Cabedoche Bertrand, Damian‐Gaillard Béatrice, Rebillard Franck, Smyrnaios
Nikos, 2011, « Mutations de la filière presse et information », in Bouquillion
Philippe et Combes Yolande (dir.), Diversité et industries culturelles,
L'Harmattan, Paris, p. 77‐114
(version auteur)
Introduction
La presse écrite a connu, depuis le début des années 2000, des nouveautés importantes. Son
développement sur l’internet s’est amplifié et s’est accompagné de l’apparition de nouveaux acteurs
(agrégateurs de nouvelles, producteurs de blogs d’actualités). Un fort mouvement de concentration a
vu se constituer des groupes de taille moyenne (Le Monde-PVC, Sipa Ouest-France, Bayard-Milan) en
même temps que le démantèlement d’un groupe majeur (ex-VUP) et l’entrée de fonds
d’investissement, notamment dans la presse professionnelle. Enfin, depuis 2002, le modèle fondé sur
le « double marché » des lecteurs et des annonceurs est ébranlé par le déploiement massif des
quotidiens gratuits.
Ces évolutions sont les plus visibles. Elles se combinent avec d’autres changements, moins apparents,
qui traversent les entreprises médiatiques jusque dans les salles de rédaction (rationalisation de la
production de l’information, recomposition des métiers, redéfinition des légitimités internes).
L’objectif de la présente note est de voir dans quelle mesure l’ensemble de ces mutations, pour
certaines très comparables à celles observables dans d’autres filières des industries de la culture, de
l’information, et de la communication (ICIC), est de nature à peser sur la diversité culturelle, ou plus
exactement sur le pluralisme de l’information.
Avant de revenir sur chacun des marqueurs de cette relation entre mutations industrielles et
pluralisme de l’information, nous commencerons par expliciter notre démarche. A la faveur des
développements vers le numérique notamment, nous avons d’emblée choisi d’étudier la filière Presse
et information plutôt que le seul secteur de la presse écrite, trop restrictif à nos yeux. Nous
expliciterons un tel choix. Puis nous reviendrons sur la problématique du pluralisme de l’information,
telle qu’elle est posée dans les récents rapports officiels et travaux scientifiques qui s’intéressent aux
évolutions de la presse. Nous proposons d’affiner cette problématique, en déclinant la notion de
pluralisme et en ouvrant la « boîte noire sociologique » que constitue aujourd’hui la gouvernance
éditoriale et ses procédures au sein des entreprises médiatiques. Ces orientations nous ont conduit à
recentrer les questionnements du programme de recherche et à déterminer un certain type d’enquêtes
exploratoires. Nous présenterons pour finir ces éléments de méthode.
Délimitation de la filière Presse et information
Le secteur de la presse écrite ne peut pas être considéré comme un secteur homogène. La césure
principale sépare la presse quotidienne (notamment d’information générale) de la presse magazine
(notamment spécialisée). Ces deux branches diffèrent tant au niveau de leur mode de production
(intégration verticale beaucoup plus marquée dans les entreprises de presse quotidienne, structures
beaucoup plus éclatées et « légères » pour les entreprises de presse magazine), qu’au niveau du rôle
social qui leur est – à tort ou à raison – attribué par les pouvoirs publics (rôle de contribution au débat
démocratique pour la presse quotidienne ; rôle de divertissement/loisir pour la presse magazine). Il en
résulte une difficulté pour parler globalement du secteur de la presse écrite, en raison de son
hétérogénéité.
Cette hétérogénéité est renforcée avec l’internet, car les contenus des journaux et magazines
s’affranchissent du support physique – en l’occurrence l’imprimé – sur lequel ils étaient jusqu’ici fixés.
Sur l’internet, il est donc préférable de parler de contenus journalistiques, en sachant que ceux
s’inscrivant dans la filiation de la presse écrite y voisineront avec les contenus journalistiques
initialement conçus pour la télévision ou la radio. Dans cette perspective, il paraît pertinent de
considérer la filière Presse et information plutôt que la seule filière de la presse écrite.
Plus encore, précisons ici que les contours de la filière Presse et information ne se limitent pas aux
réalisations reconnues par les organismes professionnels. Ces derniers raisonnent à partir d’un idéaltype de publications détenues par des entreprises privées, produites par des journalistes salariés,
1
vendues en kiosque, financées par la publicité, et recourant à des sources institutionnelles. Dans une
telle acception sont ainsi ignorées ou passées sous silence les publications inversement issues
d’initiatives à but non lucratif, réalisées au moins en partie bénévolement, empruntant des réseaux de
diffusion plus confidentiels, et s’alimentant auprès de sources variées. Cette information couramment
qualifiée d’ « alternative » semble occuper une place moins marginale avec l’internet.
La problématique de la diversité culturelle appliquée à l’information
La notion de diversité culturelle, placée au cœur du présent programme de recherche, a un équivalent
pour ce qui concerne la filière Presse et information : le pluralisme de l’information. Depuis que le
journal est pensé comme un instrument de contribution au débat public, le pluralisme de l’information
est posé comme principe démocratique : la presse doit permettre l’expression de diverses opinions. Par
extension, il est aujourd’hui couramment admis que les médias doivent être suffisamment multiples
pour refléter la diversité des idées ou des activités. A l’inverse, toute tendance à la monopolisation des
médias irait à l’encontre du pluralisme de l’information.
L’action des pouvoirs publics, qu’elle vise à limiter la concentration dans les médias ou à soutenir les
publications à faible diffusion, se fonde sur une telle doctrine. Aujourd’hui, on assiste toutefois à une
inversion de la problématique. Ceci est très net dans deux récents rapports officiels (Lancelot, 2005 et
Tessier, 2007)1, mobilisant chacun des travaux universitaires pour avancer deux arguments
principaux.
Premier argument, contre-intuitif à première vue : concentration industrielle et pluralisme de
l’information ne seraient pas antinomiques. Le raisonnement, appuyé sur des modèles théoriques
anciens (Steiner, 1952) et récemment remis au goût du jour (Gabzcewicz, Sonnac, 2006a, 2006b), est
le suivant : en situation de concurrence, les acteurs industriels proposent des contenus voisins, les plus
fédérateurs en termes d’audience, quitte à ne pas satisfaire une partie du public ; en situation de
monopole, un acteur industriel proposera des contenus diversifiés afin de toucher la totalité du public
au final. Par déduction, il est recommandé de lever les obstacles à la constitution de groupes de taille
consistante, seuls à même de proposer un large éventail de publications.
S’il est avéré que la constitution en groupes de presse peut générer des économies d’échelle et donc
multiplier le nombre de publications (voir notamment Charon, 1999), nous pensons qu’en conclure à
un pluralisme de l’information renforcé pourrait en revanche constituer un raccourci trompeur. Il
s’agit de ne pas confondre pluralisme de l’information et multiplicité des publications, surtout si ces
dernières sont éditées par un même groupe. Dans ce cas, les publications présentent bien souvent un
même « air de famille », notamment parce que leur ligne éditoriale peut avoir été définie à un niveau
de décision transversal au groupe (direction de pôle, régie publicitaire commune, service d’étude
commun, ..., cf. Rebillard, 2007).
Voilà pourquoi nous nous sommes intéressés dans cette étude aux modalités de gouvernance éditoriale
des groupes. En analysant de près les rouages de la prise de décision éditoriale, notamment lors des
moments critiques que représentent le lancement, la suppression, ou la réorientation d’une
publication, nous espérons identifier les logiques présidant aux choix éditoriaux et approcher plus
finement leur incidence sur le pluralisme de l’information.
Le second argument avancé relève davantage du sens commun : l’internet et ses innombrables
informations constituent un vivier de pluralisme. Il s’agit d’un argument quasi-imparable à première
vue : l’internet fourmille de lieux de production d’informations dans lequel tout internaute peut
« trouver son compte » : productions « alternatives » représentées par les webzines ; productions
amateurs incarnées par les blogs ; productions inédites sur d’autres supports constituées par les sites
de pure players ; sans compter donc les déclinaisons web des médias traditionnels. Notons que cette
garantie de pluralisme apportée par l’internet peut amener les régulateurs – aux Etats-Unis
explicitement, en France de façon plus sibylline – à dédouaner les acteurs industriels de tout manque
de pluralisme par ailleurs, et notamment dans la presse écrite.
Là encore, nous pensons qu’une telle appréhension du pluralisme de l’information, cette fois dans le
cadre de l’internet, est assez rapide et plus spécialement empreinte de déterminisme technique. L’idée
d’un pluralisme apporté par la multiplicité des informations sur l’internet revient à mettre toutes les
productions informationnelles sur un même plan. Or, c’est loin d’être le cas, si l’on regarde par
exemple leurs audiences respectives : la confidentialité des webzines alternatifs et des blogs
1 Le rapport Muller (2005) défend une vision plus « traditionnelle » des moyens à mettre en œuvre pour assurer le pluralisme
de l’information, et se centre sur la presse quotidienne en plaidant pour la création de nouveaux journaux indépendants. Ce
point de vue paraît aujourd’hui minoritaire au regard des deux autres rapports officiels précités ou encore du rapport de
l’Institut Montaigne (2006).
2
d’amateurs est sans commune mesure avec la visibilité des sites de certains pure players, de médias
traditionnels, et surtout celle des infomédiaires (Boure, Smyrnaios, 2006). Plus encore, les
informations circulant de blog en blog ou reprises par les agrégateurs, trouvent souvent leur origine
dans des dépêches d’agences de presse ou des articles de médias traditionnels. Ce mouvement de
retraitement d’une même matière première informationnelle nuance fortement l’idée d’une
effervescence créative sur l’internet.
Issue d’un tableau par trop impressionniste, la célébration d’un pluralisme automatiquement apporté
par l’internet est donc sujette à caution. Son avènement ne peut être véritablement prononcé qu’à
partir du moment où des informations originales disposent d’une visibilité minimale. Ceci nous a
poussé à observer les moyens investis par les entreprises médiatiques dans la production
d’informations pour le numérique, ainsi que leurs relations avec les « rabatteurs d’audiences » que
sont les infomédiaires.
Eléments de méthode
A partir des rapports récents relatifs au pluralisme de l’information, nous avons donc fait porter la
focale sur la gouvernance éditoriale au sein des groupes de presse et sur les développements relatifs à
l’internet.
Ceci en fondant ces questionnements dans la grille d’analyse commune du programme Diversité
culturelle et mutations des ICIC. Très concrètement, nous avons repris les différents marqueurs de
diversité listés au sein du programme, en les adaptant au cas particulier de la filière Presse et
information :
- Concentration horizontale, logiques de constitution en groupes moyens ;
- Financiarisation, logique gestionnaire ;
- Rationalisation du travail, recours au marketing ;
- Recherche de productivité, externalisation de la production, rentabilisation multi-supports ;
- Recentrage sur l’editing, niveau de création rédactionnelle ;
- Velléités de sortie des systèmes coopératifs de distribution ;
- Poids de l’internet, au niveau international, sur le droit d’auteur et la place des médias français ;
- Valorisation et gratuité.
Pour chacune de ces dimensions, une revue de la littérature a été effectuée afin d’identifier les
évolutions majeures. Pour approcher de façon plus précise ces évolutions et faire émerger les enjeux
les plus actuels pour le pluralisme de l’information, nous avons réalisé des enquêtes exploratoires,
sous la forme d’entretiens semi-directifs, avec des responsables de groupes de presse et des acteurs
très engagés dans le numérique (cf. liste des entretiens en annexes).
Avant de développer les apports de cette étude, nous souhaitons ici signaler ses limites.
Tout d’abord, ces enquêtes exploratoires sont à considérer comme telles, c’est-à-dire qu’elles ne
prétendent aucunement à l’exhaustivité, mais permettent simplement d’obtenir des indices pour
mieux formuler la problématique du pluralisme de l’information et faire surgir des questionnements
plus avisés. Toutefois, même si la représentativité n’était pas ici recherchée, nous regrettons de ne pas
avoir eu le temps d’interroger davantage de petites structures.
Par ailleurs, nos enquêtes exploratoires sont centrées sur le versant production (papier et web). De ce
fait, nous avons peu d’éléments concernant la consommation voire la réception de l’information. Or cela a été rappelé dans plusieurs réunions communes au programme de recherche - la diversité
culturelle se mesure également en « bout de chaîne ». Plusieurs raisons nous ont poussé à privilégier le
versant production et donc à devoir nous centrer davantage sur la « diversité offerte » plutôt que sur la
« diversité consommée » (Benhamou, Peltier, 2006) :
- Les arguments avancés récemment en faveur du pluralisme de l’information se centrent sur la
production (concentration des groupes de presse, profusion d’informations sur l’internet). Pour les
discuter, il fallait enquêter sur ce versant production.
- Contrairement à d’autres filières des ICIC, comme celle du livre par exemple, la gouvernance
éditoriale est finalement assez mal connue dans la littérature dédiée à la presse. Plus exactement, il
existe une littérature sur les groupes industriels de communication (et notamment de médias), et une
littérature plus abondante encore sur la profession journalistique. On manque en revanche
cruellement de données sur le niveau intermédiaire qui est celui de la prise de décision éditoriale,
niveau pourtant central dans les ICIC.
3
Ainsi, les enquêtes exploratoires réalisées dans le cadre de cette étude apportent déjà quelques
éléments d’intelligibilité significatifs, en affinant ou contestant les thèses dominantes et en soulevant
des pistes à explorer.
Nous les présentons en reprenant l’ordre des marqueurs du programme. Marqueurs que nous fondons
toutefois pour plus de clarté et de cohérence, et que nous illustrons d’observations tirées des enquêtes
exploratoires.
4
1) Nature et implications de la concentration
La concentration industrielle est souvent au cœur des débats portant sur la diversité culturelle. Nous
avons vu précédemment que la thèse prédominant dans les rapports officiels et les travaux
scientifiques récents revient à dire que concentration et diversité ne sont pas forcément antinomiques.
D’autres travaux, en revanche, s’attachent à présenter la concentration comme une atteinte à la
diversité (voir notamment Bagdikian, 1997, pour ce qui concerne plus spécifiquement les groupes de
médias). Pour les entreprises de presse française, cette concentration s’est moins nouée autour de
l’internet qu’avec d’autres acteurs des ICIC. Une concentration de ce type, horizontale plutôt que
verticale, n’en comporte pas moins de conséquences pour le pluralisme de l’information. Leur
caractère positif ou négatif est ici mis en débat, à la lumière de nos enquêtes exploratoires auprès de
groupes de presse français.
Presse et internet : de la convergence à la coopétition
Depuis une quinzaine d’années, la thématique de la convergence numérique a fait naître l’idée d’un
rapprochement entre acteurs industriels oeuvrant dans les secteurs des contenus, des réseaux, et des
matériels, ces acteurs industriels étant notamment appelés à se regrouper autour de l’internet. On sait
aujourd’hui, après les échecs ou les réorientations des méga-fusions du début des années 2000 (AOLTime Warner ; Vivendi-Universal), que la vision d’un acteur omnipotent capable de faire circuler sa
multitude de programmes dans ses propres « tuyaux » - vision a priori inquiétante pour la
préservation de la diversité des contenus et de leur accès - était en grande partie illusoire2. La
configuration actuelle voit plutôt, d’une part, des groupes essayer d’acquérir des positions stratégiques
dans le numérique depuis leurs secteurs d’origine (ex : Apple, News Corp.), et d’autre part, des pure
players tenter de faire fructifier leur maîtrise de l’internet en empiétant sur les secteurs plus établis
(ex : Google, Yahoo).
