Numéro 27 - décembre 2013
Biodiversité(S)
La Canne de Pline et le concert des disciplines
Jim Lefebvre, Bernadette Lizet, Carole Barthélémy
Résumé
Dans le cadre d’un programme de recherche interdisciplinaire,
sociologues et ethnologues ont été sollicités afin d’étudier les relations
sociales complexes qui se nouent au sein d’une ville, entre les habitants
et une espèce végétale protégée. La Canne de Pline est une espèce
végétale endémique dont la majorité des stations sont concentrées sur la
commune de Fréjus (Var, France). L’urbanisation a fortement contribué au
déclin de l’espèce, protégée depuis 1994. La sociologie a permis d’étudier
les positionnements respectifs des acteurs engagés dans le processus de
protection de l’espèce et de repérer notamment le fait que les habitants
ignoraient la plante. L’ethnologie, et l’ethnobotanique plus
particulièrement, ont alors été sollicitées pour appréhender cette nature
urbaine rendue invisible par la présence simultanée de deux espèces très
ressemblantes, la Canne de Pline et la Canne de Provence, et par le fait
qu’elles sont localisées toutes deux aux marges de la ville. Pour
appréhender les connaissances naturalistes empiriques relatives à ces
deux plantes, l’approche ethnobotanique a mobilisé deux outils, la lecture
de paysage et l’enquête fine de terrain. Elle a confirmé la faiblesse des
savoirs détenus par les habitants — à l’exception notoire des agriculteurs
— et elle a débouché sur un constat d’importance. Deux logiques de
dénomination, de classification et de valeurs concernant la Canne de Pline
s’opposent : extrême spécification et valorisation chez les scientifiques,
inclusion dans des catégories englobantes dévalorisées chez les
habitants. Cet éclairage par l’ethnobotanique était nécessaire pour
entreprendre une patrimonialisation de la Canne de Pline, figure majeure
de la biodiversité urbaine.
Abstract
As part of an interdisciplinary research program, sociologists and
ethnologists have been asked to study the complex social relationship
established in the heart of a city between the inhabitants and a protected
plant species. The Cane of Pline is an endemic plant species, which can be
spotted mostly around the commune of Fréjus (Var, France). Urbanization
has highly contributed to the decline of that species, which has been
protected since 1994. Sociology made it possible to study the respective
positioning of the actors engaged in the process of protecting that
species, and in particular to realize that the locals did not take any notice
of the plant. Ethnology and more particularly ethnobotany have been
requested to analyze this urban nature, made invisible because of the
simultaneous presence of two very similar species : the Pline Cane and
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the Provence Cane ; this was due to the fact that they are both located on
the margins of the city. To comprehend, by empiric means, the naturalist
knowledge of those two plants, the ethnobotanic approach requested two
techniques : landscape reading, together with a thorough study of the
ground. This study brought into evidence the fact that the inhabitants did
not know much about these plants — with the notorious exception of
farmers — and it led to an assessment of the highest importance. Two
different logics of naming, classifying and values concerning the Cane are
opposed : extreme specification and promotion by the scientists ;
considering the plant as intrusive and depreciated by the inhabitants. This
analysis from an ethnobotanist’s point of view was necessary to
undertake the protection of the Cane as a main figure of our urban
diversity heritage.
URL: https://www.ethnographiques.org/2013/Lefebvre-Lizet-Barthelemy
ISSN : 1961-9162
Pour citer cet article :
Jim Lefebvre, Bernadette Lizet, Carole Barthélémy, 2014. « La Canne de Pline et le
concert des disciplines ». ethnographiques.org, Numéro 27 - décembre 2013
Biodiversité(S) [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Lefebvre-Lizet-Barthelemy - consulté le
28.11.2021)
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La Canne de Pline et le concert des disciplines
Jim Lefebvre, Bernadette Lizet, Carole Barthélémy
Sommaire
Introduction
De la sociologie à l’ethnobotanique
La lecture du paysage à la rescousse de l’enquête
Du sale au patrimonial
Nomination, savoirs, usages
Conclusion
Notes
Bibliographie
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Introduction
La ville s’affirme de plus en plus comme un lieu de nature et de
biodiversité digne d’intérêt, mais également comme le lieu d’une
appropriation sociale de cette biodiversité (Clergeau, 2007 ; Lizet, 2008).
Depuis le Sommet de la terre à Rio de Janeiro en 1992, les politiques
environnementales urbaines se sont déployées. Elles incitent les
naturalistes [1] à inventorier le vivant dans les espaces urbains,
longtemps considérés comme l’antithèse des milieux naturels (Lizet, Wolf
et Celecia, 1997 ; Coutard et Lévy, 2010) et elles poussent les chercheurs,
biologistes en tête, à comprendre les dynamiques écologiques qui leur
sont propres. En découlent des situations inédites et conflictuelles de
protection d’espèces animales et végétales en ville [2]. Il en est ainsi de
la Canne de Pline (Arundo plinii Turra), une plante endémique, rare et
menacée dont l’aire de subsistance correspond presque exclusivement
aux territoires urbanisés de Fréjus et de Saint-Raphaël, sur le littoral
varois (Figure 1 et Figure 2). Elle perd pourtant du terrain — ce
qu’attestent les relevés cartographiques successifs réalisés par des
écologues à partir des années 1980 — et figure à ce titre dans le Livre
rouge de la flore menacée de France. Elle bénéficie depuis 1994 d’une
protection régionale. Tout projet d’urbanisation ou d’aménagement qui
affecte l’une de ses populations doit par conséquent faire l’objet d’une
demande de dérogation auprès du CNPN (Conseil National de Protection
de la Nature, une instance du ministère en charge de l’Ecologie) après
avoir transité par la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement).
Figure 1
Localisation des communes de Fréjus — Saint-Raphaël sur le littoral varois.
