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Euler et le monadisme

Au sein de la pensée allemande du milieu du XVIII e siècle, la position d'Euler est très certainement l'une des plus hostiles à la philosophie leibnizienne. Fervent partisan de la mécanique newtonienne et du cadre ontologique qu'elle rend possible ainsi que d'une méthode scientifique principalement basée sur le calcul et la confirmation empirique 1 , Euler croit pouvoir prendre en défaut plusieurs positions de Leibniz et de ses sectateurs, en particulier de Wolff. Sur le plan philosophique, on peut cibler quatre axes critiques qui s'opposent au leibnizianisme au sein de l'oeuvre d'Euler. Premièrement, l'une des contestations les plus connues aujourd'hui concerne la réalité de l'espace et du temps. Dans un mémoire de l'Académie de Berlin intitulé Réflexions sur l'espace et le temps 2 , Euler défend une interprétation de type absolutiste sur la base d'une argumentation de compatibilité entre les exigences théoriques de la mécanique et le statut réel de l'espace et du temps. Autrement dit, Euler soutient que de poser des réalités spatiotemporelles, distinctes des corps qui y perdurent et se meuvent, est la meilleure solution métaphysique pour appuyer les lois de la mécanique 3 . Deuxièmement, Euler participa au débat sur la priorité de la découverte du principe de moindre action qui opposa au départ Maupertuis à König ; ce dernier maintint que Leibniz, dans une lettre à Jakob Hermann, avait déjà élaboré le principe, tandis qu'Euler se rangea du côté de Maupertuis, d'une part pour défendre l'originalité 2 de la contribution de son collègue, d'autre part pour théoriser les fondements épistémologiques et scientifiques de la catégorie de moindre action 4 . Comme on le sait, la controverse fut l'une des plus vives en cette période de l'Académie de Berlin et contribua sans aucun doute à accentuer l'animosité de Maupertuis et d'Euler à l'égard des philosophes d'obédience leibnizienne 5 . Troisièmement, Euler s'est également attaqué à l'hypothèse de Leibniz et de Wolff quant à la relation entre l'âme et le corps. Fondamentalement dualiste, Euler s'accorde corrélativement avec une forme d'interactionnisme, ce qui implique un rejet du système de l'harmonie préétablie entre les domaines spirituel et corporel. Les extraits les plus manifestes sont certaines parties des Lettres à une princesse d'Allemagne, où il défend la théorie de l'influence physique 6 . Finalement, plusieurs textes d'Euler s'en prennent à la doctrine des monades de Leibniz et à celle des éléments de Wolff. Dans le mémoire intitulé Sur la nature des moindres parties de la matière, mais surtout dans les Gedancken von den Elementen der Körper 7 , Euler avance une ligne interprétative qui vise, premièrement, à discréditer les positions de Leibniz et de Wolff et, deuxièmement, à défendre deux thèses qu'il affirme s'y opposer :

1 Prépublication parue dans les Studia Leibnitiana, 45/2, 2013, 150-169. PRIERE DE CITER LA VERSION PUBLIEE. Euler et le monadisme Christian Leduc Université de Montréal Au sein de la pensée allemande du milieu du XVIIIe siècle, la position d’Euler est très certainement l’une des plus hostiles à la philosophie leibnizienne. Fervent partisan de la mécanique newtonienne et du cadre ontologique qu’elle rend possible ainsi que d’une méthode scientifique principalement basée sur le calcul et la confirmation empirique1, Euler croit pouvoir prendre en défaut plusieurs positions de Leibniz et de ses sectateurs, en particulier de Wolff. Sur le plan philosophique, on peut cibler quatre axes critiques qui s’opposent au leibnizianisme au sein de l’œuvre d’Euler. Premièrement, l’une des contestations les plus connues aujourd’hui concerne la réalité de l’espace et du temps. Dans un mémoire de l’Académie de Berlin intitulé Réflexions sur l’espace et le temps2, Euler défend une interprétation de type absolutiste sur la base d’une argumentation de compatibilité entre les exigences théoriques de la mécanique et le statut réel de l’espace et du temps. Autrement dit, Euler soutient que de poser des réalités spatiotemporelles, distinctes des corps qui y perdurent et se meuvent, est la meilleure solution métaphysique pour appuyer les lois de la mécanique3. Deuxièmement, Euler participa au débat sur la priorité de la découverte du principe de moindre action qui opposa au départ Maupertuis à König ; ce dernier maintint que Leibniz, dans une lettre à Jakob Hermann, avait déjà élaboré le principe, tandis qu’Euler se rangea du côté de Maupertuis, d’une part pour défendre l’originalité 1 Certains commentateurs mitigent l’appartenance d’Euler au newtonianisme et considèrent son approche comme étant à certains égards plutôt cartésienne : R. Calinger : « Euler’s “Letters to a Princess of Germany” as an Expression of his Mature Scientific Outlook », Archive for History of Exact Sciences, 15/3 (1976), p. 211-233; S. Gaukroger : « The Metaphysics of Impenetrability: Euler's Conception of Force », British Journal for the History of Science, 15/2 (1982), p. 132-154. La critique de la conception particulaire de la lumière et le rejet d’un concept de gravitation comme force à distance, sans qu’elle s’explique par l’action d’une matière subtile, en seraient quelques preuves. Plusieurs positions eulériennes marquent toutefois, comme nous le verrons, sa filiation avec la mécanique newtonienne. 2 Euler : « Réflexions sur l’espace et le temps » in Histoire de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, Berlin, Haude et Spener (abrév. HAB), 1750, p. 324-333. 3 Euler : « Réflexions sur l’espace et le temps », in HAB, p. 326. 2 de la contribution de son collègue, d’autre part pour théoriser les fondements épistémologiques et scientifiques de la catégorie de moindre action4. Comme on le sait, la controverse fut l’une des plus vives en cette période de l’Académie de Berlin et contribua sans aucun doute à accentuer l’animosité de Maupertuis et d’Euler à l’égard des philosophes d’obédience leibnizienne5. Troisièmement, Euler s’est également attaqué à l’hypothèse de Leibniz et de Wolff quant à la relation entre l’âme et le corps. Fondamentalement dualiste, Euler s’accorde corrélativement avec une forme d’interactionnisme, ce qui implique un rejet du système de l’harmonie préétablie entre les domaines spirituel et corporel. Les extraits les plus manifestes sont certaines parties des Lettres à une princesse d’Allemagne, où il défend la théorie de l’influence physique 6 . Finalement, plusieurs textes d’Euler s’en prennent à la doctrine des monades de Leibniz et à celle des éléments de Wolff. Dans le mémoire intitulé Sur la nature des moindres parties de la matière, mais surtout dans les Gedancken von den Elementen der Körper7, Euler avance une ligne interprétative qui vise, premièrement, à discréditer les positions de Leibniz et de Wolff et, deuxièmement, à défendre deux thèses qu’il affirme s’y opposer : l’équivalence de la masse gravitationnelle des particules matérielles et la divisibilité infinie de l’étendue. Ses différends contre la doctrine des monades seront énoncés à la même époque dans un autre contexte, celui de la recension des dissertations soumises au concours de l’Académie de Berlin sur le système des monades8. Même s’il s’agit de comptes rendus, on peut facilement déceler dans les approbations et les reproches d’Euler l’expression de son propre sentiment au sujet de la monadologie. Il reviendra sur ces critiques ultérieurement dans les Lettres, lesquelles constituent la dernière contribution importante d’Euler contre le système des monades, mais aussi l’une des plus élaborées. C’est à cette quatrième série de problèmes que je souhaite m’attarder dans la présente contribution. Pour le moment, je poserai une première question, fréquemment soulevée dans l’étude des réceptions en histoire de la philosophie, mais qui en l’occurrence prend une configuration assez précise: comment rendre compte des disparités entre, d’un côté, les 4 Euler : « Sur le principe de moindre action », HAB, 1753, p. 199-218. Euler a d’ailleurs rédigé un mémoire directement lié à ce sujet : « Exposé concernant l’examen de la lettre de M. de Leibnitz, alléguée par M. le Prof. Koenig, dans le mois de mars 1751 », HAB, 1753, p. 219-239. 