Article
« Mécaniques de l’imaginaire »
Guido Ferraro
Protée, vol. 29, n° 1, 2001, p. 37-47.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/030614ar
DOI: 10.7202/030614ar
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MÉCANIQUES
DE L’ IMAGINAIRE
MÉCANIQUES DE L’IMAGINAIRE
G U I D O FERRA RO
Dans la première partie du film de Jean-Pierre Jeunet, Alien Resurrection – dont
le scénario est riche en références symboliques concernant le rapport « SujetObjet » –, on assiste à une dramatique interaction entre deux objets de forme
humaine, dont le premier est programmé (sur la base de principes « politically
correct ») pour détruire le second qui représente un grave danger pour l’humanité.
Le premier objet, appelé Call, est une machine créée par des robots et a la forme
d’une jeune femme. Le second, nommé tout simplement par un numéro, Numéro
8, a été fabriqué en laboratoire par des savants avides et sans scrupules. Ceux-ci
ont reproduit, en la dupliquant, une femme nommée Ripley – morte deux siècles
auparavant – pour lui permettre de mener jusqu’au bout sa grossesse et recréer
ainsi une espèce éteinte d’extraterrestres.
En fait, Call rate sa mission, puisqu’elle n’élimine pas Numéro 8 : celle-ci a bel et
bien donné naissance à une race de monstres. Et Call s’aperçoit en outre avec
horreur que la chaîne des dépendances logiques et temporelles a été altérée, car la
« fille » née de Numéro 8 a rétroagi sur le patrimoine biologique de sa mère (ce
bouleversement de la ligne de détermination est, en effet, très marquant dans cette
histoire).
Par la suite, les deux « femmes-choses » découvrent qu’elles peuvent interagir de
façon très créative, puisque chacune d’elles est l’envers de l’autre. La première,
automate né d’un processus de programmation consciente, se charge d’effacer ses
propres antécédents, en éliminant le « Père », entité à la fois métaphysique et
technologique. L’autre, vierge mère produite en laboratoire, se charge au contraire
de détruire sa descendance, jusqu’au monstrueux petit-fils mi-extra-terrestre mihumain (qu’elle tue de façon significative en utilisant son propre sang).
Ayant ainsi échappé à leur statut d’objets insérés dans une logique causale, les
deux héroïnes, fascinées et « étrangères », tournent enfin les yeux pour la première fois
vers la planète Terre et vers un avenir imprévisible. Elles peuvent enfin se poser comme
d’authentiques sujets. Car c’est cela justement qui nous rend différents des objets,
dans la représentation, même naïve, que nous, les humains, voulons en donner :
nous aimons nous penser comme des entités disjointes de leurs antécédents comme
de leurs conséquents, effrayés que nous sommes et fascinés aussi par un
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PRO TÉE, PRI N TEM PS
2 0 0 1 – page 37
de rendre compte à la fois d’une subjectivité répartie
dans la société et des interactions que cette
subjectivité va entraîner.
Le mot « bot », dérivé du terme plus connu « robot »,
est employé pour différencier les versions uniquement
logicielles de l’idée traditionnelle du « fidèle serviteur
mécanique ». Beaucoup de ces créatures logicielles
sont perçues comme des expériences d’intelligence
artificielle en même temps que comme des solutions à
des problèmes concrets. Dans le cas le plus banal,
nous l’avons dit, un bot décharge son « propriétaire »
de plusieurs tâches répétitives et ennuyeuses ; dans les
cas les plus complexes, il permet la réalisation
d’opérations autrement impossibles ou pratiquement
inaccessibles à l’agir humain, lent et discontinu. Ici
particulièrement, il conviendrait de faire remarquer
que ces bots sont des prolongements, des prothèses de
certains aspects de la pensée et de l’action
humaines.
Dans un ouvrage aux tendances vaguement
darwiniennes, Andrew Leonard propose cette
définition :
[...] un bot est un logiciel qui se présente comme intelligent, et
qui se caractérise par le fait d’être capable d’autonomie et
d’avoir sa personnalité propre ; bien sûr, en plus mais pas
toujours, il rend service. 1
environnement auquel nous nous sentons dans un
certain sens étrangers, prêts à des programmes de
transformations virtuelles, et à un avenir qui, par
définition, doit nous rester inconnu. Les machines
interagissent entre elles en se traitant comme des objets
insérés dans des chaînes de détermination ; les êtres
humains, au contraire, interagissent entre eux en se
voyant comme des entités qui conçoivent des projets,
créent un imaginaire, fondent leur agir sur une
insondable base pathémique d’attractions et de craintes.
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LES ROBOTS À NOTRE SERVICE
Je vais présenter ici quelques réflexions
sémiotiques sur certains objets qui, à cause de récents
développements technologiques, ont acquis la capacité
de communiquer et d’interagir entre eux, accédant
ainsi à un niveau toujours plus grand d’autonomie :
des réfrigérateurs qui prennent l’initiative de faire le
marché par l’intermédiaire d’un service automatisé
d’e-commerce, des fours à micro-ondes qui consultent
des bibliothèques gastronomiques en ligne et qui
composent des menus spécifiquement étudiés pour
nos invités, des voitures qui découvrent par ellesmêmes leurs défauts et appellent le bureau
d’assistance pour prendre rendez-vous, après avoir,
bien sûr, consulté notre agenda électronique afin de
choisir le jour le plus approprié. Une attention
particulière doit être accordée à ce qu’on appelle les
bots, c’est-à-dire ces robots « logiciels » qui, comme
certains le prévoient, vont jouer un rôle de plus en
plus important dans notre vie en qualité d’« agents »,
c’est-à-dire d’assistants personnels.
