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L’éducation par la nature

2024

dans les dimensions institutionnelles et pédagogiques de l'acte éducatif (Meirieu, 2004), faire école dehors suppose un outillage conceptuel et méthodologique, voire logistique, qui convoquera, dans la prochaine décennie, une ingénierie de formation adaptée aux enjeux de terrain. Si les approches dites « énactives » (Aden et Aden, 2017), « réflexives », « biographiques » (Bachelart et Pineau, 2009), ou celles de l'auto-écoformation passant par l'autoformation (Galvani, 2020) pourraient trouver tout leur sens au sein de ces programmes de formation, elles semblent également être L'être humain est une aventure : que faire de l'être humain dans une éducation dans et par la nature ?

L’éducation par la nature Virginie Boelen, Laura Nicolas To cite this version: Virginie Boelen, Laura Nicolas (Dir.). L’éducation par la nature : Théories, pratiques, formations. Éditions Le Manuscrit, 2024, Langues et langages du vivant, Joëlle Aden. ฀hal-04566442฀ HAL Id: hal-04566442 https://hal.science/hal-04566442 Submitted on 2 May 2024 L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Copyright L’éducation par La nature : théories, pratiques, formations Dans la même collection Empathie et bienveillance au cœur de l’apprenance, Joëlle Aden, Sandrine Eschenauer, Emmanuelle Maître de Pembroke (dir.), 2023. Médiations dans l’enseignement des langues. Perspectives translangagières et transculturelles, Joëlle Aden, Vera Delorme, Laura Nicolas (dir.), 2023. L’Arbre du savoir-apprendre. The Art of Learning and the Knowledge Tree. Vers un référentiel cognitif. Toward a Cognitive Framework, Hélène Trocmé-Fabre, 2022. Approche culturelle en didactique des langues. Hommage à Albane Cain, Joëlle Aden, Françoise Haramboure, Christiane Hoybel, Anne-Marie Voise (dir), 2012. Didactique des langues-cultures. Univers de croyance et contextes, Joëlle Aden (dir), 2009. Apprentissage des langues et pratiques artistiques. Créativité, expérience esthétique et imaginaire, Joëlle Aden (dir), 2008. Construction identitaire et altérité en didactique des langues, Joëlle Aden (dir), 2007. L’entretien : ses apports à la didactique des langues, Albane Cain et Geneviève Zarate, 2006. ISBN 978-2-304-05530-6 © Éditions Le Manuscrit, janvier 2024 Virginie BoeLen et Laura nicoLas (dir.) L’éducation par la nature : Théories, pratiques, formations Langues et langages du vivant Éditions Le Manuscrit Paris Comité scientifique/de lecture Joëlle Aden Jean-Philippe Ayotte-Beaudet Ziad Dabaja Vera Delorme Magali Hardouin Laure Kloetzer Élodie Oursel Thierry Pardo Anne-Caroline Prévot Ismaël Zosso Aurélie Zwang La collection Les bouleversements écologiques remettent en question le sens de notre rapport au monde. Ils appellent des transformations radicales et rapides que nous devrons imaginer ensemble en reconsidérant notre place au sein du vivant. Dans quelles mesures une éducation aux langues et aux langages du vivant peut-elle constituer un levier pour penser autrement notre rapport à nos environnements, aux autres et à nousmêmes ? Parallèlement, des langues s’éteignent et avec elles une partie inexplorée du patrimoine de l’humanité. D’autres s’hybrident et se transforment de plus en plus rapidement. Face au défi de la transculturation du monde se pose la question d’une éducation écologique qui nous permettra de nous intercomprendre afin d’écrire un destin commun. Cette collection s’intéresse aux propositions didactiques et éducatives ayant une visée transdisciplinaire et énactive. Elle a pour vocation de diffuser des travaux de recherche relatifs à l’éducation aux langues, aux cultures et à toutes les formes de langages, artistiques et scientifiques, dans une écologie holistique, plurilingue et pluriculturelle. 5 Sommaire Préface Joëlle Aden ............................................................................ 11 Introduction Laura Nicolas et Virginie Boelen ...................................... 15 Partie 1 : Enjeux épistémologiques et méthodologiques �����������29 L’être humain est une aventure : que faire de l’être humain dans une éducation dans et par la nature ? Bernard Charlot ................................................................... 31 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? Bréwal Soyez-Lozac’h, Léa Gottsmann, Julien Fuchs ...... 45 7 L’éducation par la nature Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Christine Partoune, Lucie Sauvé........................................ 59 Partie 2 : Pratiques pédagogiques ����������������������������������������������85 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? Activités en classe et sorties naturalistes dans le cadre du projet « Le Bruit des loups » Thierry Deshayes ................................................................. 87 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre Pascale Goday ....................................................................109 Faire vivre des expériences de nature : le cas d’enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) Anne Bertin-Renoux, Julien Fuchs, Léa Gottsmann ......127 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Laure Kloetzer ...................................................................147 Observer un animal : des savoirs scientifiques peuvent-ils s’acquérir par l’expérience en pleine nature ? Marine Jacq, Patricia Marzin-Janvier, Damien Grenier ..171 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature aux concepts et méthodes de l’écologie scientifique en France Sébastien Turpin, Nicolas Lieury .................................... 189 8 Sommaire Partie 3 : Dispositifs de formation �������������������������������������������� 209 Le soi écologique en formation des éducateurs Dominique Cottereau .......................................................211 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique en relation avec le territoire naturel à proximité de l’école Virginie Boelen...................................................................225 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature Mathieu Point, Geneviève Bergeron, Sébastien Rojo .....243 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires d’éducation au développement durable ? Le point de vue d’enseignants français du primaire et secondaire Cécile Redondo ..................................................................263 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? Une analyse des limites d’un dispositif belge de formation initiale Christine Partoune .............................................................281 Le modèle de la transposition méta-didactique comme cadre d’analyse de la formation en éducation par la nature : le cas de stages formatifs sur terrain associatif Antoine Le Bouil, Laura Nicolas ..................................... 305 Préface Joëlle Aden Groupe Languenact, IMAGER (EA3958) Université Paris-Est Créteil C’est avec enthousiasme que notre groupe de recherche Languenact accueille la proposition de Laura Nicolas et de Virginie Boelen d’ouvrir un nouvel axe d’étude sur « Les pratiques d’éducation par la nature ». Déjà, en 2020, cette proposition de Laura Nicolas en France venait enrichir et compléter la réflexion de notre équipe qui étudie l’éducation aux langues, langages et cultures au travers du prisme énactif (Varela, 1996a, 1996b, 2017). Après la création, en 2022, d’un colloque en France sur cette question, elle s’associe à sa collègue québécoise Virginie Boelen, spécialisée sur cette même question avec, en 2023, la création d’un colloque à l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (Acfas) sur les épistémologies qui sous-tendent les éducations dans et par la nature. 11 L’éducation par la nature L’ontologie de ce paradigme – qui s’inscrit dans la complexité – est relationnelle par essence et repositionne l’espèce humaine au cœur de ses relations avec son environnement terrestre et cosmique. Il postule que nos connaissances émergent tout au long de la vie dans nos interactions avec le monde (Maturana et Varela, 1987). En effet, nous sommes constitués de la même substance organique que le monde dans lequel nous évoluons et étudier ce monde comme si nous en étions séparés est une erreur épistémologique. Ceci invite les pédagogues et les chercheurs à tracer les contours d’une éducation sensible et réflexive de notre relation avec la nature et c’est précisément la contribution cruciale qu’apporte cet ouvrage. À l’ère de l’anthropocène, notre récit collectif parle d’extinction des espèces, de dérive écologique, d’inégalités planétaires indécentes et nous n’en sommes plus à tenter de prévenir le désastre qui pourrait arriver demain. Aujourd’hui, nous sommes dans l’œil du cyclone et les auteurs de ce livre posent des questions essentielles, notamment : Quelle part prenons-nous, en tant qu’éducateurs, formateurs, parents, chercheurs, pour activer les freins dont nous disposons ? Comment s’organiser en communautés locales et globales pour changer de cap face à l’iceberg titanesque droit devant ? Ou encore, comme le disait avec tant d’élégance la chorégraphe Maguy Marin : « Quel est le moment de l’histoire du monde que nous façonnons concrètement par chacun de nos actes1 ? » J’aimerais, en préambule, mettre en lumière deux grands pièges qui freinent aujourd’hui l’action éducative en faveur de l’éducation par la nature. Le premier serait de penser que les sciences et la technologie ont des solutions quasi magiques pour permettre à l’humanité de continuer à se « développer » 1 Dans le film Urgence d’agir, de David Mambouch. Océan Films Distribution, sorti le 6 mars 2019. 12 Préface dans son écosystème. Une telle pensée nous maintient dans le mythe de domination de l’humain sur le vivant. Il ne s’agit pas de nier les connaissances et les réalisations magnifiques que l’humanité a déployées au cours des siècles, mais aujourd’hui nous connaissons précisément le prix à payer pour nous être dissociés de la nature. L’urgence absolue est de « lever les yeux », pour reprendre le titre du film Don’t Look up, réalisé en 2021 par Adam McKay, qui met en scène le déni du désastre écologique dans lequel nous nous maintenons. Le second piège serait de rester dans une idée romantique du vivant selon laquelle la nature est au service de notre bienêtre psychologique et cognitif. Si le poète David Thoreau, dans Walden ou la vie dans les bois (1854) a raison d’affirmer que la nature contribue à notre bien-être, ou encore si le neurologue Michel Le Van Quyen explique que notre cerveau a besoin de la beauté du monde pour apprendre, ces constats nécessaires à rappeler restent insuffisants s’ils n’entraînent aucune action radicale de transformation de nos comportements pour un rapport au monde plus sain. Rappelons que nous ne pouvons progresser dans la compréhension de l’action et de l’esprit humains si nous nous appuyons uniquement sur des données scientifiques « objectives », enregistrables et mesurables. Notre expérience sensible et partagée du monde précède la pensée scientifique et c’est la raison pour laquelle Varela (1996) invitait les chercheurs à développer « une science de la conscience » et à nous doter d’une méthode rigoureuse pour étudier l’expérience humaine dans toutes ses dimensions, y compris spirituelle. En 1992, dans un colloque transdisciplinaire réunissant des scientifiques, des artistes, des économistes et des responsables spirituels, il s’indignait : « Comment expliquer que dans notre monde occidental, nous n’enseignions pas et nous n’apprenions pas la profondeur d’être au monde2 ? » 2 Extrait de l’enregistrement du colloque : « L’art rencontre la science et 13 En effet, à l’école, à l’université, au travail, « nous sommes la plupart du temps coupés de nous-mêmes, de ce qui vibre et vit en nous ». C’est ce que nous rappelle la philosophe Claire Petitmengin (2022 : 172). Pour elle, « cette déconnexion à nous-mêmes a des conséquences catastrophiques dans tous les domaines de l’existence humaine. Retrouver le contact avec notre expérience de la nature est le prérequis qui nous permettrait de retrouver notre lucidité, notre dignité, et le courage de changer de modèle de société » (ibid.). J’ouvre donc cette publication en faisant le vœu que les textes ci-après contribuent au nécessaire partage d’expériences et d’idées transformantes, qu’ils soient des occasions de nouvelles rencontres et de nouvelles actions et qu’ils fassent émerger de nouveaux rhizomes denses et résistants. Nos recherches, nos projets et nos engagements individuels ne suffiront pas à changer le destin de notre espèce sur cette planète. Il nous faut contribuer au tissage collectif intergénérationnel d’une « nouvelle matrice transdisciplinaire », comme le propose Hélène Trocmé-Fabre (2015 : 71), qui nous invitait « à nous alphabétiser » (loc. cit.), car nous sommes trop souvent des « non encore lecteurs du grand livre du vivant » (loc. cit.). Construire ce regard et cette littératie dans notre monde en partage est une tâche immense et vitale. la spiritualité dans une économie en mutation », en ligne : https://www. youtube.com/watch?v=Womauwdyjl8&t=0s Introduction Laura Nicolas et Virginie Boelen Envisagé massivement par la sphère médiatique comme réaction aux confinements engendrés par la pandémie de COVID-19, mais aussi vu comme alternative pour une éducation en contexte de changements climatiques, l’essor actuel, en territoire francophone, des démarches dites de « pédagogie par la nature », d’« éducation par la nature », d’« éducation en plein air », d’« école-forêt » ou encore d’« école/classe dehors » semble annoncer la naissance d’une nouvelle hydre éducative à mille têtes qui interroge la communauté scientifique de par les enjeux épistémologiques, éducatifs et formatifs qu’elle sous-tend. Ce sont ces enjeux pluriels que le présent ouvrage vise à présenter, dans deux démarches complémentaires : celle d’une filiation avec les questionnements déjà présents en sciences de l’éducation et de la formation et celle d’une rupture épistémologique due au caractère intrinsèquement transdisciplinaire, voire 15 L’éducation par la nature « transdidactique », de l’objet « éducation par la nature », dont il convient, avant toute chose, de dessiner les contours. Ce terme désigne l’ensemble des pratiques scolaires ou non scolaires ayant lieu dans un environnement végétalisé, minéralisé et animalisé et visant à mettre directement, cognitivement et sensoriellement les jeunes en relation avec cet environnement3. Son usage semble pouvoir établir un lien fécond entre l’univers scolaire, plutôt cristallisé autour des termes « école/classe dehors » et « éducation en plein air », et l’univers associatif, plutôt coutumier des termes d’« éducation à la nature », d’« école nature » ou de « pédagogie par la nature », souvent repris, en France, du terme anglo-saxon forest school ou de sa traduction « école (de la) forêt » et, plus largement, du terme outdoor education. L’éducation par la nature s’inscrit également dans le courant de l’éducation relative à l’environnement (ERE) qui porte, dès les années 1990, « une perspective éducative où l’environnement correspond à l’une des trois sphères d’interaction à la base du développement personnel et social : soi-même (la psychosphère), les autres (la sociosphère) et l’environnement (l’écosphère), [ces trois sphères étant] étroitement reliées entre elles » (Sauvé, 1997 : 20). Dans cette approche, la construction psychologique individuelle du jeune, enfant ou adolescent (développement de l’autonomie, de l’estime de soi, de la réflexivité, de la responsabilité, etc.), s’accompagne d’une prise de conscience de l’altérité (sentiment d’appartenance au groupe et découverte des relations, de la coopération, de la citoyenneté, etc.) et de la construction de la relation au milieu de vie (développement de la conscience écologique, des connaissances naturalistes, du lien à l’écosystème global, etc.). Dans cette perspective et au sein de cette filiation avec l’ERE, l’éducation par la nature se différencie d’une 3 Définition proposée par Laura Nicolas en ouverture du colloque “Les pratiques d’éducation par la nature” (18-22 juillet 2022). En ligne : https:// mapetiteforet.fr/colloque-international-leducation-par-la-nature/ 16 Introduction démarche éducative strictement « environnementale », où la « nature » serait objet d’enseignement-apprentissage, pour poser la « nature » comme étant indifféremment vecteur et objet d’apprentissage. Enfin, l’usage du terme-concept « éducation par la nature » pose une double dialectique, à la fois inclusive et exclusive : il sous-tend, en effet, une intention d’englober l’ensemble des pratiques éducatives pratiquées « en nature » – avec toutes les variations qui peuvent se jouer sur la gamme définitoire du terme ! – mais peut sembler, du même fait, exclure tout un pan de pratiques et de littérature scientifique associée relevant de la sphère « classe dehors » ou « en plein air » non spécifiquement fondée sur le contact avec des végétaux, minéraux et animaux autres qu’humains. Balades mathématiques, visites au musée, promenades linguistiques urbaines et autres pratiques ancrées dans le milieu se trouveraient ainsi mises à la marge du seul fait qu’une vision naturaliste de séparation entre, d’un côté, l’humain et sa ville et, de l’autre, le non-humain et sa campagne, nous habite encore. Il importe donc de questionner premièrement les définitions de l’objet « éducation par la nature » et les filiations historiques et disciplinaires qu’il entretient avec de précédents mouvements, décrits en histoire des sciences de l’éducation (Martel et Wagnon, 2022 ; Roy, 2021) et en sciences de l’éducation relative à l’environnement (Sauvé, 1997 ; Pineau et al., 2005, entre autres). Quels liens l’éducation par la nature entretient-elle avec d’autres paradigmes ou concepts fructueux qui l’ont précédée et la questionnent, tels que ceux d’« écoformation » (Pineau et al., 2005), d’« éducation ancrée dans le milieu » (Lloyd et al., 2018a), d’« expérience de nature » (Fleury et Prévot, 2017a), pour n’en citer que quelques-uns. En amont même de ce questionnement sur le lien entre éducation et nature se posera évidemment la question de la définition du terme de « nature », dans ses ramifications plurielles. Cela convoquera le champ de l’écologie (cf. Maris, 2018 ; Prévot, 17 L’éducation par la nature 2021) qu’on verra nécessairement dialoguer avec d’autres champs, tel celui de l’anthropologie (cf. Descola, 2005). En effet, d’une part, l’éducation par la nature apparaît comme un objet intrinsèquement transdisciplinaire, à mi-chemin entre sciences de l’éducation et sciences de l’environnement ; d’autre part, du fait même qu’elle interroge les liens intra- et interespèces, elle se pose comme un objet de la sociologie, de la philosophie, de l’anthropologie, de l’écologie et de l’éthologie, entre autres (cf. Trocmé-Fabre, 2022). Par conséquent, quelles précautions – épistémologiques et méthodologiques – devons-nous prendre, en tant que scientifiques, lorsque l’on approche des objets de recherche qui dépassent nécessairement nos champs disciplinaires ? Se posent enfin et toujours les questions d’ordre méthodologique : par quels outils et démarches observe-t-on, recueille-t-on et analyse-ton les pratiques éducatives situées dans l’environnement dit « naturel » ? C’est à ces enjeux de description et de définition de l’éducation par la nature et de réflexion sur les modes d’accès, de recueil et d’analyse des données afférentes au champ que se consacrent les chapitres de la première partie de l’ouvrage. Bernard Charlot pose, d’entrée de jeu, les bases d’un apprentissage qui est toujours celui d’un rapport à soimême, aux autres humains et au reste du vivant, tout en s’interrogeant sur cet intérêt majeur porté à la nature dans un monde en urbanisation croissante et sur ce que cet intérêt révèle de notre société. L’auteur plaide ainsi pour une nouvelle anthropologie utopique qui se situerait à l’encontre de deux polarités : un posthumanisme forcené (l’Hommemachine cybernétique dominant le vivant et, du même coup, s’en séparant) et une sorte de passéisme plaidant le retour aux origines, qui nierait par là même la réalité de l’espèce humaine, toujours en évolution, toujours en aventure. Dans le chapitre de Christine Partoune et de Lucie Sauvé, l’accent est mis sur la dimension éducative, didactique même. 18 Introduction Ces auteures mettent en commun leur expertise pour définir les différentes conceptions de la nature chez les enseignant·es pratiquant l’école dehors. Cette typologie des représentations de la nature – de « matériel didactique » à « Pachamama » en passant par « nature-laboratoire » ou encore « musée » – est envisagée par les auteures comme outil d’analyse des choix pédagogiques et d’aide à la planification des situations éducatives et porte, de ce fait, une valeur tant épistémologique que didactique et formative. Bréwal Soyez-Lozac’h, Léa Gottsmann, Julien Fuchs interrogent, de leur côté, dans une perspective phénoménologique, la manière dont sont saisies les expériences de nature par le sujet. En effet, l’implicite ou, dit autrement, l’invisibilité de l’expérience aux yeux de l’observateur extérieur provoque, comme pour toute analyse de vécu, des questions d’ordre éminemment méthodologique. Les auteur·es prennent appui sur un dispositif en cours, portant sur les aires marines éducatives, pour proposer une saisie de l’expérience à travers les deux paradigmes de l’énaction et du cours d’action, au niveau théorique, et, en termes méthodologiques, via l’usage de l’entretien d’explicitation, fondé sur le primat de l’expérience et de l’émotion vécues. Implicitement, c’est la saisie des expériences de nature via les dispositifs éducatifs qui se dessine déjà dans ce chapitre, faisant le lien avec la deuxième partie de l’ouvrage. Consacrée aux pratiques d’éducation par la nature, la partie suivante propose en effet que la conduite régulière d’enfants et d’adolescents dans des environnements dits « naturels » questionne toute une série de dimensions pédagogiques, psychoaffectives et institutionnelles. L’éducation étant toujours contextualisée, ancrée dans un milieu, on peut d’abord s’interroger sur les conduites pédagogiques dans la proximité qu’elles entretiennent avec les éléments végétaux, animaux et minéraux. Dans quelle mesure cette dynamique éducative, relativement récente, suppose-t19 L’éducation par la nature elle une adaptation des postures des professionnel.le.s de l’accompagnement des jeunes en contexte extérieur ? Quels sont les gestes pédagogiques pertinents face à ces situations éducatives inédites pour de nombreux.ses professionnel. le.s ? Comment les pratiques des professionnel.le.s et leurs croyances affectent-elles à la fois les activités menées par les enfants au contact des autres éléments du vivant et ce vivant lui-même ? Quels sont les rituels pédagogiques qui rythment les séances dehors ? Quelles innovations éducatives pourraient émerger dans et par ce contexte dit « naturel » ? Quelles conduites d’accompagnement se manifestent de la part des adultes durant les séances dehors : comment gèrentils des groupes de jeunes dans des milieux extérieurs, qu’il s’agisse de pratiques de jeu libre ou bien d’activités davantage dirigées ? La communauté scientifique semble s’accorder sur le fait que l’engagement expérientiel des enfants dans des activités se déroulant au sein de milieux dits « naturels » – c’est-àdire où l’humain côtoie les végétaux, minéraux et animaux autres qu’humains – pourrait contribuer à une amélioration des compétences physiques et de la santé mentale des jeunes (Finn et al., 2018 ; Marchant et al., 2019), ainsi que de leurs compétences sociales et collaboratives (Waite et al., 2016). Plus particulièrement, passer du temps dans la nature contribue chez l’enfant au développement d’un sentiment de connexion et d’appartenance à la communauté du vivant qui renforce son identité écologique (Cheng et Monroe, 2012 ; Green et Rayner, 2022). Une telle reconnexion lui redonne de l’espoir en un avenir meilleur (Barrera-Hernández et al., 2020 ; Chawla, 2020), dans un contexte de changements climatiques où les jeunes sont pour beaucoup frappés par le phénomène d’écoanxiété (Ojala, 2022). De même, une identité écologique renforcée est de nature à favoriser une mobilisation individuelle et collective écocitoyenne (Morin et al., 2019). 