médecine/sciences 2015 ; 31 : 515-21
L’émail
médecine/sciences
1
est une source d’inspiration pour des
applications futures. En effet, ces
peptides pourraient être utilisés, dans
une perspective biomimétique, pour
la régénération des tissus épithéliaux
et squelettiques avec des applications cliniques concrètes.
Laboratoire de physiopathologie
orale moléculaire,
Inserm UMRS 1138, centre
de recherche des Cordeliers,
université Paris Diderot-Paris 7,
université Pierre et Marie CurieParis 6, université Paris
Descartes-Paris 5, 15-21, rue de
l’École de Médecine,
75270 Paris cedex 06, France ;
2
Centre de référence
des malformations rares
de la face et de la cavité
buccale, CRMR-MAFACE, hôpital
Rothschild, APHP, Paris, France.
[email protected]
[email protected]
[email protected]
[email protected]
[email protected]
SYNTHÈSE
> L’émail est un tissu unique chez les vertébrés,
acellulaire, formé sur un échafaudage matriciel
labile et hyperminéralisé. Les cellules épithéliales responsables de sa formation sont les
améloblastes. Ces derniers sécrètent des protéines matricielles, secondairement détruites
pendant la minéralisation. Cette séquence
ordonnée implique que toute perturbation génétique ou environnementale produira une anomalie de l’émail indélébile et reconnaissable, dont
la spécificité permettra d’identifier le processus
cellulaire affecté. Les dents touchées permettront donc un diagnostic rétrospectif de l’évènement tératogène. Les avancées du domaine
font des défauts de l’émail un outil pour les
diagnostics moléculaires. Les multiples fonctions des peptides amélaires sont identifiées
pas à pas, des mécanismes physico-chimiques
de la minéralisation à la signalisation cellulaire,
constituant une source d’innovations en médecine régénérative. <
Guilhem Lignon1, Muriel de la Dure-Molla1,2,
Arnaud Dessombz1, Ariane Berdal1,2, Sylvie Babajko1
REVUES
Un autoassemblage unique
dans le monde du minéral
Un autoassemblage minéral sur un échafaudage peptidique
labile
Les mécanismes moléculaires de la formation de l’émail,
l’amélogenèse, et sa physiopathologie commencent à
être élucidés. L’émail présente une architecture minérale construite sur un échafaudage peptidique labile.
La dynamique de l’amélogenèse dépend d’une cascade
ordonnée d’évènements contrôlés par les améloblastes,
seules cellules épithéliales de l’organisme directement
impliquées dans un processus de squelettogenèse physiologique. Toute altération génétique ou systémique
de l’amélogenèse va laisser une empreinte dans l’architecture minérale de l’émail (Figure 1). Sa chronologie
de minéralisation s’étendant des derniers mois de gestation à la préadolescence, chaque dent, temporaire
ou permanente, témoigne d’une période définie. Le
profil des anomalies amélaires (i.e. de l’émail) permet ainsi de retracer la nature et la chronologie d’un
évènement tératogène. Par ailleurs, la compréhension
des processus contrôlés par les peptides de l’émail
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
DOI : 10.1051/medsci/20153105013
L’émail mature se distingue par une matrice totalement acellulaire,
hyperminéralisée (97 %) et quasi dépourvue de protéines (la phase
aqueuse représente 3 % du volume amélaire) [1]. Cette construction
complexe (Figure 2) diffère de la charpente collagénique pérenne,
robuste et imprégnée de petits cristallites de minéral d’apatite
(quelques dizaines de nm) de tous les autres tissus minéralisés (os,
dentine, cément dentaire) [2]. Or, l’émail est un des rares tissus
minéralisés de l’organisme (avec les otolithes) élaboré par des cellules
épithéliales. Ces améloblastes disparaissent en fusionnant avec l’épithélium oral lors de l’éruption dentaire, rendant toute altération de
l’émail irréversible et empêchant tout processus de cicatrisation lors
d’altérations congénitales ou acquises.
L’unité élémentaire de l’émail est le cristal d’hydroxyapatite, de
formule Ca5(PO4)3(OH), usuellement formulée Ca10(PO4)6(OH)2 pour
correspondre à la réalité chimique de la composition de la maille
élémentaire cristalline. L’apatite peut présenter de nombreuses substitutions ioniques (Ca2+ par Sr2+ et PO43- par CO32- ou F-) augmentant
sa stabilité chimique face aux agressions acides constantes du milieu
buccal et de son microbiote. La formation de ce cristal est régie par
515
Altération d’origine génétique
B
C
Émail sain
A
Altération d’origine systémique
D
des phénomènes thermodynamiques : à basse concentration, les ions
restent en solution et solvatés puisque l’énergie nécessaire pour rester
dans cet état ionique est plus faible que celle requise pour précipiter.