6 Euler : Lettres à une princesse d’Allemagne, in Opera omnia, ed. by the Swiss Academy of Sciences (abrév. Opera) 3, XI, 1, p. 183-198. 7 Euler : Gedancken von den Elementen der Körper, in Opera 3, II, p. 349-366. 8 Pour une étude récente du contexte historique et des sources du concours, voir : T. Broman : « Metaphysics for an Enlightened Public », Isis, 103 (2012), p. 1-23. 5 3 descriptions eulériennes souvent faussées de la doctrine monadologique et, de l’autre, les véritables thèses de Leibniz et Wolff connues à l’époque par de nombreux écrits ? On peut à bon droit soutenir l’idée qu’Euler connaissait assez bien l’œuvre de Leibniz, de même que celles de Wolff et des Wolffiens, tel Formey, son collègue à l’Académie de Berlin. Or, à plusieurs endroits, Euler a manifestement transformé, voire complètement renversé ou ignoré le contenu et l’argumentaire des positions de Leibniz et de Wolff. Une explication de ce décalage pourrait possiblement s’appuyer sur la mauvaise foi ou la négligence d’Euler à décrire les principes théoriques de ses prédécesseurs, en particulier ceux qui se rapportent aux monades. Des raisons d’ordre politique ou institutionnel seraient sans conteste à évoquer : Euler, avec Maupertuis et d’autres membres de l’Académie, avait à l’évidence comme objectif de se débarrasser de l’influence de Leibniz et de Wolff au sein de cette société savante, pour mieux promouvoir leurs thèses d’inspiration newtonienne. Certains commentateurs ont exploité ces composantes qui expliqueraient pourquoi les philosophies de Leibniz et de Wolff ont été abusivement interprétées par Euler9. Je risquerai toutefois une autre lecture, qui pourrait servir de complément d’analyse : à mon avis, Euler tente de forger une catégorie philosophique, le monadisme, qui s’éloigne passablement des métaphysiques de Leibniz et de Wolff, mais qui vise à élaborer une argumentation servant une approche théorique qui est la sienne. Plus précisément, il s’agit d’adapter le leibnizianisme et le wolffisme, quitte à les dénaturer, pour marquer les failles de la démarche philosophique adverse et les forces de sa propre doctrine. Évidemment, Euler n’est ni le premier, ni le dernier à avoir emprunté un tel procédé, mais l’écart entre son interprétation et les positions leibniziennes et wolffiennes attestées est suffisamment grand pour exploiter cette voie interprétative. En réalité, l’un des traits de la démarche eulérienne consiste à confirmer les thèses métaphysiques en recourant à des outils scientifiques, principalement ceux de la mécanique. Autrement dit, la seule manière d’établir une métaphysique de la nature consisterait d’après lui à la fonder sur les acquis de la mécanique d’influence newtonienne, confirmée par l’expérience et par le calcul géométrique. Par conséquent, non seulement Euler souhaitait-il défendre sa conception métaphysique des principes de la nature contre celle de Leibniz et de Wolff, mais il voulait le faire en empruntant aux principes de la mécanique contemporaine, ce 9 Mentionnons une étude récente d’Ursula Goldenbaum qui porte précisément sur cet aspect de la discussion : « Leonhard Eulers Schwierigkeiten mit der Freiheit der Gelehrtenrepublik » in H. Hecht (hrsg.) : Kosmos und Zahl : Beiträge zur Mathematik- und Astronomiegeschichte, zu Alexander von Humboldt und Leibniz, Stuttgart 2008, p. 103-121. 4 que les présumés monadistes n’auraient pas su faire. Ce qui impliquait de biaiser à plusieurs endroits, de manière intentionnelle ou non, le contenu de la théorie des monades. 1. Les particules matérielles Le cœur de la position monadologique, d’après Euler, repose sur la thèse suivante: les corps sont composés d’êtres simples, appelés respectivement monades ou éléments chez Leibniz et Wolff, qui en fondent ou constituent la nature. Dans ses Lettres, Euler ira même jusqu’à dire que le système des monades tient essentiellement à l’adoption de ce principe10. Bien que ni Leibniz, ni Wolff n’aient soutenu exactement une telle explication, Euler semble convaincu qu’une lecture adéquate du monadisme prend appui sur ce principe. Une raison qui doit sans aucun doute être évoquée pour rendre compte d’une telle interprétation repose sur la recherche eulérienne d’un principe de composition des corps, complémentaire à l’élaboration des lois de la physique. La question de la distinction des particules ou éléments premiers des choses apparaît assez tôt dans l’œuvre d’Euler, bien avant que celui-ci ne s’intéresse sérieusement à la théorie monadologique. Dans la Mechanica de 1736, il évite le débat métaphysique sur la nature des corpuscules en affirmant qu’il les considérera dans cet ouvrage comme des points géométriques, ce qui suffit au calcul du mouvement des corps. En les prenant comme des dimensions limites, il est ensuite possible d’y joindre d’autres caractéristiques qui sont nécessaires à l’explication des déterminations du repos et du mouvement, en particulier qu’elles sont des quantités finies rigides, qu’elles ne changent pas de formes, qu’elles composent les corps flexibles, etc.11 Comme il le fait également à propos de l’espace, dont le statut ontologique reste indéterminé12, Euler se garde bien, dans un traité de mécanique, de rendre compte des propriétés métaphysiques des parties de la matière. Il se penchera sur cet aspect ultérieurement, d’abord dans le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière, lu à l’Académie de Berlin en 1744, mais paru en 174513. Le problème central du texte consiste à déterminer si les moindres parties de la matière sont par nature semblables ou dissemblables les unes par rapport aux autres. Euler convient dès le début 10 Euler : Lettres à une princesse d’Allemagne : « Le système des monades tel que je viens de la décrire à V. A. est une suite nécessaire du principe, que les corps sont composés d’êtres simples. Dès qu’on admet ce principe, on est obligé de reconnaître la justesse de toutes les autres conséquences qui en découlent si naturellement, qu’on n’en saurait plus rejeter aucune, quelque absurde et choquante qu’elle puisse être », Opera 3, XI, 1, p. 308. 11 Euler : Mechanica sive Motus Scientia Analytice, Petropoli, 1736, I, p. 37-38. 12 Ibid., p. 3. 13 Euler : « Sur les moindres parties de la matière », in Opera 3, I, p. 6-15. 5 du traité que la diversité est une caractéristique universelle des corps ; aucun corps n’est entièrement semblable aux autres, ce qui signifie que le principe leibnizien des indiscernables ou de non-ressemblance possède, du moins à l’échelle macroscopique, une certaine validité. Cette diversité se constate d’ores et déjà par l’expérience, en ce que chaque corps diffère des autres par sa figure et l’arrangement de ses parties, mais aussi très certainement par d’autres qualités secondaires que sont la couleur, la dureté ou le ressort14. D’ailleurs, on conviendra que plus les corps sont grands, plus il y aura une multiplicité de figures et d’arrangements, par conséquent davantage de variétés. Euler ne voit donc pas de problème à appliquer un principe de différenciation au niveau des corps apparents. Les difficultés surviennent lorsqu’il faut décider si les parties composant ces corps sont, elles, également discernables les unes des autres sur la base de leurs qualités ontologiques propres. Ajoutons qu’il ne s’agit plus d’une question dont on trouve une résolution dans et par l’expérience sensible, mais qui exige alors des réflexions d’ordre métaphysique. En tout cas, l’expérience ne saurait à elle seule établir si les particules sont toutes ontologiquement différenciées ou si elles sont semblables, voire équivalentes du point de vue de leur constitution matérielle. Pour ce faire, il faut recourir au raisonnement, notamment quant à la nature de la proportion entre force et inertie que Newton a désormais fondée par démonstration15. En d’autres mots, il faudra dépasser le stade d’une description strictement mécanique, fondée sur le calcul et l’expérience, et apporter une réponse de type métaphysique prenant appui sur l’adéquation du seul raisonnement. Euler trouve la réponse à cette question dans l’équivalence des masses ou gravités spécifiques; au niveau des moindres parties, il y aurait égalité des masses, tandis qu’au niveau des compositions perceptibles il existerait bel et bien une diversité indéfinie de figurations et d’arrangements. L’équivalence des masses permet une distinction entre les corps apparents, dont la composition varie de manière indéfinie, et les corpuscules qui les constituent, lesquels sont métaphysiquement similaires : « Car je ferai voir si clairement que personne ne pourra plus en douter que toutes les moindres molécules qui composent les corps qui nous environnent, sont également pesantes, ou qu’elles ont toutes la même gravité spécifique. On regardera peut-être d’abord cette proposition comme un grand paradoxe et les Métaphysiciens, qui étendent l’inégalité universelle jusqu’aux éléments mêmes de la matière, seront bien surpris que l’identité de pesanteur spécifique se puisse trouver 14 15 Ibid., p. 6. Ibid., p. 7. 