
disposition en carré, et la répétition des étages les uns sur les
autres sont pris au mot. Le marquage de la centralité -dôme
chez Palladio, escalier en colimaçon chez Office KGDVS- est
également repris.
Les ingrédients avec lesquels Palladio cherchait à s’approcher
du type idéal de la villa à plan centré sont donc réappropriés.
Mais voilà qu’ici, ils sont repris «tels quels», sans apprêts, pourrait-on dire.
Toute opération de hiérarchisation des éléments, c’est-à-dire,
tout ce qui justement rendait l’exercice de composition particulier
pour chaque villa est abandonné.
Ici, les pièces font toutes exactement le même dimensionnement
(quatre mètres sur quatre), leurs ouvertures les unes sur les
autres sont centrées pour n’inviter à aucun parcours privilégié,
et leur fonction est volontairement indifférenciée23. Leur rapport
à l’extérieur est systématisé par le positionnement du volume
bâti au milieu du terrain, mettant ainsi chaque pièce en lien direct
avec un extérieur.
Enfin, cette localisation de la figure dans la parcelle est complétée par une schématisation quasi ironique de l’organisation
des villas palladiennes entre un jardin avant et un jardin arrière.
Une clôture grillagée soustrait l’emprise de la demeure aux
contingences du découpage parcellaire, pour enclôre, à l’avant
comme à l’arrière de la villa, deux jardins parfaitement égaux.
Seule la différence de traitement entre les deux étages -l’un
en béton, l’autre en bois-, permet d’établir une forme de distinction, qui de fait produit son exact contraire, puisqu’elle ne
62
20- Pour ne prendre qu’un
exemple de critiques ayant relevé cette caractéristique du
travail des architectes, on peut
citer Tamburelli et Zanderigo qui
écrivent : «Les projets de Office
Kersten Geers David Van Severen se basent systématiquement
sur la création d’une pièce à l’intérieur d’un contexte donné».
in «Cutting Holes into the
trash and other stories», 2G OFFICE KGDVS, Traduction personnelle.
21- Si les architectes ne citent
pas directement Palladio, leurs
propos reconnaissent régulièrement l’importance de l’histoire
de l’architecture dans leur projets. Ainsi, Kersten Geers écrit:
«The architect’s project always
talks about architecture. It deals
with everything that has happened before, both in the field of architecture and in the world. Architecture without aknowledging
history is impossible. The project
is not about inventions to bring
something new into existence,
but about formulating intentions
to reassemble things already
known in another way».
in «Crafting Architecture. In
search of the architect’s projet»,
in Architecture as a craft, p.217.
22- Rudolf Wittkower écrira à ce
sujet: «Pour ses villas, Palladio a
suivi des règles dont il ne s’est
jamais écarté: un axe central et
une absolue symétrie. [...]Etant
devenu l’architecte favori de Vicence, Palladio a dessiné beaucoup de villas qui sont toutes
des orchestrations différentes du
même thème, une même formule
géométrique.» Op. Cit; Traduction
personnelle.
Celle-ci découle des usages
des villas italiennes (hall, axe
central, plusieurs salons et
chambres) où le carré à 9 cases
est souvent dédoublé de latérales.
23- Cette indifférenciation est
explicite pour KGDVS qui dans
leur conférence au Pavillon de
l’Arsenal du 19/03/2014 disent
avoir voulu travailler sur l’enfilade des pièces sans les affecter
à un usage particulier.
Villa Buggehout, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
plan niveau 0 et prise de vue
frontale
63
fait que mettre en exergue le constat que le changement de
sytème constructif est sans incidence sur le projet. Du niveau
en maçonnerie à l’autre, apparament en bois, tout est reproduit à
l’identique, plan, coupes, dimensionnements.
La villa Buggenhout est une composition non composée.
Alors que pour Palladio, le postulat des neuf cases était un
point de départ pour faire «projet», l’accord chiffré d’une partition de basse continue permettant la pluralité des possibles
(au fond, l’exercice n’a jamais amené Palladio à conclure à une
disposition de neuf pièces identiques), chez Office l’énoncé est
pris au pied de la lettre24.
Pour eux, le système est accompli comme substrat, comme
schéme. Il ne s’agit pas ici d’une variation sur le type -pratique
courante- mais d’une tentative de produire la figure même du
type, cet «objet abstrait construit par l’analyse qui permet de rendre
24- On peut imaginer que Palladio verrait dans ce résultat
la disparition stricto sensu de
l’exercice de composition, qui ne
peut se jouer qu’en supposant
une diversité hiérarchique des
éléments et de leurs rapports.
Villa Buggehout, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
prise de vue niveau 0
64
compte avec économie des propriétés essentielles d’une catégorie
d’objets réels»25.
Par la récupération d’un système et par un travail qui a comme
horizon la supression des variations, des singularités de ses
incarnations réelles, l’édifice réaffirme le projet et lui seul. La
réalisation de la maison Buggenhout a comme objet non de
composer un projet mais de mettre en évidence, en n’utilisant
que des ingrédients purs, les composants fondamentaux de sa
composition.
Encore une fois, si un certain lien culturel semble être rétabli avec les architectures historiques «classiques», c’est bien
plus le concept du projet seul qui est évoqué par l’édifice que la
référence à une des propositions spécifiques auxquelles il a pu
mener. La villa Buggenhout ne fait pas plus référence à la villa
Malcontenta, qu’à la Rotonda, la Barbaro ou la Valmanara; elle
est leur dénominateur commun, hors champ de l’histoire.
25- Philippe Panerai, in Eléments
d’analyse urbaine.
Villa Buggehout, 2010,
OFFICE KGDVS architectes
prise de vue niveau 1
65
A la villa Schor à Bruxelles, l’introduction de la composition
apparaît là où on l’attendrait le moins. Si le projet de la villa à
Buggenhout s’articule autour de celui de la villa idéale, ce ne
peut être le cas pour la villa Schor, où l’action des architectes
est contenue par le programme de l’extension. Le choix est fait
de conserver l’édifice néo-classique dans sa forme originelle et
donc de placer la nouvelle construction en dessous de l’existante.
Vue depuis le jardin, l’extension se profile en une enfilade de
portiques de béton au rythme régulier et répétitif, qui soutient la
maison mais aussi va déborder sur la droite de la façade sur rue.
En substituant à la terre l’appui d’une structure poteau poutre, la
localisation de cette extension lui donne une forme d’antériorité
et de prévalence sur l’édifice qui s’y pose désormais dans une
position latérale et presque instable.
L’effet immédiat des structures à ossatures -dont Colin Rowe
a pu écrire à leur propos «qu’elle témoignent d’une telle authenticité
que nous y verrions volontiers des phénomènes naturels, géologiques,
plutôt que des réalisations architecturales26»- est convoqué ici.
Dans cette relative indifférence à son environnement, aussi
bien géographique que construit, l’enfilade de poutres est donnée
comme un préalable à ce qui le surplombe. Ce soubassement a
ce quelque chose de sublime, au sens romantique. Il vaut comme
un morceau d’architecture originelle, constitutive, sous jacente à
toute la surface de la terre, qu’une excavation hasardeuse aurait
mis à jour.
C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il faut comprendre les
convergences esthétiques entre les productions de Office et les
clichés du photographe Bas Princen27. Ils travaillent en proche
collaboration depuis de nombreuses années et partagent cette
fascination envers les évocations d’une architecture tellurique
qui se déploierait dans une indifférence totale aux hommes.
Mais s’il est certain que cette imagerie participe du champ de
référence de ces architectes -ce que confirme le choix de Bas
Princen pour les photographies de cette extension- il se joue ici
quelque chose d’un peu plus complexe.
Le dessin de la structure n’est pas celui d’une grille neutre,
indifférente, originelle. D’abord, le rythme des entraxes et leur
remplissage s’ordonnent autour d’une travée centrale longitudinale, de part et d’autre de laquelle, symétriquement sur la façade,
les embrasures sont d’un côté vitrées et de l’autre marbrées. La
façade est donc hiérarchisée.
Mais c’est surtout à l’intérieur de l’édifice que le système des
colonnes prend toute sa dimension de composition. Là où l’on
aurait pu attendre l’usage d’un plan libre ponctué de colonnes
porteuses à espacement régulier -une organisation structurelle
que la nécessité de soutenir la villa semble impliquer logiquement- c’est tout autre chose qui se dessine.
Les colonnes s’organisent en «pointillés» pour dessiner différentes pièces et couloirs dont elles forment les contours. Les
66
26- Colin Rowe, «Chicago : l’architecture à ossature»,
in Mathématiques de la villa
idéale et autres essais, p. 111.
27- Régulièrement, dans les
clichés de Bas Princen, les éléments géographiques et les phénomènes urbains du «sprawl»
contemporain de la ville tentaculaires se rencontrent dans l’économie d’un même mouvement,
semblant ainsi participer d’une
seule et unique matrice.
Villa Schor, 2012,
OFFICE KGDVS architectes
coupe et plan niveau 0
67
colonnes supplantent les murs dans un effort pour distinguer des
entités spatiales qu’il s’agit, si ce n’est de hiérarchiser, tout du
moins de différencier.
Colin Rowe, dans un article sur l’architecture à ossature, s’intéresse à l’idéologie moderne que le système poteau poutre a pu
engendrer. Il remarque que celle-ci s’articule autour du postulat
de l’indépendance fonctionnelle de l’espace et de la structure,
l’architecture se concevant sur leur opposition dialectique: «dans
le Style International, une structure autonome perfore un espace
librement découpé qu’elle ponctue plutôt qu’elle ne le définit28».
Or justement, à Schor, l’architecture se fonde sur la réunion
fonctionnelle de la structure et de l’espace; la structure crée
les espaces à moins que ce ne soit les espaces qui créent la
structure. D’un côté, l’esthétique de l’ossature est convoquée
dans son indifférence aux aléas et pour sa pureté fonctionnelle
(elle est un système porteur), d’un autre côté, ses constituants,
poteaux et poutres, deviennent le matériau essentiel d’une architecture de composition qui travaille à la distinction d’espaces
différenciés et se substituent en cela aux traditionnels murs29.
L’économie rationnelle de la structure en grille est mise de
côté pour plier ses composants essentiels à l’esthétique de la
pièce, et en définitive, les adapter à une composition. La notion
de composition réapparaît au lieu même où elle avait été défaite,
dans l’emploi d’une structure qui, à l’aube de la modernité, avait
eu pour conséquence de lui ôter le monopole de la conception
du projet. Le système par excellence de la non composition est
réemployé au service de la composition.
La villa Schor est une non composition composée.
Ainsi, ce qui a été exhumé, comme le fait d’une entreprise
archéologique, n’est pas seulement une structure porteuse qui
soutiendrait, comme une sous couche de la surface terrestre,
l’édifice classique qui est au-dessus d’elle. Ce qui a été mis à
jour, c’est le processus de composition comme un acte de projet
au sens classique, et réhabilité ainsi comme le fondement de
toute émergence d’architecture30. Ce qui soutient la maison, c’est
une structure classique de projet.