À saturation, l’équilibre énergétique s’inverse et la nucléation du cristal débute grâce aux peptides matriciels (amélogénines [AMEL], améloblastine [AMBN] et énaméline [ENAM]) (Figure 3). Plusieurs sites de
nucléation au sein des autoassemblages peptidiques extracellulaires
sont à l’origine d’un seul cristal de composition hétérogène. De plus, la
fixation de peptides matriciels sur des faces spécifiques de ce cristal
en module l’énergie de surface, guidant la croissance du cristal selon
des directions précises. Ces peptides extracellulaires s’interposent
entre les cristaux en croissance, permettant ainsi d’élaborer de longs
cristaux de minéral, parfaitement ordonnés et organisés. C’est leur
dégradation par des enzymes (la métalloprotéase 20 [MMP20] et la
kallikréine 4 [KLK4]) lors de la maturation de l’émail (dernière phase
de l’amélogenèse), qui autorise une croissance minérale complète
(Figure 3) [3]. En résumé, les peptides amélaires modèlent l’architecture cristalline depuis les étapes de nucléation du minéral jusqu’à la
fin de la croissance du cristal, de par la dynamique de leur autoassemblage et de leur dégradation par protéolyse.
Les peptides amélaires
Au sein de la matrice amélaire, l’AMEL est la protéine majoritaire,
représentant plus de 90 % des protéines, l’AMBN est présente pour
environ 5 % et ENAM pour 1 à 5 % [3]. Dès leur arrivée dans le compartiment extracellulaire, de longs et fins cordons de minéral se forment
(Figure 3) au contact de la membrane plasmique de l’améloblaste
sécrétoire. Les peptides amélaires (regroupant les protéines citées
précédemment, leurs produits de dégradation ménagée et d’autres
peptides impliqués dans la minéralisation tels que l’amélotine,
l’odontogenic ameloblast associated protein [ODAM], SCPPPQ1, etc.)
lient le calcium ionique et le cristal d’apatite en formation par des
motifs chargés négativement (phosphates, sulfates, carboxyles ou
hydroxyles). Ces domaines constituent des niches d’attraction des ions
516
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
E
Figure 1. Phénotype clinique
des différentes pathologies
amélaires. A. Émail sain.
B. Amélogenèse imparfaite
héréditaire de type hypoplasique. C. Amélogenèse
imparfaite héréditaire de type
hypomature. D. Émail fluorotique. E. Émail atteint de MIH
(molar incisor hypomineralization).
Ca2+ et PO43- déclenchant
la nucléation des cristaux.
Une deuxième propriété de
ces peptides est de s’autoassembler. Manipulée in
vitro, l’AMEL peut former différents modules structurels,
nanosphères, rubans ou micelles, par ailleurs utilisés
pour reconstruire des défauts tissulaires ou enrober
des produits actifs. In vivo, il n’existe pas de consensus
sur sa forme d’autoassemblage en nanosphères ou en
rubans [4, 5]. Situés sur les faces latérales des cristaux d’apatite, ces peptides favorisent l’allongement
cristallin selon l’axe principal et empêchent leur fusion
[6] (Figure 3). Cette disposition assure la formation de
cristaux organisés parallèlement, extrêmement longs
(> 100 μm) mais très réduits dans leur diamètre initial
(10 nm). La phase minérale ainsi organisée au stade de
sécrétion occupe 10 à 20 % du volume de l’émail [7].
Dans cet échafaudage, les interactions entre peptides
amélaires contrôlent la morphogenèse élémentaire de
chaque cristal ainsi que l’organisation superstructurale des cristaux en cordons prismatiques enchevêtrés.
Ceci confère l’épaisseur et une résistance mécanique
maximale à l’émail [8]. Ces peptides assurent également l’interaction entre matrice extracellulaire et surface membranaire du pôle sécrétoire de l’améloblaste
(appelé prolongement de Tomes), qui guide l’organisation des cristaux en groupes inter et intraprismatiques
selon une orientation spécifique (Figure 4C).