6 non dans les éléments, mais généralement dans toutes les moindres particules de la matière même qui sont encore bien éloignées de ces éléments, comme je ferai voir bientôt »16. Deux aspects de la démarche eulérienne doivent être soulevés pour la suite de nos analyses : d’une part, l’opposition au leibnizianisme, associé dans l’extrait aux « métaphysiciens », semble déjà présente dans ce mémoire, car Euler entend remettre en question l’application du principe des indiscernables en ce qui regarde les molécules de matière. La nonressemblance se trouve certes entre les corps composés, et non entre les parties moindres, ce qui est une hypothèse s’opposant directement à celle des leibniziens17. Pour Euler, les particules possèdent une masse équivalente basée sur la proportion fondamentale de gravité spécifique. Il ne saurait y avoir d’autres moyens de différencier les molécules, si ce n’est probablement par leur positionnement spatio-temporel18. D’autre part, on remarque déjà une approche des problèmes métaphysiques qu’Euler emploiera à plusieurs reprises dans son œuvre : la meilleure manière de déterminer une thèse ontologique, donc de dépasser les limites de l’expérience, consiste à le faire à partir des acquis de la mécanique. En l’occurrence, la thèse de l’équivalence des masses repose essentiellement sur une généralisation du principe d’hydrostatique selon lequel la quantité de matière est proportionnelle au volume. Euler, dans un raisonnement que je ne peux reproduire ici, en conclut que la densité, qui se calcule par l’égalité des poids ou masses en raison des vitesses, est égale en toute particule 19 . D’où la remise en question du caractère ontologiquement discernable des corpuscules, du moins sur le plan quantitatif, puisque celles-ci sont équivalentes. En somme, la thèse de l’égalité des densités des particules de matière n’est rendue possible qu’en usant de principes mécaniques préalablement confirmés. Sans un tel fondement physique, un principe métaphysique pourrait difficilement être considéré comme étant valable. Les métaphysiciens d’obédience leibnizienne, en maintenant le principe des indiscernables au niveau des éléments simples, auraient ainsi dérogé à un critère de fondement scientifique. 16 Ibid., p. 9. Il est intéressant de noter que Leibniz avait lui-même évoqué la possibilité d’une ressemblance de nature entre les parties insensibles de la matière, hypothèse qu’il rejette d’emblée sur la base du principe des indiscernables : voir 5e Lettre à Clarke, GP VII, p. 394. 18 D’où l’importance, dans ce contexte, de s’attarder aux idées de lieu et de temps qui permettent de distinguer un corps individuel d’un autre. Voir les « Réflexions sur l’espace et le temps » et les Lettres. Dans celles-ci, Euler discute de la distinction entre les idées génériques et spécifiques et les idées individuelles pour lesquelles le lieu sert de principe de différenciation : Lettres : « Aussi quand je dis cerisier, c’est-à-dire une notion générale, qui comprend tous les cerisiers, qui existent partout ; cette notion n’est pas astreinte à un cerisier qui se trouve dans mon jardin, puisqu’alors tout autre cerisier en serait exclus » Euler : Opera 3, XI, 1, p. 227. 19 Euler : « Sur la nature des moindres parties de la matière », in Opera 3, I, p. 11-12. 17 7 2. La divisibilité infinie Hormis cette thèse concernant les moindres parties, Euler défend un autre principe qui l’opposerait, à ses yeux, aux métaphysiques de Leibniz et de Wolff. Il s’agit d’affirmer la nature infiniment divisible de la matière. Déjà le mémoire Sur les moindres parties de la matière semblait supposer cette idée 20 , mais elle est détaillée dans deux textes plus ou moins contemporains, soit l’Anleitung zur Naturlehre 21 et les Gedancken von den Elementen der Cörper. Le premier écrit constitue, un peu à la manière de la Mechanica, un traité général de physique dans lequel Euler explique les principales propriétés des corps et les lois du mouvement. Parmi les propriétés des corps se trouve l’extension. Celle-ci n’est pas, contrairement à ce que croyaient les Cartésiens, suffisante à déterminer l’essence entière des corps22. Il faut aussi y ajouter les qualités d’impénétrabilité et d’inertie qui permettent de séparer l’essence des corps de celle de l’espace, lequel est également une entité étendue, mais pénétrable et dépourvue de résistance23. Pourtant, cette propriété d’extension reste l’une des caractéristiques primordiales des corps. Elle implique comme conséquence fondamentale que la matière est infiniment morcelable puisqu’une chose étendue est par essence divisible. D’après Euler, il n’existerait pas de véritables parties simples dans la nature parce que toute étendue peut se scinder en des éléments moindres. L’extension a comme implication ontologique la divisibilité infinie des corps : « L’extension suit en effet et exclut par elle-même déjà toute partie simple parce que des parties dernières ne peuvent être admises en celle-ci. Car on peut diviser un corps en autant de parties qu’on le souhaite; ces parties contiennent toujours une extension, en vertu de laquelle elles peuvent encore être morcelées. D’où le fait que la proposition suivante ne peut aucunement être tenue pour vraie : où il existe des choses composées, il doit aussi y avoir des simples. Puisque toutes les parties, qu’on peut se représenter dans un corps, sont encore étendues et par conséquent composées »24. 20 Ibid : « Au reste, il n’y a aucun doute que ces particules ne soient extrêmement petites et que leur petitesse passe notre imagination ; toutefois, bien qu’elles n’aient plus de pores qui marquent une composition des parties, on aurait grand tort de soutenir que ces particules soient tout à fait indivisibles ; car ayant encore une grandeur finie, la divisibilité leur doit convenir nécessairement, quoiqu’elles ne soient pas subdivisées en effet » p. 14. 21 Euler : Anleitung zur Naturlehre, in Opera 3, I, p. 16-178. 22 Ibid. p. 22. 23 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 283- 297. 24 Euler : Anleitung, in Opera 3, I, p. 26. 8 En somme, on ne peut soutenir d’un côté que la matière est étendue et de l’autre qu’il existe des éléments simples insécables qui composent tous les corps. L’atomisme, tel celui qu’a défendu par Épicure, est incohérent, car il suppose des particules à la fois matérielles et indivisibles, deux propriétés qui sont contradictoires. Euler utilisera bien entendu cet argument dans le contexte d’évaluation du monadisme leibnizien, mais retenons pour le moment la thèse infinitiste qu’il déduit de la nature étendue des corps. Or, ce deuxième principe ne remet-il pas en question ce qu’Euler a admis dans le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière ? Si la matière est divisible à l’infini et qu’il ne saurait donc exister d’éléments simples et insécables, comment est-il tout simplement possible de discerner les particules de matière ? Euler fournit une explication dans les Gedancken : compte tenu de la divisibilité infinie des corps, il ne saurait y avoir de particules entièrement simples, c’est-à-dire absolument indivisibles, mais il est envisageable de les concevoir de manière relative. Pour ce faire, il faudra considérer les autres propriétés essentielles des corps. Une partie de matière, même si elle est divisible, peut quand même constituer un élément distinct des autres par