L'art, avec et contre l'être.
Levinas-Deleuze
Une grande ligne de fracture traverse la philosophie française et son esthétique. En accordant à l'art le privilège de dépasser la relation sujet-objet, d'être en somme non-subjectif et non-objectif, la philosophie suivra deux directions opposées. Dans un cas, l'art nous conduira à nous abandonner à l'être, à une chute dans l'être, comme chez Levinas, dans un autre cas, il sera signe d'une reconquête de l'être, d'un relancement par l'être, comme chez Bergson ou Deleuze. Le plus curieux, c'est que ce soit à partir d'un même fond conceptuel que ce divorce se soit fait, la lecture de Blanchot, le rapport à l'image, l'impersonnalité, la neutralité, l'impassibilité de l'être.
Chacun sait que la notion "'il y a" est le thème central des textes de Levinas entre 1947 et 1948, à savoir les 4 conférences rassemblées sous le titre Le Temps et l'Autre et le petit livre, De l'existence à l'existant, même si la réflexion sur cette notion est bien antérieure à ces dates. Dans Qui êtes-vous ?, entretien, avec François Poirié, Levinas ne manque pas de rappeler que l'important dans De l'existence à l'existant, "c'est la description de l'être dans son anonymat, description très proche des thèmes de Blanchot (...) ce que j'appelle l'il y a». Dans la préface à la deuxième édition du même livre, il redit devoir à Blanchot le "Il y a impersonnel, comme "il pleut" ou il fait "nuit"". On sait la très longue amitié qui lit Levinas à Blanchot. En témoigne la longue lettre de captivité écrite en 1941 qui précise déjà : "la nuit pour moi, ce n'est la mort, mais l'impossibilité de la mort". Pour le Levinas de cette époque, le "il y a" désigne la présence à l'être anonyme qui n'est rien ni personne, qui ne répond à rien ni à personne, la "participation prélogique" à une sourde présence absente, comme dans le roman de Blanchot, Thomas l'obscur, où le héros lorsqu'il nage "est l'eau" et rien d'autre. Présence de l'absence, nuit en plein jour, "fin du monde". L'être est bien cette nuit "étouffante" qui sous-tend toute existence. Exister sans existant, c'est être dans un lieu où rien n'a lieu. L'instauration de l'existant implique la déchirure du présent, l'hypostase d'une position privée dans l'être. L'événement en lui-même du il y a "consiste au contraire dans une impossibilité", dans la rature des possibles. Rien n'arrive à l'être et rien n'arrive par l'être, "rien n'approche, rien ne vient, rien ne menace".
Levinas, De l'existence à l'existant, Vrin, 1981, p.110 et 96. Tel est le sens de la "participation" profane, dépersonnalisée, désubjectivée, à l'abîme de la réalité indifférente qui nous entoure de sa nuit, exposition sans fin à "l'insomnie" d'être.
C'est d'abord ce rapport de l'être à l'impersonnel qui intrigue. Impersonnalité terrible parce que totalement inhumaine. Levinas souligne que son texte est hanté par le caractère "désertique, obsédant et horrible de l'être, entendu selon le il y a", et met dès la préface toute son insistance à décrire "son inhumaine neutralité".
Que l'événement soit l'impersonnel, qu'il y ait une événementialité de l'impersonnel pour une bonne part de la pensée contemporaine signifie que nous sommes livrés à un événement pur qui ne nous arrive pas, qui n'est pas notre possible, comme la mort. Le "On meurt" n'est pas notre possible ultime en effet, mais ce dont nous sommes passibles, trans-passibilité de l'événement, ouverture à un dehors pur, hors de nos possibles. "Il n'y a de réel que ce qu'on attendait pas et qui soudain est là depuis toujours", c'est " le monde qui s'ouvre à chaque fois à partir de l'événement", dit Maldiney.
Maldiney, Penser l'homme et la folie, Millon, 2007, p. 113 et 126. A cette différence que le "il y a" de Levinas, anonyme et impersonnel, n'est pas même un événement du type de ce qu'on attendait pas, il est ce qui suspend au contraire tout événement, l'événement qui clôt tous les événements possibles. Il est fermeture à tout événement en nous, il ne fait pas signe vers ce qui nous arrive mais vers ce qui ne peut plus nous arriver de nulle part. La vie à l'état de "cadavre", dépouillement absolu.
