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Le Japon mis en boîte Laura Vigo L'Objet d'Art- Avril 2014

« Le Japon mis en boîte » George Clemenceau et sa collection de kōgō L’homme politique français George Clemenceau (1841-1929) a réuni une collection de près de trois mille kōgō – des petites boîtes à encens utilisées au Japon lors de la cérémonie du thé (chanoyu) – aujourd’hui conservée au Musée des beaux-arts de Montréal. Pour la première fois depuis leur départ en 1938, cinq cents de ces kōgō reviendront en France dans le cadre l’exposition Clemenceau, le Tigre et l’Asie présentée à compter du 12 mars au Musée national des arts asiatiques Guimet. Si grande est la passion de Clemenceau pour ces petites boîtes qu’il réussit à en réunir un nombre impressionnant sans jamais se rendre au Japon. La plupart ont été acquises dans des ventes aux enchères, mais aussi auprès de marchands de renom établis à Paris, notamment Samuel Bing et Hayashi Tadamasa, et par l’intermédiaire de Francis Steenackers, un diplomate français en mission au Japon1. La collection a été présentée à Paris au musée Guimet et au musée d’Ennery, où la critique qualifie les kōgō de « délicieux coquets, peu encombrants, si variés et si spirituellement imaginés petits joyaux2 ». À la mort de l’homme politique, sa famille hérite de la collection qu’elle vendra à l’armateur québécois Joseph-Arthur Simard (Photo Simard), en 1938, au cours d’une transaction nimbée de mystère, car il n’en existe aucune trace écrite, du moins aucune qui est parvenue jusqu’à nous. Le fils de Simard, Léon, rapporte qu’à l’époque son père, un collectionneur d’art européen avisé, négociait la vente de corvettes à la France. Son associé français, Eugène Schneider, lui conseille d’aider le fils de Clemenceau à trouver un acheteur pour la collection de kōgō afin de gagner la faveur du gouvernement3. Il n’est pas à exclure que Simard ait été charmé par les petites boîtes, mais il ne fait aucun doute qu’il ait vu dans l’acquisition de la collection un stratagème garantissant la conclusion d’une affaire lucrative. Les kōgō ont finalement changé de mains, tout comme les corvettes. La collection a passé vingt ans dans un entrepôt à Montréal, avant que Cleveland Morgan, directeur du Musée des beaux-arts, convainque l’homme d’affaires d’en faire don à l’institution à l’occasion de son centenaire en 1960. Il faudra attendre les années 1970 pour que le spécialiste en arts asiatiques Yutaka Mino la redécouvre dans les réserves du Musée. Intrigué par des caisses entassées sur le haut des étagères, il les ouvre et découvre les milliers de kōgō qui y étaient cachés depuis près de quarante ans4. Ces œuvres retrouvent alors la place qui leur revient, avant d’être exposées au Japon et au Canada. Grâce à Mino, la collection est aujourd’hui une source incontournable pour l’étude de la céramique de la période Edo (1603-1868). Clemenceau commence à s’intéresser aux kōgō dans les années 1880. Figure bien connue des cercles littéraires et artistiques parisiens, il fréquente non seulement Edmond de Goncourt et Gustave Geffroy, mais aussi d’éminents experts d’art japonais, dont l’Américain Edward Silvester Morse5. Il s’associe aux premiers « japonisants », y compris l’influent critique d’art Philippe Burty, dont quelques kōgō se retrouveront entre ses mains. 6 [1960.ee.141]. Durant la première moitié du XIXe siècle, la majorité des intellectuels s’intéressent à une variété d’œuvres japonaises, depuis les estampes jusqu’aux netsuke. Le déclin du japonisme dans les années 1880 incite les collectionneurs, y compris Clemenceau, à se tourner vers la céramique et les accessoires de la cérémonie du thé. Ces nouveaux champs d’intérêt sont le résultat direct de l’accroissement des échanges entre le Japon et la France, ainsi que du grand nombre d’expositions de céramiques et des efforts des marchands d’art japonais. Dès 1878, à l’Exposition universelle de Paris, des céramiques japonaises anciennes côtoient des produits plus commerciaux comme des porcelaines émaillées. À partir de ce moment, c’est la céramique du thé, et non la porcelaine, qui attire l’attention des artisans et des connaisseurs français7. Clemenceau s’intéresse lui aussi à la céramique du thé, et plus particulièrement au kōgō. Le nombre impressionnant de boîtes qu’il acquiert en une dizaine d’années seulement témoigne de leur prolifération sur le marché français et de l’efficacité de ses contacts au Japon. Façonnées en terre cuite, en grès ou en porcelaine dans une myriade de fours disséminés dans tout l’archipel, ces boîtes expriment