Quant au sentiment de sublime issu de cette colonnade dont
l’excavation nous semblait révéler le caractère primitif et originel, on peut remarquer qu’il a cet étrange effet de glisser d’un
phénomène quasi a-culturel vers un phénomène purement
culturel. Les effets de l’esthétique essentialiste se déplacent vers
la convention du projet, lui procurant par là valeur d’absolu31.
En définitive, figures et manquements à la forme semblent
aujourd’hui dessiner, dans l’abstraction des dessins ou dans les
évocations de leurs réalisations, un retour à la conception «classique» du projet. Il s’agit alors de réinstaller l’histoire de l’architecture dans le processus de création architectural.
68
Villa Schor, 2012,
OFFICE KGDVS architectes
prises de vue frontale et
intérieure
28- Colin Rowe, «Chicago : l’architecture à ossature», in Mathématiques de la villa idéale et autres
essais, p. 113.
29- On pourrait aussi faire une
comparaison avec les architectures antiques grecque et romaine, auxquelles on attribue
souvent respectivement l’importance pour l’une de la colonne, et
pour l’autre du mur. On retrouve
dans le plan de la villa Schor
quelque chose de la division des
naos et pronaos du temple grec,
autant que l’on peut y voir une interprétation du système de division des pièces romaines autour
d’un atrium. En cela, le plan joue
également de la réunification
de deux systèmes constructifs
dont le mariage a pour effet d’en
brouiller les idéologies respectives. Autant le sens grec du
sacré se dilue dans cette composition spatiale que la distinction
des pièces romaines gagne en
sacralité.
30- Remarquons d’ailleurs que le
geste d’Office a pour effet de révéler l’architecture déjà présente
de la maison néo-classique. On
peut supposer que les clients, qui
au départ souhaitaient faire détruire l’édifice originel, peuvent
désormais le voir d’un autre oeil,
rechargé qu’il est de sa dimension d’ «architecture».
31- convenons que nous faisons
là la part belle aux volontés de
projet de KGDVS, le difficile déguisement de la porte du garage
en colonnade est très loin de l’esthétique du sublime...
69
Mais l’histoire de l’architecture ainsi évoquée est sélective.
C’est celle d’une discipline «anoblie» par l’éloignement du projet
du terrain de l’édification. Lorsque la revendication de cet héritage théorique se manifeste dans les réalisations, elle se mute en
une forme de militantisme pragmatique.
C’est de cette manière qu’ une certaine culture du projet, et la
conscience de son abstraction par rapport à l’édifice, semble
être à l’origine de nombre de réalisations d’Office.
Ce qui nous intéresse, au delà du simple jeu de la citation et
de la référence, est la mise en scène au sein de la réalisation de
la double dimension d’une discipline architecturale fondée sur la
dichotomie projet/ouvrage.
La figure n’est pas la forme, du même coup, la forme peut
parler de la figure. La composition n’englobe pas l’architecture,
mais du même coup, l’invoquer permet de figurer la conception
de projet.
Ce qui maintenant semble être à nouveau actif, est l’abstraction réalisatrice du projet. Elle est un champ d’investigation des
possibles de l’architecture, et justifie en acte, la pensée de la
discipline et sa réalisation concrète.
Ce qu’au fond, Office KGDVS revendique clairement: «La
fabrique de l’architecte est impliquée dans la connaissance de l’architecture. Elle est ancrée dans toutes les combinaisons et tous les
principes possibles que l’histoire de l’architecture charrie avec elle;
là où la matière est mise en œuvre avec l’ambition d’incarner des
principes32».
70
32- «The craft of the architect
is embedded in the knowledge
of architecture. It is grounded in
all the possible combinations and
all the possible principles that
the history of architecture bulks;
Where matter is used in an attempt to materialize principles.»
Kersten Geers, Architecture
as a craft, p.219.
71
DESSEINS LIMITES
«Les architectes sont dans la fiction; ils jurent par tous les saints qu’ils
veulent revenir à la réalité 1».
Dessins, croquis, maquettes, axonométries, photomontages....
Notre contemporanéité est marquée par une production architecturale qui dépasse largement sa réalité construite.
Face à tous ces projets laissés à l’état de papier, beaucoup certainement sont déçus mais beaucoup aussi sont satisfaits de cette
condition. Alors que des projets ont été pensés dans l’espoir d’un
édifice, d’autres au contraire trouvent leur liberté dans leur caractère purement spéculatif.
1- Pascal Urbain, De l’indifférence
à l’architecture, p. 160.
2- Pascal Urbain attribue cette
possibilité à l’émergence au
XVIIIe siècle d’un «courant intellectuel et artistique conscient
d’[une] intrication entre le réel et
l’imaginaire», Op.Cit, p.21.
La possibilité de penser la conception de projet indépendamment de la possibilité de sa réalisation, voire grâce à la possibilité
de sa non-réalisation n’est certainement pas concomitante à la
naissance du projet.
Il aura fallu que le projet s’écarte assez de ce vers quoi il projette
pour envisager d’exister sans volonté de réalisation de l’ouvrage.
On pourra alors suivre les règles du possible dans l’insouciance
des nécessités de sa réalisation.
A suivre l’analyse de Pascal Urbain, on constate qu’il aura fallu
passer par une prise de conscience de l’intrication entre l’imaginaire et le réel au XVIIIe siècle pour qu’au XIXe «la possibilité théorique d’un projet sans volonté d’un ouvrage [devienne] une pratique
commune2».
L’œuvre de Boullée est certainement une de celles qui illustrent
le mieux cette indépendance du projet par rapport à sa réalisation,
que ce soit dans la conception de l’auteur, ou dans l’appréciation
de son œuvre.
D’abord, l’architecte a conçu en conscience de l’improbabilité
technique de la réalisation de ce qu’il dessinait, comme l’exemple
de la sphère du cénotaphe en atteste.
Ensuite, grâce à sa popularisation par Kaufmann comme «archi-
Cénotaphe à Isaac Newton,
1780-1793,
Etienne Louis Boullée
72
tecture révolutionnaire», et alors même que la technique la rendait
désormais constructible3, sa fortune critique s’établit en dehors de
toute hypothèse d’actualisation de ses projets.
Cette pratique -du concepteur comme du public- a progressivement ouvert la possibilité de fonder une esthétique de projet sans
rapport avec l’esthétique de l’ouvrage. Les projets de papiers
des architectures utopistes des années 1960 en sont le parfait
exemple.
Selon Pascal Urbain, un élément indépassable sépare l’esthétique du projet de celle de l’édifice: «(...) l’esthétique du projet est
une esthétique du possible4 ». En ouvrant une série d’éventualités
que sa réalisation réduirait à une seule, le projet peut à la fois
s’établir dans la singularité d’une représentation tout en visant une
pluralité de réalités possibles, et surtout en n’en désignant aucune
spécifiquement.
Le projet tire son esthétique de son indétermination. Et le plaisir
que l’on peut y trouver relève certainement de l’expectative. Le
projet est plausible, mais dans son état propre il est fondamentalement inconcevable, au sens premier. En cela, sa forme se
rapproche de celle du rêve, c’est à dire d’une fiction narrative
fondée sur l’impossibilité de sa réalisation, due à une succession
d’éléments non univoques. L’unicité du récit permet la coexistence
simultanée de plusieurs histoires qui ne peuvent être réduites à
une seule.
Par définition, la richesse qui nait de l’indéfini ne peut perdurer
dans le fini5. Mais on peut observer l’effort de certains architectes
de faire passer cette esthétique propre au projet dans l’ouvrage,
chercher une manière le laisser ouvert à d’autres possibles.
Très souvent, il faudra user d’une forme d’illusionnisme pour que
perdure une part de la forme abstraite du projet dans le réel
construit.
Dans une autre approche, on observera que la représentation de
l’indétermination propre au projet a cet étrange effet d’empêcher
la réalisation de devenir proprement «architecture».
Le complexe de la feuille blanche
Dans le Oase #90, quatorze pages sont offertes aux illustrations d’Eva Le Roi. Celles-ci jouent le jeu d’aborder par le dessin
la question qui constitue la thématique de ce numéro de la revue :
«What is good architecture?».
La série d’images, au caractère plus ou moins figuratif, fonctionne
sur la répétition d’un solide géométrique axonométrique dans plusieurs «situations illustrées», chacune faisant apparaître la forme
par différents moyens.
Par deux fois, dans la première et la huitième image, la figure
n’est pas véritablement dessinée mais laissée blanche, et c’est le
traitement du contexte s’arrêtant à ses contours invisibles qui lui
donne sa lisibilité. La traditionnelle interprétation de la découpe de
73
3- «(...) le projet de Boullée est
manifestement beau, sublime, en
ce qu’il contient le principe de sa
possibilité, bien plus que la réalité de l’ouvrage», Pascal Urbain,
Op.cit p.174.
4- Pascal Urbain, Op.Cit, p.171.
5- Une petite histoire résume assez bien l’impossibilité de la traduction du caractère indéterminé
du projet dans le monde réel du
fini: Un écrivain souffrant d’un
complexe de la page blanche observe chaque nuit, impuissant, la
richesse de son imaginaire dans
ses rêves. Au matin, tout s’efface,
et il se retrouve dans la même incapacité de produire que la veille.
Il lui vient l’idée de résoudre le
problème en mettant un petit calepin sur sa table de chevet. De
cette façon, il pourra au sortir
d’un rêve, en noter le contenu,
et le restituer le lendemain dans
son livre. La nuit vient. Le rêveur rêve d’une histoire d’amour,
plus belle et plus émouvante que
n’importe quelle histoire d’amour
qu’il a pu écrire. Il se réveille
et se jette sur son calepin pour
écrire son souvenir, puis se rendort. Le lendemain matin, il ouvre
le carnet et lit: «Homme. femme.
love story». L’esthétique du rêve
ne peut être traduite en mots
telle qu’elle, parce que le mot
aplanit le caractère protéiforme
des éléments qui constituent
le rêve. De même l’esthétique
du projet ne peut se retrouver
telle qu’elle dans l’édifice. L’édifice devra se mettre à l’ouvrage,
comme l’écrivain à sa page.
la figure sur le fond, qui offre la primauté de la représentation à
la première, est inversée. C’est le fond qui est illustré, et la figure
absente n’existe que par le vide qu’elle y dessine.
Le langage des images, s’il ne peut être assimilé à celui des
mots, n’en dit pas moins quelque chose. Ces images d’Eva Le
Roi jouent d’une rencontre entre l’abstrait et le figuratif dans une
opposition formelle que l’on peut rapprocher du travail des photomontages de Baldessari, ou encore de celui des peintures d’Ed
Ruscha.
Il faut noter que dans les images produite pour Oase par l’illustratrice, la part figurative est laissée au contexte -un paysage de
montagne, une composition de géométries assimilable à des éléments urbains- alors que la part abstraite est laissée à l’architecture. Dans ces deux images d’Eva le Roi, le caractère de la «bonne
architecture», c’est peut-être d’abord -et c’est bien normal sous la
plume d’une illustratrice- une architecture représentée, mais plus
encore, une architecture représentée dans son indétermination.