son impénétrabilité et son inertie. En d’autres mots, un corpuscule est, par nature, divisible parce qu’étendu, mais il s’agit tout de même d’une partie qui se distingue des autres par le fait qu’elle ne puisse être pénétrée et qu’elle possède une résistance au changement. Autrement, il serait tout simplement impossible de distinguer les particules et, conséquemment, les corps qui en sont composés. La genèse de la différenciation des corps se fonde sur la variété des figures et des assemblages des particules, tandis que ces mêmes particules, même si elles sont équivalentes du point de vue des masses, se conçoivent distinctement les unes des autres en ce qu’elles ne sauraient se pénétrer et qu’elles conservent une tendance à persévérer dans le même état de mouvement ou de repos. Les Gedancken insistent notamment sur la nécessité de la quantification des particules matérielles par l’inertie : « Car tous les corps sont pourvus d’une force à persévérer dans leur état constant, et puisque cette force ne peut pas venir des corps en tant qu’ils sont des choses composées, et dans la mesure où une force similaire se trouve dans les choses simples, alors les choses simples, dont les corps sont constitués, doivent aussi être pourvues d’une force à persévérer dans leur état ou s’y conserver. De cette manière, nous obtenons une tout autre notion de l’être des choses simples, dont les corps sont composés, que celle initialement expliquée et soutenue dans la théorie des monades ou des choses simples »25. 25 Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 47-48. 9 Je reviendrai dans un moment sur la critique de la notion de monade, mais il faut surtout remarquer la compatibilité, d’après Euler, entre deux propriétés essentielles des corps : l’étendue, qui rend divisibles à l’infini les êtres matériels, et l’inertie qui constitue, avec l’impénétrabilité, un principe de différenciation. L’inertie et l’impénétrabilité rendent compte des variétés entre les corps puisqu’elles expliquent les changements dans la nature par les déterminations causales de mouvement et de repos. Les particules ne sont pas absolument simples, mais elles se distinguent, lorsqu’elles sont prises dans des composés, par leurs interactions. À vrai dire, l’étendue, l’impénétrabilité et l’inertie suffiraient, en tant que propriétés essentielles de la matière, à expliquer les déterminations du corps ; ce qui signifie que jamais on ne pourra parvenir à une notion métaphysique de moindre partie, en tout cas pas au sens où les atomistes et les monadistes l’entendent. Dans une doctrine qui concède un caractère infiniment divisible à la matière, la notion même de moindre partie réelle n’a pas sa place. Dans les Lettres, Euler convient d’ailleurs qu’une telle notion est incompréhensible26. Certes, il est possible d’opérer à partir d’un concept relatif de moindre partie, comme on le fait en mécanique, mais d’arriver à un principe métaphysique de particules matérielles insécables paraît impossible, puisqu’il contreviendrait à une conception infinitiste de la matière. 3. La critique de Leibniz dans les Gedancken Sur la base d’une telle conception des corps, Euler souhaite montrer comment les solutions de Leibniz et de Wolff, faisant reposer la différenciation sur des monades ou éléments simples, sont erronées et comportent des contradictions. Pour mieux situer l’interprétation eulérienne, il vaut la peine de rappeler certaines circonstances historiques. Comme on l’a vu, Euler a déjà présenté ou mis sur papier des points importants de sa métaphysique de la nature autour des années 1744 et 1745. Le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière a été lu à l’Académie de Berlin en 1744. La datation de l’Anleitung, jamais publiée, est plus difficile à établir. Ni les éditeurs des Opera posthuma au XIXe siècle, ni ceux des Opera omnia en cours ne se risquent à avancer une date approximative de rédaction27. Par la parenté des 26 27 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 300. Euler : Opera posthuma mathematica et physica, Petropoli 1862, II, p. 449 ; Opera 3, I, p. VIII. 10 thèmes et des thèses qui y sont discutés, on peut toutefois penser que l’ouvrage a été rédigé au milieu des années 1740. Or, à la même époque, l’Académie de Berlin lance le premier d’une longue série de concours. Les Preisfragen portaient sur des questions générales dépassant le cadre des différentes classes – de philosophies expérimentale et spéculative, de mathématiques et de belles-lettres – et s’adressaient ainsi à un public élargi. La première question, lancée en 1745 et reprise en 1746-1747, porta sur la validité du système des monades ; vingt-cinq participants concoururent, dont certains nous sont aujourd’hui plus connus, notamment König, Ploucquet, mais surtout Condillac. Le prix alla à un certain Justi qui rédigea un essai critique de la théorie des monades 28 . Ce qui importe pour notre étude, c’est qu’Euler, membre important de l’Académie pendant la même période, a non seulement suivi le déroulement du concours, mais a recensé par écrit tous les essais29. Dans plusieurs comptes rendus, on s’aperçoit des réticences d’Euler à l’égard des pièces favorables au système des monades ; en fait, un seul essai pour les monades reçoit un avis plus ou moins positif de la part d’Euler, apparemment celui de König30, ce qui n’enlèverait toutefois pas le caractère paradoxal à la doctrine d’origine leibnizienne. Par ailleurs, avant même que le concours fût terminé, Euler publia, de manière anonyme, un traité contre les monades, soit les Gedancken déjà mentionnées31. Il est intéressant de noter que l’ouvrage suscita de nombreuses réactions dans les milieux wolffiens et que parurent des écrits s’attaquant à l’interprétation d’Euler, l’un de la main du théologien Heinrich Christoph Nebel, un autre rédigé par Formey 32 . On mesure donc d’emblée l’impact qu’ont eu les objections eulériennes ; il s’agit en outre de la première véritable occasion où Euler fournit ses critiques à l’encontre des doctrines de Leibniz et de Wolff. Il importe finalement de constater qu’à partir de 28 Plusieurs pièces, dont celle de Justi, ont été publiées dans un recueil de l’Académie de Berlin : Dissertation qui a remporté le prix proposé par l’Académie royale des sciences et belles lettres sur le Système des monades avec les pièces qui ont concouru, Berlin, 1748. Sur la contribution de Justi : Broman (2012), p. 18-22. 29 Les délibérations pour déterminer un gagnant ont apparemment été difficiles. Elles sont mentionnées par Euler dans une lettre à Maupertuis du 16 mai 1747 : « Les pièces sur les monades ont déjà fait le tour tout entier, et Mr le Comte de Dohna a conféré hier là-dessus avec Mrs Sack, Kies et moi. L’avis de Mr Sack portait que l’honneur de l’Académie il jugerait le plus convenable de se tirer tout à fait de cette affaire odieuse, et de décider rien ; il propose pour cet effet ou de ne donner le prix point du tout, et de le doubler à l’exemple de l’Académie de Paris mais sur un autre sujet ; ou de la partager entre deux pièces l’une pour et l’autre contre les monades, afin que l’Académie ne paraisse point prendre aucun parti » Euler : Opera 4A, VI, p. 76 . 30 Euler : Différentes pièces sur les monades, in Opera 3, II, p. 419-420. 31 Dans les Gedancken, Euler mentionne justement la question du concours : Opera, 3, II, p. 359. 32 H. C. Nebel, Anmerkungen über die Gedancken von den Elementen der Körper, Giessen, 1747 ; Formey, Recherches sur les éléments de la matière, Berlin, 1747. Ce dernier texte a été traduit en allemand sous le titre Prüfung der Gedancken eines ungenannten von den Elementen der Körper (Leipzig, 1747). Dans une lettre à Maupertuis du 30 septembre 1747, Euler considère que l’écrit de Formey est une réfutation de la pièce de Justi qui remporta le concours, alors qu’il s’agit plutôt d’une critique des Gedancken, son propre texte : Opera 4A, VI, p. 84. Sur la contribution de Formey, voir l’article d’Anne-Lise Rey dans le présent volume. 