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"Chefs-d'oeuvre..."

in Daniel Dubuisson & Sophie Raux, A perte de vue. Les nouveaux paradigmes du visuel (Dijon, Presses du réel : 2013), p. 163-174

Chefs-d’œuvre… SOPHIE RAUX « Ainsi, la question n’est pas de déterminer quels sont les chefs-d’œuvre – cela nous le savons – mais pourquoi nous avons ce concept et ce que signifie le fait que nous l’utilisions. » – Arthur C. Danto1 Parmi celles qui se posent à l’étude des cultures visuelles, les questions relatives à la nature et aux fonctions des hiérarchies établies en leur sein occupent une place centrale. Or, dans l’ordre des hiérarchies artistiques et spécialement picturales, le chef-d’œuvre occupe dans notre culture une position unique, dominante. Hors d’atteinte, il serait inestimable par sa valeur (qu’elle soit d’ordre métaphysique et/ou économique), indépassable par ses qualités intrinsèques et intemporel par sa capacité à transcender tout déterminisme historique. Pourtant, loin d’être universelle, la notion de chef-d’œuvre telle que nous l’entendons aujourd’hui est née avec les grands idéaux artistiques du XIXe siècle qui se fondent sur le mythe tenace de l’artiste génial, créateur d’une œuvre unique et singulière. Violemment critiquée par les avant-gardes du début du XXe siècle, réinterrogée sur le plan théorique par tout un pan de la pensée contemporaine, la notion de chef-d’œuvre a pourtant fait mieux que résister et semble même faire un retour en force là où l’attendrait le moins, dans les milieux de l’art actuel [fig. 1 et 2]. Si le chef-d’œuvre procède effectivement du mythe, s’il est bien le fruit d’une construction culturelle et sociale, si son « aura » repose sur des valeurs esthétiques relatives et contingentes, ses retombées en termes médiatiques, économiques etpolitiques sont, elles, en revanche bien réelles… À partir de ces contradictions et paradoxes, je m’attacherai à souligner les rôles complémentaires du marché et des institutions muséales dans la fortune actuelle de cette notion. Sans prix et sans reproche L’opposition souvent trop tranchée entre une production artistique soumise aux règles normatives des corporations ou des académies et une création artistique 1. « So the issue would not be to tell us which the masterpieces are – we know this – but why we have the concept and what it means that we use it », Arthur C. Danto, Encounters & Reflections. Art in the Historical Present, New York, The Noonday Press, 1990, p. 317. 163 1. « Chefs-d’œuvre du XXIe siècle ». Couverture du numéro spécial de la revue Artpress 2, n° 23, novembre 2011 – janvier 2012. 2. Entrée de l’exposition Chefs-d’œuvre ?, Centre Pompidou-Metz, mai 2010. Photo AFP/JeanChristophe Verhaegen. libérée de ces cadres après la chute de l’Ancien Régime doit être nuancée. Dès la fin du Moyen Âge, une véritable économie de l’art se mettait en place. Comme d’autres secteurs du marché, elle devait son développement à sa capacité à renouveler la demande envers ses propres productions. Si le système corporatiste a bien eu pour fonction de contrôler la qualité sur le plan des matériaux et des techniques, il n’a pas empêché les artistes de travailler dans un environnement hautement concurrentiel qui a entraîné une constante mise à l’épreuve de leur virtuosité et de leur capacité d’innovation2. Cette situation apparaît dès le XVe siècle dans la variété croissante de l’offre et dans les niveaux de qualité très différents atteints par la production artistique. Il en résulte une valorisation progressive du savoir-faire et du talent au détriment du prestige accordé antérieurement aux matériaux (or, argent, outremer3…). Cette réalité sociale et économique ne fait pas bon ménage avec l’idée de l’artiste désintéressé, inspiré par des réalités supérieures et répondant à des nécessités intérieures hautement métaphysiques, idée qui s’imposera petit à petit pour triompher au XIXe siècle. Elle était pourtant déjà présente dans l’esprit de Vasari qui n’avait pas occulté le rôle