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Prépublication parue dans les Studia Leibnitiana, 45/2, 2013, 150-169.
PRIERE DE CITER LA VERSION PUBLIEE.
Euler et le monadisme
Christian Leduc
Université de Montréal
Au sein de la pensée allemande du milieu du XVIIIe siècle, la position d’Euler est très
certainement l’une des plus hostiles à la philosophie leibnizienne. Fervent partisan de la
mécanique newtonienne et du cadre ontologique qu’elle rend possible ainsi que d’une méthode
scientifique principalement basée sur le calcul et la confirmation empirique1, Euler croit pouvoir
prendre en défaut plusieurs positions de Leibniz et de ses sectateurs, en particulier de Wolff. Sur
le plan philosophique, on peut cibler quatre axes critiques qui s’opposent au leibnizianisme au
sein de l’œuvre d’Euler. Premièrement, l’une des contestations les plus connues aujourd’hui
concerne la réalité de l’espace et du temps. Dans un mémoire de l’Académie de Berlin intitulé
Réflexions sur l’espace et le temps2, Euler défend une interprétation de type absolutiste sur la
base d’une argumentation de compatibilité entre les exigences théoriques de la mécanique et le
statut réel de l’espace et du temps. Autrement dit, Euler soutient que de poser des réalités spatiotemporelles, distinctes des corps qui y perdurent et se meuvent, est la meilleure solution
métaphysique pour appuyer les lois de la mécanique3. Deuxièmement, Euler participa au débat
sur la priorité de la découverte du principe de moindre action qui opposa au départ Maupertuis à
König ; ce dernier maintint que Leibniz, dans une lettre à Jakob Hermann, avait déjà élaboré le
principe, tandis qu’Euler se rangea du côté de Maupertuis, d’une part pour défendre l’originalité
1
Certains commentateurs mitigent l’appartenance d’Euler au newtonianisme et considèrent son approche comme
étant à certains égards plutôt cartésienne : R. Calinger : « Euler’s “Letters to a Princess of Germany” as an
Expression of his Mature Scientific Outlook », Archive for History of Exact Sciences, 15/3 (1976), p. 211-233; S.
Gaukroger : « The Metaphysics of Impenetrability: Euler's Conception of Force », British Journal for the History of
Science, 15/2 (1982), p. 132-154. La critique de la conception particulaire de la lumière et le rejet d’un concept de
gravitation comme force à distance, sans qu’elle s’explique par l’action d’une matière subtile, en seraient quelques
preuves. Plusieurs positions eulériennes marquent toutefois, comme nous le verrons, sa filiation avec la mécanique
newtonienne.
2
Euler : « Réflexions sur l’espace et le temps » in Histoire de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres
de Berlin, Berlin, Haude et Spener (abrév. HAB), 1750, p. 324-333.
3
Euler : « Réflexions sur l’espace et le temps », in HAB, p. 326.
2
de la contribution de son collègue, d’autre part pour théoriser les fondements épistémologiques et
scientifiques de la catégorie de moindre action4. Comme on le sait, la controverse fut l’une des
plus vives en cette période de l’Académie de Berlin et contribua sans aucun doute à
accentuer l’animosité de Maupertuis et d’Euler à l’égard des philosophes d’obédience
leibnizienne5. Troisièmement, Euler s’est également attaqué à l’hypothèse de Leibniz et de Wolff
quant à la relation entre l’âme et le corps. Fondamentalement dualiste, Euler s’accorde
corrélativement avec une forme d’interactionnisme, ce qui implique un rejet du système de
l’harmonie préétablie entre les domaines spirituel et corporel. Les extraits les plus manifestes
sont certaines parties des Lettres à une princesse d’Allemagne, où il défend la théorie de
l’influence physique 6 . Finalement, plusieurs textes d’Euler s’en prennent à la doctrine des
monades de Leibniz et à celle des éléments de Wolff. Dans le mémoire intitulé Sur la nature des
moindres parties de la matière, mais surtout dans les Gedancken von den Elementen der Körper7,
Euler avance une ligne interprétative qui vise, premièrement, à discréditer les positions de
Leibniz et de Wolff et, deuxièmement, à défendre deux thèses qu’il affirme s’y opposer :
l’équivalence de la masse gravitationnelle des particules matérielles et la divisibilité infinie de
l’étendue. Ses différends contre la doctrine des monades seront énoncés à la même époque dans
un autre contexte, celui de la recension des dissertations soumises au concours de l’Académie de
Berlin sur le système des monades8. Même s’il s’agit de comptes rendus, on peut facilement
déceler dans les approbations et les reproches d’Euler l’expression de son propre sentiment au
sujet de la monadologie. Il reviendra sur ces critiques ultérieurement dans les Lettres, lesquelles
constituent la dernière contribution importante d’Euler contre le système des monades, mais aussi
l’une des plus élaborées.
C’est à cette quatrième série de problèmes que je souhaite m’attarder dans la présente
contribution. Pour le moment, je poserai une première question, fréquemment soulevée dans
l’étude des réceptions en histoire de la philosophie, mais qui en l’occurrence prend une
configuration assez précise: comment rendre compte des disparités entre, d’un côté, les
4
Euler : « Sur le principe de moindre action », HAB, 1753, p. 199-218.
Euler a d’ailleurs rédigé un mémoire directement lié à ce sujet : « Exposé concernant l’examen de la lettre de M. de
Leibnitz, alléguée par M. le Prof. Koenig, dans le mois de mars 1751 », HAB, 1753, p. 219-239.
6
Euler : Lettres à une princesse d’Allemagne, in Opera omnia, ed. by the Swiss Academy of Sciences (abrév.
Opera) 3, XI, 1, p. 183-198.
7
Euler : Gedancken von den Elementen der Körper, in Opera 3, II, p. 349-366.
8
Pour une étude récente du contexte historique et des sources du concours, voir : T. Broman : « Metaphysics for an
Enlightened Public », Isis, 103 (2012), p. 1-23.
5
3
descriptions eulériennes souvent faussées de la doctrine monadologique et, de l’autre, les
véritables thèses de Leibniz et Wolff connues à l’époque par de nombreux écrits ? On peut à bon
droit soutenir l’idée qu’Euler connaissait assez bien l’œuvre de Leibniz, de même que celles de
Wolff et des Wolffiens, tel Formey, son collègue à l’Académie de Berlin. Or, à plusieurs
endroits, Euler a manifestement transformé, voire complètement renversé ou ignoré le contenu et
l’argumentaire des positions de Leibniz et de Wolff. Une explication de ce décalage pourrait
possiblement s’appuyer sur la mauvaise foi ou la négligence d’Euler à décrire les principes
théoriques de ses prédécesseurs, en particulier ceux qui se rapportent aux monades. Des raisons
d’ordre politique ou institutionnel seraient sans conteste à évoquer : Euler, avec Maupertuis et
d’autres membres de l’Académie, avait à l’évidence comme objectif de se débarrasser de
l’influence de Leibniz et de Wolff au sein de cette société savante, pour mieux promouvoir leurs
thèses d’inspiration newtonienne. Certains commentateurs ont exploité ces composantes qui
expliqueraient pourquoi les philosophies de Leibniz et de Wolff ont été abusivement interprétées
par Euler9. Je risquerai toutefois une autre lecture, qui pourrait servir de complément d’analyse : à
mon avis, Euler tente de forger une catégorie philosophique, le monadisme, qui s’éloigne
passablement des métaphysiques de Leibniz et de Wolff, mais qui vise à élaborer une
argumentation servant une approche théorique qui est la sienne. Plus précisément, il s’agit
d’adapter le leibnizianisme et le wolffisme, quitte à les dénaturer, pour marquer les failles de la
démarche philosophique adverse et les forces de sa propre doctrine. Évidemment, Euler n’est ni
le premier, ni le dernier à avoir emprunté un tel procédé, mais l’écart entre son interprétation et
les positions leibniziennes et wolffiennes attestées est suffisamment grand pour exploiter cette
voie interprétative. En réalité, l’un des traits de la démarche eulérienne consiste à confirmer les
thèses métaphysiques en recourant à des outils scientifiques, principalement ceux de la
mécanique. Autrement dit, la seule manière d’établir une métaphysique de la nature consisterait
d’après lui à la fonder sur les acquis de la mécanique d’influence newtonienne, confirmée par
l’expérience et par le calcul géométrique. Par conséquent, non seulement Euler souhaitait-il
défendre sa conception métaphysique des principes de la nature contre celle de Leibniz et de
Wolff, mais il voulait le faire en empruntant aux principes de la mécanique contemporaine, ce
9
Mentionnons une étude récente d’Ursula Goldenbaum qui porte précisément sur cet aspect de la discussion :
« Leonhard Eulers Schwierigkeiten mit der Freiheit der Gelehrtenrepublik » in H. Hecht (hrsg.) : Kosmos und Zahl :
Beiträge zur Mathematik- und Astronomiegeschichte, zu Alexander von Humboldt und Leibniz, Stuttgart 2008,
p. 103-121.