20 Introduction En outre, on constate une amélioration des connaissances des enfants sur (a) différentes matières du programme scolaire, notamment les études sociales, les mathématiques et/ou les sciences (Avci et Gümüş, 2020 ; Becker et al., 2017), et (b) l’environnement naturel (ibid. ; Marchant et al., 2019). En situation « hors les murs et en nature »4, les pratiques d’accompagnement (rôles, postures, gestes professionnels) des adultes, et les croyances qui les sous-tendent semblent d’un côté, répondre aux mêmes caractéristiques que les pratiques éducatives « classiques » (postures socioconstructivistes, étayages, médiations, sécurisation, « pédagogisation » de l’environnement et des processus d’apprentissage, attention portée à l’expérience directe et corporelle, etc.). D’un autre côté, elles paraissent s’émanciper de ces cadres, du fait même que l’environnement dit « naturel » peut appeler à un repositionnement quasi ontologique de l’individu (Cottereau, 2017 ; Morizot, 2020), tant en matière de prise de conscience de soi et des « autres », de responsabilité (perception du risque, en particulier – cf. Sandseter et al., 2020), qu’en matière de pédagogie (embodiement et approche énactive de l’apprentissage (Aden et Preller, 2020), pédagogie « ancrée dans le milieu » (Acheroy et al., 2020 ; Partoune, 2020, etc.). La deuxième partie de l’ouvrage interroge donc ces dimensions pédagogiques, en assumant un parti pris qui peut sembler aller à l’encontre d’une culture scientifique encore dominante, celle d’une priorité donnée à l’analyse d’une « nature – objet d’enseignement » par rapport à celle d’une « nature sans statut », simplement présente et dont les effets et les relations imprègnent le/la chercheur·se tout autant que les participant·es qu’il observe, sans qu’on puisse encore saisir scientifiquement les tenants et aboutissants de l’ensemble des paramètres observés. On commence donc par 4 Définition proposée par Laura Nicolas en ouverture du colloque “Les pratiques d’éducation par la nature” (18-22 juillet 2022). En ligne : https:// mapetiteforet.fr/colloque-international-leducation-par-la-nature/ 21 L’éducation par la nature donner une voix aux propositions alternatives, d’inspiration psychosociologique davantage que didactique, pour aller progressivement vers la saisie des objets scientifiques appréhendés lors d’expériences de nature. Ainsi, Thierry Deshayes interroge la survenue de ces expériences au sein de moments-événements à la marge qu’il nomme « interstices pédagogiques » : imprévues, périphériques, très localisées, marginales, ces situations apparaissent comme autant d’opportunités sensorielles et émotionnelles d’apprentissage et de partage pour les élèves adolescents que l’auteur a accompagnés dans le cadre d’un projet collaboratif. Les descriptions des expériences de nature rapportées, sous un angle ethnographique, manifestent ainsi, sans les définir – un peu comme si les mots restreignaient la puissance de l’expérience – l’imprégnation du vivant autre qu’humain par les vivants humains participant au projet décrit. Dans une approche similaire, quoique plus thématisée puisque c’est de sonorité qu’il s’agit, Pascale Goday définit la pratique de la promenade sonore comme une pédagogie visant la compréhension du monde environnant. Encore peu diffusée dans l’univers scolaire, mêlant étroitement univers artistiques, éducatifs et environnementaux, la promenade sonore est ici présentée comme vecteur d’un double développement : celui d’une conscience écologique où des espèces vivantes apparaissent aux oreilles des « écoutant·es », et celui d’une habileté dans le domaine de la musicalité. L’investigation des potentialités éducatives réalisées grâce à la mise en contact des jeunes avec des éléments de nature se poursuit à travers le chapitre d’Anne Bertin-Renoux, Julien Fuchs et Léa Gottsmann, cette fois dans le domaine de l’éducation physique et sportive (EPS). Partant de la dimension intrinsèquement « corporelle » des expériences de nature, les auteur·es amènent deux constats, interreliés : les enseignant·es d’EPS sont souvent marqué·es par les expériences de nature qu’ils ou elles ont vécues dans 22 Introduction leur jeunesse et, une fois en poste, ils ou elles offrent, par l’intermédiaire des cours d’EPS et leur entrée par le corps, des opportunités d’expérience de nature à leurs élèves. On se trouve ici au cœur du paradigme de l’écoformation, entre héritage d’une incorporation du milieu et désir de transmission de cette incorporation à des plus jeunes. Laure Kloetzer propose ensuite la description d’un outil pédagogique destiné à faciliter l’exploration, par des jeunes en immersion, des paysages et éléments de nature qu’ils rencontrent : Photovoice. L’auteure présente ainsi un parcours en nature documenté par les photos et récits d’expérience des jeunes et montre comment, à partir de cette méthode visuelle de recherche communautaire et participative fondée sur l’usage de la photographie, l’expérience a un sens pour eux : l’analyse des entretiens réalisés avec les jeunes fait émerger en particulier la manière dont l’expérience de nature vient affecter le lien social entre les élèves, une dimension prédominante en période adolescente. Ensuite, Marine Jacq, Patricia Marzin-Janvier et Damien Grenier présentent un cas d’immersion en nature qui montre que celle-ci est également vectrice d’apprentissage de savoirs disciplinaires et, entre autres, scientifiques. Les auteur·es illustrent la manière dont se produit ce type d’apprentissage durant une séance de pédagogie par la nature, par le biais de l’observation d’un oiseau. Faisant usage du modèle praxéologique développé en didactique (Chevallard, 1999), les auteur·es proposent une modélisation par tâche de l’observation d’un oiseau, une description fine des techniques mises en place par les enfants et les pédagogues au cours de la réalisation de la tâche. Ce chapitre montre que la pédagogie par la nature crée ainsi des opportunités d’apprentissage expérientiel, ce dernier étant vecteur non seulement de construction des savoirs disciplinaires mais également de renforcement du lien avec la nature et, plus globalement, de développement personnel des enfants. 23 L’éducation par la nature Le dernier chapitre de cette partie, rédigé par Sébastien Turpin et Nicolas Lieury, propose, à travers une revue de littérature scientifique, un premier bilan des recherches en éducation à l’environnement et en didactique des sciences portant sur l’enseignement des concepts et méthodes d’écologie scientifique à l’école. Cette recension rigoureuse permet d’obtenir une vue d’ensemble des divers objets enseignés sous le « chapeau » de l’écologie scientifique – ce qui vient conforter l’idée d’un champ pluriel et polyfocalisé – et des concepts mobilisés par les chercheur.se.s pour saisir ces enseignements. Ce chapitre offre ainsi une clé d’entrée pour l’interprétation, la catégorisation et l’analyse des savoirs scientifiques mobilisés au sein des pratiques d’éducation par la nature et, ce faisant, pose ainsi un pont nécessaire vers la conception de dispositifs de formation fondés sur la recherche. La troisième partie de l’ouvrage, consacrée justement à la formation, culmine à la suite des deux parties précédentes lorsqu’il est question de pérenniser les formes d’éducation par la nature inscrites dans les pratiques instituées. En effet, l’analyse des pratiques d’accompagnement des jeunes hors les murs et en nature interpelle nécessairement le champ de la formation pour adultes, notamment celui de la formation des enseignant·es. Si « faire école, faire la classe » a toujours interrogé les pédagogues et les formateur·ices dans les dimensions institutionnelles et pédagogiques de l’acte éducatif (Meirieu, 2004), faire école dehors suppose un outillage conceptuel et méthodologique, voire logistique, qui convoquera, dans la prochaine décennie, une ingénierie de formation adaptée aux enjeux de terrain. Si les approches dites « énactives » (Aden et Aden, 2017), « réflexives », « biographiques » (Bachelart et Pineau, 2009), ou celles de l’auto-écoformation passant par l’autoformation (Galvani, 2020) pourraient trouver tout leur sens au sein de ces programmes de formation, elles semblent également être 24 Introduction efficacement complétées par d’autres approches et supposent un dialogue permanent avec les acteurs des terrains éducatifs et associatifs. Les dimensions formatives de l’accompagnement des pratiques éducatives par la nature sont ainsi forcément interrogées : comment le système de formation, universitaire et/ou professionnel, répond-il aux besoins des adultes exerçant ou se destinant à exercer des démarches d’éducation par la nature tels que les éducateur·rice.s en petite enfance, les enseignant·es, les éducateur·rices spécialisé·es, les animateur·rices nature, etc. ? Quelle insertion peut-on envisager au sein des programmes de formation pour adultes, insertion qui soit capable à la fois de créer un lien avec les contenus existant au sein des maquettes et de proposer des contenus spécifiquement adaptés à l’accompagnement des apprenants en extérieur ? Faut-il, d’ailleurs, penser « intégration » ou bien « construction » de programmes de formation nouveaux et parallèles ? Comment, sur ce point précisément, les recherches et les recherches-actions participatives menées en francophonie peuvent-elles aider à l’analyse des besoins des professionnel·les, à une intégration efficace dans le système de formation ? Les chapitres de cette partie offrent donc des pistes concernant les modalités d’une telle formation. Dans le premier chapitre, Dominique Cottereau souligne l’importance de partir de l’éducateur·rice dans son propre rapport au monde, ce qu’elle nomme le « soi écologique », à la fois pour y asseoir sa pédagogie en lien avec le lieu et pour entrer plus adéquatement en relation avec l’apprenant dans sa propre relation au lieu. L’auteure explore ainsi la pertinence et les moyens d’inscrire l’auto-éco-réflexivité en formation des éducateur·ices pour une meilleure prise en compte des pédagogies par la nature. C’est également ce que préconise Virginie Boelen qui, pour sa part, consacre son chapitre à l’importance fondamentale du 25 L’éducation par la nature dispositif d’accompagnement sur mesure à la fois individuel et collectif dans le cadre de l’implantation d’une éducation par la nature, notamment lorsqu’il est question d’une formation continue de personnes enseignantes. On verra que cet accompagnement n’a de sens que s’il est effectué sur le terrain, arrimé à la réalité de la personne enseignante, avec la possibilité d’offrir des rétroactions immédiates, voire de prendre le rôle de cette dernière afin d’illustrer au mieux son propos. La dimension réflexive est également centrale pour accompagner de tels changements profonds, tant sur le plan épistémique du rapport au savoir qu’en ce qui concerne les pratiques pédagogiques. Geneviève Bergeron, Mathieu Point et Sébastien Rojo présentent, quant à eux, un dispositif de formation et d’accompagnement pour l’appropriation et la mise en œuvre d’une éducation par la nature. Coconstruite dans le cadre d’une recherche-action-formation autour de rencontres de groupes avec quatre enseignantes du primaire, les auteur·es identifient quatre leviers à l’appropriation d’une telle éducation par la nature, dont l’ancrage dans le collectif, en s’accordant le temps réflexif nécessaire à l’adoption de tels changements de pratiques. À la suite d’une enquête effectuée auprès d’enseignant·es en poste, Cécile Redondo fait état d’un manque de formation en éducation par la nature, sous couvert du concept global d’« éducation au développement durable », en France, tant dans le domaine de la formation initiale que dans celui de la formation continue. Et si formation il y a, celle-ci est encore principalement magistrale, où les mises en situation sont fictives et sans la présence de jeunes, ne permettant pas, ainsi, de vivre une situation d’apprentissage au plus près de la réalité enseignante en lien avec un territoire donné. Souvent, les enseignant·es font preuve d’initiatives pour se former eux-mêmes selon des canaux diversifiés non formalisés. 26 Introduction Christine Partoune présente un exposé critique d’une formation initiale à la pratique de l’enseignement extérieur donnée en université belge dans le cadre d’un cours de géographie au primaire, à la suite d’un constat d’échec de sa mise en place par les personnes enseignantes une fois en poste. La déconnexion de la nature des futures personnes enseignantes en serait la principale cause. Celle-ci inhiberait toute émotion positive de la part des étudiant·es dans le cadre d’une mise en situation au contact du milieu naturel, où celles et ceux-ci vont plutôt s’attarder sur une approche technique sans accorder à l’affectivité un statut éducatif, vivant même une situation d’inconfort face à un environnement qu’ils connaissent très peu. De tels constats amènent à repenser la formation initiale pour aller vers un accompagnement qui donnerait confiance aux étudiant·es dans leur capacité à investiguer un lieu naturel en les ouvrant à la sensibilité. Pour l’auteure, l’un des moyens d’y parvenir serait d’effectuer un stage d’immersion de plusieurs mois dans un territoire au sein d’une structure associative ou parapublique. Le dernier chapitre de cette partie, rédigé par Antoine Le Bouil et Laura Nicolas, pourrait constituer une réponse aux constats posés par Christine Partoune, puisqu’il propose l’analyse d’un dispositif de formation en éducation par la nature sur terrain associatif. À la lumière du cadre métadidactique et de ses notions clés, les auteur·es décrivent la portée formative d’un stage de formation d’adultes. Le caractère immersif et expérimental du dispositif, l’usage d’objets-frontières, le partage des praxéologies et l’instauration d’une double dialectique, éléments auxquels s’ajoute une alliance entre temps formels et informels, semblent, mis bout à bout, constituer un terreau fertile pour l’émergence de transformations des pratiques d’éducation par la nature. En guise de conclusion de ce chapitre introductif d’un tel premier ouvrage francophone sur les enjeux, les pratiques et les formations en matière d’éducation par la nature, on 27 L’éducation par la nature constate que ces initiatives émergentes visent ultimement une (re)connexion des jeunes, le rétablissement d’une relation saine entre l’être humain et le reste du vivant dont il est indiscutablement dépendant. Or cet appel à une écologie profonde, qui mobilise toutes les dimensions de l’être, bien audelà du rationnel et du cognitif, faisant appel cette fois-ci, tant sur le plan formel que sur le plan informel, aux dimensions physiques, corporelles et sensibles, ainsi que spirituelles, ne date pas d’hier. Il suffit de penser à l’écologie profonde du philosophe norvégien Arne Naess (2008, 2017), lui-même inspiré de Spinoza et de Gandhi, ainsi qu’aux sagesses des peuples autochtones dans leur rapport au territoire, notamment en Amérique du Nord, qui se traduit dans leur pédagogie holistique (Cajete, 2018), trouvant des éléments de résonance avec les épistémologies « occidentales » de reconnexion au territoire (Boelen, à paraître). Ce ne sera qu’au prix d’efforts de recherches et d’initiatives que ce champ d’éducation dans les milieux tant formels que non formels infléchira les pratiques éducatives. Partie 1 : Enjeux épistémologiques et méthodologiques L’être humain est une aventure : que faire de l’être humain dans une éducation dans et par la nature ? Bernard Charlot Résumé Apprendre dans et par la nature. Pour sympathique qu’il soit, un tel projet laisse de nombreuses questions en suspens. Qu’est-ce qui s’apprend, exactement, « dans et par la nature » ? Pourquoi proposer un tel projet dans une société de plus en plus urbanisée ? Faut-il penser un « retour à la nature » ou d’autres formes de rapport au monde, aux vivants, aux autres et à soi-même dans une nouvelle utopie anthropologique ? Introduction Apprendre dans et par la nature : c’est là un projet éminemment sympathique, plus encore quand on a des 31 L’éducation par la nature doutes sur l’efficacité de longs discours professoraux et que s’y ajoute une sensibilité aux questions écologiques. Toutefois, immédiatement s’élève une question : c’est quoi, cette nature dont on parle, ou, peut-être plus prudemment, avec des guillemets, la « nature » ? On peut poser également une autre question, moins évidente mais à la fois simple et redoutable : apprendre dans et par la nature, c’est apprendre quoi ? Qu’est-ce que cela veut dire, « apprendre », dans un tel projet ? Est-ce qu’on apprend vraiment, et quoi ? Il y a des éléments de réponse certains : les apprentissages au sujet de la faune, la flore, etc., mais qui défend l’idée d’une éducation dans et par la nature aspire à davantage que des apprentissages particuliers. Qu’est-ce qui s’apprend au-delà de quelques apprentissages particuliers ? Cette question sera au centre de mon texte. Et ma réponse est : ce qui s’apprend, c’est un autre rapport au monde, aux autres et à soi-même, dans un autre rapport au savoir. Mais pourquoi s’intéresset-on aujourd’hui à cet autre type de rapport au monde et d’éducation ? 1� Apprendre, cela veut dire quoi ? Apprendre, c’est entrer dans une certaine activité, tout à la fois spécifique et qui peut se déployer sous divers modes (Charlot, 1997, 2021). Dans cette activité, on a toujours besoin de l’autre. Ce peut être sous une forme directe : accompagner la parole de l’enseignant. Ou sous une forme indirecte, quand la personne enseignante, ou une autre personne, propose un matériel inducteur d’apprentissage ou emmène les élèves dans la nature. Cela peut aussi être sous une forme très indirecte : celui qui a écrit le livre ou conçu le matériel ou organisé l’activité contribue à l’apprentissage. Quelle que soit la forme, apprendre implique toujours un certain rapport aux autres. 32 L’être humain est une aventure Mais apprendre, c’est aussi, et toujours, faire usage de soi comme ressource. On a toujours besoin de l’autre, direct ou indirect, pour apprendre, mais personne ne peut apprendre à la place d’un autre. C’est l’expérience métaphysique de celui, enseignant ou parent, qui tente d’enseigner quelque chose à quelqu’un qui ne comprend pas, malgré les efforts répétés d’explication : pourquoi ne comprend-il pas quelque chose de si simple ? Il ne comprend pas parce que, bien qu’il soit, comme moi, doté de raison, il est un être singulier, qui doit effectuer son travail intellectuel singulier de compréhension. Je ne peux pas me substituer à lui, entrer dans son cerveau et faire le travail à sa place. Apprendre, c’est faire usage de soi, assumer une certaine façon d’être soi. Donc, apprendre implique non seulement un certain rapport aux autres, mais aussi, toujours, un certain rapport à soi-même. Apprendre, c’est entrer dans un certain type d’activité, mais les activités peuvent être très différentes, supposer et exiger des rapports au monde qui sont eux aussi très différents. Soit, pour l’exemple, trois activités : apprendre à nager, apprendre à séduire, apprendre l’histoire (ou la biologie, ou les mathématiques). Elles sont très différentes et leurs résultats sont de natures totalement dissemblables. Apprendre à nager a pour résultat un nouveau rapport à l’environnement physique. Ce résultat est inscrit dans mon corps, dans mon schéma corporel, ce n’est pas un énoncé, comme le serait le résultat d’une leçon sur la natation, c’est-àdire sur les principes physiques qui nous permettent de flotter sur l’eau. Certes, écouter une leçon sur la natation peut nous aider à mieux nager, mais les résultats de ces deux activités restent hétérogènes : je peux savoir nager sans aucune réflexion théorique sur la natation et, si je n’ai reçu qu’un enseignement théorique, je coule quand je tombe dans l’eau. Savoir nager, c’est être entré dans une nouvelle modalité de rapport au monde. 33 L’éducation par la nature Apprendre à séduire, c’est construire ou s’approprier certaines formes de relation aux autres et à soi-même, de nouvelles formes intersubjectives et subjectives, un rapport au monde différent de celui dans lequel on s’installe pour apprendre à nager. Même si, bien sûr, les deux rapports peuvent se conjuguer et se combiner, par exemple quand on apprend à nager dans un groupe de jeunes personnes séduisantes. Apprendre l’histoire, ou la biologie, ou les mathématiques, c’est s’approprier des énoncés linguistiques et les méthodes pour les gérer ou en créer de nouveaux. Ces processus peuvent être très sensiblement distincts, par exemple quand il s’agit de mathématiques ou de poésie, mais il s’agit toujours d’apprendre une forme linguistique, pensée, parlée ou écrite. Cette figure de l’apprendre5 suppose elle aussi, comme les deux précédentes, qu’on assume et qu’on s’installe dans un certain rapport au monde, aux autres et à soi-même. Il s’agit cette fois d’un rapport dans lequel le monde existe comme objet qui peut être parlé et dans lequel je me place à une certaine distance de cet objet. Ce rapport de dénominationobjectivation-distanciation est la caractéristique spécifique de l’école – pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur : on apprend à l’école des choses que l’on ne peut pas apprendre ailleurs, dans un rapport au savoir, au monde, aux autres et à soi-même que l’on ne trouve pas ailleurs qu’à l’école (ou ses équivalents). Mais aussi pour le pire : s’est peu à peu diffusée l’idée que c’est seulement à l’école qu’on peut apprendre vraiment, ou en tout cas apprendre des choses vraiment légitimes. Ce qui se traduit par le fait que l’on utilise le mot « savoir » à propos de figures de l’apprendre qui, en fait, sont radicalement hétérogènes (nager, séduire, l’histoire, etc.). Avec cette astuce rhétorique qui consiste à ajouter un adjectif 5 Que l’on ne s’effraie pas devant cette substantivation : « l’apprendre ». Grammaticalement, il n’est pas plus étrange de substantifier le verbe apprendre (« l’apprendre ») que le verbe savoir (« le savoir »). 34 L’être humain est une aventure ou un complément de nom : savoir empirique, savoir-faire, savoir-être, etc. ; mais ce qui, de fait, toujours domine, c’est le savoir sans adjectif ni complément de nom – et celui qui le représente, « le savant ». À enregistrer ainsi dans un même mot mal défini et trop ample (savoir, intelligence, etc.) des processus « apprendre » si hétérogènes, on perd son temps dans une multitude de faux problèmes et, parfois, dans une scolastique épistémologique. Il faudrait beaucoup de temps et d’espace pour développer ces idées, proposées dans d’autres écrits (Charlot, 1997, 2021), mais trois points méritent une attention particulière6. 1.1 Il existe diverses figures de l’apprendre, qui sont hétérogènes J’ai évoqué trois de ces figures, qui me semblent fondamentales, mais il y en a d’autres. Ainsi, mes recherches sur les élèves de milieux populaires (Charlot, 1999) ont montré que pour eux, souvent, apprendre c’est être capable de combiner un principe (qui peut être aussi bien « tu ne tueras point » qu’un principe inductif du type « la confiance est une chose dont il faut se méfier ») et une expérience, directe ou contée par quelqu’un de crédible (mon expérience, celle d’un parent, d’un ami ou… ce que montre la télévision) ; on a vraiment « appris » (la vie, les gens) quand on dispose ainsi d’une expérience et d’un principe, articulés. Les figures de l’apprendre sont hétérogènes, mais elles ne sont pas étanches. Elles peuvent se combiner – ce qui est sans doute le cas dans des activités comme apprendre à lire, par exemple. Mais elles peuvent aussi entrer en concurrence : ce qu’il faut apprendre pour être le meilleur de la classe en mathématiques est différent de ce qu’il faut apprendre pour occuper une position dominante dans le trafic de drogue du 6 Ils pourraient être présentés dans un autre ordre, chacun appelant les deux autres. 35 L’éducation par la nature quartier – même si savoir compter est aussi une compétence importante du trafiquant. Il est fondamental de prendre en compte cette hétérogénéité des figures de l’apprendre quand on veut comprendre ce qui se passe dans les situations d’apprentissage. Dans la mesure où elle est occultée quand on parle du « savoir », il est meilleur de s’interroger sur l’apprendre que sur le savoir. 