11 cette époque, son opposition à la monadologie ne se démentira pas, voire se fixera. Prenons-en pour preuve les Lettres à une princesse d’Allemagne dans lesquelles Euler reprend plusieurs points de son interprétation que j’analyserai dans la dernière section de l’article. Dès le début des Gedancken, Euler reconstruit le système des monades autour de deux idées principales, en lien direct avec les principes discutés auparavant. Je m’attarderai ici surtout à l’interprétation de la monadologie leibnizienne, laissant donc de côté l’explication de la pensée wolffienne. Le premier aspect de la monadologie concerne la divisibilité infinie de la matière, qui poserait problème et à laquelle il faudrait répondre en postulant des entités simples et indivisibles33. D’après Euler, deux positions s’offrent à celui qui désire répondre à la question : ou bien on concède que la matière est divisible à l’infini et que les corpuscules sont des parties relatives, voire métaphysiquement incompréhensibles, qu’on pourrait encore scinder en éléments moindres, ou bien on maintient que cette divisibilité se résorbe dans une infinité d’éléments insécables à la manière des atomes ou, en l’occurrence, des monades. Euler n’a pas entièrement tort : il est vrai que Leibniz affirme dans certains textes qu’il existe une infinité de substances dans la matière. Cependant, Euler y voit un paradoxe : « L’opinion de Monsieur de Leibniz semble toutefois totalement contredire sa doctrine des monades. Car si l’on dit qu’on obtient une chose simple à la suite d’une analyse infinie, alors c’est la même chose que de dire que les corps ne peuvent être résolus par aucune analyse, aussi loin celle-ci est-elle menée; et ainsi l’existence de la chose simple est en réalité niée. Car lorsqu’on accepte qu’un corps soit composé de choses simples, alors on doit admettre que leur nombre est déterminé. Mais dès qu’un nombre est pris comme une grandeur infinie, alors il est impossible qu’il puisse être plus déterminé; de même, être d’une grandeur infinie ne veut rien dire d’autre que ce qui excède toute grandeur qui peut être encore conçue »34. Certaines sources leibniziennes pourraient venir corroborer une telle interprétation, en particulier un passage des Essais de théodicée qu’Euler a probablement eu l’occasion lire et dont il a pu s’inspirer: « De plus, il y a une infinité de créatures dans la moindre parcelle de la matière, à cause de la division actuelle du continuum à l’infini. Et l’infini, c’est-à-dire l’amas d’un nombre infini de substances, à proprement parler, n’est pas un tout ; non plus que le nombre infini lui-même, duquel on ne saurait dire s’il est pair ou impair »35. 33 Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 349 et p. 352. Ibid., p. 352-353. 35 Leibniz : Essais de Théodicée, GP VI, p. 232. 34 12 Malgré une conformité apparente avec le texte leibnizien, la lecture d’Euler est néanmoins erronée sur un point essentiel: Leibniz ne dit pas, ni dans ce passage, ni ailleurs, que la divisibilité de la matière se résout sur la base d’un nombre infini de monades ou substances composant la matière. Plutôt, Leibniz soutient qu’il y a en effet une infinité de créatures dans la matière, mais que la divisibilité infinie de cette même matière se comprend à partir d’un continuum qui lui est propre. Il faut donc faire la distinction entre la divisibilité infinie de la matière et son fondement métaphysique qui implique une infinité de monades. Autrement dit, Leibniz ne maintient pas que l’analyse de la matière comme totalité aboutirait à une infinité d’entités simples. Le problème n’en est pas un de résolution de l’infini matériel par l’infini monadique. Sur ce premier point, on remarque qu’Euler comprend la thèse leibnizienne à l’aune de ses propres intérêts théoriques qui transparaissent à la même époque. L’analyse d’Euler ne représente toutefois pas la véritable position leibnizienne qui repose sur la distinction entre l’infini continu et idéel de l’étendue et l’infini discret et actuel des monades. En somme, la thèse de Leibniz permet une harmonisation entre la théorie des monades et la divisibilité de la matière dont l’interprétation eulérienne n’a pas su rendre compte36. La deuxième idée maîtresse qui fonde, d’après Euler, la doctrine des monades est celle qui confère aux entités simples une force primitive active. Il est vrai que Leibniz établit son concept de monade ou substance simple afin de fonder un principe d’action nécessaire à la physique et à la métaphysique. La force active propre à chaque monade constituerait par ailleurs un critère de distinction; le principe des indiscernables repose principalement sur une doctrine des forces qui assigne à chaque substance simple un principe actif distinct des autres. Les Principes de la nature et de la grâce, publiés dans L’Europe savante et bien connus au XVIIIe siècle, sont très clairs à ce sujet : « Il y a des substances simples partout, séparées effectivement les unes des autres par des actions propres, qui changent continuellement leurs rapports […] »37. À cet égard, Euler a raison de souligner le lien entre la force active des substances et le principe métaphysique de 36 Les analyses de la position wolffienne doivent se comprendre à l’aide d’un constat similaire. Euler croit que Wolff parvient à la doctrine des éléments pour mettre un terme à la divisibilité des corps, ce qui ferait tomber sa position sous le coup des mêmes critiques de l’atomisme : voir Euler Gedancken, in Opera 3, II, p. 362. Wolff soutient toutefois que les éléments sont la raison ultime des choses matérielles, sans affirmer cependant que la matière se résout dans les éléments : voir C. Wolff, Cosmologia, in Gesammelte Werke, éd. par J. École, Hildesheim, Olms, II, 4, p. 150. 37 Leibniz : Principes de la nature et de la grâce, GP VI, p. 598. Voir aussi la Monadologie : GP VI, p. 609. 13 différenciation38. Toutefois, celui-ci souhaite marquer l’impossibilité d’une telle notion et, par le fait même, le caractère contradictoire et fautif du critère de discernabilité leibnizien. L’argument d’Euler se comprend en trois temps. 1) Pour éviter les problèmes de l’atomisme classique, qui emploie la notion contradictoire de particule de matière insécable, il faudrait, selon la lecture donnée de Leibniz, résoudre la divisibilité des choses dans des particules sans figure ni grandeur. Les atomes de la nature seraient donc similaires à des âmes ou des esprits en ce qu’ils ne seraient pas divisibles39. L’explication d’Euler pourrait jusqu’ici être exacte s’il ne concevait pas, comme on l’a vu, la relation entre la matière et les monades en tant que rapport de résolution. Les monades sont effectivement les véritables atomes de la nature pour Leibniz40, mais jamais n’affirme-t-il, comme Euler le prétend, qu’elles soient les particules constitutives de la matière41. Encore une fois, Euler n’a pas bien compris les rapports, à l’évidence complexes, entre l’ordre monadique et réel et l’ordre mathématique et idéel qui permet d’exprimer la divisibilité infinie des totalités quantitatives. 2) Pour distinguer et concevoir ces monades, il faudrait leur attribuer une force active en adéquation avec leur nature spirituelle ; pour reprendre les mots d’Euler, cette force serait une capacité ou un effort (Bestrebung) à changer l’état du corps42. Les changements corporels s’expliqueraient ainsi à partir de cette force de représentation capable de déterminer les mouvements de la matière. À nouveau, l’explication d’Euler s’écarte de la métaphysique leibnizienne, surtout quand elle suppose une interaction entre la monade et la matière, thèse que Leibniz refuserait sur la base de sa doctrine de l’harmonie préétablie. L’important pour nous réside toutefois ailleurs : Euler maintient que cette force monadique se réconcilie difficilement avec certains principes de la physique. D’une part, la force active de la monade serait une propriété superflue, compte tenu du fait que les changements de repos et de mouvement s’expliquent essentiellement à l’aide de la résistance naturelle des parties matérielles. D’autre part, et c’est ce qui rend la thèse leibnizienne encore plus difficile à admettre, cette capacité d’ordre spirituel serait même en contradiction avec la détermination inertielle de la matière: 38 Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 352-353. Ibid., p. 353. 40 Leibniz : Monadologie, GP VI, 607. 41 Euler : Gedancken, in Opera 3, II, 362. 42 Ibid., p. 353-354. 