Academia.eduAcademia.edu

Une théorie « non utilitariste » de la justice sociale

2003, Mouvements

Une théorie « non utilitariste » de la justice sociale PAR ALAIN BOYER* I l est en général admis que l’ouvrage le plus important du vingtième siècle sur la question de la justice n’est autre que celui de John Rawls, Théorie de la Justice, publié aux États-Unis en 1971. Ce livre est d’abord une tentative délibérée de produire une théorie « non utilitariste » de la justice sociale. L’utilitarisme de Jeremy Bentham, inspiré de Hume, de Beccaria et d’Helvétius, est une philosophie du siècle des Lumières, le siècle de la réhabilitation du bonheur, et elle repose sur une idée simple : tout être sensible cherche à éviter le plus possible la douleur et à ressentir le plus possible de bienêtre. En conséquence (croit Bentham, alors que cela ne va pas de soi), une société juste ou bonne sera une société qui maximise la quantité totale, la somme algébrique du bien-être (les plaisirs moins les peines), ou encore de « l’utilité » sociale. L’utilitarisme est une théorie sophistiquée, et qui présente de nombreux avantages : elle est clairement éthique, puisqu’elle prescrit une certaine politique, en l’occurrence « altruiste » ; elle repose sur un principe unique, sans complications métaphysiques ni « postulats de la raison pratique » (l’âme immortelle et Dieu chez Kant) ; elle est universaliste et égalitariste ; elle se présente sous une forme telle qu’elle puisse être mathématisable, chaque individu étant caractérisé par ses « préférences », sa « fonction d’utilité ». Ce faisant, la méthode utilitariste permet en principe de hiérarchiser les demandes des différents groupes sociaux, selon la contribution à l’utilité totale (au bien-être total) que la satisfaction de leurs 154 ● MOUVEMENTS N°27/28 mai-juin-juillet-août 2003 revendications est supposée apporter. Sur la question de l’altruisme, il ne faut pas en effet se méprendre. Autant un individu purement « utilitariste » au sens vulgaire serait sans doute un froid calculateur égoïste assez inhumain, tel le capitaliste selon Marx, autant le fait de prendre comme maxime de sa propre action la véritable règle utilitariste : « Agis de telle manière que la somme de bien-être dans le monde soit maximale ! » n’a rien à envier aux autres morales désintéressées, chrétienne, kantienne ou autres. Un utilitariste conséquent ne peut qu’essayer de diminuer le malheur du monde, y compris, par parenthèses, la souffrance animale, alors que pour Kant, les animaux, n’étant que des choses, peuvent être utilisés à loisir par l’homme, seule fin en soi. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas confondre « calculateur » et « égoïste ». L’homme d’État utilitariste, plutôt partisan de l’État providence (Welfare State), peut être comparé au Dieu leibnizien : il calcule le « meilleur des mondes possibles », celui qui atteint le maximum de perfection, en l’occurrence de bienêtre. Mais alors que le Dieu optimisateur peut comparer et arbitrer entre des souffrances humaines et des quantités de perfection épistémologique ou esthétique, l’utilitariste demeure humaniste : la simplicité du monde ou la beauté d’une culture ne comptent pas, seuls le soulagement de la peine et la satisfaction du désir importent. * Philosophe Une théorie « non utilitariste » de la justice sociale Les problèmes auxquels la théorie utilitariste sort de la collectivité, entendue comme somme doit répondre sont cependant nombreux. En des intérêts particuliers. La société utilitariste est dehors de celui de savoir comment il est seulecapable de « passer par pertes et profits » le desment pensable que l’on puisse comparer les tin de tel ou tel de ses membres. peines et les plaisirs de personnes différentes, Rawls distingue le concept de justice, et les comme s’il s’agissait de quantités commensudifférentes conceptions de la justice. Le premier rables, il paraît clair aux yeux de ses adversaires s’applique d’abord aux « institutions de base » que l’utilitarisme est trop « paternaliste », comde la société : une institution n’est juste que si patible avec un despotisme éclairé, et surtout elle n’opère aucune distinction arbitraire entre qu’il autorise que la souffrance de l’un puisse les individus dans l’attribution des droits