Tout cela nous renvoie à cet objectif évident, sousjacent à toute philosophie de l’automation, qui
consiste à décharger les sujets humains des tâches
répétitives et mécaniques, de façon à ce qu’ils puissent
se consacrer à des activités plus enrichissantes – à
caractère plus complexe ou plus créatif .
Une recherche sur ces objets peut fournir, bien sûr,
des éléments utiles pour mieux comprendre ce qu’est
le « Sujet » (élément trop mal défini dans la sémiotique
courante), mais elle peut surtout contribuer à la
construction de modèles théoriques efficaces, capables
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Il faut noter la référence à l’autonomie, qui suppose
une prédisposition du bot à agir, non pas certes audelà de la volonté de son créateur (même si cela
pourrait arriver, comme c’est le cas de tout logiciel ou
de tout appareil susceptible de défaillances), mais en
dehors de sa présence et, par conséquent, de son
contrôle direct. Cela implique deux éléments
importants pour notre discours : 1. ces artefacts
doivent avoir la capacité de garder dans le temps des
attitudes programmées ; 2. ils doivent pouvoir s’activer
à certaines conditions, c’est-à-dire savoir répondre aux
changements de l’environnement dans lequel ils
opèrent, ou encore se prêter à des interactions en
présence d’autres sujets et objets actifs.
Évidemment, l’attribution d’une personnalité au bot
est aussi un trait important à noter. Bien que cet
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où ils peuvent exercer des activités comme la collecte
d’informations, la recherche d’un document ou des
coordonnées d’une personne, etc. On peut par
exemple leur confier des tâches compliquées – comme
le tri du courrier électronique reçu ou celui des
messages d’un groupe de discussion selon tel ou tel
critère. Et bien sûr un bot peut aussi réserver, acheter,
payer, ou encore se mettre à la recherche de clients,
présenter des catalogues de produits ou proposer des
services particuliers à ceux qui sont susceptibles de s’y
intéresser. Le fait que les bots peuvent occuper une
place sur l’un et l’autre front de l’action commerciale
nous fait bien voir comment pourra devenir de plus
en plus fréquente l’éventualité qu’un bot, dans un
régime de pleine interobjectivité, puisse faire face à un
autre bot, activant ainsi des mécanismes, souvent
complexes, de négociation.
On peut donner en ce sens autant d’exemples
d’harmonieuse collaboration que d’âpre conflit. Notre
bot personnel peut efficacement interagir avec les
automates d’une entreprise de livraison pour vérifier si
un colis que nous avons envoyé est sur la bonne route,
et nous prévenir du moment où il arrivera à
destination. Par ailleurs, un cas typique de conflit est
illustré par ce qui se passe dans des groupes de
discussion sur Internet, où des perturbations sont
provoquées par certains bots indésirables, capables de
nuire sérieusement au déroulement des interactions
entre les participants. Contre ces bots, des bots
modérateurs vont agir en s’efforçant de maintenir les
échanges dans les limites et les règles prévues, en
interdisant même l’accès au groupe à des interlocuteurs
considérés comme étant de nature non humaine, ou
bien en effaçant automatiquement les messages qui ne
suivent pas les modèles textuels prévus (on parle dans
ce cas de « cancelbots »). Nous avons ici affaire à des
objets qui parlent à d’autres objets, des objets qui se
donnent et qui se coupent la parole, des objets qui
sanctionnent le comportement d’autres objets et qui les
« tuent », en les excluant du groupe, sur le plan de la
communication. Ce sont là des réalités qui nous
deviennent peu à peu familières. Il est évident qu’il
s’agit là de cas semblables, du point de vue conceptuel,
aspect ne soit pas toujours présent chez la plupart des
bots, on peut dire cependant qu’il s’agit autant d’un
trait qui entre dans l’évolution de ces créatures
logicielles que d’un trait qui devient évident chez ceux
qu’on peut considérer comme des exemples types.
Parmi les bots les plus connus, il y a en effet des
automates créés pour soutenir une conversation en
ligne. Eliza, confinée à des propos élémentaires (son
apparition au MIT date de 1966), et surtout Julia
– douée d’une remarquable habileté à établir des
rapports thématiques – ont été de célèbres
« chatterbots ». Il est évident que ces bots sont conçus
pour s’entretenir avec des humains, et qu’on n’a pas
prévu pour eux des rapports imprévisibles avec
d’autres objets.
Il est quand même évident qu’on est en présence
d’un procès d’anthropomorphisation, analogue au
processus qui sous-tend la construction de
personnages, ou « acteurs », comme ceux qui agissent
dans une structure narrative. Mais à la différence de
ceux-ci, les bots ne sont pas seulement des êtres
purement imaginaires : ils sont en mesure d’intervenir
concrètement dans notre vie.
Si le lecteur pense que nous sommes en train de
parler d’entités qui ne peuvent servir qu’à
d’extravagants exercices théoriques, il faut lui rappeler
que les technologies qui produisent ces entités font
l’objet de formidables investissements, et qu’on peut
être sûr qu’elles occuperont une très grande place
dans l’avenir. À ce propos, rappelons que le créateur
de Julia, Michael Mauldin, a conçu par la suite le
célèbre spider de Lycos, l’un des robots parmi les
mieux connus et les plus rentables, consacrés à
l’indexation des pages Internet. C’est, en effet,
Internet qui offre à ces robots leur lieu de travail le
plus remarquable : ils peuvent parcourir sans arrêt
l’océan intertextuel du grand réseau et répertorier ses
contenus de façon rapide et exhaustive (de manière
un peu naïve il est vrai), ce qui n’est pas à la portée
des êtres humains.