4
que les présumés monadistes n’auraient pas su faire. Ce qui impliquait de biaiser à plusieurs
endroits, de manière intentionnelle ou non, le contenu de la théorie des monades.
1. Les particules matérielles
Le cœur de la position monadologique, d’après Euler, repose sur la thèse suivante: les
corps sont composés d’êtres simples, appelés respectivement monades ou éléments chez Leibniz
et Wolff, qui en fondent ou constituent la nature. Dans ses Lettres, Euler ira même jusqu’à dire
que le système des monades tient essentiellement à l’adoption de ce principe10. Bien que ni
Leibniz, ni Wolff n’aient soutenu exactement une telle explication, Euler semble convaincu
qu’une lecture adéquate du monadisme prend appui sur ce principe. Une raison qui doit sans
aucun doute être évoquée pour rendre compte d’une telle interprétation repose sur la recherche
eulérienne d’un principe de composition des corps, complémentaire à l’élaboration des lois de la
physique. La question de la distinction des particules ou éléments premiers des choses apparaît
assez tôt dans l’œuvre d’Euler, bien avant que celui-ci ne s’intéresse sérieusement à la théorie
monadologique. Dans la Mechanica de 1736, il évite le débat métaphysique sur la nature des
corpuscules en affirmant qu’il les considérera dans cet ouvrage comme des points géométriques,
ce qui suffit au calcul du mouvement des corps. En les prenant comme des dimensions limites, il
est ensuite possible d’y joindre d’autres caractéristiques qui sont nécessaires à l’explication des
déterminations du repos et du mouvement, en particulier qu’elles sont des quantités finies rigides,
qu’elles ne changent pas de formes, qu’elles composent les corps flexibles, etc.11 Comme il le fait
également à propos de l’espace, dont le statut ontologique reste indéterminé12, Euler se garde
bien, dans un traité de mécanique, de rendre compte des propriétés métaphysiques des parties de
la matière. Il se penchera sur cet aspect ultérieurement, d’abord dans le mémoire Sur la nature
des moindres parties de la matière, lu à l’Académie de Berlin en 1744, mais paru en 174513. Le
problème central du texte consiste à déterminer si les moindres parties de la matière sont par
nature semblables ou dissemblables les unes par rapport aux autres. Euler convient dès le début
10
Euler : Lettres à une princesse d’Allemagne : « Le système des monades tel que je viens de la décrire à V. A. est
une suite nécessaire du principe, que les corps sont composés d’êtres simples. Dès qu’on admet ce principe, on est
obligé de reconnaître la justesse de toutes les autres conséquences qui en découlent si naturellement, qu’on n’en
saurait plus rejeter aucune, quelque absurde et choquante qu’elle puisse être », Opera 3, XI, 1, p. 308.
11
Euler : Mechanica sive Motus Scientia Analytice, Petropoli, 1736, I, p. 37-38.
12
Ibid., p. 3.
13
Euler : « Sur les moindres parties de la matière », in Opera 3, I, p. 6-15.
5
du traité que la diversité est une caractéristique universelle des corps ; aucun corps n’est
entièrement semblable aux autres, ce qui signifie que le principe leibnizien des indiscernables ou
de non-ressemblance possède, du moins à l’échelle macroscopique, une certaine validité. Cette
diversité se constate d’ores et déjà par l’expérience, en ce que chaque corps diffère des autres par
sa figure et l’arrangement de ses parties, mais aussi très certainement par d’autres qualités
secondaires que sont la couleur, la dureté ou le ressort14. D’ailleurs, on conviendra que plus les
corps sont grands, plus il y aura une multiplicité de figures et d’arrangements, par conséquent
davantage de variétés. Euler ne voit donc pas de problème à appliquer un principe de
différenciation au niveau des corps apparents. Les difficultés surviennent lorsqu’il faut décider si
les parties composant ces corps sont, elles, également discernables les unes des autres sur la base
de leurs qualités ontologiques propres. Ajoutons qu’il ne s’agit plus d’une question dont on
trouve une résolution dans et par l’expérience sensible, mais qui exige alors des réflexions
d’ordre métaphysique. En tout cas, l’expérience ne saurait à elle seule établir si les particules sont
toutes ontologiquement différenciées ou si elles sont semblables, voire équivalentes du point de
vue de leur constitution matérielle. Pour ce faire, il faut recourir au raisonnement, notamment
quant à la nature de la proportion entre force et inertie que Newton a désormais fondée par
démonstration15. En d’autres mots, il faudra dépasser le stade d’une description strictement
mécanique, fondée sur le calcul et l’expérience, et apporter une réponse de type métaphysique
prenant appui sur l’adéquation du seul raisonnement.
Euler trouve la réponse à cette question dans l’équivalence des masses ou gravités
spécifiques; au niveau des moindres parties, il y aurait égalité des masses, tandis qu’au niveau des
compositions perceptibles il existerait bel et bien une diversité indéfinie de figurations et
d’arrangements. L’équivalence des masses permet une distinction entre les corps apparents, dont
la composition varie de manière indéfinie, et les corpuscules qui les constituent, lesquels sont
métaphysiquement similaires :
« Car je ferai voir si clairement que personne ne pourra plus en douter que toutes les moindres
molécules qui composent les corps qui nous environnent, sont également pesantes, ou qu’elles
ont toutes la même gravité spécifique. On regardera peut-être d’abord cette proposition comme
un grand paradoxe et les Métaphysiciens, qui étendent l’inégalité universelle jusqu’aux éléments
mêmes de la matière, seront bien surpris que l’identité de pesanteur spécifique se puisse trouver
14
15
Ibid., p. 6.
Ibid., p. 7.
6
non dans les éléments, mais généralement dans toutes les moindres particules de la matière même
qui sont encore bien éloignées de ces éléments, comme je ferai voir bientôt »16.