Source : http://www.esterel-cotedazur.com/carte-territoire/index.html
Figure 2
Canne de Pline — Fréjus.
Photographie : J. Lefebvre (mai 2012).
En 2008, la commune de Fréjus envisage des travaux de rénovation
urbaine dans un quartier qui, bordé par un cours d’eau, comprend des
stations de Canne de Pline. De fait, elle instruit une demande de
dérogation en proposant un plan de conservation à l’échelle de la
communauté d’agglomération de Fréjus et Saint-Raphaël, qui est pris en
charge par le Service de l’environnement, créé en 2007. Le plan de
conservation propose d’articuler des zones urbaines réservées pour la
Canne et lorsque l’aménagement s’impose, la transplantation des
populations est préconisée (Note de synthèse relative au projet de plan
de conservation de la Canne de Pline sur le territoire de la ville de Fréjus,
2008). Le CNPN tire argument du manque de connaissances relatives à la
plante pour refuser ce qu’il juge être « un plan de gestion et non pas […]
un plan de conservation relatif à une espèce menacée ». Il missionne
alors des écologues marseillais pour combler ces lacunes. Un master, puis
une thèse en écologie sont lancés. Les recherches entreprises en 2009
bouleversent la donne : le taxon initial (Arundo plinnii) est éclaté en trois
espèces bien distinctes. Fait rarissime en France en ce qui concerne la
flore, l’une d’entre elles est nouvelle pour la science. C’est celle qui vit sur
les communes urbaines de Fréjus et Saint-Raphaël (Figure 3). L’affaire se
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corse, l’identité de l’espèce se brouille. La Canne « de Pline », sur laquelle
les acteurs locaux avaient commencé à communiquer pour la transformer
en bien commun à Fréjus, existe bel et bien, mais en Italie et en Grèce.
Celle qu’on continue d’appeler « Canne de Pline » sur le littoral varois
s’est muée en Arundo donaciformis [3] et le lien avec Pline, le grand
naturaliste de l’Antiquité, potentiel pivot de la campagne de
sensibilisation auprès des habitants, se complique. Les écologues
sollicitent le Service environnement de Fréjus Saint-Raphaël à propos des
bases de données sur la répartition des populations de Canne. Mais suite
au refus du plan de conservation proposé en 2008 par ce service, les
relations avec les scientifiques se durcissent. De plus, les écologues
suivent la piste d’une histoire de la Canne de Pline naturelle et culturelle
au long cours [4]. Pour ces deux raisons, ils sollicitent la collaboration de
chercheurs en sciences sociales. La géographie et l’urbanisme pourraient
aider à dessiner la répartition des stations [5] de Canne de Pline dans la
ville. Le rôle de la sociologie est d’étudier les relations entre les acteurs
de la ville, les habitants et la Canne. Un projet intégrant sciences de la vie
et sciences sociales s’élabore, un financement est obtenu dans le cadre
du PIRVE (Programme Interdisciplinaire de Recherche Ville
Environnement) [6].
L’un des résultats majeurs de l’enquête sociologique réalisée en 2011
(Barthélémy, Lizée & Geneys, 2012) a été le constat de l’indifférence des
habitants au regard de la campagne de communication qui a accompagné
la mise en protection. Pour les Fréjussiens, la Canne de Pline ne semble
pas exister. Comment faire le lien avec les habitants ? En se donnant les
moyens de connaître leur propre vision des choses, leur relation intime
avec la plante, par-delà et en deçà de l’entreprise de patrimonialisation
qui s’engage sous des auspices peu satisfaisants. Pour ce faire, à
l’occasion d’échanges entre équipes lors d’une recherche ANR [7], le
choix s’est porté sur l’ethnobotanique, dont le propos majeur consiste à
comprendre et mettre en perspective deux systèmes de savoirs et de
représentations de la nature qui s’ignorent, des univers de pratiques et de
connaissances disjoints : celui des scientifiques et celui des autres,
qualifiés de « vernaculaires », « locaux » ou encore « autochtones » selon
les contextes. Dans l’aire urbanisée de Fréjus, il fallait aussi déployer un
savoir-faire dans le domaine de l’ethnologie du proche. Ce fut l’objet et
l’enjeu d’un stage de master 2 (Lefebvre, 2012). Il a été l’occasion d’un
élargissement du partenariat institutionnel, et d’un co-encadrement
original entre ethnologie et sociologie [8].
Dans ce contexte de conservation de la biodiversité urbaine, inédit et
difficile sur le plan des rapports sociaux, qu’apporte l’ethnobotanique à la
sociologie ? Face à ce que nous pourrions définir comme un « non objet »,
une espèce végétale a priori invisible, l’ethnobotanique, en centrant son
analyse sur les enjeux de désignation scientifique et profane, permet
d’apporter des éléments de compréhension. Le parti-pris méthodologique
de mise en partage de l’information dans la démarche de l’enquête offre
un regard critique sur la possible reconnaissance de la Canne comme
patrimoine local. Cela pose in fine la question de la position des
ethnologues et des chercheurs en sciences sociales dans ce type de
recherche, à la fois producteurs d’un savoir spécifique et porteurs d’un
discours de communication et de mise en visibilité d’une nature urbaine
largement méconnue.