Levinas, Ibid., p.100. Le neutre est la forme supérieure de la détresse, sans secours et sans issue, il est le terme de toute conscience.
Deleuze, lecteur de Blanchot, prend un autre parti. Dès Différence et répétition, il cite longuement Blanchot qui distingue la mort personnelle et la mort impersonnelle "qui est sans relation à moi, sans pourvoir sur moi, ce qui est distingué de toute possibilité, l'irréalité de l'indéfini" (Blanchot). Tout de suite Deleuze se tourne vers un autre temps, "la forme vide du temps qui s'est libérée de son contenu corporel présent". ("Temps sans présent," disait Blanchot). Temps non plus subjectif, mais temps qui naît lorsque le moi meurt à lui-même, et fait remonter tout un fond de possibilités inexplorées. Temps qui se libère du cercle de la mémoire et d'Eros, pour courir en ligne droite vers d'autres devenirs. Dans L'Anti-Œdipe , comme Logique du sens, cette mort impersonnelle reçoit le nom d'instinct de mort et de Thanatos : c'est évidemment contre Freud que le débat a lieu. Contrairement à ce que Freud pense, la mort est l’expérience ordinaire de l’inconscient quand celui-ci passe par toute une série de devenirs, et produit un sujet erratique sans place fixe.
Deleuze et Guattari, Anti-Œdipe, p. 395. Et L’Anti-Œdipe de reprendre encore le texte de Blanchot sur les deux morts, la différence entre le Je meurs et le on meurt : « Qu’est-ce que c’est l’expérience de la mort ? Là encore, est-ce un désir de mort ? Un être pour la mort. Ou bien un investissement de la mort, fût-il spéculatif ? Rien de tout cela. L’expérience de la mort est la chose plus ordinaire de l’inconscient, précisément parce qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout passage ou devenir, dans toute intensité comme passage et devenir ».
Ibid., p 394. Comprenons : ordinaire est le désir de mort dans l’inconscient, à savoir le désir de désirer autre chose que soi, qui est au fond désir d'une vie enfin débarrassée de soi.
Dès lors, deux possibilités se font face : soit faire de l'impersonnalité de l'être ce qui est à fuir, soit en faire ce qui est à atteindre. Cette alternative est la grande ligne de fracture de l'esthétique française.
Ainsi, dans la première esthétique de Levinas, l'art devient l'emblème de cette terrible menace d'une extinction du sujet, d'une dépossession totale du monde du sujet, entrée dans l'anonymat de l'être, captivité dans la fermeture de l'être, asséchement et désertion de soi. L'événement "pur" est au contraire le surgissement d'un existant qui assume l'être. C'est en s'engageant dans l'aventure ontologique d'assumer l'être que l'existant s'arrache à l'être et se donne un monde. Là commence le premier rapport à l'esthétique même si ce n'est pas encore l'esthétique. Il n'y a en effet de monde que dans la lumière, que dans l'intériorité d'une lumière, ce que Kant a vu, en soumettant le dehors à l'unité de l'aperception, en faisant que le dehors soit toujours devancé et constitué par un dedans. Tout monde est monde d'objets et de formes. "Ce qui vient du dehors...vient de nous", dit Levinas. La forme qu'est-ce d'autre que ce qui est illuminé du dedans, la silhouette ou le profil des choses, comme l'Eidos grec, qui dessine les arêtes vives des choses, ce dessin intérieur que toute la peinture maniériste retrouve en même temps que Kant ? Le monde détaché de l'être est attachement aux objets et aux formes. Sans le détachement de l'être, cet attachement ne serait pas possible.
Que fait l'art au contraire ? L'art fait sortir les objets et les formes de cette appartenance au sujet, c'est cela l'exotisme, qui est bien plus qu'un désintéressément de l'agir, exotikos, mouvement au-dehors, captation par un dehors sans dedans, en somme le dehors pur de l'être. C'est ainsi que l'art se dirige vers "l'absence même des formes" dit Levinas vers "les choses en soi".