1.2 Tout savoir implique un certain rapport au savoir Pour apprendre, il faut entrer dans le rapport au savoir7 qu’implique ce que je veux apprendre – et qui n’est pas le même pour réparer son vélo, mentir de façon efficace et apprendre les mathématiques. Si je n’entre pas dans ce rapport, je ne peux pas apprendre ce que je prétendais apprendre : on n’apprend pas l’histoire quand on se prend pour Napoléon, mais seulement quand on accepte une mise en langage et à distance – même si jouer le rôle de Napoléon dans une pièce de théâtre peut permettre de comprendre certaines choses au-delà du discours scolaire, dans la mesure où les figures de l’apprendre ne sont pas étanches. Symétriquement, on ne répare pas son vélo avec des discours, et les discours sur le fonctionnement des ventricules cardiaques permettent rarement de séduire sa voisine ou son voisin, bien qu’il s’agisse de questions de cœur. Pour apprendre quelque chose, il faut entrer dans le rapport au savoir qu’exige cet apprendre. Donc, et c’est un principe fondamental, il n’y a pas d’apprendre sans rapport à l’apprendre, pas de savoir sans rapport au savoir. 7 Je continue à parler de « rapport au savoir », de façon générale, même si la question est en fait celle du rapport à l’apprendre, car dans le champ des sciences humaines, y compris dans mes écrits, la question s’est diffusée et institutionnalisée sous le nom de « rapport au savoir ». 36 L’être humain est une aventure 1.3 Le rapport au savoir présente trois dimensions : épistémique, identitaire et sociale Le rapport au savoir (le rapport à l’apprendre) est toujours, aussi, rapport au monde, rapport aux autres, rapport à soimême. Dans une catégorisation un peu différente, mais parallèle (Charlot, 1997, 2021) : le rapport au savoir présente trois dimensions, épistémique, identitaire et sociale. C’est un rapport épistémique. Apprendre, c’est faire quoi ? S’approprier des énoncés linguistiques ou faire autre chose ? On notera que cette question est beaucoup plus profonde et radicale qu’une question cognitive ou méthodologique du type « comment faire pour apprendre ? » Le rapport au savoir est aussi un rapport identitaire : qui suis-je, moi qui tente d’apprendre cela ? Et en suis-je capable ? Enfin, le rapport au savoir est également un rapport social : quand j’apprends cela, à quel monde j’appartiens, avec qui je partage le monde ? Nous sommes maintenant en mesure de redéfinir de façon beaucoup plus précise la question de l’éducation dans et par la nature. Apprendre dans et par la nature, c’est entrer dans quelle forme de rapport au monde, de rapport aux autres et de rapport à soi-même ? C’est faire quoi, pour produire quoi ? C’est être qui ? C’est partager le monde avec qui ? 2� Une éducation dans et par la nature : paradoxes et ambivalences Il existe aujourd’hui de nombreuses expériences d’éducation dans et par la nature, que présentent plusieurs chapitres de ce livre, écrits par des auteurs beaucoup plus compétents que moi quant à ces pratiques. Ce qui m’intéresse ici est de continuer à questionner : pourquoi une telle ambition, aujourd’hui, dans notre contemporanéité ? 37 L’éducation par la nature Notons d’abord qu’il est quelque peu paradoxal de soulever la question d’une pédagogie par la nature dans une société de plus en plus urbanisée. Il semble que plus nous nous éloignons de la nature et plus nous exprimons un désir de retour vers cette nature – aspiration que renforce, évidemment, l’urgence écologique. En outre, très souvent il s’agit de retrouver non seulement la nature mais aussi des valeurs anciennes, perdues. Ainsi, au Brésil, Ailton Krenak, qui appartient à une tribu dont il porte le nom, défend avec un certain succès les valeurs indigènes de son pays, qui mérite attention quand on débat sur la nature. Nous nous sommes aliénés de cet organisme duquel nous sommes une partie, la Terre, et en sommes venus à penser qu’elle est une chose et que nous en sommes une autre : la Terre et l’humanité. Quant à moi, je ne perçois aucune chose qui ne soit pas la nature. Tout est nature. Le cosmos est nature. Tout ce à quoi je peux penser est nature (Krenak, 2020a : 16-17, traduction libre). Ce que j’ai appris au cours de ces décades, c’est que nous avons tous besoin de nous éveiller parce que, si durant un temps c’était nous, les peuples indigènes, qui étions menacés de rupture ou d’extinction des sens de nos vies, aujourd’hui nous sommes tous face à l’imminence d’une situation dans laquelle la Terre ne pourra plus supporter notre demande (Krenak, 2020a : 45, traduction libre). Nous rêvons à un monde dans lequel nous, les humains, devrons être reconfigurés pour pouvoir circuler. Nous allons devoir produire d’autres corps, d’autres affects, rêver d’autres songes pour être accueillis dans ce monde et pouvoir y habiter. Si nous considérons les choses de cette façon, ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui ne sera pas seulement une crise, mais une espérance fantastique, prometteuse (Krenak, 2020b : 47, traduction libre). 38 L’être humain est une aventure De telles paroles font rêver, effectivement, et s’il s’agit de prendre position dans un débat idéologique, je suis « pour », mais quel est leur sens dans un pays, le Brésil, dont le taux d’urbanisation en 2022, selon la Banque Mondiale, est de 88 % (82 % en France, 56 % dans le monde)8 ? Au-delà du discours et des rêves « pour retarder la fin du monde », selon le beau titre d’un des livres d’Ailton Krenak (2020a), quel est le sens d’une éducation dans et par la nature pour une société dans laquelle une grande majorité de la population vit en zone urbaine ? Et que signifie, dans une telle société, l’ambition d’un retour aux valeurs indigènes ? Un autre paradoxe peut être énoncé à partir des recherches de Philippe Descola (2005) : le concept de « nature », en tant qu’opposé à « culture », est un concept très occidental, qui n’existe pas dans les cultures indigènes, généralement animistes alors que la culture occidentale est naturaliste. L’animisme et le naturalisme se présentent comme des manières antithétiques de discerner les propriétés des choses : dans le premier cas, on met l’accent sur la différence physique entre les existants (ils ont des corps dissemblables) tout en reconnaissant qu’ils entretiennent un même jeu de relations (du fait qu’ils partagent une intériorité analogue) ; dans le second on souligne au contraire la continuité physique entre les éléments du monde (ils sont tous soumis aux lois de la nature) pour mieux faire le constat de l’hétérogénéité des relations susceptibles de les unir (celles-ci étant réputées dépendre de la capacité ou non à manifester une intériorité aux contenus variables) (ibid. : 667-668). Dans l’animisme, il y a une continuité psychique entre les divers types de vivants, malgré les différences corporelles, donc il n’existe pas d’opposition entre ce qui serait « nature » et ce qui serait « culture ». De sorte qu’il est un peu paradoxal 8 https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SP.URB.TOTL.IN.ZS. Site consulté le 9 juillet 2023. 39 L’éducation par la nature d’évoquer une pédagogie « de la nature » pour retrouver les valeurs indigènes de sociétés où notre séparation occidentale entre « nature » et « culture » n’existe pas. Ce n’est pas contradictoire, dans la mesure où une telle ambition s’accompagne du refus de notre rapport actuel à la « nature », mais cela appelle, pour le moins, une explicitation de ce que signifie alors le concept de « nature » et de ce que l’on fait de « l’exception humaine » (Schaeffer, 2007), base d’une grande partie de la pédagogie actuelle. Il convient également de ne pas oublier que, dans l’inconscient culturel occidental, la notion de « nature » véhicule beaucoup de fantasmes, par ailleurs ambivalents (Charlot, 2013). Cette nature est nourricière, c’est notre Mère Nature ; mais elle est également menaçante, source d’inondations, de sécheresses, de tsunamis, etc., d’autant plus menaçante que nous l’agressons constamment et qu’il arrivera un moment de « vengeance de la nature ». Cette nature, dans notre inconscient, est la bonne mère, qui nourrit, mais elle est aussi la mauvaise mère, la marâtre qui frustre. Cette Nature est à la fois la vierge (la « forêt vierge ») et celle que l’on « viole » – Marie et Marie-Madeleine. Cela n’interdit évidemment pas une éducation dans et par la nature, mais il faut gérer pédagogiquement le fait que lorsqu’on utilise le concept de « nature », sans analyse précise de ce dont on parle, on véhicule, qu’on le veuille ou non, ces significations inconscientes. 3� Revenir vers la nature ou penser une nouvelle utopie anthropologique ? Pourquoi avancer l’idée d’éducation dans et par la nature dans une société urbanisée, dont la pédagogie repose sur l’idée de culture ? Pourquoi le faire aujourd’hui ? Et que faire de l’être humain dans une éducation « dans et par la nature » ? 40 L’être humain est une aventure Mon dernier livre, Éducation ou Barbarie (2020), apporte quelques éléments de réponse9. Nous souffrons aujourd’hui, en éducation, d’un silence anthropologique : on ne parle plus de quel être humain est à éduquer mais de ce qu’il faut « étudier pour avoir un bon métier plus tard ». Ce silence anthropologique et ce réalisme cynique font qu’il n’existe pas de pédagogie contemporaine, mais des bricolages de survie construits par les parents et par les enseignants – ou des pédagogies « nouvelles » qui ont plus d’un siècle d’existence et incorporent peu les préoccupations écologiques et technologiques contemporaines. Dans une telle situation, il n’est pas étonnant que l’on assiste à une explosion de barbarie : retour de formes antiques (nationalismes agressifs, fanatismes religieux, etc.) et formes nouvelles de cyberbarbarie (haine et harcèlement sur les réseaux sociaux). La barbarie est l’exact contraire de l’éducation : alors que celle-ci est fondamentalement humanisation, la barbarie est le refus de reconnaître et traiter l’autre comme étant pleinement humain, aussi humain que moi-même. Confrontés au bricolage pédagogique et à l’explosion de barbarie, nombreux sont ceux qui ressentent le besoin, en éducation et, d’une façon plus générale, dans la société contemporaine, de replacer l’être humain au centre de la réflexion et des pratiques. Mais quel être humain ? Un être humain qui ne soit pas l’Homme prométhéen qui exploite sans limites et détruit la nature. Un être humain qui ne soit pas pensé à partir de l’idée de « nature humaine » qui, de fait, a servi tout au long de l’histoire à justifier les discriminations, en particulier celle des femmes (qui, « par nature », ne sont pas intellectuelles mais sentimentales…). Un être humain qui ne soit pas non plus cette articulation d’un réseau cybernétique 9 Je ne peux ici, évidemment, que résumer quelques idées, de façon inévitablement sommaire. 41 L’éducation par la nature avec un réseau neuronal, que beaucoup de discours actuels tentent de nous vendre comme étant le sujet de la pédagogie. Nous avons besoin d’une nouvelle utopie anthropologique, d’un nouveau projet d’être humain et de monde, que les jeunes attendent de notre dialogue avec eux, et vers lequel puissent converger les luttes sociales, économiques, écologiques, culturelles et pédagogiques actuelles (Charlot, 2020, 2023). Comment penser l’être humain de cette utopie anthropologique ? Je suis allé chercher du côté de la paléoanthropologie et suis arrivé à la conclusion que l’Homme n’est pas une nature humaine, ni une exception « par nature », mais une aventure – à laquelle les femmes ont beaucoup contribué. L’Homme est une aventure, qui a commencé il y a sept millions d’années et qui s’est inventée à travers plusieurs espèces humaines, qui se sont éteintes, sauf une : Sapiens, la nôtre. Cette espèce, et par là même l’aventure humaine, est à son tour menacée de disparaître, elle aussi. De sorte que la question fondamentale aujourd’hui, y compris en éducation, est : que voulons-nous faire de cette aventure, de Sapiens, de cet être humain qui est là ? Quelle utopie anthropologique ? À cette question, le posthumanisme propose une réponse : Sapiens, c’est fini, place aux cyborgs, aux robots, à l’intelligence artificielle (Charlot, 2020). L’ambition d’une éducation dans et par la nature propose une autre réponse ; n’aimant pas le monde que l’aventure humaine a construit, elle aspire à retrouver une situation préhumaine : la « nature », définie, par un passage à la limite, comme ce qui reste quand on s’est débarrassé de toute trace humaine. Elle aspire à retrouver, au moins, une situation d’humanité indigène, pensée comme première – comme si la société indigène n’avait pas, elle aussi, une histoire. La réponse par l’éducation dans et par la nature partage un point commun avec la réponse posthumaniste : toutes deux tendent à éliminer, ou tout au moins à dévaloriser l’être humain actuel, son évolution, son histoire, son futur 42 L’être humain est une aventure possible. De sorte qu’il nous faut poser la question : que faire de l’être humain dans une éducation « dans et par la nature » ? J’ai le même problème que les tenants d’une éducation dans et par la nature : penser et construire une autre façon d’être humain, dans un autre rapport au monde, à la planète, aux espèces vivantes, aux autres êtres humains et à soi-même. Mais je ne cherche pas une solution en référence à un moment très antérieur de l’aventure humaine, nommé « nature » ou « indigène ». Je la cherche en référence à une nouvelle utopie anthropologique, qui intègre la contemporanéité, c’est-àdire un monde urbanisé, dans lequel existent Internet et des réseaux sociaux. Je suis intéressé par l’idée d’une « éducation dans et par la nature », y compris pour penser une nouvelle utopie anthropologique, mais je me demande ce que cela signifie exactement dans le monde contemporain – au-delà de discours amers et négatifs sur un être humain qui détruit tout. Dans une éducation dans et par la nature, que devient l’aventure humaine ? Présentation de l’auteur Bernard Charlot, agrégé de philosophie et docteur ès lettres et sciences humaines, est professeur émérite de sciences de l’éducation de l’université Paris 8. Depuis vingt ans, il vit, écrit et a enseigné au Brésil, comme profesor visitante à l’Université fédérale de Sergipe. Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? Bréwal Soyez-Lozac’h, Léa Gottsmann, Julien Fuchs Résumé Nous discutons dans ce chapitre des aspects théoriques et méthodologiques permettant de comprendre comment se transforme le rapport à la nature dans un public scolaire. Ainsi, nous interrogeons, dans une perspective énactive de l’activité humaine, l’intérêt et les conditions pour accéder aux différentes composantes de l’expérience vécue (préoccupations, perceptions, connaissances et émotions des élèves). Introduction La disparition d’un million d’espèces animales et végétales à brève échéance (Watson et al., 2019) n’est pas sans conséquence sur notre rapport à la nature. La réduction 45 L’éducation par la nature du temps passé au contact de la nature affecte nos relations avec celle-ci, en créant une distance et la sensation de ne pas en faire partie. Le travail du biologiste Pyle (2003) met en lumière cet éloignement émotionnel progressif envers la nature, à travers le terme d’« extinction de l’expérience ». Or, c’est bien de cette relation particulière développée au contact de la nature, notamment pendant l’enfance, que peut naître le désir d’agir en faveur de la nature (Chawla, 2007). La « nature », au sens premier du terme, est définie par le Larousse comme « le monde physique, l’univers, l’ensemble des choses et des êtres, la réalité : les merveilles du monde ». La permanence d’un mot n’est pas celle de ses significations (Prost, 1996) et les significations accordées au terme « nature » n’ont eu de cesse d’évoluer au cours des différentes périodes de l’histoire. Aristote distinguait déjà le « naturel », entité possédant un mouvement naturel, telle une plante qui pousse, de l’artificiel produit par l’Homme (technê), tel un chaudron inerte. Au xViie siècle, s’éloignant de la philosophie scolastique, Descartes interroge le terme de « nature » à travers son rôle utilitaire pour l’Homme et l’expertise technique développée dans la maîtrise de cette nature (par exemple, pour améliorer la santé des Hommes). Ce rapport entre l’Homme et la nature se caractérise déjà par cette dualité, et notamment par une vision utilitaire et hiérarchique au service des besoins humains. Cette conception dualiste, dominante dans nos sociétés modernes occidentales, n’est cependant pas universelle. De nombreux philosophes appellent à transformer nos rapports à la nature à partir d’une redéfinition du terme « nature ». En effet, l’écologie profonde de Arne Naess (1973), le symbiocène de Glenn Albrecht (2015) ou bien le chthulucène de Donna Haraway (2016) renoncent à faire perdurer une opposition homme-nature et proposent de vivre en communion avec les éléments qui composent notre monde, sans aucun rapport hiérarchique ou utilitariste. 46 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? Plus encore, les travaux de Descola (2005) auprès des Indiens Achuar, ceux de Solón (2018) autour du buen vivir chez les indigènes des Indes ou les nombreux travaux sur la friluftsliv des pays scandinaves (e.g. Gelter, 2000) démontrent, avec différents degrés d’implications, qu’une harmonie homme-nature est possible. Boëtsch (2007), dans un entretien avec Descola, illustre comment, chez les Achuar, le développement de cette relation avec les non-humains passe par un rapport corporel, sensible, émotionnel, voire spirituel, avec la nature. Ces apprentissages non formalisés passent par l’observation de la nature, le partage des émotions lors des récits de chasse, les initiations pratiques ou l’interprétation des rêves. En France, les méthodes d’apprentissage au sein du système scolaire ont tendance à cultiver et entretenir une vision dualiste des relations avec la nature. La question environnementale est principalement abordée à l’école dans le cadre de l’éducation au développement durable (EDD). L’éducation au sujet de l’environnement (Girault et Sauvé, 2008) y est principalement développée, abordant la nature comme un objet d’étude avec laquelle l’individu conserve un rapport factuel et distancié. Les connaissances sont ainsi au centre de cette démarche, mettant de côté la dimension sensible et corporelle du rapport à la nature. Cette vision accentue la mise à distance de la nature pour les élèves, physiquement, mais également émotionnellement et sensoriellement (Coquidé, 2017), une mise à distance cohérente avec un système scolaire qui tend à rejeter tout ce qui est subjectif et dans lequel les corps sont trop souvent empêchés et contraints (Pujade-Renaud, 2005). Cette segmentation des apprentissages se confronte à une vision écocentrique laissant davantage de place au sensible, aux émotions et au corps. Un ensemble de travaux scientifiques et professionnels proposent en effet des approches pédagogiques pour transformer le rapport à la nature, afin d’encourager un 47 L’éducation par la nature changement de paradigme dans les relations entretenues avec la nature. Ils mettent en avant l’importance du contact direct avec la nature sur un temps long, permettant de vivre des expériences à la fois physiques, émotionnelles et sensibles. Ces propositions pédagogiques visent à dépasser l’appréhension de sortir des espaces urbanisés, pour que les enfants vivent des émotions positives dans la nature, suivant l’idée qu’un contact étroit et direct avec la nature permet effectivement de transformer le rapport à celle-ci (Louv, 2005). Plus encore, ces expériences dans la nature renferment par essence une dimension corporelle et sensible fondamentale, l’activité physique, par l’expérience incorporée qu’elle permet de vivre, constituant « un véritable levier de reconnexion entre les corps et leur environnement » (Gottsmann et Hugedet, 2023 : 5). Cependant, peu d’études s’intéressent au rôle du corps, « le grand oublié de l’éducation » (Cottereau, 2012 : 13), dans la transformation du rapport à la nature des individus. Face à ce constat, comprendre la place des émotions, du sensible et du corps dans les processus de transformation du rapport à la nature nous semble pertinent, afin de favoriser de nouvelles relations Homme-nature, dépassant toute opposition. Cependant, comme nous l’avons évoqué, peu de dispositifs scolaires cherchent à dépasser cet antagonisme en offrant d’autres modalités d’interactions et de rapports à la nature. 1� Les aires marines éducatives : un dispositif singulier ? Plusieurs dispositifs abordant l’éducation à l’environnement sont présents au sein de l’école en France : l’approche au sein des disciplines, la labellisation E3D, les écodélégués, la classe dehors, les sciences participatives, les classes de découverte ou, plus récemment, les aires éducatives. Ces dernières ont l’intérêt d’offrir un autre regard sur la nature à l’école 48 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? et d’intégrer cette question du rapport au corps. Les aires marines éducatives (AME)10 ont pour objectif de reconnecter les élèves à la nature en leur donnant l’occasion de s’engager dans la gestion d’une petite partie de littoral. Diverses activités sont ainsi menées au sein des AME, tout au long de l’année scolaire : course d’orientation dans l’environnement, plongée avec palmes, masque et tuba, activités artistiques ainsi que campagnes de sensibilisation à destination des usagers, création de panneaux d’affichage ou activités de ramassage des déchets. À travers ces expériences, il s’agit d’une ouverture sensorielle et émotionnelle face à une nature bien souvent méconnue. Les savoirs s’incarnent alors dans la dimension corporelle de l’activité en permettant d’apprendre autrement qu’au sein des dispositifs traditionnels. D’abord développées dans le premier degré, les AME concernent aujourd’hui aussi le second degré et sont au nombre de 1 000 en France. Elles proposent une approche transdisciplinaire de l’éducation à l’environnement en permettant aux enseignants de diverses disciplines de s’impliquer dans le projet et d’effectuer des sorties sur les AME. Un référent issu d’une association partenaire ou d’un établissement reconnu par l’Office français de la biodiversité permet d’accompagner cette mise en synergie. 10 Les AME, nées en 2012 aux Marquises, sont labellisées et financées par l’Office français de la biodiversité en partenariat avec l’Éducation nationale et différents collectifs d’usagers (pêcheurs et autres métiers de la mer, collectivités locales, scientifiques, associations d’usagers et de l’environnement). Les AME existent également sous une forme terrestre (aire terrestre éducative) ou fluviale (aire fluviale éducative). Deux fois par an, le conseil de la mer élargi regroupe l’ensemble des usagers de l’AME (associations d’usagers, pêcheurs, mairie, parc naturel marin, référent EDD de la circonscription ou de l’académie, etc.). À cette occasion, les élèves ont la possibilité de s’exprimer et de prendre conscience que la gestion d’un espace commun nécessite de trouver un compromis qui tient compte d’opinions parfois divergentes. 49 L’éducation par la nature En analysant les études qui investissent des dispositifs d’éducation à l’environnement, se déroulant en plein air sur un temps long, nous remarquons qu’elles s’intéressent principalement à l’évolution du niveau de connaissances à l’aide de tests avant et après le dispositif (e.g. Del Rey et al., 2022), ou à l’évolution des attitudes et préoccupations déclarées à l’aide de questionnaires (e.g. Ballantyne et Packer, 2009). Ces recherches permettent de décrire des axes de progression et d’identifier des étapes d’apprentissage sur les intentions d’agir déclarées en faveur de l’environnement. En revanche, elles ne renseignent pas sur le processus de transformation entre deux instants de mesure, c’est-à-dire sur la façon dont le « monde de l’élève » évolue dans ce rapport à la nature, ni sur les conditions qui favorisent ou non cette transformation. Quelques travaux ont porté sur l’expérience vécue en pleine nature. Ces travaux, menés lors de jeux libres dans un parc (Beery et Jørgensen, 2018), lors d’activités de conservation d’abeilles (Ruck et Mannion, 2021), lors d’ateliers artistiques (Boelen, 2017), lors d’une visite d’un jardin botanique (Linzmayer et al., 2014), renforcent l’idée selon laquelle les émotions jouent un rôle primordial dans la construction d’une relation respectueuse avec la nature. Pour aller plus loin, les travaux de Furness (2021) sur l’expérience d’adultes vivant une semaine de conservation dans la nature permettent de discuter de l’évolution du rapport à la nature suite à la participation à un dispositif d’éducation à l’environnement. En effet, les résultats montrent que le sentiment de lien avec la nature est en constante évolution et varie en fonction des pratiques de vie et des engagements de la vie quotidienne. Ces différentes études nous confirment l’intérêt de mener des recherches sur l’expérience vécue par les élèves pour comprendre les transformations du rapport à la nature. 