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De la sociologie à l’ethnobotanique
L’enquête sociologique de 2011 a été réalisée auprès de seize personnes,
choisies en fonction de leurs actions et points de vue sur la protection de
la plante. La réglementation sur les espèces végétales protégées crée des
« mondes » — au sens où l’a défini Howard Becker (1988) — composés
d’interactions sociales entre des humains et des non-humains (Latour,
1991). Deux systèmes sociaux interagissent autour d’Arundo plinii
(aujourd’hui, A. donaciformis) (Figure 4). Le premier « monde » relève de
l’État ; il relie ses services déconcentrés (DREAL, CRPN, CSRPN [9],
Conservatoire botanique national en charge de l’inventaire de la flore), à
des laboratoires de recherche locaux et une association régionale de
protection de la nature. Ce premier monde a pour tâche d’inventorier le
vivant, flore et faune, d’en instituer le statut, de susciter une
réglementation adaptée et de veiller à son application. Le second «
monde » s’inscrit dans le local ; il met en interaction le service
intercommunal en charge de l’environnement des communes concernées
par la Canne de Pline, les services techniques locaux impliqués dans
l’entretien des espaces verts et des associations, à qui seront confiés
certains travaux d’entretien de la Canne. Ces associations relèvent du
domaine de l’économie sociale et solidaire et proposent des chantiers de
réinsertion axés sur la nature (entretien des espaces naturels et ruraux,
activités en lien avec une zone Natura 2000 présente sur la commune de
Fréjus, les étangs de Villepey).
Ces deux espaces sociaux ne sont entrés en contact avec la plante ni de
la même manière ni à la même date. Deux « récits » [10] émanant de
l’enquête sociologique ont permis de le comprendre. Le premier récit
prend forme lors d’un projet de rénovation urbaine à Fréjus, dans le
quartier de la Gabelle, qui concentre des habitats sociaux et exacerbe les
problèmes récurrents des quartiers populaires avec des logements qui se
dégradent, des espaces publics dévalorisés, une situation à l’écart du
centre urbain. Les travaux entrepris le long du cours d’eau [11] qui
traversent le site sont accompagnés d’une étude d’impact, comportant
une cartographie des stations de Cannes de Pline. La plante prend alors
place dans les préoccupations urbaines, elle devient partie prenante de
l’aménagement. Le second récit émane du milieu de la protection de la
nature qui œuvre à la connaissance de la botanique de proximité. En
liaison avec le Conservatoire botanique et une association régionale de
protection de la nature, les naturalistes réalisent des inventaires
floristiques à Fréjus et ils s’alarment, dès les années 1980, de la réduction
drastique des stations de Canne de Pline. Ces actions aboutissent à la
reconnaissance d’un statut d’espèce localement en danger, et donc
protégée, obtenu en 1994.
Les deux récits permettent de comprendre l’histoire d’une prise en
charge officielle de l’espèce, notamment par les gestionnaires de la ville,
qui aura nécessité près de trente ans. A la fin des années 1980, les
naturalistes « lanceurs d’alerte » entrent en action. Ils ont comme leader
l’un des premiers scientifiques à avoir réalisé un inventaire cartographié
des populations de Canne. En 2008, la plante est enfin prise en compte
dans l’activité d’un service intercommunal de l’environnement qui recrute
un stagiaire [12] pour actualiser la carte de ses localisations.
L’enquête sociologique auprès des personnes impliquées à divers titres
dans la prise en charge de la Canne de Pline a permis de déceler un
élément fondamental pour la compréhension du statut de la plante dans
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la ville. La Canne de Pline est officiellement protégée au titre d’une
fragilité croissante. Pourtant, l’une de ses qualités singulières, qui domine
dans les perceptions, est sa capacité de résistance :
« Il en repousse partout » (Homme, Service
intercommunal Environnement)… « C’est vraiment très,
très tenace » (Homme, Service local Espaces Verts)… «
Moi, je pense que c’est une espèce qui a les reins
solides, la Canne de Pline » (Homme, Association de
protection de la nature).
Certains interlocuteurs vont plus loin, jusqu’à évoquer l’idée d’un vivant «
parasite » :
« C’est la mauvaise herbe qui fait « chier » les
personnes qui nettoient les bords de route. C’est la
plante qui ré-envahit les parkings qu’on a goudronnés,
ça perfore les goudrons » (Homme, Association de
protection de la nature)… « Et puis pour beaucoup de
gens qui ont des belles stations près de chez eux dans
le cadre d’espaces verts qu’on leur a demandé de
garder, c’est l’endroit où les mobylettes démontées vont
se foutre, où les rats pullulent, où les souris pullulent...
Voilà pour les yeux des gens c’est ça. C’est de la merde
» (Homme, Association de protection de la nature).
Ces évocations ont étonné les sociologues, arrivés sur ce terrain par
l’entremise des écologues qui insistaient quant à eux sur le déclin de
l’espèce et sa précarité :
« C’est un taxon endémique, c’est à dire qu’on ne va
trouver qu’en France... ensuite, qui a quand même une
certaine résistance si on ne le détruit pas. Voilà, donc
peut-être qu’elle a des potentialités par elle-même.
Comme je dis toujours une espèce, elle peut avoir toute
la génétique ou la diversité génétique, face à un
bulldozer personne n’est capable de résister » (Femme,
Laboratoire de recherche).
La Canne de Pline oscille ainsi entre deux réalités contradictoires : d’un
côté son système racinaire lui confère une très forte vitalité et de l’autre,
les stations diminuent avec l’urbanisation. Doit-on se protéger de la
Canne, ou la protéger ? Les points de vue sont pour le moins contrastés et
varient selon la position des acteurs dans l’espace social constitué autour
de la plante (Figure 5). La destruction est légitime si l’espèce est
considérée comme envahissante ; inversement, si la notion de fragilité
domine, la protection est attendue. Dans le cercle des acteurs
décisionnels (élus, personnels de la fonction publique territoriale,
associations, scientifiques), l’ambivalence des perceptions qui découle
des caractéristiques biologiques de la plante, compromet à l’évidence sa
mise en protection et pour le formuler autrement, sa transformation en
patrimoine fréjussien. L’ethnobotanique a pris le relais pour élargir
l’enquête et creuser la question des relations constituées autour de la
Canne de Pline, dont l’identité est flottante, tant en ce qui concerne le
nom qu’on lui donne que la valeur qu’on lui attribue. L’articulation avec
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les résultats sociologiques s’est faite sur le parti-pris méthodologique
d’une confrontation entre le discours et les pratiques, d’un lien établi
entre les aspects immatériels (perceptions et représentations, savoirs et
dénominations, rapports sociaux) et la dimension concrète de l’action sur
la plante. « C’est l’usage qui noue l’attention humaine aux éléments du
milieu, à la source, à la pierre, à l’arbre, à la primevère. L’usage qui
retient l’aura des représentations comme le noyau son nuage d’électrons
» écrivait Pierre Lieutaghi dans les années 80 (Lieutaghi, 1983 : 4).