A leur échelle, bien moindre, les groupes de presse français ont eux aussi connu des mouvements de
concentration importants ces dernières années. Mais ces concentrations sont restées internes aux
ICIC, et plus précisément aux industries de médias : acquisition de Milan par Bayard, deux groupes
présents dans la presse magazine et l’édition ; acquisition des Publications de la Vie catholique (presse
magazine et édition) par le groupe Le Monde, actif dans la presse nationale comme locale jusqu’il y a
peu (l’entité Journaux du Midi est en passe d’être revendue) ; rachat de nouvelles publications
régionales par Sipa Ouest-France, et déploiement de ce groupe dans la télévision locale et la presse
quotidienne nationale gratuite (20 Minutes). On notera que ces mouvements de concentration ont été
marqués par le démantèlement de la branche presse de Vivendi-Universal Publishing au profit de
fonds d’investisssement et de l’ensemble Dassault-Socpresse, dont la « revente par appartements »
ultérieure a conduit au renforcement de quelques groupes de taille moyenne (notamment Ebra dans la
presse régionale et Groupe Hersant Media dans la presse gratuite d’annonce avec la Comareg).
Il apparaît ainsi que les groupes de presse ont pour l’essentiel connu une concentration horizontale. Il
n’y pas eu, durant ces dernières années, de rapprochements avec des acteurs industriels majeurs des
secteurs des télécommunications, de l’informatique, ou de l’internet. Tout au plus peut-on signaler
l’acquisition de pure players de l’information sur l’internet par des groupes de presse ces derniers
mois : sport24.com et evene.fr par la Socpresse (sociétés acquises en février 2006 et mai 2007) ;
Thotnet (Infobébés), Newsweb (Sports.fr, Boursier.com, Autonews.fr), et Nextedia par Lagardère
Active Media (sociétés acquises entre l’été 2006 et l’été 2007) ; programme-tv.net par Prisma
Presse (février 2007) ; aufeminin.com par Axel Springer (juin 2007)3.
On peut donc raisonnablement affirmer que les mouvements de concentration touchant la presse
française ces dernières années n’ont pas débouché sur la naissance de « machines de guerre
numériques » qui rafleraient tout sur leur passage, des contenus aux réseaux et aux matériels. Les
développements sont restés pour l’essentiel internes au secteur des ICIC, en ne débordant que de façon
limitée du côté de l’internet. Ainsi, même Lagardere Active Media, pourtant le groupe de presse
français le plus puissant en termes de chiffre d’affaires et qui affiche des velléités offensives en matière
de numérique, se positionne dans le concert de l’internet comme un « fournisseur de contenu » ou au
mieux comme un « éditeur délégué » face aux acteurs majeurs que peuvent être Orange en France ou
Google dans le monde. En définitive, ce sont plutôt des partenariats qui s’instaurent entre les éditeurs
de presse et les principaux infomédiaires de l’internet, selon une formule proche de la coopétition.
2 Pour le cas spécifique de l’information d’actualité, se souvenir par exemple des tentatives avortées des FAI, du milieu des
années 1990 au début des années 2000, consistant à se doter de services de rédaction intégrés (Infonie, Club-Internet, Tiscali ou
AOL).
3 Quant à Next Radio TV (RMC, BFM, La Tribune), rappelons que son rachat du groupe de presse informatique Tests en février
2007 était en grande partie motivé par l’acquisition des sites 01net et 01men.
5
Dans le domaine de la presse, des sociétés comme l’américain Google et le français Wikio assurent une
fonction d’infomédiation de l’information en ligne, autrement dit d’organisation et de mise à
disposition de documents numériques relatifs à l’actualité – triés et structurés par des algorithmes
simulant une maîtrise de la sémantique – sur la base de requêtes par mots clés mais aussi de critères
thématiques, linguistiques ou chronologiques. Il s’agit d’une fonction qui s’apparente à la distribution.
Cette configuration place les éditeurs de la presse française qui disposent d’un site internet en
situation de coopétition avec des acteurs tels que Google et Wikio. Il s’agit de relations micoopératives, mi-compétitives entre entités de production et de diffusion de l’information :
« Internet est un réseau où se posent avec une acuité particulière des problèmes de coordination entre des
firmes qui sont à la fois complémentaires et concurrentes. En effet, la gamme des services offerts ou
supportés par le réseau est tellement vaste que les compétences et les actifs nécessaires pour les produire
ne sont pas maîtrisables par une seule entité. Dès lors, toute production de service exige une coopération
entre des firmes productrices de « briques de base » qui peuvent être par ailleurs concurrentes car il existe
des recouvrements entre ces composants de base qu’elles peuvent produire. (…). [Cela signifie] « que des
accords verticaux à composante concurrentielle doivent être conclus. Ils sont complexes à mettre au point
car ils recèlent une importante conflictualité du fait des divergences d’intérêts entre des concurrents
directs » » (Brousseau, 2001, p.819).
Dans les relations que nouent les éditeurs de presse avec les infomédiaires, la composante coopérative
consiste pour les premiers à établir des partenariats en laissant les seconds utiliser une partie des
contenus et constituer ainsi des liens vers les sources d’origine. La composante concurrentielle
provient du fait que, simultanément, les deux catégories d’acteurs sont en concurrence directe sur le
marché publicitaire, les infomédiaires prenant avantage du contenu cédé par les sites-médias afin
d’attirer les internautes. D’où la complexité des relations entre les acteurs en question qui, notamment
en ce qui concerne les éditeurs, ont eu des difficultés à établir une stratégie claire à ce sujet. Nous y
reviendrons plus loin
Une concentration surtout interne aux ICIC
Les mouvements de concentration ont donc moins été tournés vers l’extérieur que vers l’intérieur du
secteur des industries de contenus. On peut donc en conclure que le risque d’une monopolisation ou
d’une oligopolisation de la distribution des informations journalistiques sur l’internet, s’il ne peut être
écarté en raison de la position ultra-dominante de certains infomédiaires, n’est actuellement pas
directement le fait des groupes de presse. Mais cela signifie aussi que ces derniers se sont renforcés au
niveau de la production de contenus : cette concentration horizontale est-elle de nature à minorer la
diversité des informations produites, puisqu’émanant de groupes moins nombreux, comme on
pourrait le penser au premier abord ? Ou permet-elle au contraire de faciliter économiquement le
développement de publications plus nombreuses et diversifiées comme le soutient la thèse désormais
dominante dans la littérature savante et les rapports officiels ?
Pour répondre à cette question, on peut essayer de comprendre les raisons qui ont poussé certains de
ces groupes à réaliser des acquisitions au cours de ces dernières années. Deux groupes de presse sur
lesquels nous avons enquêté, Bayard et Sipa Ouest-France, sont à ce titre directement concernés. A
partir de ces cas, nous pouvons identifier une logique principale, celle de la recherche d’économies
d’échelle, ayant conduit à la constitution en groupes de taille moyenne.
La première motivation qui est avancée par les responsables de ces groupes est très pragmatique. Des
entreprises de presse étaient en vente, et des groupes pensant pouvoir en tirer profit s’en sont portés
acquéreurs. De fait, les rachats et autres regroupements sont régulièrement présentés comme le
résultat d’opportunités, plus que comme la traduction d’une volonté hégémonique.
L’argument a notamment été développé, lorsque le groupe Sipa-Ouest-France s’est porté récemment
acquéreur de trois de ses concurrents limitrophes : Le Maine Libre, Le Courrier de l’Ouest, PresseOcéan-L’Éclair (Journaux de la Loire, ancien « pôle ouest » de la Socpresse)
« Ouest-France mange les petits ? Certains disent que oui. Mais… regardons le cas de la filiale Les
Journaux de l’Ouest [elle va changer de nom et s’appeler Les Journaux de la Loire]. Quelle était la situation
quand ils ont été rachetés ? Le vendeur Dassault voulait vendre un lot de trois titres dont un qui perdait de
l’argent (Presse Océan). Le Maine Libre était rentable avec 50 000 exemplaires. Le Courrier de l’Ouest était
rentable avec 1000 000 exemplaires. Ces deux journaux étaient la propriété d’Amaury depuis la
Libération avant d’être rachetés par Dassault. Hersant les avait rachetés en 1990 en possédant déjà
Presse-Océan-L’Éclair qui était déficitaire. Cet ensemble a fonctionné un certain temps, jusqu’à ce que cela
ne tienne plus (…) Trois options se présentaient progressivement pour Presse-Océan-L’Éclair :
disparaître ; être repris par des fonds de pension ; être repris par Ouest-France. François-Régis Hutin
était embêté : si on laisse, on dira qu’on a manqué de solidarité. Et si on achète, on dira hégémonie. Nous
6
avons choisi l’achat, avec engagement devant le Conseil de la concurrence : développement des synergies
industrielles, respect de la diversité culturelle, maintien de l’autonomie éditoriale ». Jacek Brzesinski,
Attaché au secrétaire général du groupe Sipa Ouest-France.
Le groupe de presse justifie les liens qu’il tisse avec les différents titres au nom de l’efficacité
économique. Il s’agit d’abord de développer les synergies industrielles, pour pallier aux défauts
structurels menaçant la presse écrite française en général.
« Des choix inquiétants, peut-être irréversibles, sont opérés aujourd’hui par des titres de presse en
difficulté, qui finissent par adosser l’information à des groupes industriels et commerciaux. Il faut être
extrêmement vigilant. Cette situation consacre malheureusement une tendance lourde. Car elle correspond
aux faiblesses structurelles lourdes que présente l’ensemble des entreprises de presse française
aujourd’hui : elles ne disposent pas de ce capital propre qui pourrait leur procurer la puissance suffisante
pour procéder aux transformations profondes que supposent les enjeux actuels de l’information. ». Louis
Echelard, Directeur de Sipa.
Pour autant, le groupe se défend de sacrifier le pluralisme de l’information sur l’autel de la rentabilité.
Les synergies industrielles, les syndications publicitaires sont recherchées. Mais le groupe prétend
respecter l’autonomie éditoriale des titres rachetés, voire maintenir une certaine forme de
concurrence.
« Le groupe est-il vertueux parce que prospère ou prospère parce que vertueux ? Qui est « responsable de
la rédaction » ? François-Régis Hutin, pour Ouest-France : il est directeur de la publication, mais il a aussi
le titre de responsable de la rédaction. Il rencontre personnellement chaque candidat journaliste et lui
explique la finalité et la déontologie du journal. Il est le seul patron de cette envergure qui écrit. Comme
son père Paul Hutin. Comme son grand-père Emmanuel Hutin-Desgrées. La ligne éditoriale des anciens
concurrents rachetés est respectée, tout comme pour les 38 hebdomadaires locaux. La Presse de la Manche
et Ouest-France se font concurrence, même s’ils ont des synergies industrielles (publicité) liées à
l’appartenance au même groupe de presse ». Jacek Brzesinski, Attaché au secrétaire général du groupe
Sipa Ouest-France.
On retrouve ici dans les propos des responsables de Sipa-Ouest-France une argumentation maintes
fois répétée dans les derniers rapports officiels consacrés à la situation de la presse écrite. Les récents
mouvements de concentration consisteraient en une forme de rattrapage par rapport à une souscapitalisation ancienne des entreprises de presse française. La constitution de groupes nationaux de
taille moyenne, par les économies d’échelles qu’elle procure (rentabilisation de l’appareil d’impression,
couplages publicitaires, mise en commun des services administratifs, ...), serait de nature à favoriser le
développement des publications ainsi abritées. Le raisonnement sous-jacent est que la concentration
est donc bénéfique pour le pluralisme de l’information, puisque les synergies industrielles ainsi
réalisées permettent de maintenir en vie un certain nombre de publications menacées de disparition et
permettront peut-être même d’en faire éclore de nouvelles.
Dans le cas du rachat par Bayard de Milan Presse, devenue une filiale au sein du groupe, force est en
effet de constater que les publications de chaque entité ont été conservées et les effectifs rédactionnels
afférents maintenus. Pourtant, certains des titres de Bayard et de Milan sont vraiment très proches,
par la thématique traitée (enfance et jeunesse), voire dans bien des cas par la catégorie d’âge visée ellemême. Mais les synergies se sont jusqu’ici arrêtées au seuil des rédactions, ne touchant que les
fonctions logistiques, administratives et commerciales. Ce rapprochement n’a pas entraîné de
suppressions de titres concurrents, de mise en commun d’équipes rédactionnelles. Par contre elle a
facilité, au niveau des instances transversales (diffusion, RH …) des échanges d’outils de gestion des
fichiers de clientèles, de gestion du personnel, ainsi de que des alliances lors de négociation de tarifs
avec des acteurs extérieurs :
“Donc, on a plus travaillé sur la partie immergée de l’iceberg, donc c’est pas du tout de l’éditorial, en tout
cas pas proche des titres. Donc, c’est plus du transversal, typiquement, donc par exemple la fabrication,
plutôt que d’avoir un appel d’offre sur Bayard, maintenant, on a un appel d’offre sur l’achat de papier qui
est intelligent, qui a fait gagner à tout le monde. Sur la pub, y avait une régie intégrée avec un taux de
régie assez mauvais par rapport à Interdéco, donc, ils sont à Interdéco, y a des ventes couplées. Tout ce
que ne voit pas le grand public. Donc des mutualisations, des économies, des gains d’économies d’échelle.”,
Nathalie Becht, Directrice du pôle enfance, Bayard.
La situation décrite pour Bayard correspond en fait à un mode d’organisation bien connu dans la
presse magazine (Charon, 1999 ; Sonnac, 2001). On peut le repérer aussi chez Lagardere Active Media,
à travers l’exemple du magazine Elle et de ses déclinaisons, avec toutefois des nuances liées à sa
dimension internationale.
Au niveau national, les déclinaisons thématiques de Elle (Elle Décoration, Elle à Table, Elle à Paris) reposent
également sur des synergies administratives, logistiques, et commerciales, mais n’entraînent pas de mise en
7
commun rédactionnelle. Les rédactions sont bien séparées les unes des autres, avec des effectifs bien plus
importants pour l’hebdomadaire Elle (rédaction d’environ 130 personnes contre 26 pour Elle Décoration et
6 pour Elle à Table, auxquelles il faut ajouter des pigistes). Pour donner un exemple de cette séparation,
même si cela peut paraître anecdotique, il faut savoir par exemple que les fiches-cuisine qui paraissent dans
Elle et Elle à Table sont différentes, tout simplement parce qu'elles n'ont pas été rédigées par les mêmes
équipes.
En revanche, les services suivants travaillent pour tous les titres : service de diffusion (six personnes) ;
service du marketing et de la promotion (cinq personnes) ; contrôle de gestion (un à deux emplois temps
plein) ; service des abonnements (trois à quatre emplois temps plein) ; équipe publicitaire spécifique au sein
de la régie Interdeco (quinze personnes).
Au niveau international, les éditions « locales » de Elle sont confectionnées essentiellement à partir de la
matière rédactionnelle de l’hebdomadaire français (environ 80 % du « matériel » rédactionnel, et
principalement pour ce qui concerne la mode). Les filiales étrangères sont gérées par la Direction
internationale. Avec en outre une direction de la publicité au niveau international avec Interdeco
International pour trouver les publications locales de Elle adaptées aux annonceurs mondialisés (équipe
spécifique pour Elle international : trois personnes).
Ainsi, certains contenus sont produits au sein de Elle France pour être reproduits à l’international. En
revanche, il n’existe pas de plate-forme commune de production de contenus au sein du groupe
Lagardere Active Media, ne serait-ce qu'en raison de la périodicité différente et parce qu’il existe des
problèmes de positionnement. Exemple : ce ne sont pas les mêmes photos entre Elle et Public, car le
lectorat visé est différent4.