«What is good architecture»
Eva Le Roy in OASE 92
dessin 1
74
Si le traitement de la question de la «bonne architecture» par
Eva Le Roi nous intéresse, c’est parce qu’il illustre une pratique
relativement courante chez certains architectes.
On retrouve ainsi ça et là des photomontages qui reprennent le
principe d’opposition forme absente/fond présent au compte de la
représentation de l’architecture, mettant en évidence les bâtiments
par des opérations de retrait, d’ «insuffisance», par rapport à un
contexte finement représenté.
C’est le cas chez Dogma et chez Office KGDVS par exemple.
Cette esthétique graphique de mise en présence par l’absence
semble être également au goût des étudiants qui savent la mettre
à profit de leurs projets, toujours, désincarnés.
Ellis Woodman, à propos des photomontages de Dogma et
d’Office pour une nouvelle ville en Corée du Sud écrit: «Dans un
contraste saisissant, les tours cruciformes sont seulement figurées
au travers de formes blanches émergeantes, totalement exemptes de
détail. Leur rôle est tout juste celui d’être une vague toile de fond, en
«What is good architecture»
Eva Le Roy in OASE 92
dessin 8
75
d’autres mots, d’incarner la définition du mur de Robin Evans comme
le premier instrument environnemental dans ‘la guerre contre l’information’6 ».
Dans l’usage que fait Woodman de cette dernière expression,
on comprend que l’information qu’il s’agit de supprimer est celle
de la ville grouillante sud coréenne dont l’activité est suspendue
par la présence silencieuse des tours.
L’effet de contraste lui donne raison, tant la puissance graphique
nait ici de la tension entre des silhouettes blanches et un fond
saturé.
Au demeurant, en tant que pure image de projet, on émettra l’hypothèse que la véritable «guerre contre l’information» qu’opèrent
ces architectures, c’est contre elles-mêmes. Le dispositif du «cut»
de la figure sur le fond permet d’éviter à l’architecture le processus de la définition, celle-là même qu’une plus grande représentation du projet véhiculerait immanquablement avec elle.
Ne disant rien, les tours blanches restent libres de tout dire.
Et c’est aussi pour ça qu’elles sont belles.
Tout comme le blanc, résultante optique du mélange de toutes les
couleurs, n’en exclue aucune, le projet blanc contient toutes les
architectures sans qu’aucune ne vienne altérer ses puissances.
Cette esthétique du projet dans son indétermination, qui trouve
son expression paroxystique dans l’usage du blanc, ne peut pas
être celle de l’édifice, autant que l’absence ne peut pas être une
modalité de la présence. Mais les plaisirs de l’expectative laissent
des traces.
6- Ellis Woodman, «Picturing
the present», in 2G Office KGDVS, p.7.
Aussi, il advient que l’architecture manifeste dans sa forme
ce fantasme de se soustraire du monde réel, la matière visant à
quelque chose de cet état où elle était désincarnée. Les volumes
auront bien du mal à faire passer le message. Les murs blancs,
aidés de leur planéité, jouent souvent plus habilement à ce jeu
de cache-cache du plan dans l’espace. Dans ces cas là, la photographie est souvent la complice de l’architecture.
Tout comme les moyens du projet, elle aussi est un «médium» qui
permet de retrouver par son abstraction les visées du projet. Le
ciel de la Belgique l’aide dans cette entreprise, en confisquant au
réel ses ombres et parfois même aux édifices, leurs arrêtes.
La photographie de la réalisation de Arteconomy prise par le
bureau 51n4e joue de l’ambiguïté de statut d’un mur qui a été
construit tout autour de la maison. Dans ce pincement de doigt
ici mis en scène, on lit le plaisir de montrer son épaisseur fine
comme celle d’une feuille de papier. Par ce geste, la présence du
mur est ramenée au minimum, l’élément d’architecture parvient à
être réduit à son substrat graphique, n’être plus qu’une enceinte
de papier.
«C’est seulement avec l’assurance d’une affinité suffisante entre
le papier et le mur que le dessin a pu devenir le lieu de l’activité de
l’architecte» a pu dire Robin Evans. Cette formule semble ici avoir
été prise au pied de la lettre. Ce qui s’impose au réel, ce n’est pas
76
ci-contre
Projet pour une nouvelle capitale administrative en Corée
du sud, 2005.
Photomontage.
Office KGDVS et DOGMA
architectes
77
tant le médium du dessin que son support dans la pureté de son
abstraction.
Le cadrage de la photographie, qui place la tranche du mur au
centre de l’image orientée horizontalement et la coupe en deux
images verticales, instaure une ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif. Cette ligne de métal peint qui sépare deux mondes distincts
pourrait tout autant être l’espace laissé blanc entre deux photographies posées l’une à côté de l’autre.
Ce pan de papier, qui sépare deux parties du monde, a aussi la
capacité, vu frontalement, d’en effacer une partie. La deuxième
photographie met en scène cette situation. Le mur blanc soustrait
une portion de paysage au réel, réduisant du même coup ce dernier à n’être qu’une impression photographique.
La portée esthétique de cet élément d’architecture retranscrit
ainsi dans la représentation photographique de l’ouvrage l’esthétique de l’absence, de l’élision, qui appartenait au projet. Dans la
planéité qui leur est commune, photographie et projet partagent
leurs plaisirs.
La photographie de Bas Princen du projet du Computer Shop
par Office fonctionne sur un effet similaire, à partir d’un élément
d’architecture comparable au précédant. La délimitation irrégulière
du terrain est extrudée par les architectes en un mur blanc dont
les zigzags incertains parlent des aléas de la découpe du territoire.
Dans la lumière diffuse qui baigne l’image photographique, les plis
du pan de mur s’effacent, et laissent place à une bande monochrome, qui ne laisse dépasser que les émergences multicolores
des maisons de l’arrière plan.
Cette image, qui ne se concentre étonnamment que sur l’espace
entre les deux édifices, est celle d’un photographe, mais les conditions qui ont rendu un tel effet possible sont le fait des architectes.
Le niveau du mur, haut derrière les deux parties bâties, s’abaisse
subitement dans l’espace de la cour pour arrêter son faîte juste
au dessous des toitures des maisons qu’il laisse ainsi visibles. Ce
dispositif architectural anticipe la possibilité du mur de pouvoir
78
6- Si ce qui nous intéresse ici,
c’est la complicité que trouve
l’architecture dans la photographie, on pourrait aussi faire le
chemin inverse, pour s’interroger
sur la complicité que trouve la
photographie dans l’architecture.
Une observation plus poussée
pourrait mettre en évidence que
l’art des trois dimensions qu’est
l’architecture sert bien souvent
la photographie dans une esthétique qui la relie à sa planéité. Ainsi elle semble y trouver le
plaisir de fuir les caractéristiques
qui sont propres au médium, celui de donner l’impression de
profondeur, pour retrouver un
peu des prétentions de la peinture abstraite, par exemple la
peinture constructiviste.
Restructuration de villa,
Arteconomy Sint-Elooi, 2007
51N4E architectes
apparaître «en négatif», et de tirer de cet effet de contraste une
forme de présence absente.
Aussi, s’il y a bien ici quelque chose du mur de Robin Evans,
premier rempart dans la «guerre contre l’information», on peut
aussi constater que la lutte prend bien soin de ne s’attaquer à elle
qu’en partie. Pour que l’on voit la procédure, encore faut-il qu’elle
laisse échapper un peu de ce qu’elle efface. Les propos de Tamburelli et Zanderigo traduisent bien ce procédé lorsqu’ils écrivent
à propos des espaces d’ Office qu’ils « tirent leur pouvoir du bordel
qui les environne (...) Les espaces sont définis par «l’absence de bordel», et de fait, ce dernier joue un rôle déterminant dans leur définition.
Le bordel est la substance dont l’absence crée l’architecture8 ».
Le fantasme du mode d’existence de l’architecture observé
dans le photomontage pour la nouvelle ville de Corée du Sud se
retrouve dans cet élément d’architecture du Computer Shop. La
procédure de retrait appliquée par la construction sur le réel fait
exister l’un et l’autre sous le régime d’une ambiguïté entre le figuratif et l’abstrait.
La photographie se charge de faire glisser cette ambiguïté vers
celle qui met en confrontation planéité et profondeur. Ce faisant,
elle réactive la part du projet auquel les architectes ont donné un
moyen d’apparaître dans la réalisation. Elle fait perdurer l’absence
jusque dans la présence.
Et l’architecture ainsi photographiée retrouve à la fois cette vérité
du projet et, peut-être, son plaisir d’avoir été de papier.
8- Andrea Zanderigo et Pier
Paolo Tamburelli in 2G, op. cit.
Pierre, feuille, ciseaux.
Intervention au Cinéma des Galeries, par Sophie Dars et Bernard
Dubois, 2012
Lorsqu’en 1969, Super Studio réalise sa série de photomontages du «Monument Continu», il s’agit de faire des images d’architecture et seulement des images d’architectures.
D’abord, parce que l’utopie politique et sociale qu’elles figurent est
envisagée avec une distance ironique qui n’attend pas de passage
79
Computer shop,
OFFICE KGDVS,
Tielt, 2010
Photographie de Bas Princen
à l’acte. Pour cette avant-garde italienne, le totalitarisme de l’architecture illustre la radicalité critique d’une extrême gauche qui
épouse avec autant de fascination que d’effroi les potentialités de
la nouvelle ère post-industrielle mondialisée.
Ensuite, parce que les formes que prend cette architecture
totalitaire ne préfigurent rien de réalisable. Le monument continu
est ce morceau d’architecture pure qui inonde les montagnes et
traverse les océans dans une indifférence absolue aux obstacles
qu’il rencontre. C’est proprement son abstraction qui lui permet de
triompher de toute réalité physique, cette réunion du plausible et
de l’inconcevable illustrant bien les conditions qui ont rendu possible l’esthétique du projet indépendamment de celle de l’ouvrage.
Et ici, l’esthétique du projet s’accomplit sous la condition de
n’appartenir qu’à celui-ci. Sa forme libérée des conditions techniques de sa réalisation se déploie avec acharnement sur toute
la surface de la terre. Sa radicalité, indépendante des discours
idéologiques qu’elle sous tend, s’exalte dans ses effets plastiques.
La forme architecturale n’existe alors plus que pour elle-même.
Le photomontage est bien ici le médium d’une architecture sans
finalité objective. Il n’est pas porteur des possibilités d’existence
de l’architecture, il est la condition sine qua non de son existence.
Le réel du monument continu est et restera le photomontage.
Aussi, dans cette architecture de papier qui joue à projeter une
réalité qui n’est que spéculative, le medium est-il un moyen pour
lui-même.
Cependant, son influence théorique et surtout formelle est
évidente. Koolhaas comme Dogma, pour ne citer qu’eux, produisent des variantes du Monument Continu, sur la Londres des
prisonniers volontaires de l’architecture pour l’un, dans Non Stop
City pour l’autre. Implémenté dans des situation plus locales, le
Monument continu semble chercher le lieu de son passage à l’acte.