Deux aspects de la démarche eulérienne doivent être soulevés pour la suite de nos
analyses :
d’une
part,
l’opposition
au
leibnizianisme,
associé
dans
l’extrait
aux
« métaphysiciens », semble déjà présente dans ce mémoire, car Euler entend remettre en question
l’application du principe des indiscernables en ce qui regarde les molécules de matière. La nonressemblance se trouve certes entre les corps composés, et non entre les parties moindres, ce qui
est une hypothèse s’opposant directement à celle des leibniziens17. Pour Euler, les particules
possèdent une masse équivalente basée sur la proportion fondamentale de gravité spécifique. Il ne
saurait y avoir d’autres moyens de différencier les molécules, si ce n’est probablement par leur
positionnement spatio-temporel18. D’autre part, on remarque déjà une approche des problèmes
métaphysiques qu’Euler emploiera à plusieurs reprises dans son œuvre : la meilleure manière de
déterminer une thèse ontologique, donc de dépasser les limites de l’expérience, consiste à le faire
à partir des acquis de la mécanique. En l’occurrence, la thèse de l’équivalence des masses repose
essentiellement sur une généralisation du principe d’hydrostatique selon lequel la quantité de
matière est proportionnelle au volume. Euler, dans un raisonnement que je ne peux reproduire ici,
en conclut que la densité, qui se calcule par l’égalité des poids ou masses en raison des vitesses,
est égale en toute particule 19 . D’où la remise en question du caractère ontologiquement
discernable des corpuscules, du moins sur le plan quantitatif, puisque celles-ci sont équivalentes.
En somme, la thèse de l’égalité des densités des particules de matière n’est rendue possible qu’en
usant de principes mécaniques préalablement confirmés. Sans un tel fondement physique, un
principe métaphysique pourrait difficilement être considéré comme étant valable. Les
métaphysiciens d’obédience leibnizienne, en maintenant le principe des indiscernables au niveau
des éléments simples, auraient ainsi dérogé à un critère de fondement scientifique.
16
Ibid., p. 9.
Il est intéressant de noter que Leibniz avait lui-même évoqué la possibilité d’une ressemblance de nature entre les
parties insensibles de la matière, hypothèse qu’il rejette d’emblée sur la base du principe des indiscernables : voir 5e
Lettre à Clarke, GP VII, p. 394.
18
D’où l’importance, dans ce contexte, de s’attarder aux idées de lieu et de temps qui permettent de distinguer un
corps individuel d’un autre. Voir les « Réflexions sur l’espace et le temps » et les Lettres. Dans celles-ci, Euler
discute de la distinction entre les idées génériques et spécifiques et les idées individuelles pour lesquelles le lieu sert
de principe de différenciation : Lettres : « Aussi quand je dis cerisier, c’est-à-dire une notion générale, qui comprend
tous les cerisiers, qui existent partout ; cette notion n’est pas astreinte à un cerisier qui se trouve dans mon jardin,
puisqu’alors tout autre cerisier en serait exclus » Euler : Opera 3, XI, 1, p. 227.
19
Euler : « Sur la nature des moindres parties de la matière », in Opera 3, I, p. 11-12.
17
7
2. La divisibilité infinie
Hormis cette thèse concernant les moindres parties, Euler défend un autre principe qui
l’opposerait, à ses yeux, aux métaphysiques de Leibniz et de Wolff. Il s’agit d’affirmer la nature
infiniment divisible de la matière. Déjà le mémoire Sur les moindres parties de la matière
semblait supposer cette idée 20 , mais elle est détaillée dans deux textes plus ou moins
contemporains, soit l’Anleitung zur Naturlehre 21 et les Gedancken von den Elementen der
Cörper. Le premier écrit constitue, un peu à la manière de la Mechanica, un traité général de
physique dans lequel Euler explique les principales propriétés des corps et les lois du
mouvement. Parmi les propriétés des corps se trouve l’extension. Celle-ci n’est pas,
contrairement à ce que croyaient les Cartésiens, suffisante à déterminer l’essence entière des
corps22. Il faut aussi y ajouter les qualités d’impénétrabilité et d’inertie qui permettent de séparer
l’essence des corps de celle de l’espace, lequel est également une entité étendue, mais pénétrable
et dépourvue de résistance23. Pourtant, cette propriété d’extension reste l’une des caractéristiques
primordiales des corps. Elle implique comme conséquence fondamentale que la matière est
infiniment morcelable puisqu’une chose étendue est par essence divisible. D’après Euler, il
n’existerait pas de véritables parties simples dans la nature parce que toute étendue peut se
scinder en des éléments moindres. L’extension a comme implication ontologique la divisibilité
infinie des corps :
« L’extension suit en effet et exclut par elle-même déjà toute partie simple parce que des parties
dernières ne peuvent être admises en celle-ci. Car on peut diviser un corps en autant de parties
qu’on le souhaite; ces parties contiennent toujours une extension, en vertu de laquelle elles
peuvent encore être morcelées. D’où le fait que la proposition suivante ne peut aucunement être
tenue pour vraie : où il existe des choses composées, il doit aussi y avoir des simples. Puisque
toutes les parties, qu’on peut se représenter dans un corps, sont encore étendues et par conséquent
composées »24.
20
Ibid : « Au reste, il n’y a aucun doute que ces particules ne soient extrêmement petites et que leur petitesse passe
notre imagination ; toutefois, bien qu’elles n’aient plus de pores qui marquent une composition des parties, on aurait
grand tort de soutenir que ces particules soient tout à fait indivisibles ; car ayant encore une grandeur finie, la
divisibilité leur doit convenir nécessairement, quoiqu’elles ne soient pas subdivisées en effet » p. 14.
21
Euler : Anleitung zur Naturlehre, in Opera 3, I, p. 16-178.
22
Ibid. p. 22.
23
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 283- 297.
24
Euler : Anleitung, in Opera 3, I, p. 26.
8
En somme, on ne peut soutenir d’un côté que la matière est étendue et de l’autre qu’il
existe des éléments simples insécables qui composent tous les corps. L’atomisme, tel celui qu’a
défendu par Épicure, est incohérent, car il suppose des particules à la fois matérielles et
indivisibles, deux propriétés qui sont contradictoires. Euler utilisera bien entendu cet argument
dans le contexte d’évaluation du monadisme leibnizien, mais retenons pour le moment la thèse
infinitiste qu’il déduit de la nature étendue des corps. Or, ce deuxième principe ne remet-il pas en
question ce qu’Euler a admis dans le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière ?
Si la matière est divisible à l’infini et qu’il ne saurait donc exister d’éléments simples et
insécables, comment est-il tout simplement possible de discerner les particules de matière ? Euler
fournit une explication dans les Gedancken : compte tenu de la divisibilité infinie des corps, il ne
saurait y avoir de particules entièrement simples, c’est-à-dire absolument indivisibles, mais il est
envisageable de les concevoir de manière relative. Pour ce faire, il faudra considérer les autres
propriétés essentielles des corps. Une partie de matière, même si elle est divisible, peut quand
même constituer un élément distinct des autres par son impénétrabilité et son inertie. En d’autres
mots, un corpuscule est, par nature, divisible parce qu’étendu, mais il s’agit tout de même d’une
partie qui se distingue des autres par le fait qu’elle ne puisse être pénétrée et qu’elle possède une
résistance au changement. Autrement, il serait tout simplement impossible de distinguer les
particules et, conséquemment, les corps qui en sont composés. La genèse de la différenciation des
corps se fonde sur la variété des figures et des assemblages des particules, tandis que ces mêmes
particules, même si elles sont équivalentes du point de vue des masses, se conçoivent
distinctement les unes des autres en ce qu’elles ne sauraient se pénétrer et qu’elles conservent une
tendance à persévérer dans le même état de mouvement ou de repos. Les Gedancken insistent
notamment sur la nécessité de la quantification des particules matérielles par l’inertie :
« Car tous les corps sont pourvus d’une force à persévérer dans leur état constant, et puisque cette
force ne peut pas venir des corps en tant qu’ils sont des choses composées, et dans la mesure où
une force similaire se trouve dans les choses simples, alors les choses simples, dont les corps sont
constitués, doivent aussi être pourvues d’une force à persévérer dans leur état ou s’y conserver.
De cette manière, nous obtenons une tout autre notion de l’être des choses simples, dont les corps
sont composés, que celle initialement expliquée et soutenue dans la théorie des monades ou des
choses simples »25.
25
Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 47-48.