L’exemple de Public est intéressant car c’est une publication qui est mise en avant par Lagardere Active
Media pour ses développements bi-médias (le site public.fr remporte un certain succès d’audience) et les
synergies rédactionnelles tissées au sein du groupe (réalisations de modules vidéo en collaboration avec
d’autres entités de Lagardère comme Europe 2 TV ou Filles TV). Mais après examen, il apparaît que ces
synergies sont relativement réduites au regard de l’ensemble de l’information produite (programme
quotidien de 6 minutes intitulé « 100% people » ; émissions plus évènementielles à l’occasion de festivals ou
de cérémonies de récompense dans le secteur de la musique) et qu’elles pourraient être beaucoup plus
poussées (les modules vidéo du site public.fr sont réalisés dans un mini-studio attenant à la rédaction, alors
que Lagardere Active Media compte plusieurs sociétés de production audiovisuelle qui pourraient être
sollicitées). Fait à noter : ces initiatives en matière de synergies éditoriales sont impulsées par les différentes
entités volontaires et non par une direction centrale du groupe.
Ces exemples laissent penser que les synergies rédactionnelles sont, au mieux, encore en voie
d’expérimentation. L’hypothèse selon laquelle ces synergies pourraient rester marginales n’est pas à
écarter, pour des raisons qui tiennent d’une part aux spécificités des œuvres de l’esprit, nécessitant
chaque fois un travail artistique et intellectuel singulier difficilement conciliable avec le processus
industriel « classique » (sur la permanence de cette particularité des industries culturelles, voir
notamment Miège, 2000), et d’autre part à l’ampleur organisationnelle des grands groupes, rendant
peu commode la coordination entre les différentes entités détenues (Bouquillion, 2005).
La concentration contre le pluralisme ?
Au final, il apparaît donc que la constitution en groupe de presse favorise la mise en commun de
plusieurs activités (logistiques, administratives, commerciales) mais sans concerner les services
rédactionnels, dans la plupart des cas. Une illustration récente de cela : les groupes de presse observés
au cours de nos enquêtes ont le plus souvent développé une rédaction numérique aux côtés de leur
rédaction papier. Dans ces exemples, la constitution en groupe de presse permet de faire vivre
plusieurs publications, voire de les dupliquer avec leurs extensions numériques. Ils pourraient à partir
de là corroborer les thèses des rapports Lancelot (2005) et de l’Institut Montaigne (2006) ou les
travaux scientifiques inspirés du modèle de Steiner, selon lesquels la concentration peut en venir à
soutenir le pluralisme de l’information :
« la concentration des activités s’accompagne souvent d’une politique de « niches multiproduits », en
partie motivée par la recherche de cibles publicitaires spécialisées sur des catégories spécifiques de
consommateurs. Les exemples de la presse magazine et des chaînes thématiques sont particulièrement
significatifs à cet égard. Au regard de la structure de l’offre de périodiques, on constate que le marché est
4 Le Groupe Moniteur se heurte à ce même écueil de la singularité éditoriale de chaque titre (« marque » attachée à chaque titre
et « cibles » différentes) lorsque la possibilité se présente de réexploiter sur plusieurs supports les contenus d’un seul et même
travail d’enquête journalistique. Par exemple, pour transposer des contenus depuis l’hebdomadaire Le Moniteur vers des
mensuels encore plus spécialisés (Matériels et bâtiments, L’entrepreneur,…), des opérations de « ré-écriture » s’avèrent
indispensables.
8
concentré, dans la mesure où un petit nombre d’entreprises possède la grande majorité des titres.
Pourtant, ce mouvement de concentration s’est accompagné d’une multiplication du nombre de titres. »
(Gabszewicz, Sonnac, 2006a, p. 370)
« Sans goût excessif pour le paradoxe, la commission a ainsi relevé qu’il est malaisé d’établir une relation
directe entre le degré de concentration dans les médias et le caractère plus ou moins pluraliste des services
qu’ils offrent aux lecteurs, auditeurs ou spectateurs » (Lancelot, 2005, p. 16)
« il n’y a pas d’information de qualité sans synergie de groupes, sans moyens financiers » (Institut
Montaigne, 2006, p. 88). « la presse française manque à l’évidence de concentration. Le marché est trop
éclaté, donc trop fragile, et le souci du pluralisme, qui a conduit à s’opposer depuis un demi-siècle à la
concentration, conduit paradoxalement à l’épuisement de la diversité par épuisement financier des
entreprises de presse. À l’heure du numérique et de la concurrence entre médias, la conclusion s’impose
pour la presse quotidienne : pas d’information véritablement pluraliste sans de véritables groupes
plurimédias. » (Ibid., p. 91)
Une telle analyse serait incomplète si elle restait seulement attachée aux effets bénéfiques de la
concentration et appuyée sur une définition assez superficielle du pluralisme de l’information.
Le mode d’organisation des groupes de presse magazine leur confère une certaine souplesse pour
accueillir de nouvelles publications, mais il leur permet aussi de liquider plus facilement les moins
profitables. Le fort taux de natalité constaté dans la presse magazine n’a d’égal que sa forte mortalité.
Le groupe Lagardere Active Media dont nous avons souligné précédemment les développements
éditoriaux pour quelques titres phares a également dû procéder à l’arrêt ou à la « mise en suspens »
d’autres publications (santé, famille, loisirs), jugées moins « stratégiques ». Par ailleurs, la
concentration confère des pouvoirs de marché de plus en plus importants aux groupes de presse ainsi
renforcés et érige des barrières à l’entrée conséquemment de plus en plus élevées (Bouquillion, 2005).
Ceci freine l’arrivée et surtout le maintien de nouvelles publications, indépendantes des publications
détenues par les groupes de presse les plus établis. Ce phénomène est particulièrement accentué dans
la presse quotidienne où les coûts fixes de départ sont colossaux : la quasi-monopolisation territoriale
dans la presse quotidienne régionale est bien connue, et la presse quotidienne nationale souffre elle
aussi d’un manque de renouvellement depuis maintenant plus de trente ans. La presse quotidienne
gratuite est aujourd’hui avancée comme un contre-exemple. Mais on touche là à un autre aspect : celui
de l’originalité de l’information. Les quotidiens gratuits se sont certes multipliés et affichent des
chiffres de diffusion importants, mais une majorité d’entre eux est composée de contenus qui ne sont
pas des créations, confectionnés dans les faits par des équipes rédactionnelles appelées à un travail de
ré-écriture.
Ce mouvement ne concerne pas seulement la presse quotidienne gratuite, il s’étend à l’ensemble de la
presse jusque dans ses extensions numériques. La diversité des contenus, le pluralisme de
l’information, n’est pas qu’une affaire quantitative liée au nombre de publications et d’informations
publiées. Elle dépend aussi de l’originalité des contenus produits. En ce domaine, les mouvements de
concentration observés ainsi que les développements vers le numérique n’apportent aucune garantie5.
À l’inverse, lorsque l’on se penche sur ces deux évolutions non plus en surface mais en les observant de
l’intérieur – c’est l’objet des parties suivantes - on perçoit un amoindrissement de la marge de
manœuvre laissée à la créativité qui n’est pas de nature à favoriser la diversité de l’information.
5 Bien au contraire, l’observation de la situation au Canada amène même Eric George (2007) à émettre l’hypothèse selon laquelle
la concentration facilite une industrialisation et une marchandisation croissantes des contenus.
9
2) Logique gestionnaire et rationalisation de la production
La production de l’information semble de plus en plus « encadrée ». Telle est la conclusion la plus
nette à laquelle nous parvenons suite à nos enquêtes exploratoires. Il ne s’agit pas là d’une nouveauté
complète. Les travaux se penchant sur l’exercice du métier de journaliste mettent en exergue depuis
quelques années les nombreuses formes de rationalisation de la création de l’information, via
l’introduction du marketing ou l’informatisation des rédactions notamment. Mais cette évolution de
fond nous paraît avoir franchi un palier supplémentaire, avec pour conséquence une certaine
uniformisation, peu compatible avec le pluralisme de l’information. A cet égard, la logique
gestionnaire paraît avoir pris une place majeure au sein des groupes de presse, au point de venir
s’immiscer jusque dans l’encadrement des rédactions.
La montée en puissance d’une logique gestionnaire
En parlant de logique gestionnaire, nous ne faisons pas seulement référence à la financiarisation des
groupes de presse qui, après avoir touché essentiellement la presse professionnelle (ex : groupe
Aprovia constitué par les fonds Carlyle, Apax Partners, et Cinven, en cours de dissolution aujourd’hui)
ne se retrouve que de façon sporadique dans la presse généraliste (Carlyle s’est retiré du capital du
Figaro en 2002, et 3i-Investors in industry est actionnaire minoritaire de Libération au côté de
Rothschild). Nous pensons surtout à une conversion plus générale des entreprises de presse à une
majoration de la variable budgétaire dans leur mode de gouvernance éditoriale (lancement ou arrêt de
publications, orientation de la ligne éditoriale, etc.)
La mise en œuvre la plus visible de cette logique gestionnaire réside dans la pression pour réduire les
coûts de production. Elle se concrétise dans le secteur de la presse par le biais d’un double mouvement
de diminution des effectifs et de flexibilisation de la masse salariale. Après avoir touché dans un
premier temps essentiellement les services administratifs et les métiers de l’imprimerie et de la
distribution, cette tendance, accentuée en 2006 et 2007, touche actuellement les rédactions.
Le rachat de l’ancienne filiale du groupe britannique Emap PLC par l’italien Mondadori, en juin 2006, a
causé le départ volontaire d’un nombre important de salariés, environ 15% des effectifs. Le remplacement de
ces salariés, prévu dans la charte signée entre Mondadori et les syndicats de PLC, se fait essentiellement par
des contrats de durée déterminée.
La reprise de France Soir par Olivier Rey et Jean-Pierre Brunois au printemps 2006 a été accompagnée d’un
plan social qui a abouti à la suppression de 61 emplois sur 112.
En octobre 2006, Jean Hornain, directeur général du Parisien, avait annoncé que le groupe devait réaliser 15
à 30 % de gains de productivité pour accroître sa compétitivité. Si des licenciements ne sont pas prévus, en
revanche la direction voudrait mettre en place un statut social différent pour les nouveaux entrants au
journal qui relèveraient du régime de la convention collective, moins favorable que l'accord en vigueur au
Parisien.
Le groupe Lagardère a annoncé en janvier 2007 que la restructuration de son pôle presse (ex-Hachette
Filipacchi Médias fondu dans le nouvel ensemble Lagardere Active Media) prévoit une baisse de 7 % à 10 %
en fonction des pays, soit entre 700 et 1000 personnes dans le monde (le groupe compte 10 000 salariés,
dont 3 500 en France).
A Libération la nouvelle restructuration du journal a qui a eu lieu début 2007 a abouti à la suppression de 76
postes, dont 49 journalistes, sur 276.
Après avoir racheté le groupe Tests (leader de la presse informatique) en avril 2007, la société NextRadioTV
(RMC, BFM, BFM TV) prévoit de supprimer 163 emplois sur 400 et de ne conserver que trois magazines sur
quinze (01 Informatique, L’Ordinateur Individuel et Micro Hebdo) et les sites web associés (01Net et
01Men).
Les suppressions d’effectifs et les « restructurations » d’entreprises constituent à coup sûr les
manifestations les plus visibles de cette logique gestionnaire. Mais à travers nos enquêtes, nous avons
pu en déceler une autre traduction. Moins apparente pour l’extérieur, elle consiste en une intégration
des outils de la gestion financière et une intériorisation des contraintes comptables par les décideurs
de l’entreprise, y compris chez les directeurs de rédaction.
Au sein du groupe Moniteur, cette évolution est très sensible depuis quelques années, au point de voir
le directeur des rédactions assimiler les journalistes à des « centres de coût ».
Très concrètement, les encadrants des rédactions doivent gérer des budgets, divisés selon les procédures de
la comptabilité analytique (budget pigistes ; budget par page ; budget déplacement ; budget
iconographie,...), et régulièrement contrôlés par les services de gestion. La directrice adjointe du Pôle
10
construction n’impute pas cette intégration plus poussée de la logique gestionnaire aux modifications dans
l’actionnariat du groupe Moniteur (après avoir été une entité de VUP, le groupe Moniteur a vu rentrer dans
son capital plusieurs fonds d’investissement : consortium Aprovia en 2002, puis Sagard en 2004 et enfin
BridgePoint en 2006) mais au rôle joué par la « stratégie d’ouverture et d’information sur les résultats de
l’entreprise » du nouveau Président du groupe, que nous pouvons tout de même interpréter comme un
nouveau mode de management, ainsi qu’à une certaine « acculturation » des journalistes. Sur ce dernier
point, la dirigeante interrogée se réjouit ainsi par exemple d’avoir vu récemment un rédacteur en chef venir
lui proposer une solution permettant d’accroître la productivité de son équipe. Elle tient également à
souligner que cette intériorisation de la logique gestionnaire au quotidien a des incidences positives pour le
groupe Moniteur : en quatre ans, les effectifs sont passés de 500 à 900 personnes (incluant l’acquisition
d’une société d’ingéniérie, mais aussi des recrutements en rédaction et en publicité), et une nouvelle revue a
été lancée. En contrepoint à ces arguments, notons que les salariés du Groupe Moniteur ont voté un appel à
la grêve en décembre 2007, autour de la déclaration suivante : « Depuis que le groupe est détenu par des
fonds d'investissements, la pression sur les salaires n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui, tandis que la
dégradation des conditions de travail s'accentue ».
Le groupe Bayard, tout en maintenant une centralisation des décisions au niveau du directoire, a
décentralisé tout au long de sa ligne hiérarchique les activités de recueil et de synthétisation des
données financières, jusqu’à l’encadrement des rédactions.
Dans la presse jeunesse, chaque directeur de pôle (petite enfance, enfance, etc.) est chargé, en relation avec
les rédacteurs en chef, d’élaborer des contrats de programme annuel (budget) titre par titre. Chaque contrat
de titre alimente celui du pôle qui lui-même servira à construire celui de Bayard jeunesse, puis Bayard
presse, et ainsi de suite jusqu’au niveau groupe. Un contrôleur de gestion est détaché dans chaque pôle pour
épauler les managers dans leur travail de comptabilité analytique, managers d’autant moins préparés s’ils
sont journalistes. La socialisation à ces approches et à ces outils passent à la fois par capillarité, au travers de
binômes aux compétences complémentaires, et par la mise en place de stages de formation.
“En fait, on a des stages de management, qui sont vraiment intra, donc là on mélange des cadres et des
journalistes. Donc, ça, ça fonctionne assez bien. C’est une petite formation, plutôt sur le management
situationnel, c’est-à-dire un peu échanges de bonnes pratiques, (…) Ils sont assez demandeurs. Donc, là
justement, on est en train de développer notre offre là-dessus. Mais c’est vrai par exemple, on discutait
dans ce fameux groupe sur les compétences, avec une directrice de rédaction qui a pris son poste, et donc,
qui a beaucoup d’expérience sur pas mal de choses à Bayard, et elle disait « finalement je me suis rendue
compte, après quelques mois après avoir pris mon poste, qu’on avait une attente énorme vis-à-vis de moi
sur les aspects gestion, budgets, etc. »”, Marie-Laurence Alexandre, Directrice du développement des RH,
Bayard.
On rencontre une organisation quasi-identique chez Lagardere Active Media avec la présence du
contrôle de gestion à tous les niveaux.