Reconnue et distinguée dans l’environnement végétal urbain par les
scientifiques et les responsables du service Environnement, la Canne de
Pline a été l’objet de pratiques conservatoires nouvelles, comme la
transplantation en lieu sûr par des personnes autorisées et l’interdiction
de toute intervention pour l’ensemble des Fréjussiens [13]. Toutes ces
situations pouvaient être éclairées par le terrain ethnobotanique. Mais
l’enjeu était surtout d’aller vers les habitants, de repérer les usages, les
images, les termes d’appellations dont la plante pouvait être l’objet.
La lecture du paysage à la rescousse de l’enquête
Retrouver les usages matériels de la plante n’a pas été simple. Le
dépouillement des bulletins des sociétés savantes dans la phase
préliminaire de repérage bibliographique a été décevant et les archives
de la ville étaient muettes sur le sujet. Quant à l’enquête elle-même, elle
s’est vite apparentée au parcours du combattant. Il n’allait vraiment pas
de soi de rencontrer les Fréjussiens. Il a fallu provoquer ces rencontres
[14], élaborer une véritable tactique. Dans la périphérie de la ville les
habitations sont regroupées en îlots résidentiels dont beaucoup sont
inaccessibles : entrée avec digicode, pas de sonnettes. Les premières
enquêtes se sont heurtées à une réticence : « la Canne de Pline ? Mais qui
est ce Pline ? ». Par ailleurs, l’ensemble des articles consultés [15] et les
premiers pas sur le terrain ont révélé l’existence d’un duo végétal a priori
insécable. Arundo donaciformis (alias Arundo plinii) voisine au plus près,
dans l’espace comme dans les esprits, avec Arundo donax, une autre
Canne, dite « de Provence » [16]. On les trouve ensemble, dans les
mêmes milieux ; très proches dans la systématique des botanistes, elles
sont difficiles à distinguer à l’œil. Un même terme commun les désigne,
roseau, dans les écrits (les flores notamment) comme dans les
témoignages oraux qui ont pu être obtenus. L’apprentissage des
caractères discriminant les deux espèces s’est donc avéré indispensable.
Ce sont les écologues du programme de recherche qui ont initié
l’ethnobotaniste.
Ces difficultés d’approche ont renforcé le parti-pris initial de conjuguer
l’enquête et la lecture du paysage (Lizet & De Ravignan, 1987 ; Lizet,
2008), qui a été particulièrement utile pour s’imprégner du terrain et
déceler ses particularités. À Fréjus, ériger des barrières physiques autour
de soi et de son logement va de pair avec l’implacable diktat de la voiture
: en dehors du centre-ville le piéton est rare, il est partout subordonné
aux véhicules motorisés et pratiquer les transports en commun demande
beaucoup de patience. Mais circuler en voiture s’est en fait avéré très
utile pour comprendre à quel point les Cannes et les routes font bon
ménage : il est de notoriété publique à Fréjus qu’une partie des remblais
destinés à la construction des routes contenait des rhizomes des deux
plantes, les propageant au fil des aménagements de la ville [17].
Procéder à une analyse de paysage au rythme de la voiture a aussi
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permis de se forger une expérience personnelle de la co-présence des
deux espèces, de leurs distributions respectives dans le tissu périurbain
et dans ce qui reste d’agricole, de leur omniprésence sur les berges et
dans les fossés, des divers modes de voisinage avec les maisons.
Comprendre la place des roseaux dans le paysage a été déterminant pour
le choix des trois sites qui allaient être pratiqués à pied et comparés, afin
d’accéder à une compréhension satisfaisante des relations existant entre
les habitants de la commune et « leurs » Cannes.
La démarche paysagère a par ailleurs conduit à établir des liaisons
imprévues : entre l’addiction à la voiture et l’histoire touristique de la ville
d’une part, entre l’esthétique horticole municipale et la question de la
biodiversité citoyenne d’autre part. Fréjus se transforme en station
balnéaire à partir des années 1960 et sa population passe de 13 452
habitants en 1954 à 52 203 habitants en 2009. 44% du parc immobilier
de la commune est constitué de résidences secondaires, le double par
rapport à 1968. De tels chiffres s’expliquent — comme sur l’ensemble de
la Côte d’Azur mais le phénomène est tardif ici — par la douceur du climat
hivernal et l’attrait de la mer en été.
Dans les mises en scène végétales du domaine public, la Ville a puisé,
selon les quartiers, dans une gamme d’espèces et une diversité de motifs.
Selon le schéma classique, le centre historique est très horticole
(nombreux bacs à fleurs sur les trottoirs), mais des essences indigènes
comme le chêne blanc ou le petit palmier originaire du bord de mer
(Chamaerops humilis) ont également trouvé place. Les grands axes
routiers sont ombragés par des alignements d’arbres d’essences
différentes : du centre vers la plage par exemple, le service des espaces
verts a choisi des platanes, du centre vers le Nord Est, des oliviers et des
cerisiers (souvenirs des anciennes parcelles agricoles ?), mais aussi des
pins parasols et le pin d’Alep dont l’image est plus locale. Mais partout et
surtout à l’approche de la mer, triomphent les palmiers (Jubaea
spectabilis, Seaforthia robusta, etc.), introduits dès les années 1866 à
Toulon dans le Var (Turrel, 1866). On en voit de toutes les tailles, de
toutes les formes, dans différents aménagements urbains. En ce qui
concerne les habitations, la densité et la diversité des végétaux sont
spectaculaires, ils débordent sur les rues. Depuis 1959, la Ville encourage
en effet les habitants par le concours « fleurir Fréjus », et la condition sine
qua non pour y accéder est la visibilité des fleurissements depuis la rue.