50 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? 2� L’expérience vécue comme concept théorique pour comprendre le processus de transformation du rapport à la nature ? Pour comprendre le processus de transformation du rapport à la nature, deux questions nous apparaissent au regard de la littérature : a) comment accéder à l’expérience des élèves au sein des sorties sur les AME et b) comment accéder à la transformation durable chez l’élève du rapport à la nature ? Pour répondre à la première interrogation, la théorie de l’énaction présente un intérêt certain. Dans une conception énactive de l’activité (Varela, 1989), l’environnement d’un individu se définit comme l’ensemble des opportunités d’interactions qui lui sont offertes dans le monde qui l’entoure. Selon cette théorie, l’élève détermine à chaque instant ce qui est significatif pour lui dans son environnement en sélectionnant ses propres sources de perturbations. L’activité est alors dite « incarnée, située et autonome ». Une algue, un rocher, un oiseau, un mégot, un pêcheur, la mer, un camarade, l’enseignant ou un artefact mis en place par l’enseignant, ainsi présent dans l’environnement de l’élève, peut apparaître plus ou moins signifiant pour chaque élève. Ainsi, s’intéresser à l’expérience vécue, c’est tenter de comprendre l’évolution des interactions entre l’élève et son environnement à travers la transformation des significations accordées à ces éléments et les apprentissages qui marquent en retour l’individu. Nous cherchons donc à identifier l’évolution des interactions avec les éléments naturels présents au sein de l’environnement des élèves lors des sorties sur les AME. Pour rendre compte de cette expérience vécue, le programme de recherche du cours d’action (Theureau, 2006) propose d’articuler une description extrinsèque avec une description intrinsèque de l’activité. La description extrinsèque est réalisée en renseignant les contraintes et 51 L’éducation par la nature effets de l’organisation intrinsèque, qui ressortent à la fois de l’état de l’acteur (fatigue, excitation, peur, etc.), de sa situation (activité prescrite et/ou réalisée) et de sa culture (normes, valeurs et connaissances), tout en accordant le primat à la description intrinsèque. Articuler les dimensions intrinsèque et extrinsèque nécessite de filtrer les données objectives à partir du point de vue de l’acteur au sein de la description extrinsèque afin de conserver une certaine cohérence. Ainsi, l’expérience vécue à chaque instant traduit le point de vue de l’« organisation interne » de l’acteur au regard de contraintes et d’effets externes (ibid.). Cette description extrinsèque de l’activité filtrée par le point de vue de l’acteur nous permet d’identifier les éléments qui ont un sens pour l’élève lors des situations sur les AME. Par ailleurs, pour accéder à l’organisation intrinsèque de l’expérience, cette partie invisible pour un simple observateur, Theureau (ibid. : 48) propose de se fonder sur ce qui peut être « montrable, racontable et commentable », et de constituer des unités de signification où les actions, communications, interprétations, émotions, sentiments, remémorations, etc., constituent un flux continu (Poizat et San Martin, 2020). Sans lien direct avec la question écologique, différentes études se sont intéressées à l’expérience de l’élève et à la transformation de sa relation avec son environnement en articulant deux descriptions extrinsèque et intrinsèque de l’activité. Ces études illustrent comment les perceptions (e.g. Terré et al., 2020a), les préoccupations (e.g. Paintendre et Schirrer, 2022), les connaissances (e.g. Terrien et al., 2020) et les émotions (e.g. Ria et Chaliès, 2003) permettent de renseigner l’évolution des interactions entre un individu et son environnement. Ces travaux suggèrent des pistes intéressantes pour analyser spécifiquement les transformations des interactions entre l’élève et son environnement dans le cadre de l’expérience vécue sur les AME. 52 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? Par conséquent, l’analyse de l’évolution des perceptions, des préoccupations, des connaissances et des émotions peut permettre de comprendre ce que vivent réellement les élèves et de caractériser les processus de transformation d’une relation plus harmonieuse à l’environnement, lors d’expériences corporelles, sensibles et émotionnelles. 3� Des outils pluriels pour observer l’invisible et dépasser les contraintes du milieu naturel ? Au regard de la littérature, analyser l’activité des élèves nécessite néanmoins de répondre au préalable à plusieurs défis méthodologiques : a) comment renseigner la dimension intrinsèque et extrinsèque de l’activité des élèves en pleine nature, b) comment accéder à l’expérience vécue des élèves dans un cadre scolaire et c) comment articuler ces deux dimensions sur un temps long. Afin de recueillir et d’analyser ces transformations, le programme de recherche du cours d’action développé par Theureau (2006) requiert de mettre en place les outils méthodologiques associés en adéquation avec les hypothèses sur l’activité humaine. Dans un premier temps, l’objectif est de renseigner la dimension extrinsèque de l’activité, c’està-dire le comportement des autres élèves, la météorologie, l’activité prescrite, la « culture EDD » dans l’établissement, la relation avec l’enseignant, etc. Ainsi, en mobilisant des enregistrements audiovisuels, des documents de préparation des intervenants, des notes ethnographiques et des carnets de bord des élèves, ces différents éléments participent à rendre compte de la dimension extrinsèque de l’activité sur une longue période d’activité. Cette description extrinsèque permet notamment de renseigner la partie corporelle de l’activité : activité manuelle réalisée, type de déplacement, position du corps, vitesse de déplacement, etc. 53 L’éducation par la nature Cependant, en cohérence avec l’hypothèse de l’énaction, le primat est accordé au point de vue des acteurs. La dimension intrinsèque de l’activité, sa partie invisible, est renseignée à partir des données issues d’une présence à soi continue qui accompagne le flux d’activité (Terré, 2015), appelée « conscience préréflexive ». Le chercheur, dans le cadre d’une observation participante, peut mobiliser des verbalisations décalées permettant in situ un accès à la conscience préréflexive des élèves. Ces verbalisations sont réalisées lors de moments de « flottement » afin de perturber le moins possible l’activité comme lors des déplacements vers l’AME, lors de changements d’atelier ou de situation. Les questions permettent d’accéder à des « fragments de conscience préréflexive » (Azéma et al., 2020 : 17) et ainsi de documenter partiellement les dimensions de l’expérience. Elles s’inspirent de celles qui sont posées lors d’entretiens d’autoconfrontation menés au sein du cours d’action : « Est-ce que tu t’attendais à ça ? » « Comment tu sais que tu dois faire ça ? » « À quoi tu pensais quand tu faisais l’activité ? » « Qu’est-ce que tu ressens quand tu as fait ça ? » Cette description intrinsèque de l’activité permet notamment de renseigner la partie sensible et émotionnelle de l’activité. Par exemple, chaque élève va percevoir et interpréter de manière unique la sensation de froid provoquée par le vent sur une plage. Certains vont vivre un inconfort certain, alors que d’autres vont apprécier être confrontés au grand air et vont l’exprimer. Ces différences de perceptions illustrent l’importance d’enrichir la description extrinsèque de l’activité par une description intrinsèque en accordant le primat au point de vue de l’acteur afin de comprendre l’expérience vécue des élèves. Pour collecter non seulement ces verbalisations provoquées par le chercheur mais également les verbalisations spontanées en situation, des clés USB – dictaphones portées par les élèves autour du cou permettent de dépasser les problématiques liées à la distance entre le chercheur et les élèves dans un 54 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? espace naturel ouvert. Cet outil offre l’avantage d’être peu intrusif et est facilement oublié par les élèves, perturbant alors le moins possible leur activité. 4� Les récits d’expérience pour accéder à l’expérience vécue des élèves dans un cadre scolaire ? Pour enrichir ce travail, les travaux de Terré et al. (2020b) autour des récits d’expérience permettent de dépasser les contraintes d’emploi du temps scolaire, et peuvent faciliter la verbalisation. Mobilisé en tant qu’alternative aux entretiens de remise en situation, le récit d’expérience peut être une source de données pertinente pour comprendre et accéder aux quatre composantes identifiées (préoccupations, perceptions, connaissances et émotions) en prenant certaines précautions méthodologiques : a) accompagner les élèves afin qu’ils ne dérivent pas vers d’autres formes de récits (analytiques, imaginaires) davantage valorisés à l’école que l’anecdotique et le factuel ; b) établir une consigne favorisant la remise en situation ; c) donner des repères aux élèves pour structurer leurs récits, en veillant à ne pas modifier leurs contenus ; d) accompagner les élèves dans leur première rédaction (Terré et al., 2020b). Les récits d’expérience ont cette particularité de permettre aux élèves de verbaliser leur expérience sans être contraints de suivre une chronologie imposée comme dans les entretiens de remise en situation. Identifiés dans la discussion de leur étude pour « prévenir des phénomènes de lassitude » (liés au caractère répétitif des récits d’expérience écrits en cours de français) (Terré et al., 2020a : 30) et mis en œuvre dans le cadre d’une autre étude portant notamment sur l’activité des élèves dans une classe sans notes (Posiadol, 2020), les récits d’expérience par vidéo ont permis de capter davantage d’éléments que les récits d’expérience manuscrits. Ce type de dispositif permet ainsi d’enregistrer les expressions du visage, les mimes, les attitudes, les gestes, les postures, 55 L’éducation par la nature les hésitations, et permet à l’élève de partager à la caméra des éléments, des documents, des dessins afin d’illustrer la situation. À travers l’utilisation des récits d’expérience audiovisuels, les élèves bénéficient d’une certaine liberté de parole, sans interruption ou relance du chercheur. Dans notre cas, à partir de récits d’expérience audiovisuels, nous cherchons à renseigner la dimension intrinsèque de l’activité, c’est-à-dire l’évolution des préoccupations, perceptions, connaissances et émotions lors de chaque sortie sur l’AME. Concrètement, il s’agit d’observer dans les verbalisations des élèves si la place de la nature évolue. Afin de garantir la confidentialité des propos et ainsi permettre aux élèves de confier leurs émotions et sentiments relevant d’une sphère intime rarement évoquée dans le cadre scolaire, les récits d’expérience sont réalisés dans un espace isolé à partir d’une application élaborée à cette occasion. Cette application empêche les élèves d’avoir accès aux récits des autres élèves, préservant par ailleurs l’originalité des récits d’expérience. 5. Le cours de vie relatif à une pratique afin de conserver une cohérence sur un temps long ? Pour articuler les descriptions extrinsèque et intrinsèque de l’expérience et ainsi comprendre les processus d’appropriation des différents éléments présents dans l’environnement des élèves sur un temps long, le programme de recherche du cours d’action est doté d’un outil : le cours de vie relatif à une pratique. Le cours de vie relatif à une pratique permet l’identification des dynamiques d’organisation et de réorganisation au cours d’épisodes discontinus d’activité d’une durée considérée comme longue (Hauw et Lemeur, 2013). En d’autres termes, l’étude de cette dynamique d’organisation et de réorganisation nous permet, à l’échelle d’une année scolaire, d’appréhender la transformation de l’activité des 56 Accéder à l’expérience « invisible » en pleine nature : un défi théorique et méthodologique ? élèves au sein des AME. Nous identifions ainsi les interactions entre l’élève et l’environnement lors de chaque sortie sur les AME et pouvons ainsi appréhender leur évolution au fur et à mesure des sorties. L’analyse des préoccupations, perceptions, connaissances et émotions permet alors de rendre compte de la dynamique d’appropriation d’une relation respectueuse avec la nature, lors d’une expérience à la fois corporelle et sensible sur les AME. Conclusion De nombreuses perspectives s’ouvrent à travers l’étude de l’expérience vécue, notamment dans les expériences corporelles et sensibles, pour comprendre les processus de transformation du rapport à l’environnement. Dépasser une simple description de l’activité humaine et accorder le primat au point de vue des acteurs nous semble essentiel pour comprendre ces dynamiques. Cependant, l’entièreté de l’expérience n’est pas forcément accessible à l’aide de verbalisations. Les travaux de Gal-Petitfaux et al. (2013) auprès de nageurs montrent en effet les différences entre les ressentis exprimés et les données biomécaniques. Dans le cadre des relations avec la nature, toutes les interactions et les transformations sont-elles perceptibles et verbalisables ? Par ailleurs, si le temps long présente des avantages non négligeables pour étudier les processus de transformation du rapport des individus à la nature, il nous semble que certains écueils peuvent également apparaître. Par exemple, certains éléments étrangers au début de l’année pourraient intégrer la « culture propre » (Merleau-Ponty, 1945) des élèves, celle-ci disparaissant progressivement des verbalisations des élèves. Ces réflexions montrent ainsi la richesse de questions encore sans réponses, signe de l’importance de mener des recherches alliant expérience vécue et éducation à l’environnement. 57 L’éducation par la nature Présentation des auteur·es Bréwal Soyez-Lozac’h : enseignant d’EPS, doctorant dans le cadre de la réalisation d’une thèse financée par l’ENS portant sur l’analyse de l’activité des élèves dans le cadre des aires marines éducatives, ses travaux mobilisent le cadre théorique et méthodologique du cours d’action pour comprendre l’expérience des élèves dans de tels dispositifs. Léa Gottsmann : agrégée-préparatrice au département Sciences du sport et éducation physique de l’ENS de Rennes, elle copilote avec Julien Fuchs (CREAD, UBO) le groupe de recherche sur les aires marines éducatives (RAME). Ses récents travaux portent sur l’analyse de l’activité des élèves et des enseignants dans des dispositifs pédagogiques qui cherchent à éduquer à l’environnement. Julien Fuchs : professeur des universités à la faculté des sciences du sport et de l’éducation de Brest, Julien Fuchs mène ses recherches au sein du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD). Il enseigne l’histoire de l’éducation physique et de la jeunesse. Il est membre du projet CLASMER, qui porte sur l’intérêt éducatif des classes de mer et, plus largement, sur la question de l’éducation à l’environnement maritime. Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Christine Partoune, Lucie Sauvé Résumé Les pratiques d’éducation dans la nature sont considérées comme une priorité pour les personnes qui défendent l’idée d’école « du dehors ». L’observation de telles pratiques laisse entrevoir une grande diversité de représentations de la nature, explicites ou implicites. Nous proposons une typologie de ces représentations comme outil d’analyse des choix pédagogiques et d’aide à la planification des situations éducatives, en fonction du ou des mode(s) de rapport à la nature que l’on souhaite privilégier. 59 L’éducation par la nature Introduction L’offre d’activités dans la nature caractérise depuis bien longtemps les initiatives d’animation en contexte non formel. Et aujourd’hui, nombreux sont les établissements scolaires qui affirment, sur leur site Internet, favoriser l’école « du dehors », signifiant le plus souvent « dans la nature ». Discours promotionnel, images et témoignages à l’appui, ces vitrines donnent à voir une palette de pratiques pédagogiques associées à une grande diversité de visées éducatives, appariées à une tout aussi grande diversité de représentations de la nature. Cependant, si l’on peut y trouver des indices explicites permettant de saisir les visées éducatives de ces initiatives (visées cognitive, hédoniste, hygiéniste, humaniste, esthétique, spiritualiste, thérapeutique, sociale, écocitoyenne…), les représentations de la nature qu’elles véhiculent sont rarement clarifiées. À cet effet, nous proposons une typologie des représentations de la nature que laissent présumer les intentions éducatives déclarées et les activités pédagogiques proposées en milieu scolaire comme dans d’autres contextes d’action éducative. Sans doute utile pour aider chacun·e à situer sa pratique, cette typologie sous forme de métaphore11 permet aussi de poser un regard critique sur ce qui s’observe dans l’espace public comme formes de rapport à la nature12. Sur le plan pédagogique, nous interrogerons les croyances 11 S’inspirant de la typologie initialement proposée par Lucie Sauvé dans l’exposé « La nature comme “cité” », présenté dans le cadre du colloque international « Les pratiques d’éducation par la “nature” : quels enjeux pour la formation des professionnel.le.s ? », laboratoire IMAGER (EA 3958), université Paris-Est Créteil, juillet 2022. Cette typologie est dans la filiation de la typologie des courants en éducation relative à l’environnement, proposée par la même auteure (Sauvé, 2017). 12 Cette catégorisation émerge d’une observation informelle de longue durée au cours d’activités de recherche et d’accompagnement et,ou d’analyse de pratiques pédagogiques en Belgique, en France et au Québec. 60 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques véhiculées à l’égard des « pouvoirs » présumés de la nature tout autant qu’à l’égard du jeu libre. Sur le plan politique, nous questionnerons le risque associé à un mouvement qui pourrait contribuer au renforcement des inégalités socioculturelles du fait de l’inégal accès à un environnement « naturel » de qualité. Sur le plan écologique, enfin, nous mettrons en débat la soutenabilité potentielle de la « nature », quand elle est assaillie de projets de « lotissements » sauvages et d’une fréquentation massive et intrusive. Voici donc douze représentations de la nature (fig. 1) associées à tout autant de visées éducatives et de choix d’approches pédagogiques. L’ordre dans lequel elles sont présentées peut susciter une discussion relative au degré potentiel de profondeur de la relation à la nature et de l’engagement envers celle-ci que sous-tendent ces représentations. Figure 1. Représentations de la nature observées dans les pratiques éducatives. 61 L’éducation par la nature 1� La nature « cadre de verdure » Certaines écoles proposent tout simplement de faire classe en plein air, au vert (fig. 2). Figure 2. École « À l’ère libre » d’Étampes (FR)13. L’argument peut être hygiéniste, pour favoriser la santé des enfants. Il a été souvent invoqué lors de l’épidémie de COVID-19, tout comme lorsqu’il s’agissait de lutter contre la tuberculose au début du xxe siècle (fig. 3). L’argument peut aussi être pédagogique : on espère que le changement de décor stimule l’intérêt et favorise ainsi l’apprentissage. On sait toutefois qu’un milieu ouvert peut être source de nombreuses distractions, ce qui exige de la part de l’enseignant·e et des élèves le développement d’aptitudes particulières pour maintenir l’attention et la concentration. 13 https://alerelibre.com/ 62 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Figure 3. Classe de forêt au début du xxe siècle (Belgique ou Allemagne). Les approches et les stratégies d’apprentissage ne sont généralement pas modifiées : « Il s’agit simplement de poursuivre son cours de mathématiques, de français ou d’éveil artistique à l’extérieur, hors des murs de la classe », comme l’observe Stéphanie Lerusse, enseignante en classe de CP et CE1 à Virton (BE). Le choix du lieu peut être celui d’un espace de proximité, privé ou public, qui offre un « cadre de verdure ». Et quand il n’y a pas d’espace vert à proximité, c’est le vert qui peut entrer dans la cour d’école avec parfois un soutien des pouvoirs publics14. En somme, c’est la même école, mais dans la cour ou dans le parc. 2� La nature « matériel didactique » Ici, la nature sert à piocher du matériel pour réaliser toutes sortes de choses, comme un attrape-cauchemar ou un mandala, ou représenter des nombres, des personnages, des animaux, etc. (fig. 4). La nature devient une ressource, 14 Par exemple, le projet « Ose le vert - Recrée ta cour », financé par le service public de Wallonie (BE). 63 L’éducation par la nature comme en témoigne le propos d’une enseignante concernant les objectifs de l’atelier « gelée de pissenlit » (école NotreDame de Thury-Harcourt-le-Hom [FR]) : « Au travers de cette récolte, les enfants ont travaillé, entre autres, la dextérité, la numération, la science et le vivre-ensemble »15. Ce comportement « prédateur » devrait idéalement être assorti de consignes encourageant le respect du vivant, au risque de provoquer une détérioration du milieu sans prise de conscience, au nom de la liberté de l’enfant. Ici, le choix du lieu est aléatoire, pourvu qu’il fournisse du matériel en suffisance. Figure 4. Représenter un rapace en suivant un patron – école de Puy-Saint-Vincent en classe « art et nature » au parc national des Écrins (FR)16. 15 http://notredamethury.fr/gelee-de-pissenlit-en-ms-gs/ 16 https://www.ecrins-parcnational.fr/ungardeuneclasse/art-natureecole-puy-saint-vincent 64 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques 3� La nature « laboratoire » La nature est un extraordinaire « laboratoire » qui offre de multiples avenues pour l’éducation scientifique et plus spécifiquement pour l’éducation naturaliste : stimuler la curiosité, observer avec rigueur, décrire avec précision, développer une réflexion itérative pour mener une recherche, encourager la créativité scientifique, réaliser des expérimentations, etc. Une découverte libre de l’environnement peut servir de point de départ pour construire une recherche qui intéresse les enfants, mais, le plus souvent, les sorties sont articulées autour des contenus imposés dans les programmes scolaires. Et même si la nature se prête bien à l’apprentissage de démarches d’investigation ou de résolution de problèmes, un recueil de témoignages de pratiques mené en Belgique par l’ASBL Hypothèse montre que dans les faits, les enseignant·es ne sont pas à l’aise avec la posture d’accompagnement pédagogique qu’il conviendrait d’adopter : les stratégies restent transmissives, avec des exposés par l’enseignant·e ou par une personne experte, suivis de questions/réponses des élèves ; les traces au cahier sont peu nombreuses et se limitent souvent à ce qui s’est fait plutôt qu’à ce qui a été appris et au final, on observe peu de structuration écrite des apprentissages (Daro, 2022). Dès lors, les enseignants font volontiers appel à des associations d’éducation à l’environnement pour organiser des ateliers plus participatifs (fig. 5). Même une cour d’école ordinaire peut se prêter à certaines observations ou expériences, d’autant plus si elle est accueillante pour le vivant ou, encore mieux, si le terrain permet de créer un potager ou d’y installer des mangeoires, par exemple. Autrement, les espaces publics urbains sont riches à exploiter, tout comme des espaces de nature parfois éloignés (terril, friche, forêt, rivière, prairie…). 65 L’éducation par la nature Figure 5. Animation du contrat de rivière Meuse Aval (BE)17. 