Ce bref résumé ne rend compte que partiellement de
la biodiversité exceptionnelle des peptides amélaires,
de leur dynamique et de leur labilité. De nombreuses
isoformes sont issues de l’épissage alternatif des ARN,
notamment pour les AMEL. La dégradation ménagée de
la protéine totale, essentiellement assurée par l’enzyme
MMP20, produit de nombreux peptides eux-mêmes actifs
[9, 10]. Au stade de maturation (Figures 4A et 4C), les
peptides sont détruits par une dégradation enzymatique
plus extensive puis quasi totale, assurée essentiellement
par KLK4. Le cristal d’apatite, dépourvu des peptides
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
REVUES
SYNTHÈSE
débuter. Les améloblastes diminuent
leur activité sécrétoire et deviennent
A
B
P IP
des améloblastes de maturation
(Figure 4A-D). Ils assurent alors le
P
transport de calcium et la protéolyse,
qui permettent la croissance des crisIP
taux en largeur et longueur [16]. Ces
améloblastes possèdent l’équipement
moléculaire des systèmes épithéliaux
de transport ionique :
- systèmes jonctionnels, canaux
Figure 2. Coupe d’émail observée au microscope électronique à balayage après une attaque acide.
ioniques : SLC24A4 ;
A. L’émail est constitué d’une série de prismes arrondis (P) indiqués par les flèches. Ces structures
- calciprotéines cytosoliques ;
sont préalablement occupées par le prolongement de Tomes. Les parois de ces prismes sont formées
- les calbindines, enzymes membrapar l’émail interprismatique (IP) Barre d’échelle = 10 μM. B. À plus fort grossissement, on peut
naires ;
distinguer la différence d’orientation des cristaux dans l’émail prismatique (P) et interprismatique
- CaATPase, kinases ;
(IP). Barre d’échelle = 1 μM.
- FAM20A [family with sequence similarity 20, member A] et FAM20C ;
amélaires limitant sa croissance latérale, prend alors toute son exten- - anhydrases carboniques et échangeurs ioniques
sion, aboutissant à un taux final de 97 % de minéral (Figure 3).
pour contrôler le pH déterminant la croissance cristalPar ailleurs, de plus en plus d’études accordent aux peptides de line, aquaporines pour le volume d’eau, etc.). L’amél’émail des fonctions de signalisation dépassant le seul contexte de logenèse comprend ainsi les mêmes échanges ioniques
l’amélogenèse [9, 10]. Le dogme de l’expression restreinte d’AMEL et que ceux se produisant dans le rein ou l’intestin. Un
d’AMBN est progressivement battu en brèche ; on sait aujourd’hui que fait cellulaire marquant de ce stade est la multiplicelle-ci s’étend à la dentine, au ligament parodontal, aux cémen- cation de la surface d’échange avec le compartiment
toblastes, à l’os, et même à des tissus non minéralisés [11, 12]. Il a extracellulaire (Figure 4D), comme dans les cellules
d’ailleurs été récemment proposé que les peptides amélaires soient rénales impliquées dans la réabsorption de calcium et
une caractéristique propre aux cellules osseuses de la mâchoire [11]. phosphate. Les modélisations cellulaires de ces étapes
Ils permettraient ainsi d’assurer l’adaptation fonctionnelle de l’os des sont peu performantes, car elles ne permettent pas
mâchoires aux conditions buccales, mastication, défense contre l’en- d’analyser les circuits transcellulaires et paracellulaires
vironnement agressif associant aliments, biofilms et microbiote oral.
entre le compartiment sanguin et la matrice. Après la
phase de maturation, les améloblastes perdent leur
Un programme épithélial ordonné
aspect sécrétoire, se raccourcissent, puis les échanges
ioniques s’arrêtent [17].
Une telle architecture minérale résulte d’activités cellulaires séquentielles et ordonnées assurées par l’épithélium améloblastique. Ce Les amélogenèses imparfaites isolées
dernier est mis en place lors du développement par des cascades de
signalisation (impliquant les protéines BMP [bone morphogenic pro- Comme la plupart des gènes impliqués dans la biominétein], Shh [sonic hedgehog], Wnt, FGF [fibroblast growth factor], Msx1 ralisation, ceux qui codent les protéines de la matrice
[Msh homeobox 1] et 2, Dlx [distal-less homeobox] 1-6, Pax 9, Sox 2) amélaire sont hautement conservés. Ils constituent
[13-15] en dialogue avec le mésenchyme. Il donnera l’épithélium ada- une sous-famille du groupe des SCPP (phoshoprotéines
mantin interne, formé par les améloblastes (Figure 4A), directement extracellulaires liant le calcium) [18]. La mutation de
en charge de l’amélogenèse. Les améloblastes sont polarisés et reliés ces gènes induit des amélogenèses imparfaites hérédientre eux par des complexes jonctionnels étanches qui leur permettent taires isolées (AIH) (Figures 1B-C), reproduites dans des
notamment de contrôler l’accès des ions à la matrice qu’ils sécrètent modèles expérimentaux de rongeurs dont ces gènes sont
à leur pôle apical. Le prolongement de Tomes (Figure 4B) est à l’origine mutés. L’émail résultant peut être altéré de façon quandu prisme d’émail. La partie distale de ce prolongement va donner titative, donnant des formes hypoplasiques (développel’émail intraprismatique et la partie proximale, l’émail interprisma- ment insuffisant) (Figure 1B), ou qualitative, donnant des
tique (Figure 4B-C). Au cours de la première étape de l’amélogenèse, formes hypomatures et hypominéralisées (Figure 1C) dont
phase sécrétoire, la production de protéines matricielles est maxi- la classification selon Witkop est toujours actuelle [19].