des marchés dans le développement du « progrès des arts » à Florence4. Ce système concurrentiel est l’une des conditions qui a permis l’affirmation d’un système de hiérarchies au sein de la production artistique. Il n’a certainement pas encore été suffisamment pris en compte par une historiographie qui a eu tendance à privilégier des perspectives plus intellectuelles. Les distinctions entre arts mécaniques et arts libéraux, artistes et artisans, genres nobles et genres vils sont pourtant le fruit d’une imbrication étroite entre principes théoriques et idéologiques, mais aussi économiques. Ces oppositions ne sont pas spécifiques au champ artistique, car elles régissent sous d’autres expressions l’ensemble des cultures humaines dans leurs rapports cognitifs à la réalité sociale, dans la mesure où tout processus de différenciations est aussi un mécanisme créateur d’oppositions hiérarchiques. Elles n’ont pas moins profondément influencé la vie et les théories intellectuelles occidentales depuis Platon et surtout les néoplatoniciens5. L’art n’est qu’un des nombreux domaines où s’est manifestée cette pensée qui n’a cessé de hiérarchiser et d’idéaliser ses objets. La naissance des académies artistiques à l’âge classique ne pouvait que renforcer ces hiérarchies, car elles étaient au cœur même de la justification de leur création. En postulant la noblesse et la supériorité artistique et morale de la peinture d’histoire, le système académique entraînait naturellement le dénigrement du profit économique. Une activité noble se devait d’être désintéressée. Le peintre de l’Académie royale ne peut pas « tenir boutique », autrement dit il ne peut pas exercer d’activité mercantile. Ce refoulement redéfinissait en creux 2. Richard A. Goldthwaite, Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300-1600, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1993, p. 21-27. 3. Michaël Baxandall, L’Œil du Quattrocento [1972], Paris, Gallimard, 1985, p. 9-46. 4. Cité par R. Goldwaithe, op. cit., p. 82. 5. L’opposition entre artiste et artisan existe déjà dans le Dialogue Ion de Platon, I, 530a-542b. Voir également, Plotin, Ennéades, I, 6. 165 le mythe de l’œuvre inestimable, déjà vivace dans l’Antiquité. Ainsi, Charles du Fresnoy, citant Quintilien, réaffirmait « qu’il n’y a rien de plus noble que la Peinture, puisque la plupart des autres choses se marchandent et ont un prix6 ». Tandis que Carlo Ridolfi prétendait que Charles Quint couvrait d’or Titien, mais sans jamais lui payer ses tableaux, car ils étaient « sans prix7 ». Le terme de « chef-d’œuvre » qui renvoie à l’univers des corporations et de l’artisanat est banni du vocabulaire académique. On accède au sein de cette noble institution par la présentation d’un « morceau de réception ». Dans le discours de promotion de la peinture qui s’élabore à travers le genre naissant du catalogue de collection ou de vente, le terme de chef-d’œuvre est quasiment toujours absent. On parle nettement plus volontiers d’œuvre « capitale » en France ou de « principael » dans les Pays-Bas, deux termes qui, non sans ambiguïtés, renvoient également à l’univers de la finance8. Sous la double impulsion d’une nouvelle idéologie du chef-d’œuvre qui se met en place au début du XIXe siècle et du développement d’un marché de l’art en pleine expansion, la relation entre valeur symbolique et valeur marchande se trouve renforcée, parallèlement à l’avènement de la figure de l’Artiste génial et inspiré (bohème ou maudit de préférence) et au renouvellement d’une conception idéalisée du chef-d’œuvre9. Aux vies d’artistes construites comme des récits hagiographiques, à l’aura métaphysique accordée à l’œuvre et au génie de son créateur, vient s’ajouter désormais une nouvelle forme de fascination induite par le caractère irrationnel du « hors de prix ». Ce dernier facteur, reconnu à l’aube du XXe siècle par Thorstein Veblen, qui établissait un lien immédiat et indissoluble entre la valeur artistique et la valeur économique d’une chose, prend une