Academia.eduAcademia.edu

Le Clavier enchanté. Mozart et l'orgue

Mozart and the pipe organ

6.12.2015, 16h | 13.12.2015, 16h Le Clavier enchanté Récital Wolfgang Amadeus Mozart Patrick Montan-Missirlian, clavicorde et orgue J. E. Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) Programme Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) • • • • • • • Huit variations sur «Laat ons juichen, Batavieren» KV Anh. 208 (24) (La Haye, 1766) Sept variations sur «Willem van Nassau» KV 25 (Amsterdam, 1766) Sonate en la mineur KV 310 (Paris, 1778)* Fantaisie en ré mineur KV 397 (Vienne, 1782)* Neuf variations sur un menuet de Duport KV 573 (Potsdam, 1789)* Sonate en ré majeur KV 576 (Vienne 1789) Andante pour un petit orgue à cylindre en fa majeur KV 616 (Vienne, 1791) Orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) et clavicorde Benedikt Claas (Northeim, 2005) d’après Christian Ernst Friderici (Gera, 1765) (*) Orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) Présentation Le programme de ce récital est entièrement consacré à des œuvres pour clavier de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Ce concert est l’occasion de suivre la trajectoire du compositeur à travers son rapport à l’orgue, instrument pour lequel il vouait, comme il l’écrit lui-même, une véritable passion, passion qu’il faut entendre ici par opposition à profession. En effet, dans une fameuse lettre à Leopold Mozart (1719-1787), son père, datant du 17 octobre 1777 et relatant la rencontre avec le facteur d’orgues et d’instruments à clavier d’Augsbourg, Johann Andreas Stein (1728-1792), on peut lire: Als ich herrn: stein sagte ich möchte gern auf seiner orgl spiellen, denn die orgl seÿe meine Passion; so verwunderte er sich groß, und sagte: was, ein solcher Mann wie sie, ein solcher grosser Clavierist will auf einen instrument spiellen, wo keine douceur, kein Expression, kein piano, noch forte, statt findet, sondern immer gleich fortgehet? – – das hat alles nichts zu bedeuten. die orgl ist doch in meinem augen und ohren der könig aller jnstrumenten. L’étonnement de Stein devant le désir de Mozart de jouer son orgue – probablement celui de la Barfüßerkirche d’Augsbourg –, est tout à fait révélateur de la sensibilité musicale de cette deuxième moitié du 18ème siècle, qui privilégie l’expression avant tout et favorise de ce fait, parmi les instruments à clavier, ceux susceptibles d’exprimer toutes les gradations dynamiques du piano au forte, reléguant au second plan, dans la hiérarchie des instruments, orgues et clavecins, durablement d’ailleurs. En ce sens, la réponse de Mozart a dû être bien déconcertante pour le réputé facteur de pianoforte qu’était Stein. Le compositeur en effet ne se prononce pas contre l’orgue au profit du pianoforte, mais déclare l’orgue roi des instruments. Bien qu’il ait effectivement joué de l’orgue toute sa vie durant et qu’il ait même exercé, de 1779 à 1781, une charge d’organiste à la cour et à la cathédrale de Salzbourg, Mozart n’a toutefois pas laissé d’œuvre originale pour orgue, excepté les deux petites fugues KV 154a et une esquisse contrapuntique sur le choral luthérien Ach Gott, vom Himmel sich darein KV 620b. Quant à la fugue en sol mineur KV 401, restée également inachevée, elle a certes une partie de pédale obligée, mais celle-ci nécessite le Es grave, une note dont aucun pédalier d’orgue en Autriche ne disposait à cette époque. Elle était peut-être destinée à un clavecin, un clavicorde ou même un pianoforte à pédalier. Restent les deux pièces pour une horloge organisée KV 594 et 608, l’andante pour un petit orgue à cylindre KV 616, cette dernière étant au programme de ce concert, ainsi que l’adagio pour harmonica de verre KV 356, arrangés pour orgue bien après la mort du compositeur. De ces quatre pièces, seul l’adagio KV 616 a été publié du vivant du compositeur, en