L’implication (au moins rhétorique) du conseil général du Var sur le
terrain de la flore locale est bien plus récente [18] ; elle est l’un des
indicateurs d’une socialisation de la question de la biodiversité. Il faut dire
que le Bassin méditerranéen héberge une richesse floristique
exceptionnelle : on recense 25 000 espèces, dont la moitié d’endémiques
(Myers et al., 2000). En France, la région PACA et la Corse représentent
un quart de la biodiversité française et 73% plantes protégées y sont
concentrés. Sur la commune de Fréjus, une quinzaine d’espèces «
patrimoniales » ont été officieusement recensées [19].
Le conseil régional a beau faire, les plantes exotiques sont très nettement
préférées à Fréjus pour l’ornementation des domaines public et privé. À
quand l’installation de la Canne de Pline sur les ronds-points ? Dans l’état
actuel des choses, l’idée est semble-t-il provocatrice. Les roseaux ne font
pas partie de la palette paysagère et certains naturalistes se prononcent
nettement contre toute utilisation ornementale d’une espèce protégée
[20]. Ils prospèrent au contraire dans les interstices de la ville, à l’arrière
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plage, sur les talus et les fossés de bords de route ou de chemin de fer,
dans les zones incultes.
Du sale au patrimonial
L’enquête s’est orientée sur ces roseaux qui semblent n’exister que dans
les failles de l’urbain, en creux et à l’envers du décor, dans des endroits
laissés pour compte, exposés aux risques naturels d’inondation et
d’incendie, singulièrement menaçants sur ce territoire densément
urbanisé. L’analyse de paysage et les entretiens ont aussi confirmé que
les étendues de Cannes étaient des lieux d’incivilité et de transgression
sociale. Les canniers sont idéals pour qui souhaite se mettre à l’abri des
regards. Entre adolescents, on joue à mettre le feu à des tiges sèches et
on s’efforce de l’éteindre. En suivant les pistes dont elles sont sillonnées,
on peut tomber sur une station de démontage de scooters sans nul doute
volés, où ne subsistent que les châssis. La drague homosexuelle peut y
est être active : nombreux sont les Fréjussiens qui ont fait référence à la
plage des Esclamandes et à ses deux cents mètres d’étendue de roseaux,
à quelques dizaines de mètres d’une route.
Les agriculteurs ont eu les mots les plus durs à l’égard du végétal, car sa
présence dans les champs gêne leurs activités et ils le combattent :
« Ça fait soixante ans on a toujours vu hein. Alors… Ça
repousse toujours. Y a des étés que c’est sec comme
tout on dirait que c’est mort, c’est tout ratatiné, machin
et tout et tout. On s’est dit ça y est cette fois elles vont
crever. Elles repoussent putain… Rien du tout : dès qu’il
repleut… ».
Quand le roseau occupe de grandes surfaces et qu’il n’est pas coupé
régulièrement — certains agriculteurs les fauchent une fois par mois —,
cela fait sale : le jugement est quasi unanime chez les personnes
rencontrées, agriculteurs mais aussi habitants, jardiniers ou non,
pêcheurs... Cette végétation touffue abriterait tout un peuple de nuisibles,
dont l’évocation diffère selon les emplacements dans la ville : serpents,
sangliers, rats et moustiques tigres [21].
Néanmoins les réactions n’ont pas été exclusivement négatives. Une
sympathie s’est exprimée lorsque l’interlocuteur était à même de faire la
distinction (au moins sur le registre de la connaissance abstraite) entre
les deux Cannes, ce qui revient à dire qu’il avait lu l’un ou l’autre (ou la
totalité) des articles parus entre 2009 et 2010 dans l’édition spéciale pour
Fréjus du quotidien Var-Matin [22]. Toutes ces personnes, assez âgées et
à la retraite, avaient en commun de se sentir proches de la nature, de
n’être pas confrontées au voisinage gênant avec la plante et d’en
connaître le statut d’espèce protégée. C’est également à travers la
présence de la plante dans la zone ZNIEFF (Zone naturelle d’intérêt
écologique, floristique et faunistique) des étangs de Villepey que les
informations ont circulé auprès des promeneurs, par les gardes du littoral
en charge de l’entretien et du suivi de la ZNIEFF. Les associations de
protection de la nature du secteur présentent également la plante lors de
« balades naturalistes ».
Quant aux habitants qui vivent à proximité de peuplements de Canne de
Pline, ils ont été informés directement, lors de la réalisation de
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l’inventaire et du plan de conservation. Lors de l’enquête ethnobotanique,
ces riverains de la plante ont tous contesté la légitimité de l’entreprise de
sauvegarde conduite au nom de la rareté et de la biodiversité,
brandissant au contraire l’argument d’un comportement de « chiendent ».
L’idée d’une vitalité extrême, d’une menace d’invasion sur les biens
propres, est récurrente. Les mouvements de plantes liés aux travaux
municipaux de terrassements n’ont pas non plus échappé aux habitants,
renforçant l’image d’un vivant bricolé, hybride de sauvage et de
manufacturé, « sauvagement artificiel » (Larrère, 1994) et à ce titre ne
justifiant pas la protection.
La représentation sociale qui domine franchement chez les Fréjussiens est
celle d’une vie qui ne vaut guère. Un roseau générique, aux antipodes de
l’effort de différenciation opérée par les naturalistes et les biologistes
depuis trente ans.