Par exemple, pour Elle et ses déclinaisons, une contrôleuse de gestion assiste l’éditeur. Au sein du Comité
Presse magazine France, niveau supérieur dans l’organigramme du groupe, siège une Directrice financière.
En ce qui concerne Public, c'est le même schéma que pour Elle : un directeur délégué, contrôleur de gestion
chapeaute Public et d'autres titres, dont Paris-Match par exemple.
Les indicateurs financiers existent titre par titre. Le reporting est en général mensuel, mais des « estimés »
peuvent être demandés ponctuellement. En sachant que les rédacteurs en chef ou directeurs de rédaction
ont des contrats d'intéressement.
Ce qui est recherché, c'est une optimisation des charges gérées par les directeurs de rédaction, qui ont des
responsabilités budgétaires en tant que telles. Un coût de rédaction à la page est établi. Les directeurs de
rédaction ont des tableaux de suivi à cet effet.
Une intégration plus poussée du marketing
La généralisation de cette logique gestionnaire dans la gouvernance éditoriale constitue un élément
nouveau. Ses outils se conjuguent à d’autres techniques de rationalisation de la production
d’information, comme le marketing notamment. La pénétration du marketing semble en outre être
plus profonde qu’auparavant :
- installé d’assez longue date dans la presse magazine (notamment dans la presse féminine, Damian,
1995), le marketing tente de s’imposer aussi dans la presse quotidienne 6 ;
6 Une recherche consacrée au consulting éditorial montre à ce sujet l’importation diffuse des modèles professionnels de la presse
magazine dans les rédactions de presse quotidienne : « Plus que des modifications ponctuelles (brièveté des articles, sujets «
magazine »), les consultants introduisent dans les rédactions de presse quotidienne des préoccupations qui n’y étaient pas
auparavant : le souci du lecteur voire de l’acheteur et la prise en compte du fait que leur activité s’inscrit dans une structure
économique. » (Brandwinder, 2006, p.8)
11
- Le marketing aval, davantage centré sur l’analyse des résultats a posteriori, se double parfois d’un
marketing amont consistant à anticiper les attentes de consommation ;
- Le marketing se diffuse à l’intérieur des rédactions, auprès des journalistes de base, en étant moins
l’apanage des encadrants.
Les exemples suivants témoignent de ces évolutions, subtiles mais multiples, vers une imposition de
plus en plus complète du marketing dans les entreprises de presse.
Ainsi au sein d’un même groupe comme Lagardere Active Media, le marketing se heurte encore à de
vives oppositions dans les rédactions de presse quotidienne, mais son utilisation se répand de façon
beaucoup plus diffuse dans les rédactions de presse magazine :
« Au Journal du Dimanche, les résistances sont assez fortes de la part des journalistes face aux méthodes
marketing. (…) Sur Elle, les résistances sont bien moindres car on a fait des trucs qui ont marché . Et moi,
je parle avec les journalistes, je les sensibilise aux chiffres . (…) Il peut y avoir des résistances, notamment
de la part des directeurs artistiques. C’était le cas dernièrement quand on a lancé des opérations concours
qu’on voulait afficher en couverture du magazine. On a fait une couverture avec un encadré un peu voyant
qui signifiait simplement « spécial recettes de fête », c’était très difficile à faire passer auprès des DA, mais
c'est un numéro qui s'est très bien vendu. » Franck Espiasse-Cabaud, Editeur Elle, Lagardere Active Media
Chez Bayard, groupe beaucoup plus spécialisé dans la presse magazine, le marketing amont a tendance
à se naturaliser, au fil de plusieurs médiations.
La chargée de recherches, études et université , attachée au directoire, a pour rôle de collecter des
informations générales sur des évolutions à la fois dans le secteur des médias et dans la société française
(achat d’études générales telles que celles de l’AEPM, sur le Web, réalisation d’études sur la place des
catholiques dans la population française). Ceci afin d’aider à la réflexion et aux prises de décision du
directoire de Bayard. Mais sa mission consiste également à mettre ses compétences marketing au services
des encadrants éditoriaux pour la réalisation d’études, et dans la gestion de leurs relations avec les cabinets
d’études extérieurs. D’ailleurs, une partie des budgets marketing est décentralisée dans les rédactions, au
niveau des responsables de titres, afin de privilégier la maîtrise des managers sur les concepts éditoriaux
dont ils ont la responsabilité, tout en facilitant l’acceptation des préconisations des études par les équipes
rédactionnelles.
“A priori l’étude, elle est pour une amélioration, il faut qu’elle soit prise, il faut que les résultats soient
compris, et appropriés par le titre, pour qu’ils en fassent quelque chose. Donc, si on a une étude qui est faite
contre une équipe de direction, c’est pas la peine. Il n’y aura de toute façon pas… On va perdre de l’argent,
cela ne va pas convaincre”, Agnès Rochefort-Turquin, Chargée des recherches et études, et université,
Bayard.
Chez Ouest-France, le marketing s’infiltre doucement mais sûrement (création d’un service marketing
en mars 2007), en se mariant à la culture d’entreprise du groupe. À en croire les dirigeants du groupe,
il semble que le chemin soit déjà bien engagé sur ce terrain. Pour faciliter son acceptation, le
marketing s’inscrit dans le respect des « valeurs » humanistes du groupe, plutôt que surplomblant
toute autre légitimité.
« Notre travail en tant que responsable marketing est de considérer qu’il existe des valeurs qui constituent
un invariant auquel on ne touche pas et qui doit être le référent de notre politique marketing. Le travail du
marketing doit donc viser à ce que ces valeurs soient toujours comprises, défendues et se déploient sur de
multiples supports. À partir de là, il n’existe donc aucune incompatibilité entre l’écoute du marché et le
respect des valeurs qui nous animent, mais au contraire complémentarité : ne pas respecter nos valeurs,
c’est prendre le risque de perdre ses lecteurs. (…). Certains journalistes aimeraient bien savoir ce que le
lecteur pense. Ce sont certains managers qui ne diffusent pas en anticipant – à tort - leurs réactions
négatives. Les jeunes journalistes sont par exemple demandeurs d’évaluation de la part de leurs
managers. Ils ne l’ont pas encore. Mais cela avance » Stéphane Baranger, Directeur du service recherche
et développement, puis Directeur du service marketing, groupe Sipa Ouest-France
« On a progressé dans la façon de travailler avec des indicateurs. On a déjà réussi à faire accepter l’idée
qu’on a le devoir de prendre en compte le lecteur. Cette culture est aujourd’hui acceptée. Ce qu’on en fait
ensuite peut être sujet à discussion, opposition. Mais on mesure bien aujourd’hui le chemin accompli par
Ouest-France, comparé à d’autres titres du groupe », Louis Echelard, Directeur de Sipa
Un équilibre instable entre « rationalité chiffrée » et intuition éditoriale
Le marketing et la gestion financière s’inscrivent dans un continuum, avec les recettes publicitaires et
de la diffusion, où la « rationalité chiffrée » semble gagner du terrain dans la gouvernance éditoriale
par rapport au libre-arbitre des rédacteurs, au magistère journalistique.
12
Ainsi, après avoir rappelé que « le patron du journal, c'est quand même le patron de la rédaction » et qu’il
ne participe pas - « volontairement » - aux conférences de rédaction, l’éditeur de Elle insiste sur l’existence
d’une réunion mensuelle, visiblement encore plus déterminante. Cette réunion, animée par l’éditeur,
rassemble les rédacteurs en chef ou les directeurs de rédactions, les responsables de la publicité, de la
diffusion, et la contrôleuse de gestion, afin de faire le point sur les résultats mensuels de chaque titre.
De son côté, le journal Ouest-France s’est déjà doté d’indicateurs de résultats au sein de ses rédactions,
visant tant à protéger la qualité de l’information qu’à sensibiliser ses journalistes à la pérennité de leur
entreprise. En 1997, dans le cadre de la décentralisation de sa mise en page automatique au niveau des
rédactions, le journal a éprouvé le besoin de redéfinir chacun des différents postes d’encadrement des
rédactions. L’étape suivante vise à impliquer ces outils dans le management au quotidien des rédactions
par les directeurs départementaux et chefs d’agence. Si l’ensemble des managers journalistes se sont ainsi
vu assigner des missions d’agents du développement économique du titre, le groupe Sipa-Ouest France
tient néanmoins à maintenir sa ligne éditoriale.
« On essaie depuis cette année d’impliquer dans le management les directeurs départementaux et les chefs
d’agence à partir d’éléments de diagnostic relatifs à leur marché. Par exemple, des éléments liés à la
démographie de leur zone de couverture, pour comprendre comment ce marché évolue ; des éléments
relatifs à ce que fait Ouest-France sur ce territoire ; des éléments relatifs aux évolutions des ventes, relatifs
à la concurrence… Ils peuvent à partir de ce diagnostic se donner 4 ou 5 axes de développement. La
plupart des Directeurs départementaux font cela avec beaucoup d’intérêt. On parle marché avec eux. Si
cela fonctionne bien, on aura des axes stratégiques sur leur territoire qui seront partagés par la vente et
par la publicité. Et des plans d’action qui s’inscriront dans ces stratégies » Stéphane Baranger, Directeur
du service recherche et développement, puis Directeur du service marketing, groupe Sipa Ouest-France
Malgré cette généralisation de la rationalisation des méthodes de production, sur laquelle nous avons
beaucoup insisté en raison de son accentuation, des motivations idéologiques demeurent dans les
choix des groupes et tendent à singulariser leurs lignes éditoriales les unes par rapport aux autres.
Il s’est avéré que parmi les groupes étudiés dans le cadre de nos enquêtes, ce sont plus précisément des
convictions politico-religieuses - la congrégation religieuse catholique des assomptionnistes est à
l’origine de Bayard ; l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste
(association loi 1901) détient 99,90% de la société civile Sipa (Société d'investissements et de
participations) - qui président aux destinées éditoriales. Cette importance des convictions supplante
dans bien des cas les considérations purement comptables au moment des prises de décision
éditoriales.
Chez Bayard, des études sont réalisées pour accompagner les prises de décision dans le cadre de la
stratégie d’entreprise, ou de la gestion de porte feuille de titres (lancements, évolutions éditoriales).
Mais ce ne sont pas les seules données à peser sur la décision finale des dirigeants. Les
positionnements idéologiques des actionnaires, représentés dans les plus hautes instances de
direction, pèsent parfois plus lourdement que la perspective de bénéfices réalisés sur certains créneaux
de marchés.
“Un des grands segments de presse qui s’est beaucoup développé, sur les 5 dernières années, c’est le
segment “fille”, les ados. Mais on le trouve aussi à 3 ans, les princesses… Je pense que d’un point de vue
marketing, en plus financier, il est juteux, c’est clair. Bayard n’y est pas allé par conviction, pas parce qu’il
a cru que c’était pas juteux. (…) Chez Bayard, on ne fera pas ici, les gens ne feront pas ici des trucs contre
ce qu’ils estiment être le bien-être de l’enfant”, Nathalie Becht, Directrice du pôle enfance, Bayard.
D’autres exemples de refus de profiter d’un « créneau », attractif financièrement mais contraire aux
principes du groupe, sont également fournis par des responsables de Sipa Ouest-France.
« Un exemple récent est particulièrement significatif de la place que nous entendons maintenir au
marketing dans notre système de valeurs. Ouest-France a refusé de publier une quelconque photographie
de la pendaison de Saddam Hussein. Ceci illustre bien que, même si nous souhaitons prendre en compte la
dimension ventes, celle-ci ne peut se développer que dans le cadre de nos valeurs. Celles-ci constituent un
invariant, qu’il faut faire perdurer » Louis Echelard, Directeur de Sipa
« Cela s’est manifesté quand on a racheté les gratuits publicitaires avec Spir communication, on a imposé
une spirale vertueuse sur le minitel rose. Ce que la concurrence (Comareg) n’a fait que tardivement quand
pour des raisons économiques, cette licence a fini par le desservir ». Jacek Brzesinski, Attaché au secrétaire
général du groupe Sipa Ouest-France
Chez Sipa Ouest-France, un certain nombre de dispositions ont même été prises pour se prémunir de
la tentation du seul profit. Le groupe Sipa Ouest-France s’est doté d’une structure destinée à le
protéger de la logique de la financiarisation.
L’organigramme du groupe révèle une structure associative comme socle de décision (l’Association pour le
soutien des principes de la démocratie humaniste), qui prévient le groupe de distribuer ses bénéfices sous
13
forme de dividendes auprès des actionnaires et l’oblige ainsi à les réinjecter dans le groupe. Seul,
effectivement, le groupe Sofiouest présente la particularité de n’être détenu qu’à 40,18% par la société civile
Sipa, (elle-même détenue à 99,91% par l’Association pour le soutien des principes de la démocratie
humaniste), 58,82% de son capital étant détenu par d’autres actionnaires. L’ensemble des autres titres du
groupe Sipa, et notamment le journal Ouest-France dépend de cette association de type loi 1901, à but non
lucratif. De fait, sa gestion a été organisée pour protéger l’information des seuls impératifs économiques et
des appétits des raiders.
« Il ne peut y avoir évaporation des capitaux dans notre schéma. S’agissant du secteur médias du groupe,
aucune personne ne peut plus aujourd’hui recevoir de dividendes aux motifs qu’elle serait actionnaire.
C’est important. Cela permet de comprendre pourquoi on peut défendre des valeurs et sacrifier des
opportunités commerciales. » Louis Echelard, Directeur de Sipa
Les exemples susmentionnés montrent que les facteurs idéologiques tiennent encore une place
importante dans la prise de décision éditoriale. Ils n’ont pas disparu, loin de là. Et de ce point de vue,
ils contrebalancent la vague d’uniformisation vers une logique gestionnaire identifiée auparavant. De
façon plus générale, on peut donc considérer que les prises de décision éditoriales telles qu’elles
s’effectuent aujourd’hui dans la presse écrite restent encore partagées entre la composante intuitive de
la créativité et celle de la rationalité comptable, comme c’est le cas dans les ICIC en général.
Cependant, nous avons le sentiment après nos enquêtes exploratoires que le curseur semble s’être
déplacé entre ces deux pôles, au profit de la logique gestionnaire. Répétons-le, ceci ne signifie pas que
le libre-arbitre des journalistes dans le choix de leurs sujets n’intervienne plus ou que le poids des
« valeurs » des groupes dans leurs orientations éditoriales se soit effacé. Simplement, ces éléments ont
vraisemblablement perdu du terrain face à la recherche de profit traduite dans une rationalisation du
mode de production.
Ce mouvement est-il pour autant durable ? Peut-il s’accorder avec les logiques structurantes des ICIC ?
Le caractère à la fois exploratoire et situé de nos enquêtes ne nous autorise pas à répondre à de telles
questions. Tout au plus, nous permet-il d’entrevoir des signes d’évolution que nous laisserons ici à leur
statut d’hypothèse. Ceci en revenant sur deux exemples, qui peuvent être interprétés comme un retour
de balancier en faveur du créatif, mais sur la base d’une intégration déjà poussée de la rationalisation
de la production.
Il arrive ainsi parfois, comme chez Bayard, que les hérauts du marketing en charge de sa propagation
dans l’entreprise de presse soient dans la situation de refréner les ardeurs des responsables éditoriaux
en la matière.