et des être compensée par l’augmentation de satisfacdevoirs, et si elle détermine un équilibre adétion de tels ou tels autres, ce que ne devrait pas quat entre revendications concurrentes en revanche s’autoriser un « bon père de (conflicting claims) portant sur les avantages de famille ». Autant il paraît indivila coopération sociale. Ce duellement rationnel de « sacriconcept demeure vague, à fier » un moment de son temps cause de l’imprécision des au motif d’un espoir de plus termes « arbitraire » et « adéRawls distingue grande satisfaction (ou de quat ». Une conception particule concept de justice, moindre souffrance) dans l’avelière de la justice spécifie de nir, autant il est moralement manière satisfaisante ce qu’est et les différentes imprudent de généraliser ce une distinction arbitraire et une conceptions principe au niveau collectif : il distribution adéquate. Dans une n’est guère intuitivement éviculture imprégnée par l’idée de la justice. dent que l’on puisse « sacrifier » d’égalité, aucune inégalité ne un individu, un groupe ou une doit être tolérée sans justificagénération pour le bénéfice tion. Et cette justification ne ● d’autres individus, groupes ou peut reposer sur la nature des générations. Chaque individu individus. La théorie de la jusest une fin en soi, au sens kantice va fournir des principes tien. Selon la formule de Rawls, « l’utilitarisme généraux de distribution et de hiérarchisation ne prend pas en compte la différence des perdes « biens premiers », tels que les libertés, les sonnes ». Il confond l’égalité et la substituabilité, droits, les pouvoirs et les richesses, sans oublier et ne considère qu’un « gros individu » (la colles bases sociales du respect de soi-même. Elle lectivité), formé par la fusion des désirs en un permettra de spécifier quels sont les seuls arguseul Sujet. Il paraît en effet difficile de ne pas ments qu’il est moralement possible d’utiliser asseoir une théorie moderne de la justice sur pour justifier d’éventuelles entorses au principe l’idée de droits inviolables de la personne en de distribution égale de ces biens. Les principes tant que telle. Tout individu a droit a priori au de justice, s’ils gouvernent effectivement les même respect de sa dignité, quels que soient « institutions de base » de la société (Constituses capacités, ses croyances et même ses actes. tion de l’État, structure des échanges), et si cela Or, l’utilitariste n’est pas pour ainsi dire hostile est publiquement connu de tous, doivent pouà cette idée, mais il ne la place pas en tête de voir eux-mêmes devenir des biens pour les son système, à titre d’axiome. Dès lors, il ne individus participant à l’aventure de la coopéparaît pas impossible d’imaginer des situations ration sociale. Cela représente une condition où l’utilitariste conséquent puisse être amené à pour qu’une société puisse être dite « bien accepter le sacrifice de victimes innocentes au ordonnée ». La société juste n’est donc pas seuprofit espéré de l’amélioration plus grande du lement une société d’individus en paix armée MOUVEMENTS N°27/28 mai-juin-juillet-août 2003 ● 155 THÈMES les uns contre les autres et à imposer la leur par la Rawls insistera contre l’ennemi extérieur. Ses contrainte. Contrairement à une de plus en plus citoyens savent que la vie vision « néo-hobbesienne » du sociale est gouvernée par les contractualisme qui ramène la après 1971 sur principes de justice qu’ils convention sociale à un accord le pluralisme auraient eux-mêmes choisis en entre ennemis potentiels ou faisant abstraction de leurs entre partenaires égoïstes d’un des conceptions situations individuelles (« voile échange marchand, Rawls soude la vie bonne. d’ignorance ») : liberté égale tient que l’accord sur des prinpour tous, égalité des chances, cipes de justice ne constitue pas solidarité avec les plus défavoseulement un modus vivendi, ● risés (une inégalité ne peut être mais aussi un « consensus par autorisée que si elle leur est recoupement » entre personnes profitable en fin de compte : raisonnables, grâce auquel une « principe de différence »). Et conception commune de la les citoyens ne se contentent moralité des institutions, de la pas de connaître l’existence de ces règles du justice, peut être révélée, et ce malgré la diverjeu, comme