importance croissante au cours du siècle dans « les mondes de l’art10 ». Alors que les avant-gardes du XXe siècle s’engagent dans une démarche critique de désacralisation du chef-d’œuvre, en dénonçant le mythe de l’œuvre unique et singulière, et en amorçant une rupture avec l’idée de perfection et de beau métier, une nouvelle forme de consécration s’impose par les forces du marché. Les records atteints en ventes publiques – sans cesse dépassés – font figure d’événements médiatisés à l’échelle planétaire. Puissant facteur de crédibilité de la valeur, le prix hors du commun confère de facto un statut d’exception à ces nouvelles icônes du marché. En 1961, le Metropolitan 6. Roger de Piles, L’Art de peinture par Charles-Alphonse Du Fresnoy [1668], éd. consultée Œuvres diverses de M. de Piles, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1767, t. V, p. 107. 7. Ibidem. 8. Voir à ce propos les réflexions de Georges Didi-Hubermann, « Des œuvres sans queue ni chef », in Chefs-d’œuvres, Metz, Centre-Pompidou-Metz, 2010, p. 21-24. Sur la notion de principael en peinture et le lien avec la terminologie bancaire voir Hans J. Van Miegroet, « Copiesfantômes et culture de l’imitation au début de l’époque moderne en Europe », in Sophie Raux, Nicolas Surlapierre, Dominique Tonneau-Rycklelynck (éds), L’Estampe, un art multiple à la portée de tous ?,Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 47-64. 9. Cf. Hans Belting, Le Chef-d’œuvre invisible [1998], Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003, 613 p. 10. Thorstein Veblen, Theory of the Leisure Class: an Economic Study of Institutions, New York, Londres, Macmillan, 1899. 166 Museum de New York défrayait la chronique en acquérant aux enchères un tableau de Rembrandt, Aristote contemplant le buste d’Homère, pour la somme de 2 300 000 dollars, record mondial et jamais atteint jusqu’alors par un tableau vendu aux enchères [fig. 3]. Le tableau, devenu une valeur reconnue à la fois par l’institution et par le marché, suscite la fascination. Les curieux se précipitèrent par milliers pour venir contempler ce qui, à ce prix-là, ne pouvait être qu’un chef-d’œuvre. Mais, tenus à distance par un cordon qui les empêchait d’approcher, obligés de circuler après dix secondes de station devant le tableau, que venaient exactement chercher les visiteurs ? Une expérience esthétique devant le tableau de Rembrandt ? Ou – comme le soulignait non sans ironie le politologue Edward Banfield – le spectacle offert par le face-à-face avec l’équivalent de 2 300 000 dollars11 ? Ce qui est vrai pour l’art ancien l’est encore davantage pour l’art contemporain. Les interactions entre le champ artistique et le marché se sont considérablement amplifiées depuis les années 1990. Les œuvres qui ont accédé à la célébrité sont celles qui ont pulvérisé des records, telles les pièces phares de Damien Hirst et de Jeff Koons. Par ailleurs, la mondialisation de l’économie d’une part et les innovations technologiques d’autre part ont achevé de faire voler en éclats les oppositions entre création durable et éphémère, unicité et multiplicité, rareté et abondance, art et industrie12. Il se pourrait bien pourtant que ces dernières évolutions, marquant la perte des repères traditionnels, soient à l’origine du renouveau des questionnements actuels sur le chef-d’œuvre, une notion plus que jamais en quête de redéfinition. Chefs-d’œuvre institutionnalisés La naissance de l’idée moderne du chef-d’œuvre coïncide avec celle de musée telle qu’elle s’est développée à partir de la Révolution. L’apparition des premiers musées en tant qu’espaces publics de présentation de collections est marquée par un contexte politique nourri de grands idéaux dont ces nouvelles institutions patrimoniales et artistiques s’avéreront être autant le fruit que l’instrument. La création du Muséum central des arts de la République en 1793, pour ne citer que l’exemple du plus ancien des grands musées emblématiques de l’Europe moderne, répondait à différentes ambitions, d’ordre