“Je crois, parce que c’est difficile, c’est très difficile, que les équipes ont bien intégré, parfois trop, mais ont
bien intégré les impératifs de comprendre son public, et son lectorat. Voilà, je dirais, on est peut-être passé,
il a fallu du temps, de l’équipe de rédaction qui regardait ce que faisaient les concurrents, qui était le nez à
regarder ce que faisaient les concurrents, ce que pensaient les uns les autres de son papier etc., etc., à une
préoccupation du lecteur, d’avoir du lecteur, et du lecteur en nombre, en fidélité et en nombre. (…) quand je
vois des titres qui sont abonnés à des vus-lus tout au long d’une année, je leur dis, stoppez, arrêtez, ça y est
vous avez appris assez, sur l’échelle des valeurs, sur les centres d’intérêt, maintenant, OK, vous arrêtez (…)
Parce qu’il ne faut pas oublier que la presse a besoin d’être dans l’offre, c’est-à-dire elle a besoin d’être dans
le renouvellement, elle a besoin de la surprise aussi. Elle a besoin d’être dans la réassurance mais aussi
dans la surprise, et surtout, quelque part de se poser la question, mais pourquoi je parle de ça à ce lecteurlà, et qu’est-ce qu’il va en tirer comme bénéfice”, Agnès Rochefort-Turquin, Chargée des recherches et
études, et université, Bayard.
Dans ce premier exemple, on voit ainsi resurgir cette nécessité d’un renouvellement des formes,
caractéristique des ICIC, mais qui se rationalise en prenant appui sur des études de marché. Ce mix
entre créativité et rationalité chiffrée semble être aussi recherché chez Lagardere Active Media.
L’éditeur de Elle est un manager issu des métiers de la communication et du journalisme mais en même
temps complètement acculturé aux techniques du marketing et de la gestion financière. Son profil est assez
différent des autres décideurs du groupe en matière éditoriale – les directeurs délégués – qui sont eux tous
issus du contrôle de gestion (c’est le cas aussi dans les autres grands groupes de presse internationaux
comme Mondadori/ex-Emap ou Springer). Apparemment, la direction de Lagardère préfère désormais le
profil d’éditeur à celui de directeur délégué, et souhaiterait initier une évolution en ce sens. A priori, un tel
intérêt pour ce profil moins gestionnaire, moins comptable, confirmerait le rééquilibrage en direction d’une
plus grande inventivité, que nous évoquions préalablement. Mais la situation est en réalité plus complexe,
car là encore il s’agit d’un encouragement à la créativité fortement encadré. Notamment parce que le travail
des éditeurs est lié aux résultats financiers du groupe (détail pas si anecdotique : les éditeurs touchent des
stock-options, pas les directeurs délégués). Ensuite parce que le profil d’éditeur, certes moins gestionnaire
que celui de directeur délégué, ne signifie pas une mise à l’écart des chiffres dans la prise de décision
éditoriale, mais plutôt leur prise en compte dans des domaines plus diversifiés : marketing, ventes, publicité.
14
Au final, l’hypothèse que nous soulevons est la suivante : le développement des méthodes de
rationalisation de la production de l’information formerait un cadre pour un travail de création
désormais plus sophistiqué et contrôlé. Ceci pose question quant à la marge de manœuvre des
créateurs qui, sans être annihilée, pourrait voir se réduire les possibilités d’innovation et donc de
diversité des contenus.
15
3) Rédaction numérique et recherche de productivité
Depuis plusieurs années, les études sociologiques et ethnographiques portant sur les journalistes
montrent que l’exercice du métier semble avoir connu des transformations profondes et durables :
l’activité est désormais plutôt tournée du côté du « journalisme assis » ou de desk (rédaction ou
editing à partir de documentation existante, de contacts à distance) que du côté du « journalisme
debout » ou de terrain (déplacement pour la collecte de nouvelles originales, genres « nobles » de
l’investigation et du reportage) (Neveu, 2001). Cette évolution est due à une pluralité de facteurs dont
les principaux sont liés à :
- la pression des entreprises de presse pour accroître la productivité des rédacteurs ;
- l’intensification des opérations de relations publiques de la part de tous types d’organisation
(entreprises privées, collectivités publiques, associations) ;
- l’équipement des salles de rédaction en outils facilitant le travail à distance (téléphone, fax, et
désormais courriel et web).
Les observations que nous avons effectuées au sujet des rédactions numériques plaident en faveur du
renforcement d’une telle tendance vers le journalisme assis, et donc vers une création moindre
d’informations originales. Pour mettre sur pied des rédactions spécialement dédiées aux éditions
numériques des publications, les groupes de presse ont engagé de nouveaux journalistes en sus des
équipes existantes. Mais ceci n’équivaut pas à un accroissement proportionnel de la capacité
rédactionnelle des publications et donc à une diversité accrue des informations. Car les journalistes
spécialisés dans le numérique effectuent un travail qui est rarement un travail de création et beaucoup
plus souvent un travail de retraitement ou de ré-écriture d’informations existantes, accentuant ainsi la
tendance décrite plus haut. Voyons ceci plus en détail.
En premier lieu, il convient donc de noter que les préoccupations des groupes de presse vis-à-vis d’un
avenir identifié comme régi par l’internet ont entraîné la constitution de rédactions numériques. Ces
rédactions numériques ne se substituent pas aux rédactions papier mais les complètent. Cet état de fait
témoigne plus largement, de la part des groupes de presse, d’une prise de conscience et d’une
appréhension beaucoup plus mûre et maîtrisée des spécificités de l’information sur l’internet.
Lagardère affiche les ambitions les plus élevées en la matière, au point de refondre l’ensemble de ses
branches médias (presse, radio, télévision, production audiovisuelle) autour du numérique. Dans cette
perspective, Lagardere Active Media a échafaudé une stratégie qui paraît cohérente au regard des
expérimentations quelque peu désordonnées qui caractérisaient le secteur de la presse jusqu’ici.
D’une part, chaque rédaction papier se double d’une rédaction numérique, certes moins étoffée, mais dont
les rédacteurs présentent une forte acculturation à l’internet. D’autre part, chacune de ces rédactions
numériques est liée, par l’intermédiaire de son « rédacteur en chef numérique » aux filiales web de
Lagardere Active Media, sociétés pure players à l’origine et récemment acquises :
- Pour tout ce qui concerne les informations « chaudes » ou d’actualité, l'activité éditoriale est élaborée à
partir de la société Newsweb. C'est déjà le cas pour la version internet du Journal du Dimanche. A terme,
tous les sites de news seront gérés à partir de Newsweb, qui possède déjà des sites dans le domaine de
l'automobile, des finances, et du sport.
- Pour ce qui concerne l'information avec une dimension de base de données importante, c'est la société
Thotnet (infobébé) qui est mobilisée. Elle regroupe les équipes éditoriales de elle.fr, parents.fr, ou encore
premiere.fr.
La distinction établie ici entre information de flux et information de stock rejaillit ainsi sur
l’organisation de la production numérique au sein du groupe. Encore une fois, ceci montre que les
groupes de presse ont franchi un stade important – un stade « cognitif » - dans leur analyse des
développements sur l’internet. Dans le cas présent, le recrutement d’anciens dirigeants d’Orange par
Lagardère (Didier Quillot à la présidence du Directoire de Lagardere Active Media, Julien Billot à la
tête de la Direction numérique) n’y est évidemment pas étranger.
Chez Bayard, on peut déceler une évolution assez similaire même si les stratégies en direction du
numérique sont beaucoup plus timides. L’impression dominante est que le groupe a appris de ses
déboires passés (la filiale Bayard Web, après avoir fortement recruté, avait dû faire machine arrière),
et sait maintenant mieux identifier ses ressources internes et les compétences spécifiques au
multimédia qui lui manquent encore. Ainsi, dans le domaine des contenus pour la jeunesse, des savoirfaire ont été acquis progressivement pour notamment transposer des personnages « vedettes » du
papier (magazines et livre) vers l’audiovisuel. Mais l’exploitation sur l’internet nécessitera d’autres
adaptations à venir, dont les responsables du groupe savent désormais mieux mesurer la nécessité.
“ La question se pose du troisième volet, probablement du côté du numérique. Numérique au sens large, je
parle audio-visuel, et Internet. Donc on a pris la décision, il y a 2 ou 3 ans de s’investir dans l’audiovisuel,
16
donc on produit des films. On en a fait 2. On est en train d’en faire un, et puis un autre qui sortira en juillet
sur la 5, puis à l’étranger. On a fait Petit Ours Brun, c’est 100% nous. On a fait beaucoup de coproductions
avant, mais, là, on maîtrise toute la chaîne de production. Mais, là, ça va être superbe en Juillet. Donc, on
essaie de maîtriser l’ensemble de la chaîne, de vendre des droits à l’étranger, etc.” Pascal Ruffenach,
Responsable du secteur enfance, jeunesse et famille (presse, multimédia, export, édition, réseau Bayard
jeunesse, enfant magazine), Bayard.
On le voit à travers ces exemples, les entreprises de presse ont désormais conscience des spécificités du
numérique, ne l’envisagent plus comme une simple duplication du papier7, et s’attachent en
conséquence la collaboration de spécialistes : recrutement de personnel, acquisition de sociétés
spécialisées. Au total, de nouveaux rédacteurs sont au service des groupes de presse, mais la question
reste entière de leur contribution à une augmentation de la diversité de l’information. Pour y répondre,
il convient d’examiner de près en quoi consiste l’activité de ces rédacteurs numériques.
Premier élément de réponse, qui a tous les atours de la tautologie mais pas tant que cela dans le
contexte de l’internet : ces rédacteurs numériques effectuent bel et bien un travail de rédaction, au
sens de production de contenus. Nous voulons signaler par là qu’ils ne sont ni chargés de l’animation
de forums (cette activité est la plupart du temps déléguée à des sous-traitants) ni chargés de
l’intégration éditoriale de contenus amateurs (UGC – user generated content). La raison invoquée par
les responsables de rédaction est le plus souvent juridico-économique : un contrôle difficile et
chronophage des propos « libres » tenus sur les forums ou dans des articles amateurs.
« Public.fr est un site de marque et non un site recourant aux contenus générés par les utilisateurs. Les
contenus générés par les utilisateurs posent trop de problèmes en ce qui concerne les photos et les droits
qui y sont attachés. (…) Il y a des problèmes de droits pour les photos et vidéos. Il faut savoir que les frais
de justice sont dans ce cas couverts par les ventes papier, mais ils ne le sont pas par l'activité Web. Si nous
laissions tout libre sur le Web, nous pouvons évaluer les frais juridiques à environ 2 millions d'euros. Ce
qui n'est pas rentable si on fait le ratio avec les revenus que l'on tire du Web. (…) La gestion des forums est
sous-traitée à la société Concileo. Parce que c'est très sensible, il peut y avoir du sexe, du racisme. Parce
qu'on n'a pas le temps, on ne peut pas tout contrôler. Public, c'est une marque, on doit être irréprochable ».
Nicolas Pigasse, Directeur des rédactions de Public, Lagardere Active Media.
Au-delà de ces justifications, on peut aussi penser que les groupes de presse n’ont pas encore
totalement accompli leur «révolution culturelle » vis-à-vis de l’internet. En raison de ces réticences
vis-à-vis des contenus amateurs ou de la parole ordinaire, leurs réalisations numériques semblent
encore très différentes des sites pure players de journalisme citoyen (AgoraVox) ou de
« communautés » (par exemple, aufeminin.com ou doctissimo.fr, perçus comme de réels concurrents
par Lagardere Active Media).
Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’une transformation radicale - voire d’un détournement - de l’activité
de rédacteur à la faveur de l’internet est donc pour l’heure à écarter au sein des groupes de presse. Ceci
ne signifie toutefois pas que l’activité de rédaction soit exempte de tout aménagement.
Si les rédactions numériques peuvent parfois être le lieu de création d’informations originales, elles
sont surtout un atelier de réagencement de contenus existants.
Des interviews vidéo peuvent être à l’occasion réalisées par l’équipe de public.fr : quatre permanents et trois
pigistes (« JRI (journalistes reporters d’images) appliqués à l’internet » et monteurs) qui s’ajoutent aux 25
permanents et 6 pigistes de la partie print de Public. Mais le plus souvent, le travail de la rédaction
numérique est un travail de composition de news en accolant vidéos, photos fournies par une agence, et
petits textes explicatifs d’accompagnement.
Aux Echos, le travail essentiel des rédacteurs Web semble consister à alimenter le site en informations
d'actualité, principalement à partir d'un travail de desk : appui sur les dépêches d'agences de presse,
étude des communiqués et des rapports d'activité des entreprises à partir de leur site Web, et, plus
rarement, appels téléphoniques auprès des protagonistes. Sur cette base, le travail des rédacteurs web
ne diffère pas énormément de celui des rédacteurs papier, avec lesquels ils partagent d’ailleurs la
même salle de rédaction (type « open space »). Il n’y a donc pas de séparation physique entre
rédaction papier et rédaction numérique, et on y retrouve un même penchant pour le journalisme
assis. Dans le détail cependant, cette tendance est encore plus accentuée chez les rédacteurs
numériques que chez les rédacteurs papier. Plusieurs éléments en témoignent :
7 Les Echos ont numérisé l’ensemble des articles de l’édition papier sous XML, un format numérique qui rend aisée la
duplication sous tous types de supports. Techniquement possible, cette duplication n’a dans les faits rien d’automatique, car les
responsables des Editions électroniques des Echos savent désormais fort bien que des différences de temporalité ou d’usage, ne
serait-ce qu’entre le web et le mobile, rendent obligatoire une mise en forme et une exploitation différentes pour chacun des
supports.
17
- Les rédacteurs papier se déplacent parfois en dehors de leur bureau, ne serait-ce que pour rencontrer les
acteurs sur lesquels ils écrivent un article ou un dossier. Apparemment, ce n’est presque jamais le cas pour
les rédacteurs numériques, la plupart du temps rivés à leur ordinateur.
- Les rédacteurs numériques ont une tâche supplémentaire à accomplir : l’attribution de mots-clés à leurs
articles en vue de l’indexation dans la base de données des Echos. Les articles des journalistes papiers font
eux l'objet d'une indexation par des employés spécifiquement affectés à cette tâche (des documentalistes)
qui vont donc classer les articles papier au moment de leur mise au format XML et de leur basculement dans
la base de données.
Les rédactions numériques de Lagardere Active Media présentent les mêmes caractéristiques : tâches
techniques supplémentaires, et productivité plus élevée quitte à ce que les contenus soient moins
originaux.
Les filiales web de Lagardere Active Media – Newsweb et Thotnet – effectuent un travail de ré-écriture des
articles des éditions papier. Ce travail de ré-écriture ne consiste pas seulement en une adaptation aux
formats de l’écran d’ordinateur (textes plus courts, plus directs, etc) comme on le conçoit couramment. Il
s’agit aussi d’un travail d’optimisation des contenus en vue de leur référencement sur l’internet, et en
particulier auprès des infomédiaires. Les moteurs de recherche classent les documents web à partir de
plusieurs éléments, parmi lesquels figure en bonne place l’indice de densité de mots : autrement dit, plus le
terme de la requête soumis au moteur de recherche est présent dans une page web, et plus celle-ci aura de
chances de figurer dans les premiers résultats des réponses à la dite requête (top ranking). Les filiales web
de Lagardere Active Media sont ainsi chargées de truffer les articles numérisés des termes les plus
stratégiques pour apparaître dans les sommets des classements des moteurs de recherche. De façon plus
générale, ces ex-pure players apportent une valeur ajoutée liée à leur expertise des techniques d’indexation
sur l’internet.
Les personnels oeuvrant dans ces rédactions numériques sont largement acculturés aux spécificités de
l’internet. Jeunes, leur recrutement est perçu comme un gain de productivité en comparaison des
personnels des rédactions papier, car plus productifs au niveau des informations confectionnées à la
journée, et moins coûteux au niveau salarial (rémunérations et avantages professionnels moindres).