s’ils en comprenaient seulement la sité irréductible des conceptions du sens de la nécessité pour leur propre intérêt, mais ils en vie. Si la théorie rawlsienne était purement prosont venus à se les approprier et à être prêts à cédurale, il suffirait que des individus rationnels, les défendre en tant qu’elles sont justes. Elles au sens de la rationalité technique ou instrusont pour eux des biens ou des valeurs polimentale, s’accordent sur un ensemble de règles tiques communes. utiles pour chacun d’eux : mais de fait, le consensus qu’ils doivent rechercher selon Qu’est-ce que « la vie bonne » ? Rawls, autrement dit la possibilité que leurs proAristote, dans la Politique critiquait le sophiste jets de vie incorporent tous un même ensemble Lycophron au motif qu’il faisait de la cité un pur de principes, ce consensus a pour objet des artefact, alors que l’homme est par nature un principes moraux tout à fait « substantiels » et animal social, et même en fin de compte polinon seulement des principes formels comme le tique, mais aussi parce qu’il en réduisait la finaseraient des règles purement procédurales, lité à la coexistence pacifique et à la défense celles du marché, de la discussion ou de la nationale (sur le modèle du traité de paix entre démocratie. Une société bien ordonnée n’est deux cités). Le but naturel de la cité est pour le donc pas seulement aux yeux de Rawls une Stagirite moralement plus exigeant : « Ce n’est société de défense des intérêts des individus pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en grâce au respect de certaines règles du jeu. C’est vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une aussi le lieu de l’expression pluraliste des plans cité » (III, 9). Or, il n’est pas sans intérêt de noter de vie des personnes, de telle manière qu’elles que le libéralisme politique est peut-être moins parviennent dans la mesure du possible à jouer éloigné de cette perspective que ne le fait ensemble une partition collective heureuse, accroire une lecture purement procédurale (formême les moins favorisés par l’histoire et le melle) de la théorie de la justice comme équité hasard pouvant participer à l’aventure en n’étant (« fairness »). Rawls insistera de plus en plus pas amenés à se mépriser eux-mêmes et à se après 1971 sur le pluralisme des conceptions de sentir exclus. Mais l’analogie avec Aristote s’arla vie bonne et sur le fait que ce pluralisme doit rête là : il n’y a pas, au-delà de ce consensus nous apparaître non seulement comme un pismoral, de modèle de vie bonne supérieure aux aller, mais comme un bien, à partir du moment autres. Dans les termes de la philosophie où les tenants de chaque conception renoncent antique, on dira que la vie bonne ne doit pas 156 ● MOUVEMENTS N°27/28 mai-juin-juillet-août 2003 Une théorie « non utilitariste » de la justice sociale pour un libéral être réduite à la seule vita activa, non plus qu’à la vita contemplativa (à la vie politique ou à la recherche théorique), ce qui représenterait des risques de monisme (une seule forme de vie est bonne) et d’élitisme (il y a une ou des formes de vie supérieure à toute autre), comme l’avait souligné Isaiah Berlin (Eloge de la Liberté, Calmann-Lévy). La vie bonne se dit en une multiplicité de sens, et elle n’est autre que la poursuite de ses propres fins raisonnables dans le cadre d’institutions justes et reconnues par tous comme des biens. S’inspirant, comme John Stuart Mill (On Liberty, 1859), de Wilhelm Humboldt (Essai sur les limites de l’action de l’État, 1792), Rawls soutient cependant qu’un « principe aristotélicien » guide notre sens de ce qu’est une vie bonne, à savoir une vie qui permette l’expression la plus complète possible des potentialités de chacun, dans le cadre de la division sociale des compétences. La notion aristotélicienne de justice distributive, élément essentiel de la pensée catholique comme du socialisme moderne, peut également être réactivée par le libéralisme solidariste. Loin de tout « atomisme », et contrairement aux dires des « communautaristes », il convient de souligner que Rawls soutient enfin que le libéralisme implique une vision de la communauté (pluraliste et ouverte) comme seul lieu possible de la réalisation de soi. ● MOUVEMENTS N°27/28 mai-juin-juillet-août 2003 ● 157