philanthropique, moral, pédagogique mais aussi, et non moins, d’ordre politique. De ce dernier point de vue, il s’agissait d’offrir à la nation le droit de s’approprier les anciennes collections de la monarchie déchue affirmant ainsi ostensiblement la fonction symbolique du musée comme lieu de pouvoir. Enrichi provisoirement des œuvrestrophées saisies par les armées de la République dans les Pays-Bas en 1794 puis en Italie en 1797, rebaptisé musée Napoléon en 1804, le musée marquait 11. Edward C. Banfield, « Art versus Collectibles: Why Museums Should Be filled with Fakes », in Harper’s, août 1982, p. 34. Voir également Christopher B. Steiner, « Can the Canon Burst », in The Art Bulletin, vol. 78, n° 2, juin 1996, p. 213-217. 12. Raymonde Moulin, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2001. 167 3. La foule de visiteurs venue admirer la dernière acquisition du Metropolitan Museum de New York en 1961, Aristote contemplant le buste d’Homère de Rembrandt. Photo UPI/Bettmann. alors l’aboutissement d’une politique de propagande engagée depuis plus d’une décennie afin d’affirmer le rôle de la France comme patrie des arts, du génie et de la liberté13. Les déclarations de l’abbé Grégoire, présentées devant la Convention en 1794, font figure de manifeste : « Comme nous les arts sont enfants de la liberté ; comme nous ils ont une patrie, et nous transmettons ce double héritage à la postérité […] Lions donc le génie d’une manière indissoluble au culte de la liberté14. » Tandis que celles du citoyen Besson affirmaient la nécessité pour la France d’« élever des temples dignes » des chefs-d’œuvre que la nation se devait d’exhiber pour afficher sa grandeur et sa supériorité15. Préfigurée par la philosophie des Lumières (Burke, Diderot, Kant) l’idée de génie transcendant toute règle, expression pure de la liberté et de l’individualité, connaît une impulsion décisive sous la Révolution et marque l’avènement d’une nouvelle religion de l’art. Le terme de chef-d’œuvre qui, depuis le XVIe siècle, était devenu dans le langage courant synonyme d’excellence, incarne désormais l’expression la 168 plus pure et la plus haute de la nouvelle conception métaphysique du génie créateur et de l’Art16. Intemporel, universel, insurpassable, le chef-d’œuvre ne tarde pas à prendre valeur d’absolu avec le développement des idéaux de la pensée romantique17. Le lieu par excellence de la célébration du chef-d’œuvre est bien entendu le musée, nouveau « temple » dédié à la valorisation de l’art, à la conservation du patrimoine, à la diffusion d’un savoir, dans la croyance utopique du bien public. Mais il est aussi un instrument au service du pouvoir et une institution à l’autorité implacable qui a le pouvoir de légitimer, hiérarchiser et sanctuariser les objets qui justifient son existence. Par ce qu’il accueille ou par ce qu’il exclut, par ce qu’il promeut ou relègue, par ce qu’il choisit de montrer et comment il le montre, le musée est une instance souveraine d’identification, de production et de sacralisation du chef-d’œuvre. En présentant les objets détachés de leur contexte d’origine, il contribue puissamment à leur conférer une pleine autonomie. Plus ceux-ci sont crédités d’une dimension transcendante, plus l’institution qui les a identifiés gagne en prestige. Ce processus de valorisation réciproque s’inscrit dans un cercle vertueux qui entretient de manière inépuisable le mythe du génie artistique et du chef-d’œuvre. Depuis les premières décennies du XXe siècle, cette position centrale de l’institution muséale dans les processus de reconnaissance artistique, de hiérarchisation et de production de la valeur a été vigoureusement critiquée. Alors que les dadaïstes et les futuristes dénonçaient de manière subversive la fétichisation du chef-d’œuvre, Marcel Duchamp interrogeait de façon radicale, à travers sa série de Ready Made, l’arbitraire des rapports entre un objet et l’institution qui le reconnaît en tant qu’art. La démarche paradigmatique de Duchamp a marqué