En résumé, c’est donc un bilan pour le moins mitigé puisque le surplus de rédaction généré pour le
numérique n’est pas intégralement alloué à la création, mais plutôt orienté vers un retraitement
industrialisé de l’information (Rebillard, 2006). De ce point de vue, le numérique amène une plus
grande quantité de contenus, mais pas forcément plus diversifiés en proportion, car provenant de
sources très comparables (agences de presse, communiqués, médias d’origine).
18
4) Les enjeux de la diffusion numérique
Dans la presse écrite, la distribution et la diffusion constituent moins un goulet d’étranglement que
dans d’autres filières des ICIC. Depuis la Libération, une réglementation, des aides directes et
indirectes ainsi qu’un système fondé sur des coopératives de distribution offrent à tout éditeur, quelle
que soit sa taille, la possibilité d’être présent dans la totalité des points de vente du territoire national.
« En confiant cette activité, lorsqu’elle est exercée en commun, à l’intervention exclusive de sociétés
coopératives, elles reviennent à soustraire, de façon très singulière, le fonctionnement d’un secteur
économique à une exploitation régie selon le fondement des règles capitalistes et à favoriser les principes
de libre accès, d’égalité de traitement et de possibilités de péréquation. Le fait que le secteur de la presse
n’a pas, ainsi, connu les conséquences d’une concentration entre activités d’édition et de distribution et que
la variété des publications distribuées bénéficie d’un certain pluralisme figure au bilan de ces modalités
particulières d’organisation. » (Pradié, 2005, p. 107)
Cette configuration très encadrée de la distribution de la presse écrite est régulièrement mise en débat
par les plus puissants acteurs, s’estimant lésés par les péréquations opérées auxquelles ils s’avèrent
être les plus lourds contributeurs (revendications du Syndicat de la presse magazine d’information –
SPMI ; exigences de Lagardère, principal actionnaire des NMPP, notamment), mais elle continue
malgré tout à garantir une certaine « diversité offerte »8.
Des problèmes cruciaux se posent avec l’internet, dans la mesure où la diffusion numérique n’est pour
l’instant l’objet d’aucun encadrement par les pouvoirs publics. Il n’est en effet pas à exclure que, en
comparaison de la situation existant pour l’imprimé, les disparités entre les éditeurs les plus puissants
et les petittes structures (voire les auteurs individuels) se renforcent avec l’internet. Nous nous
inscrivons ainsi à rebours de la rhétorique dominante assimilant la multitude d’informations sur
l’internet (blogs, journalisme « citoyen ») à un gage de diversité :
Le rapport Lancelot (2005) était quelque peu contradictoire à ce sujet. Il y était d’abord énoncé que «
contrairement à ce qui est parfois soutenu, le développement de l’internet et le foisonnement des sources
d’information dont il s’accompagne avec, par exemple, le phénomène des blogs, ne suffisent pas à faire
émerger un environnement médiatique dans lequel la problématique du pluralisme aurait perdu sa
signification. » (p. 30) Mais finalement, de façon complètement inverse, il y est affirmé par la suite que « la
consultation de l’internet donne accès à tout ou partie du contenu des grands journaux étrangers et
diversifie considérablement les sources d’information disponibles ; la multiplication des blogs contribue
également à ce mouvement. » (p. 42)
La même conclusion est reprise dans le rapport Tessier (2007). Cette fois sans aucune ambiguïté, ce texte
dédié à l’internet avance que « la question du pluralisme n’est plus posée en termes d’accès à l’information
puisque celle-ci est immédiatement disponible en ligne. » (p. 48) Après une explication insistant sur les
facilités techniques de publication assistée par ordinateur – « la création d’un site internet ne nécessite pas
une infrastructure importante. Bien au contraire, il suffit de disposer d’un ordinateur, des logiciels
adéquats et d’une connexion à internet pour pouvoir être présent sur le réseau et présenter et diffuser ainsi
ses idées. Les contraintes techniques sont donc très limitées. » (p. 47) -, les quelques rares réserves émises à
propos de la visibilité des informations sur le web sont levées de façon fort discutable : « Certes, il ne suffit
pas d’être en ligne pour être visible et, compte tenu de la masse d’informations et de données disponibles
sur le réseau, il peut paraître particulièrement difficile de s’y faire entendre. Cependant, le recours à des
moteurs de recherche constitue une aide précieuse et permet à un internaute de se repérer et de trouver les
avis et les positions correspondant à tout l’éventail des courants d’expression démocratique. » (p. 47).
Cette vision de moteurs de recherche offrant à n’importe quel producteur d’informations une visibilité
satisfaisante sur l’internet est très contestable. Nous ne pensons pas que tous les acteurs soient sur un
même pied d’égalité à cet égard.
D’abord, certains éditeurs bénéficient dès le départ d’une certaine notoriété (ex : lemonde.fr) ou d’une
certaine fidélité de leur lectorat (ex : lesechos.fr) qui peut leur permettre de se dispenser des moteurs
de recherche ou autres infomédiaires, les internautes saisissant directement l’adresse web ou
recourant à leur marque-page personnel. Evidemment, pour les éditeurs moins connus, ce
cheminement direct des internautes jusqu’à leur site est beaucoup moins probable.
8 Sur ce point, notons que la légitimité de la puissance publique à intervenir en matière de distribution demeure aux yeux de
certains acteurs que nous avons rencontrés : « La presse quotidienne a besoin d’une aide pérenne sur la distribution. La
distribution quotidienne de l’information est un service assimilable à un service public. C’est-à-dire que ceci passe par la prise
en charge par l’État de cette distribution dans les zones d’habitat dispersé. Tout citoyen doit être placé dans les mêmes
conditions, économiques, qualitatives, pour bénéficier de ce service d’information tous les jours » Louis Echelard, Directeur de
Sipa
19
Ensuite, il nous semble aussi que les différents éditeurs sont loin d’être en situation d’égalité au niveau
de leurs actions de promotion ou face aux infomédiaires. Nous l’avons vu précédemment, certains
acteurs possèdent - ou se sont dotés - des compétences en indexation des contenus, qui leur
permettent d’être bien placés dans les résultats des moteurs de recherche.
En ce qui concerne la diffusion des contenus d’information de presse par le biais de plateformes
d’infomédiation comme Google News et Wikio, le principal enjeu pour les éditeurs est la présence de leurs
articles sur la page d’accueil du service, ce qui procure une visibilité accrue pour les sources et donc une
audience potentielle plus élevée. Selon les chiffres du panel Médiatrie/NetRatings, l’audience de la version
française de Google News oscille entre 1,5 et 2 millions d’utilisateurs uniques par mois. Si l’on prend en
compte le fait que Google News renvoie systématiquement vers les sites d’origine des articles, cela fait entre
50 000 et 70 000 lecteurs potentiels par jour que se disputent les éditeurs, ce qui constitue un enjeu
économique non négligeable9, inversement proportionnel à la taille de l’audience de chaque site-source.
Autrement dit, l’apport de Wikio et de Google News par rapport à l’audience totale d’un site d’information
est d’autant plus important que celle-ci est réduite. Nous pouvons en déduire que les petits sites
d’information spécialisés sont plus dépendants des infomédiaires que les sites-médias installés, notamment
en provenance de la presse.
A ce sujet, les responsables de Google disent n’avoir aucunement l’intention de privilégier les médias
« établis » au détriment des sources de moindre notoriété. Au contraire, l’objectif déclaré est de privilégier la
diversité de sources sans prise en compte particulière de leur audience ou de leur importance dans l’espace
médiatique. Dans les faits, les sources les plus citées par Google News dans les thématiques généralistes sont
des sites d’information qui proviennent des grands médias, notamment de la presse nationale10. Ceci est dû
à la bonne exploitation du critère de fraîcheur qu’utilise Google afin de hiérarchiser l’information, ainsi qu’à
l’étendue des thématiques traitées. La production en flux tendus d’articles, dont une grande partie est en
réalité constituée de dépêches réécrites, avantage les sites de la presse nationale qui disposent de rédactions
conséquentes organisées dans cet objectif, au même titre que leur vocation généraliste qui leur permet d’être
présents sur de nombreuses rubriques thématiques. Les sites spécialisés sont de ce fait moins présents en
Une de Google News puisqu’ils traitent un spectre de thématiques restreint. Un autre facteur qui explique
cette caractéristique de Google News est le classement PageRank11 élevé dont jouissent les sites de la presse
en raison de leur « popularité » et qui constitue également un ingrédient de l’algorithme de hiérarchisation
des contenus présents sur Google News.
Par ailleurs, des accords se tissent entre les éditeurs majeurs et les infomédiaires qui peuvent conduire à des
distorsions dans les résultats obtenus. Le Geste - Groupement des Editeurs de Services en Ligne – a ainsi
négocié avec Google News une priorité d’affichage pour ses adhérents – les acteurs de la presse quotidienne
et hebdomadaire nationale : « Nous, nous avons négocié. Notamment pour que l'article d'origine d'un
journal soit mieux mis en valeur sur Google News que le dernier blog qui l'a repris »12.
Manquant de moyens pour accroître leur visibilité sur l’internet (promotion et référencement) ou
écartés des négociations sectorielles, certains éditeurs sont marginalisés et leurs contenus ont du
même coup peu de chance d’attirer de larges audiences.
On se rend bien compte ici que la « dématérialisation » numérique conduit certes à éliminer ou
réduire un certain nombre de coûts pesant sur l’économie du papier (frais d’impression, contraintes
logistiques de distribution), mais qu’elle fait concomitamment surgir ou décupler des coûts spécifiques
à la diffusion numérique (frais de promotion, de prescription). Au final, on retrouve sur l’internet,
comme avec le papier, une situation où un faible nombre de contenus concentre l’attention tandis
qu’une grande majorité des contenus rencontre une audience beaucoup plus dispersée.
Toute la question, en termes de diversité, est donc de savoir si les « petites » productions sont encore
davantage marginalisées avec l’internet qu’elles ne le sont avec le papier ; ou si au contraire elles se
voient offrir un surcroît de visibilité grâce au numérique. La proposition actuellement la plus en vogue,
sloganisée sous les traits de « longue traîne » (Anderson, 2006), privilégie ce second versant, le plus
optimiste pour la diversité culturelle. Elle avance en effet l’idée d’une répartition plus équilibrée de la
demande, moins concentrée sur les hits, plus étalée sur des contenus à l’abondance accrue. Cette
proposition, initiée non par un scientifique mais par un observateur averti de l’internet13, a été l’objet
d’études empiriques aux résultats contrastés : certaines la valident complètement, comme dans le
9 À titre de comparaison l’audience quotidienne du site du Monde, qui est le plus visité parmi ceux de la presse française, est de
l’ordre de 80 500 visiteurs uniques.
10 Ainsi pour le mois de février 2007 les six sources les plus citées sur la page d’accueil de la version française de Google News
sont dans l’ordre : L’Express, Le Figaro, Libération, Le Nouvel Observateur, Le Monde, TF1.
11 Note de popularité attribuée par Google à une page web définie, entre autres, en fonction du nombre des liens externes qui
renvoient vers la même page.
12 Propos de Philippe Jannet, président du Geste, cités dans ROBERTS Isabelle, GARRIGOS Raphaël, « Google News perd
contre les journaux belges », Libération, mercredi 14 février 2007 [http://www.liberation.fr]
13 Chris Anderson est le rédacteur en chef du magazine Wired
20
domaine de l’édition des livres (Brynjolfsson, Hu, Smith, 2003) ; d’autres la nuancent fortement,
comme dans le domaine de la vidéo (Elberse, Oberholzer-Gee, 2007). En outre, les résultats de ces
études reposent sur une méthodologie non exempte de biais : les observations portent sur les ventes de
biens culturels et laissent donc de côté la demande se tournant vers les biens culturels non payants,
composante tout à fait essentielle de l’internet. Le débat n’est donc pas tranché à ce sujet, et la
question d’une revalorisation des contenus de niche via l’internet demeure. Pour le cas particulier de
l’information journalistique, nous pouvons obtenir quelques indications à partir du fonctionnement et
des résultats de Wikio, un service orienté vers l’exploitation de la multitude d’informations spécialisées
disponibles sur le web .
Le fonctionnement de Wikio, comme celui de Google News, se fonde dans un premier temps sur un robot
qui visite en permanence l’ensemble de sources présélectionnées et recense en temps réel les nouvelles
publications. Le service est capable ainsi de restituer sur ses propres pages les titres et les premières lignes
des articles ainsi qu’un lien vers l’emplacement où se trouve l’intégralité des documents, sur le site de
l’éditeur. La principale différence entre Wikio et les services comparables est que son architecture est pensée
non pas en priorité pour la diffusion de contenus d’actualité généraliste mais surtout pour la couverture
quasi-exhaustive des « niches » d’information thématique. De ce fait l’audience est ventilée en de
nombreuses catégories, chacune représentant moins de 1% de l’audience totale. En effet, chaque requête par
mot-clé sur Wikio renvoie vers une catégorie de l’actualité sous laquelle sont rangées des milliers des pages
web qui traitent de la même thématique ou de sujets proches. La base de sources de Wikio est constituée de
la quasi-totalité des sites d’information de chaque aire linguistique –à l’exception des sites extrémistes–
ainsi que d’une sélection de blogs de « qualité ». Pour les responsables de la société, certains blogs sont
reconnus comme des médias à part entière et jouent un rôle prépondérant dans le processus de
dissémination de l’information. Il s’agit plutôt d’une complémentarité que d’une concurrence avec les sites
des médias classiques, puisque ces derniers produisent l’information alors que les blogs la « discutent » et la
rediffusent.
L’audience renvoyée vers des sites référencés par Wikio dépend des thématiques. Sur l’actualité généraliste
ce sont les médias confirmés qui sont les plus consultés par les utilisateurs du service. A l’image des
internautes français, les utilisateurs de wikio.fr plébiscitent le site du Monde, qui occupe la première place
en termes de consultations, suivi par les autres titres de la presse nationale14. Le premier site « amateur » du
classement est celui d’Agoravox qui occupe la dixième place, proportionnellement beaucoup plus consulté
par les utilisateurs de Wikio que par l’ensemble des internautes15. Ainsi, la hiérarchie de l’internet français
au niveau de l’audience, qui place les sites « de référence » en tête de consultations, est partiellement
maintenue sur Wikio ; en revanche, la place qu’occupent les sources non-professionnelles est
proportionnellement plus importante. En effet, dans la thématique « Politique » les sites les plus consultés
sont ceux des médias reconnus, mais la part des blogs spécialisés est croissante et a connu notamment un
bond significatif dans la période précédant les élections présidentielles de 2007. Dans l’une des thématiques
les plus consultées, celle de l’information people, la part des blogs dédiés à des personnalités du cinéma, de
la télévision et du sport, est plus élevée que celle des sites professionnels du même genre. Ceci parce que
dans ce domaine, et contrairement aux sujets sociaux et politiques, la demande des utilisateurs n’est pas tant
attirée par une « signature » ou une référence journalistique que par l’information exclusive. De la même
manière, dans la thématique « Sport » ce sont les sites professionnels qui sont les plus consultés pour des
informations générales comme les résultats et les classements ; en revanche, dans certaines « niches »
d’information, par exemple celles par club de football ou par joueur, ce sont plutôt les blogs et les sites
amateurs de fans qui sont le plus lus.