Le dispositif d’exposition installé dans les sous-sols du Cinéma des Galeries de la Reine par Sophie Dars et Bernard Dubois
emprunte vraisemblablement quelque chose de l’esthétique des
architectures imaginaires de Super Studio. Il simule d’ailleurs
autant le monument que le continu. Il se présente ainsi comme un
monolithe blanc imposant, les percements spontanés qui permettent le passage d’une allée à l’autre se chargeant d’en révéler
l’épaisseur. De plus, s’étirant sur toute la longueur de la salle, son
interruption à la rencontre des amas de briques des fondations est
niée par son redéploiement systématique après l’obstacle.
Bien sûr, par sa taille réduite et son matériau fragile, cette
incarnation du monument continu n’en à ni la masse ni l’échelle.
C’est une autre caractéristique que l’architecture retient de son
original: son abstraction.
Ainsi le dispositif apparaît dans une blancheur immaculée qui
rencontre sans altération les épais massifs de briques des galeries de la Reine. Sa rectitude plane intersecte les accidents des
fondations dans une indifférence totale qui fait écho à celle du
monument continu face aux variations de la topographie natu80
Le monument continu,
Photomontage
1969-1970
SUPERSTUDIO architectes
relle. Contredisant son poids apparent, le dispositif cherche à
donner l’illusion d’échapper à l’appui du sol par une fine plinthe
en retrait. L’organicité des entrailles de briques des galeries finit
de construire le jeu d’opposition qui caractérise cette intervention.
Les deux architectures ne sont pas faites des mêmes composantes physiques: le souterrain est bien matière, le dispositif se
veut immatériel.
La référence au projet utopique de Super Studio ne souhaite ni
donner consistance à un discours -face à la trivialité de l’impératif
fonctionnel, on préfère se taire- ni même offrir l’immédiateté de
la présence du colossal -la légèreté perceptible de la construction l’en empêche. Ce qui est repris à l’architecture du monument
continu est justement ce qui la limitait à n’être qu’une «possibilité
théorique sans volonté de l’ouvrage». A savoir, son «impossibilité»
technique et son inconsistance physique. Autrement dit, ce qui est
81
repris au monument continu, c’est son caractère de papier.
L’incarnation invoque l’esthétique de la désincarnation, l’architecture, celle du projet dans sa forme la plus autonome.
Il y a dans ce jeu de la référence quelque chose d’une volonté
de rendre la fiction victorieuse du réel. Au moyen d’une mise en
scène, un peu de la radicalité du projet -radicalité qui doit justement tout à l’impossibilité de sa réalisation- se voit «réalisée» quoi
qu’il en soit.
L’imaginaire totalitaire du monument continu est aussi celui de
l’architecture de papier au regard de la pierre. Alors que la référence est investie pour sa charge d’abstraction, les stratagèmes
de traitement du détail se chargent d’en restituer l’effet. Le jeu
contemporain témoigne ainsi de sa fascination envers une production théorique élaborée dans une culture de projet qui refuse de se
limiter à celle du construit9.
Dans cette entreprise qui consiste à convoquer un projet de
papier, on trouve à la fois la tentative de charger une architecture
ordinaire d’un peu de la force extra-ordinaire du projet qui l’inspire, et celle de (re)donner à sa part théorique la possibilité d’une
présence, même relative, dans l’ouvrage.
L’autre réalité, qui sourd comme «en négatif» de cette appropriation, est l’impossibilité d’une telle esthétique de projet de
passer naturellement du concept à l’ouvrage. Aussi, la faire vivre
nécessite-t-il de mettre en place des stratégies d’illusions, qui
comme avait pu le faire le cinéma de Mélies, tente de ramener la
matière à un presque rien.
82
9- il faut encore ici reprendre
les mots de Pascal Urbain qui dit
bien l’appréciation par les architectes de cette part «invisible»
de l’architecture : «Etre architecte, c’est tout autre chose que
d’aimer l’architecture construite.
Il faut l’aimer d’abord; il faut l’aimer naïvement, familièrement
(...)Mais cet amour ne suffit pas.
Pour être architecte, il faut aimer
son ombre».
Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, p.19.
Cinéma des galeries
de la Reine
2012
Sophie Dars, Bernard Dubois
Là aussi, la force abstraite du projet ne peut être ramenée à
l’édifice qu’à la condition de faire mentir les rapports de forces qui
régissent la relation de la feuille et de la pierre.
Phantom of the Paradise
La maquette 1:1 du Club de Golf de Mies à Krefeld par Robbrecht en
Daem architecten, 2013
Trois des projets de Mies van der Rohe dessinés pour la ville
allemande de Krefeld sont restés à l’état de papier. Dans le but de
monter une exposition sur cette part méconnue du grand public
du travail de l’architecte, la curatrice Christiane Lange a fait appel
aux architectes Robbrecht en Daem pour réaliser une construction
d’un genre un peu particulier, la maquette échelle 1:1 du projet du
Club de Golf de Krefeld dessiné par Mies en 1929.
L’entreprise fait écho avec celle qu’aurait conduite Mies luimême avec la maison Kröller-Müller. Ce projet de villa ne sera jamais réalisé, mais il est dit que l’architecte en a fait une maquette
à l’échelle 1:1 sur le site qui lui était destiné. Le caractère hypothétique de l’existence d’une telle maquette -seule reste une photographie dont l’authenticité n’a pu être attestée-, n’a pas conduit
pour autant à mettre un terme aux fantasmes et aux interrogations.
Quel pouvait bien être pour Mies le statut de la construction
d’une maquette d’échelle 1:1? Pourquoi approcher la représentation de l’édifice et l’édifice lui-même? Pourquoi confondre leurs
mises en œuvre dans une échelle commune? Pourquoi, finalement,
ouvrir une crise de confiance dans le processus de production de
l’architecture?
La réalisation de Robbrecht en Daem réactualise ces questions
et relève leur pertinence fondamentale. Elle parvient à montrer
jusqu’à quel point les rapports entre projet et architecture ne vont
pas de soi.
Au premier abord, tout porte à croire que l’entreprise d’exposition
du projet de Mies aboutit indubitablement à la réalisation d’une
architecture. D’abord parce que matières et volumes sont là, et à
l’endroit où ils devraient être, le projet s’implantant sur son site
originel.
De fait, il est possible pour le visiteur de pénétrer le «Golf club»
et d’en faire véritablement l’expérience comme il pourrait le faire
d’un édifice «normal». Ensuite, parce que ces matières et volumes ne sont pas feints10 mais véritablement construits selon les
nécessités de mise en œuvre qui sont celles de l’architecture; la
présence des éléments structurels miesiens en témoigne.
Les remarques de la curatrice sur le processus de chantier vont
dans ce sens lorsqu’elle observe que la réalisation «est une
maquette mais [elle] a demandé toute la recherche technique d’un
bâtiment: fondations, taille des colonnes et des poutres, etc...11».
Pourtant, l’ambition de la réalisation est de n’être «que» la
représentation d’un projet. Le bâtiment qui se présente sous nos
yeux, que l’on peut parcourir, toucher, apprécier jusque dans ses
83
10- On peut en effet envisager
une maquette 1:1 où l’emplacement des murs aurait été signifié
mais pas réellement construit.
Christine
Lange
évoque
l’exemple de la maquette échelle
1:1 en toiles qui avait été faite
pour la maison Kröller-Müller,
in «1:1 Scale Models», Accatone 1, 2014, p.53.
11- Christine Lange,
in «1:1 Scale Model», Accatone
1, 2014, p. 53.
détails nous l’affirme autrement. Il n’est pas une architecture mais
une maquette grandeur nature. Le médium permet de mettre en
forme une étape de projet12 dont Mies avait laissé les traces au travers de quelques dessins et perspectives conservés aux archives
du MoMA. Et en effet, l’ambition de la réalisation est de transcrire
le projet dans son indétermination, celle là même qui laisse certains des possibles de l’architecture en suspend.
On comprend l’ambiguïté de l’entreprise, puisque pour Robbrecht en Daem, il s’agit de donner forme à un projet tout en veillant à
ce que l’édification n’entraîne pas avec elle la fixation de ce qui, à
l’état de projet, est indéfini.
Aussi, le travail des architectes a-t-il consisté à produire une
construction autant qu’à tenter de retenir celle-ci de tomber dans
le domaine de l’architecture.
Cette double ambition qui fait marcher la réalisation sur le fil du
rasoir entre le projet et l’édifice, a dû être l’occasion d’un travail
de recherche particulier. Il aura fallu déterminer tous les éléments
définis par les dessins de Mies autant que trouver une façon de
figurer tous ceux qui n’ont pas été définis par l’architecte (soit que
les différents documents du projet se démentent l’un l’autre, soit
que l’information soit tout simplement absente).
La réinterprétation de ces éléments d’architecture manquants
témoigne de la volonté de rendre manifeste leur caractère indéterminé.
Ainsi, le matériau13 choisi pour l’ensemble du bâtiment est un
contreplaqué «coupé en fines tranches, comme une maquette de papier ou de carton14» et légèrement blanchi, pour les ressemblances
que ce dernier peut avoir avec le balsa. Sur certaines surfaces où
Mies aurait pu faire usage d’une matière noble comme le marbre,
le contreplaqué est seulement vernis pour que le motif de ses
veines réapparaisse. Enfin, certains panneaux dont l’emplacement
exact ne pouvait être déterminé, sont posés sur pied et laissés
libres, la fragilité de leur présence, et leur indépendance structurelle faisant ressortir leur caractère hypothétique.
Dans ces différents choix qui convoquent l’esthétique de la
maquette ou la fragilité de la pose d’un mur, s’opère ce que l’on
pourrait lire comme un travail de suppression du sentiment de
l’architecture.
En même temps que la construction réalise son objet, elle s’attèle
à estomper le caractère définitif de la matière. Au travers son
traitement, il s’agit de lui faire évoquer l’immatériel, l’absent, l’hypothétique et l’abstrait. C’est demander à l’unicité de la matière de
se départir de son caractère univoque.
L’entreprise donne certainement une construction étrange,
quelque peu hybride. Assurément, la réalisation tient un double
discours. On entend un «je suis là» et un «je ne suis pas là»,
prononcés par des protagonistes qui semblent avoir permuté leurs
rôles. Cette fois-ci c’est le projet -abstrait- qui nous assure de sa
présence, et l’édifice -concret- qui affirme son absence, alors que
nos sens tendent à nous dire le contraire.
84
12- Paul Robbrecht dit lui même
que «le dispositif de la maquette
à l’échelle a l’avantage de rendre
un état de recherche».
in «1:1 Scale Model», Accatone
1, p. 53.
13- «(...) nous n’avions presqu’aucune idée des matériaux que Mies
avaient en tête. Nous ne voulions
pas inventer quelque chose qui
n’était pas sur les dessin, et surtout, nous ne voulions pas faire
une reconstruction complète du
projet de Mies, comme un décor
de cinéma.»