Parce qu’il faut bien ajouter que si, évidemment,
tous les bots agissent par l’intermédiaire d’un
ordinateur, leur « milieu naturel » est celui du réseau,
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OBJETS LOGICIELS ET COMPOSITIONS MULTIMÉDIAS
Il ne s’agit pas ici de soulever les questions
relatives aux modes de réalisation des créatures
logicielles – d’ailleurs je ne serais pas en mesure de le
faire. Cependant, on ne saurait se passer des rapports
importants, du point de vue théorique, entre certains
aspects du fonctionnement de ces automates et agents
et la logique qui préside à la production industrielle
des logiciels. La logique actuelle n’est plus, en effet,
fondée sur l’écriture linéaire d’un « code », composé
d’un certain nombre d’instructions à exécuter, mais
sur la connexion opérationnelle d’un ensemble
d’objets (c’est le terme technique employé), dont
chacun encapsule en soi son propre code, en même
temps qu’il rend ses capacités accessibles aux autres
objets.
Cela veut dire que ce que nous voyons comme une
unité fonctionnelle – notre logiciel d’écriture, par
exemple – agit en réalité comme un ensemble
constitué de plusieurs « objets » (des dizaines ou des
centaines d’objets différents), où chacun remplit des
fonctions spécifiques et peut faire appel à l’un ou à
l’autre des « objets » dont il est solidaire pour obtenir
un service quelconque. Aucun de ces objets ne
« connaît », si l’on peut employer ce terme, la logique
qui régit les opérations effectuées par les autres objets,
mais il « sait » comment les appeler, ce qu’il peut leur
demander et quel résultat il peut en tirer. En outre, le
rendement global du système dépend du fait que les
objets produits par une entreprise, et qui font partie
d’un certain logiciel, sont capables de reconnaître les
objets créés par d’autres producteurs et insérés dans
d’autres logiciels, de dialoguer avec eux et de
bénéficier d’au moins quelques-uns des services qu’ils
peuvent offrir. Bref, il semble que nous soyons en
présence d’une sorte de société des objets.
La capacité des objets à se connecter entre eux, de
manière à rendre possible une coopération mutuelle,
apparaît comme fondamentale. Cette forme
d’interobjectivité est donc liée à l’évolution même des
modèles de la production industrielle. Il ne faut pas
oublier qu’une des raisons essentielles qui motivent
cette orientation est qu’elle permet d’éviter l’inutile
à celui du réfrigérateur qui entretient des relations
chaleureuses avec l’automate vendeur du supermarché,
ou à celui du four à micro-ondes qui fréquente des bots
gastronomes ou des bots bibliothécaires pour découvrir
de nouvelles recettes à nous proposer. Mine de rien,
tout un univers quasi surréel d’objets commence à
exister : des objets se rencontrent, se mesurent et
s’accordent, dans le seul but d’obtenir pour nous ce
qu’il y a de mieux, de nous décharger des soucis
quotidiens, de nous dorloter mieux qu’une vieille
nounou.
En regard des emplois que pourraient occuper
couramment les bots, l’idée la plus répandue (cette idée
est soutenue notamment par l’incontournable Nicholas
Negroponte) est celle qui voit dans les bots des
assistants personnels (peut-être que dans cette
perception l’image traditionnelle du robot, populaire et
naïve, a son poids). Cette tendance, associée au fait
qu’on pense confier à ces objets des missions à exercer
surtout sur le réseau télématique, a mené, pour
désigner ces bots, à l’introduction du terme plus
spécifique d’« agent » – dont les valeurs, du point de vue
sémiotique, peuvent aisément être perçues.
En tout cas, il est évident que les bots agissent
fondamentalement sur des faits de nature
communicationnelle (même si l’on prend en compte
qu’Internet a tendance à changer profondément
certaines de nos idées courantes sur la
« communication »). Et cette dimension est sûrement
importante dans une perspective de recherches qui
examinent les relations des objets entre eux.
On pourrait dire en bref que ces nouvelles réalités
semblent être caractérisées par au moins trois
éléments. 1. Il s’agit de réalités logicielles, conçues
pour interagir avec d’autres réalités du même genre.
2. Elles opèrent dans le milieu spécifique du réseau
télématique, donc dans un univers bâti avec des
matériaux de nature d’abord communicative. 3. Leur
principale raison d’être consiste à remplacer les êtres
humains dans des tâches dont l’étendue et les
particularités restent encore à définir.
Nous allons examiner de près chacun de ces trois
éléments.
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commercial et de la salle d’attente. Des éléments sortis
de différents médias sont liés entre eux, de manière à
composer des ambiances de communication inédites. Le
réseau télématique présente une nature
profondément, constitutionnellement, interobjective.
duplication de fonctions analogues dans différents
objets. C’est le cas, par exemple, quand il s’agit
d’utiliser un même écran domestique pour visualiser
les programmes de télévision, les pages Internet, les
photographies de vacances, les jeux vidéo et les films :
pour utiliser cet écran unique, il naît un appareil
permettant de lire les films sur DVD ainsi que les CD
musicaux, les CD-ROM, les photos-CD, ainsi de suite.