profondément les grands courants de l’art contemporain qui se sont constitués à partir des années 1960 sur le rejet ou le détournement de la notion d’art et des institutions qui la consacrent (pop art, art conceptuel, Fluxus, mimimal art… ). Pour certains artistes, la critique des valeurs d’autorité et de pouvoir associées au musée a été inscrite au cœur même de leur démarche, que ce soit sur le mode de la dérision (Marcel Broodthaers) ou sur un mode nettement plus polémique (Hans Haacke). Mais comme le soulignait Hans Belting, « il est évident 13. Régis Michel (dir.), Aux Armes et aux Arts ! Les arts de la Révolution, 1789-1799, Paris, Adam Biro, 1988, 350 p. ; Édouard Pommier, L’Art de la Liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991, 504 p. ; Dominique Poulot, Une histoire des musées de France, XVIIIe-XXe siècle [2005], Paris, La Découverte, 2008, 195 p. 14. Extrait du rapport de l’abbé Grégoire, 31 août 1794. Cité par É. Pommier, op. cit., p. 226. 15. Cf. Lettre de Besson à la Commission temporaire des arts, 8 juillet 1794, cité in Ibidem, p. 219. 16. Sur l’histoire de l’évolution de la notion, voir Walter Cahn, Masterpieces. Chapters on the History of an Idea, Princeton, Princeton University Press, 1979, 168 p. 17. Par exemple, « Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art. Le chef-d’œuvre d’aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain […] Les chefs-d’œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu. Une fois l’absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. L’œil n’a qu’une quantité d’éblouissement possible » : Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, Librairie internationale, 1864, p. 85-86. 169 que l’avant garde artistique dut sa vie au mythe du chef-d’œuvre qu’elle maintenait vivant en l’attaquant18 ». Car les courants du post-modernisme ont produit leurs propres canons, en fonction desquels certaines œuvres phares ont acquis un statut mythique que les institutions ne manquent pas de faire fonctionner à la manière des « anciens » chefs-d’œuvre. Néanmoins, la dénomination de « chef-d’œuvre » semblait définitivement caduque, beaucoup trop connotée et inappropriée pour être utilisée dans les mondes de l’art contemporain. Dans les dernières décennies du XXe siècle, il était de bon ton de l’éviter et de préférer des circonlocutions du type « pièces majeures » ou « pièces fortes » pour désigner ce qui devait s’imposer comme exceptionnel. Mais c’était sans compter qu’en jetant le « chef-d’œuvre » par la porte, il reviendrait par la fenêtre… Chefs-d’œuvre en terril En mai 2010, le Centre Pompidou-Metz ouvrait ses portes de verre avec une exposition inaugurale baptisée « Chefs-d’œuvre ? », titre pour le moins inattendu pour le lancement d’une « institution sœur » du Centre Pompidou, dédiée à l’art moderne et contemporain [cf. fig. 2]. Certes le point d’interrogation dans l’intitulé plaçait judicieusement l’exposition sous le signe du questionnement plutôt que sous celui de l’affirmation de principes intangibles. Il n’empêche que le choix de ce terme n’est pas anodin pour un événement médiatique de cette ampleur et n’est sans doute pas sans rapport avec les polémiques qui accompagnèrent le projet du Centre Pompidou-Metz. Présenté comme « la première expérience de décentralisation d’un établissement public culturel national19 », le centre lorrain, sous couvert d’un projet culturel et social ambitieux, en phase avec l’idéologie démocratique républicaine, n’en recouvre pas moins des enjeux d’une autre nature, d’ordre politique et économique. Emblème de la politique de décentralisation de la France et de la magnanimité de l’État envers une région sévèrement touchée par la crise économique, il est porteur d’espoir de développement économique, d’aménagement du territoire et de revitalisation urbaine. Pour légitimer le coût somptuaire d’un musée de prestige mais sans collection propre, pour désamorcer les craintes des sceptiques qui redoutaient que la grande « sœur » parisienne ne lui