Paul Robrecht, in «1:1 Scale
Model», Accatone 1, p. 52.
14- Paul Robrecht, op.cit. p. 53.
ci -contre:
maquette du club de Golf,
2013
Robbrecht en Daem
architectes
85
On pourrait arrêter l’analyse ici, et se contenter d’observer
cette étrange capacité du projet qui, par son indétermination, parvient dans sa présence concrète à retirer au construit sa dimension d’ «architecture». Mais, tout comme le soleil ne rencontrera
jamais la lune dans le même espace physique, nous supposons
que la présence simultanée du projet et de l’édifice dans le même
champ sémantique est impossible.
L’exacerbation des rapports du projet et de l’édifice de cette
œuvre de Robbrecht en Daem permet ainsi de dire quelque chose,
pressenti dans certaines analyses mais pas explicité, du type de
perception que projet et édifice requièrent.
La réalisation limite qui nous occupe embrasse un paradoxe, celui
de faire parler le projet et réduire l’architecture au silence, et
ce au travers la réalisation. Or, ce paradoxe fait écho à un autre,
constitutif de l’ambition de l’exposition à son origine, faire parler
l’intelligible au travers d’une expérience phénoménale.
D’un côté pour la curatrice et les architectes, il est question de
rendre lisible un projet de Mies15 , et donc de parler de ses possibles dans la forme qui les rendaient possibles. L’entreprise fait
appel à une lecture cognitive de la part du spectateur; il s’agit de
lui permettre la connaissance d’un intelligible.
D’un autre côté, il est question de communiquer cet intelligible
au travers de son expérience sensible. Le but étant de rendre la
compréhension de cette architecture non réalisée accessible à
tous, alors que l’affichage de dessins en aurait arrêté la portée
aux experts16. Dès lors, l’entreprise fait appel à aux sensations du
spectateur; il s’agit de lui permettre l’appréhension d’un phénoménal.
Il en faudrait peu pour imaginer que cette exposition si particulière parvienne à rendre possible l’ambition de faire passer la
connaissance du projet par son expérience, autrement dit de faire
passer l’intelligible par le phénoménal17.
Or, ce qui se joue ici est plus complexe.
Dans sa pure présence, celle qui permet son expérience
sensible, la réalisation 1:1 fait inévitablement pencher la balance
du côté de la perception d’une architecture. D’où toute la série
d’évitements mise en place par les architectes pour empêcher que
le réel ne transforme la matière en édifice. L’impossibilité pour le
projet de garder sa forme dans une construction grandeur nature
oblige à contrevenir à l’effet de réel pour continuer à faire exister
le projet.
Dans cette élaboration d’un «artifice» qui fait dire à la matière
qu’elle est là et pas là en même temps, on perçoit les contradictions entre le phénoménal et l’intelligible, contradictions qui
reflètent celle de l’architecture et de l’édifice. La part d’édifice de
cette réalisation offre une sensation spatiale; dès lors, il s’agit de
rendre l’appréhension du projet possible par la figuration d’un in86
15- En cela, l’exposition fait appel
au cognitif. Et il s’agit bien ici de
parler du projet, compris comme
nous l’entendions comme le
«descriptif chargé de son double
dynamique». On s’en remettra à
l’affirmation de Christine Lange
lorsque celle-ci déclare que la
réalisation a cette capacité de
rendre explicite -plus que ne
l’aurait fait un édifice- la part
conceptuelle de la conception
: «Rien ne montre mieux que ce
que le fait cette maquette que
Mies travaillait avec des plans
verticaux comme une série
d’écrans de théâtre». op.cit., p.54
16- «(...) une exposition d’architecture classique avec dessins,
photographies, maquettes est
intéressante seulement pour
ceux qui connaissent déjà bien
le sujet, pour les architectes ou
les historiens. Ce n’est pas une
expérience, c’est juste de la
connaissance». Christine Lange,
op.cit, p.52.
17- Si l’on jouait à réunir la double
ambition en une seule, il en résulterait en cette aporie: «il s’agit
d’exposer le projet dans son état
intelligible sous l’expérience immédiate de sa spatialité sensible».
telligible. Autrement dit, l’appréhension de l’œuvre comme un état
du projet, comme maquette, requiert un processus d’intellectualisation de la part du visiteur, pour que l’expérience des sens puisse
être ramenée à celle du projet.
Il faut noter également que ce processus d’appréhension est
rendu possible au travers du symbole. Nous citions ailleurs dans
ce travail l’analyse de Sylvain Malfroy : la présence incomplète
comme le mode d’être, par excellence, du symbole18. L’aspect «pas
fini» d’un matériau et le caractère «laissé en suspend» du mode
structurel des pans de murs sont des modes d’exposition qui travaillent à une «présence incomplète». Ces derniers relèvent donc
du «symbole», et convoquent le projet, encore une fois, comme
une part absente de la réalisation. Le projet évoqué en creux
atteste de l’impossibilité de sa mise en forme.
En visitant la maquette échelle 1:1 du projet de Mies par Robbrecht en Daem, nous faisons l’expérience phénoménale de l’espace
architectural, et cela est permis par l’édifice. Nous appréhendons
également le projet dans sa forme indéterminée, et cela est permis
par la lecture intelligible des éléments d’architecture.
Les deux réalités de l’architecture son bien co-présentes mais
leurs champs sémantiques restent étanches à leur tentative de
fusion, et gardent dans cette polarité leur écart fondamental; pour
évoquer l’un et l’autre, il est encore besoin à chacun de parler l’un
de l’autre19.
L’intérêt de l’entreprise de Robbrecht en Daem réside dans
cette capacité de pousser projet et édifice dans leurs retranchements.
Bien sûr, la réalisation est bien celle d’une maquette 1:1, mais
l’expérience qu’elle permet n’est pas celle de la forme d’un projet.
L’architecture n’aura pas été complètement réduite au silence, et
le projet n’aura pas véritablement été mis en présence, mais, et de
façon encore plus forte, ils seront parvenus à parler l’un de l’autre,
dans le maintien de leur écart fondamental.
Par une comparaison avec l’art moderne qui peut être éclairante, on pourrait dire ici que la réalisation emprunte autant à la
Trahison des images de Magritte qu’à la Fontaine de Duchamps.
Comme le «ceci n’est pas une pipe», la construction nous
affirme «ceci n’est pas une architecture» dans le but de faire
naître l’idée qu’elle est «la représentation d’une architecture». A
ceci près que le médium de la maquette réduit la distance entre la
représentation et le réel à un presque rien. Contrairement à la pipe
de Magritte qui ne pouvait être fumée, la maquette du projet de
Mies peut être «habitée». On aboutit ici à une «trahison du réel».
C’est ici que la réalisation emprunte à l’œuvre de Duchamps. En
étant exposée ainsi, l’architecture est destituée de son appartenance au monde réel, pour être ramenée à son existence symbolique. Comme l’urinoir de Duchamps, elle force l’intellection de
l’objet, sa compréhension abstraite, pour pouvoir être retirée au
87
18- Sylvain Malfroy in «Perception critique à l’oeuvre et perception critique de l’oeuvre», dans
Matière n°3 : Regard, p. 47.
19- On peut d’ailleurs remarquer
que le langage utilisé par Robbrecht en Daem pour symboliser
la maquette ne permet pas de réduire la polarité entre le sensible
et l’intelligible. Utiliser le contreplaqué parce qu’il évoque le balsa parlera aux avertis, laissera
probablement les autres devant
l’unique observation qu’il s’agit
d’un matériau peu coûteux. La
polarité entre langage d’expert et
langage pour tous subsiste. Les
visiteurs amateurs d’architecture ressortiront en conscience
d’avoir parcouru une maquette. Il
est moins sûr que les autres ne
concluent pas à la visite d’une
architecture d’un projet de Mies.
monde de son usage, et atteindre véritablement au statut d’œuvre
comme projet.
En définitive, que ce soit par les illusions d’une architecture de
l’image, par la référence du projet de papier au papier du projet, ou
encore par la réalisation arrêtée à une maquette, il se joue à différentes échelles et au travers de différents moyens une ambition
commune.
Celle de restituer, au sein des réalisations, la «suspension» propre
à la forme du projet qui, par définition, est intraduisible en l’état
dans le monde réel.
Il s’agit alors d’évoquer la permanence du dessein d’une architecture dans une forme de manquement à son accomplissement.
Pour ce faire, l’architecture use d’artifices pour mettre en scène
cet éternel absent qu’est le projet.
La représentation d’une absence, c’est aussi la valorisation
d’une discipline par sa dimension intellectuelle, d’une discipline qui
ne peut émerger de la matière qu’au travers de l’intelligible.
ci contre:
La Fontaine, New York
1917
Marcel Duchamp
88
89
90
L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET
Actualités
Les analyses des réalisations contemporaines du point de vue
de leur rapport au projet font écho à notre lecture de la période
renaissante.
En opérant une dichotomie entre le projet et l’édifice, la Renaissance ouvre une boite de Pandore. La perte de l’innocence
engendre la discipline dans la conscience d’elle même et la force
à l’exploration de sa complexité.
L’architecture en embrassant la modernité et se joignant ainsi
aux autres arts et domaines de connaissance, doit alors faire
face à ce paradoxe moderne par excellence: celui de poser la
question de l’être en posant les termes du faire. La pratique de
l’architecture devient une quête de sa définition.
Dès lors, «l’architecte est à la recherche de l’architecture1».
La belle formule de bOb Van Reeth décrit ce mouvement performatif de la discipline, qui va du faire à l’être. Chaque réalisation
significative s’avance comme l’accomplissement d’une position
sur ce que peut être l’architecture. Et, immédiatement, elle participe à son tour à alimenter le débat en reposant cette question
essentielle.
En cela les objets d’architecture, jusque dans leur inconscience, ont bien cette structure de l’œuvre d’art, dont
Sylvain Malfroy observe qu’elle est à la fois injonctive et interrogative2. C’est ainsi qu’à se construire, les architectures
construisent aussi le débat.
Et c’est pourquoi les objets que nous avons étudié, qui réactivent une position qui fonctionne sur la dichotomie entre le
projet et l’édifice fondatrice de la discipline, posent question au
regard de l’actualité.
Nous nous proposons, en guise de conclusion et d’ouverture
d’hypothèses, de présenter comment ces pratiques de conception peuvent prendre position dans le débat contemporain.
Comprendre/sentir, grand débat
Le grand débat est grand. Il ne s’agit pas ici de prétendre
pouvoir en restituer les termes en quelques lignes, mais plutôt
de l’aborder partiellement pour ce qu’il peut aider à la lecture de
l’architecture contemporaine qui a concentré nos efforts d’analyse.
Comme tout débat, il s’articule autour d’une polarité de positions qui se concentre sur une différence de fond. L’organisation
de cette polarité est difficile à résumer, d’autant que chaque
époque lui donne un nouveau visage, chaque pratique un vocabulaire propre, et surtout qu’aucune réalisation ne pourra jamais
être réduite à l’une ou à l’autre des polarités sans réduction
caricaturale.