Nomination, savoirs, usages
Au fil des lectures et de l’enquête, Arundo plinii-Arundo donax,
l’encombrant duo végétal, a pris sens et la question des utilisations
matérielles de ces deux espèces, en relation directe avec la manière dont
on les nomme, a été quelque peu éclaircie. Pour la plupart des habitants,
le terme roseau englobe en fait bien plus que les deux Cannes et désigne
tout ce qui porte tige avec plumet terminal et vit dans les interstices
humides incontrôlés du tissu urbain, mais également dans les zones
humides naturelles, comme les étangs et les ruisseaux. Le Phragmites
australis [23] est ainsi intégré sous cette appellation commune, en
compagnie du Typha latifolia et de Cortaderia selloana [24], l’herbe de la
Pampa échappée de jardins. Quelques personnes (plus citadines,
notamment des retraités récemment installés) ont parlé de bambou, en
référence au matériel horticole, esthétique et solide, vendu en grandes
surfaces, apprécié par les jardiniers pour tuteurer les tomates.
Les entretiens approfondis avec un petit groupe d’agriculteurs, orientés
sur l’éventuelle distinction qu’ils pouvaient opérer entre les deux Arundo,
ont livré des indications bien particulières. Au-delà d’un mépris de façade
pour ces plantes (expression indirecte d’un déni de la politique de
protection visant la Canne de Pline ?) il est apparu qu’elles étaient bel et
bien discriminées. L’opération mentale s’effectue sur la base de critères
physionomiques et aussi des utilisations qu’on en tire (mais il a fallu
beaucoup de temps et de déductions pour y venir). On dit tout
simplement « Canne », en français, pour parler de la grande (Arundo
donax) alors qu’on use du provençal Canéou pour désigner la plus menue
(Arundo plinnii). À y regarder de plus près, les discussions sur le terrain
ont révélé que le mot provençal n’était pas exclusif à la Canne de Pline,
loin s’en faut. Il vaut pour tout végétal (tels les Rumex qui envahissent les
champs, ou le Phragmites) possédant une tige fine et renvoie à tout ce
qui est ressemble à la Canne de Provence mais en plus petit. On peut
rapprocher cette nomenclature de celle qui était présentée au début du
XIXe siècle dans un petit article, très précis, publié par les Annales
provençales. Dans l’esprit d’érudition de l’époque en matière
d’agriculture locale, l’auteur explicitait le terme « roseau », en établissant
une correspondance entre la systématique des botanistes et la
classification vernaculaire de Basse-Provence. Il opposait ainsi le «
Roseau commun » (Phragmites australis) [25], (« appelé Canéou dans le
pays ») au « Roseau cultivé » (Arundo donax, « désigné vulgairement
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sous le nom de Canne », Touloclan, 1829 : 325). On retrouve la
terminologie — Canne/Canéou — qui s’est manifestée dans l’enquête à
Fréjus près de deux siècles plus tard. À une importante différence près :
plus personne n’aurait l’idée de qualifier la Canne de Provence de «
roseau cultivé ». L’article donne par ailleurs des indications très
éclairantes sur l’intensité de la pression exercée sur les ressources
naturelles, qui amène d’ailleurs immédiatement à nuancer la référence au
« naturel ». Le Canéou de l’époque, dont la référence est pour l’auteur
celui des grands marais d’Arles, sont dits « d’un produit considérable,
évalué à plus de 100’000 francs de revenu annuel ». L’auteur précise :
« C’est une véritable moisson, bien plus assurée que
celle du blé ». Et il dit subtilement que « Le Roseau
cultivé n’est pas la même espèce que le Roseau
commun d’Arles amélioré par la culture » (Touloclan,
1829 : 325-328).
La formulation en dit long sur le travail de domestication des plantes et
d’anthropisation du paysage, fruit d’une lucrative activité. Il est
également question dans cet article de la « Canne de Fréjus », une
célébrité d’alors (Coutagne, 1924 ; Foucou, 2009). Cette « Canne de
recette », précise-t-il, faisait l’objet d’une technique de culture
sophistiquée (le plus haut degré de domestication de la Canne de
Provence) car on en tirait un produit hautement rentable, destiné à
l’exportation dans les pays de tissanderie. Les « tuyaux » de Fréjus sont
restés célèbres à travers le monde jusqu’à la moitié du XIXe siècle, grâce
à une double spécialisation, pour la pêche (la fameuse « Canne ») et
surtout, la production de anches pour instruments de musique à vent
(Foucou, 2009).
Cette évocation du paysage agricole du temps des grands canniers de
Fréjus offre un contraste saisissant avec la situation actuelle des plantes
qui composent le système des roseaux. Le détour historique donne la clef
des réticences à parler de l’utilité économique des plantes. Les mots n’ont
pas été oubliés, mais leur valeur classificatoire s’est beaucoup atténuée.
Le tourisme a tout balayé, l’agriculture est résiduelle, les belles Cannes
de Fréjus que l’érudit du XIXe siècle s’émerveillait de voir atteindre « 40
pieds » appartiennent à un passé à peine croyable. Celles qui prospèrent
dans les vides de la ville et dans les anciennes plaines agricoles sous une
forme ensauvagée ne servent quasiment plus à rien. Même pas comme
ressource à tout faire, que M. Touloclan appelait « Cannes ordinaires » et
à propos desquelles P. Lieutaghi renonçait à dresser la liste exhaustive de
ses usages, en précisant joliment qu’elle « tiendrait du catalogue de
quincaillerie façon Saint-Étienne haute époque » (2006 : 52). Il ne
subsiste qu’une entreprise qui maintienne la haute tradition des récoltes
pour la fabrication d’anches et elle s’approvisionne dans les étangs de
Villepey. Certains confectionneraient bien encore quelques paniers, et on
a volontiers expliqué à l’enquêteur les méthodes du drainage à l’ancienne
au moyen de fagots enterrés, des garnitures pour plafonds et toitures
(pratique mentionnée dans l’article des Annales provençales) ; elles
reviennent à la mode avec la maison écologique. Des cannisses sont par
ailleurs confectionnées par Semailles 83, une association de réinsertion
sociale. Il reste enfin le tuteur à tomate, ultime recours au végétal déchu,
petit usage le plus largement partagé à Fréjus aujourd’hui, bien qu’on lui
préfère le bambou, qui résiste à l’eau plus d’une saison. Et la Canne de
Pline dans ce faible panorama des utilisations ? Aucune allusion n’a été
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faite à Fréjus de l’emploi des fagots de Canéou (englobant, rappelons-le,
la Canne de Pline, le phragmite et quelques autres espèces) comme
engrais de longue durée enfoui à grande profondeur, une pratique
courante dans les vignobles de la côte, minutieusement décrite dans
l’article de 1829. En insistant lors des entretiens, il a bien été question
une seule fois, de jeux d’enfants (la Canne-épée) et, à force de
déductions, de la fabrication de petits pièges en forme de cage, une sorte
de vannerie réalisée avec les tiges fines pour capturer les oiseaux
chanteurs. Rien que de très anecdotique.