4� La nature « musée » À cette vision de la nature, nous associons les activités de reconnaissance et de valorisation de la riche diversité des « objets » de nature : repérage ou collections de photos ou de spécimens d’animaux, de plantes, de minéraux, etc., associés à des activités d’identification et d’interprétation. Une telle appréciation de la biodiversité implique aussi la conscientisation des impacts humains sur la nature : d’où des initiatives d’éducation à la conservation de la nature, incluant l’apprentissage de comportements visant au respect et à la protection de celle-ci, et également l’engagement dans des actions de préservation. Les institutions muséales – dont les écomusées – et leurs animateurs et animatrices spécialisés offrent des ressources de qualité pour approfondir cette relation à la nature – objet de culture – où se mêlent étroitement, à travers une scénographie originale bien exploitée et des activités d’observation 17 meuseaval.be/ 66 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques directe, apport de connaissances, célébration de la nature et valorisation des liens créatifs entre les populations et celle-ci. 5� La nature « gymnase » La nature devient un support pour y mener une éducation physique et sportive au grand air, couplée à une éducation à la santé et à la sécurité. Le rapport à la nature est essentiellement d’ordre kinesthésique. Ces visées de l’éducation dehors sont revendiquées comme une urgence en raison des problèmes liés à la sédentarisation et à l’immobilisme croissant des enfants dans la sphère familiale – notamment en raison de l’attractivité des jeux électroniques (obésité, troubles de l’attention, dépression, etc.). Richard Louv (2005) et François Cardinal (2010) ont bien mis en évidence les problèmes liés au « déficit de nature ». L’exercice physique dans la nature est aussi utilisé comme stratégie pour apprendre à consentir à des efforts importants et à dépasser ses propres limites, tant physiques que psychologiques (affermissement de la volonté, du courage, de l’endurance, etc.). On y a parfois recours dans des stages spécifiquement consacrés à l’insertion sociale de jeunes en difficulté. On poursuit alors également les objectifs d’apprendre à vivre ensemble et d’acquérir des compétences écopsychosociales (fig. 6). On retrouve ici parfois le jeu libre (Espinassous et al., 2015), mais surtout des activités dirigées (marche, course, parcours d’obstacles, escalade, randonnée, etc.) comportant plus ou moins de risques et d’incertitudes (fig. 7). Le choix du lieu est diversifié (parc, terrain vague, domaine privé, campagne, forêt, montagne…), ce qui augmente les possibilités de disposer d’espaces relativement favorables à ces pratiques plus ou moins près de l’école. 67 L’éducation par la nature Figure 6. Développer les compétences écopsychosociales en itinérance pédestre – Institut Agro Florac (FR). Figure 7. Sport d’eau proposé aux écoles par Hautes-Pyrénées Sport Nature (FR)18. 6� La nature « habitat » La nature est ici considérée comme un espace à s’approprier pour y simuler une façon d’habiter ensemble. Les visées pédagogiques sont en particulier l’éducation à la débrouillardise et l’éducation à la vie en groupe (coopération). Les activités s’inspirent des ateliers classiques que l’on 18 https://www.sport-nature.org/sejour/sortie-scolaire/ 68 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques retrouve dans le scoutisme (fig. 8 et 9 : feu, cabanes, cuisine, etc.) ou dans des publications notoires : par exemple, Copains des bois de Renée Kayser (2000) ou Construis ta cabane de Louis Espinassous (2021). Ce qui est nouveau, c’est l’intégration de ce type d’activité dans le cadre scolaire. Le lieu recherché est un coin de forêt, publique ou privée. On peut cependant déplorer l’installation permanente de certains équipements dans l’espace public (tente, tables et chaises, toilettes sèches, cabane, coin de rassemblement), constituant par là une forme de lotissement sauvage véhiculant indirectement des valeurs à discuter (fig. 10). La philosophie du mouvement « Sans trace » peut certes inspirer ici les pratiques adoptées (Landry, 2019). Figure 8. Atelier « feu de bois » – école libre de Saint-Vaast19 et20 (BE). 19 http://ecoledudehors.canalblog.com/archives/2018/06/24/36512877.html 20 https://www.ecolelibre-saintvaast.be/notre-ecole/ 69 L’éducation par la nature Figure 9. Atelier « cabane » – association Aloha Évasion21 à Châteldon (FR). Figure 10. Un campement installé au cœur du terril – école libre de Saint-Vaast (BE). 21 https://www.terra-symbiosis.org/projets/aloha-evasion-l-ecole-dudehors 70 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques 7� La nature « cocon » La représentation d’une nature « cocon » correspond à un rapport hédoniste à la nature, où la recherche de bien-être est privilégiée et revendiquée. L’enfant s’y développe comme une chrysalide, dans le confort d’un milieu accueillant. Loin d’être neuve, si l’on s’en réfère aux « classiques » qui ont inspiré le grand tournant de l’éducation « par » la nature versus l’éducation « pour » la nature (Partoune, 2011), cette vision accorde une place primordiale – voire se limite, pour les plus jeunes – aux approches sensorielle (fig. 11), sensible et esthétique de la nature au service du développement de l’enfant (entre autres, Cornell, 1979 et 1992 ; Vaquette, 1997 ; Collectif Nature et Loisirs, 1996). Figure 11. Approche sensorielle de la nature. Le plus souvent, des activités dirigées sur la forme et/ ou sur le fond sont au programme, en particulier pour les écoles. Si le jeu libre était préconisé dès les années 1990 par certaines associations d’éducation relative à l’environnement dans le cadre des stages extrascolaires, l’expérience vécue n’était pas particulièrement exploitée pour construire de nouveaux savoirs en référence au paradigme pédagogique de l’apprentissage au cœur de l’action proposé par John Dewey, 71 L’éducation par la nature ni en référence au concept émergent d’« écoformation » proposé par Gaston Pineau (1992). Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est l’importance accordée au « jeu libre » dans l’émergence de « l’école du dehors », en se référant parfois au concept d’« auto-écoformation22 ». On table ici sur la construction de l’être-au-monde, avec une pédagogie revendiquée du « lâcher-prise », sur le rôle de la nature dans la constitution et l’évolution de cette identité tout comme dans le développement de la socialisation de l’enfant. Cette posture pédagogique, qui remet confusément au goût du jour la vision rousseauiste de l’enfant « naturellement bon », doté de manière innée de toutes les vertus, ravive la controverse sur l’idée que l’éducation aux valeurs serait socioculturellement fondée, et l’humain bien plus complexe. Par ailleurs, les différences de privilèges culturels hérités et transmis par la famille (Bourdieu et Passeron, 1964), qui peuvent aussi concerner leur rapport à la nature, risquent bien d’être renforcées si l’on n’y prend garde : ainsi, les enfants n’ayant jamais fréquenté la nature se trouvent bien dépourvus pour imaginer y faire quoi que ce soit, alors que d’autres, plus à l’aise, prennent d’emblée l’ascendant sur le groupe. Le lieu idéal pour réaliser ces activités dans et par la nature est une zone boisée à distance pédestre de l’école, que l’on devrait pouvoir fréquenter chaque semaine, voire quotidiennement comme le revendique la Fondation Silviva (Wauquiez et al., 2019). La généralisation de ce choix pédagogique soulève cependant deux questions : d’une part, à nouveau, le renforcement des inégalités en raison des fortes disparités spatiales concernant la disponibilité dans les espaces « verts » à proximité des écoles ; d’autre part, l’impact sur la nature qu’impliquerait la fréquentation régulière du 22 L’auto-écoformation désigne la relation formatrice entre le sujet et son environnement physique et social. Elle se conjugue avec l’autoformation et la socio-formation (Pineau, 1992). 72 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques « petit bois derrière l’école » par toutes les classes de celle-ci au fil des saisons et des ans. Il s’agit là de défis à relever. 8� La nature « remède magique » Cette représentation est également très présente dans les programmes d’école du dehors et correspond à une nouvelle tendance, à visée thérapeutique (naturopathie, sylvopathie) inspirée entre autres des travaux de Richard Louv (2005). On y privilégie l’activité libre (fig. 12 et 13), telle que proposée par Louis Espinassous (2015), et la relaxation (yoga, bains de forêt inspirés des shinrin-yoku japonais, « petit milieu personnel »). Certains discours témoignent d’une croyance forte dans les pouvoirs « magiques » de la nature et dans ses effets bénéfiques et guérisseurs (Clifford, 2018). Cette vision semble pourtant bien naïve et réductionniste aux yeux de Catherine Meyor : C’est concevoir l’environnement et les stimuli comme des choses douées en soi de qualités sensibles (bonté, beauté, laideur, chaleur, etc.), « transcendantales » […] C’est faire fi de la dimension subjective des émotions, tout comme de l’attribution d’une valeur à un milieu et à une expérience dans ce milieu (Meyor, 2002 : 76). Le lieu idéal est un grand espace diversifié (avec relief, rivière, arbres…) mais à nouveau, dès lors que ces activités sont menées en grands groupes, le risque de nuisance à la nature est important, surtout si aucune éducation au respect de la nature n’est intégrée au dispositif. 73 L’éducation par la nature Figures 12 et 13. Phase de défoulement libre en forêt – école libre de Dolembreux (BE). 9� La nature « matrice », « Gaïa », « Pachamama » À la nature « matrice », nous apparions les approches esthétique et spiritualiste, souvent associées à l’approche thérapeutique. Le discours évoque l’éthique de la joie et de la reliance, de la communion, de l’harmonie avec la nature (écologie profonde) et avec le groupe, et, en toile de fond, l’éducation à l’amour et au respect du vivant. Mais on y 74 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques retrouve aussi une voie de réparation des blessures infligées à celui-ci ou le retour vers un état présumé enchanté. Cette « mère nature » nourricière pour l’âme est sacralisée (Cornell, 2014). Les activités favorisent la contemplation, la méditation, la célébration de la beauté, le recueillement, l’expression de gratitude (voire de vénération) envers la Pachamama (fig. 14). Des exercices de pleine conscience sont aussi proposés aux enfants pour apprendre à être à l’écoute de leurs sensations, de leur présence au monde (fig. 15). Le lieu idéal pour entrer en relation avec la nature « matrice », c’est un espace le plus originel possible, sans bruit anthropique. Figure 14. Une offrande à Mère Nature – Éveil et nature SARL23 (FR). 23 https://eveil-et-nature.com/pleine-conscience-enfants-nature/ 75 L’éducation par la nature Figure 15. Méditation individuelle – Éveil et nature SARL (FR). 10� La nature « éco-socio-système » La nature est ici appréhendée comme un système de vie, duquel les réalités humaines font partie. Sortir dans la nature permet d’appréhender des milieux naturels dans toute leur complexité (végétation, vie animale, chaîne alimentaire, eau, météo, géologie, géomorphologie, paysage…) et de saisir concrètement, par l’observation et l’expérimentation, des concepts clés en écologie (communauté, interdépendance, adaptation, énergie, cycle, changement et autres). Cette approche cognitive du milieu est parfois assortie à une vision ressourciste de la nature, lorsqu’il s’agit d’identifier les « services écosystémiques » que cette dernière peut rendre à l’humain. Il s’agit certes là d’un lien d’« utilité » à reconnaître, mais également d’un écueil à éviter lorsque le rapport à la nature se limite à cette visée anthropocentriste. Les stratégies pédagogiques sont ici très diversifiées : par exemple, une balade (ou itinéraire) exploratoire axée sur les relations au sein du milieu, et ouvrant sur l’écologie du lieu (fig. 16). Le choix de celui-ci est aléatoire. 76 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Figure 16. À la découverte du castor – école communale de Sprimont (BE). 11� La nature « victime à secourir » L’accent est mis ici sur la détérioration de la nature par les activités humaines et sur la nécessité de contribuer à la protéger ou restaurer. Les stratégies vont du constat des dégâts occasionnés (fig. 17), susceptibles de susciter un choc émotionnel négatif (tristesse, honte, colère, indignation, peur, etc.), au rebond positif par l’intermédiaire de la mise en projet d’une résolution de problèmes (nettoyage, réparation, aménagements alternatifs…), débutant par une phase de diagnostic. De nombreux projets sont ainsi soutenus par les pouvoirs publics, en partenariat avec le milieu associatif (fig. 18 et 19). 77 L’éducation par la nature Figure 17. Trois jours de marche pour relever les impacts des inondations en 2021 – école de Dolhain (BE)24. La sensibilité des enfants mérite une attention et une prudence particulières : en effet, si certains ont une capacité de recul émotionnel leur permettant de rebondir aisément, d’autres peuvent être profondément blessés par ce qu’ils découvrent et ne pas arriver à surmonter les sentiments d’impuissance et de découragement qui les assaillent. Une écoanxiété non prise en compte peut conduire à la dépression et au repli sur soi ; elle doit être transformée en levier pour agir (Saint-Jean, 2020). Le choix du lieu dépend de la thématique étudiée (pollution de l’eau, de l’air, du sol ; déchets ; perte de la biodiversité ; espèces en danger d’extinction, etc.). 24 https://www.lavenir.net/regions/verviers/limbourg/2022/04/28/ limbourg-trois-jours-de-marche-le-long-de-la-vesdre-pour-sensibiliserles-eleves-aux-inondations-BKCMO7ORY5AJDJTLAE2QII253M/ 78 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Figure 18. Planter une haie mellifère – école Pierre-Malardier d’Urzy (FR)25. Figure 19. Participation au « grand nettoyage de printemps » organisé par le service public de Wallonie – école de Plombières (BE). 25 https//www.lejdc.fr/urzy-58130/actualites/plantation-dunehaie-champetre-et-mellifere-par-les-eleves-de-lecole-pierre-malardier_13769456/ 79 L’éducation par la nature 12� La nature « cité » Cette fois, c’est l’éducation à l’écocitoyenneté qui constitue la colonne vertébrale du dispositif pédagogique. Celle-ci fait appel à une analyse critique des réalités vécues ou observées – tenant compte du caractère essentiellement systémique et complexe de l’environnement – susceptible de stimuler un engagement, avec courage et détermination : dénoncer, résister, choisir et proposer des projets alternatifs appropriés ; débattre et négocier (Sauvé, 2017). Un tel rapport à la nature – comme objet de responsabilité collective – fait également appel à une éducation à l’éthique du commun et de la solidarité. Il nous faut apprendre à vivre ensemble « ici », au creux de la nature. Cette vision politique de la nature est manifestement la plus rare dans les projets d’éducation par la nature que nous observons actuellement (De Bouver, 2022). Diverses stratégies pédagogiques peuvent être envisagées pour entrer dans la nature « cité » : diagnostics partagés, études de cas problématiques, jeux de rôle, démarches de résolution de problèmes, actions de sensibilisation, projets communautaires (fig. 20) ; participation à des rencontres et à des manifestations comme des ateliers-débats (fig. 21) ou des marches conscientisantes. Ici, la pédagogie de projet est une approche à privilégier. 80 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques Figure 20. Projet de création de jardins en lien avec l’adaptation au changement climatique – Fondation Monique-Fitz-Back (CA)26. Figure 21. Sommet jeunesse sur les changements climatiques organisé par la Fondation Monique-Fitz-Back – Québec, mai 202327. 26 https://ecolebranchee.com/trente-huit-projets-soutenus-fondationmonique-fitz-back/ 27 https://fondationmf.ca/communiques/commu- 81 L’éducation par la nature N’importe quel lieu convient, y compris un lieu dépourvu de nature. Même l’absence de celle-ci porte un message et fait appel à la réflexion et à l’action pour valoriser le rapport au monde vivant. Conclusion Les « types » de représentations de la nature que nous avons identifiés jusqu’ici ne sont certes pas mutuellement exclusifs : certains peuvent aisément s’entrecroiser dans la complémentarité. Nous proposons cette typologie – issue de l’observation de pratiques – comme un outil d’analyse des choix pédagogiques, comme une aide à la planification des situations éducatives dans la perspective d’ouvrir les choix pédagogiques à une pluralité et une diversité de possibilités, en fonction du ou des mode(s) de rapport à la nature que l’on souhaite privilégier. Il importe, en effet, non seulement de pouvoir s’adapter à chacun des contextes éducatifs mais aussi d’enrichir le spectre des différentes façons complémentaires de se relier à la nature. Diversité et complémentarité sont des repères caractéristiques d’une approche holistique de l’éducation, pertinente en contexte. L’important, c’est de prendre conscience de cette diversité comme autant de possibilités, et de la valoriser en vue de contribuer à rejoindre les enfants là où ils sont, dans toutes les dimensions et la profondeur de leur « être-au-monde », dans, par, avec et pour la nature. Présentation des auteures Lucie Sauvé : professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal, au département de didactique. Membre du Centre nique-sjcc23-les-dix-solutions-climatiques/ 82 Le rapport entre éducation et nature : représentations, visées et pratiques pédagogiques de recherche en éducation et formation à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE, Montréal). Christine Partoune : professeur honoraire à l’université de Liège, au département de géographie. Professeur honoraire à la Haute École Libre mosane (Liège), au département pédagogique. Membre du Centre de recherche en éducation et formation à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE) et d’Écotopie – laboratoire d’éco-pédagogie, ASBL (Liège). Partie 2 : Pratiques pédagogiques Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? Activités en classe et sorties naturalistes dans le cadre du projet « Le Bruit des loups » Thierry Deshayes Résumé Le présent chapitre se propose d’étudier des situations d’« interstices pédagogiques », observés dans le cadre d’un projet collaboratif qui portait notamment sur les relations à la nature d’élèves de collèges et lycées de la région de Fréjus. Ces situations peuvent-elles constituer ou devenir des expériences de nature transformatrices pour les élèves concerné·e·s ? Dans quelle mesure peuvent-elles nourrir les activités pédagogiques ? 87 L’éducation par la nature Introduction Le présent chapitre se propose d’interroger le potentiel éducatif des « interstices » (Gasparini, 2017) pédagogiques à l’endroit des « expériences de nature » (Clayton et al., 2017b ; Fleury et Prévot, 2017 ; Prévot, 2021). Pour ce faire, il se penche sur l’étude d’un carnet de terrain tenu entre février et avril puis en septembre 2021, à Fréjus, dans le cadre du projet collaboratif « Le Bruit des loups » ainsi que de quelques activités et entretiens collectifs menés avec des élèves des établissements scolaires participant au projet. « Le Bruit des loups » rassemblait effectivement chercheur·se·s, enseignant·e·s, professionnel·le·s du théâtre et élèves du secondaire (à Fréjus) autour de la question desdites « expériences de nature » et dans le cadre de la préparation des élèves concerné·e·s à assister au spectacle éponyme du projet28. Dans le présent travail, il s’agit d’observer ce qui, en dehors du protocole pédagogico-scientifique du projet, a pu donner lieu à des expériences de nature potentiellement transformatrices chez les jeunes. Il apparaît en effet que les expériences de nature, que nous avons tenté d’accompagner et d’observer dans le cadre du projet, ont (aussi) pu émerger, 28 Le spectacle Le Bruit des loups conte l’histoire d’un homme seul qui vit dans un appartement moderne, froid et aseptisé, et qui va se voir progressivement emporté dans un environnement fantastique constitué d’une forêt et des personnages humains et non humains qui la peuplent. Cet autre monde, au fond du placard, qui se déploie progressivement tout au long du spectacle, renvoie à des souvenirs d’enfance du personnage, à ses jeux dans la nature qui se rappellent progressivement à lui et prennent le pas sur son quotidien ; https://www.ay-roop.com/le-bruitdes-loups-etienne-saglio/. Pour un aperçu détaillé du projet collaboratif, voir deshayes, Thierry, 2023. « Le Bruit des loups : un projet collaboratif entre écoles, théâtres et chercheurs·ses », dans deshayes, T., dos santos, M. M., KLoetzer, L. (éds.), La Fabrique de demain à la MAPS. Essais de transformation sociale critique, Neuchâtel, MAPS, université de Neuchâtel, p. 27-45. En ligne. URL : https://www.unine.ch/maps/home/publications/e-books-maps.html 88 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? au moins sous forme de potentialité, dans des situations spatiales, temporelles, communicationnelles qu’on dira « interstitielles ». Imprévues, périphériques, très localisées, marginales, ces situations apparaissent en fait comme autant d’opportunités sensorielles, émotionnelles, d’apprentissage et de partage pour les élèves, opportunités qui n’ont pas pour autant toujours été considérées ni exploitées par les adultespédagogues en présence. C’est donc afin d’interroger ces potentialités éducatives que j’ai relevé et tenté de thématiser et d’analyser lesdites situations interstitielles telles qu’elles apparaissaient dans les observations étudiées. Dans un premier temps, je reviendrai sur le concept d’« expérience de nature » en psychologie et en écologie scientifique et sur celui d’« interstice », tel qu’utilisé par le sociologue G. Gasparini. Dans un second temps, je donnerai quelques exemples de situations interstitielles dont je proposerai quelques pistes interprétatives, à partir des catégories de ce dernier auteur. Je conclurai en discutant des pistes qu’ouvre ce travail, à la fois pour la recherche en sciences sociales à l’endroit de l’éducation par la nature et pour le travail pédagogique qu’elle pourrait accompagner. 