L’économie qu’on réalise en évitant de telles
duplications est évidente, de même que la tendance à
mettre au rancart les objets mono-fonctionnels
traditionnels (le téléviseur, la chaîne hi-fi, et pourquoi
pas l’ordinateur...) en faveur d’objets dont l’identité
sera moins précise et le caractère moins individualiste,
des objets qui seront dotés d’une nature modulaire, et
donc conçus dès le départ pour interagir entre eux. Il ne
faut donc pas oublier que la composition
interobjective peut se fonder sur d’importantes
motivations d’ordre économique (une réflexion qui
nous est d’ailleurs familière grâce aux nombreuses
études linguistiques et sémiotiques consacrées aux
perspectives componentielles).
Dans le même sens, on peut aussi penser à la très
prochaine sortie de scène du téléphone cellulaire,
remplacé par des agrégats multifonctionnels qui vont
rassembler des modules tenant aussi bien de l’appareil
photographique, du magnétophone, de l’ordinateur,
du téléviseur, etc. Réfrigérateurs et fours de dernière
génération constituent d’ailleurs, eux aussi, des
réalités composites qui unissent aux composants
traditionnels d’autres nouveaux modules – sous le
contrôle, bien sûr, d’un agent, d’un bot.
Ce processus de décomposition en modules
bouleverse les systèmes de communication auxquels
on était habitué, posant les bases de ce qu’on appelle
la « révolution multimédia ». De la même façon, les
programmes de télévision se fragmentent en de
multiples modules qui peuvent être combinés de
plusieurs manières, créant ainsi des formes toujours
plus hybrides. Qui plus est, Internet nous propose des
architectures de communication capables d’enchaîner
des modules provenant de l’univers de la télévision,
du téléphone, du journal et du cinéma, du centre
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INTERNET : INTEROBJECTIVITÉ ET INTERTEXTUALITÉ
Internet fonctionne donc comme système
d’interconnexion entre objets de nature différente, et
en même temps comme système d’interconnexion
entre textes. En effet, la première dimension
d’interobjectivité à prendre en considération est
justement celle de la composition de l’intertexte.
À l’origine de la théorie des hypertextes, deux
grands modèles semblent se dégager. L’un, moins
intéressant selon nous, conçoit l’hypertexte comme
extériorisation des structures associatives présentes
dans la pensée humaine. L’autre, celui de la
bibliothèque, postule la présence dans les textes de fils
qui, secrètement, traversent les volumes, liant des
pages d’œuvres différentes selon une logique
intelligible quoique implicite, et accessible seulement
au terme d’une enquête approfondie : une logique qui
appartient à la culture comme telle plutôt qu’aux
individus qui la produisent.
Autrement dit, à la base de la théorie des
hypertextes, il y a entre autres l’hypothèse selon
laquelle le système culturel est composé d’une
collection de réalités textuelles produites au moyen
d’opérations séparées et apparemment autonomes,
mais dont le sens effectif dépend de la manière dont
ces réalisations, à un niveau moins immédiatement
visible, se lient entre elles, en donnant vie à un
inextricable entrecroisement de renvois, allusions,
associations, transformations, complémentarités et
intégrations.
La théorie structuraliste, à laquelle est encore
rattachée toute une sémiotique, soutient que l’identité
profonde des différents objets composant le système
dépend de leur position dans la structure générale,
donc de l’ensemble de leurs liaisons avec les autres
éléments de ce système. Plus radicale et plus explicite,
la position de Saussure en vient à affirmer que la
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réalité de chaque composant particulier est uniquement
relationnelle, c’est-à-dire que l’identité d’un composant
n’est constituée de rien d’autre que du réseau de
relations qui, en tant que telles, donnent vie au
système.
Dans la perspective d’une étude des relations
interobjectives, cela nous amène à une remarque
fondamentale : nous saisissons comme des objets ce qui
souvent devrait n’être saisi que comme des entités
purement relationnelles. Ces relations sont des
relations entre objets, mais aussi des relations entre
objets et sujets (la conception greimassienne de l’objet
de valeur est un très bon exemple du fait qu’on perçoit
comme « objet » indépendant ce qui, en réalité, est une
relation installée entre une entité étrangère et un sujet
valorisant). La différence, par rapport à notre
hypothèse, semblerait résider dans le fait qu’ici on se
réfère aussi à des relations de nature opératoire, tandis
qu’il s’agirait ailleurs de relations de nature purement
cognitive. L’origine d’Internet pourrait coïncider avec le
moment où a été conçue la possibilité de passer d’un
modèle théorique – qui considérait le système culturel
comme un réseau de textes – à un modèle précisément
opératoire, où les connexions ont été rendues visibles,
activables, dynamiquement praticables 2.
Voyons donc comment la sémiotique a tenté de
rendre compte aussi de la dimension opératoire du
réseau intertextuel. On peut regretter qu’on ait jusqu’à
maintenant trop peu étudié la manière dont les
relations intertextuelles sont créées et activées,
obligeant la sémiotique à accomplir rapidement une
tâche importante et indispensable, rendue plus
urgente encore par le développement fulgurant
d’Internet. Dans l’immédiat, il faut reconnaître
Claude Lévi-Strauss comme l’un des explorateurs les
plus fervents de cette dimension. Sa façon de
concevoir le système textuel (dans son cas, les récits
mythiques des peuples sans écriture) comme un grand
réseau, qui pose les entités sémiotiques comme des
identités relationnelles, pressent de façon significative
l’idée de l’immense toile d’araignée hypertextuelle
déployée sur le monde, pour dessiner la logique des
formes culturelles.