male et celle des protéases, modérée [16]. Une fois l’épaisseur finale • L’AIH autosomique dominante représente 46 % à 67 %
de l’émail atteinte, la phase de maturation de l’amélogenèse peut des cas d’amélogenèses imparfaites héréditaires [20].
517
HCO3-
P
Ca2+
P
HCO3-
Ca2+
Ca2+
P
Ca2+
Ca2+
Ca
Protéases
(MMP 20 et KLK4)
HCO3
Ca
Ca
P
P
P
Ca2+
Ca
P
Ca2+
P Ca2+
P
P
P
Ca2+
Ca2+
P
P
P
P
Ca2+
Ca
Ca
2+
Nucléation
Ca2+
P Ca2+
Ca
P
P
Ca
P
P
Ca2+
P
Ca
P
P
Ca2+
Ca2+
P
P
Ca
P
P
Ca2+
Cristal d’apatite
Ca2+
-
Ca2+
Peptides non
amélogénine
Nanosphères
d’amélogénines
P
Ca2+
P
P
Ca2+
Ca2+
HCO3-
P
P
Amélogénine
P
HCO3-
P
P
Ca
Ca2+
P
Ca2+
P
P
Élongation
P
Croissance latérale
Figure 3. Croissance minérale pendant l’amélogenèse. La nucléation cristalline débute par une phase de sécrétion. Les différents peptides matriciels, majoritairement AMEL, AMBN et ENAM, sont sécrétés. L’AMEL peut s’assembler en nanosphères et les autres protéines restent sous la forme
de monomère. Les nanosphères d’AMEL, chargées de calcium et de phosphate ( P ) vont déclencher la formation cristalline, appelée nucléation. La
phase de sécrétion se poursuit ensuite en une élongation cristalline : les différents peptides vont venir se positionner sur le cristal en formation,
inhibant sa croissance latérale et autorisant son élongation (croissance du cristal en hauteur). La sécrétion des protéases se produit depuis la
phase de sécrétion (MMP20) jusqu’à la fin de la maturation (essentiellement KLK4 mais aussi MMP20). Elles dégradent les peptides amélaires et
permettent ainsi la croissance latérale du cristal pour donner un émail mature. Tout au long de ce processus, des ions bicarbonate sont sécrétés
pour contrebalancer l’acidification du milieu secondaire à la croissance cristalline (due à l’incorporation des phosphates dans l’apatite laissant
des protons libres).
Les gènes atteints sont notamment ENAM ou FAM83H (gène codant
pour une protéine de 127 kD impliquée dans la différenciation améloblastique, mais dont la fonction n’est pas élucidée à ce jour), avec
une prédominance pour FAM83H. Récemment, une mutation de l’AMBN
a également été identifiée [21].
• L’AIH liée au chromosome X représente 5 % des formes d’AIH. Deux
gènes distincts codant des amélogénines sont portés par le chromosome
X d’une part (production de 90 % des ARN d’AMEL), et Y d’autre part
[22]. L’aspect strié de l’émail chez les femmes hétérozygotes est pathognomonique et reflète le phénomène de lyonisation (inactivation d’un
chromosome X) : alternance des plages d’émail anormales avec l’émail
sain. Le garçon est plus gravement atteint. Les mutations fonctionnelles
répertoriées entraînant une perte de l’AMEL (totale ou partielle) sont à
l’origine de formes hypoplasiques. Celles touchant la région de reconnaissance d’une enzyme protéolytique conduisent aux formes hypominéralisées/hypomatures [23].
518
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
• L’AIH autosomique récessive est la plus rare. Six gènes
ont été incriminés, majoritairement dans des formes
hypomatures ou hypominéralisées. Les principaux sont
KLK4 et MMP20. D’épaisseur normale, l’émail fragile
présente une teinte variant du blanc au brun.