91
1- bOb Van Reeth cité par Geert
Bekaert, A.W.G. bOb Van Reeth
Architects. Ghent-Amsterdam :
Ludion, 2000, p.7. Traduction
personnelle.
2- Je détourne ici l’emploi de
la formule par Sylvain Malfroy
puisque que dans son article elle
lui sert à décrire la structure de
l’oeuvre d’art dans son rapport
au spectateur pour forcer son
jugement critique. C’est lui qui
se voit enjoindre puis questionner, pas la discipline elle-même,
comme je l’entends ici.
in «Perception critique à
l’oeuvre et perception critique de
l’oeuvre», dans Matière n°3 : Regard, p. 50.
Cependant, au risque nous même de la caricature, on peut
avancer que ce débat oppose une tradition intellectualiste à une
tendance sensualiste de l’architecture.
D’un côté, on trouve les tenants d’une architecture qui vise au
sensible, fait appel au phénoménal, valorise la subjectivité de la
perception, et conçoit son exercice comme art pour sa capacité
à exprimer une sensibilité de l’auteur ou à exalter la sensation
chez le spectateur.
De l’autre, on rencontre les tenants d’une architecture qui vise
à l’intelligible, fait appel à l’intellect, considère l’édifice dans
sa capacité à véhiculer un sens à travers sa lecture, et conçoit
son exercice comme art pour sa capacité à produire des objets
culturels, tout ceci reposant sur une recherche d’objectivation de
l’expression architecturale3.
L’actualité du débat
Sous des formes renouvelées la polarité entre ces deux
conceptions de l’architecture continue d’être opérante. C’est elle
qui amène Sylvain Malfroy au travers de l’analyse d’architectures
contemporaines au constat du paradigme opposant deux poétiques de l’architecture4. L’une est matérielle et l’autre immatérielle, à l’une correspond une réception «sensorielle», à l’autre
«cognitive». L’une se donne dans son immédiateté, l’autre comme
média.
Lucan, Picon, ou Lapierre, pour être des figures importantes
de la théorie architecturale, n’en comptent pas moins les points
et prennent parti, confirmant ainsi cette approche duelle du
champ architectural contemporain.
Ils constatent, chacun à sa manière, l’importance prise au cours
des vingt dernières années par les postures sensualistes sur la
scène architecturale. Elles occupent une part considérable des
publications dans les revues spécialisées, ainsi qu’une grande
partie de la commande publique notamment parce qu’elles ont
trouvé un allié dans la politique de promotion des villes.
Que l’on s’accorde ou non avec ce constat, l’architecture
«sensualiste» est aujourd’hui assez vivante pour susciter sa
critique au nom de la culture.
Jacques Lucan, qui ne mâche pas ses mots dans sa leçon
d’honneur à l’EPFL5, donne à sa critique un goût amer. Pour
lui, la victoire de cette architecture à sensation est aussi celle
de l’inculture sur la culture. L’observation de l’actualité architecturale l’amène à faire l’hypothèse d’une récente inflexion de
l’architecture vers ce qu’il appelle l’«archaïsme».
L’historien attribue cette conjoncture à deux types de postures
architecturales. La première -qu’il illustre avec la chapelle
Bruder Klaus de Zumthor- consiste en une réévaluation de
l’expérience architecturale au travers la présence physique de
la matière. Elle s’articule autour du fantasme de retrouver, au tra92
3- L’histoire de l’architecture
semble être marquée par un
mouvement de balancier, autant spatial que temporel, qui
donne l’hégémonie à l’un puis à
l’autre des termes de ce débat.
A l’objectivation de la beauté à
la période Renaissante fait suite
ainsi l’exubérance plastique et
sensuelle des mouvements Baroques. L’opposition à cette «décadence» et la volonté de créer
un art national donne naissance
à l’ordre classique français. Plus
tard, c’est l’éclectisme et le
néo-classicisme qui se font face.
L’un remet le sujet au coeur du
jugement de goût, l’autre récupère les codes classiques pour
fonder une discipline dogmatique.
4- Sylvain Malfroy, «Perception
critique à l’oeuvre et perception
critique de l’oeuvre», dans Matière n°3 : Regard.
5- «L’archaïque et le sublime»,
Leçon d’honneur de Jacques Lucan à l’EPFL, 13/04/2015.
vers de l’architecture, «une expérience du monde qui précède toute
pensée sur le monde6 ».
La deuxième attitude est celle de Koolhaas qui, face au spectacle tout autant effroyable que fascinant de l’accroissement des
villes, s’emploie à déclarer la nécessité pour l’architecture de
frapper encore plus fort. Dès lors, l’architecture doit provoquer
des situations de choc, notamment par le mariage d’entités qui
n’ont «rien en commun au delà de leur coexistence7» (Lucan prend
l’exemple de la Casa de Musica de OMA à Porto, et des empilements de Vitra de Herzog et De Meuron à Bale).
La recherche de sensations primitives et la quête du choc par
l’«iconisme»8, parce qu’elles imposent l’émotion au corps, a à voir
avec une esthétique du sublime9,et, comme elle, s’appuie sur les
impressions de stupeur et d’effroi.
Ses modalités d’expression relèvent de l’«archaïsme» en ce
qu’elles appellent à une déprise de la culture, au profit d’une
immédiateté perceptive qui s’impose aux sens sans passer par
l’intellect.
Pour Lucan, ces postures se construisent sur la rupture par
rapport à l’histoire, dans l’incapacité où se trouve l’architecture
de se comprendre, depuis la modernité, sous le sigle de la continuité.
Antoine Picon, dans une conférence également donnée à
l’EPFL10 arrive à un constat similaire à partir d’une approche qui
privilégie l’analyse de la culture architecturale au travers ses expressions architectoniques. Picon lit notre actualité sous l’égide
d’une «crise architectonique» par opposition à une époque où la
construction disait la vérité de l’édifice. Pour Picon, le fait que
l’illisibilité structurelle soit aujourd’hui devenue une qualité est
signe de la perte de la culture. Nous sommes entrés dans une
époque où les modèles structurels traditionnels ont perdu leur
capacité d’ordonner le monde de l’architecture11.
Le retour de l’ornement, permis notamment par le numérique,
se greffe sur cette perte. Mais celui-ci nous arrive sous une
forme qui n’est pas celle que lui connaissait la tradition. L’ornement, auparavant ponctuel, essentiellement ajouté, mais organisateur, politique et symbolique, se retrouve désormais omniprésent et nécessaire, quoi que destitué de sa capacité organisatrice
et de sa dimension signifiante, plus libre encore pour ne finalement donner cours qu’aux sensations visuelles.
Pour Picon, désormais, l’ornement se substitue à la lisibilité
architectonique en englobant le bâtiment -comme en témoigne
l’exemple du stade de Pékin par Herzog et De Meuron- pour
faire tomber la perception de l’architecture du côté de l’affect. Là
encore, le sensation immédiate semble avoir gagné sur la culture.
Eric Lapierre, disciple de Lucan12, professe contre une architecture qui a destitué la culture en rompant les liens qu’elle peut
avoir avec l’histoire de la discipline13. L’architecte fait le lien entre
93
6- L’expression employée par Lucan fait référence à la phénoménologie de Merleau-Ponty.
7- J’emprunte ici les mots de Lucan, «L’archaïque et le sublime»,
Leçon d’honneur de Jacques
Lucan à l’EPFL, 13/04/2015.
8- Le terme employé par Lucan
est à rapprocher de son usage
dans la linguistique: l’iconisme
est une démarche qui généralise
l’effet de l’interaction entre des
icônes -compris comme signeset la réalité extérieure.
9- Bien sûr, la connotation positive qui est attribuée au terme
dans son emploi courant est ici à
laisser de côté.
10- Antoine Picon, «Pour une
lecture culturelle de la construction», conférence à l’EPFL du
12/11/2012.
11- Cette déprise de la culture est
bien résumée en une formule qui
redonne au propos de Picon un
peu de l’amertume qu’une lecture d’honneur aurait peut être
également stimulé: «Le panthéon
est mort une première fois à la
fin de l’Antiquité. A la Renaissance, il renait de ses cendres.
Aujourd’hui c’est la deuxième
mort du Panthéon».
12- Eric Lapierre a suivi l’atelier
de Jacques Lucan et les accointances de leurs pensées théoriques sont notables.
13- Eric Lapierre, «Tradition et
spontanéité», texte pour la Maison de l’architecture de Picardie,
septembre 2006.
cette position et un certain état idéologique du monde. Il relève
les convergences d’une telle posture, issue des avant-gardes
artistique et architecturales du début de XXe siècle, avec l’état
actuel d’un monde marchand. Dans sa croissance infinie, celui-ci
se nourrit sans mesure de la «nouveauté», laquelle conserve la
valeur idéologique dont la modernité l’avait chargée.
Aujourd’hui, l’invention ne peut se concevoir que dans la
distinction d’avec le «déjà vu», chaque réalisation tombant immédiatement du fait même de son existence dans ce domaine
dont elle essayait de s’extraire et qu’elle grossit maintenant de
sa présence. Complice de l’inconsistance d’un monde de l’image
l’«architecture du spectacle» gesticule, dans le but de se rendre
visible dans le flux d’informations non hiérarchisées qui baignent
nos quotidiens14.
En refusant de s’inscrire dans une culture qui obligerait la
lecture de la tradition architecturale, l’architecture se coupe de
toute possibilité de s’inscrire dans la profondeur du temps.
Enfin, d’autres théoriciens mettent en avant les bouleversements de la conception architecturale induits par l’émergence et
le développement des outils numériques.
Ces derniers opèrent une réduction de l’«opacité» du médium du
dessin, et tendent à réduire à la transparence les rapports entre
le projet et la réalisation15. De fait, ils favoriseraient une approche
immédiate de la conception de l’architecture qui pourrait avoir
l’effet de mettre à mal sa tradition intellectuelle.
Ainsi, Potié relève la spécificité des ces nouveaux outils qui
mettent en place «une pensée de caractère génératif [qui] se substitue, en l’absorbant, à la culture typologique16 ».
Pour Mario Carpo, c’est la forme même du projet renaissant
qui est mise à mal. Il avance ainsi les affinités que ces technologies ont avec un mode de conception métrique, tel qu’on le trouvait sur le chantier avant l’invention du projet: «Les technologies
digitales de dessin et de conception peuvent dans certains cas être
perçues comme des instruments ou des médiums, mais dans leur
fonctionnement, elles sont plus proches des outils tels que marteaux
et burins, que des vecteurs notationnels traditionnels, tels que les
plans et les dessins17 ».
Il en prédit l’avenir prochain de la mort d’un certain auteur, «l’auteur moderne albertien18 ».
C’est à toutes ces menaces que la culture du projet «cosa
mentale» est censé devoir faire face.
La question de la culture
On peut trouver des affinités de pensée entre les postures
théoriques précitées et certaines des pratiques architecturales
qui nous ont intéressé.