39 14 « Nous reconnaissons ici par ailleurs qu’une telle force, qui doit s’établir depuis un changement constant de l’état du corps, contredit totalement l’essence du corps et ne peut d’aucune manière lui être assignée. Car puisque deux choses contradictoires ne peuvent être constituées en même temps, alors aussi un corps ne peut être donné, qui a en même temps une force de persévérer dans son état et une force de changer son état »43. Entre une position qui stipule que l’inertie est en conformité avec les principes de la physique et une autre qui défend une force représentative de changement, mais en décalage par rapport à ces mêmes principes, Euler favorise bien évidemment la première solution. Certes, Leibniz a une réponse montrant la compatibilité entre les forces active et passive, cette dernière étant liée à l’inertie et à l’impénétrabilité de la masse. Il est d’ailleurs étonnant qu’Euler ne tienne pas compte de ces aspects, puisqu’ils sont contenus dans des textes publiés par Leibniz lui-même, dont la première partie du Specimen dynamicum et le De ipsa natura44. Il n’en demeure pas moins qu’Euler refuse la force primitive active de la monade sur la base de son incohérence avec les déterminations naturelles des corps. 3) Finalement, au lieu de conférer aux particules de matière une force active difficilement prouvable sur le plan scientifique et même contradictoire, Euler maintient que les seules propriétés nécessaires à la distinction des moindres parties sont celles d’inertie et d’impénétrabilité. Euler fait reposer son argumentation sur ces propriétés essentielles, dans l’intention claire de s’opposer à la métaphysique monadique de Leibniz. Ce qui lui fait dire que la notion de monade doit être considérée comme un produit de l’imagination qui n’exprime pas l’essence véritable des corps 45 . À nouveau, on s’aperçoit que l’explication eulérienne du monadisme leibnizien est erronée, mais qu’elle reste néanmoins fidèle à un critère épistémologique général qui lui est propre : dans l’adoption de principes de la métaphysique, il faut pouvoir se baser sur les principes de la mécanique. Autrement, il ne saurait y avoir de métaphysique adéquate. Par conséquent, le tort de la position leibnizienne serait surtout d’avoir voulu ajouter des propriétés à la nature, quand il aurait été plus conforme et exact de les baser sur les propriétés proprement physiques. 43 Ibid., p. 357-358. Les deux articles de Leibniz ont été publiés dans les Acta Eruditorum, la premier en avril 1695, le deuxième en septembre 1698. Euler aurait donc pu avoir l’occasion de les lire, considérant en outre l’importance des thèses leibniziennes à l’époque sur la nature de la force. 45 Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 358. 44 15 4. Le monadisme dans les Lettres à une princesse d’Allemagne Les Lettres ont été rédigées par Euler de 1760 à 1762, mais publiées de 1768 à 1772 et ont fait l’objet de nombreuses rééditions par la suite. L’ouvrage aborde principalement des questions de physique et de mathématique, mais plusieurs parties sont consacrées à des problèmes logiques et métaphysiques, dont l’examen de la doctrine des monades46. À cet égard, plusieurs éléments sont repris des contributions antérieures, en particulier des Gedancken et des différents mémoires philosophiques des années 1740 et 1750. Trois éléments distinctifs sont néanmoins à souligner : premièrement, la présentation de la doctrine monadologique s’élabore dans un contexte plus général où une série de problèmes parallèles sont également abordés. Par exemple, quelques lettres du deuxième tome portent sur le rapport entre l’âme et le corps. Comme il a été indiqué en introduction, Euler défend une forme d’interactionnisme en contraste net avec l’harmonie préétablie leibnizienne. L’un des principaux motifs d’opposition à l’hypothèse de Leibniz et de Wolff provient de ses conséquences dommageables pour la liberté humaine47. D’après Euler, seule la thèse d’une influence physique, suivant laquelle l’âme agit sur le corps, permet de défendre le libre arbitre et, par le fait même, de se conformer aux dogmes de la morale et de la religion. La réfutation de l’harmonie préétablie se comprend d’ailleurs en relation avec celle de la théorie des monades ; celle-ci fait donc partie d’une désapprobation générale des philosophies d’inspiration leibnizienne48. Deuxièmement, et contrairement aux analyses des Gedancken, Euler confond en une seule théorie les positions de Leibniz et de Wolff sur la nature des monades. Le texte de 1746, malgré ses erreurs d’interprétation, fait quand même une distinction, tout à fait justifiée sur le plan historiographique, entre les doctrines de Leibniz et de Wolff afin de dégager deux séries d’arguments. Or, les Lettres évacuent ces divisions pour englober les deux philosophies sous un même corps doctrinal, désigné par le vocable « monadisme ». Notons que c’est particulièrement à cette occasion que l’expression est employée, tandis qu’auparavant Euler utilisait plutôt celle de « système des monades »49. Le monadisme réfère maintenant à une doctrine confondant les concours respectifs de Leibniz, de Wolff et de leurs partisans, comme si les différences propres à chacun étaient accessoires. Bien entendu, les Lettres s’adressaient au 46 Une présentation du contexte de rédaction des Lettres est donnée par Calinger (1976), p. 213-216. Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 190. 48 Ibid., p. 191. 49 Par exemple : Différentes pièces sur les monades, in Opera 3, II, p. 417 et 419. 47 16 départ aux jeunes princesses Frederike Charlotte et Louise de Brandenburg-Schwedt qui n’étaient très certainement pas au courant du détail des discussions entourant le concept de monade. D’ailleurs, le but de l’échange épistolaire consistait pour l’essentiel à introduire et expliquer des points importants de physique, de mathématique et de philosophie contemporaines, et non de dresser un tableau exhaustif des différents contextes théoriques. Il vaut toutefois la peine de mentionner que le texte est suffisamment polémique et hostile au système des monades pour y voir une tactique visant à volontairement bâcler les différences doctrinales pour mieux rapidement les rejeter. Troisième et dernier aspect que je remarquerai : les Lettres apportent de nouveaux éléments d’analyse concernant le monadisme qui n’apparaissaient pas dans les écrits antérieurs. Une bonne partie de l’argumentation autour de la divisibilité et de la force active des monades, qui se trouvait dans les Gedancken, est reproduite. Cependant, des éléments originaux sont présents et nous aident à comprendre l’opposition eulérienne au monadisme. C’est à ces aspects que je souhaite consacrer le reste de ma contribution. Le premier point concerne la reconstruction du système monadique, désormais fortement associé à Wolff, et la réponse que compte lui apporter Euler. Les textes antérieurs avaient déjà défendu la thèse selon laquelle le changement de repos et de mouvement dans les corps tire nécessairement son origine de l’action des corps externes, et non d’une force contenue dans les particules de matière. En ce sens, l’idée d’une force primitive active, fondée dans la monade, constituait pour Euler, dès les années 1740, une représentation inadéquate de la cause du mouvement. Or, les Lettres font maintenant de cet élément théorique le point central d’achoppement des théories monadistes en tant qu’il servirait chez Leibniz et Wolff à corroborer l’existence de substances simples. Plus précisément, l’idée de parties simples, pourvues d’une telle force active, reposerait pour l’essentiel sur la tentative d’expliquer les modifications matérielles par un principe interne, un effort constant de changement, plutôt que par l’action externe exercée par les corps les uns sur les autres. Ce qui veut dire qu’en refusant que les changements de la matière s’établissent sur un principe interne et monadique, nul n’est par conséquent besoin de poser des entités simples et actives. L’explication de l’inertie irait au contraire de pair avec une conception externe de la force. Euler va même jusqu’à dire que de considérer l’inertie comme une force, c’est-à-dire un principe de changement, constitue une