Il faut noter que sa recherche attribue aux textes en
tant que tels une remarquable autonomie par rapport
aux sujets qui en sont les auteurs. Le narrateur n’est
pas du tout conscient des opérations qu’il est en train
d’exécuter, et cela justement à cause de l’action des
processus qui relient les récits entre eux. Même le faire
des sujets peut ainsi être vu comme immergé dans le
réseau des rapports interobjectifs.
La portée de la logique d’interconnexion textuelle
paraît si forte à l’anthropologue français, et située à
un niveau si différent de celui où s’établit la
conscience des narrateurs, qu’il en est venu à énoncer
la fameuse et fascinante assertion qui figure dans
l’« Ouverture » du premier volume des Mythologiques :
Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes
pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent
dans les hommes, et à leur insu. 3
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Faut-il donc penser que des objets de valeur culturelle
et sociale si importante peuvent être créés grâce à un
jeu amplement interobjectif, plutôt que sous le
contrôle d’un projet humain ?
Cette prééminence des rapports interobjectifs sur
l’instance du sujet, au moment crucial où le sens et les
structures textuelles mêmes sont définis, paraît
décisive dans le cadre argumentatif qui est le nôtre.
On pourrait d’ailleurs remarquer que cette perspective
n’a pas de quoi étonner, dans cette époque où
prédomine la sensation de vivre dans une réalité
économique (et par conséquent politique) maîtrisée
de façon déterminante par la force des choses. Mais la
perspective lévi-straussienne est concomitante de ces
nouveaux procédés d’interaction entre « objets », qui
sont caractéristiques du réseau télématique (ce qui
apporte quelques corrections, par exemple, aux thèses
triomphalistes et un peu naïves de Lévy sur une
« intelligence collective ») 4.
L’analyse de cette sorte d’interrelations entre objets
pose nécessairement la question d’une définition du
statut même du sujet. Que reste-t-il, en effet, à ce sujet,
puisqu’il est dépouillé de la possibilité de contrôler la
construction et le sens véritable de son propre
discours ? La sémiotique sociale, qui semble enfin sur
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différencier, grâce à l’emploi d’une langue et d’un
alphabet différents, des mots ou de petites phrases qui
correspondent non pas à des informations mais plutôt
à des recommandations que je m’adresse à moi-même
(« Rappelle-toi », « Très important », « Sois ponctuel », etc.).
Si la raison pour laquelle on ressent le besoin de
noter dans son agenda les rendez-vous et les échéances
est évidente, la raison pour laquelle on peut
pareillement ressentir le besoin d’inscrire, et pour soimême, des estimations d’importance ou des jugements
de prédilection n’est pas très différente. Nous nous
reconnaissons évidemment comme des créatures
imparfaites, distraites et inconstantes. L’agenda
personnel témoigne de notre souci d’assurer une plus
forte persistance dans le temps à nos attitudes modales :
nos attitudes cognitives bien sûr, mais aussi nos
attitudes à propos de ce que nous devons, ou voulons,
ou bien avons le pouvoir de faire. En tant
qu’intermédiaire installé entre deux différents « moi »,
l’agenda cherche à conformer le sujet postérieur au
précédent : opération sûrement légitime, du moment
qu’elle s’effectue sous le plein contrôle et aussi sous la
responsabilité explicite du principal intéressé.
L’utilisation de l’agenda est sans aucun doute un
premier pas vers l’attribution à un objet de tâches qui
seraient spécifiques au sujet. Certaines de ces tâches
concernent l’organisation et la gestion du temps, et
pour celles-ci nous estimons en principe souhaitable
une prise en charge toujours plus large de la part des
objets. Par exemple, les agendas informatisés des
personnes qui poursuivent des projets communs ont
déjà l’habitude de se mettre en contact, d’échanger des
informations, de trouver la meilleure solution pour
une réunion conjointe qui ne se superpose à aucun
autre engagement, et tout cela sans intervention
humaine. Cet exemple nous montre comment, une
fois que certaines tâches leur ont été attribuées, des
objets peuvent aisément élargir leurs fonctions au
niveau d’une collaboration entre objets. Nous sommes en
présence, dans ces cas, de formes de délégation qui nous
permettent d’être représentés par nos agents : et ceux-ci,
dans cette perspective, développent des qualités
fonctionnelles qui étaient déjà propres, entre autres,
le point de voir le jour, devra effectuer le passage d’une
conception de genre encore trop subjective 5 (qui tend à
souligner le rôle d’artisan du sujet individuel et sa
perception des faits de communication) à une
conception beaucoup plus complexe, centrée sur des
terrains d’interaction sociale, où le sujet qui agit est
invariablement surpris et dépassé par ses interactants 6.
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LES OBJETS REMPLACENT LES ÊTRES HUMAINS
Il n’est pas banal de souligner que l’ancêtre de
l’agent est d’abord l’usuel agenda sur lequel nous
inscrivons les rendez-vous et les échéances
quotidiennes. Il est tout à fait évident que l’agenda
n’est pas comme tel du domaine de l’interobjectivité ;
cependant ses qualités fonctionnelles sont très
remarquables, comme l’est son emplacement en tant
qu’objet qui « interface » deux différentes positions
occupées – dans le temps – par un même sujet. Il faut
tout de suite noter que l’agenda est évidemment une
réalité de nature textuelle.