En ce qui concerne la relation à la culture architecturale, les
94
14- Lapierre n’est pas le seul à
remarquer les affinités structurelles entre le fonctionnement
d’une
certaine
architecture
contemporaine et celle du capitalisme, permis notamment par
le développement d’un monde
de l’image. Jean-Louis Genard
et Jean-Didier Bergilez font un
rapprochement similaire: «Après
avoir servi le pouvoir par sa capacité de signifier ou de symboliser la puissance politique, après
avoir été le vecteur d’un contrôle
social rationalisé, l’architecture
semble s’être mise désormais au
service de nouvel esprit du capitalisme qui s’appuie volontiers
sur les séductions que peuvent
lui offrir les ressources des disciplines esthétisantes».
«Le destin de l’architecture à
l’ère de l’esthétisation de la vie
quotidienne», Recherches en communication, n°18, 2002. p.22.
15- C’est l’horizon que semblent
se donner les BIM (Building intelligent Model) avec leur objectif
de parfaite communication entre
les acteurs du bâtiments et de
parfaite coïncidence du modèle
numérique avec l’ouvrage à réaliser.
16- Philippe Potié, «Géométrie
savante et écriture baroque», in
Les Cahiers de la recherche architecturale n°17: «Perspective, projection, projet. Technologies de
la représentation architecturale»,
Septembre 2005, p. 78.
17- Mario Carpo, The Alphabet
and the Algorithm, MIT Press,
Cambridge,
Massachussetts,
London, England, 2011, p. 31.
accointances sont évidentes et ont déjà été relevées. Montrer le
projet dans l’édifice, selon l’hypothèse que nous avons développé dans ce travail19, c’est, comme tel, revendiquer la filiation de la
conception avec une certaine culture architecturale, et de cette
manière, rompre avec la nécessité de la rupture20.
On notera simplement que dans les exemples qui nous ont
intéressé, très souvent, la filiation cherche moins à s’établir qu’à
se montrer. Et si l’on pourrait qualifier de formalistes des architectures qui mettent en scène dans leurs dessins l’évidence des
figures géométriques en les extrayant de toute contingence, toutefois, le procédé pourrait aussi être compris comme une forme
d’affichage ostentatoire de la filiation. Dans le «m’as-tu-vu» d’une
évidence graphique, on peut aussi imaginer qu’il y ait quelque
chose de l’ordre de la revendication d’une paternité culturelle.
Dans la conférence précitée, Lucan s’étonne que les formes
irrégulières aient pu entrer récemment dans le domaine de l’architecture alors même qu’elles constituaient le point de séparation entre la pensée de l’architecture et un monde chaotique. Il
évoque rapidement l’idée que l’usage des polygones irréguliers
est le symptôme d’un glissement vers l’archaïsme parce que ces
formes n’ont pas à être appréhendées par l’intelligence géométrique.
Ces propos mériteraient certainement d’être développés pour
être discutés, mais quoi qu’il en soit, ils invitent à supposer que
l’emploi des formes fondamentales de la géométrie impose, lui,
l’évidence de la conceptualisation.
Aussi, les résurgences dans les réalisations de ces figures
géométriques visent certainement l’effet de s’imposer à l’entendement, justement parce qu’elles sont des fondamentaux.
De même, les compositions de Office KGDVS en s’en remettant
à une simplicité algébrique (le 3x3 de la maison Buggenhout)
cherchent aussi à forcer le caractère conceptuel du dispositif.
L’invention - L’auteur
Prendre ses distances avec la tendance à la rupture, c’est
choisir de s’affilier à une culture architecturale. Pour autant,
cette volonté de subordination et de continuité ne doit exclure
ni la possibilité de l’invention, ni la revendication du statut d’auteur, l’un et l’autre faisant eux mêmes partie de la tradition de la
discipline architecturale. C’est bien la résolution de ce paradoxe
qui semble active dans nos objets d’analyse.
Pour ce qui est de l’invention, on aura observé au travers de
ce travail que le maintien d’une contradiction entre les conditions de la réalisation et la réalisation elle-même permet son
émergence. L’invention «retrouvée» est celle qui -par opposition
95
19- Je précise «selon l’hypothèse
que nous avons développé dans
ce travail», parce qu’on pourrait
également remarquer qu’afficher
la nouveauté d’une architecture,
comme le font les «architectures
du spectacles» pour reprendre
l’expression de Lapierre, c’est
aussi d’une certaine manière
montrer le projet dans l’édifice.
Toutefois,
une telle monstration oblige à une fuite en avant,
puisqu’aussitôt avancée, la nouveauté n’en est plus une et en
requiert une nouvelle. De plus,
mais ce point demanderait de
trop longs dévelopements ici, la
nouveauté spectaculaire emprunte systématiquement à des
disciplines hors du champ de
celle de l’architecture.
20- Lucan prononce ainsi dans
sa lecture d’honneur: «Allons-nous rompre avec cette
idée qu’il faut rompre avec ce qui
nous a précédé?».
à l’exploration de la «tabula rasa»- autorise la recherche de l’imprévu au sein de la complexité propre au cadre historiquement
constitué de l’architecture.
Travailler sur une tension interne à la discipline, entre les
moyens de sa réalisation et la réalisation elle-même, apparaît
comme une façon d’échapper à l’idée que l’invention ne peut
être atteinte qu’au travers de l’originalité. L’architecture qui
fonde sa conception sur la recherche de la nouveauté, en étant
destructrice des conventions, est également destructrice de la
discipline. A l’inverse, fonder l’invention dans les rigueurs du
projet, pour ce qu’elles permettent de création, c’est aussi d’une
certaine manière, consolider la discipline dans ses principes.
Ensuite, la représentation du projet dans l’édifice a quelque
chose à voir avec une revendication du statut d’auteur, lui-même
intimement lié à la notion d’invention.
Une nouvelle combinaison à l’intérieur des canons disciplinaires, la trouvaille d’une variation élégante sur une question de
composition 21 peuvent être le lieu de l’invention.
Mais, si l’affiliation à une culture consacrée de l’architecture
permet à l’œuvre de revendiquer une ascendance disciplinaire,
l’exercice semble particulièrement difficile lorsque la culture du
projet se confronte à celle du vernaculaire22.
Une large part de la condition du projet contemporain, contenue
dans les utilités, invisible par sa modestie même -intervention
dans des édifices existants, extensions, occupation d’un parcellaire banal, etc.- est confrontée au vernaculaire comme espace
de projet.
Chercher à faire œuvre dans ce cadre «banal», c’est courir le
risque de tomber dans «l’ordinaire»23, de simplement rejoindre
les rangs du réel construit.
Afficher le projet dans l’édifice peut, sous cet aspect là, être
envisagé comme une solution pour échapper à cette dilution de
l’édifice «banal» dans le construit. En figurant le travail du projet,
l’édifice peut alors témoigner de son passage par le dessin, et
attester de fait de sa filiation conceptuelle et intellectuelle.
Un retour rapide sur la réalisation Twiggy de Architecten De
Vylder Vinck Tailleu permet d’illustrer cette idée. Son analyse a
montré comment le médium du projet permet paradoxalement
d’aboutir à un résultat qui est généralement celui d’une architecture qui n’a pas été projetée. La technique savante permet de
créer l’irrégulier, l’incongru, le «gauche»; la forme «spontanée»
est retrouvée par les moyens traditionnels du projet.
Mais ici, l’esthétique du vernaculaire peut être prolongée
sans qu’il y ait méprise, il s’agit bien d’une architecture pensée,
«œuvre d’architecture». En cela, la monstration du projet rétablit
la possibilité de la signature de l’auteur dans des réalisations qui
prennent les allures d’une architecture qui n’en avait pas24.
96
21- On pense ici à Livio Vacchini,
qui a déployé une large part de
son énergie inventive autour de
la question de la résolution du
problème d’angle résultant du
fait qu’en architecture une trame
a une épaisseur.
22- Dans un article intitulé
«L’ordre de l’ordinaire- Architectures sans qualités», Eric Lapierre fait une distinction entre le
banal et l’ordinaire. Le banal, s’il
n’a pas vocation à se distinguer
ou se signaler outre mesure, et a
bien cette intention de «se fondre
dans la masse», ne perd pas pour
autant sa capacité ordonnatrice.
Le banal «peut atteindre un niveau de qualité et une capacité
de signification exceptionnels;
mais [il] doit assumer de rester
un individu dans la foule». L’ordinaire à l’inverse, «se présente
(...) à nous comme la mise en
oeuvre systématique de relation
de contrastes non contrôlées». in
Peinture sans qualité, Catherine
Perret, Les presses du réel, Dijon, 2005.
23- Il faut insister sur cette différence : l’architecture banale ne
refuse pas pour autant à marquer la spécificité d’un bâtiment,
comme la cohérence n’exclue
pas la distinction des éléments
sur lesquels elle se fonde.
24- On pourrait faire le même
constat en ce qui concerne la
banalité d’une commande parfois
réduite à l’échelle de l’intervention dans des intérieurs privés.
La réalisation de cette rampe
d’escalier d’Aurélie Hachez, qui
glisse jusqu’à être «coupée» et
«projetée» quelque centimètres
plus bas, dans une ligne de métal aussi fine que celle d’un tracé,
peut être un exemple de ce type
de projet. Le dessin devient alors
la forme de préciosité qui dans
ses résultats permet de différencier le banal d’une intervention
«projetée» du banal d’une rampe
ordinaire.
On remarquera, enfin et surtout, que ce type d’intervention
a cet étrange effet d’agir sur notre perception du réel construit,
celui-là même qui a échappé au contrôle de l’architecte. Et ici, la
spécificité du contexte belge, où la spontanéité constructive a
trouvé le lieu de son expression paroxystique, y est certainement
pour quelque chose.
Ainsi d’une manière générale, si le réel construit permet de
faire projet, en retour on peut également faire projet du réel. La
technique du projet, en permettant d’arriver au même résultat
que celui atteint par la construction spontanée, donne une part
de son dessein à ce qui n’en avait pas.
Montrer le projet dans l’édifice peut alors se concevoir pour
ses effets rétroactifs sur le construit. A la manière du New York
Délire de Koolhaas, manifeste rétroactif qui produit le projet
jusque là silencieux de Manhattan, l’affichage du passage par le
projet offre au réel belge son manifeste rétroactif. Tout se passe
comme si il s’agissait de produire le projet qu’ignorait son architecture, comme la pensée qui manque à son acte.
24- On pourrait faire le même
constat en ce qui concerne la
banalité d’une commande parfois
réduite à l’échelle de l’intervention dans des intérieurs privés.
La réalisation de cette rampe
d’escalier d’Aurélie Hachez, qui
glisse jusqu’à être «coupée» et
«projetée» quelque centimètres
plus bas, dans une ligne de métal aussi fine que celle d’un tracé,
peut être un exemple de ce type
de projet. Le dessin devient alors
la forme de préciosité qui dans
ses résultats permet de différencier le banal d’une intervention
«projetée» du banal d’une rampe
ordinaire.