Les défauts génétiques de l’émail ne sont pas restreints à
ces formes isolées. Une série importante de formes syndromiques sont répertoriées (164 entrées OMIM en 2014
pour enamel [émail]). Elles reflètent les nombreuses
propriétés fonctionnelles partagées avec d’autres tissus
spécialisés dans les échanges ioniques [24] ou d’origine
ectodermique (Dlx3 du syndrome tricho-dento-osseux).
Le profil spécifique de l’émail peut être un outil diagnostique en génétique moléculaire [24]. Dans le syndrome émail-rein par exemple, l’AIH s’accompagne d’une
néphrocalcinose (excès de dépôts de calcium dans le
AB
ML
REVUES
MP
T
A
Émail
IP
B
IP
Transition
IP
IP
C
Maturation
Protection
IP
D
SYNTHÈSE
Sécrétion
Grains
de sécrétion
m
Émail
Figure 4. Le processus d’amélogenèse. A. Cycle des améloblastes (A) pendant l’amélogenèse. Ils passent successivement par des stades de sécrétion
(au cours desquels apparaît le prolongement de tomes [t]), transition, maturation (avec ML : améloblastes de maturation à bord lisse, et MP : améloblastes de maturation à bord plissé) et protection. C’est au cours de ces différents stades que les améloblastes vont acquérir leurs différentes propriétés pour produire un émail mature. B. Le prolongement de Tomes des améloblastes est observé en microscopie électronique à transmission. Les grains
de sécrétion migrent jusqu’à l’extrémité distale du prolongement de Tomes où ils vont sécréter les différents peptides amélaires qui vont permettre la
formation de l’émail mature. L’émail interprismatique (IP) en cours de formation est également visible. C. Deux sites de sécrétion existent chez l’améloblaste : le premier se situe au niveau de la partie proximale du prolongement de Tomes et est responsable de la sécrétion de l’émail interprismatique.
Le deuxième se situe au niveau de la partie distale du prolongement et sécrète l’émail prismatique (P). Plusieurs améloblastes participent à l’élaboration de l’émail interprismatique tandis que l’émail prismatique est produit par un seul améloblaste. D. Les améloblastes de maturation à bords plissés
sont observés en microscopie électronique à transmission. Les replis membranaires sont indiqués par les flèches. Ces améloblastes comprennent de
nombreuses mitochondries (m) reflétant la forte activité métabolique en lien avec les transferts ioniques actifs. Barre d’échelle = 2 μM pour B, C et D.
rein). De plus, certains symptômes dentaires sont pathognomoniques de
ce syndrome : des défauts de forme touchant les incisives, une hyperplasie gingivale et l’absence d’éruption dentaire [24]. Le gène muté est
alors FAM20A.
Anomalies de l’émail liées à l’environnement
Des facteurs environnementaux peuvent être à l’origine de défauts
structuraux de l’émail (Figures 1D-E). Seront altérées les dents en
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
cours de minéralisation au moment de l’exposition. Un
exemple classique est la fluorose dentaire résultant
de l’ingestion excessive de fluor [25]. Des doses prophylactiques, plus faibles, ont au contraire un effet
bénéfique dans la prévention des caries (ce qui explique
la diminution significative de leur prévalence au cours
de ces dernières décennies) [26]. La fluorose se caractérise par l’apparition de tâches blanchâtres et d’un
émail cassant qui peut être endommagé (Figure 1D).
519
La sévérité de la pathologie dépend de la quantité de fluor ingérée.
Une origine environnementale est également avérée dans le cas d’une
autre pathologie, récemment décrite, molar incisor hypomineralization ou MIH, qui touche actuellement 15 à 20 % des enfants de 6-7
ans [27] et affecte sélectivement la première molaire et les incisives
permanentes (Figure 1E). Des travaux expérimentaux ont montré des
liens entre le MIH et l’exposition à différents agents environnementaux
pendant la période périnatale. Cette anomalie relativement fréquente
est associée au problème émergeant des perturbateurs endocriniens
(notamment le bisphénol A) [28, 29], omniprésents et dont la fenêtre
de sensibilité maximale s’étend de la vie fœtale à la petite enfance
[30]. Ces polluants environnementaux peuvent interagir avec certains
récepteurs hormonaux et altérer ainsi la quantité de peptides matriciels sécrétés en modulant leur niveau d’expression. Le MIH constituerait un marqueur précoce d’exposition aux perturbateurs endocriniens,
aisément et rapidement diagnostiqué, alors que des années sont
nécessaires pour identifier d’autres pathologies associées à cette
exposition telles que l’infertilité masculine, les cancers hormonodépendants ou l’obésité [31].