l’occurrence sous le titre Rondo per Clavicembalo o Piano forte. Toutes ensemble, ces œuvres ne constituent qu’un maigre corpus, qui donne une image finalement assez disparate et lacunaire de Mozart à l’orgue, du moins comme compositeur pour cet instrument. Tout au plus certaines donnent-elles une idée de l’organiste improvisateur de génie qu’il était, en particulier la fantaisie en fa mineur pour horloge organisée KV 608 (ein Orgelstück für eine Uhr), et ce malgré les problèmes d’exécution qu’elle pose à l’organiste. Si l’on peut suivre assez précisément Mozart au fil des orgues qu’il a jouées dans les églises durant sa vie, à l’occasion de visites, de concerts, d’expertises et de concours, il est en revanche plus difficile de savoir si le compositeur a effectivement joué de l’orgue en dehors des édifices religieux. Il n’était pas rare en effet de trouver des orgues dans les appartements de l’aristocratie, mais le caractère privé des salons et des cabinets, où ces instruments étaient installés, ne permettait pas leur utilisation pour des concerts publics. Il est probable toutefois que des concerts privés aient eu lieu sur l’orgue du Grand Cabinet de Marie Adélaïde de France (1732-1800), à l’occasion du séjour des Mozart à la Cour, entre décembre 1763 et janvier 1764. C’est du moins ce que suggère la publication des deux sonates pour clavecin avec accompagnement de violon KV 6 et 7, dédiées à Victoire de France (1733-1799), autre fille musicienne du roi Louis XV (1710-1774). Une annonce parue dans l’Amsterdamsche Courant du 25 février 1766 nous renseigne quant à elle sur un concert que l’enfant prodige et sa sœur ont donné à deux reprises dans la grande salle sise au-dessus du Manège hollandais de Leidsestraat à Amsterdam, alors l’espace couvert le plus vaste de la ville. Dans cette salle, où se donnaient régulièrement des concerts, Mozart a joué de l’orgue, sans doute un cabinet d’orgue (kabinetorgel), comparable à l’orgue utilisé pour notre concert (cf. ill.). Ainsi, dans l’annonce on peut lire: Par désir, les Enfans du Sr. Mozart, auront l’Honneur de donner mercredi 26 Fevrier, à la Salle du Manége un Second Concert, ces deux Enfans Executeront non Seulement Ensemble des Concerts sur differens Clavecins, mais aussi sur le même à 4 Mains, et le Fils Jouera à la Fin sur l’Orgue de ses propres Caprices, Fugues et d’autres Pièces de la Musique la plus profonde. L’annonce nous éclaire sur la nature du programme d’un tel concert et sur l’utilisation particulière de l’orgue, pour les pièces de la Musique la plus profonde. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi pour ce programme de jouer à l’orgue la sonate en ré majeur KV 576, qui est aussi la dernière qui nous soit parvenue du compositeur. C’est l’une des plus exigeantes pour le clavier, car elle allie la virtuosité de jeu à celle de l’écriture, dans un style parfaitement épuré. Les artifices contrapuntiques auxquels cette sonate recourt sont dignes en effet de la musique la plus profonde. On peut supposer que l’enfant prodige a été prié à l’occasion du concert au Manège d’Amsterdam d’improviser sur l’air Willem van Nassau, un mélodie populaire que toute la Hollande fredonnait alors. Publiées à Amsterdam en 1766, ce sont les sept variations KV 25 au programme de notre concert. Quant aux huit variations sur l’air Laat ons juichen, Batavieren KV Anh 208 (24), elles ont été composées et publiées à La Haye en mars 1766, à l’occasion de l’installation de Guillaume V d’Orange-Nassau (1748-1806), comme stadhouder, c’est-à-dire gouverneur, des sept provinces unies formant les Pays-Bas actuels. À l’issue de la cérémonie, les Mozart ont été invités à se produire à plusieurs reprises à la Cour. Anticipant ces festivités officielles et ayant appris par la presse dès le mois de février 1765 les prodiges de l’enfant Mozart à la Cour