prête que des « œuvres mineures », quelle meilleure stratégie pouvait-on envisager que d’afficher le label magique « chef-d’œuvre » ? Et quoi de mieux pour abriter ces quelque 800 pièces d’exception que de leur offrir un écrin de prestige, un bâtiment à l’architecture médiatique inscrite avec ostentation dans le tissu urbain et revendiqué luimême en tant que chef-d’œuvre20 ? Indéfinissable, inexplicable, inestimable, le 18. Hans Belting, « L’art moderne à l’épreuve du mythe du chef-d’œuvre », in Hans Belting, Arthur C. Danto, Jean Galard et al., Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 57. 19. Affirmation proclamée à travers la campagne de communication accompagnant l’ouverture du centre, mais contestable car elle omet le précédent de la fondation par le consulat de quinze musées de province, à la suite du décret Chaptal de 1801. 20. Voir le catalogue de l’exposition, Philip Jodidio, Laurent Le Bon et Aurélien Lemonier (éds), 170 chef-d’œuvre est hors d’atteinte et permet de dépasser toute mesure. Alors, 800 chefs-d’œuvre… Et pour justifier le coût élevé de cet investissement, Alain Seban, le président du Centre Pompidou, n’hésitait pas à déclarer à la presse, trois mois avant l’ouverture de la nouvelle cathédrale des arts à Metz : « La semaine dernière, un Giacometti s’est vendu pour 74 millions d’euros. C’est le coût total du Centre Pompidou-Metz qui exposera deux chefs-d’œuvre de Giacometti21. » Un scénario comparable est probablement en train de se jouer avec le Louvre-Lens. Ici encore, l’État manifeste son action bienfaitrice pour la relance des économies régionales en espérant remédier au problème d’attractivité d’une ville et de sa région, redresser son retard culturel, revivifier son économie et améliorer son cadre urbain. L’implantation dans la ville de Lens est justifiée par un discours politique construit sur le mode du juste retour des choses. L’État s’y représente comme le grand dispensateur des bienfaits de l’art et de la culture en contrepartie du lourd tribut déjà payé par ce territoire sur les plans humains, économique et social. On lit, sur le site internet officiel du Louvre-Lens : « Le choix de s’implanter sur un ancien carreau de mine, la fosse 9-9 bis de Lens, n’est pas neutre, bien sûr. Il exprime la reconnaissance de la Nation pour un territoire plusieurs fois meurtri, tant par la guerre que par l’exploitation intensive du charbon, puis par la fermeture du dernier puits lensois en 1986. Aujourd’hui, la situation économique et sociale reste marquée par un chômage élevé (15 % de la population active). À l’exemple de la Tate à Liverpool ou du musée Guggenheim à Bilbao, le Louvre à Lens entend participer au renouveau du territoire et à son changement d’image22. » (L’emphase en caractères gras est d’origine) Quant à l’image que le musée et la région Nord-Pas-de-Calais se sont choisie pour leur campagne de communication, elle n’est autre que la figure centrale de la Liberté guidant le peuple de Delacroix illustrant remarquablement ce discours… un des « chefs-d’œuvre » du Louvre prochainement délocalisé à Lens [fig. 4 et 5]. Cette œuvre complexe, qui a nourri des interprétations nombreuses et contradictoires depuis sa création, s’est imposée dans l’imaginaire collectif du XXe siècle comme une icône de la Liberté/République triomphante et populaire… image parfaitement adaptée à la situation23. L’association de l’art à la liberté semble être inscrite irrémédiablement dans les gènes de la Chefs-d’œuvre, architectures de musées 1937-2014, Metz, Éditions du Centre Pompidou-Metz, 2010. 21. Le Figaro, 10 février 2010. 22. www.louvrelens.fr/fr/pourquoi-louvre/choix-lens.html (septembre 2012). 23. Sur la réception de cette œuvre et notamment sur les critiques dont elle fut l’objet en son temps (image d’une Liberté sale, à la morphologie plébéienne guidant la « populace »), voir Nicos Hadjinicolaou, « “La liberté guidant le peuple” de Delacroix devant son premier public », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 28, juin 1979, p. 3-26. 