Levinas, Ibid., p. 84. L'art "informel", dénommé ainsi en 1951 par Michel Tapié (son exposition, Signifiants de l'informel), ne peut pas avoir doute joué un rôle dans cette expression (par ailleurs le livre de Paulhan sur L'art informel est de 1962). Mais l'utilisation de cette formule le concerne. On peut en effet le définir comme la tendance à éliminer toute référence objective toute ressemblance, ainsi que toute projection subjective ou expressive, au profit d'une pure expressivité picturale, art sans formes, sans ressemblance et idées, sans imitation et réflexion. Robert Klein dans La Forme et l'intelligible, montre que "l'art informel" (selon le livre de Paulhan) opère par rature de l'imitation et de la projection, par retrait de l'objectivité et de la subjectivité, "agonie de la référence" externe et interne : oeuvre toujours foncièrement désoeuvrée, en quête d'une réalité brute que ne doit pas même oblitérer la conscience. Art de "la présence pure".
Robert Klein, La Forme et l'intelligible, Gallimard, 1983. C'est pourquoi malgré tout ce qu'on a pu dire à ce sujet, cet art ne peut être kantien, il destitue la forme réflexive kantienne qui, tout en étant in-forme objectivement, reste forme de conscience. L'informel de l'art précède au contraire toute conscience et toute objectivité, et même toute mise en oeuvre.
Ce sont presque les mêmes termes qui sont employés par Levinas : "La recherche de la peinture et de la poésie moderne, qui essaient de conserver à la réalité artistique son exotisme, d'en bannir cet âme, à laquelle les formes visibles s'assujettissent, d'enlever aux objets représentés leur servile destinée d'expression. D'où la guerre au sujet qui est la littérature de la peinture; la préoccupation du jeu pur et simple de couleurs et de lignes, destiné à la sensation pour laquelle, la réalité représentée vaut par elle-même et non par l'âme qu'elle enveloppe (...) L'intention commune est de présenter la réalité dans une fin du monde et en soi."
Levinas, Ibid., p. 89. L'unité englobante et lumineuse du monde se lézarde, les formes-perspectives-profils se désagrègent, le monde se fissure, la nudité crue des choses qui constitue l'horreur de l'être remonte à la surface : "éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l'être", note Levinas. C'est évidemment aussi l'art abstrait qui est ici visé, terme qui n'est en rien l'équivalent d'un art non figuratif, on ne le répétera jamais assez, mais qui désigne un art qui "abstrait" au sens fort du terme, qui sépare dans la forme les éléments qui valent picturalement en eux-mêmes, planéité, surfaces, lignes, points, figures, couleurs, etc. Levinas est fidèle à ce sens : "A un espace sans horizon, s'arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s'imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu'il y ait transition des uns aux autres".
Ibid., p. 91. Ainsi le monde se désagrège, tel un miroir qui se brise, la lumière s'estompe, noircit, la matérialité de l'être jaillit, "grouillement informe", fond obscur inintelligible, "impassible présence", "misérable", "laide", "nue" et "brutale". En ce sens, oui, l'art est tombée de la nuit, obscurcissement, ombre.
On ne peut sous-estimer la fonction que Blanchot accorde à l'image, que Levinas devait connaître, même si c'est seulement dans L'espace littéraire en 1955 que celle-ci est évoquée. Pour Blanchot, l'image abstrait justement, elle ne ressemble pas sans immobiliser, la ressemblance n'a alors plus "rien à quoi ressembler". L'image est cadavre, rigidité cadavérique, "étrangeté cadavérique" et non pas copie, simulacre, imitation ou schème. Il est étrange que Levinas prête à Bergson une semblable conception de l'image. L'image serait "abstraction", moins que l'objet, et non pas ce "plus" esthétique de l'objet. Sauf que chez Bergson, c'est tout le contraire. Cela vaut pour la perception utile mais pas pour le "percevoir pour percevoir" des artistes. L'image de la perception ordinaire et utile est moins que "l'image en soi" de la perception pure qui nous immerge dans le monde. Ce que l'artiste vise à nous faire retrouver, c'est justement l'image en soi. Il nous délivre de l'impératif de vivre, de la perception utile affairée aux besoins de la vie. Il nous fait voir ce que nous ne pouvions voir en raison des "oeillères" que la vie nous impose. C'est seulement parce que naissent des hommes qui ne sont pas si attachés aux impératifs de la vie, "détachés" en un mot comme dit Bergson, que l'art est possible. Ils nous plongent dans l'être, dans l'image pure des choses, ils nous font voir ce qu'on ne voyait plus. Ce sont des voyants : "Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir; ils perçoivent pour percevoir, pour rien, pour le plaisir".