Avec cet exemple, on voit que des sources d’informations très disparates parviennent à rencontrer une
audience sur l’internet, et parfois à supplanter certains médias bien établis, mais à l’échelle de ce
service particulier et non de l’ensemble de l’internet, précisons le bien. Car Wikio reste assez
confidentiel au regard des millions d’internautes draînés sur l’internet, et notamment par Google. C’est
un instrument susceptible d’élargir l’accès aux sources d’information mais sans pour autant renverser
significativement leur hiérarchie, faute d’une diffusion d’envergure.
La diversité de l’information sur l’internet demeure ainsi questionnée et questionnable. Certes, les
sources d’information sont plus nombreuses, mais elles touchent un public chaque fois très restreint.
Les audiences massives continuent à se concentrer sur les sites d’éditeurs les plus établis et les mieux
classés par les infomédiaires majeurs (Google, Yahoo…). Contrairement à la situation existant dans le
secteur de la presse imprimée, les pouvoirs publics n’assurent pas de véritable régulation pour
l’information journalistique sur l’internet, laissant les acteurs établir leurs propres priorités, ou
tranchant des différents judiciaires comme nous le verrons plus loin avec la question des ayant-droits.
14 Le site du Monde <www.lemonde.fr> occupe la première position parmi les sites d’information français avec une audience de
2 788 000 visiteurs uniques pour le mois de mars 2007. Source : Médiamétrie/NetRatings
15 Avec ses 250 000 visiteurs uniques par mois, Agoravox est loin des vingt premières places parmi les sites d’information
français. A titre d’exemple, le site du quotidien L’Humanité <www.humanite.fr>, qui occupe la quinzième position dans le
classement, attire chaque mois 500 000 visiteurs uniques. Source : Médiamétrie/NetRatings
21
5) Valorisation et gratuité
Depuis l’année 2002, la presse quotidienne gratuite s’est installée en France. Elle est portée par
plusieurs groupes de médias français : 20 Minutes par Sipa Ouest-France ; Metro par TF1 ; Direct Soir
par Bolloré Médias, ce dernier étant également partenaire de Le Monde-PVC et de plusieurs
entreprises de PQR au sein du réseau Ville Plus.
Sipa Ouest-France est présent de longue date dans la presse gratuite, à travers Spir Communication,
mais jusqu’ici principalement pour des publications de petites annonces (au sein du groupe, RégieCom
gère ainsi 175 journaux Top Annonces qui correspondent à un tirage de plus de 14 millions
d’exemplaires chaque semaine). La prise de participation dans le capital de 20 Minutes est un nouveau
pas franchi puisqu’il s’agit cette fois de proposer gratuitement des informations journalistiques. Une
telle démarche est présentée par les dirigeants de Sipa Ouest-France comme une ouverture vers de
nouveaux publics pour la presse écrite :
« Certes, à l’origine de la décision, il y a eu l’analyse d’un risque de perte de parts de marché publicitaire.
Autant prendre la place. Mais François-Régis Hutin (directeur de Ouest-France) a aussi considéré une
partie des lecteurs potentiels, qui ne lisent jamais de presse, ces jeunes actifs qui, certes, constituent une
cible publicitaire appréciable. Mais aussi une population à informer, peut-être avec l’espoir, même faible,
de les amener au journal payant ensuite. (…) Le pari est déjà gagné : il a fallu 75 ans pour que OuestFrance devienne le premier journal en France. 20 Minutes l’est déjà » Jacek Brezinski, Attaché au
secrétaire général du groupe Sipa Ouest-France.
De fait, avec ses 800 000 exemplaires diffusés par jour, 20 Minutes dépasse Ouest-France, leader des
ventes de la presse quotidienne payante (environ 760 000 exemplaires). De façon plus générale, le
déploiement massif de la presse quotidienne gratuite apparaît comme un nouveau souffle pour la
presse écrite dans son ensemble. Mais du point de vue de la problématique de la diversité culturelle et
du pluralisme de l’information, cette augmentation quantitative de l’information lue s’est-elle
accompagnée d’une amélioration qualitative de l’information produite ? C’est loin d’être le cas. Sur les
trois publications susmentionnées, seul 20 Minutes présente un mode de production de l’information
à peu près comparable à celui des publications payantes. En revanche, pour les deux autres
publications gratuites, Metro et les déclinaisons locales du réseau Ville Plus (Lyon Plus, Montpellier
Plus, Bordeaux 7,…), les rédactions sont constituées d’individus oeuvrant à l’agencement de contenus
produits par d’autres (dépêches d’agences, communiqués de presse).
« Les reporters sont systématiquement destinés à l’actualité culturelle locale, parfois au sport et à la
politique nationale (ou de la ville de référence lorsqu’il s’agit d’une édition provinciale). Tous les autres
journalistes sont donc du type secrétaire de rédaction, de base ou au niveau de l’encadrement ; parfois, il
nous a semblé que certains, tout en revendiquant une identité professionnelle de journalistes, se pensent
plus en maquettistes qu’en rédacteurs » (Augey et alii, 2005 p. 101).
Dans leur majorité, les publications gratuites sont donc réalisées sur la base d’économies dans les
coûts de production de l’information. Et ceci principalement parce qu’une des deux sources de revenus
du double marché de la presse écrite s’est tarie : désormais, on ne peut plus compter sur la vente des
informations aux lecteurs mais uniquement sur la vente d’espaces publicitaires aux annonceurs.
Finalement, on retrouve une configuration similaire à celle décrite précédemment pour les rédactions
numériques où, là aussi, les gains de productivité sont recherchés. Et c’est sans doute en lien avec la
mise à disposition gratuite d’une grande partie des informations diffusées sur l’internet :
« L'Internet amène une monétisation unitaire moins importante, mais avec des coûts inférieurs », Julien
Billot, Responsable Direction numérique, Lagardere Active Media.
La gratuité de l’information journalistique semble constituer une tendance forte, touchant l’ensemble
de la filière Presse et information. Comme le souligne également le rapport Tessier (2007), le
développement récent de médias gratuits, sur support écrit et numérique, attire les investissements
publicitaires au détriment des médias plus anciens.
« Pour l’ensemble de la presse écrite, les recettes de publicité ont représenté, en 2005, un montant total de
4,6 Mds €, soit 43 % du chiffre d’affaires du secteur. (...) la progression d’environ 250 M€ observée depuis
2003 a été captée, à hauteur de la moitié, par les journaux gratuits d’information. (…)Dans le même
temps, la publicité sur Internet a progressé à un rythme exponentiel : sa part dans le total des dépenses de
publicité est passée de 0,1 % en 1997 à 4,8 % en 2006. Cette part atteint déjà 8,1 % au Japon, 8,9 % au
Royaume-Uni et plus de 10 % aux Etats-Unis. La progression va probablement continuer dans les
prochaines années : d’après la régie Interdéco, Internet devrait capter, en 2007, environ deux tiers de la
progression des dépenses publicitaires en France. » (Tessier, 2007, pp. 21-22)
22
Dans ce contexte de gratuité de l’information et de déportation de la manne publicitaire, contexte
accentué par l’internet, les entreprises de presse adoptent des réactions assez variées, témoignant à la
fois d’un fort ébranlement de ce qu’est le modèle socio-économique de la presse écrite et d’une période
transitoire où plusieurs formules sont expérimentées.
Chez Lagardere Active Media, le parti semble avoir été pris de jouer à fond la carte publicitaire, en
essayant de faire fructifier la forte notoriété de certaines publications. Ici, le maître mot semble être
« marque ». Des marques qu’il convient d’exploiter à la fois sur le papier et sur le numérique pour
maximiser les rentrées publicitaires.
« En fait, la Direction numérique a deux visées. D'abord celle d'être une brand factory avec des marques
comme Elle, Paris-Match, JDD,... à décliner sur plusieurs supports. Mais c'est aussi un business model
digital à affirmer. (…) L'idée c'est vraiment de créer un imaginaire associé à la marque. (…) Aujourd'hui il
semble avéré que le modèle de la gratuité ou essentiellement gratuit constitue le modèle dominant, même
s'il peut exister des exceptions comme par exemple Les Échos », Julien Billot, Responsable Direction
numérique, Lagardere Active Media.
Du côté des Echos justement, une fois exploitée presque à son maximum la source de revenus des
abonnements à l’édition électronique, pour laquelle Les Echos peut bénéficier d’une clientèle
particulière (les entreprises), l’objectif est désormais de développer de nouveaux produits éditoriaux
sur l’internet. Le tout afin de décrocher de nouvelles cibles publicitaires pour les annonceurs.
« En ce qui concerne le papier, 90 % du lectorat est lié aux entreprises. Pour ce qui concerne le Web, si l'on
s'en tient à l'abonnement, là encore on retrouve un chiffre avoisinant les 90 % d'entreprises. En revanche,
la consultation gratuite amène un nouveau lectorat, elle permet d'étendre la cible en termes d'âge : plus
jeune, et nous essayons de faire plus féminin. (…) L'objectif désormais est de développer des produits qui
ont de plus en plus un caractère éditorial. Sur la base du site lesechos.fr, il s'agit de développer de
nouveaux contenus et services. (…) Mon travail aujourd'hui, c’est de développer des nouveaux produits
éditoriaux . Exemple : depuis 2006, le développement d'une rubrique luxe permet de toucher notre cible,
les cadres d'entreprise, d'une façon différente, puisque ce produit éditorial a un ton magazine, et donc un
modèle purement publicitaire pour satisfaire la demande des annonceurs à la recherche de catégories
socioprofessionnelles supérieures, intéressées par le luxe. Cela a permis d'exploiter le supplément mensuel
« Série limitée » avec des aspects magazines », Olivier Delteil, Responsable développement et projets, Les
Echos Editions électroniques
Tout comme Les Echos, le groupe Moniteur s’adresse à un lectorat presque exclusivement
professionnel. Un lectorat solvable, coutumier de la formule de l’abonnement, et qui recherche
prioritairement des informations utiles à l’accomplissement de ses tâches professionnelles. Autant
d’atouts pour faciliter un passage vers le numérique qui soit favorable économiquement. Et, de fait, le
groupe Moniteur propose plusieurs sites web spécialisés, à forte composante servicielle (appels
d’offres pour les marchés ; indices de prix des matériels ; veille réglementaire ;…) et dont les
informations à valeur ajoutée sont accessibles aux seuls abonnés. Dans ce cadre, la situation du groupe
Moniteur est jugée par ses dirigeants comme relativement préservée, en comparaison d’autres familles
de presse. Pourtant, cette situation est perçue comme provisoire, en raison d’une diffusion généralisée
de la « culture du gratuit » :
« Sur l’internet, les gens ne sont pas prêts à payer une information. Donc, le modèle est 100%
publicitaire. » Nathalie Auburtin, Directeur adjoint du pôle construction au groupe Moniteur et chargée
entre autres de la migration vers le numérique, craint que la gratuité de l’information, déjà largement
adoptée par la presse grand public (B to C – business to consumers), ne vienne « contaminer » la presse
professionnelle (B to B - business to business). Elle témoigne de retours en provenance d’entreprises et de
collectivités, abonnées aux éditions papier du groupe Moniteur, qui vivent de plus en plus mal le fait d’avoir
à payer aussi pour consulter les services web. Car aux yeux des lecteurs, y compris professionnels donc,
l’internet doit être un espace d’accès gratuit aux contenus. Ceci est de nature à remettre en cause l’équilibre
économique des entreprises de presse selon Nathalie Auburtin . Car si les dépenses sont en baisse avec le
numérique, en raison notamment de l’élimination des frais d’impression et de l’abaissement des frais de
distribution, les recettes sont également grandement affectées. Les recettes publicitaires augmentent
exponentiellement sur l’internet, mais elles sont en valeur absolue loin de compenser le manque à gagner
issu de la vente des journaux à l’utilisateur final. Non seulement de plus en plus de contenus sont offerts
gratuitement et ne rapportent donc rien à l’éditeur, mais les prix de vente se trouvent en outre minorés en
comparaison du papier : « Le B to C casse les prix sur l’internet. Le Monde coûte 5 fois moins cher via
l’internet que sur le papier. (...) L’internet est certes low cost, mais il est aussi « low revenu » en quelque
sorte ». La crainte est très forte de voir l’entreprise ne plus disposer de revenus suffisants lorsque le papier
aura encore perdu plus de terrain face au numérique.
Parallèlement à ces réactions individuelles, les entreprises de presse ont également élaboré des
stratégies à un niveau plus collectif. Cette fois moins pour obtenir des recettes publicitaires que pour
limiter la consultation des informations pointées par les infomédiaires de l’internet.
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Le principe qui anime les services Google News et Wikio semble proche de celui d’un agrégateur
d’informations d’actualité comme Yahoo Actualité. La grande différence avec ce dernier, c’est que
l’integralité des articles ne se trouve pas sur les sites des infomédiaires mais sur les sites d’origine.
Autrement dit, alors que les agrégateurs classiques rémunèrent les producteurs de contenus afin de
disposer du droit de les publier, Google et Wikio ne font que « pointer » vers des contenus externes pour
lesquels ils ne disposent d’aucun droit de publication. En exploitant leurs technologies de recherche
respectives, ils peuvent sonder en continu un grand nombre de sources présélectionnées et proposer des
pages d’information à jour sans s’entendre avec tous les producteurs d’informations, ni a fortiori les
rémunérer. Selon les représentants de Google et de Wikio que nous avons interrogés, le système est censé
être profitable aux deux parties, puisque générateur d’audience.
Cependant, les années 2000 à 2006 ont été caractérisées par des conflits entre les éditeurs et propriétaires
des contenus d’information d’un côté et les infomédiaires de l’autre. La question était de savoir si les
fragments des articles (titres, châpos, premières lignes) repris par les services d’infomédiation sont
protégés par les droits d’auteur et si les éditeurs devraient ou pas être rémunérés en cas de reproduction
organisée de ces contenus par les infomédiaires. En France le litige a été réglé par le biais de négociations
entre Google et les instances représentatives des principaux éditeurs de presse.
En revanche, en Belgique Google a été condamné deux fois en 2006 et en 2007 pour non-respect des droits
d’auteur des éditeurs de la presse belge. La procédure judiciaire aux Etats-Unis, qui a opposé l’AFP à
Google, concerne également les droits d’auteur et de ce point de vue est similaire à celle qui a eu lieu en
Belgique, à la différence près que l’AFP n’a pas d’activité grand public et ne bénéficie donc pas directement
en termes économiques de la visibilité de ses contenus sur Google News. D’où la demande de rémunération
formulée par l’AFP pour la reprise de ses contenus.
Du point de vue de Google, si l’on considère que le fait de reproduire un titre sans l’accord explicite des
éditeurs est une atteinte au droit d’auteur, sans exception, on condamne par définition toute activité d’un
moteur de recherche. Le référencement implique nécessairement une citation du titre (les extraits sont plus
problématiques). La même logique peut s’appliquer à tout contenu sur l’internet. Si la société américaine
devait demander l’accord pour signaler toute page, son activité ne serait plus viable, ce qui nuirait
également aux intérêts des éditeurs. Pour Yoram Elkaïm, son responsable juridique pour l’Europe, la
jurisprudence actuelle peut, sous certaines conditions, permettre la reproduction des titres sans l’accord
explicite des éditeurs et sans les rémunérer. Pour les représentants de la filiale française de Google, ce
serait même plutôt le contraire, c’est-à-dire qu’on peut penser que le référencé doit rémunérer le
référenceur, comme dans le cas des liens sponsorisés, puisque l’éditeur est largement bénéficiaire. Par
contre, Google rémunère ses partenaires régulièrement quand il s’agit par exemple de donner accès, sous
licence, à des contenus en intégralité comme des cartes, des dépêches du service finances, etc.