incompréhension du concept : 17 « Or je dois remarquer ici, que c’est fort mal à propos nommer force cette qualité des corps, par laquelle ils demeurent dans leur état ; car si l’on comprend sous le mot de force tout ce qui est capable de changer l’état d’un corps, la qualité par laquelle les corps se conservent dans leur état, est plutôt le contraire d’une force. C’est donc par abus, que quelques Auteurs donnent le nom de force à l’inertie, qui est cette qualité, et qu’ils la nomment la force d’inertie »50. Certes, le reproche s’adresse non seulement aux Wolffiens, mais à tous ceux qui considéreraient l’inertie comme une force de changement plutôt qu’une résistance au changement. Cependant, dans ce contexte, Euler s’en prend principalement aux monadistes qui croient pouvoir fonder l’inertie sur la force primitive de chaque monade. Encore une fois, Leibniz n’a pas soutenu l’idée selon laquelle l’inertie s’expliquerait comme une force de changement fondée sur l’activité de la monade ou de l’élément, bien au contraire51. Mais l’important, pour la présente analyse, est néanmoins qu’Euler entend faire la distinction, de manière radicale, entre l’inertie et tout concept de force active. L’intérêt d’une telle distinction est de considérer l’inertie comme étant une propriété essentielle et suffisante des corps, avec l’impénétrabilité52, pour expliquer les changements de repos et de mouvement dans la nature par causalité multiple. Non seulement les monadistes ont-ils, à ses yeux, confondu les deux concepts, mais la structuration du système repose pour l’essentiel sur une telle confusion. De sorte qu’en invalidant ce principe, Euler croit justifier la remise en question définitive du système des monades. Les Lettres avancent un deuxième point qui n’est pas sans importance pour l’articulation de la réception eulérienne : pour que les monades puissent être considérées comme des parties simples et primitives des corps, elles doivent être pourvues d’une quasi-étendue : « Les partisans des monades pour soutenir leur sentiment sont obligés de dire, que les corps ne sont pas étendus, et qu’ils n’ont qu’une étendue apparente, ou une quasi-étendue. Par là ils croient avoir suffisamment détruit l’argument rapporté pour la divisibilité à l’infini. Mais si les corps ne sont pas étendus, je voudrais bien savoir, d’où nous avons puisé notre idée de l’étendue ; 50 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 165-166. En particulier, Leibniz associe l’inertie naturelle des corps à la matière primitive ou masse, et non à l’entéléchie substantielle. Voir notamment le De Ipsa natura, GP IV, p. 510-511. 52 Le rapport entre impénétrabilité et inertie, en ce qui a trait à l’origine des forces, est essentiel selon Euler : « […] or s’opposer à la pénétration, n’est autre chose que de déployer les forces nécessaires pour prévenir la pénétration : donc toutes les fois que deux ou plusieurs corps ne sauraient se conserver dans leur état sans se pénétrer mutuellement, alors leur impénétrabilité déploie toujours les forces nécessaires pour changer leur état, autant qu’il le faut pour qu’il n’arrive aucune pénétration. C’est donc l’impénétrabilité des corps qui renferme la véritable origine des forces qui changent continuellement l’état des corps en ce monde » Opera 3, XI, 1, p. 168. 51 18 car si les corps ne sont pas étendus, rien n’est étendu au monde, puisque les esprits le sont encore moins. Notre idée de l’étendue serait donc tout à fait imaginaire et chimérique »53. Il faut admettre que le statut de l’étendue, tant chez Leibniz que chez Wolff, est une question litigieuse que les commentateurs essaient encore aujourd’hui de clarifier. Je souhaite plutôt mettre l’accent sur la perspective d’Euler en ce qui concerne la propriété d’extension. Préalablement, celui-ci a souligné que la propriété d’étendue générale, telle que mesurée en géométrie, n’a aucune existence réelle. L’étendue géométrique est le résultat d’une abstraction dont le statut ontologique n’est que conceptuel. En principe, la position d’Euler pourrait se rapprocher de celle de Leibniz, lequel conçoit aussi l’étendue générale comme une abstraction54, mais un aspect distingue manifestement les deux. Euler l’énonce d’ailleurs dans la dernière phrase du précédent extrait : bien que l’étendue géométrique soit une abstraction, cela ne signifie pas qu’elle soit un produit de l’imagination. Au contraire, l’étendue abstraite exprime l’étendue réelle des corps matériels dont elle est le principe explicatif. Corrélativement, Euler marque, dans la lettre suivante, la différence entre la divisibilité réelle et celle dont nous sommes capables. Même si des parties nous semblent indivisibles, elles le sont néanmoins en soi55. Or, l’une des erreurs additionnelles des monadistes est d’avoir cherché, à la manière des atomistes, à fonder l’apparente indivisibilité des corps sur les monades. Autrement dit, Leibniz, Wolff et les Wolffiens auraient tenté de valider le concept d’étendue sur une représentation imaginative de la matière et de son étendue : les monades seraient la limite analytique au-delà de laquelle l’imagination ne peut plus aller. Le problème soulevé par Euler est fondamental, car il concerne la conformité des mathématiques, en particulier de la géométrie, avec l’analyse des phénomènes matériels. En adoptant une position monadologique qui fait de l’étendue et de l’espace des concepts imaginaires et chimériques, on enlèverait, selon lui, tout fondement explicatif aux quantités mathématiques. Pour Euler, le caractère phénoménal et imaginaire du concept monadiste de quasi-étendue transforme la géométrie en spéculation inutile et illusoire 56 . Évidemment, concevoir l’étendue et ses déterminations de figures et de grandeurs comme étant phénoménales ne signifie aucunement pour Leibniz qu’elles soient chimériques, bien qu’elles soient en effet en 53 Ibid., p. 296. Leibniz : Nouveaux Essais sur l’entendement humain, A 6, VI, p. 149. 55 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 297. 56 Ibid., p. 296. 54 19 partie liées à l’imagination 57. Mais là n’est pas ce qui importe: ce qu’on doit prendre en considération est le fait qu’Euler veuille fonder l’étendue abstraite sur l’étendue réelle de la matière tout en gardant une distinction entre les deux concepts. Les quantités géométriques n’ont de validité que si elles expriment une propriété réelle et métaphysique des corps et de l’espace, pas seulement un ordre de coexistence phénoménal. L’une des conséquences de cette conception de l’étendue est liée à ce qui a déjà été mentionné : si les corps sont effectivement étendus, il est nécessaire d’adopter la thèse de la divisibilité infinie de la matière et de rejeter la théorie des éléments simples ou monades. Le dernier point que je retiendrais des réflexions eulériennes se rapporte à l’usage du principe de raison suffisante, autre aspect qu’on ne retrouve pas dans les contributions antérieures. La question de la divisibilité est toujours au centre des considérations ; d’après Euler, les monadistes évoqueraient le principe de raison suffisante afin de légitimer le recours au concept de monade : « Il faut, disent-ils, que les corps aient quelque part leur raison suffisante ; mais s’ils étaient divisibles à l’infini, aucune raison suffisante ne saurait avoir lieu : d’où ils concluent d’un air très philosophique, que puisque tout doit, avoir sa raison, suffisante, il faut absolument que tous les corps soient composés de monades. C’est ce qu’il fallait démontrer. Voilà, je l’avoue, une démonstration sans réplique »58. La démonstration est sans réplique, car elle est biaisée dans ses prémisses : elle suppose qu’on puisse rendre compte des moindres parties de la matière et que la raison suffisante se trouve dans la monade en tant qu’entité simple et indivisible59. On sait désormais qu’Euler a renoncé à fournir une explication métaphysique des particules de matière pour s’en tenir à un concept relatif, suffisant à la description des déterminations mécaniques des corps. La seule hypothèse métaphysique qu’il admette à cet égard, depuis le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière, est celle de la divisibilité infinie. Souhaiter rendre compte des parties de la matière est donc d’ores et déjà considéré comme étant une entreprise vaine. Pourtant, Euler entend quand même apporter une objection plus précise contre cet aspect du système des 57 Sur ce point : C. Leduc : “Imagination and Reason in Leibniz”, Studies in History and Philosophy of Science, à paraître. 