9
Je reviendrai dans un moment sur la critique de la notion de monade, mais il faut surtout
remarquer la compatibilité, d’après Euler, entre deux propriétés essentielles des corps : l’étendue,
qui rend divisibles à l’infini les êtres matériels, et l’inertie qui constitue, avec l’impénétrabilité,
un principe de différenciation. L’inertie et l’impénétrabilité rendent compte des variétés entre les
corps puisqu’elles expliquent les changements dans la nature par les déterminations causales de
mouvement et de repos. Les particules ne sont pas absolument simples, mais elles se distinguent,
lorsqu’elles sont prises dans des composés, par leurs interactions. À vrai dire, l’étendue,
l’impénétrabilité et l’inertie suffiraient, en tant que propriétés essentielles de la matière, à
expliquer les déterminations du corps ; ce qui signifie que jamais on ne pourra parvenir à une
notion métaphysique de moindre partie, en tout cas pas au sens où les atomistes et les monadistes
l’entendent. Dans une doctrine qui concède un caractère infiniment divisible à la matière, la
notion même de moindre partie réelle n’a pas sa place. Dans les Lettres, Euler convient d’ailleurs
qu’une telle notion est incompréhensible26. Certes, il est possible d’opérer à partir d’un concept
relatif de moindre partie, comme on le fait en mécanique, mais d’arriver à un principe
métaphysique de particules matérielles insécables paraît impossible, puisqu’il contreviendrait à
une conception infinitiste de la matière.
3. La critique de Leibniz dans les Gedancken
Sur la base d’une telle conception des corps, Euler souhaite montrer comment les
solutions de Leibniz et de Wolff, faisant reposer la différenciation sur des monades ou éléments
simples, sont erronées et comportent des contradictions. Pour mieux situer l’interprétation
eulérienne, il vaut la peine de rappeler certaines circonstances historiques. Comme on l’a vu,
Euler a déjà présenté ou mis sur papier des points importants de sa métaphysique de la nature
autour des années 1744 et 1745. Le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière a
été lu à l’Académie de Berlin en 1744. La datation de l’Anleitung, jamais publiée, est plus
difficile à établir. Ni les éditeurs des Opera posthuma au XIXe siècle, ni ceux des Opera omnia
en cours ne se risquent à avancer une date approximative de rédaction27. Par la parenté des
26
27
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 300.
Euler : Opera posthuma mathematica et physica, Petropoli 1862, II, p. 449 ; Opera 3, I, p. VIII.
10
thèmes et des thèses qui y sont discutés, on peut toutefois penser que l’ouvrage a été rédigé au
milieu des années 1740. Or, à la même époque, l’Académie de Berlin lance le premier d’une
longue série de concours. Les Preisfragen portaient sur des questions générales dépassant le
cadre des différentes classes – de philosophies expérimentale et spéculative, de mathématiques et
de belles-lettres – et s’adressaient ainsi à un public élargi. La première question, lancée en 1745
et reprise en 1746-1747, porta sur la validité du système des monades ; vingt-cinq participants
concoururent, dont certains nous sont aujourd’hui plus connus, notamment König, Ploucquet,
mais surtout Condillac. Le prix alla à un certain Justi qui rédigea un essai critique de la théorie
des monades 28 . Ce qui importe pour notre étude, c’est qu’Euler, membre important de
l’Académie pendant la même période, a non seulement suivi le déroulement du concours, mais a
recensé par écrit tous les essais29. Dans plusieurs comptes rendus, on s’aperçoit des réticences
d’Euler à l’égard des pièces favorables au système des monades ; en fait, un seul essai pour les
monades reçoit un avis plus ou moins positif de la part d’Euler, apparemment celui de König30,
ce qui n’enlèverait toutefois pas le caractère paradoxal à la doctrine d’origine leibnizienne. Par
ailleurs, avant même que le concours fût terminé, Euler publia, de manière anonyme, un traité
contre les monades, soit les Gedancken déjà mentionnées31. Il est intéressant de noter que
l’ouvrage suscita de nombreuses réactions dans les milieux wolffiens et que parurent des écrits
s’attaquant à l’interprétation d’Euler, l’un de la main du théologien Heinrich Christoph Nebel, un
autre rédigé par Formey 32 . On mesure donc d’emblée l’impact qu’ont eu les objections
eulériennes ; il s’agit en outre de la première véritable occasion où Euler fournit ses critiques à
l’encontre des doctrines de Leibniz et de Wolff. Il importe finalement de constater qu’à partir de
28
Plusieurs pièces, dont celle de Justi, ont été publiées dans un recueil de l’Académie de Berlin : Dissertation qui a
remporté le prix proposé par l’Académie royale des sciences et belles lettres sur le Système des monades avec les
pièces qui ont concouru, Berlin, 1748. Sur la contribution de Justi : Broman (2012), p. 18-22.
29
Les délibérations pour déterminer un gagnant ont apparemment été difficiles. Elles sont mentionnées par Euler
dans une lettre à Maupertuis du 16 mai 1747 : « Les pièces sur les monades ont déjà fait le tour tout entier, et Mr le
Comte de Dohna a conféré hier là-dessus avec Mrs Sack, Kies et moi. L’avis de Mr Sack portait que l’honneur de
l’Académie il jugerait le plus convenable de se tirer tout à fait de cette affaire odieuse, et de décider rien ; il propose
pour cet effet ou de ne donner le prix point du tout, et de le doubler à l’exemple de l’Académie de Paris mais sur un
autre sujet ; ou de la partager entre deux pièces l’une pour et l’autre contre les monades, afin que l’Académie ne
paraisse point prendre aucun parti » Euler : Opera 4A, VI, p. 76 .
30
Euler : Différentes pièces sur les monades, in Opera 3, II, p. 419-420.
31
Dans les Gedancken, Euler mentionne justement la question du concours : Opera, 3, II, p. 359.
32
H. C. Nebel, Anmerkungen über die Gedancken von den Elementen der Körper, Giessen, 1747 ; Formey,
Recherches sur les éléments de la matière, Berlin, 1747. Ce dernier texte a été traduit en allemand sous le titre
Prüfung der Gedancken eines ungenannten von den Elementen der Körper (Leipzig, 1747). Dans une lettre à
Maupertuis du 30 septembre 1747, Euler considère que l’écrit de Formey est une réfutation de la pièce de Justi qui
remporta le concours, alors qu’il s’agit plutôt d’une critique des Gedancken, son propre texte : Opera 4A, VI, p. 84.
Sur la contribution de Formey, voir l’article d’Anne-Lise Rey dans le présent volume.
11
cette époque, son opposition à la monadologie ne se démentira pas, voire se fixera. Prenons-en
pour preuve les Lettres à une princesse d’Allemagne dans lesquelles Euler reprend plusieurs
points de son interprétation que j’analyserai dans la dernière section de l’article.
Dès le début des Gedancken, Euler reconstruit le système des monades autour de deux
idées principales, en lien direct avec les principes discutés auparavant. Je m’attarderai ici surtout
à l’interprétation de la monadologie leibnizienne, laissant donc de côté l’explication de la pensée
wolffienne. Le premier aspect de la monadologie concerne la divisibilité infinie de la matière, qui
poserait problème et à laquelle il faudrait répondre en postulant des entités simples et
indivisibles33. D’après Euler, deux positions s’offrent à celui qui désire répondre à la question :
ou bien on concède que la matière est divisible à l’infini et que les corpuscules sont des parties
relatives, voire métaphysiquement incompréhensibles, qu’on pourrait encore scinder en éléments
moindres, ou bien on maintient que cette divisibilité se résorbe dans une infinité d’éléments
insécables à la manière des atomes ou, en l’occurrence, des monades. Euler n’a pas entièrement
tort : il est vrai que Leibniz affirme dans certains textes qu’il existe une infinité de substances
dans la matière. Cependant, Euler y voit un paradoxe :
« L’opinion de Monsieur de Leibniz semble toutefois totalement contredire sa doctrine des
monades. Car si l’on dit qu’on obtient une chose simple à la suite d’une analyse infinie, alors
c’est la même chose que de dire que les corps ne peuvent être résolus par aucune analyse, aussi
loin celle-ci est-elle menée; et ainsi l’existence de la chose simple est en réalité niée. Car
lorsqu’on accepte qu’un corps soit composé de choses simples, alors on doit admettre que leur
nombre est déterminé. Mais dès qu’un nombre est pris comme une grandeur infinie, alors il est
impossible qu’il puisse être plus déterminé; de même, être d’une grandeur infinie ne veut rien
dire d’autre que ce qui excède toute grandeur qui peut être encore conçue »34.