d’Angleterre, Johannes I Enschedé (1708-1780), célèbre imprimeur à Haarlem, entreprend de publier en hollandais la méthode de Leopold Mozart, intitulée Versuch einer gründlichen Violinschule (Augsbourg, 1756), un ouvrage général de musique pratique déjà largement diffusé en Allemagne. Pour cette publication, Enschedé développe de nouveaux procédés d’impression, qui vont révolutionner l’édition musicale. Annoncée dans la presse l’année suivante comme un pur chef-d’œuvre de l’impression et de la fonderie typographiques (Meesterstuk der Boekdrukkunst en Lettergieterij), l’ouvrage est judicieusement dédié au stadhouder. L’ouvrage lui est officiellement remis en mains propres par Enschedé lors de la cérémonie d’installation et en présence de l’auteur! À ce moment Enschedé en profite pour inviter les Mozart à Haarlem, afin de leur remettre personnellement un exemplaire. C’est à la tribune du monumental orgue Christian Müller de 1738 en l’église St-Bavon à Haarlem, alors le plus grand orgue au monde – un instrument mythique, joué en concert à plusieurs reprises par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) –, qu’a lieu la remise de cet exemplaire. L’enfant est invité à cette occasion à donner le lendemain un concert d’orgue d’une heure, dont le souvenir nous est conservé grâce à une lettre du 16 mai 1766 de Leopold à Lorenz Hagenauer (1712-1792), l’ami de la famille à Salzbourg: Der Verleger (der Buchdrucker in Haarlem) kamm mit einer Ehrfurchtsvollen Mine zu mir und überreichte mir das Buch in Begleitung des Organisten, der unseren Wolfgangl: einlude auf der so berühmten grossen Orgel in Harlem zu spillen, welches auch den Morgen darauf von 10. bis 11. Uhr geschache. Es ist ein trefflich schönes Werck von 68. Register. NB: alles zünn, dann Holz dauert nicht in diesen feuchten Land. Quelques années plus tard, en 1775, Johannes I Enschedé publiera encore une description de la disposition de l’orgue de St-Bavon, sous le titre Korte beschrijving van het beroemde en prachtige orgel in de Groote of St.Bavoos-kerk te Haarlem. Il faut savoir que Johannes I Enschedé est le probable commanditaire de l’orgue utilisé pour notre concert (cf. ill.). Construit vers 1770 par Jacob Engelbert Teschemacher (1711-1782), facteur d’orgues réputé à Elberfeld, dans le Bergisches Land, l’orgue est resté dans la même famille jusqu’en 2012. Fait rare pour un orgue si ancien, il est intégralement conservé. Son dernier propriétaire en Hollande fut le musicologue et historien Jan Willem Enschedé (1865-1926), arrière-arrière-petit-fils en ligne directe de Johannes I Enschedé. L’orgue fut exposé en 1925 dans la Galerie d’honneur (Erengalerij) du Rijksmuseum d’Amsterdam et joué par son propriétaire à l’occasion de trois concerts, recensés dans la presse. L’autre instrument utilisé pour notre récital, le clavicorde, est quant à lui l’instrument même de l’intimité. Comme beaucoup de musiciens, les Mozart ont toujours eu chez eux des clavicordes, notamment un instrument du facteur saxon de Gera, Christian Ernst Friedrich (1709-1780), dit Friderici. En revanche, ils ne semblent jamais avoir possédé d’orgue de maison. Dans une lettre du 9 octobre 1777, Leopold exhorte son fils à la prudence et à ne pas mentionner devant Stein les instruments de Friderici en leur possession, afin de ne pas piquer sa jalousie. Il lui suggère de faire le mensonge suivant, à propos de la provenance de leurs instruments : Wen du mit herrn: Stein sprichst, so mußt du alle Gelegenheit vermeiden von unsern Instrumenten von Gera eine Meldung zu machen, dan er ist Eyfersichtig mit dem Friderici, und wäre der Sache gar nicht auszuweichen, so sagst du, ich hätte die Instrumenten vom Obrist graf Prank, da er wegen der Hinfallenden Krankheit Salzburg verlassen, übernomen. das übrige wäre dir unbekannt, da du noch zu jung auf diese Sachen nicht