Bergson, La pensée et le mouvant, GF, 2014, p. 185. Percevoir le monde dans son infinie variété qui nous échappe à chaque instant, en raison des impératifs de la vie, c'est du même coup se plonger dans le mouvement des choses, leur rythme intérieur, leurs foisonnantes manières d'être. L'artiste découvre des mondes qui ne sont pas notre monde. Il nous élargit, il étend notre humanité; il nous connecte à des durées inférieures et supérieures à nous, il manifeste que nous sommes dans l'absolu, que nous nous mouvons dans l'absolu, et que celui-ci n'a rien d'horrible, pure joie au contraire. Il rend sensible le co-apparentement des étants au sein d'un même monde qui dépasse l'homme. L'homme n'est plus "isolé" dans l'univers comme "un enfant en pénitence". On ne peut être plus éloigné de ce que dit Levinas. La participation profane est une joie.
La philosophie de Deleuze n'est rien d'autre que ce mouvement de récupération de l'être. On ne peut rien y comprendre autrement. Le problème n'est pas que le cercle lumineux du moi et du monde soit rompu, ce serait plutôt de s'enfermer dans ce cercle. De devenir insensible à la riche profusion du monde. C'est ainsi que Deleuze assigne à l'art la tâche de créer partout des affects non humains et des percepts non humains. Pourquoi la littérature aurai-t-elle besoin du "il" autrement ? Pourquoi la littérature contemporaine que lit Blanchot est-elle une littérature du "il" et pas du tout une littérature du Je au point qu'il faille que les linguistes se penchent là-dessus ? Que désigne, demande Deleuze dans un cours à Vincennes, ce "il" ? Un événement certes, impersonnel oui, mais cependant toujours individué. Impersonnel ne veut pas dire non individué et anonyme, mais désigne un autre type d’individuation que le sujet. Individuation de monde.
Deleuze dans le même cours : " Il y a donc le « il » de l’événement. Vous retrouvez ce « il » de l’événement dans la formule "Il y a". Ce serait curieux de voir que les personnologistes eux, font dépendre le « il y a », le traitent comme un shifter, c’est-à-dire le font dépendre du « je ». On n’en est pas là. "Il y a" ou « il » de « il pleut » renvoie à un évènement. Un évènement, c’est pas une personne. Pourtant est-ce que c’est l’anonyme ? Si vous vous rappelez, ce que je disais tout à l’heure, on retrouve en plein le problème là, non ! C’est pas l’anonyme. C’est pas de l’universel. Un évènement, c’est au contraire extraordinairement singulier et c’est individué. Voilà, il faut dire que l’individuation de l’évènement c’est pas du même type que l’individuation de la personne."
Deleuze, Cours à Vincennes du 03/06/80. Le il y a n'est donc pas anonyme du tout, il est individué, mais d'une individuation qui ne passe pas par un pôle subjectif, qui passe directement par le monde. Des individuations sans sujets, voilà même ce que l'art cherche partout, individuation du vent, d'une saison, d'un morne après-midi, d'une steppe... La perception s'arrache à notre point de vue, l'affect s'affranchit de notre vécu. "Le but de l'art (...) C'est d'arracher la perception aux perceptions d'objets, d'arracher l'affect aux affections".
Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie, Minuit, 1991,p. 158. Les affects sont les "devenirs non humains de l'homme" et les percepts, les "paysages non humains de la nature".