Certaines sources leibniziennes pourraient venir corroborer une telle interprétation, en
particulier un passage des Essais de théodicée qu’Euler a probablement eu l’occasion lire et dont
il a pu s’inspirer:
« De plus, il y a une infinité de créatures dans la moindre parcelle de la matière, à cause de la
division actuelle du continuum à l’infini. Et l’infini, c’est-à-dire l’amas d’un nombre infini de
substances, à proprement parler, n’est pas un tout ; non plus que le nombre infini lui-même,
duquel on ne saurait dire s’il est pair ou impair »35.
33
Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 349 et p. 352.
Ibid., p. 352-353.
35
Leibniz : Essais de Théodicée, GP VI, p. 232.
34
12
Malgré une conformité apparente avec le texte leibnizien, la lecture d’Euler est néanmoins
erronée sur un point essentiel: Leibniz ne dit pas, ni dans ce passage, ni ailleurs, que la divisibilité
de la matière se résout sur la base d’un nombre infini de monades ou substances composant la
matière. Plutôt, Leibniz soutient qu’il y a en effet une infinité de créatures dans la matière, mais
que la divisibilité infinie de cette même matière se comprend à partir d’un continuum qui lui est
propre. Il faut donc faire la distinction entre la divisibilité infinie de la matière et son fondement
métaphysique qui implique une infinité de monades. Autrement dit, Leibniz ne maintient pas que
l’analyse de la matière comme totalité aboutirait à une infinité d’entités simples. Le problème
n’en est pas un de résolution de l’infini matériel par l’infini monadique. Sur ce premier point, on
remarque qu’Euler comprend la thèse leibnizienne à l’aune de ses propres intérêts théoriques qui
transparaissent à la même époque. L’analyse d’Euler ne représente toutefois pas la véritable
position leibnizienne qui repose sur la distinction entre l’infini continu et idéel de l’étendue et
l’infini discret et actuel des monades. En somme, la thèse de Leibniz permet une harmonisation
entre la théorie des monades et la divisibilité de la matière dont l’interprétation eulérienne n’a pas
su rendre compte36.
La deuxième idée maîtresse qui fonde, d’après Euler, la doctrine des monades est celle qui
confère aux entités simples une force primitive active. Il est vrai que Leibniz établit son concept
de monade ou substance simple afin de fonder un principe d’action nécessaire à la physique et à
la métaphysique. La force active propre à chaque monade constituerait par ailleurs un critère de
distinction; le principe des indiscernables repose principalement sur une doctrine des forces qui
assigne à chaque substance simple un principe actif distinct des autres. Les Principes de la nature
et de la grâce, publiés dans L’Europe savante et bien connus au XVIIIe siècle, sont très clairs à ce
sujet : « Il y a des substances simples partout, séparées effectivement les unes des autres par des
actions propres, qui changent continuellement leurs rapports […] »37. À cet égard, Euler a raison
de souligner le lien entre la force active des substances et le principe métaphysique de
36
Les analyses de la position wolffienne doivent se comprendre à l’aide d’un constat similaire. Euler croit que Wolff
parvient à la doctrine des éléments pour mettre un terme à la divisibilité des corps, ce qui ferait tomber sa position
sous le coup des mêmes critiques de l’atomisme : voir Euler Gedancken, in Opera 3, II, p. 362. Wolff soutient
toutefois que les éléments sont la raison ultime des choses matérielles, sans affirmer cependant que la matière se
résout dans les éléments : voir C. Wolff, Cosmologia, in Gesammelte Werke, éd. par J. École, Hildesheim, Olms, II,
4, p. 150.
37
Leibniz : Principes de la nature et de la grâce, GP VI, p. 598. Voir aussi la Monadologie : GP VI, p. 609.
13
différenciation38. Toutefois, celui-ci souhaite marquer l’impossibilité d’une telle notion et, par le
fait même, le caractère contradictoire et fautif du critère de discernabilité leibnizien.
L’argument d’Euler se comprend en trois temps. 1) Pour éviter les problèmes de
l’atomisme classique, qui emploie la notion contradictoire de particule de matière insécable, il
faudrait, selon la lecture donnée de Leibniz, résoudre la divisibilité des choses dans des particules
sans figure ni grandeur. Les atomes de la nature seraient donc similaires à des âmes ou des esprits
en ce qu’ils ne seraient pas divisibles39. L’explication d’Euler pourrait jusqu’ici être exacte s’il ne
concevait pas, comme on l’a vu, la relation entre la matière et les monades en tant que rapport de
résolution. Les monades sont effectivement les véritables atomes de la nature pour Leibniz40,
mais jamais n’affirme-t-il, comme Euler le prétend, qu’elles soient les particules constitutives de
la matière41. Encore une fois, Euler n’a pas bien compris les rapports, à l’évidence complexes,
entre l’ordre monadique et réel et l’ordre mathématique et idéel qui permet d’exprimer la
divisibilité infinie des totalités quantitatives. 2) Pour distinguer et concevoir ces monades, il
faudrait leur attribuer une force active en adéquation avec leur nature spirituelle ; pour reprendre
les mots d’Euler, cette force serait une capacité ou un effort (Bestrebung) à changer l’état du
corps42. Les changements corporels s’expliqueraient ainsi à partir de cette force de représentation
capable de déterminer les mouvements de la matière. À nouveau, l’explication d’Euler s’écarte de
la métaphysique leibnizienne, surtout quand elle suppose une interaction entre la monade et la
matière, thèse que Leibniz refuserait sur la base de sa doctrine de l’harmonie préétablie.
L’important pour nous réside toutefois ailleurs : Euler maintient que cette force monadique se
réconcilie difficilement avec certains principes de la physique. D’une part, la force active de la
monade serait une propriété superflue, compte tenu du fait que les changements de repos et de
mouvement s’expliquent essentiellement à l’aide de la résistance naturelle des parties matérielles.
D’autre part, et c’est ce qui rend la thèse leibnizienne encore plus difficile à admettre, cette
capacité d’ordre spirituel serait même en contradiction avec la détermination inertielle de la
matière:
38
Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 352-353.
Ibid., p. 353.
40
Leibniz : Monadologie, GP VI, 607.
41
Euler : Gedancken, in Opera 3, II, 362.
42
Ibid., p. 353-354.
39
14
« Nous reconnaissons ici par ailleurs qu’une telle force, qui doit s’établir depuis un changement
constant de l’état du corps, contredit totalement l’essence du corps et ne peut d’aucune manière
lui être assignée. Car puisque deux choses contradictoires ne peuvent être constituées en même
temps, alors aussi un corps ne peut être donné, qui a en même temps une force de persévérer dans
son état et une force de changer son état »43.