geachtet. Dans une lettre du 13 novembre 1777, Leopold enjoint son fils, cherchant alors fortune à Mannheim, de se rendre à Francfort-sur-le-Main pour y rencontrer Leopold Heinrich Pfeil (1725/6-1792), secrétaire de Johann Caspar Goethe (1710-1782), père de l’écrivain, et accessoirement marchand d’instruments. L’espoir était de pouvoir donner au moins un concert privé, pour lequel Pfeil prêterait ses instruments, tous de Friderici et dont il n’était pas peu fier. Outre un clavecin à deux claviers, semblable à celui que possédaient les Mozart, on trouvait chez lui un grand pianoforte, de nombreux pianoforte carrés (que Friderici appelait des Fortbien), dont il faisait commerce, ainsi qu’un clavicorde à nul autre pareil. La sonorité de ce dernier dans les aigus évoquait celle du violon et dans les basses celle de la trompette (Posaune): Er [Pfeil] hätte nebst seinem grossen Fridericischen Flügl | wie unserer | mit 2 Manual, ein ganz neues grosses Fortepiano von Mahoni=Holz, NB dieses beschreibt er mir nach der Länge mit den grösten Lobsprüchen. dan ein Clavicord auch von Mahoni=holz, das er nicht für 200 f weggeben möchte. Es habe solches als Clavicord schlechterdings seines gleichen nicht: der discant wäre, als hörte man eine violin sanft dazu spielen; und die Bässe wie Posaunen. ferner hätte er eine Menge Fortbien im Vorrath, weil er damit handle. alles von Friderici. Nous proposons d’en faire l’expérience dans la sonate en la mineur KV 310 (cf. ill.), composée à Paris en 1778, avec le clavicorde utilisé pour ce concert, qui est justement une copie d’un instrument de Friderici fait à Gera en 1765, semblable à celui que possédaient les Mozart à Salzbourg. À la fin de sa vie, Mozart se servait encore du clavicorde, notamment pour son travail de compositeur, comme l’atteste, le 11 août 1829, une notice de Constanze veuve Mozart (1762-1842), concernant un clavicorde (Clavier) de sa propriété, sur lequel ont été composés entre autres Die Zauberflöte, La Clemenza di Tito, le Requiem et la cantate maçonnique. Cet instrument est conservé dans la maison natale de Mozart à Salzbourg: Auf diesem Clavier hatte mein seliger guter Mann componirt die Zauberflöte, la Clemenza di Tito, das Requiem und eine neue Freimaurer Cantate in Zeit von 5 Monaten. Dieses kann ich bestätigen als seine Witwe Constanze, Etatsräthin von Nissen, gewesene Witwe Mozart. Pour en revenir à l’orgue Teschemacher, il a une disposition sonore qui en fait un orgue coloriste – mozartien – totalement en phase avec le goût musical de son époque. La base de sa palette sonore est formée par un bourdon de 8’ (Holpijp), une flûte traversière de 4’ (Fluit travers), tous les deux en bois, ainsi qu’une octave de 2’ (Octaaf) en étain fin, disposée en façade. Pour les autres registres en revanche, le facteur a systématiquement évité les tailles de principaux – moins par nécessité que par goût –, au profit de registres gambés (Streichregister) ou flûtés, tels que la Viola di gamba 8’ dessus (Violin), le Salicet 8’ dessus (Unda Maris) et le Nachthhoorn 4’. Une anche enfin, la Vox Humana 8’, divisée en basses et dessus, complète cet ensemble, si bien qu’il ne manque aucune couleur à cet orgue pour former à lui tout seul un authentique petit orchestre de chambre, parfait pour jouer la musique de Mozart, selon ses propres vœux, avec toute l’expression, le goût et le feu requis (mit vieller expression, gusto und feuer spiellen). Aux côtés du clavicorde, c’est le Clavier enchanté par excellence. [Patrick Montan-Missirlian] Disposition de l’orgue J. E. Teschemacher Holpijp 8’ (C-f’’’) Fluit travers 4’ (C-f’’’) Octaaf 2’ (C-f’’’) en façade (C-d’) Viola di Gamba (Violin) 8’ disc. (c’-f’’’) Salicet (Unda Maris) 8’ disc. (c’-f’’’) Nachthoorn 4’ (C-f’’’) Vox Humana 8’ bas (C-h) Vox Humana 8’ disc. (c’-f’’’) Tremblant Pédalier «van het onderste octaaf» (C-d)