171 4. Lens, Stade Bollaert, 26 septembre 2010. Photo AFP/ Philippe Huguen. République française. Là encore, le Louvre-Lens recevra de son grand frère parisien son lot de chefs-d’œuvre emblématiques pour couper court à toute rumeur concernant la réputation et le rayonnement des prêts consentis et pour 172 5. Inauguration du Louvre-Lens par le Président de la République, 4 décembre 2012. Photo AFP/Pool/Michel Spingler. garantir l’attractivité du lieu (Vinci, Raphaël, La Tour, Ingres, Delacroix…). Mais la vénérable institution parisienne n’ira quand même pas jusqu’à se séparer (provisoirement) de la Joconde, alors que le président de la région Nord-Pasde-Calais avait rêvé – à titre hautement symbolique et médiatique – d’accueillir le plus mythique des chefs-d’œuvre sur l’emplacement de l’ancienne fosse 9-9 bis de Lens24. En guise de consolation, le musée présentera le Portrait de Balthazar Castiglione de Raphaël, tableau qui avait déjà servi de doublure à la Joconde pour combler le vide laissé par cette dernière sur les murs du Louvre lors de son vol retentissant en 1911. * Créée dans des conditions historiques bien particulières, la notion moderne de chef-d’œuvre n’en demeure pas moins une des créations métaphysiques les plus abouties, mais également les plus « populaires » de notre culture, en ce 24. Éric Bietry-Rivière, « Lens sera une synthèse du Louvre », Le Figaro, 16 avril 2012. 173 sens où les caractères qu’on lui attribue de manière plus ou moins explicite et consensuelle en font un objet unique. Si cette notion n’a cessé d’évoluer et a connu bien des vicissitudes du point de vue sémantique, conceptuel et symbolique, elle semble ancrée dans notre culture européenne pour s’incarner dans des objets porteurs de valeurs esthétiques, symboliques, sociales, affectives qui correspondent davantage que d’autres aux attentes collectives de leur temps et de l’histoire. Elle fait le miel de l’histoire de l’art, discipline qui traditionnellement fonde sa spécificité sur sa capacité à distinguer les qualités esthétiques intrinsèques de ses objets pour ensuite les hiérarchiserjusqu’à porter aux nues les chefs-d’œuvre qu’elle a contribué à fabriquer. À l’opposé, les approches culturalistes et anthropologiques de la Visual Culture et de la Bildwissenschaft privilégient l’analyse des conditions historiques et sociales de la construction des hiérarchies artistiques aux dépens des jugements esthétiques qui se prétendraient universels et intemporels. Il ne s’agit pas pour autant de nier ces hiérarchies ni de considérer que toutes les œuvres se valent, mais de les réintroduire au cœur des processus historiques, culturels et politiques qui les ont engendrées, afin de les comprendre. Il ne faut pas non plus les dissocier de l’étude des mécanismes culturels et sociaux de différenciation25 et donc, par extension, de toutes les formes d’idéalisme, d’ethnocentrisme et de sexisme trop souvent encore attachées à la notion de chef-d’œuvre. Ce dernier est historiquement l’apanage des maîtres (masterpiece, Meisterwerk – dans les langues germaniques), des Blancs et des hommes. Les formes « mineures », décoratives ou « artisanales » de la création, les minorités ethniques, les cultures exotiques et les femmes en sont encore majoritairement exclues. Toutes les formes élitistes de la création artistique sont donc des objets d’études pertinents dans le champ des études visuelles, mais d’abord et avant tout en tant qu’expressions de la culture qui a imposé ses critères de classification, et non pour leur valeur esthétique relative et contingente. Sophie Raux – IRHiS, Université de Lille 25. Voir, par exemple, Keith Moxey, The Practice of Theory. Poststructuralism, Cultural Politics and Art History, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p.79-98 ; James D. Herbert, « Visual Culture/Visual Studies » [1996], in Robert S. Nelson et Richard Shiff, Critical Terms for Art History, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, p. 452-464. 174