Entre une position qui stipule que l’inertie est en conformité avec les principes de la
physique et une autre qui défend une force représentative de changement, mais en décalage par
rapport à ces mêmes principes, Euler favorise bien évidemment la première solution. Certes,
Leibniz a une réponse montrant la compatibilité entre les forces active et passive, cette dernière
étant liée à l’inertie et à l’impénétrabilité de la masse. Il est d’ailleurs étonnant qu’Euler ne tienne
pas compte de ces aspects, puisqu’ils sont contenus dans des textes publiés par Leibniz lui-même,
dont la première partie du Specimen dynamicum et le De ipsa natura44. Il n’en demeure pas
moins qu’Euler refuse la force primitive active de la monade sur la base de son incohérence avec
les déterminations naturelles des corps. 3) Finalement, au lieu de conférer aux particules de
matière une force active difficilement prouvable sur le plan scientifique et même contradictoire,
Euler maintient que les seules propriétés nécessaires à la distinction des moindres parties sont
celles d’inertie et d’impénétrabilité. Euler fait reposer son argumentation sur ces propriétés
essentielles, dans l’intention claire de s’opposer à la métaphysique monadique de Leibniz. Ce qui
lui fait dire que la notion de monade doit être considérée comme un produit de l’imagination qui
n’exprime pas l’essence véritable des corps 45 . À nouveau, on s’aperçoit que l’explication
eulérienne du monadisme leibnizien est erronée, mais qu’elle reste néanmoins fidèle à un critère
épistémologique général qui lui est propre : dans l’adoption de principes de la métaphysique, il
faut pouvoir se baser sur les principes de la mécanique. Autrement, il ne saurait y avoir de
métaphysique adéquate. Par conséquent, le tort de la position leibnizienne serait surtout d’avoir
voulu ajouter des propriétés à la nature, quand il aurait été plus conforme et exact de les baser sur
les propriétés proprement physiques.
43
Ibid., p. 357-358.
Les deux articles de Leibniz ont été publiés dans les Acta Eruditorum, la premier en avril 1695, le deuxième en
septembre 1698. Euler aurait donc pu avoir l’occasion de les lire, considérant en outre l’importance des thèses
leibniziennes à l’époque sur la nature de la force.
45
Euler : Gedancken, in Opera 3, II, p. 358.
44
15
4. Le monadisme dans les Lettres à une princesse d’Allemagne
Les Lettres ont été rédigées par Euler de 1760 à 1762, mais publiées de 1768 à 1772 et ont
fait l’objet de nombreuses rééditions par la suite. L’ouvrage aborde principalement des questions
de physique et de mathématique, mais plusieurs parties sont consacrées à des problèmes logiques
et métaphysiques, dont l’examen de la doctrine des monades46. À cet égard, plusieurs éléments
sont repris des contributions antérieures, en particulier des Gedancken et des différents mémoires
philosophiques des années 1740 et 1750. Trois éléments distinctifs sont néanmoins à souligner :
premièrement, la présentation de la doctrine monadologique s’élabore dans un contexte plus
général où une série de problèmes parallèles sont également abordés. Par exemple, quelques
lettres du deuxième tome portent sur le rapport entre l’âme et le corps. Comme il a été indiqué en
introduction, Euler défend une forme d’interactionnisme en contraste net avec l’harmonie
préétablie leibnizienne. L’un des principaux motifs d’opposition à l’hypothèse de Leibniz et de
Wolff provient de ses conséquences dommageables pour la liberté humaine47. D’après Euler,
seule la thèse d’une influence physique, suivant laquelle l’âme agit sur le corps, permet de
défendre le libre arbitre et, par le fait même, de se conformer aux dogmes de la morale et de la
religion. La réfutation de l’harmonie préétablie se comprend d’ailleurs en relation avec celle de la
théorie des monades ; celle-ci fait donc partie d’une désapprobation générale des philosophies
d’inspiration leibnizienne48. Deuxièmement, et contrairement aux analyses des Gedancken, Euler
confond en une seule théorie les positions de Leibniz et de Wolff sur la nature des monades. Le
texte de 1746, malgré ses erreurs d’interprétation, fait quand même une distinction, tout à fait
justifiée sur le plan historiographique, entre les doctrines de Leibniz et de Wolff afin de dégager
deux séries d’arguments. Or, les Lettres évacuent ces divisions pour englober les deux
philosophies sous un même corps doctrinal, désigné par le vocable « monadisme ». Notons que
c’est particulièrement à cette occasion que l’expression est employée, tandis qu’auparavant Euler
utilisait plutôt celle de « système des monades »49. Le monadisme réfère maintenant à une
doctrine confondant les concours respectifs de Leibniz, de Wolff et de leurs partisans, comme si
les différences propres à chacun étaient accessoires. Bien entendu, les Lettres s’adressaient au
46
Une présentation du contexte de rédaction des Lettres est donnée par Calinger (1976), p. 213-216.
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 190.
48
Ibid., p. 191.
49
Par exemple : Différentes pièces sur les monades, in Opera 3, II, p. 417 et 419.
47
16
départ aux jeunes princesses Frederike Charlotte et Louise de Brandenburg-Schwedt qui n’étaient
très certainement pas au courant du détail des discussions entourant le concept de monade.
D’ailleurs, le but de l’échange épistolaire consistait pour l’essentiel à introduire et expliquer des
points importants de physique, de mathématique et de philosophie contemporaines, et non de
dresser un tableau exhaustif des différents contextes théoriques. Il vaut toutefois la peine de
mentionner que le texte est suffisamment polémique et hostile au système des monades pour y
voir une tactique visant à volontairement bâcler les différences doctrinales pour mieux
rapidement les rejeter. Troisième et dernier aspect que je remarquerai : les Lettres apportent de
nouveaux éléments d’analyse concernant le monadisme qui n’apparaissaient pas dans les écrits
antérieurs. Une bonne partie de l’argumentation autour de la divisibilité et de la force active des
monades, qui se trouvait dans les Gedancken, est reproduite. Cependant, des éléments originaux
sont présents et nous aident à comprendre l’opposition eulérienne au monadisme. C’est à ces
aspects que je souhaite consacrer le reste de ma contribution.
Le premier point concerne la reconstruction du système monadique, désormais fortement
associé à Wolff, et la réponse que compte lui apporter Euler. Les textes antérieurs avaient déjà
défendu la thèse selon laquelle le changement de repos et de mouvement dans les corps tire
nécessairement son origine de l’action des corps externes, et non d’une force contenue dans les
particules de matière. En ce sens, l’idée d’une force primitive active, fondée dans la monade,
constituait pour Euler, dès les années 1740, une représentation inadéquate de la cause du
mouvement. Or, les Lettres font maintenant de cet élément théorique le point central
d’achoppement des théories monadistes en tant qu’il servirait chez Leibniz et Wolff à corroborer
l’existence de substances simples. Plus précisément, l’idée de parties simples, pourvues d’une
telle force active, reposerait pour l’essentiel sur la tentative d’expliquer les modifications
matérielles par un principe interne, un effort constant de changement, plutôt que par l’action
externe exercée par les corps les uns sur les autres. Ce qui veut dire qu’en refusant que les
changements de la matière s’établissent sur un principe interne et monadique, nul n’est par
conséquent besoin de poser des entités simples et actives. L’explication de l’inertie irait au
contraire de pair avec une conception externe de la force. Euler va même jusqu’à dire que de
considérer l’inertie comme une force, c’est-à-dire un principe de changement, constitue une
incompréhension du concept :
17
« Or je dois remarquer ici, que c’est fort mal à propos nommer force cette qualité des corps, par
laquelle ils demeurent dans leur état ; car si l’on comprend sous le mot de force tout ce qui est
capable de changer l’état d’un corps, la qualité par laquelle les corps se conservent dans leur état,
est plutôt le contraire d’une force. C’est donc par abus, que quelques Auteurs donnent le nom de
force à l’inertie, qui est cette qualité, et qu’ils la nomment la force d’inertie »50.