Ibid., p. 160. Pourquoi cet arrachement à l'humain, au monde humain ? C'est une relance que cherche l'art, une recréation de soi par l'univers, comme lorsque la musique de Messaien compose dans une sensation "le moléculaire et le cosmique, les étoiles, les atomes et le oiseaux", non plus chant de l'homme mais chant du monde en l'homme qui étend l'homme, comme dans le chant de la terre de Dovjenko ou la troisième symphonie de Mahler. On ne fait pas de l'art en racontant sa vie. Au contraire, "Il s'agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière" de briser la pauvre fermeture de sa vie, d'une vie, de ramener dans d'autres filets l'immense "variété" du monde. Le "il y a " du monde de l'art est ce monde produit par l'artiste en l'absence d'homme : "monde d'avant l'homme même s'il est produit par l'homme", et constitué d'individuations sans sujet.
Ibid., p. 178. Le roman tout particulièrement s'élève à de tels percepts : « Non pas la perception de la lande, mais la lande comme percept chez Hardy ; les percepts océaniques de Melville, les percepts urbains, ou ceux du miroir chez Virginia Woolf. Le paysage voit. En général, quel grand écrivain n’a su créer ces êtres de sensation qui conservent en soi l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment (les collines de Faulkner, la steppe de Tolstoï ou celle de Tchekhov). Le percept, c’est le paysage d’avant l’homme, en l’absence d’homme ».
Ibid., p. 159. Le percept rend sensibles et visibles, les forces insensibles et invisibles qui "peuplent le monde", et avec lesquelles nous composons, nous consistons, dans lesquelles nous sommes immergées, par lesquelles nous devenons. "Les percepts peuvent être télescopique sou microscopiques, ils donnent aux personnages et aux paysages des dimensions de géants, comme s'ils étaient gonflés par une vie à laquelle aucune perception vécue ne peut atteindre.
Ibid., p. 162 La littérature américaine fourmille de figures qui sont des puissances et des devenirs, des visions et des fabulations, des "paysages non humains", paysage où le personnage appartient lui-même au "composé de sensations", comme les perceptions d'Achab qui se dissolvent dans l'océan, par l'intermédiaire de Moby Dick. "Ecrire n'est pas raconter se souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes", c'est faire advenir des choses trop grandes pour soi, trop larges pour soi, et parfois même "irrespirables' pour soi. Parler pour un peuple à venir, pour les animaux et les choses, les atomes et les univers, pour les singularités du monde. C'est déjà ce que Merleau-Ponty, dans L’œil et l’esprit, retient de ces paroles d’André Marchand : « Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli ». « On devient univers », répète à son tour Deleuze.
Ibid., p. 160.
Dans l'art deleuzien, les figures ne sont pas des copies, des perceptions référencées aux objets, mais ce ne sont pas non plus des images cadavériques. L'art engendre dans le matériau ("sourire d'huile", "accroupi de la pierre romane", "élevé de la pierre gothique") une sensation qui dépasse toute ressemblance. Ainsi chez Van Gogh, dit magnifiquement Artaud, la sensation de "la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé " (Artaud, Van Gogh, Le suicidé de la société). On ne peut être plus éloigné de ce que dit Levinas qui pense lui aussi que l'art abandonne la perception pour la sensation : "Le mouvement de l'art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l'objet. Au lieu de parvenir jusqu'à l'objet, l'intention s'égare dans la sensation elle-même, et c'est cet égarement dans la sensation, dans l'aisthesis, qui produit l'effet esthétique."
Levinas, Ibid., p. 85. Se dépouillant de l'objectivité, et donc de la subjectivité, la sensation retourne "à l'impersonnalité d'élément" pour Levinas. Tandis que cette même impersonnalité nous élargit à de nouvelles visions chez Deleuze. Perte et fermeture pour Levinas, ouverture et gain pour Deleuze.
Les percepts créent des sensations qui nous connectent au cosmos tandis que les affects nous engagent dans des devenirs non humains. C'est pourquoi les affects n’ont rien à voir non plus avec le vécu, les souvenirs, les histoires personnelles, les fantasmes, les affections subjectives. Comment l’artiste « raconterait-il ce qui lui est arrivé ou ce qu’il imagine puisqu’il est une ombre » ?