Conclusion
L’enquête ethnobotanique a confirmé le caractère ambigu des
représentations sociales de la Canne de Pline, que le travail des
sociologues avait déjà repéré. Elle a surtout révélé une ligne de fracture
entre un fort processus de spécification, d’Arundo plinii vers A.
donaciformis, l’espèce nouvelle pour la science (fait rarissime pour la flore
française) et l’état indifférencié de la plante dans la vision commune. Les
classements opérés dans les deux systèmes culturels sont profondément
disjoints et ce décalage provient d’une longue histoire. On trouve d’un
côté l’espèce exceptionnelle et de grande valeur, au plus fin de la
détermination botanique opérée par les chercheurs spécialisés ; de
l’autre, tout un jeu d’appellations dont la triple particularité est d’englober
une série de plantes, de disqualifier ces plantes et de flotter entre
plusieurs logiques culturelles et plusieurs époques. Le terme véhiculaire
roseau permet de passer du système d’énonciation scientifique au
langage courant. Mieux situé socialement puisqu’il émane d’agriculteurs,
le classement Canne-Canéou renvoie confusément à l’histoire agraire
prestigieuse, au temps des Cannes de Fréjus dites « de recette », un
produit d’exportation hautement rentable, cultivé sur les meilleures
terres. Mais la modernisation industrielle et le tourisme ont fait basculer
le territoire de Fréjus dans une autre époque.
Objet initial de l’enquête ethnobotanique, le tandem des deux Cannes
constituait en fait un artefact, un principe de classement totalement
étranger aux visions du monde locales d’aujourd’hui. Si proches dans leur
apparence mais si contrastées dans leur identité scientifique comme par
le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire économique et sociale, les deux
espèces participent d’un peuplement végétal de peu de valeur, à l’instar
des terrains vagues où on les trouve.
Ces constats laissent augurer des difficultés à venir dans le déroulement
du processus de patrimonialisation laborieusement amorcé par les
autorités publiques et les biologistes. On a compris que les habitants
étaient à des années lumière d’une prise en considération de l’espèce en
question. Trois sérieux obstacles se dressent donc devant l’entreprise de
conservation, qui passe par la reconnaissance collective : l’inclusion de
l’espèce dans un ensemble végétal indistinct et déconsidéré, une valeur
qui serait plutôt accordée à « l’autre » Canne (celle qui sert encore un
peu, Arundo donax) et l’adoption générale d’un mode de vie citadin
consommateur et bien éloigné d’un génie bricoleur de petites ressources
naturelles… par ailleurs d’emblée interdit pour la Canne protégée.
Comment rapprocher les points de vue ? La première étape est de
considérer ce soubassement culturel. D’autre part, l’enquête
ethnobotanique a connu un dénouement particulièrement créatif. Le
chercheur a entraîné un petit groupe d’habitants dans des cheminements
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naturalistes et paysagers dont le but était la découverte de la petite
Canne et l’apprentissage en commun des traits botaniques permettant de
la distinguer de la grande. Il y avait du plaisir partagé et de l’efficacité
sociale dans cette pratique, l’amorce de la construction d’un patrimoine
végétal commun, spécifiquement fréjussien. L’ethnobotaniste est en
quelque sorte devenu le porte-parole de la plante sur le terrain, il a mis
en pratique l’un des conseils de Lieutaghi :
« Enquêter en France, c’est d’abord, sans interférer en
rien, prêter attention aux discours de l’autre, notre égal,
mais aussi en connaître assez soi-même sur l’objet du
discours pour pouvoir, si la demande s’exprime, fournir
à l’informateur les précisions qu’il est en droit de
requérir pour le bien de son propre savoir » (1983 : 5).
Ce rôle de passeur de connaissances sied finalement assez bien aux
attentes exprimées par les biologistes lorsqu’ils ont sollicité l’approche en
sciences sociales. Dans l’esprit de l’article « 8J » de la Convention sur la
biodiversité, les habitants et leurs relations à la Canne de Pline
constituaient l’une de leurs interrogations majeures, ils envisageaient ce
savoir naturaliste local présumé, comme un levier pour la
patrimonialisation de l’espèce. L’ethnologie (dans sa dimension
spécialisée de l’ethnobotanique) a répondu en partie à ces attentes, mais
elle a surtout permis de comprendre les raisons d’un éloignement
progressif des habitants de Fréjus de leur héritage agricole et du
patrimoine végétal qui lui était associé. Dans un contexte d’urbanisation
littorale uniformisatrice, la résistance de la Canne de Pline ouvre une
brèche originale mais fragile. Elle constitue un facteur de diversité dans
les manières d’habiter la ville et de voisiner avec le vivant. Les enquêtes
sociologique et ethnobotanique ont fait remonter ce passé agricole
prestigieux et ouvert la voie d’une possible patrimonialisation. La Canne «
de Fréjus » [26] peut désormais faire l’objet d’une communication et
d’une sensibilisation auprès du grand public. Mais pour assurer leur
réussite, des acteurs relais sont nécessaires. Les mieux à même de jouer
ce rôle sont les personnels des services techniques et les associations
environnementalistes locales. Les scientifiques accompagneront le
processus, en questionnant des cadres de pensée encore trop rigides
pour appréhender les relations entre la ville et la biodiversité dans toute
leur complexité.