Dans les faits, le règlement progressif des litiges qui opposaient Google aux éditeurs de presse français et
belges ainsi qu’à l’AFP démontre que la société américaine reconnaît implicitement que les contenus repris
par son service Google News sont protégés par le droit d’auteur et que par conséquent les éditeurs sont en
droit de négocier les conditions de cette reprise. En effet, tous les éditeurs français représentés par le Geste
sont actuellement présents dans Google News, puisque celui-ci a accepté leurs conditions. De même, la
société américaine a consenti à ne pas indexer les sites, dont des membres du SPQR (Syndicat de la presse
quotidienne régionale), qui s’opposent à cette utilisation. Parallèlement, suite à sa première condamnation
en Belgique, Google est en cours de négociation avec Copiepresse, l’association des éditeurs de presse
quotidienne belge francophone et germanophone, concernant les conditions de fonctionnement de Google
News Belgique16. Enfin, en avril 2007, Google a signé un accord avec l’AFP qui a mis un terme au litige qui
opposait les deux parties depuis deux ans. Les conditions de l’accord n’ont pas été communiquées, mais il y
a vraisemblablement un volet financier qui compense la reprise par Google des articles de l’agence
française. Un accord similaire a été signé en octobre 2006 avec Associated Press. Selon les responsables de
Google France, la société américaine est également en contact avec d’autres instances regroupant des
éditeurs de presse comme la World Association of Newspapers (WAN) avec qui les ingénieurs de Google
travaillent actuellement sur le protocole technique ACAP (Automated Content Access Protocol), qui permet
d’exprimer la politique éditoriale du site dans un langage compréhensible par les moteurs de recherche.
Cette évolution tendrait à montrer un assouplissement de la position de Google, renonçant
progressivement à la « stratégie du fait accompli » (lancement de services qui exploitent le contenu des
éditeurs sans consultation préalable avec ces derniers).
Assurément, cette logique de gratuité se heurte au modèle de valorisation prédominant jusqu’ici dans
la presse écrite. Sans doute est-il trop tôt pour voir se dessiner un nouveau modèle pour la filière
Presse et information. Quoi qu’il en soit, nous avons ressenti au cours de nos entretiens que cette
montée en puissance de la logique de gratuité ébranlait les fondements de la presse écrite. Plusieurs
acteurs montrent même une inquiétude quant à la possibilité de pouvoir continuer à produire de
l’information dans ces conditions, à l’image de cette responsable de Bayard, pourtant non directement
en charge de l’éditorial :
16 Source : La Libre Belgique, 04/05/2007.
24
“Et, puis, surtout, moi, je crois quand même la grosse inquiétude que ça génère, mais je pense que c’est un
passage, c’est à quel point les auteurs, c’est-à-dire ceux qui créent du contenu, ont été entièrement
dépossédés dans cette affaire. Ceux qui gagnent de l’argent, c’est ceux qui ont mis la main sur les accès, les
logiciels, sur le hard et tout ça, et ils ont fait main basse sur la propriété intellectuelle, main basse
complètement. Donc, et je suis très contente que la presse belge a gagné contre Google, c’est-à-dire il y a
quand même à un moment ou à un autre, il faut quand même dire zut, y en a assez, parce que c’est à terme
quand même une production intellectuelle qui risque d’être terriblement galvaudée, manipulée également”,
Agnès Rochefort-Turquin, chargée des recherches et études, et université, Bayard.
Ces propos témoignent d’un certain vertige des acteurs de la presse écrite face à l’emprise de la logique
de gratuité de l’internet, et du même coup d’un manque de distance. De la même façon que l’écran n’a
pas tué le papier depuis les débuts de l’informatisation ou de la télématique, l’internet n’évacuera pas
non plus aussi immédiatement et abruptement la production d’information journalistique. Mais au
regard d’un mode de financement dominé par la seule publicité, ce sont les marges de manœuvre pour
cette production et les libertés d’innovation éditoriale qui pourraient, sans disparaître, être néanmoins
amenées à s’amenuiser.
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Conclusion
La conclusion de cette note poursuit deux visées. Tout d’abord, elle permet de récapituler les
principales pistes de réflexion et d’investigation soulevées à la suite des enquêtes exploratoires. Par
rapport à ce premier travail de défrichage, sont ensuite pointées les dimensions à explorer de façon
plus systématique ainsi que les zones d’ombre subsistant quant à la compréhension des relations entre
mutations industrielles et pluralisme de l’information.
Apports des enquêtes exploratoires
Sur la base de nos enquêtes exploratoires, deux tendances se détachent en raison de leur caractère
transversal. Elles sont ressorties de façon récurrente, en plusieurs de nos entretiens, et nous
conduisent à tracer des voies d’étude prioritaires pour la filière Presse et information. Nous en rendons
compte en les replaçant par rapport aux arguments communément avancés au sujet du pluralisme de
l’information.
Le renforcement de la logique gestionnaire dans les groupes de presse et ses conséquences
organisationnelles sur le mode de production
Désormais, la performance financière des publications semble constituer un élément essentiel de
gouvernance éditoriale, s’ajoutant au marketing ou aux considérations idéologiques. Cette logique
gestionnaire « descend » les strates hiérarchiques de l’entreprise médiatique jusqu’à toucher les
personnels encadrants des rédactions, dotés d’une responsabilité budgétaire. La rationalisation du
travail de création journalistique (cadrage des missions et formalisation des postes, organisation des
procédures) peut être interprétée comme sa conséquence logique. On peut à partir de là émettre
l’hypothèse d’une minoration de l’intuitif ou du créatif au profit de la « rationalisation chiffrée »
(arbitrages de plus en plus tendus entre ces deux logiques dans les prises de décision éditoriales) et
d’une moindre marge de manœuvre laissée aux journalistes dans le choix des sujets ou des angles.
Une telle hypothèse questionne l’idée d’une garantie de diversité apportée par la concentration. Les
groupes de presse de taille consistante ont certes les reins plus solides pour soutenir une multitude de
publications. Et les enquêtes que nous avons réalisées le confirment : le groupe de presse est formé
d’entités qui restent souvent autonomes sur le plan rédactionnel. Mais à l’intérieur de ces entités, les
groupes de presse semblent de plus en plus appliquer des méthodes de gouvernance éditoriale et de
production de l’information qui ne sont pas de nature à favoriser l’inventivité et la créativité. Cette
hypothèse reste à valider de façon plus exhaustive et détaillée. Mais il est d’ores et déjà avéré que
l’inventivité et la créativité rédactionnelles sont désormais considérées au sein d’un cadre gestionnaire,
qui peut en exprimer les conditions et les limites.
Une orientation très nette vers le numérique mais encore en phase de structuration
Assurément, l’internet est perçu comme une voie d’avenir, bien plus que l’écrit, et le lieu d’une
concurrence de plus en plus consistante (infomédiaires, pure players). Les acteurs industriels de la
presse écrite semblent avoir gagné en maturité dans leur appréhension des spécificités de l’internet :
ils ont aujourd’hui identifié les compétences et les savoir-faire nouveaux requis par cette activité, et ne
la considèrent plus comme un simple adjuvant à leur métier de base. D’où des stratégies assez
offensives en la matière, mais à la mise en œuvre au long cours (synergies en vue du numérique
rencontrant des obstacles organisationnels et butant sur les différences de temporalités entre médias)
et ne semblant pas donner la priorité à la création de contenus originaux. Il s’agit plutôt de la
transposition optimisée de formules existantes. Il faudra à l’avenir observer la façon dont les
entreprises médiatiques opèrent ce passage au numérique, et voir en particulier leur degré
d’innovation éditoriale en la matière.
Quoi qu’il en soit, le relativement faible investissement des entreprises médiatiques en matière de
création de contenus originaux sur l’internet, même s’il venait à être confirmé, n’invaliderait qu’en
partie la représentation usuelle d’un internet comme source intarissable d’informations. Car une telle
représentation repose sur l’idée d’une multitude de productions – blogs, sites de pure players – en sus
des informations produites par les entreprises médiatiques traditionnelles. Pour se prononcer de façon
certaine sur ce point, il faudra ici rester attentif à la pérennité de ces sources d’information
alternatives, et mesurer leur poids en termes d’audience, à la lueur notamment des orientations prises
par les infomédiaires en matière de distribution/diffusion d’informations.
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Pour être tout à fait synthétique, signalons que les deux tendances transversales décrites ci-dessus sont
tributaires d’autres évolutions significatives dans la filière Presse et information :
- la logique de gratuité et la recherche afférente d’une maximisation des revenus
publicitaires (amputation de recettes pouvant grever les budgets dédiés à la création, tant dans la
presse papier que sur l’internet) ;
- la perméabilité des journalistes récemment recrutés aux nouveaux modes de production (journalisme
de desk appuyé sur l’internet, acculturation aux « chiffres » et à la logique de résultats, moindre
défense de l’unité professionnelle).
L’accentuation ou l’inflexion de ces évolutions conditionnera les tendances transversales identifiées
plus haut et aussi, par voie de conséquence, le pluralisme de l’information.
Travaux complémentaires à mener
Le travail effectué jusqu’ici s’est centré sur la gouvernance éditoriale au sein des groupes de presse et
les modalités de déploiement sur le numérique. Comme nous l’avions indiqué en introduction, une
telle focalisation avait pour objectif de creuser un peu plus en profondeur les arguments généralement
avancés dans les rapports et travaux scientifiques qui se penchent sur le pluralisme de l’information.
En ce sens, nous avons dans le paragraphe précédent identifié des pistes d’observation qui
permettraient d’actualiser et de complexifier l’analyse des relations entre mutations récentes de la
filière Presse et information et pluralisme de l’information.
Par une telle démarche, nous avons ainsi ouvert un nouveau chantier, déjà conséquent. Mais nous ne
prétendons pas pour autant avoir fait le tour de la question.
D’une part, parce que, comme nous le signalions dès l’introduction, nous nous sommes cantonnés au
stade de la production. Pour être complet, il faudrait étudier l’information telle qu’elle est consommée
après avoir vu comment elle était produite
Il conviendrait d’autre part de s’arrêter, au sein même du processus de production, sur le segment
amont de la filière Presse et information : interroger et observer les journalistes, pour voir dans quelle
mesure le renouvellement des logiques de production se traduit en pratique, jusque dans le travail de
création. Dans la même veine, il serait fructueux de s’intéresser plus particulièrement à la presse dite
« alternative », attachée à privilégier dans les modes de construction de l’information des formats plus
longs tels que les enquêtes, les reportages, et le recours à des sources d’information moins
institutionnalisées que celles de la presse à grands tirages.
En vue d’une appréhension plus globale du pluralisme de l’information, on gagnerait enfin à évaluer la
part de création originale apportée par les journalistes, dans le cadre de leurs contraintes de
production et des distorsions amenées par les nouveaux modes de diffusion. On peut à partir de là
envisager une analyse plus systématique, voire statistique, de cette création originale. En évaluant,
publication par publication, la proportion de contenus rédactionnels créés par les journalistes, la
proportion de contenus issus de dépêches d’agences de presse ou de communiqués de presse, la
proportion de contenus issus d’autres publications du groupe de presse, ou encore la proportion de
contenus issus de la version papier pour une publication web, on pourrait estimer plus précisément les
incidences des mutations récentes de la filière Presse et information.
Une préoccupation voisine, celle de s’attacher à distinguer les créations originales au sein du circuit de
(re)traitement de l’information, est aujourd’hui apparue chez le principal infomédiaire, Google17. Ce
n’est sans doute pas anodin. C’est peut-être même le signe qu’aux yeux des acteurs industriels euxmêmes, le manque d’originalité de l’information peut poser problème. Pas seulement un problème
social ou politique, envisagé en termes de pluralisme de l’information, mais aussi un problème
économique. De tout temps, les industries culturelles ont éprouvé cette nécessité de renouvellement
des formes, d’inventivité dans les contenus. Peut-être les acteurs dominants de l’internet se
diversifiant dans la distribution d’informations journalistique sont-ils en train de s’y confronter. De
tout temps aussi, les pouvoirs publics sont intervenus sur ce terrain pour concilier efficacité
économique et bien-être social. Fondamental pour les sociétés démocratiques, le pluralisme de
l’information est un enjeu sans doute rendu plus crucial encore avec le développement du numérique.
17 L’une des directions importantes du développement de Google News au niveau international est actuellement la recherche
d’une formule algorithmique qui permettrait de reconnaître les doublons, c’est-à-dire les articles quasi identiques issus de sites
différents mais en grande partie basés sur les mêmes sources (en provenance par exemple d’une agence de presse ou d’un autre
média). L’objectif à terme est que le moteur puisse distinguer l’information originale des reprises, se prémunir des méthodes
abusives de spamindexing (publier la même information plusieurs fois sous un titre différent et avec un texte légèrement
modifié) et « récompenser » ainsi le média qui en est à l’origine par une prime à l’originalité, en plaçant son article en bonne
position sur la page d’accueil. Ce procédé appelé duplicate detection existe déjà pour la recherche traditionnelle mais doit être
adapté pour le domaine de l’actualité.
27
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298-321
REBILLARD Franck, 2006, « Du traitement de l’information à son retraitement – La publication de
l’information journalistique sur l’internet », Réseaux, n°137, pp. 29-68
SONNAC Nathalie, 2001, « L’économie des magazines », Réseaux, n°105, pp. 79-100
STEINER, Peter O., 1952, « Program Patterns and Preferences, and the Workability of Competition in
Radio Broadcasting », Quaterly Journal of Economics, vol. 66, n° 2, pp. 194-223.
TESSIER Marc (et BAFFERT Maxime), 2007, La presse au défi du numérique, Rapport pour le
Ministre de la culture et de la communication.
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ANNEXES
Entretiens
Agence France Presse (octobre 2007)
M. Eric Scherer, Directeur analyse stratégique et partenariats
Bayard (février-mars 2007)
Mme Marie-Laurence Alexandre, Directrice du développement des RH
Mme Nathalie Becht, Directrice du pôle enfance
Mme Agnès Rochefort-Turquin, Chargée des recherches et études, et université
M. Pascal Ruffenach, Responsable du secteur enfance, jeunesse et famille (presse, multimédia, export,
édition, réseau Bayard jeunesse, enfant magazine)
Google France (mars 2007)
M. Yoram Elkaïm, Responsable juridique Google Europe
M. Philippe Etienne, Consultant en communication
M. Olivier Esper, Responsable des relations institutionnelles
Groupe Moniteur (mai 2007)
Mme Nathalie Auburtin, Directeur adjoint pôle construction
M. Bertrand Fabre, Directeur des rédactions
Lagardere Active Media (mars 2007)
M. Julien Billot, Responsable Direction numérique
M. Franck Espiasse-Cabaud, Editeur Elle
M. Nicolas Pigasse, Directeur des rédactions de Public
Les Echos Editions électroniques (mars 2007)
M. Olivier Delteil, Responsable développement et projets
M. Jean-Charles Falloux, Responsable production web
M. Frédéric Vuillod, Chef de service – rédaction web
Sipa Ouest-France (février-mars 2007)
M. Claude Ollivier, Secrétaire général du groupe Sipa Ouest-France
M. Jacek Brzesinski, Attaché au secrétaire général du groupe Sipa Ouest-France
M. Louis Echelard, Directeur de Sipa
M. Stéphane Baranger, Directeur du service recherche et développement, puis Directeur du service
marketing, groupe Sipa Ouest-France
SPQR – Syndicat de la presse quotidienne régionale (mars 2007)
Jean-Frédéric Farny, Chargé de développement
Wikio (mars 2007)
M. Laurent Binard, Directeur général, co-fondateur
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