Deleuze et Guattari, Ibid., p. 161. Il est l’ombre d’une vie qui le dépasse. L'ombre aussi change de sens chez Levinas et Deleuze. L'artiste est une ombre certes, mais parce qu'il est le témoin d'une vie invivable, non vécue, qui ne loge pas en lui. Les souvenirs et les fantasmes ne sont d'aucun secours pour dire cette vie. Ainsi, les figures de l'art sont toujours amnésiques comme chez Bacon, toujours sans fantasmes comme chez Gérard Fromager, toujours involontaires comme chez Proust. Bergson faisait de l'artiste le créateur de nouvelles émotions. Deleuze le suit dans cette voie. "Un grand romancier est avant tout un artiste qui invente des affects inconnus ou méconnus, et les fait venir au jour" : états crépusculaires des chevaliers dans Chrétien de Troyes, états catatoniques de Madame de Lafayette, affects dépourvus de toute affection de Beckett, affect de jalousie de Proust comme entreprise d'annexion de l'amour : aimer pour être jaloux.
Ibid., p. 165. Par l'affect, l'artiste nous fait aussi participer à des métamorphoses non humaines, comme lorsque ces affects nous engagent aux frontières mêmes de mondes intérieurs différents. Pensons aux magnifiques devenirs-végétaux de l'Eros à la Renaissance et aux devenirs-animaux de la furor, dans les tableaux peints par Botticelli ou Pollaiolo, toute une éthologie du combat, des corps cuirassés, héraldiques... (Bertrand Prévost).
Bertrand Prévost, La peinture en acte, gestes et manières dans l'Italie de la Renaissance, Actes Sud, 2007. Avec l'affect, le monde s'épaissit d'une doublure idéale. Deleuze le montrera très bien avec le cinéma. Le cinéma invente des images-affects impersonnelles, particulièrement avec le gros plan, pour montrer non pas la Passion de Jeanne d'Arc, mais ce qu'est la passion (chez Dreyer ou Bresson), non pas les corps mais les exprimés purs qui les concernent (le tranchant du couteau dans Psychose), non pas les choses actuelles mais l'imminence du possible. Voilà qu'avec l'affect le monde se double d’une zone idéale, virtuelle, possible. Tandis que Levinas verra dans le gros plan "un monde cassé", où le détail manifeste " sa nature particulière et absurde", dans des perspectives décalées et brisées.
Entre Levinas et Deleuze, le rapport à l'être s'est donc inversé. L'art est pour Levinas l'enlisement dans l'être, il est pour Bergson et Deleuze un immense élargissement par l'être, ce point où nous communiquons avec les choses, où nous nous plaçons, comme Levinas le dit sans y consentir, dans "la vie intérieure" des choses, leur intériorité non subjective.
Levinas, Ibid., p. 89. L'art peint un monde en l'absence d’homme («Et bien, on n'a jamais peint le paysage. L’homme absent, mais tout entier dans le paysage », Cézanne), tandis que le monde humain se borne à raconter un monde sans monde, parce que sans dehors, tout entier prisonnier de la perspective humaine.
Il y a eu ainsi deux voies dans la philosophie française, deux appréhensions du "il y a". Deux manières de penser la place de l'esthétique dans ce rapport au "il y a". D'un côté, l'art se livrant au "il y a", dont nous protège notre engagement dans l'existence, sombre dans l'horreur de l'être, le mal d'être, obscurcissement de la lumière. D'un autre côté, par un même mouvement, l'art compose avec la lumière intime des choses, leur mouvement secret, à condition de réussir à sortir de la figuration humaine, de la représentation humaine.
Etrange double usage de Blanchot. Mais, il n'est pas sûr que cette double voie de l'esthétique en rapport à l'être ne soit pas l'ultime conséquence d'une indicible épreuve qui a saisi le siècle et que la philosophie a répercutée en deux sens : d'un côté l'horreur de l'être sans humanité qui fut celle des camps, de l'autre "la honte d'être un homme" indirectement issue elle-aussi de l'expérience concentrationnaire, par l'intermédiaire de Primo Levi, et à laquelle Deleuze n'a cessé de se référer : "La honte d'être un homme, y a-t-il une meilleure raison d'écrire ?".
Deleuze, Critique et clinique, Minuit, 1993, p. 11
Levinas et Deleuze, l'art avec et contre l'être.
Pierre Montebello
1