1� Expériences de nature et interstices Dans la grille de lecture que nous adoptons ici, les « expériences de nature » renvoient à des « contacts » ou à des « rencontres » (Prévot, 2021 : 94) entre des humains et des « éléments de nature » (ibid.) ou « phénomènes naturels » (Clayton et al., 2017 : 646). La « nature » dont il s’agit n’est pas absolument déterminée puisque sa conception dépend du contexte culturel dans lequel elle est désignée comme telle, mais elle tend à renvoyer à des espèces, écosystèmes et phénomènes qui ne sont pas, ou le moins possible, affectés par les activités humaines (ibid.). Dans la littérature concernée, la nature désigne alors tantôt des espaces, tantôt 89 L’éducation par la nature des milieux, tantôt divers objets ou phénomènes matériels, incluant minéraux, paysages, réalités biophysiques diverses, végétaux ainsi qu’animaux non humains. Fondamentalement, comme le notent Fleury et Prévot (2017b), les expériences de nature, par le biais d’émotions, de sensations, de production et/ou de partage de connaissances qu’elles induisent, sont « beaucoup plus que de simples mises en contact avec un ou des éléments de nature, mais […] changent les personnes impliquées, jusqu’à potentiellement modifier une part de leur identité […] » (2017b : 10). Le concept peut alors s’inscrire dans la nécessité posée de rapprochement, de « connexion » ou de « reconnexion » des humains à ladite nature, en particulier dans le contexte de la crise de la biodiversité que nous vivons aujourd’hui (Clayton et al., 2017). Autre élément essentiel pour ce qui nous intéresse, les expériences de nature se réalisent toujours dans des situations et dans des contextes sociaux, historiques, culturels (ibid.). L’histoire de l’individu ou des individus concernés, la finalité de l’expérience, si tant est qu’elle était prévue, la façon dont elle est vécue collectivement, si tel est le cas, le cadre culturel, le sens qui lui sera donné, travaillé ou retravaillé en aval, notamment de façon langagière : tous ces éléments participent à faire de la rencontre une expérience effectivement transformatrice, ce qui intéresse particulièrement notre travail dans la mesure où les expériences qui vont nous concerner sont très localisées, imprévues ou au moins relativement improvisées et pas toujours perçues, accompagnées, interprétées, contextualisées par les adultes-pédagogues en présence. Il s’agit effectivement d’expériences « interstitielles ». En effet, très localisées dans le temps, dans l’espace et dans les contextes sociaux et institutionnels singuliers des activités pédagogiques lors desquelles elles ont eu lieu, les expériences en question renvoient à ce que Gasparini appelle des « interstices » (2017). Chez ce dernier, la notion d’« interstice » naît du constat qu’un certain nombre de 90 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? phénomènes sociaux de la vie quotidienne sont négligés par la plupart de ses collègues sociologues, alors même qu’ils jouent des fonctions essentielles. Gasparini évoque alors les temps d’attente, de jeu, de pause, de halte, de silence, de passage, de voyage (moment du transport), de surprise, de don, etc. Interstitium est dérivé d’interstar, qui signifie « être au milieu, se trouver dans l’intervalle » (Gasparini, 2017 : 11). Chez Gasparini, l’interstice renvoie alors à trois niveaux qui vont inspirer notre démarche : • un premier niveau spatio-temporel et communicationnel pour lequel l’interstice identifie un intervalle ou un laps de temps entre deux états ou situations et les dimensions communicationnelles qu’ils peuvent impliquer : les silences notamment ; • un second niveau renvoyant à des rapports d’opposition à la ou aux normes et, dès lors, à des situations de marginalité, d’exception, de périphérie (ibid.) ; • un troisième niveau, ludique, créatif, où les interstices renvoient à des « univers parallèles » à la vie quotidienne mais au cœur de celle-ci. Les expériences correspondantes contribuent à « assurer l’équilibre personnel des acteurs et [à] améliorer la qualité de vie individuelle et collective » (ibid. : 13). Par ailleurs, Gasparini associe également la notion d’« interstice » à celle d’« institution ». Ainsi les interstices seraient-ils à la fois en marge des cadres institutionnels, à la fois ce qui les tient, à la fois ce qui les fait vivre, voire les fait naître, et les fait bouger. Voici comment Gasparini classifie l’ensemble des phénomènes qu’il a étudiés autour de cette notion d’« interstice » dans les institutions : 91 L’éducation par la nature Tableau 1 : extrait de Gasparini, 2017 : 14� À partir de ces quelques pistes théoriques, et des catégories thématiques synthétisées dans le précédent tableau, je vais revenir sur quelques exemples concrets d’observations à base de verbatims d’entretiens, de notes de terrain et de photos. 2� Situations interstitielles dans les photos, entretiens, journaux produits lors du travail de terrain Pour une meilleure lisibilité de mon propos, je présenterai et commenterai les extraits d’entretiens et de journal qui nous intéresseront, ainsi que quelques photos qui viendront les illustrer, en deux grandes parties, reprenant autant que 92 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? possible les « niveaux » proposés par Gasparini dans le tableau ci-dessus. Je m’appuierai aussi sur certains des thèmes correspondant à ces niveaux, qui souvent se croisent dans nos données. Les deux parties seront ainsi intitulées : 2.1 « Pause, halte, marche, séparer, lier, marginalité » ; 2.2 « Transgression, jeu, humour, sottise, rêve, vivre dans d’autres mondes ». 2.1 Pause, halte, marche, séparer, lier, marginalité [Entretien avec un groupe d’élèves de seconde, le lendemain de leur sortie naturaliste] Thierry / C’est quoi la nature pour vous ? […] E / Non c’est vrai que pour rester humble c’est bien. Dans des situations où ça va pas, ou peu importe si ça va, c’est bien de retourner, d’y aller, pour remettre les compteurs à zéro. C / Respirer aussi Thierry / Tu peux me donner un exemple de ça pour toi ? E / Récemment, je me suis euh disputé avec mes parents. Eh bien je suis parti avec mon chien marcher une heure. Voilà, tout simplement. Thierry / Où ça ? Dans la forêt ou ? E / Dans l’Esterel, un sentier que j’aime bien et du coup je l’ai marqué. Thierry / D’accord E / Je me le suis approprié un peu […] Dans cet extrait d’un entretien collectif mené auprès d’un groupe d’ami·e·s de terminale, E., qui me confie avoir des relations fortes avec la nature, partage une modalité de relation qu’il entretient avec un sentier particulier dans des circonstances de crise, après une dispute familiale. Si l’événement relaté constitue en lui-même une expérience singulière dans la nature, suffisamment marquante pour la 93 L’éducation par la nature prendre en exemple, le moment de l’entretien est lui-même un interstice potentiel, puisque l’évocation de cette partie de sa vie, ainsi remémorée, réactivée, partagée en groupe, est permise par ce moment particulier de la fin du projet (et de l’année scolaire), juste après un atelier théâtre également organisé dans son cadre. Les enseignant·e·s de cette classe, tout comme les jeunes de ce groupe, me confirmeront d’ailleurs que le projet les a rapprochés, en leur permettant notamment d’aborder certains de leurs centres d’intérêt, parfois communs, mais que l’on n’a pas l’habitude d’aborder dans la routine scolaire. [Extrait du journal de terrain ; durant une sortie naturaliste ; classe ULIS] Après cela, on descend sur la cascade, le long des rochers. On croise des grenouilles sur le chemin. Ils sont tous intéressés. En particulier Jules qui me dit qu’il n’en a pas vu depuis qu’il était enfant. « C’est beau. » Il prend plein de photos et semble fasciné. Les autres repartent vers la cascade, il reste fixé sur les grenouilles. Je dois lui dire qu’il faut partir, nous sommes en retard sur le groupe. 94 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? Figure 1. Jules photographiant une grenouille. [Extrait du journal de terrain ; durant une sortie naturaliste ; classe ULIS] Pendant que je parle avec l’enseignante et Jules à l’arrière, Agathe, qui est à l’avant avec la guide naturaliste, voit une mésange. Je note qu’elle la voit parce qu’elle n’est pas dans le groupe central, tout comme Jules voit beaucoup de choses aujourd’hui, peut-être parce qu’il est souvent isolé du groupe. L’effet du groupe, du clan, est-il un frein aux relations à la nature ? Les jeunes plus indépendants, isolés, marginaux (perçus comme) différents ont-ils plus tendance à être sensibles à la nature ? Les jeunes les plus sociables, les plus à l’aise, les plus « populaires » l’ont-ils moins ? Dans les deux extraits de mon journal de terrain cidessus, issus de mes notes concernant la même sortie, 95 L’éducation par la nature avec un groupe ULIS29, je note ce qui se vérifiera souvent. Il semble que c’est souvent lorsqu’une certaine flexibilité dans l’organisation spatiale du groupe, et dans l’organisation temporelle de ses activités (ici facilitée par la petite taille du groupe et la latence temporelle prévue par l’enseignant et la coordinatrice), que des rencontres visiblement significatives pour les élèves sont rendues possibles. Ce type de situation interindividuelle (entre un·e jeune et un ou des animaux par exemple) a été nettement moins observable avec des groupes plus importants, des programmes plus chargés et des activités plus « contrôlées ». Je note aussi, même si cela reste une hypothèse, que la marginalité apparente et le décalage social de certains profils semblent favoriser ces rencontres, chose que je constate chez cette élève de troisième d’un autre établissement de REP (réseaux d’éducation prioritaire), lors d’une autre sortie. Contrairement à ses camarades moins à l’aise dans cet environnement inhabituel pour certain·e·s d’entre elles et eux, et qui semblent rassuré·e·s par l’effet de groupe, elle semble s’y épanouir individuellement : [Extrait du journal de terrain ; sortie naturaliste avec une classe de troisième] Léonie est une petite fille studieuse, très à l’écoute des explications, débordante de questions, prenant des photos et notant même avec attention une recette à base d’une plante qu’elle a ramassée pour se soigner des piqûres d’insectes. Une autre jeune fille de la classe lui demande : « Léonie, t’ouvres un magasin de plantes ? » Léonie lui explique patiemment pourquoi elle a ramassé ces plantes et sa nouvelle recette anti-piqûre. « Ah ouais ? » réagit l’autre jeune fille. Avant de repartir, Léonie cueillera davantage de plantes pour 29 Les ULIS (unités localisées pour l’inclusion scolaire) sont des « unités qui permettent la scolarisation dans le premier et le second degrés d’un petit groupe d’élèves présentant des troubles compatibles ». https:// www.education.gouv.fr/la-scolarisation-des-eleves-en-situation-de-handicap-1022 96 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? les mettre au frigo et se prémunir pour ses prochaines sorties. « Comme ça je suis tranquille pour des milliers d’années ! » me ditelle. Pendant que Léonie continuera jusqu’à la dernière seconde à explorer le bout du chemin forestier, et à cueillir des plantes, la plupart des autres élèves sont déjà sur le parking, quelques mètres plus loin, à attendre le bus du retour au collège. À l’instar de ces quelques élèves visiblement en marge, du moins lors des sorties, je suis moi-même un profil atypique. Entre la guide naturaliste qui mène le pas et donne les explications, les enseignant·es, familier·ères pour les élèves, je suis pour ma part un observateur extérieur. Je papillonne entre les groupes et individus, je pose des questions à droite à gauche, je prends des notes et des photos. Ce statut me donne un accès particulier aux discours des un·e·s et des autres. Il me permet aussi une certaine autonomie qui m’ouvre la porte, à mon tour, aux bienfaits de la marginalité quant à ma propre relation à la nature environnante, qui se développera largement tout au long du travail de terrain : [Extrait du journal de terrain ; à la fin d’une sortie naturaliste avec un groupe de seconde] À la fin, juste avant de monter dans le bus, une enseignante demande aux élèves de ramasser quelques branches, feuilles, etc., avant de partir, qui seront mobilisés lors de l’atelier théâtre. Certains jouent le jeu. D’autres moins. Je leur dis au revoir. Le bus part. J’entends réellement les bruits et silences de la nature pour la première fois de la matinée… Ces expériences de calme et de silence, et le fait de les distinguer et de les apprécier sont favorisés par mon statut et les affinités que je développe durant le travail de terrain avec certains lieux, visités à plusieurs reprises avec différents groupes, souvent rapidement et bruyamment (inévitablement avec des groupes de ces tailles). Une fois que je suis seul, 97 L’éducation par la nature le contraste est saisissant et favorise chez moi une relation particulière aux lieux que je redécouvre, une relation, calme, lente et attentive. Je reviendrai d’ailleurs dans certains de ces lieux pour des balades solitaires, avant de quitter la région. Le projet m’a ainsi visiblement rapproché de certaines formes de relation à la nature. 2.2 Transgression, jeu, humour, sottise, rêve, vivre dans d’autres mondes [Extrait du journal de terrain ; bilan, en classe – enregistré –, de la sortie naturaliste de la veille avec un groupe de troisièmes] Valentin se lance cependant. Il a aimé la grotte car « il y a plein de petits cailloux, etc., pour grimper ». L’enseignante rebondit : « Donc c’était le fait un peu de grimper c’est ça ? » Il répond : « Yamakasis oui. » Rires dans la salle. L’enseignante : « Faire les Yamakasis d’accord ! » Moi : « Dans la grotte t’as fait le Yamakasi ? » Valentin : « Non sur le chemin pour monter à la grotte là. » Moi : « Là où on vous a dit de faire attention ? » Lui : « Oui voilà. » Moi : « Et toi t’as fait le Yamakasi ? » Lui : « Ouais. » Rires. Il précise qu’il a aimé car en ville on n’a pas l’habitude de pouvoir grimper comme ça, escalader, etc. Ici, on peut noter plusieurs éléments. D’abord, il s’agit d’une discussion que j’ai animée le lendemain de la sortie. Après un travail d’échange par petits groupes où chacun·e devait exposer ses moments favoris et ce qu’il·elle avait moins aimé, puis face à mon insistance à connaître leurs véritables avis et non à obtenir des « bonnes réponses », certaines langues se sont déliées. Comme les élèves sont encore enthousiastes, peutêtre, face aux souvenirs frais de la veille, et encouragé·e·s par ces questions étonnantes venant d’un inconnu et non de leur enseignante, les critiques et limites apparaissent, de même que les plaisirs peut-être les moins légitimes. Ainsi l’expérience de « grimpe » relatée ici constitue-t-elle un moment mémorable 98 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? pour cet élève, qui fait d’ailleurs référence à une pratique plutôt urbaine – le parkour des Yamakasis – mais dont il affirme qu’il n’a précisément pas l’occasion de s’y adonner en ville ! Cette référence à un phénomène urbain dans le cadre d’un projet sur la « nature » n’est pas isolée30. Elle constitue en l’occurrence une transgression dans le cadre de l’activité, et amuse d’ailleurs ses camarades. La légitimation de ce propos a d’ailleurs permis à la discussion de s’ouvrir par la suite, avec des arguments pour et contre les modalités de la sortie : [Extrait du journal de terrain ; bilan, en classe – enregistré –, de la sortie naturaliste de la veille avec un groupe de troisièmes] H / Nous on n’a plus parlé sur le chemin du retour parce que c’était bien, parce qu’on s’est pas arrêtés et on a pu nous-mêmes regarder les alentours toucher un peu les roches, tout ça. Que s’arrêter toutes les : / après on a appris des choses aussi hein je dis pas le contraire mais c’est vrai que si on avait plus marché et regardé un peu ce qui nous entoure, on aurait peut-être rappelé plus de choses que s’arrêter et parler. Thierry / D’accord. T’as l’impression que là t’étais contraint de suivre, de t’arrêter, d’écouter, et que si t’avais un peu plus de liberté pour expérimenter toi-même ce qui t’entoure, ça aurait été bien aussi quoi ? H / Ouais, mais après c’est normal qu’elle explique tout ça. Elle, c’est – c’est son travail. Du coup c’est normal qu’elle veuille expliquer. C’est comme quand les profs nous expliquent une leçon ou des choses comme ça. Mais là, c’est vrai qu’on était dans 30 Ces références à la ville et à ses phénomènes culturels sont d’ailleurs récurrents dans certains groupes dont un, d’une classe de REP, où les élèves feront régulièrement référence, tout au long de la sortie, à la culture du « quartier » : une tour de guet sur la montagne leur évoquant les « guetteurs » du trafic de drogue, la poudre des fleurs de pin les « fumigènes » des « flics », le manque de batterie dans le téléphone pour prendre des photos donnant lieu à cette remarque : « chez nous c’est la guerre des chargeurs », etc. 99 L’éducation par la nature la forêt. Du coup vu qu’on est jeunes, on a envie de voir et d’aller par nous-mêmes un peu partout quoi. Voilà. Ici, c’est l’expérience vécue du retour vers le bus qui est mise en avant, en fait un peu dans l’urgence puisqu’il a finalement fallu courir pour être à l’heure, autre moment d’ailleurs beaucoup apprécié par de nombreux élèves. Le plaisir vécu dans ces situations imprévues contraste avec les frustrations face au fait que la sortie aurait pu être davantage libre et autonome. L’élève oppose d’ailleurs de façon remarquable la « normalité » scolaire au contexte de la forêt et aux potentialités qu’il offre. Ici, la médiation de l’activité, la valorisation et la légitimation de la parole et des expériences interstitielles des élèves ont potentiellement permis de leur donner une signification nouvelle. L’hypothèse qu’on peut faire est que ce qui peut fonder la dimension transformatrice de l’expérience de nature se situe aussi dans l’interprétation sociale qui en est faite en aval, collectivement, et notamment avec le soutien des adultes. Parallèlement aux apprentissages formels prévus, les expériences sensorielles, y compris imprévues, ainsi revalorisées, pourraient-elles donner lieu à une exploitation pédagogique qui permettrait aussi de parler de nature autrement, avec peut-être davantage d’intérêt de la part des élèves, et plus de souvenirs marquants, car réactivés et légitimés ? Il en va de même des moments conviviaux et détendus dans la nature, comme le pique-nique, et des échanges moins formels qu’ils permettent entre enseignant·e·s et élèves, ainsi que des jeux improvisés qui peuvent parfois les accompagner, comme dans l’extrait suivant : 100 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? [Extrait du journal de terrain ; pique-nique avec les enseignants, et à côté des élèves sur une pelouse, proche du parking, après une sortie nature ; classe de troisième] Les enseignantes avec qui je déjeune ont l’air satisfaites de la sortie. Un élève nous amène des bonbons. […] Un autre élève décide de se déguiser en arbre en mettant des branches dans son tee-shirt, des pommes de pin, etc. Ses amis l’aident et rient. Je les prends en photo. Figure 2. Déguisement et moment partagé entre amis à l’heure du pique-nique. [Extrait du journal de terrain ; sortie naturaliste avec des groupes de troisièmes et de sixièmes] Une dame vient discuter avec des élèves en marge de l’observation en cours. Ces dernières parlent de son chien avec la dame pendant que la guide naturaliste essaie d’animer l’activité sur les abeilles. […] 101 L’éducation par la nature Lorsque la guide naturaliste parle du bousier et demande une pierre pour le poser dessus, des enfants prennent une pierre et la lui donnent. Elle parle du bousier mais un groupe d’enfants découvrent des insectes qui grouillent, dont un scorpion, sous la pierre et se mettent autour pour en parler entre eux. Ils ne suivent donc pas toujours les explications mais parce qu’ils sont happés par d’autres phénomènes naturels alentour. Figure 3. Observation d’insectes grouillant sous une roche. Dans les deux situations précédentes, les élèves sont happé·e·s par des phénomènes naturels (même si l’on peut bien sûr discuter de la « nature » du chien rencontré et des discussions à son propos) qui surgissent autour d’elles et eux et les éloignent des explications de la guide naturaliste. Dans les deux cas, les élèves transgressent un certain ordre institué du schéma pédagogique. Face à ces situations, deux options : les inviter à rejoindre le « cadre » ou saisir l’opportunité pour construire, ouvrir, discuter. La guide naturaliste qui a l’habitude des jeunes, fait visiblement la part des choses et dose, en fonction des groupes, les activités prévues et les expériences sensorielles, sociales et émotionnelles qui 102 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? adviennent. Dans le cas du chien, elle tentera ainsi de rebondir sur les méfaits potentiels de ces animaux domestiques – lorsqu’ils ne sont pas attachés et explorent les espaces naturels – sur la nidification d’un certain nombre d’espèces d’oiseaux. Quant au groupe de jeunes rassemblés autour des insectes dévoilés par le déplacement de la pierre, elle le rejoindra une fois son explication sur le bousier terminée, auprès de celles et ceux qui continuaient de l’écouter. [Extrait du journal de terrain ; lors de la préparation de la sortie naturaliste ; classe ULIS] L’enseignant parle de comment faire pour voir des animaux, et amène bien sûr la fonction du calme, du silence. Il prend alors l’exemple de « la biche » qui est apparue dans l’enceinte de l’établissement récemment alors qu’ils travaillaient sur le projet ! Comment se sont-ils alors comportés ? Ils se sont tus, tenus à distance de la fenêtre, etc. « Donc si l’on veut voir des animaux on sait ce qu’il nous reste à faire. » Bien joué ! La biche ici évoquée – en fait, un chevreuil – s’est insérée dans l’enceinte du lycée lors d’une activité de la classe autour du projet, en février 2021. Ce moment a visiblement marqué les élèves du groupe, ainsi que leur enseignant et la coordinatrice du groupe, qui m’en parleront régulièrement tout au long du projet. Au moment de l’expérience, les deux adultes réagissent en saisissant l’opportunité : les élèves sont invités à s’approcher doucement des fenêtres pour observer, filment et prennent des photos. A posteriori, l’enseignant choisit de relier l’événement à la thématique de la magie, qui est au cœur du spectacle Le Bruit des loups. Cette manière de faire des liens aura des répercussions jusqu’à la fin du projet, en septembre 2021, quand nous coconstruisons avec l’enseignant et la coordinatrice un moment de bilan qui sera mené avec les élèves, et où ces dernier·ère.s seront invité·e·s à s’exprimer sur leurs moments favoris du projet : 103 L’éducation par la nature [Extrait du journal de terrain : lors du bilan – enregistré – du projet, en extérieur, dans l’enceinte de l’établissement ; classe ULIS] Les élèves sont invités à choisir chacun·e leur tour une vignette, illustrant leur bilan du projet, parmi celles qui leur sont proposées. [Élève a]. Une image de biche en référence à la biche qu’ils ont aperçue dans l’enceinte du lycée en début d’année. [Élève b]. Elle choisit une photo qui la représente avec d’autres élèves lors de la sortie. Ça lui rappelle d’abord « le moment où on a enfermé [i.a.] dans le van » mais aussi le fait qu’« on ait escaladé des rochers ». « Ça nous a rappelé des bons moments », « on a oublié les cours et tout ». Après relance : « après y a beaucoup de trucs qui m’ont intéressée » « comme la biche » « c’était beau c’était la première fois que j’en voyais une » « mais elle était perdue ». Je lui demande : « Pourquoi tu as aimé ce moment ? » « C’était que notre classe. » Je relance : « Qu’est-ce que vous avez ressenti à ce moment-là ? » Elle répond : […] « ça m’a fait des émotions genre j’avais les larmes aux yeux ». Sa camarade, qui a choisi la biche, rebondit sur le fait que ça l’a « attristée ». Mais aussi que ça l’a « surprise », « on s’attend pas à une biche comme ça ». Une autre élève enchaîne : « C’était au bon moment. » La précédente rebondit : « Pour moi c’était le destin en fait », ce que d’autres élèves rejoignent aussi par la suite. […] La discussion se débloque à partir de là. Les langues se délient. […] Je relance sur leur préférence entre la sortie et le spectacle. Une élève me coupe pour me montrer une vidéo du moment de l’apparition de la biche. L’enseignant choisit ensuite une image de Totoro sur son camphrier. […] Plusieurs réagissent : « Ah oui ! » Une élève rebondit : « Y a une relation avec la nature en fait. […] il a une relation avec les arbres et tout. Et même ça poussait en une nuit. C’était magique. » L’enseignant fait un lien entre cette scène de Mon voisin Totoro et les arbres qui apparaissent dans le spectacle Le Bruit des loups « en une seconde ». 