Biomimétique et protéines de l’émail
La multifonctionnalité des peptides amélaires est associée au fait
que certains de leurs domaines peptidiques font partie d’une classe
de protéines « désordonnées » c’est-à-dire capables de changer
de conformation [32]. Wald et al. classent les protéines amélaires,
en particulier l’améloblastine [AMBN], dans ce groupe. L’état « non
structuré » de ce type de protéines, commun à tous les organismes
vivants, est essentiel pour les fonctions cellulaires de base. Il répond
au double cahier des charges des peptides amélaires : constituants
élémentaires d’une matrice extracellulaire évolutive en lien avec la
nanoarchitecture cristalline, et signaux du modelage tissulaire disponibles dans le microenvironnement des mâchoires [11]. Ce type de
protéines représente plus de 50 % des protéines chez les eucaryotes.
Elles sont impliquées dans la reconnaissance moléculaire et sont la
cible de protéases.
Du fait de la perte des améloblastes au moment de l’éruption dentaire, l’émail est incapable de se régénérer. Toute une littérature vise
à comprendre la formation des nanosphères par la manipulation des
peptides amélaires pour, à terme, pouvoir recréer un émail synthétique
lors de dommages causés par des caries ou lors de désordres amélaires
dûs à des facteurs environnementaux ou génétiques. La biomimétique
consiste à reproduire et imiter artificiellement les procédés de la
nature dans les organismes vivants. À cet effet, de nombreuses études
réalisées à partir d’amélogénine [AMEL] recombinante ont été entreprises chez Escherichia coli (malgré l’absence chez cette bactérie de
modifications post-traductionnelles permettant la maturation des
protéines synthétisées) [4, 33]. Néanmoins, une équipe a ainsi reproduit in vitro la formation de nanorubans d’AMEL recombinante (rH174)
dans une émulsion huile-eau de micelles inverses en présence d’ions
Ca2+ et PO43- à pH acide. Ces nanorubans s’autoassemblent en faisceaux imitant la structure des cristallites d’émail [4]. La technique
520
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
d’assemblage par dépôt électrolytique (ELD) permet
également la préparation de polymères composites
par coprécipitation simultanée d’AMEL recombinante
(rP172) et du phosphate de calcium minéral en conditions physiologiques [34]. Une fois sécrétés, ces polymères s’assemblent pour donner les nanosphères, qui
s’associent entres elles pour former les nanorubans qui
vont se déposer sur le cristal en formation [5, 33].
Les peptides amélaires purifiés à partir du porc (contenant majoritairement des amélogénines) sont commercialisés et utilisés en clinique depuis une dizaine
d’années. Lorsque ces peptides sont appliqués à la surface des racines dentaires, ils précipitent et forment une
matrice extracellulaire stable pouvant interagir avec les
cellules dans les tissus adjacents. Ce processus imite
alors l’odontogenèse. La capacité d’une seule protéine
amélaire à provoquer la régénération de tous les tissus
parodontaux ouvre la voie au développement de nouveaux
dispositifs thérapeutiques à partir de peptides recombinants [35]. La mise en évidence des effets cellulaires
de l’AMEL et de l’AMBN a fait l’objet de quelques dizaines
de publications scientifiques ; les études utilisaient des
peptides recombinants ou des modèles de surexpression.
Les AMEL sont des peptides ostéoinducteurs puissants
[36, 37]. L’AMBN, quant à elle, module différentes voies
de signalisation cellulaire, costimulant la résorption et
l’apposition osseuses [38]. Ces mêmes peptides sont également exploités pour le traitement des plaies cutanées
dans des cas de difficultés de cicatrisation [39].
Conclusion
L’amélogenèse fait intervenir toute une série de protéines capables d’interagir entre elles et avec les phases
minérale, ionique et cristalline. La mutation des gènes
correspondant à ces protéines entraîne une amélogenèse
imparfaite, soit isolée, soit en association avec d’autres
symptômes lorsque la protéine intervient au sein d’autres
tissus biologiques. L’expression de ces mêmes gènes peut
être altérée par des facteurs environnementaux. L’analyse
détaillée de la forme clinique des défauts d’émail permet
d’identifier le facteur et la fenêtre développementale
impliqués. Son utilisation diagnostique plus systématisée
serait un outil précieux de compréhension des réseaux
intégrés au croisement de maladies rares touchant développement, dermatologie, néphrologie, fonctionnalités
crâniofaciale et squelettique. ‡
SUMMARY
Enamel: a unique self-assembling in mineral world
Enamel is a unique tissue in vertebrates, acellular, formed on a labile scaffolding matrix and hypermineralized.