Certes, le reproche s’adresse non seulement aux Wolffiens, mais à tous ceux qui
considéreraient l’inertie comme une force de changement plutôt qu’une résistance au
changement. Cependant, dans ce contexte, Euler s’en prend principalement aux monadistes qui
croient pouvoir fonder l’inertie sur la force primitive de chaque monade. Encore une fois, Leibniz
n’a pas soutenu l’idée selon laquelle l’inertie s’expliquerait comme une force de changement
fondée sur l’activité de la monade ou de l’élément, bien au contraire51. Mais l’important, pour la
présente analyse, est néanmoins qu’Euler entend faire la distinction, de manière radicale, entre
l’inertie et tout concept de force active. L’intérêt d’une telle distinction est de considérer l’inertie
comme étant une propriété essentielle et suffisante des corps, avec l’impénétrabilité52, pour
expliquer les changements de repos et de mouvement dans la nature par causalité multiple. Non
seulement les monadistes ont-ils, à ses yeux, confondu les deux concepts, mais la structuration du
système repose pour l’essentiel sur une telle confusion. De sorte qu’en invalidant ce principe,
Euler croit justifier la remise en question définitive du système des monades.
Les Lettres avancent un deuxième point qui n’est pas sans importance pour l’articulation
de la réception eulérienne : pour que les monades puissent être considérées comme des parties
simples et primitives des corps, elles doivent être pourvues d’une quasi-étendue :
« Les partisans des monades pour soutenir leur sentiment sont obligés de dire, que les corps ne
sont pas étendus, et qu’ils n’ont qu’une étendue apparente, ou une quasi-étendue. Par là ils
croient avoir suffisamment détruit l’argument rapporté pour la divisibilité à l’infini. Mais si les
corps ne sont pas étendus, je voudrais bien savoir, d’où nous avons puisé notre idée de l’étendue ;
50
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 165-166.
En particulier, Leibniz associe l’inertie naturelle des corps à la matière primitive ou masse, et non à l’entéléchie
substantielle. Voir notamment le De Ipsa natura, GP IV, p. 510-511.
52
Le rapport entre impénétrabilité et inertie, en ce qui a trait à l’origine des forces, est essentiel selon Euler : « […]
or s’opposer à la pénétration, n’est autre chose que de déployer les forces nécessaires pour prévenir la pénétration :
donc toutes les fois que deux ou plusieurs corps ne sauraient se conserver dans leur état sans se pénétrer
mutuellement, alors leur impénétrabilité déploie toujours les forces nécessaires pour changer leur état, autant qu’il le
faut pour qu’il n’arrive aucune pénétration. C’est donc l’impénétrabilité des corps qui renferme la véritable origine
des forces qui changent continuellement l’état des corps en ce monde » Opera 3, XI, 1, p. 168.
51
18
car si les corps ne sont pas étendus, rien n’est étendu au monde, puisque les esprits le sont encore
moins. Notre idée de l’étendue serait donc tout à fait imaginaire et chimérique »53.
Il faut admettre que le statut de l’étendue, tant chez Leibniz que chez Wolff, est une
question litigieuse que les commentateurs essaient encore aujourd’hui de clarifier. Je souhaite
plutôt mettre l’accent sur la perspective d’Euler en ce qui concerne la propriété d’extension.
Préalablement, celui-ci a souligné que la propriété d’étendue générale, telle que mesurée en
géométrie, n’a aucune existence réelle. L’étendue géométrique est le résultat d’une abstraction
dont le statut ontologique n’est que conceptuel. En principe, la position d’Euler pourrait se
rapprocher de celle de Leibniz, lequel conçoit aussi l’étendue générale comme une abstraction54,
mais un aspect distingue manifestement les deux. Euler l’énonce d’ailleurs dans la dernière
phrase du précédent extrait : bien que l’étendue géométrique soit une abstraction, cela ne signifie
pas qu’elle soit un produit de l’imagination. Au contraire, l’étendue abstraite exprime l’étendue
réelle des corps matériels dont elle est le principe explicatif. Corrélativement, Euler marque, dans
la lettre suivante, la différence entre la divisibilité réelle et celle dont nous sommes capables.
Même si des parties nous semblent indivisibles, elles le sont néanmoins en soi55. Or, l’une des
erreurs additionnelles des monadistes est d’avoir cherché, à la manière des atomistes, à fonder
l’apparente indivisibilité des corps sur les monades. Autrement dit, Leibniz, Wolff et les
Wolffiens auraient tenté de valider le concept d’étendue sur une représentation imaginative de la
matière et de son étendue : les monades seraient la limite analytique au-delà de laquelle
l’imagination ne peut plus aller.
Le problème soulevé par Euler est fondamental, car il concerne la conformité des
mathématiques, en particulier de la géométrie, avec l’analyse des phénomènes matériels. En
adoptant une position monadologique qui fait de l’étendue et de l’espace des concepts
imaginaires et chimériques, on enlèverait, selon lui, tout fondement explicatif aux quantités
mathématiques. Pour Euler, le caractère phénoménal et imaginaire du concept monadiste de
quasi-étendue transforme la géométrie en spéculation inutile et illusoire 56 . Évidemment,
concevoir l’étendue et ses déterminations de figures et de grandeurs comme étant phénoménales
ne signifie aucunement pour Leibniz qu’elles soient chimériques, bien qu’elles soient en effet en
53
Ibid., p. 296.
Leibniz : Nouveaux Essais sur l’entendement humain, A 6, VI, p. 149.
55
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 297.
56
Ibid., p. 296.
54
19
partie liées à l’imagination 57. Mais là n’est pas ce qui importe: ce qu’on doit prendre en
considération est le fait qu’Euler veuille fonder l’étendue abstraite sur l’étendue réelle de la
matière tout en gardant une distinction entre les deux concepts. Les quantités géométriques n’ont
de validité que si elles expriment une propriété réelle et métaphysique des corps et de l’espace,
pas seulement un ordre de coexistence phénoménal. L’une des conséquences de cette conception
de l’étendue est liée à ce qui a déjà été mentionné : si les corps sont effectivement étendus, il est
nécessaire d’adopter la thèse de la divisibilité infinie de la matière et de rejeter la théorie des
éléments simples ou monades.
Le dernier point que je retiendrais des réflexions eulériennes se rapporte à l’usage du
principe de raison suffisante, autre aspect qu’on ne retrouve pas dans les contributions
antérieures. La question de la divisibilité est toujours au centre des considérations ; d’après Euler,
les monadistes évoqueraient le principe de raison suffisante afin de légitimer le recours au
concept de monade :
« Il faut, disent-ils, que les corps aient quelque part leur raison suffisante ; mais s’ils étaient
divisibles à l’infini, aucune raison suffisante ne saurait avoir lieu : d’où ils concluent d’un air très
philosophique, que puisque tout doit, avoir sa raison, suffisante, il faut absolument que tous les
corps soient composés de monades. C’est ce qu’il fallait démontrer. Voilà, je l’avoue, une
démonstration sans réplique »58.
La démonstration est sans réplique, car elle est biaisée dans ses prémisses : elle suppose
qu’on puisse rendre compte des moindres parties de la matière et que la raison suffisante se
trouve dans la monade en tant qu’entité simple et indivisible59. On sait désormais qu’Euler a
renoncé à fournir une explication métaphysique des particules de matière pour s’en tenir à un
concept relatif, suffisant à la description des déterminations mécaniques des corps. La seule
hypothèse métaphysique qu’il admette à cet égard, depuis le mémoire Sur la nature des moindres
parties de la matière, est celle de la divisibilité infinie. Souhaiter rendre compte des parties de la
matière est donc d’ores et déjà considéré comme étant une entreprise vaine. Pourtant, Euler
entend quand même apporter une objection plus précise contre cet aspect du système des
57
Sur ce point : C. Leduc : “Imagination and Reason in Leibniz”, Studies in History and Philosophy of Science, à
paraître.