58 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 302. 59 L’apport leibnizien quant à la relation entre le principe de raison suffisante et l’espace géométrique vient peut-être chez Euler d’une lecture de la correspondance avec Clarke, en particulier de la deuxième lettre de Leibniz qui insiste sur la différenciation entre les principes métaphysiques et mathématiques : GP VII, p. 355-356. 20 monades. L’argumentation réside principalement dans l’idée de résolution que les Gedanken avaient également soulignée : les monades serviraient à rendre compte du composé des corps. En d’autres mots, la raison suffisante de la composition des corps est à trouver dans les monades, substances primitives et indivisibles. Or, Euler joint en l’occurrence la recherche d’une raison de cette divisibilité à la nature des parties qui composeraient les corps étendus. Deux solutions sont dès lors envisageables: ou bien il s’agit de points géométriques, ou bien ce sont des entités spirituelles non mathématisables. La première option est d’emblée écartée, car les monadistes eux-mêmes refuseraient de comparer les monades à des points géométriques. À ce propos, les textes de Leibniz sont sans ambiguïté60. Toutefois, Euler croit que la deuxième option est encore plus dommageable puisqu’un ensemble de parties spirituelles ne formeront jamais un corps étendu. La raison suffisante de la matière ne peut être un principe d’ordre inétendu: « Or il me semble, que la difficulté devient à présent beaucoup plus grande, et je me flatte que V. A. sera du même sentiment, que deux ou plusieurs esprits ne sauraient être joints pour former une étendue. Plusieurs esprits pourront bien former une assemblée, ou un conseil, mais jamais une étendue […] De là il s’ensuit, que les monades sont encore moins propres à produire une étendue, que les points géométriques »61. L’objection d’Euler souffre du même problème évoqué à maintes reprises: Leibniz, ni de même Wolff, ne considère que l’étendue et les corps qui la composent se résolvent dans les monades. Il existe une distinction nette entre l’ordre actuel et réel des monades ou éléments simples et l’ordre idéel des quantités extensives. L’erreur d’Euler est d’identifier un problème qui est absent des doctrines associées à la soi-disant métaphysique monadiste. On peut néanmoins envisager qu’Euler puisse rejeter cette distinction, dont il ne rend pas directement compte, sur la base des principes qu’il a préalablement admis: il est certes possible de distinguer l’étendue abstraite de la réalité concrète des corps, mais il reste nécessaire de fonder la première sur la deuxième, ce que le système des monades serait incapable d’expliquer. L’étendue géométrique exprime une propriété réelle de la matière, et non uniquement un ordre phénoménal de coexistence. En somme, Euler insiste sur le rapport entre l’étendue abstraite et les corps étendus pour donner un ancrage métaphysique à la géométrie, rapport dont on ne trouve, d’après lui, aucune justification dans le monadisme. 60 L’un des textes leibniziens connus à l’époque et qui insistent sur cette distinction est le Système nouveau de la nature et de la communication des substances publié en 1695 : GP IV, p. 478-479. 61 Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 304. 21 5. Conclusion Dans la présente contribution, j’ai certes souhaité montrer les lacunes et erreurs de la lecture eulérienne de la métaphysique monadologique. Comme adversaire de la science et de la philosophie d’influence leibnizienne, on pouvait s’attendre à ce qu’il développe une critique d’aspects importants qui s’y trouvent. Son collègue à l’Académie de Berlin, Maupertuis, fera de même dans certains textes, notamment pour remettre en question, à la manière de Condillac, l’esprit de système propre, selon lui, aux pensées de Leibniz et de Wolff62. J’ai cependant soutenu que la réception du monadisme leibnizien chez Euler devait entre autres se faire à la lumière d’un point central : pour Euler, contrairement à certains physiciens d’inspiration newtonienne de la même époque, il est possible d’instaurer, du moins minimalement, une métaphysique de la nature. Le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière et celui des Réflexions sur l’espace et le temps sont deux traités de métaphysique, le premier déterminant le caractère des moindres parties de la matière, le deuxième justifiant la réalité d’un cadre référentiel spatiotemporel. Dans les deux cas, et ailleurs, la démarche d’Euler consiste à limiter la production d’hypothèses métaphysiques à celles qui peuvent se conformer aux lois de la physique, admises et confirmées par l’expérience et le calcul. Autrement dit, un principe métaphysique n’est acceptable que s’il s’ajuste aux lois mécaniques de la nature et du mouvement des corps. Or, la manière dont Euler interprète le monadisme leibnizien peut être mise en lumière à partir de cette démarche. D’une part, il saisit les thèses de Leibniz sur la base de ce cadre théorique qui donne préséance à la physique sur la métaphysique. La façon dont il approche le concept de monade dans les Gedancken est parfaitement conforme à cette idée: la monade, telle que comprise par Euler, sert essentiellement à résoudre le problème de la divisibilité de la matière et à rendre compte de la force primitive des corps. Euler n’a pas entièrement tort de dégager ces aspects de la doctrine leibnizienne, mais compte tenu de son approche méthodologique, l’interprétation qu’il en fournit est soit réductrice, soit simplement fausse. D’autre part, il rejette la doctrine des monades parce qu’elle ne saurait remplir les fonctions qu’il assigne lui-même à une métaphysique de la nature. Les propriétés de la monade ne fondent pas, voire contredisent les 62 P. L. Moreau de Maupertuis : Lettre VII, in Œuvres, Lyon 1768, II, p. 257-258. 22 principes de la physique. Ces deux aspects s’expliquent selon moi en bonne partie à partir des préoccupations théoriques d’Euler dans ses textes métaphysiques. Ce positionnement méthodologique justifie-t-il les torsions qu’Euler fait subir à la doctrine monadologique pour mieux la réfuter ? Non, bien entendu, et ce pour au moins deux raisons contextuelles: d’abord, les textes de Leibniz, sans compter ceux de Wolff, sont à cette époque disponibles, du moins quant aux éléments qui intéressent Euler en physique et en métaphysique, à savoir le problème de la divisibilité de la matière et les propriétés essentielles des corps comme l’inertie et l’impénétrabilité. Pour en rester au corpus leibnizien, plusieurs contributions, dont les Essais de Théodicée, la Monadologie ou la correspondance avec Clarke, sont largement diffusées au milieu du XVIIIe siècle et certainement connues d’Euler. Ensuite, les objections publiées à la suite des Gedancken, dont les Recherches sur les éléments de la matière de Formey, auraient très bien pu permettre à Euler d’ajuster ses critiques pour qu’elles soient davantage en adéquation avec les doctrines de Leibniz et de Wolff. Or, Euler, et les Lettres à une princesses d’Allemagne sont à cet égard révélatrices, n’a absolument pas changé sa ligne interprétative et a même semblé souhaiter renforcer ses analyses par de nouvelles objections. Le rejet du principe de raison suffisante en est sans aucun doute le meilleur exemple : Euler y voit une manière trompeuse de sauver un système qui est voué à l’échec par l’adoption de principes métaphysiques invalides. Pire, il fait disparaître de son analyse les différences fondamentales entre les contributions de Leibniz et de Wolff pour maintenant s’attaquer au monadisme de façon générale. Les motivations théoriques d’Euler n’expliquent donc pas complètement cette ignorance, par moments très certainement intentionnelle, des véritables principes et arguments leibniziens. Elles doivent toutefois être prises en considération dans l’analyse de la réception des philosophies monadologiques au sein du corpus eulérien.