LIENS D’INTÉRÊT
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans
cet article.
RÉFÉRENCES
1. Pugach MK, Gibson CW. Analysis of enamel development using murine model systems: approaches
and limitations. Front Physiol 2014 ; 5 : 313.
2. Margolis HC, Kwak SY, Yamazaki H. Role of mineralization inhibitors in the regulation of hard
tissue biomineralization: relevance to initial enamel formation and maturation. Front Physiol
2014 ; 5 : 339.
3. Hu JC, Yamakoshi Y, Yamakoshi F, et al. Proteomics and genetics of dental enamel. Cells Tissues
Organs 2005 ; 181 : 219-31.
4. Martinez-Avila O, Wu S, Kim SJ, et al. Self-assembly of filamentous amelogenin requires calcium
and phosphate: from dimers via nanoribbons to fibrils. Biomacromolecules 2012 ; 13 : 3494-502.
5. Brookes SJ, Lyngstadaas SP, Robinson C, et al. Intracellular nanosphere subunit assembly as
revealed by amelogenin molecular cross-linking studies. Eur J Oral Sci 2006 ; 114 : 280-6.
6. Du C, Falini G, Fermani S, et al. Supramolecular assembly of amelogenin nanospheres into
birefringent microribbons. Science 2005 ; 307 : 1450-4.
7. Margolis HC, Beniash E, Fowler CE. Role of macromolecular assembly of enamel matrix proteins in
enamel formation. J Dent Res 2006 ; 82 : 775-93.
8. Paine ML, Snead ML. Protein interactions during assembly of the enamel organic extracellular
matrix. J Bone Miner Res 1997 ; 12 : 221-7.
9. Haruyama N, Hatakeyama J, Moriyama K, Kulkarni AB. Amelogenins: multi-functional enamel
matrix proteins and their binding partners. J Oral Biosci 2011 ; 53 : 257-66.
10. Mitani K, Haruyama N, Hatakeyama J, Igarashi K. Amelogenin splice isoforms stimulate
chondrogenic differentiation of ATDC5 cells. Oral Dis 2013 ; 19 : 169-79.
11. Jacques J, Hotton D, De la Dure-Molla M, et al. Tracking endogenous amelogenin and ameloblastin
in vivo. PLoS One 2014 ; 94 : e99626.
12. Jacques J, Hotton D, Asselin A, et al. Ameloblastin as a putative marker of specific bone
compartments. Connect Tissue Res 2014 ; 55 : 117-20.
13. Molla M, Descroix V, Aïoub M, et al. Enamel protein regulation and dental and periodontal
physiopathology in MSX2 mutant mice. Am J Pathol 2010 ; 177 : 2516-26.
14. Dong X, Shen B, Ruan N, et al. Expression patterns of genes critical for BMP signaling pathway in
developing human primary tooth germs. Histochem Cell Biol 2014 ; 6 : 657-65.
15. Michon F. Les cellules souches épithéliales dentaires exprimant Sox2 participent au
renouvellement de l’incisive de souris. Med Sci (Paris) 2013 ; 4 : 341-2.
16. Simmer JP, Papagerakis P, Smith CE, et al. Regulation of dental enamel shape and hardness. J Dent
Res 2010 ; 89 : 1024-38.
17. Robinson C. Enamel maturation: a brief background with implications for some enamel
dysplasias. Front Physiol 2014 ; 5 : 388.
18. Kawasaki K. The SCPP gene repertoire in bony vertebrates and graded differences in mineralized
tissues. Dev Genes Evol 2009 ; 219 : 147-57.
Tarifs d’abonnement m/s - 2015
médecine/sciences
Abonnez-vous
à médecine/sciences
m/s n° 5, vol. 31, mai 2015
REVUES
19. Witkop CJ. Amelogenesis imperfecta, dentinogenesis imperfecta and dentin
dysplasia revisited: problems in classification. J Oral Pathol 1988 ; 17 :
547-53.
20. Molla M, Bailleul-Forestier I, Artaud C, et al. Odontogénétique. EMC Médecine buccale, 2008 : 44 p.
21. Poulter JA, Murillo G, Brookes SJ, et al. Deletion of ameloblastin exon 6
is associated with amelogenesis imperfecta. Hum Mol Genet 2014 : 23 :
5317-24.
