Academia.eduAcademia.edu

Vers une vision holistique du cancer

2016

médecine/sciences 2016 ; 32 : 315-6 Éditorial Vers une vision holistique du cancer ÉDITORIAL médecine/sciences Éric Solary, Lucie Laplane > En 1960, Peter Nowell et David Hungerford, de l’université de Pennsylvanie, identifient une translocation chromosomique réciproque entre les chromosomes 9 et 22 (appelée chromosome Philadelphie) dans les cellules leucémiques des patients atteints de leucémie myéloïde chronique [1]. Quelques années plus tard, Peter Nowell décrit le cancer comme une maladie au cours de laquelle une cellule puis sa descendance acquièrent par étapes successives des anomalies génétiques somatiques qui leur confèrent un avantage compétitif croissant par rapport aux cellules normales [2]. Dans les années qui suivent, d’autres aberrations chromosomiques, puis d’autres altérations génétiques, en particulier des mutations ponctuelles qui activent des oncogènes ou inhibent des gènes suppresseurs de tumeurs, sont identifiées dans les cellules cancéreuses [3]. En 2000, Robert Weinberg (Massachusetts institute of technology) et Douglas Hanahan (université de Californie) confortent cette vision déterministe, en énonçant une série de règles gouvernant la transformation de cellules normales en cellules malignes [4]. La tumorigenèse est présentée comme la conséquence de l’accumulation stochastique dans une cellule, du fait (➜) Voir la Nouvelle de de l’âge et d’autres facteurs [5] (➜) de 4 à T.G.P. Grünewald et al., 7 événements moléculaires, engendrant des page 323 de ce numéro états pré-malins puis malins. Les mutations transforment progressivement la cellule, en lui conférant de nouvelles propriétés : indépendance vis-à-vis des facteurs de croissance, insensibilité aux signaux inhibiteurs, résistance à la mort (➜) Voir la Synthèse de cellulaire programmée, réplication illimitée, L. Treps et J. Gavard, m/s effet pro-angiogénique, et capacité d’inva- n° 11, novembre 2015, page 989 sion et de métastase [6] (➜). Cette vision réductionniste du cancer (➜) Voir le Forum de E. Solary, a généré une approche thérapeutique m/s n° 6-7, juin-juillet 2014, ciblée sur les anomalies moléculaires page 683 propres à chaque tumeur [7] (➜). On parle de médecine de précision ou de médecine personnalisée. L’Imatinib1, un médicament conçu pour inhiber la protéine BCRABL, produit du chromosome Philadelphie2, est la première de ces thérapeutiques ciblées. Ce médicament a révolutionné la prise en charge de la leucémie myéloïde chronique [8]. L’avènement des technologies de génomique a permis de faire en quelques jours l’inventaire des anomalies moléculaires présentes dans une 1 Inhibiteur de protéine tyrosine kinase. La fusion d’un gène du chromosome 9, dénommé abl (abelson), avec une zone du chromosome 22, nommée bcr (breakpoint cluster region), conduit au gène réarrangé BCR-ABL qui produit une protéine chimérique à activité tyrosine kinase responsable de la production accrue des leucocytes. 2 m/s n° 4, vol. 32, avril 2016 DOI : 10.1051/medsci/20163204001 tumeur et le développement de nombreuses molécules ciblant les conséquences de ces altérations moléculaires. Cette approche a été étendue aux autres tumeurs avec des résultats parfois spectaculaires, mais souvent transitoires du fait de l’apparition de résistances ou de l’émergence de sous-clones non ciblés par le traitement [9]. Au cours de l’embryogenèse, une cellule totipotente donne naissance à diverses lignées cellulaires. À l’âge adulte, ce système complexe et hiérarchisé est conservé à l’échelle tissulaire. Une cellule souche multipotente donne naissance à plusieurs lignées cellulaires, par exemple, une cellule souche hématopoïétique donne naissance aux globules rouges, à plusieurs catégories de leucocytes, et aux plaquettes. Cette organisation tissulaire complexe aurait été sélectionnée au cours de l’évolution, parce qu’elle diminue le risque de transformation cellulaire : les événements génétiques somatiques ne peuvent s’accumuler que dans les cellules capables d’auto-renouvellement [10]. La cellule d’origine d’un cancer serait donc une cellule souche, implicitement conçue comme une entité stable. C’est la base du