58
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 302.
59
L’apport leibnizien quant à la relation entre le principe de raison suffisante et l’espace géométrique vient peut-être
chez Euler d’une lecture de la correspondance avec Clarke, en particulier de la deuxième lettre de Leibniz qui insiste
sur la différenciation entre les principes métaphysiques et mathématiques : GP VII, p. 355-356.
20
monades. L’argumentation réside principalement dans l’idée de résolution que les Gedanken
avaient également soulignée : les monades serviraient à rendre compte du composé des corps. En
d’autres mots, la raison suffisante de la composition des corps est à trouver dans les monades,
substances primitives et indivisibles. Or, Euler joint en l’occurrence la recherche d’une raison de
cette divisibilité à la nature des parties qui composeraient les corps étendus. Deux solutions sont
dès lors envisageables: ou bien il s’agit de points géométriques, ou bien ce sont des entités
spirituelles non mathématisables. La première option est d’emblée écartée, car les monadistes
eux-mêmes refuseraient de comparer les monades à des points géométriques. À ce propos, les
textes de Leibniz sont sans ambiguïté60. Toutefois, Euler croit que la deuxième option est encore
plus dommageable puisqu’un ensemble de parties spirituelles ne formeront jamais un corps
étendu. La raison suffisante de la matière ne peut être un principe d’ordre inétendu:
« Or il me semble, que la difficulté devient à présent beaucoup plus grande, et je me flatte que V.
A. sera du même sentiment, que deux ou plusieurs esprits ne sauraient être joints pour former une
étendue. Plusieurs esprits pourront bien former une assemblée, ou un conseil, mais jamais une
étendue […] De là il s’ensuit, que les monades sont encore moins propres à produire une étendue,
que les points géométriques »61.
L’objection d’Euler souffre du même problème évoqué à maintes reprises: Leibniz, ni de
même Wolff, ne considère que l’étendue et les corps qui la composent se résolvent dans les
monades. Il existe une distinction nette entre l’ordre actuel et réel des monades ou éléments
simples et l’ordre idéel des quantités extensives. L’erreur d’Euler est d’identifier un problème qui
est absent des doctrines associées à la soi-disant métaphysique monadiste. On peut néanmoins
envisager qu’Euler puisse rejeter cette distinction, dont il ne rend pas directement compte, sur la
base des principes qu’il a préalablement admis: il est certes possible de distinguer l’étendue
abstraite de la réalité concrète des corps, mais il reste nécessaire de fonder la première sur la
deuxième, ce que le système des monades serait incapable d’expliquer. L’étendue géométrique
exprime une propriété réelle de la matière, et non uniquement un ordre phénoménal de
coexistence. En somme, Euler insiste sur le rapport entre l’étendue abstraite et les corps étendus
pour donner un ancrage métaphysique à la géométrie, rapport dont on ne trouve, d’après lui,
aucune justification dans le monadisme.
60
L’un des textes leibniziens connus à l’époque et qui insistent sur cette distinction est le Système nouveau de la
nature et de la communication des substances publié en 1695 : GP IV, p. 478-479.
61
Euler : Lettres, in Opera 3, XI, 1, p. 304.
21
5. Conclusion
Dans la présente contribution, j’ai certes souhaité montrer les lacunes et erreurs de la
lecture eulérienne de la métaphysique monadologique. Comme adversaire de la science et de la
philosophie d’influence leibnizienne, on pouvait s’attendre à ce qu’il développe une critique
d’aspects importants qui s’y trouvent. Son collègue à l’Académie de Berlin, Maupertuis, fera de
même dans certains textes, notamment pour remettre en question, à la manière de Condillac,
l’esprit de système propre, selon lui, aux pensées de Leibniz et de Wolff62. J’ai cependant soutenu
que la réception du monadisme leibnizien chez Euler devait entre autres se faire à la lumière d’un
point central : pour Euler, contrairement à certains physiciens d’inspiration newtonienne de la
même époque, il est possible d’instaurer, du moins minimalement, une métaphysique de la
nature. Le mémoire Sur la nature des moindres parties de la matière et celui des Réflexions sur
l’espace et le temps sont deux traités de métaphysique, le premier déterminant le caractère des
moindres parties de la matière, le deuxième justifiant la réalité d’un cadre référentiel spatiotemporel. Dans les deux cas, et ailleurs, la démarche d’Euler consiste à limiter la production
d’hypothèses métaphysiques à celles qui peuvent se conformer aux lois de la physique, admises
et confirmées par l’expérience et le calcul. Autrement dit, un principe métaphysique n’est
acceptable que s’il s’ajuste aux lois mécaniques de la nature et du mouvement des corps. Or, la
manière dont Euler interprète le monadisme leibnizien peut être mise en lumière à partir de cette
démarche. D’une part, il saisit les thèses de Leibniz sur la base de ce cadre théorique qui donne
préséance à la physique sur la métaphysique. La façon dont il approche le concept de monade
dans les Gedancken est parfaitement conforme à cette idée: la monade, telle que comprise par
Euler, sert essentiellement à résoudre le problème de la divisibilité de la matière et à rendre
compte de la force primitive des corps. Euler n’a pas entièrement tort de dégager ces aspects de la
doctrine leibnizienne, mais compte tenu de son approche méthodologique, l’interprétation qu’il
en fournit est soit réductrice, soit simplement fausse. D’autre part, il rejette la doctrine des
monades parce qu’elle ne saurait remplir les fonctions qu’il assigne lui-même à une
métaphysique de la nature. Les propriétés de la monade ne fondent pas, voire contredisent les
62
P. L. Moreau de Maupertuis : Lettre VII, in Œuvres, Lyon 1768, II, p. 257-258.
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principes de la physique. Ces deux aspects s’expliquent selon moi en bonne partie à partir des
préoccupations théoriques d’Euler dans ses textes métaphysiques.
Ce positionnement méthodologique justifie-t-il les torsions qu’Euler fait subir à la
doctrine monadologique pour mieux la réfuter ? Non, bien entendu, et ce pour au moins deux
raisons contextuelles: d’abord, les textes de Leibniz, sans compter ceux de Wolff, sont à cette
époque disponibles, du moins quant aux éléments qui intéressent Euler en physique et en
métaphysique, à savoir le problème de la divisibilité de la matière et les propriétés essentielles
des corps comme l’inertie et l’impénétrabilité. Pour en rester au corpus leibnizien, plusieurs
contributions, dont les Essais de Théodicée, la Monadologie ou la correspondance avec Clarke,
sont largement diffusées au milieu du XVIIIe siècle et certainement connues d’Euler. Ensuite, les
objections publiées à la suite des Gedancken, dont les Recherches sur les éléments de la matière
de Formey, auraient très bien pu permettre à Euler d’ajuster ses critiques pour qu’elles soient
davantage en adéquation avec les doctrines de Leibniz et de Wolff. Or, Euler, et les Lettres à une
princesses d’Allemagne sont à cet égard révélatrices, n’a absolument pas changé sa ligne
interprétative et a même semblé souhaiter renforcer ses analyses par de nouvelles objections. Le
rejet du principe de raison suffisante en est sans aucun doute le meilleur exemple : Euler y voit
une manière trompeuse de sauver un système qui est voué à l’échec par l’adoption de principes
métaphysiques invalides. Pire, il fait disparaître de son analyse les différences fondamentales
entre les contributions de Leibniz et de Wolff pour maintenant s’attaquer au monadisme de façon
générale. Les motivations théoriques d’Euler n’expliquent donc pas complètement cette
ignorance, par moments très certainement intentionnelle, des véritables principes et arguments
leibniziens. Elles doivent toutefois être prises en considération dans l’analyse de la réception des
philosophies monadologiques au sein du corpus eulérien.