Un regard à mon agenda personnel me permet de
remarquer que les informations qui y sont inscrites ne
sont pas toutes de même nature. Il est vrai que, dans la
plupart des cas, il s’agit de purs éléments
d’information, capables d’enregistrer échéances,
horaires, personnes à contacter. Certains de ces
engagements sont cependant entourés de parenthèses
ou énergiquement soulignés : ce qui indique ma
modalisation personnelle par rapport à eux (un « nonpouvoir » ou bien un « non-vouloir y prendre part » ou,
vice versa, un « non-pouvoir ne pas y prendre part »). Et
si l’agenda est d’abord conçu comme une
représentation du temps linéaire (les heures s’écoulent,
les jours, les semaines, etc.), on peut y introduire
quelque procédé graphique pour rendre compte d’une
autre dimension temporelle : celle qui correspond aux
cas – pas si rares – de superposition temporelle. Si, par
exemple, une leçon est fixée à la même heure qu’un
conseil de faculté, le degré d’importance (ou encore de
préférence) est marqué dans mon agenda par l’emploi
de la couleur rouge, adoptée ici pour rendre bien
visible une indication de nature modale, un « devoir »
ou un « vouloir ». Je constate aussi mon habitude de
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exécutant cette tâche, les agents (c’est-à-dire les objets-2)
accorderont une attention toute spéciale aux éléments
capables de les aider à saisir les aspects de notre
personnalité qui peuvent le mieux être codifiés, donc
à saisir justement les objets-1. Dans ce jeu d’objets qui
« parlent » à d’autres objets, la définition de notre
identité repose finalement sur un rapport
interobjectif, quoique intégralement circonscrit dans
ce qui fait notre personnalité. Il s’ensuit que les agents,
dans la forme typique de raisonnement – programmé –
qu’ils pratiquent (« si… alors… »), ont une forte
tendance à figer dans le temps nos attitudes et nos
préférences.
aux répondeurs téléphoniques, mais avec la capacité
sans cesse accrue de remplacer les sujets humains.
Les bots agissent, en premier lieu, comme tout
autre logiciel, sur la base d’instructions qui leur sont
originellement données. Le degré de complexité et de
sophistication de ces créatures logicielles est
cependant très variable : certaines d’entre elles
peuvent être douées de formes d’intelligence
artificielle qui leur permettent d’adapter leurs
modèles de comportement au moyen de processus
d’« apprentissage ». Et l’ idée qui nous vient à l’esprit
en premier lieu (elle a déjà été mise à l’épreuve à
différentes occasions), c’est de faire en sorte que ces
créatures apprennent en modelant leur apprentissage
sur notre comportement. On comprend que cela
s’avère très simple quand il s’agit de genres de
comportement qui s’imposent par le biais de
l’ordinateur, et on reconnaît que ce domaine se
développe toujours davantage. Nos agents peuvent
enregistrer et classer nos préférences dans les achats,
nos intérêts dans les différents secteurs de
l’information, les lieux de vacances qui attirent
particulièrement notre attention, etc., de manière à
pouvoir transposer ces données à de nouvelles
activités. Tout ce qui permet de déceler quelque
régularité est, en ce sens, susceptible de modélisation. De
telles extrapolations peuvent ne pas être couronnées
de succès, mais elles peuvent sûrement maximiser les
probabilités que les agents parviennent à pointer le
produit ou les vacances qui correspondent le mieux à
nos désirs. Leur capacité d’action – leur pouvoir-faire –
est l’expression directe d’un savoir qui a pour objet
notre vouloir.
Tout compte fait, cela parvient à renverser la
direction normale de l’emploi expressif des objets.
Couramment, on le sait bien, les objets (nous allons
distinguer ce type d’objets en les appelant « objets-1 »)
sont employés comme indicateurs d’une identité sociale :
une identité qui, grâce à eux, pourra être lue par les
autres sujets. Ici, au contraire, les objets (nous les
appellerons « objets-2 ») agissent comme des lecteurs,
enclins à cueillir tout indice de l’identité du sujet au
service duquel ils se trouvent. Il est évident qu’en
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LES ROBOTS EN SOCIÉTÉ
Si on considère la situation, on peut dire que ce
processus est appelé à échapper bientôt au domaine du
« personnel ». Les bots sont des entités destinées à la
communication comme aux échanges contractuels. Et
le genre d’extrapolation qu’ils exercent sur nos indices de
modalisation va fatalement tendre à se réaliser, tant du
côté du « client » que du côté du « fournisseur ». Dès
aujourd’hui, par exemple, les supermarchés en ligne
fournissent une aide aux opérations d’achat en
suggérant au client régulier les produits qui figuraient
déjà sur ses précédentes listes d’achats, mais qui,
n’étant pas sur la liste actuelle, pourraient avoir fait
l’objet d’un oubli : on offre donc la commodité de
composer une nouvelle liste à partir d’un modèle de
liste tiré des achats précédents. Cela peut réduire
considérablement le temps nécessaire pour noter les
produits à commander et l’attention pour se rappeler
ce dont on a besoin. Il est bien évident que de tels
outils – qui sans doute constituent une extension de
notre ancien agenda personnel – visent par leur nature
à reproduire nos précédents modèles d’achat. Il ne s’agit
pas nécessairement d’une banale répétition du choix
des mêmes produits, puisqu’un logiciel « débrouillard »
sera sans doute en mesure de varier la liste en y
introduisant de nouveaux produits : cependant, la
logique qui se situe au-dessous des choix ne pourra pas être
modifiée, car il s’agit des critères fondamentaux de goût
du sujet en fonction desquels le bot opère.