raisonnement de Cristian Tomasetti (Johns Hopkins university) et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel cancer center), qui établissent, en 2015, une corrélation linéaire entre le taux de mutations dans les cellules capables d’auto-renouvellement au sein d’un tissu et le risque de cancer dans ce tissu [11]. C’est aussi une des explications proposées au paradoxe de Peto, c’est-à-dire à l’absence de lien entre la taille des animaux et le risque de cancer [9]3. Ces concepts font l’objet de controverses [12-14] : au-delà des critiques méthodologiques, c’est la vision réductionniste du cancer qui est mise en cause. En effet, les progrès de la génomique ont apporté d’autres informations. D’une part, l’identification de cancers avec peu de mutations suggère que d’autres causes telles que la régulation épigénétique des gènes pourraient jouer un rôle déterminant dans le développement des cancers [15]. La capacité des agents déméthylants à induire, chez certains patients atteints d’hémopathie maligne, des réponses 3 Plus un animal est grand, plus il devrait présenter un risque de développer un cancer, les grands animaux ayant, selon le nombre de leurs cellules, plus de risques qu’une mutation délétère responsable d’un cancer survienne. Plus un animal vit longtemps, plus il devrait avoir de risques d’apparition de ces mutations. Or, il s’avère que, chez les mammifères, la mortalité due au cancer n’augmente ni avec la taille, ni avec l’espérance de vie. 315 partielles ou complètes sans diminuer la charge mutationnelle conforte le rôle de l’épigénétique dans l’expression clinique de ces maladies [16]. D’autre part, l’identification de clones de cellules mutées dans des tissus sains indique que l’accumulation de mutations dans une cellule souche n’induit pas nécessairement un cancer. Dans le sang, on identifie, avec une fréquence qui croît avec l’âge, des clones de cellules porteuses de mutations qui sont des variants détectés de façon récurrente dans les hémopathies malignes [17, 18]. Dans l’épiderme sain également, plus du quart des cellules portent des mutations oncogéniques [19]. L’existence de clones mutés dans des tissus sains peut faire craindre une toxicité des thérapeutiques ciblées. Elle indique aussi les limites de (➜) Voir la Chronique la détection d’ADN muté dans le plasma génomique de B. Jordan, pour identifier précocement les tumeurs page 417 de ce numéro [20] (➜). L’émergence de la tumeur suggère que le clone échappe au contrôle du système immunitaire, une des 2 propriétés (avec l’acquisition d’un métabolisme spécifique) ajoutées par Weinberg et Hanahan (Swiss institute for experimental cancer research) en 2011 à leur liste des propriétés cardinales des cellules tumorales [21]. Cet échappement peut être dû à l’acquisition d’une nouvelle altération moléculaire par la cellule tumorale, renforçant la vision réductionniste. Il peut être aussi la conséquence d’une défaillance du système immunitaire induite par des facteurs intercurrents, générant une vision plus holistique. Quoi qu’il en soit, les succès récents de l’immunothérapie des cancers, dont l’association à la chimiothérapie [22] (➜) (➜) Voir la Synthèse de et à la radiothérapie [23] (➜) A. Hanoteau et al., page 353 est discutée dans ce numéro de de ce numéro (➜) Voir la Synthèse de J. Ménager médecine/sciences, soulignent et al., page 362 de ce numéro l’importance des altérations du microenvironnement des cellules (➜) Voir le numéro thématique Microenvironnements tumoraux : tumorales [24] (➜). Altérations conflictuels et complémentaires, qui peuvent aussi être l’effet de m/s n° 4, avril 2014 processus inflammatoires ou du vieillissement. Si l’on élargit le champ, l’ensemble de l’organisme, par les hormones qu’il produit, les bactéries qui composent la flore tapissant ses muqueuses et les cellules myéloïdes qu’il génère dans la moelle osseuse, contribue à l’émergence d’une tumeur en constituant un macro-environnement permissif [25]. Ces concepts suggèrent une autre approche de la prévention et du traitement des cancers basée sur le maintien de micro- et de macro-environnements protecteurs. Le cancer n’est pas seulement une maladie de la cellule, mais aussi une