Finalement, c’est la structure même de l’abstraction impliquée
par une architecture qui s’attache à parler d’un ailleurs qu’elle ne
peut rendre présent qui obtiendra nos derniers mots.
Détail d’une rénovation
de maison unifamiliale à
Bruxelles
«Oriel»
par Aurélie Hachez et
Philibert de Viron
97
Dans une émission de radio qui s’intéressait aux Ménines de
Velasquez, il était relevé encore une fois la particularité de ce tableau qui s’attache à représenter l’art du peintre en même temps
qu’elle inscrit le spectateur dans l’espace de la représentation.
Les intervenants en venaient à conclure à l’étonnant tour de
force d’une peinture qui, prise au piège de ses capacités mimétiques, s’en sortait en représentant la représentation.
Dans un article de Philippe-Alain Michaud25, celui-ci s’intéresse à un bref moment de l’histoire du cinéma où le médium
cherchait à fuir son pouvoir le plus fort, celui de pouvoir «capter» le réel. Pendant une brève période, le cinéma aura préféré
figurer des abstractions peintes mouvantes, se complaisant dans
un autre système de représentation que celui qu’on lui connaît
aujourd’hui. Le cinéma aura ainsi pour un instant refusé les
présupposés réalistes de l’image photographique pour affirmer
la nature bidimensionnelle, non consistante, du film.
On pourra toujours s’étonner des moyens employés par les
arts pour s’efforcer de combattre l’évidence de leur emploi ou
pour dépasser le domaine d’existence auquel leurs caractéristiques intrinsèques pourraient les cantonner. Cet élan pour sortir
des limites de leur immédiateté correspond souvent à un effort
pour s’affirmer en tant qu’art.
Peut-être peut-on voir un peu de cet effort dans les détours
d’une architecture qui cherche à faire de sa présence matérielle
retour sur son état immatériel.
Le bâtiment prend l’architecture au piège du réel. Le réel
prend l’architecture au piège des moyens qui sont les siens.
Que parfois l’architecture joue à prendre le réel au piège de
sa représentation est un juste retour des choses.
98
25- Phillipe Alain Michaud, Pouvoyeur d’irréalité: Fantasmagorie
d’Emile Cohl, 1908, in 1895, Revue de l’association française de
l’histoire du cinéma.
99
100
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES
. Abbott, Edwin. Flatland : a romance of many dimensions.
New York, Barnes & Noble,1963.
. Barilli Renato L’arte contemporanea: da Cézanne alle ultime
tendenze. Milano, Feltrinelli,1984.
. Blunt Anthony. La théorie des arts en Italie, 1450-1600.Paris,
Gallimard; 1966.
. Carpo Mario. The Alphabet and the Algorithm. Cambridge, MIT
Press, 2011.
. Clément Rosset. Impressions fugitives. L’Ombre, le reflet, l’écho.
Les éditions de minuit, Paris, 2004.
. Collectif Orthodoxe. Architectures Wallonie Bruxelles. Inventaire
(1). 2010-2013. WBA, Bruxelles, 2014.
. Colquhoun Alain. Recueil d’essais critiques: architecture moderne
et changement historique. Bruxelles, Mardaga,1985.
. De Vylder. Architecten De Vylder Vinck Taillieu. 1 boek 1. Gent,
MER Paper Kunsthalle, 2011.
. De Vylder. Architecten De Vylder Vinck Taillieu.1 boek 2. Gent,
MER Paper Kunsthalle, 2011.
. De Vylder. Architecten De Vylder Vinck Taillieu.1 boek 3 . Gent,
MER Paper Kunsthalle, 2011.
. Fichet Françoise. «La théorie architecturale à l’âge classique:
essai d’anthologie critique. Bruxelles», Mardaga. 1979.
. Foucault Michel. «Les mots et les choses; une archéologie des
sciences humaines». Paris, Gallimard, 1966.
. Garroni Emilio, Virno Paolo. Creatività. Macerata, Quodlibet,
2010.
. Panofsky Emile. La perspective comme forme symbolique et autres
essais. Paris, Les éditions de minuit, 1975.
. Panofsky Emile. Architecture gothique et pensée scolastique. Paris , Les Editions de minuit, 1970.
101
. Pérez Gómez Alberto, Pelletier Louise. Architectural representation and the perspective hinge. Cambridge, MIT Press, 1997.
. Picon Antoine. Ornament: the politics of architecture and subjectivity. Hoboboken, NJ,US, Wiley, 2013.
. Potié Philippe. Philibert de L’Orme: figures de la pensée constructive. Marseille, Editions Parenthèses,1996.
. Rowe Colin. Mathématiques de la villa idéale. (réed.) Marseille,
Editions Parenthèses, 2014.
. Wittkower Rudolf. Architectural principles in the age of humanism.
New York, W.W, Norton,1971.
THÈSES ET MÉMOIRES
. Cadars Timothee. Du même à l’autre, sous la direction de
Jean-Didier Bergliez. Faculté d’architecture La Cambre/Horta.
Bruxelles. 2014.
. Urbain Pascal. De l’indifférence à l’architecture, sous la direction
d’Alain Chareyre Méjan. Université de Provence, Aix-Marseille
1, UFR LACS, Département des Arts plastiques, Laboratoire
d’études en sciences de arts, 2010.
ARTICLES, REVUES, CHAPITRES D’OUVRAGES
. Bergilez J-D, Genard J-L. «Minimalisme architectural: Quand
l’éthique s’inscrit dans le style». Intervalles. (1), pp 62–73.
. Bonaccorsi Roberty, Lapierre Eric , Perret Catherine, «Non
compatibles : une peinture sans qualités : une exposition de
Catherine Perret, La Seyne-sur-Mer, Villa Tamaris centre d’art, 5
novembre-31 décembre 2005»Dijon: les Presses du réel; 2006.
. Boudon Philippe. «La trame du monde. De l’axonométrie des
années vingt aux images de synthèse actuelles». Sémiotiques (4),
pp 45–61, 1993.
. Châtel Guy, Degerickx Lise. «Radical commonplaces: european
architectures from Flanders». Architectural Review Flanders (10);
Anvers, 2012.
. De Vylder. «The drawings is everywhere». In: Architecture as a
craft. Michiel Riedijk. SUN, 2010.
. Evans Robin. «Translations from Drawing to Building» In: Trans102
lations from Drawing to Building and other essays. A.A. Documents. London, Paperback, 1997.
. Evans Robin. «The Projective Cast: Architecture and Its Three
Geometries». Cambridge, MIT Press, 2000.
. Ferenczi Thomas . “Les Mots et les Choses”, in Le Monde, 30
Juillet 2008.
. Genard Jean-Louis, Bergilez Jean-Didier. «Le destin de l’architecture à l’ère de l’esthétisation de la vie quotidienne». Recherches en communication. (18). pp133–154. 2002.
. Koolhaas Rem. «Elements of architecture». Publication d’exposition de la biénnale d’architecture de Venise de 2014. BOZAR,
Bruxelles, 2015.
. Lapierre Eric. «Inquiétant “ready-made”: a propos d’une maison
de Lacaton et Vassal». Matières (7) / Département d’Architecture
de l’École Polytechnique Fédèrale de Lausanne, Institut de Théorie et d’Histoire de l’Architecture. 2004.
. Lapierre Eric. «Tradition et spontanéité». Texte écrit pour La
maison de l’architecture de Picardie, 2006.
. Lapierre Éric. «Ordre de l’ordinaire - Architecture sans qualités». in Perret Catherine (Dir.). «Peinture sans qualité». Dijon,
Les Presses du Réel, 2005.
. Malfroy Sylvain. «Perception critique à l’œuvre et perception
critique de l’œuvre». Matières (3) pp 42–54, 1999.
. Michaud Philippe-Alain, «Pourvoyeur d’irréalité, Fantasmagorie,
Émile Cohl, 1908», 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze. 2007.
. Patin T. «From Deep Structure to an Architecture in Suspense:
Peter Eisenman, Structuralism, and Deconstruction». Journal of
Architectural Education, pp 88-100, 1993.
. Potié Philippe. «Géométrie savante et écriture baroque». Les
cahiers de la recherche architecturale et urbaine / Bureau de la Recherche Architecturale et Urbaine / Ministère de la Culture et de la
Communication. pp 71- 79. Marseille, Editions Parenthèses, 2005.
. Robrecht en Daem, Lange Christine. «1:1 Scale Models». Accatone. (1) pp 53-61. 2014
. Strauven Francis. «How Belgium got its present look. a short
history of belgian town and country planning». Sartoniana (14) pp
115-134. Gent, 2001.
103
. Woodman Ellis, Ockman Joan, Tamburelli Pier Paolo, Zanderigo
Andrea. «Office, Kersten Geers, David Van Severen». 2G. (63).
2012.
CONFÉRENCES
. Avissar Ido. «Projets et recherches autour de la figure du
neutre». Conférence à la Faculté d’architecture La Cambre/Horta.
Atelier UP. Bruxelles, 2015.
. Bourbouze et Graindorge. «Regarder/Construire». Conférence à
la Faculté d’architecture La Cambre/Horta. Atelier UP. Bruxelles,
2015.
. FALA Atelier, Conférence à l’UPT - faculté d’architecture .Timisoara, Roumanie, 2014
. Geers Kersten, Van Severen David, Conférence au Pavillon de
l’arsenal. Paris, 2014.
. Lapierre Eric, «Le banal et l’ordinaire». Conférence à la faculté
d’architecture La Cambre/Horta. Atelier UP. Bruxelles, 2015.
. GAFPA. Cycle “Erreur” des Ateliers Nocturnes. Conférence à la
Faculté d’architecture La Cambre/Horta Bruxelles, 2015.
. Lucan Jacques, «Archaïsme et esthétique du sublime». Leçon
d’honneur à l’EPFL, 2015.
. Picon Antoine. «Pour une lecture culturelle de la construction».
Conférence à l’EPFL, 2012.
. Picon Antoine. «L’ornement en architecture: subjectivité et politique». Conférence à l’ENSA Marseille, 2013.
. Quinton Jean Christophe. «Vers l’immédiate étrangeté des
formes». Conférence à la Cité de l’architecture et du patrimoine,
2015.
. Richard Scoffier. Manière de bâtir des mondes. Conférence à
l’ENSA Marseille, 2014.
. Sabot Philippe. «L’Etre du langage et la “Renaissance” de la
littérature dans “Les mots et les choses.”, colloque «Foucault et
la Renaissance». Université Toulouse II-Le Mirail, 2013.
104
DOCUMENTS AUDIO VISUELS ET INTERNET
. Arnoldi Laurent. «Peter Zisenman : Houses I to X». court métrage, Alice Lab, ULB, Faculté d’Architecture La Cambre Horta,
promoteur: Vincent Brunetta; 2001-2002.
. Berger John. «Ways of Seeing , Episode 1» (1972)
. Van Reeth Adèle. «Actualité philosophique : Isabelle Thomas-Fogiel, le lieu de l’universel» . Les nouveaux chemins de la
connaissance. France Culture. 2015.
105