104 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? Je relance ensuite sur le fait que « la biche » soit apparue là où ils ont fait la ronde, comme dans Mon voisin Totoro où la ronde fait pousser les plants du potager. « Et là où on est en train de faire cet enregistrement », rebondit l’enseignant. Dans cet extrait, on voit comment un événement absolument impromptu, riche en émotions, peut être saisi comme une opportunité pédagogique, mais aussi contribuer à la cohésion d’un groupe-classe, enjeu qui tient beaucoup à cœur, en l’occurrence, à l’enseignant et à la coordinatrice de cette classe ULIS. Ici, l’interstice n’a pas lieu lors d’une « sortie en nature » de l’école, mais lors d’une intrusion de la nature dans l’école, perturbant l’ordre social institué. L’imaginaire qui se déploie dans le groupe à partir de cet événement est relié au film Mon voisin Totoro, également abordé durant la sortie où des élèves imaginent la présence du personnage dans la forêt voisine. On fait aussi des liens avec le spectacle Le Bruit des loups. Durant l’atelier-bilan, les adultes jouent de cet imaginaire « magique », pris eux aussi dans ce « monde alternatif ». Tout au long du projet, l’enseignant et la coordinatrice n’ont cessé de tisser des liens entre les connaissances développées, les émotions vécues par le groupe et cette expérience de rencontre avec un chevreuil, qui deviendra en quelque sorte « fondatrice » d’un imaginaire partagé. On peut faire l’hypothèse que ces liens créés et entretenus par les adultes, à partir de ce moment fondateur, ont pu contribuer à faire de l’ensemble des expériences des expériences transformatrices, à même de marquer les élèves. Conclusion On a pu voir dans les quelques situations interstitielles précédemment exposées comment la latence, l’indétermination, l’espace et le temps laissés pour des rencontres impromptues, des stimulations extérieures, des 105 L’éducation par la nature sensations et émotions et leur expression, le partage et la convivialité, les initiatives des élèves, leurs points de vue et leurs critiques, leurs références culturelles, etc., non seulement ne s’opposaient pas à la perspective pédagogique, mais au contraire pouvaient grandement la nourrir. De la même manière, la recherche peut parfois gagner à s’effacer, et comme on peut le voir dans ces extraits, et c’est le cas dans l’ensemble des observations, les participant·e·s font peu de références au protocole scientifique : celui-ci est d’ailleurs très rarement cité comme élément marquant par les participants lorsqu’ils parlent de leur expérience du projet. Alors même que le protocole scientifique est initialement au centre du projet, celui-ci semble avoir surtout été un prétexte à des réappropriations par les différents partenaires et à la possibilité de sortir de leurs cadres de travail habituel, s’offrant alors la possibilité d’ouvrir des interstices. Ces interstices, permettant potentiellement l’émergence, la valorisation, l’accompagnement d’expériences de nature, étaient bien l’un des éléments que cherchait à provoquer le projet. Pour autant, on passe souvent à côté au moment des résultats de la recherche. Et pour cause : ils sont difficilement mesurables. Cela ouvre un certain nombre de questions : comment se saisir de ces situations dans la recherche et dans la pédagogie et comment s’en saisir dans ce type de projet collaboratif ? Comment les élargir, comment les relier au quotidien et les généraliser ? Comment faire de ces expériences, plus que des expériences interstitielles et marginales, des expériences quotidiennes, y compris en ville, par exemple ? Il me semble que ces dernières expériences nous éclairent, en miroir, sur le fonctionnement institutionnel de l’école, de ses espaces et temporalités et de leurs spécialisations fonctionnelles, qu’elles invitent à décloisonner. Les quelques observations proposées ici à leur endroit ne nous invitent plus seulement à sortir du cadre institutionnel de l’école 106 Des expériences de nature dans les interstices pédagogiques ? le temps d’une balade ou d’une activité qui permet de « se défouler ». Il ne s’agit pas non plus seulement de réinterroger la place de l’école, de la ville, de l’institution « dans » la nature, « où » il s’agirait de se rendre, de « sortir » de temps en temps. Il me semble que ces situations interstitielles peuvent nous aider à réinterroger, plus largement, l’école elle-même et la place et le rôle que la nature peut jouer en son sein, et au sein de la ville, des institutions, de la vie quotidienne. Il s’agit alors de se demander comment l’on compose avec la nature dans nos activités et comment celles-ci peuvent s’en trouver transformées. Il s’agit de s’interroger sur les modalités d’intégration des interstices de la marge vers le centre, pas seulement pour « tenir » les institutions, mais pour les questionner, les travailler, les critiquer, les faire bouger. Il s’agit de se demander comment les situations interstitielles vécues et ici observées peuvent devenir des expériences effectivement transformatrices, non seulement pour les jeunes et les adultes qui les vivent, mais aussi pour l’institution scolaire en général, dans la façon dont elle organise ses activités. Présentation de l’auteur Thierry Deshayes est chercheur postdoctoral à l’Institut de psychologie et éducation de l’université de Neuchâtel. Docteur en sociolinguistique et en sciences humaines appliquées (doctorat en cotutelle), il est spécialisé dans l’étude de la construction discursive des espaces urbains. Depuis quelques années, il travaille sur des projets collaboratifs autour de la place de la nature, du vivant et des non-humains dans divers contextes sociaux (contextes scolaires, parc zoologique…). La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre Pascale Goday Résumé La promenade sonore, pratique développée dans les milieux artistiques comme dans celui de la recherche, n’a pas encore rejoint les pratiques pédagogiques en milieu scolaire qui tendent à développer une conscience écologique sonore. Elle permet pourtant de donner à l’écoute une place centrale dans la compréhension du monde afin que l’écoute soit considérée comme un bien commun partageable (Solomos, 2023). Elle permet à l’élève d’apprendre à développer une poétique de « l’habiter » (Ingold, 2012) par une approche perceptive centrée sur « l’ouïr ». 109 L’éducation par la nature Introduction La promenade sonore est une pratique étroitement liée à l’écologie sonore. Inventé autour des années 1970 par Raymond Murray Schafer, ce concept permet « l’étude des influences d’un environnement sonore ou d’un paysage sonore sur les caractères physiques et le comportement des êtres qui l’habitent » (Schafer, 2010 : 382). En milieu scolaire, la promenade sonore devient un outil de conscientisation du phénomène acoustique essentiellement centré sur l’écoute, médium par lequel passe en partie l’appréhension des relations personne-société-environnement (ici sonore) aux échelles individuelle, communautaire et biosphérique (Sauvé, 1997). Telle que l’a définie Antoine Freychet, elle est un outil de conscientisation (citoyen et artistique) face à la problématique sonore environnementale. C’est une « expérience intégrale en tant qu’elle engage le corps, les différents sens, la pensée et la mémoire. En sollicitant les facultés perceptives de l’humain, elle ouvre sur la compréhension du monde par les sons » (Freychet, 2022 : 36-39). Dans ce chapitre, je propose dans un premier temps de situer la conception de la promenade sonore en regard des différentes approches existantes, de la terminologie employée ainsi que des champs disciplinaires par lesquels je l’aborde. Dans un second temps, je décrirai quels sont les questionnements qu’elle soulève en tant que pratique engageant une conscience écologique sonore dans notre rapport au monde. Pour terminer, j’aborderai, à partir de témoignages de pratiques menées en France et au Québec, les objectifs pédagogiques visés pouvant s’adapter au milieu scolaire. 1� La promenade sonore Pour décrire l’action d’écouter en marchant tout en ayant des préoccupations environnementales, en résonance au livre 110 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre Tuning of the World du musicien pédagogue R. Murray Schafer, le soundwalk est souvent traduit en français par : « promenade sonore », « promenade d’écoute », « marche sonore » ou « balade sonore ». On peut supposer que les différentes propositions d’appellation sont corrélées aux différents formats des promenades sonores, ces dernières pouvant varier d’un·e organisateur·trice à un·e autre (Belval, 2022 : 120). Déjà en son temps, Schafer distinguait la « promenade d’écoute » de la « promenade sonore », la première étant une écoute ne nécessitant qu’une attention simple durant une marche, la deuxième étant une exploration du paysage sonore à partir d’une partition, avec des consignes où le « marcheurécouteur31 » (Faubert, 2012) peut être écoutant, compositeur ou instrumentiste (Schafer, 2010 : 304). De fait, les méthodes d’approche de la promenade sonore sont très diversifiées, et le vocabulaire qui lui est associé peut s’avérer parfois flou32 (Belval, 2022 : 119 ; Solomos, 2023 : 126). Freychet apporte une différentiation supplémentaire « décalant légèrement » celle de Schafer. Il se propose de distinguer les promenades sonores silencieuses – à oreilles nues, pouvant inclure des consignes et/ou itinéraires – des promenades incluant « des interventions sonores supplémentaires » à l’aide d’un casque audio33 (Freychet, 2022 : 35). En sollicitant les facultés perceptives de l’humain, la promenade sonore ouvre sur la compréhension du monde des sons et du monde par les sons (Barbanti, 2016 ; Freychet, 2022). Hildegard Westerkamp la définit comme « une excursion dont le but principal est d’écouter l’environnement, exposant nos oreilles à tous les sons qui nous entourent34 » (2001 : en ligne). 31 Définit celui qui participe à la promenade sonore. L’expression « marcheur-écouteur » est empruntée à Julie Faubert (2012). 32 Je définirai en partie 2 les termes utilisés. 33 Ces dernières peuvent prendre différentes formes : voir, entre autres, l’ouvrage d’Antoine Freychet. 34 Traduction libre. 111 L’éducation par la nature Pour ma part, j’utiliserai l’expression de « promenade », qui ouvre sur un champ poétique plutôt que celle de « marche » qui définit l’action de se déplacer35. De plus, la promenade peut sous-tendre un itinéraire, une direction, un accompagnement, elle peut induire la notion de plaisir comme d’aménagement (Rey, 2012). Il s’agit donc d’une perception par « l’ouïr », une écoute en acte, où l’attention est centrée sur la dimension sonore des lieux, invitant le marcheur-écouteur à prioriser le sens qu’est l’ouïe par rapport aux autres sens pour appréhender le monde et prendre conscience de sa dimension sonore dans son rapport personne-société-environnement (ici sonore) aux échelles individuelle, communautaire et biosphérique (Sauvé, 1997). À l’instar d’Antoine Freychet, je fais la distinction entre trois types de promenades sonores : la première, silencieuse36, à oreilles nues, n’exclut pas l’usage des consignes d’écoute ou itinéraires, du stéthoscope ou d’autres accessoires37, afin de conduire le public « à faire l’expérience de la diversité des phénomènes sonores dans l’environnement urbain qui s’offre à l’écoute attentive » (Belval, 2020 : 269) ; la deuxième, augmentée, fait usage de sons amplifiés par appareils mobiles tels que les casques audios, binauraux ou à vibrations osseuses ; la troisième est vécue comme une installation sonore artistique38 dans l’environnement sonore 35 Le terme de « marche » est aussi étroitement lié à l’armée. 36 La notion de « silence » est relative, on le verra par la suite, le degré de marche silencieuse étant relatif à la façon dont est pensée la promenade sonore. 37 J’entends par le terme « accessoire » tous types d’objets qui permettent au marcheur-écouteur de prendre conscience de l’acte d’écouter la matière sonore, tels que l’enregistreur ou le bandeau pour masquer la vue, par exemple. 38 Il est complexe de donner une définition à l’expression « installation sonore » qui peut aussi revêtir les noms d’« exposition sonore » ou d’« art sonore ». Dans notre contexte, le principe est le suivant : l’artiste conçoit une œuvre artistique sonore (de type électroacoustique par exemple) en lien avec le lieu où elle se déroule et où vont déambuler les 112 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre naturel in situ. Dans le cadre de ce chapitre, je privilégierai la première qui me semble se rapprocher le plus de « l’écoute sans compromis » dont parle Westerkamp (2001 : en ligne). 2� Question de terminologie Lorsqu’on aborde le sujet de la promenade sonore, il y a des concepts qui lui sont associés et qu’il est nécessaire de préciser : « environnement sonore », « paysage sonore », « écologie acoustique » et « écologie sonore ». Je prioriserai les expressions d’« environnement sonore » et d’« écologie sonore ». L’environnement sonore, « c’est tout l’espace perçu ici par l’oreille, sur lequel nous n’avons pas nécessairement la possibilité d’intervenir spontanément » (Mariétan, 2005 : 89). L’expression « paysage sonore39 » reste intéressante par l’aspect poétique qu’elle dégage, dans le sens où elle invite à une qualification de l’environnement qui peut se démarquer de la notion de « gêne » qu’on attribue trop souvent au bruit, par exemple. Elle induit fatalement un autre « regard écoutant », la question étant de savoir jusqu’à quel point elle l’oriente. Quoi qu’il en soit, paysage et environnement sonore s’inscrivent dans un champ beaucoup plus large qu’on nomme « écologie sonore » ou « écologie acoustique ». Afin d’éviter des controverses de type « sonore versus musical » ou encore des questionnements de type : « peuton musicaliser le son ou le bruit ? », je parlerai davantage de marcheurs-écouteurs. Quelle que soit l’œuvre, elle est conçue en relation avec l’environnement sonore naturel du lieu, sa fonction tient compte, d’un point de vue acoustique, de la spatialisation du son, et d’un point de vue sensible, de la corporéité du promeneur afin de provoquer une expérience amenant une certaine prise de conscience. Comme une scénographie de l’écoute (Belval, 2020 ; Bosseur, 2016). 39 Traduction de l’expression soundscape, dont la paternité revient à R. M. Schafer. 113 L’éducation par la nature « poétisation de l’écoute40 », rappelant que tout ce qui est musique est de fait sonore mais que tout ce qui est sonore n’est pas forcément musique. 3� Par quel champ aborder la question du sonore dans l’environnement ? Lorsqu’on est touché par le son, on ne se pose pas la question de savoir à quel champ disciplinaire on l’associe. On réagit souvent instinctivement en fonction de notre appartenance socioculturelle, de nos connaissances, de notre physiologie, de notre équilibre psychologique, affectif… Selon les champs disciplinaires par lesquels la question du son est abordée, le public ciblé comme les finalités ne sont pas les mêmes. Autant d’approches (acoustique, architecturale, phénoménologique, etc.) qui font dire que le son est fondamentalement multimodal et que ce n’est pas simple d’en parler, d’autant que son immatérialité rend sa conscientisation complexe. En gardant à l’esprit cette diversité d’approches, j’opterai pour une orientation musicologique41 et éducationnelle, rappelant que « […] la marche sonore originale était principalement axée sur l’éducation afin de redécouvrir le sens de l’ouïe et d’apprécier l’environnement sonore42 » (Jeon et al., 2013 : 803). Westerkamp et Schafer considèrent la promenade sonore comme une pratique de l’écoute : il est important de noter que l’environnement sonore naturel, qui se trouve profondément masqué par l’urbanité qui l’a colonisé, est ici à conscientiser par le marcheur-écouteur. Juliette Volcler mentionne à ce 40 L’écoute s’adresse à tous les types de sons. 41 Beaucoup d’organisateurs·trices sont des artistes sonores. Je suis moi-même musicienne-pédagogue-chercheuse. La promenade sonore en milieu scolaire est au cœur de mes préoccupations doctorales, notamment par la notion d’« écoute en lien avec l’environnement », qui est centrale. 42 Traduction libre. 114 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre sujet les commentaires de Vinciane Despret qui, lors du déconfinement à la suite de la crise de la COVID-19, donne la parole aux oiseaux : « Jusqu’à présent vous ne nous avez pas laissé beaucoup de place et cette place nous pourrions la revendiquer. » Cette transformation pourrait être traduite comme des revendications de la part des oiseaux pour un peu plus de silence, ou en tous cas pour une meilleure répartition des temps de parole (Volcler, 2022 : 10). En milieu urbain, le concept de « nature » nécessite une prise en compte de l’air comme élément commun de vie, ayant l’avantage d’être en quelque sorte révélé par les sons dont il permet la matérialisation acoustique. La dimension imaginaire, voire poétique, est de ce fait consubstantielle à la notion de « promenade sonore » ; elle permet de développer ce que Tim Ingold nomme une « poétique de l’habiter » (2012 : en ligne). Il semble donc essentiel de (re)politiser l’écoute comme bien commun, partagé, situé (Solomos, 2023 : 121). Dans la vie urbaine, cependant, le contact étroit avec la nature tend à se réduire considérablement. […] Se promener est l’un des moyens par lesquels les citadins tentent de retrouver le contact avec la nature (Westerkamp, 2001 : en ligne). 4� Quelles pratiques actuelles de la promenade sonore ? Les pratiques auxquelles je vais faire référence se situent en occident : au Québec, en Russie et en France, elles sont majoritairement effectuées dans des environnements urbains, en intérieur ou en extérieur, dans l’espace public. Elles s’adressent à toutes sortes d’auditeurs·trices. Elles se pratiquent dans des contextes très diversifiés, le plus souvent en groupes mixtes, intergénérationnels (avec la présence possible d’enfants et d’adolescents) ou en groupes sectoriels 115 L’éducation par la nature ciblés (urbanistes ou architectes, par exemple). Diurnes ou nocturnes, d’une durée d’une à trois heures, elles s’appliquent en pédagogie comme en andragogie, dans un cadre formel ou non formel. Bien que très efficaces, les expériences de promenades sonores en milieu scolaire sont rares. 5� La promenade sonore comme révélateur 5.1 Développer une conscience écologique sonore La promenade sonore est un révélateur permettant à l’élève de développer une conscience écologique sonore de son milieu de vie. Elle insiste sur les relations être humain/ non humain/milieu. La conscience écologique se traduit par « un rapport réel à la vie qui s’exprime par l’action et l’expérience vécue » (Marleau, 2010 : 84). Il s’agit donc ici, par l’écoute associée à la promenade, de prendre la mesure de ce que nous offre, d’un point de vue sonore, le milieu dans lequel on interagit collectivement ; ce milieu implique « généralement une dimension réflexive, morale et éthique à laquelle on peut ajouter les dimensions affectives, liées aux perceptions [sonores], et cognitives, liées aux connaissances [sonores situées] » (Marleau, 2010 : 88). « Nous habitons toujours quelque part » (Berryman, 2005 : 14), mais bien souvent nous ne prêtons plus attention aux sons du quotidien ; or, par exemple redécouvrir la « musique » des lieux habituels (comme ceux de l’école par exemple), s’incarner dans de nouvelles expériences perceptives, c’est donner la possibilité à notre capacité de compréhension de situer l’information, de « comprendre sa signification, au sein d’un contexte de relation perceptuelle directe avec nos environnements » (Ingold, 2012 : en ligne). 116 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre 5.2 Questionnements La conscientisation permet à l’élève de nuancer son appréciation à travers les formes d’écoute développées par la promenade sonore, ainsi il pourra modérer le sens du mot « bruit » et attiser sa curiosité et son imaginaire à son contact. « Le sonore est désormais appréhendé non plus comme simple nuisance environnementale, mais bien aussi comme réelle qualité sonore quotidienne » (Marry, 2013 : 21). Peut-on musicaliser le son environnemental ? Le bruit ? Quelle place pour le silence et sous quelle forme ? Quelle terminologie aborder qui pourrait faire consensus ? […] il est incontournable d’envisager les notions de « musical », de « musicalité » de manière ouverte, pouvant inclure l’écoute – une écoute qui serait « musicale » et « musicalisante », justement – des sons de nos milieux. […] une manière de chercher à décentrer la musique sans renoncer à ses exigences esthétiques et sociales. Cela permet, notamment […] de conceptualiser l’écoute comme « artifiante », « musicalisante », comme manière de produire une convergence entre les enjeux de l’art et les processus de la vie (Freychet, 2022 : 45). Le phénomène de conscientisation permet d’aborder la dichotomie entre le visuel et le sonore. Ce que l’on entend n’est pas systématiquement ce que l’on voit, la source sonore n’étant pas toujours visible. Comparativement à l’ouïe, le champ de la vue reste limité. Il s’agit donc de développer cette faculté et de réapprendre à utiliser le sens qu’est l’ouïe, actuellement sous-exploité. L’un des responsables de cette situation est la portabilité du son par le développement des appareils mobiles comme les cellulaires, les écouteurs ou les casques, qui décontextualisent l’écoute comme si l’écoutant, dans un espace sonore virtuel autre, était coupé de son milieu sonore naturel. Aujourd’hui, chacun peut se « “transporter” 117 L’éducation par la nature dans sa bulle sonore qui peut être illustrée par l’usage du téléphone portable qui installe son utilisateur dans une situation d’ubiquité spatiale et le décontextualise » (Ledentu dans Marry, 2013 : 63). Anthony Pecqueux parle à ce sujet de « torsion sensorielle » (2009 : 73). J’interroge de ce fait, de façon plurielle, la notion et la place du corps de l’écoutant dans son milieu en y intégrant la notion de « corps critique » comme la décline Julie Faubert (2012 : 431). « Le jeu dans lequel entre le marcheur-écouteur est plutôt caractérisé par un incessant mouvement de va-etvient entre le dehors et le dedans, entre un corps-à-corps avec la ville » (Faubert, 2012 : 433). En sollicitant les facultés perceptives de l’humain à la fois internes et externes, elle ouvre sur la compréhension de toutes les richesses sonores de l’environnement (Barbanti, 2016 ; Freychet, 2022), révélant en quelque sorte « un état où l’esprit, le corps et le monde se répondent, un peu comme trois personnages qui se mettraient enfin à converser » (Solnit dans Freychet, 2022 : 39). D’un point de vue perceptif, cela permet de déconstruire les idées préconçues sur le son en regard de la subjectivité des appréhensions : « […] de petits bruits peuvent conduire à de grands désordres (que l’on songe par exemple au bruit d’une goutte d’eau) et de grands bruits peuvent être intégrés à des représentations qui les banalisent » (Aubrey dans Marry, 2013 : 59). Cela pose directement la question de la fonction sociale du bruit et de son acceptabilité. Le bruit de l’autobus me gêne, mais je l’accepte car il a une fonction sociale. Il est donc nécessaire de nuancer le propos. La gêne sonore est inhérente à l’idiosyncrasie, à la subjectivité et à la culture de l’individu ; le seuil de tolérance sonore est pour chacun différent. « L’intérêt, la nécessité, le sens, l’origine naturelle ou non de la source sonore sont donc des variables significatives dans l’attitude des sujets percevants » (Marry, 2013 : 59). 118 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre La promenade sonore questionne également la notion de « bien-être43 » (actuellement au cœur des préoccupations éducatives). Elle permet de constater que, paradoxalement, les problématiques environnementales sonores restent un combat écologique trop souvent oublié des institutions44 ; or, « le bruit figure parmi les nuisances majeures ressenties » (AFSSE, 2004 : 27) par les humains. […] les individus attribuent une valeur importante et croissante au droit à la tranquillité sonore dans leur cadre de vie mais le bruit n’occupe qu’une place mineure en tant que problème d’environnement. Il n’éveille pas, il est vrai, les mêmes inquiétudes que les autres préoccupations environnementales : il ne conduit pas à des événements « catastrophe » non maîtrisables et ne compromet pas les éléments fondamentaux de la vie comme l’air et l’eau. […] Comme la nuisance sonore n’est pas traduisible en image, le bruit est rarement sujet de reportages au journal télévisé (ibid.). Il est nécessaire de remettre en cause les habitudes d’écoute tout comme nos choix orientés et la qualité acoustique de ce que nous écoutons. Actuellement, l’écoute est conditionnée par la musique de consommation courante, le design musical et sonore est présent où que nous allions (magasins), quoi que nous fassions (attente téléphonique), n’ayant de cesse d’inonder l’environnement de nouveaux sons45. La pollution 43 La problématique de l’impact du son sur le bien-être est souvent abordée par les domaines de la santé et de l’acoustique. Elle ne figure dans les rapports concernant le bien-être à l’école ou le climat scolaire qu’en termes de constats et non de solutions conscientisantes. 44 Les bâtiments scolaires en sont l’exemple même, avec, entre autres, les cantines et les salles de sport. 45 Je fais référence ici au design sonore. Le son des notifications de cellulaire ou les nouveaux sons d’alerte des voitures électriques en sont un exemple. 119 L’éducation par la nature sonore est telle qu’on s’habitue à des volumes de plus en plus élevés. Bulle sonore et surenchérissement sont les tendances factuelles constatées ; par le casque, l’écoutant recrée une immersivité sélective indépendante de son environnement naturel. La frontalité des modèles d’écoute, dans le quotidien de l’élève, est liée à l’autorité. Pour échapper à cette contrainte, il utilise volontiers les casques ou les écouteurs par lesquels il retrouve ses habitudes d’écoute, mais les formats audio qui lui sont proposés nivellent et diminuent la qualité sonore. L’écoute de sons amplifiés pose la question des sons naturels et/ou de la nature. Quelle place ont-ils dans notre quotidien ? Sommes-nous encore en capacité de les reconnaître, savonsnous les décrypter ? Sont-ils encore capables de rivaliser avec les « bing » et « ting » de nos cellulaires (Goday, 2022) ? En tant qu’éducateurs·trices, nous devons fournir aux élèves les clés qui leur permettent d’écouter et de comprendre le monde dans lequel ils évoluent. […] Les indices sont des clés qui ouvrent les portes de la perception, et plus vous disposez d’un grand nombre de clés, plus vous pouvez ouvrir un grand nombre de portes, et plus le monde s’ouvre à vous. […] c’est à travers l’acquisition progressive de telles clés que les hommes apprennent à percevoir le monde qui les entoure […] (Ingold, 2012 : en ligne). 