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système automatisé nous propose avec acuité de
nouveaux livres susceptibles de nous intéresser,
puisqu’ils ont déjà intéressé d’autres lecteurs qui, au
terme d’analyse, ont montré qu’ils partageaient dans
l’ensemble nos choix de lecture. Le « biblio-bot » passe
ainsi du dispositif de l’extension rapporté à chaque
sujet particulier à celui de l’extension entre sujets, entre
sujets qu’il suppose partager un même modèle
(culturel, dans ce cas). On comprend que ce genre
d’automates est en mesure d’établir des coalitions avec
d’autres automates, à la suite bien sûr d’accords entre
les êtres humains, étendant transversalement, pour
ainsi dire, la base de construction des modèles de
prévision de nos tendances, de manière à permettre
par exemple à un « tourist-bot » de nous suggérer des
vacances susceptibles de nous plaire, d’après nos
préférences dans le domaine des aliments, des livres et
des vêtements 7. Il faut noter que nous ne sommes pas
en train de pointer de sinistres opérations
d’espionnage de notre « vie privée », mais de relever
simplement l’utilisation de données acquises dans des
lieux considérés comme « publics » (mais le rapport
entre « public » et « privé » est lui aussi en pleine
transformation conceptuelle).
Il ne s’agit pas ici d’aborder les problèmes
complexes que tout cela peut entraîner en regard de la
protection de la « vie privée », mais il peut être
intéressant d’approfondir quelques-unes des raisons
qui peuvent déterminer une résistance de notre part.
Ce qui nous inquiète dans ce phénomène, c’est en fait
la façon dont se resserre autour de nous cette chaîne
d’objets qui nous lient à leurs agendas, et qui, en
définitive, nous interprètent. D’un côté, nous craignons
qu’un geste accompli spontanément – un acte presque
atypique – soit interprété comme partie intégrante de
notre identité : on ne voudrait pas, par exemple, que
l’achat en passant d’un numéro de Playboy nous fasse
passer pour des mordus de ce genre de publications.
D’un autre côté, nous ne voulons pas non plus que ce
qui nous est habituel (même s’il n’y a rien qui y soit
répréhensible) soit fixé dans une définition qui, de
toute façon, nous paraîtra étroite, inadéquate et
impropre. Finalement, le point capital du conflit entre
Prenons l’exemple d’un « agent personnel », de type
conservateur, qui tombe sur un « bot-vendeur » qui a
tendance, pour des raisons pratiques (nous nous
gardons de parler de gentillesse), à maintenir dans le
temps une logique de sélection constante.
L’interaction entre objets donne rapidement lieu à une
perverse obstination en faveur des habitudes, sinon à
une véritable pulsion de répétition. Si les robots, qui
planifient nos vacances, ou les réfrigérateurs et les
fours connectés, qui organisent notre quotidien,
tendent inévitablement à figer, à répéter – réduisant
ainsi fortement toute forme d’expérimentation
innovatrice ou même de hasard –, n’arriveront-ils pas à
interdire toute possibilité de changement, de
découverte, de trouvailles inattendues ?
Rendre le monde plus contrôlable revient à réduire
les possibilités d’entropie, mais nous sommes ici devant
une situation inverse par rapport à l’habitude : « les
choses » ne présentent plus une tendance naturelle à
l’entropie, mais au contraire à l’excès de redondance,
à l’inertie.
La logique du marché aspire d’ailleurs à de plus
vastes conquêtes, car il s’agit, par sa nature et depuis
toujours, d’une logique extensionniste. Pourquoi un
client X se ravitaille-t-il chez un marchand
uniquement pour les produits en boîte et, par
exemple, chez un autre pour les surgelés ? Admettons
que la philosophie du premier marchand ne puisse
pas lui permettre d’utiliser un bot, fort en
sociosémiotique, pour déduire les préférences en
matière de surgelés à partir de celles qu’il a observées
dans les achats de produits en boîte. Ce marchand
disposera certainement alors d’un « socio-bot » capable
d’opérer une analyse de groupe à partir des
observations nombreuses qu’il aura collectées sur les
listes d’achats de tous ses clients.
Il lui sera possible de dire au client X que ceux qui,
parmi ses clients, suivent habituellement sa logique
d’achat de produits en boîte apprécient aussi certains
produits surgelés. Ce client X pourra ainsi se sentir
rassuré et encouragé à l’achat.
Ce phénomène se produit aujourd’hui dans
certaines librairies en ligne, où l’on constate qu’un
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transformation comme un état. Un « état de
transformation » – suivant un modèle de dérivation
topologique indirecte – correspond à la possibilité de
penser une correspondance entre les éléments agencés
à l’intérieur de différents systèmes de référence, de
sorte que, en connaissant les coordonnées d’un
élément dans un certain système, il soit possible de
préciser les règles qui permettent d’obtenir les
coordonnées de l’élément correspondant dans un
autre système. Autrement dit, deux systèmes « en
transformation », bien qu’ils soient différents,
divergent selon une logique précise de traduction et
de déformation réciproque. L’espace social correspond
à ce champ de correspondances et de torsions qui
placent les groupes, les individus et les structures
sémiotiques dans un état de transformation
réciproque.
Est-ce qu’on pourrait alors vraiment s’attendre à ce
que ces créatures logicielles raffinées, destinées à nous
tenir compagnie dans un proche avenir, soient en
mesure d’accéder au rang de sujets-en-société ? Même
dans le domaine économique et commercial, ces
créatures devront opérer dans un monde dominé par
les valeurs signifiées, plus que par les fonctionnalités.