la volonté irrépressible des potiers d’exploiter les matériaux, les glaçures et les formes. Animaux, caricatures humaines, plantes délicates, montagnes, instruments de musique et figures mythologiques sont autant d’exemples en miniature de la culture du « mignon », ou kawaii, qui n’a rien perdu de sa popularité au Japon. Traditionnellement, le kōgō contient des substances aromatiques qui sont brûlées lors de la cérémonie du thé. L’hôte place des pastilles ou des lamelles d’encens au milieu des cendres de charbon afin de purifier l’air durant la cérémonie. Même lorsqu’on ne brûle pas d’encens, on place un kōgō correspondant à la saison ou à l’occasion dans l’alcôve (tokonoma), avec un bouquet de fleurs et une calligraphie ou une peinture sur rouleau pour le plaisir visuel des invités. Les matériaux utilisés varient de la céramique à la laque, et parfois le bois ordinaire, en passant par des coquillages et du métal, selon les saisons. Ainsi, on utilisera plutôt la céramique en hiver, la laque ou le bois en été [1960.ee.2898], le métal et les coquillages – véritables ou en porcelaine – pouvant servir à n’importe quelle période de l’année [1960.ee.192]. Céramiques shino et oribe du XVIIe siècle issues des fours de la région de Mino (1960.ee.1039), porcelaines émaillées de Kyoto du XIXe siècle, exemplaires signés par des maîtres comme Ogata Kenzan (1960.ee.562) et Eiraku Hozen, et productions des fours des jardins établis par les daimyō Tokugawa (1960.ee.492) sont autant de témoignages de la diversité de la collection Clemenceau. Les kōgō ont toujours été associés à la cérémonie du thé et leur valeur dépend essentiellement de leurs liens avec un maître de thé en particulier ou des collectionneurs célèbres. Hors de ce contexte, ils perdent leur signification d’origine. En Occident, les kōgō appartiennent toujours à la cérémonie du thé, mais ils sont appréciés pour leur qualité esthétique plutôt que leur valeur historique. Et c’est sans doute de cette façon que Clemenceau les percevait. Aucun connaisseur japonais n’aurait réuni une collection comme la sienne, car, à ses yeux, le contexte historique et esthétique du chanoyu ne saurait être ignoré. Si l’on en croit la légende, Clemenceau avait l’habitude de transporter quelques-unes de ces petites boîtes sur lui, dissimulées dans ses poches. Il nous est manifestement impossible d’analyser la nature exacte de la passion de l’homme d’État pour ces objets. Était-ce pour leur finesse d’exécution, leur myriade de formes, leur beauté singulière, leur miniaturisation ou leur caractère exotique ? Quoi qu’il en soit, son appétit insatiable lui a permis de réunir la plus importante collection de kōgō au monde. À la différence des autres ustensiles du chanoyu, tels que les bols et les théières, les kōgō sont choisis pour répondre aux goûts des potiers et des maîtres de thé. Le rôle modeste qu’ils tiennent dans la cérémonie du thé se traduit par une grande liberté de techniques, de formes et de décors qui contribue à l’universalité de leur attrait. Cédant au japonisme du XIXe siècle et à une curiosité dévorante pour la céramique japonaise, Clemenceau a su constituer une collection hors du commun. 1. Voir Georges Clemenceau 1841-1929, cat. exp., Musée du Petit Palais, Paris, 1979, p. 88. 2. Alfred Josselin, Le Radical, 2 Mai 1908. Le conservateur du musée d’Ennery, E. Deshayes, a publié un article sur les kōgō dans la revue Art et Décoration, juilletdécembre 1907, et leur a consacré un chapitre de son Petit Guide illustré au Musée d’Ennery, Paris, 1908. Voir également Matthieu Séguéla, « Le musée d’Ennery, premier Musée national des Arts asiatiques », France Japon Eco, no 115, été 2008, Tokyo, CCFIJ, p. 22-23. 3. Entretien de l’auteur avec Léon Simard, avril 2013. 4. Yutaka Mino, Boîtes à encens japonaises redécouvertes : la collection de kōgō de Georges Clemenceau, Musée des beaux-arts de Montréal, 1977. 5. Dans les années 1880, Edward Sylvester Morse (1838-1925) s’est rendu à Paris à trois reprises (1883, 1887, 1889) pour découvrir les collections françaises de céramiques japonaises. Voir Imai Yuko, « Changes in French Tastes for Japanese Ceramics », Japan Review, no 16, 2004, p. 101-127. 6. L’auteur remercie le professeur Geneviève Lacambre pour cette précision. 7. Philippe Burty, « Le Japon ancien et le Japon moderne », L’Art, 4e année, vol. IV, t. XV, 1878, p. 242-243 ; Évelyne Possémé, « La découverte des grès de la cérémonie du thé par l’Occident », dans Céramique japonaise : sobriété et irrégularité, cat. exp., Musée départemental Georges de La Tour, 2010, p. 35-41.