maladie de l’organisme, dont l’homéostasie est rompue. La modulation du métabolisme lipidique, la bactériothérapie fécale, la manipulation des macrophages sont autant de stratégies qui pourraient modifier la prise en charge des cancers dans les années qui viennent. ‡ Towards a holistic vision of cancer 316 m/s n° 4, vol. 32, avril 2016 E. Solary1,2 L. Laplane1,3 Inserm U1170, Gustave Roussy, Villejuif, France 2 Faculté de médecine Paris-Sud, Le Kremlin-Bicêtre, France 3 CNRS U8590, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST) Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Paris, France [email protected] 1 RÉFÉRENCES 1. Nowell PC, Hungerford DA. Chromosome studies on normal and leukemic human leukocytes. J Natl Cancer Inst 1960 ; 25 : 85-109. 2. Morange M. From the regulatory vision of cancer to the oncogene paradigm, 19751985. J Hist Biol 1997 ; 30 : 1-29. 3. Nowell PC. Genetic changes in cancer: cause or effect? Hum Pathol 1971 ; 2 : 347-8. 4. Hanahan D, Weinberg RA. The hallmarks of cancer. Cell 2000 ; 100 : 57-70. 5. Grünewald TGP, Gilardi-Hebenstreit P, Charnay P, Delattre O. Coopération entre mutation somatique et variant génétique de susceptibilité dans le sarcome d’Ewing. Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 323-6. 6. Treps L, Gavard J. L’angiogenèse tumorale. Med Sci (Paris) 2015 ; 31 : 989-95. 7. Solary E. Une approche réductionniste du cancer. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 683-7. 8. Deininger M. Hematology: curing CML with imatinib. A dream come true? Nat Rev Clin Oncol 2011 ; 8 : 127-8. 9. DeVita VT Jr, Eggermont AM, Hellman S, Kerr DJ. Clinical cancer research: the past, present and the future. Nat Rev Clin Oncol 2014 ; 11 : 663-9. 10. Ducasse H, Ujvari B, Solary E, et al. Can Peto’s paradox be used as the null hypothesis to identify the role of evolution in natural resistance to cancer? A critical review. BMC Cancer 2015 ; 15 : 792. 11. Tomasetti C, Vogelstein B. Cancer etiology. Variation in cancer risk among tissues can be explained by the number of stem cell divisions. Science 2015 ; 347 : 78-81. 12. Caulin AF, Graham TA, Wang LS, Maley CC. Solutions to Peto’s paradox revealed by mathematical modelling and cross-species cancer gene analysis. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci 2015 ; 370 :1673. 13. Laplane L. Reprogramming and Stemness. Perspect Biol Med 2015 ; 58 : 229-46. 14. Bhat R, Bissell MJ. Of plasticity and specificity: dialectics of the microenvironment and macroenvironment and the organ phenotype. Wiley Interdiscipl Rev Dev Biol 2014 ; 3 : 147-63. 15. Versteeg R. Cancer: Tumours outside the mutation box. Nature 2014 ; 506 : 438-9. 16. Merlevede J, Droin N, Qin T, et al. Mutation allele burden remains unchanged in chronic myelomonocytic leukaemia responding to hypomethylating agents. Nat Commun 2016 ; 7 : 10767. 17. Genovese G, Kähler AK, Handsaker RE, et al. Clonal hematopoiesis and bloodcancer risk inferred from blood DNA sequence. N Engl J Med 2014 ; 371 : 2477-87. 18. Jaiswal S, Fontanillas P, Flannick J, et al. Age-related clonal hematopoiesis associated with adverse outcomes. N Engl J Med 2014 ; 371 : 2488-98. 19. Martincorena I, Roshan A, Gerstung M, et al. Tumor evolution. High burden and pervasive positive selection of somatic mutations in normal human skin. Science 2015 ; 348 : 880-6. 20. Jordan B. Le Graal de Grail est-il un mirage ? Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 417-20. 21. Hanahan D, Weinberg RA. Hallmarks of cancer: the next generation. Cell 2011 ; 144 : 646-74 22. Hanoteau A, Henin C, Moser M. Chimiothérapie et immunothérapie, le même combat. Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 353-61. 23. Ménager J, Gorin JB, Fichou N, et al. Radioimmunothérapie alpha : principes et intérêts en immunothérapie antitumorale. Med Sci (Paris) 2016 ; 32 : 362-9. 24. Teillaud JL. Microenvironnements tumoraux : conflictuels et complémentaires. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 343-462. 25. Rutkowski MR, Svoronos N, Perales-Puchalt A, Conejo-Garcia JR. The tumor macroenvironment: cancer-promoting networks beyond tumor beds. Adv Cancer Res 2015 ; 128 : 235-62. TIRÉS À PART E. Solary