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Notes
[1] Par naturalistes, nous entendons des amateurs éclairés qui
inventorient la faune et la flore, héritiers des premières sociétés savantes
du XIXe siècle (Charvolin et al., 2007).
[2] Le cas le plus connu, au moins sur le plan médiatique, est celui du
castor, espèce protégée au niveau européen. À l’instar du célèbre
scarabée pique-prune (Osmoderma eremita), qui avait bloqué en 1998 le
chantier de construction de l’autoroute A 28 à la hauteur de la forêt de
Bercé dans la Sarthe, la présence du castor à Lyon dans les bois des
berges du Rhône a interrompu, en 2012, la construction d’un pont pour le
tramway. Il en avait été de même à Dresde en Allemagne deux ans plus
tôt, et la ville avait alors perdu son inscription au patrimoine mondial de
l’Unesco.
[3] L’identité botanique complète est Arundo donaciformis (Loisel.)
(Hardion L. et al., 2012).
[4] La recherche en écologie s’oriente vers une analyse des sources
antiques (Caton, Columelle, Pline, Theophraste,…) et l’étude des savoirs
et usages des Cannes (fûts de flèches et tuteurs en agriculture) afin
d’élucider les liens entre les Romains à l’origine de la ville de Fréjus et les
différentes espèces de Canne.
[5] Dans le vocabulaire de l’écologie, lieu où se trouve une espèce
(végétale ou animale) déterminée.
[6] La recherche, intitulée « Espèce méditerranéenne menacée et
aménagements urbains : le cas d’Arundo plinni turra à Fréjus » s’est
déroulée entre 2010 et 2012 (voir le site du programme :
http://www.pirve.fr/). Elle rassemblait des chercheurs de trois laboratoires
d’Aix-Marseille Université : l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et
d’Ecologie (IMBE), le Laboratoire Population Environnement
Développement (LPED) et l’UMR TELEMME (Temps, Espaces, Langages,
Europe Méridionale, Méditerranée).
[7] ANR Villes durables, « Trame verte urbaine » n°VD08_321105, sous la
direction de Nathalie Blanc et Philippe Clergeau, « Évaluation des trames
vertes urbaines et élaboration de référentiels : une infrastructure entre
esthétique et écologie pour une nouvelle urbanité », 2009-2012.
[8] Master 2, Spécialité Environnement, Développement, Territoire et
Sociétés, Muséum national d’histoire naturelle, co-encadré par B. Lizet et
C. Barthélémy.
[9] Conseil Scientifique Régional pour la Protection de la Nature
[10] Lors de l’entretien, les personnes sont amenées à raconter quand et
comment, selon elles, la Canne de Pline est devenue un sujet de
préoccupations. Selon le statut et l’expérience de la personne, ces
discours composent des récits différents sur la prise en charge publique
de la Canne. La perspective est celle de l’analyse de « la culture des
problèmes publics », proposée par Joseph Gusfield (2009).
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[11] Les problèmes d’inondations sont récurrents à Fréjus, les ruisseaux
sont « recalibrés » (le profil approfondi, le parcours redressé).
[12] Les deux hommes entretiennent de bonnes relations, ils se
surnomment l’un l’autre « Pline l’Ancien » et « Pline le Jeune ».
[13] Il leur a été demandé de ne plus toucher à la plante du fait de son
statut d’espèce protégée.
[14] Treize entretiens ont été réalisés auprès d’agriculteurs, employés et
retraités, complétés par de nombreuses discussions informelles lors des
sorties sur le terrain avec eux.
[15] Ethnobotanique qualitative en France (Lieutaghi, 2006),
ethnobotanique quantitative en Italie (Nedelcheva et al., 2007 ; Salerno et
al., 2005).
[16] Noms scientifiques complets : Arundo plinii Turra ; Arundo
donaciformis (Loisel.) Hardion, Verlaque & B. Vila ; Arundo donax L.
[17] Cela va de pair avec le constat d’une particularité biologique de cette
espèce protégée : elle ne fructifie pas, elle se développe par voie
végétative. En résulte une faible diversité génétique.
[18] « Les plantes adaptées aux jardins et aux espaces verts varois »,
Carnet varois de l’environnement, n°5, publié par le conseil général du
Var en 2007.
[19] Informations fournies par une botaniste locale. Sont qualifiées de «
patrimoniales » les espèces menacées d’extinction (Delavigne, 2001).
[20] La transplantation est tolérée lorsque la finalité est conservatoire
mais n’est pas légitimée pour une mise en scène esthétique.
[21] Le moustique tigre (Aedes albopictus) est originaire des zones
tropicales et il a colonisé l’Europe grâce aux transports maritimes. La
femelle a été le vecteur du chikungunya à la Réunion en 2007 ; à Fréjus,
elle fait l’objet d’un programme d’éradication.
[22] Ils portaient sur l’importance des zones humides dans le Var, la
Canne de Pline « qui trouve son sanctuaire », les incendies des roselières,
ou le blocage de la construction d’une nouvelle voirie du fait de la
présence de la Canne de Pline.
[23] Phragmites australis (Cav.) Trin. Ex Steud.
[24] Typha latifolia, Cortaderia selloana (Schult et Schult. F.) Asch. et
Graebn.
[25] Le nom latin qu’il donne est Arundo phragmites, selon la
nomenclature scientifique de l’époque.
[26] Ce sont les écologues qui proposent cette nouvelle appellation.
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