Le marché sera encore davantage consacré à la
production d’entités intangibles et de mondes
imaginaires, soucieux de vendre des « expériences »
inédites plutôt que des « produits ». Il faut donc sans
doute s’attendre – puisque cela est techniquement
possible – à des robots qui nous proposeront des
expériences qu’on n’aurait jamais imaginées : des
réfrigérateurs nous proposant de nouvelles sortes de
boissons et des fours nous offrant une cuisine
créative ; des bots aux suggestions imprévues et aux
conseils innovateurs : des agents spécialisés, fournisseurs
d’imaginaire, capables de nous surprendre en nous
conduisant dans leurs propres rêves. Cela peut
aisément arriver grâce à un enchaînement d’échanges
entre les objets (et par conséquent, indirectement et
secrètement, entre les sujets) : échanges de projets
d’action, parcours de valorisation, structures qui
interprètent les événements et qui décodent les entités
signifiantes. Les bots échangeront ainsi, entre les
nous et les « choses » pourrait se résumer ainsi : les
« choses » peuvent être classées, définies, positionnées,
mais pas nous.
D’ailleurs, la qualité principale qu’on reconnaît au
« Sujet » n’est pas justement d’être inachevé : ce qui le
conduit inlassablement à se donner une définition de
lui-même déplacée par rapport à sa façon d’être ; une
définition concevable uniquement pour représenter
une entité, projetée ailleurs, que non sans raison nous
avons l’habitude d’appeler « Objet » 8. Cette opération
produit une certaine dose d’imprévisible, d’inconnu,
nous présentant comme étrangers à nos propres yeux.
Les rapports intersubjectifs jouent, en effet, sur ces
facteurs leurs meilleures cartes. La séduction par
exemple, en tant que triomphe de l’intersubjectivité,
se réalise comme subtil croisement de projets,
d’absences et de fantômes – simulation d’une
identification de l’autre à ce qu’il n’est pas 9.
Il ne s’agit ici que de simples rapports
intersubjectifs « à deux ». Le tableau du faire
sémiotique opérant sur le plan collectif, installé lui
aussi à l’intérieur de cet espace fondamental de
tension qui sépare les buts d’un programme de ses
données de départ, sera évidemment d’autant plus
complexe. La dimension sociale multiplie évidemment
les possibilités de composition relationnelle entre les
projets individuels, en les embrouillant dans une série
complexe de modalisations, d’inclusions, mais aussi
de virtualités, chacune édifiée sur la base de l’autre.
On pourrait dire que l’intertextualité est la
sociabilité perçue au niveau textuel. Le rapport entre
les textes dans cette perspective efface leur nature
proprement « objective », puisque l’interaction entre les
objets sémiotiques, au lieu de les fixer dans le temps,
les ouvre à des identités et à des possibilités de
significations toujours nouvelles.
La notion lévi-straussienne de « transformation »
est à ce propos spécialement remarquable. Elle vient à
l’encontre de l’idée d’un changement d’état. Il est
possible, selon le fondateur de l’anthropologie
structurale, de penser les transformations sans avoir
recours aux notions d’antériorité ou de postériorité :
autrement dit, il est possible de concevoir la
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humains, les pathémisations, les expériences, les
aspirations, les modalisations et tout autre état virtuel.
Cela est possible non pas parce qu’on peut penser que
de tels instruments sont en mesure d’échapper à leur
nature de « choses», mais parce que l’interaction entre
les objets « intelligents » ouvre sans doute des
perspectives imprévues. Dans cette interaction, il est
permis de croire que ce qui est « donné », « connu »,
« constaté », grâce à la relation avec plusieurs autres
« données », parviendra à produire l’inattendu – c’est-àdire une composante réputée essentielle dans
l’interaction humaine.
Les objets « intelligents » pourront ainsi dépasser la
logique unipolaire de la permanence maintenue sur
l’axe antécédent/conséquent, et parviendront enfin à se
reconnaître eux-mêmes comme des objets appartenant
à un circuit social, comme une réalité qui n’est plus
centrée sur des simulacres de sujets autonomes, mais
déplacée sur les formes de leurs appartenances et de
leurs interactions.
Ils seront là où aucune action ne possède en soi
son sens accompli et – comme l’écrit Bruno Latour –
là où tout prend le caractère d’une médiation. Les
acteurs de la scène sociale se présentent en effet
essentiellement comme des médiateurs, et aucun
d’eux n’est jamais précisément en position ni de cause
ni de conséquence par rapport à ses partenaires 10.
N O TES
1. A. Leonard, Bots. The Origin of New Species, San Francisco, Hard
Wired, 1997, p.␣ 10. C’est nous qui traduisons.
2. Cf. à ce propos l’espace agi dont parlent G. Bettetini, B. Gasparini
et N.␣ Vittadini (Gli spazi dell’ipertesto, Milano, Bompiani, 1999).
3. C. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964, p.␣ 20.
4. P. Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace,
Paris, La Découverte, 1994.
5. Cf. G. Ferraro, La Pubblicità nell’era di Internet, Roma, Meltemi,
1999, en particulier les pages 69-71.
6. Cf. B. Latour, «␣ Une sociologie sans objet␣ ? Remarques sur
l’interobjectivité␣ », Sociologie du travail, vol.␣ 4, 1994, p.␣ 587-607.
7. Il est encore plus facile de «␣ nous acheter␣ » chez un marchand de
profils personnels, construits peut-être grâce à un réseau de robots
bavards…
8. Je me réfère évidemment à l’objet de valeur de la théorie
greimassienne.
9. À propos du dispositif de la séduction, cf. G. Ferraro, op. cit.,
p.␣ 79ssq.
10. Cf. B. Latour, op. cit., p.␣ 601.
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