22 Salido EC, Yen PH, Koprivnikar K, et al. The human enamel protein gene
amelogenin is expressed from both the X and the Y chromosomes. Am J Hum
Genet 1992 ; 50 : 303-16.
23. Barron MJ, Brookes SJ, Kirkham J, et al. A mutation in the mouse Amelx trityrosyl domain results in impaired secretion of amelogenin and phenocopies
human X-linked amelogenesis imperfecta. Hum Mol Genet 2010 ; 19 :
1230-47.
24. De la Dure-Molla M, Quentric M, Yamaguti PM, et al. Pathognomonic
oral profile of enamel renal syndrome (ERS) caused by recessive FAM20A
mutations. Orphanet J Rare Dis 2014 ; 9 : 84.
25. Houari S, Wurtz T, Ferbus D, et al. Asporin and the mineralization process in
fluoride-treated rats. J Bone Miner Res 2014 ; 29 : 1446-55.
26. Spira A. La prévention en France, 2004 : éléments de réflexion. Med Sci
(Paris) 2004 ; 20 : 926-8.
27. Jälevik B. Prevalence and diagnosis of molar-incisor-hypomineralisation
(MIH): a systematic review. Eur Arch Paediatr Dent 2010 ; 11 : 59-64.
28. Jedeon K, De la Dure-Molla M, Brookes SJ, et al. Enamel defects reflect
perinatal exposure to bisphenol A. Am J Pathol 2013 ; 183 : 108-18.
29. Jedeon K, Loiodice S, Marciano M, et al. Estrogen and bisphenol A affect
male rat enamel formation and promote ameloblast proliferation.
Endocrinology 2014 ; 155 : 3365-75.
30. Varayoud J, Ramos JG, Bosquiazzo VL, et al. Neonatal exposure to bisphenol
A alters rat uterine implantation-associated gene expression and reduces
the number of implantation sites. Endocrinology 2011 ; 152 : 1101-11.
31. De Coster S, Van Larebeke N. Endocrine-disrupting chemicals: associated
disorders and mechanisms of action. J Environ Public Health 2012 ; 2012 :
713696.
32. Wald T, Bednárová L, Osička R, et al. Biophysical characterization of
recombinant human ameloblastin. Eur J Oral Sci 2011 ; 119 : 261-9.
33. He X, Wu S, Martinez-Avila O, et al. Self-aligning amelogenin nanoribbons in
oil-water system. J Struct Biol 2011 ; 174 : 203-12.
34. Fan Y, Sun Z, Wang R, et al. Enamel inspired nanocomposite fabrication
through amelogenin supramolecular assembly. Biomaterials 2007 ; 28 :
3034-42.
35. Haze A, Taylor AL, Haegewald S, et al. Regeneration of bone and periodontal
ligament induced by recombinant amelogenin after periodontitis. J Cell Mol
Med 2009 ; 13 : 1110-24.
36. Warotayanont R, Frenkel B, Snead ML, Zhou Y. Leucine-rich amelogenin
peptide induces osteogenesis by activation of the Wnt pathway. Biochem
Biophys Res Commun 2009 ; 387 : 558-63.
37. Hatakeyama J, Sreenath T, Hatakeyama Y, et al. The receptor activator
of nuclear factor-kappa B ligand-mediated osteoclastogenic pathway is
elevated in amelogenin-null mice. J Biol Chem 2003 ; 278 : 35743-8.
38. Lu X, Ito Y, Kulkarni A, et al. Ameloblastin-rich enamel matrix favors short
and randomly oriented apatite crystals. Eur J Oral Sci 2011 ; 119 : 254-6.
39. Vowden P, Romanelli M, Peter R, et al. The effect of amelogenins (Xelma) on
hard-to-heal venous leg ulcers. Wound Repair Regen 2006 ; 14 : 240-6.
SYNTHÈSE
The ameloblasts are epithelial cells in charge of amelogenesis. They
secrete a number of matrix proteins degraded by enzymes during enamel mineralization. This ordered cellular and extracellular events imply
that any genetic or environmental perturbation will produce indelible
and recognizable defects. The specificity of defects will indicate the
affected cellular process. Thus, depending on the specificity of alterations, the teratogenic event can be retrospectively established.
Advances in the field allow to use enamel defects as diagnostic tools
for molecular disorders. The multifunctionality of enamel peptides is
presently identified from their chemical roles in mineralization to cell
signaling, constituting a source of concrete innovations in regenerative
medicine. ‡
TIRÉS À PART
G. Lignon
> Grâce à m/s, vivez en direct les progrès
des sciences biologiques et médicales
Bulletin d’abonnement
page 492 dans ce numéro de m/s
521