6� Quels objectifs visés par la promenade sonore en contexte scolaire ? En quoi consiste la méthodologie de la promenade sonore et quels sont les objectifs qu’elle se fixe lorsqu’elle est pratiquée46 sur le terrain ? Pour répondre à cette question, 46 Ce regard porté sur la pluralité des approches nous semble nécessaire dans la mesure où enfants, adolescents ou jeunes adultes peuvent pratiquer la promenade sonore dans un cadre formel ou non formel comme en famille, ce qui n’interfère aucunement avec les objectifs visés. 120 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre j’ai sollicité certains acteurs·rices qui l’exercent. Pour ce faire, le protocole47 a été le suivant : j’ai procédé à des entretiens semi-directifs individuels ou collectifs. Les échanges ont été enregistrés et une partie d’entre eux retranscrits. Ont accepté de participer pour le Québec : le collectif dB48 composé de Magali Babin (M.B.) et Chantal Dumas (C.D.), toutes deux artistes sonores ; pour la France, Gilles Malatray (G.M.)49, paysagiste sonore ; Arthur Enguehard, doctorant au département de géosciences de l’École normale supérieure et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris (A.E.)50 ; et le binôme franco-russe Raphaël Bruni (R.B.), musicien, et Anastasia Chernigina (A.C.), doctorante en sciences de l’éducation à Paris 8. Nous livrons, dans cette partie, certaines de leurs réponses. 6.1 L’acte d’écouter Tous s’accordent à dire que la promenade sonore développe l’écoute en pleine conscience ou l’écoute globale51, une écoute complexe, « intégrant le plus grand nombre de dimensions du son » (Freychet, 2022 : 57). Pour mieux saisir sa spécificité, il est important de donner quelques exemples d’écoute auxquelles sont habituellement exposés les élèves. Dans le monde de l’enseignement, l’écoute du point de vue 47 Dans le cadre de ma thèse de doctorat qui porte sur le développement d’écoutes spécifiques en lien avec les enjeux socio-écologiques du son en milieu scolaire, je suis à la recherche de pratiques qui puissent être transposables d’un point de vue didactique et pédagogique à l’enseignement en milieu scolaire. La promenade sonore est une des pratiques visées. C’est pourquoi il m’importait de questionner des acteurs·rices sur le terrain, qui ont développé cette pratique. 48 Projet Villeray Acoustique : https://mtlacoustique.com/ 49 https://desartsonnantsbis.com 50 http://pepason.fr 51 Elle est directement liée au phénomène de conscientisation. 121 L’éducation par la nature de l’élève est vécue en termes d’obéissance (l’enseignant demande qu’on l’écoute), de focus (il écoute la parole de l’enseignant pour la transmission du savoir), d’écoute de soi (réflexivité), ainsi qu’en termes de qualité comme en musique par exemple52. Bien que cette liste ne soit pas exhaustive, l’écoute globale est une forme d’écoute ouverte, curieuse, non sélective, qui demande un entraînement induisant des notions telles que : • la spatialisation et la géolocalisation des sons : « elle permet de sentir qu’il y a dans l’écoute, comme dans le regard, des profondeurs qui nous aident à trouver notre place. On est là pour faire corps avec l’espace, sentir les acoustiques » (G.M.). Raphaël Bruni ajoute qu’« il y a différents moments : forts, faibles, transitoires, plutôt mélodiques, un peu plus en suspens, des contrastes. Il se dessine un parcours à travers l’espace urbain et naturel » ; • apprendre à percevoir : cela permet de « faire évoluer et transformer les perceptions de sorte que les élèves soient capables de reformer le monde en permanence pour le questionner. Plus j’écoute, plus j’entends. Ma conscientisation (re)conditionne mes perceptions, qui s’affinent. Les formes d’écoute vont évoluer et peuvent être plus conceptuelles, représentatives, ou interrelationnelles entre les sens (interperceptuelles) » (A.E.). Le simple fait de préciser que l’humain entend à 360° modifie sa manière d’écouter le son environnant (Goday, 2023) ; • l’écoute en acte qui « propose une expérience phénoménologique sensorielle » (M.B.) ; elle engage le corps différemment de la marche ordinaire qui ignore souvent les milieux sonores traversés (Solnit, 2022). 52 En musique, les qualités d’écoute vont amener l’auditeur à se concentrer sur des paramètres tels que le timbre, le rythme, etc. 122 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre • • De plus, elle rend l’écoute mobile (ce qui n’est pas le cas dans le cadre de l’enseignement), « elle apporte une notion de lenteur » (G.M.), « elle révèle le son pourtant immatériel, invisible, éphémère, elle s’attarde sur des spécificités acoustiques : une réverbération intéressante, un événement, un marquage particulier » (M.B.). « Elle permet de penser un autre rapport à la vie » (A.E.) ; la poétique de l’écoute, qui rejoint la poétique de la marche. Comme le dit Freychet, l’acte d’écouter devient un acte artistique en soi où chaque marcheurécouteur développe son propre cheminement créatif en fonction de sa culture, de sa mémoire, de son état, de la connaissance du lieu… Gilles Malatray nous relate une expérience où le groupe qu’il accompagnait s’est arrêté à la tombée de la nuit devant le chant métallique des grues laissées au vent, ou a stationné dans un champ de grillons pour profiter de cet instant sonore unique. « Il faut arriver à donner aux élèves l’appréciation musicale des sons environnementaux et le goût de l’émerveillement » (A.C.) ; le silence. Lors d’une promenade, les points d’écoute offrent des qualités différentes dont certaines approchent la « silenciosité » des lieux. Le silence relatif est envisagé comme une respiration, nous rappelant que nous sommes des êtres sonores. 6.2 Des valeurs écocitoyennes La promenade sonore53 est de nature à transmettre des valeurs écocitoyennes54 (De Bouver, 2023). Elle fédère une 53 La promenade sonore telle que définie à la partie 1, car ses pratiques sont diversifiées. 54 Comme le dit De Bouver au sujet de l’expérience en nature et de l’écocitoyenneté (mais transposable aux environnements urbains dans 123 L’éducation par la nature communauté d’écoute à travers laquelle elle permet d’élaborer un vocabulaire à partager. « Elle encourage à développer une posture responsable et engagée à travers la santé, la qualité des environnements de vie et l’histoire des lieux » (M.B.), ou à travers « des réactions chocs, pour s’interroger sur des problèmes » (R.B.), questionnant : « comment je m’entends avec ma ville ? » (G.M.). Les échanges qui ont lieu après la promenade sonore accentuent cette sensation. Mémoriser des situations sonores, c’est se constituer un capital de modèles auditifs. C’est en écoutant et en analysant le monde sonore que l’on devient exigeant quant à sa qualité ; il ne sert à rien de lutter contre la nuisance sonore, si nous sommes dans l’incapacité d’exprimer le monde auditif dans lequel nous souhaiterions vivre (Mariétan, 2012 : 3). En entretien, Athur Enguehard ajoute : […] la préparation pré-balade mais surtout l’échange post-balade comme moment de socialisation de l’expérience intime semblent être capitales pour poser effectivement la question de la révélation (passant par la rencontre). Le moment de discussion révèle toujours que nous avons vécu des choses totalement différentes et permet de faire l’expérience de la pluralité des mondes, et c’est dans cela que se tient le potentiel démocratique et écologique de la promenade sonore. La promenade sonore insuffle des notions de « partage », de « reliance » (De Bouver, 2023 ; Goday, 2022) et de « respect ». « Quand on écoute ensemble, on n’a pas la même écoute que seul, il faut donc accepter la présence de l’autre. […] L’ouverture d’esprit est primordiale dans l’organisation notre cas), il s’agit davantage d’« écocitoyennisation ». La promenade sonore permet un engagement émancipatoire de l’individu, notamment par l’implication corporelle que sollicite l’écoute. 124 La promenade sonore comme révélateur d’un monde autre d’une promenade sonore » (C.D., entretien), car « l’autre », qui peut aussi être à l’image de ce que David Abram (2013) nomme le « plus qu’humain », induit une dimension pluri- et intercorporelle de l’expérience. Au même titre que les insectes et le vent, l’humain est un élément constituant d’un milieu relié, dans lequel il tisse des liens, s’enracine. Les rencontres peuvent donc être multiples. 6.3 Les formes d’écriture de la promenade sonore De prime abord réalisée pour elle-même, la promenade sonore peut trouver différents prolongements, notamment en milieu scolaire. Corrélée au paysage sonore, elle est d’emblée, selon Gilles Malatray, une couche d’écritures : […] une écriture cartographique, topographique par le parcours ; une écriture synesthésique par le corps engagé dans l’espace, par la perception de la peau ; une écriture esthétique, musicale (celle du musicien qui écoute le paysage) ; ce sont aussi les écritures traces (par le carnet de notes, la carte postale sonore, la vidéo, la photo) (entretien). Autant de pistes exploitables, de projets transdisciplinaires à forte teneur artistique pouvant être le prolongement de la promenade sonore comme un dispositif artistique et pédagogique d’écoformation55 par la promenade et la création sonore56. Cela dit, la promenade sonore peut aussi être conçue et vécue comme une gestion créative de l’aléa, indissociable de ce type d’expérience. Prévoir un parcours sous-entend toujours de la part de l’accompagnateur·rice 55 Le terme d’« écoformation » utilisé dans ce titre renvoie aux multiples rapports, ici par le médium de l’écoute, que nous entretenons avec le milieu (De Bouver, 2023). 56 Projet pédagogique initié et mené par Antoine Freychet, Raphël Bruni et Anastasya Chernigina (Freychet, 2022 : 73-93). 125 L’éducation par la nature une gestion spontanée de l’imprévisible : météo changeante, événements impromptus (tels que les mariages ou insectes qui s’invitent), autant de surprises et de découvertes qu’il est bon de vivre dans un monde où la vie humaine est bien trop réglée. Conclusion La promenade sonore, encore considérée comme trop atypique dans le milieu scolaire, ouvre sur des dimensions socio-écologiques et artistiques fondamentales. Elle apporte des clés de compréhension aux élèves, défend des valeurs essentielles et invite à se questionner sur notre posture d’être au monde. Par elle, l’écoute devient une construction du commun (Solomos, 2023). Présentation de l’auteure Pascale Goday, musicienne-pédagogue-chercheuse, est doctorante à l’Université du Québec à Montréal (Québec), en cotutelle avec l’université de Toulouse-Jean-Jaurès (France). Elle est titulaire d’un master 2 en musique (université Toulouse-Jean Jaurès), du Capes d’éducation musicale et de chant choral (ministère de l’Éducation nationale), d’un prix de hautbois (CRR de Montauban). Enseignante en musique, elle est également rompue aux techniques de la direction de chœur et de l’improvisation non idiomatique. Faire vivre des expériences de nature : le cas d’enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) Anne Bertin-Renoux, Julien Fuchs, Léa Gottsmann Résumé Cette étude s’intéresse à des enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) engagés dans des projets d’éducation à l’environnement avec leurs élèves. À travers des entretiens compréhensifs, elle met en évidence le rôle majeur des expériences vécues par ces enseignants, durant leur enfance ou leur adolescence, dans le développement d’un rapport sensible à la nature. Les résultats montrent également la façon dont l’EPS peut contribuer à une éducation par la nature à l’école. Ils soulèvent ainsi des pistes de réflexion quant à l’intérêt de faire vivre des expériences de nature aux futurs enseignants lors de leur formation initiale pour revaloriser une relation corporelle sensible à la nature. 127 L’éducation par la nature Introduction : l’éducation par la nature, une éducation par le corps Depuis plus de cinquante ans, les scientifiques alertent sur les dégradations de l’environnement, l’effondrement de la biodiversité et le changement climatique dus aux activités humaines. Les rapports s’accumulent sans pour autant susciter des transformations à la hauteur de l’urgence actuelle. Cette dissociation entre la connaissance et l’action interroge notre rapport au savoir dans les sociétés modernes, et témoigne aussi d’un appauvrissement de la relation sensible à la nature et au vivant. Le terme de « nature » renvoie ici à la part de l’environnement qui n’a pas été conçue et produite directement par les humains ; plus large que celui de « biodiversité », il inclut des éléments abiotiques tels que la mer, le vent ou les rochers (Maris, 2018). « En tant que culture, ce qui nous fait défaut, c’est un sens étendu de l’intimité avec le monde vivant », constatait en 1978 l’entomologiste Robert Pyle, théorisant l’extinction de l’expérience de nature (Pyle, 1978/2016 : 190). La part sensible a été évacuée du raisonnement scientifique, créant à la fois une distance entre l’Homme et le monde et l’impression d’une maîtrise absolue sur cette extériorité (Descola, 2005). Aujourd’hui, il paraît urgent de retisser des relations sensibles avec le vivant (Tassin, 2020). À l’école pourtant, le rapport à l’environnement est principalement abordé à travers une approche cognitive, c’est-à-dire par une transmission de savoirs sur la nature, entretenant une distance vis-à-vis de celle-ci (Gottsmann et Hugedet, 2023). Cependant, depuis quelques années, une révolution verte (Fauchier-Delavigne et Chéreau, 2019), aussi qualifiée de « révolution de velours » (Martel et Wagnon, 2022), s’engage en France, portée par des acteurs de terrain (Zwang, 2022) qui cherchent à développer une éducation par la nature au cœur de l’école. Celle-ci relève d’un véritable changement de paradigme éducatif, suscitant une mise en tension entre 128 Faire vivre des expériences de nature différentes conceptions éducatives. Il s’agit, en effet, de passer d’une conception dualiste, séparant la dimension intellectuelle du corps et du sensible, à une approche holistique engageant les élèves socialement et émotionnellement dans des apprentissages axés sur l’action (UNESCO, 2021a). La notion d’« expérience » (Dewey, 1916/2011), centrale dans l’éducation par la nature (Fleury et Prévot, 2017a), constitue une entrée permettant de penser de façon conjointe le vécu corporel de l’élève et l’acquisition de connaissances disciplinaires. Aujourd’hui, l’éducation par l’expérience du corps en mouvement et en interaction avec son environnement relève principalement de la discipline « éducation physique et sportive » (EPS), en France notamment. Celle-ci s’appuie en partie sur des pratiques permettant de vivre des expériences en pleine nature. Comment les enseignants d’EPS abordentils la question environnementale, particulièrement ce rapport à la nature et l’expérience vécue par l’élève ? En d’autres termes, dans quelle mesure l’EPS peut-elle contribuer à une éducation par la nature dans le cadre scolaire ? 1� L’EPS, un levier pour éduquer par la nature L’EPS, par l’expérience incorporée qu’elle permet de vivre, pourrait constituer un véritable levier de reconnexion entre les corps et leur environnement (Gottsmann et Hugedet, 2023). Cependant, les contenus des programmes actuels visent davantage des apprentissages sur le corps (connaissances du fonctionnement) et pour le corps (santé, entretien de soi) que par le corps (Paintendre et al., 2021). En effet, la référence sportive des pratiques en EPS rend plus difficile la prise en compte et le travail sur le ressenti corporel (Vigarello, 2015). La question du « sensible » demeure principalement associée aux pratiques artistiques et les enseignants d’EPS peinent à dépasser une gestuelle performative issue de la culture sportive (Froissart et 129 L’éducation par la nature Lemonnier, 2020). Ainsi, la capacité de l’élève à optimiser son engagement, sa performance et son efficacité dans l’action prévaut généralement sur l’expérience corporelle qu’il vit dans l’instant (Paintendre et al., 2021). La relation à la nature dans les pratiques physiques à l’école est également façonnée par une approche sportive compétitive. Le traitement des activités physiques de nature (APN) en EPS s’oriente principalement vers des contenus à vocation sécuritaire ou de performance. En outre, ces activités s’organisent la plupart du temps dans un milieu artificiel, standardisé et contrôlé (Schnitzler et Saint-Martin, 2021). La question de la relation sensible au vivant est ainsi écartée au profit d’un rapport utilitaire à la nature, favorisant une mise à distance et une volonté de contrôle sur cet environnement. Cependant, les pratiques sportives, nées d’une recherche de domination de l’environnement, offrent paradoxalement l’opportunité aux élèves en EPS de construire une complicité avec les autres et le milieu naturel (Terré, 2021). Certains enseignants cherchent ainsi à développer d’autres formes de pratiques physiques dans la nature, privilégiant les émotions vécues par les élèves à la recherche unique de performance. Dans l’académie de Rennes, un groupe académique rassemble des enseignants d’EPS qui se saisissent de différents dispositifs (aires éducatives57, classes à option, formation des éco-délégués, activités dans le cadre de l’association sportive, voyages scolaires) pour proposer des formes de pratiques favorisant une approche sensible, axée sur l’expérience corporelle et le vécu de l’élève. Nous nous sommes intéressés aux dispositions à agir de ces enseignants 57 L’aire éducative est un dispositif spécifique de classe en plein air, géré par l’Office français de la biodiversité, qui s’adresse aux classes du CE2 au lycée, où les élèves gèrent de manière participative un petit territoire naturel en collaboration avec différents acteurs locaux. https://www.ofb. gouv.fr/aires-educatives. 130 Faire vivre des expériences de nature qui les amènent à impulser des projets d’éducation physique dans et par la nature dans leurs établissements. La notion de « disposition » renvoie à des manières de faire, de dire et de penser qui sont intériorisées par l’individu à l’issue de processus de socialisation (Zolesio, 2018). En effet, les expériences vécues durant la petite enfance (Chawla et Derr, 2012) sont déterminantes dans le type de valeur affectée à la nature (Bozonnet, 2017), en particulier les valeurs relationnelles fondées sur le lien entre les humains et la nature (Piccolo, 2017). Il s’agit ainsi d’identifier les différentes expériences socialisatrices favorisant l’engagement professionnel de ces enseignants sur les questions environnementales. Un des objectifs de cette étude est de pouvoir proposer des pistes pour la formation des enseignants afin que chacun puisse expérimenter et développer des projets d’éducation à l’environnement. Des entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2016) ont été menés avec douze enseignants d’EPS du groupe académique, qui sont impliqués dans des projets d’éducation à l’environnement dans des collèges ou des lycées. Ils se sont déroulés dans différents lieux où les enseignants se sentaient à l’aise pour parler librement (à leur domicile, dans un café, une salle d’une bibliothèque ou de leur établissement). Une cartographie des différents champs de questionnements a servi de support aux entretiens pour appréhender la complexité dispositionnelle et la multiplicité des expériences de socialisation (Lahire, 2002). Ce guide souple permettait d’explorer différentes sphères de socialisation (familiale, amicale, professionnelle, de loisirs, etc.) au fil de l’entretien. L’ensemble des verbatim a ensuite été rassemblé dans différentes catégories d’analyse, concernant notamment leurs rapports à la nature ou leurs conceptions éducatives. 131 L’éducation par la nature 2� Vivre des expériences de nature 2.1 Une socialisation dans un cadre familial et de loisirs Tous les enseignants interrogés dans le cadre de cette étude ont vécu des expériences de nature durant leur enfance et/ou leur adolescence, qui les ont amenés à développer une relation de proximité avec ce milieu. Cette socialisation s’est déroulée la plupart du temps dans le cadre familial lors de week-ends ou de vacances : La nature c’étaient les vacances quand on louait une petite bicoque, où il n’y avait pas d’électricité […]. Je partais avec les cousins en vadrouille, à vélo à travers champs […]. Ce rapport, oui, collectif, familial, d’aller se promener dans la nature (E3). Le rapport à la nature est ainsi lié à un milieu social et une culture où elle est associée aux loisirs, au temps passé en famille et à la détente. Dans ces situations, la relation à la nature passe par le corps et les sens, où les souvenirs marquants sont souvent associés à des émotions ressenties lors de certaines expériences : Se balader, aller voir les oiseaux, les animaux, tout ça faisait partie du spectacle en fait, et c’était juste magique. […] ça rejoint un peu la dimension contemplative de la nature où t’es là : ouah ! (E6). Il y a eu le matin où fallait se lever à l’aube, donc il faisait encore nuit et on allait étudier les empreintes des animaux dans la forêt. Mais c’est un souvenir de malade pour moi ! J’ai pas dormi de la nuit avant parce que c’est quelque chose que je ne connaissais pas en tant que citadine et c’est une émotion qui a été extraordinaire alors que je me rappelle même plus de ce qu’on a vu. C’est pas du tout la connaissance, c’est le plaisir de faire quelque chose de 132 Faire vivre des expériences de nature nouveau dans un environnement différent. Et une vraie émotion positive par rapport à ça (E3). Ce rapport émotionnel et récréatif constitue pour beaucoup des enseignants interrogés une entrée dans les APN qui sont une manière de poursuivre ces expériences : « L’été, j’allais me baigner dans la mer, dans les rivières, j’adorais ça. […] Et puis après j’ai découvert la montagne, le ski, j’ai adoré ça et je me suis mis dans les activités de pleine nature » (E2). 2.2 L’articulation entre différents espaces de socialisation Chez la majorité des enseignants, les APN demeurent associées principalement aux loisirs et sont axées sur l’envie de vivre des émotions et se fondre dans un environnement : « La résonance avec l’environnement, je l’ai c’est sûr. Et là, avec l’apnée, la pêche sous-marine, je la retrouve et j’essaie de […] faire corps avec l’environnement » (E5). « Ces pratiqueslà, c’était toujours hédoniste […] l’idée c’était d’aller en grande voie en falaise. C’était plutôt, voilà, vivre un peu des émotions fortes » (E7). La pratique d’activités physiques dans et avec la nature suscite aussi un sentiment d’humilité face à la puissance des éléments. Cette sensation est véritablement physique ; les enseignants de l’étude perçoivent le danger et leur vulnérabilité dans un environnement qu’ils ne maîtrisent pas et auquel ils doivent s’adapter, par exemple lors d’une randonnée en montagne : Tu vis la condition météo très dure et là tu fais : « OK on est tout petits, là. On rentre ! » […] C’est des choses fortes, c’est émotionnel en fait, parce que ça peut être dur physiquement. Mais surtout c’est prendre conscience de ce que tu ne maîtrises pas ! (E6). 133 L’éducation par la nature Ces sensations se retrouvent dans différents types d’environnements : Je faisais de la plongée pour aller chercher des crabes. J’ai touché un petit peu ce qu’ils disent, c’est-à-dire de sentir l’élément sur toi, que c’est la nature qui est au-dessus. Quand la mer est forte, tu sais t’entends, ça gronde, tu as tout un tas de sens et tu te dis : « wow, là c’est pas moi qui domine » (E10). Ainsi, les APN ne sont pas réalisées dans un esprit de compétition ni de performance. « En surf, j’ai jamais fait de compèt’. Non, l’idée c’est d’être dehors, de se baigner et puis de s’amuser, d’avoir les sensations » (E11). Pourtant, la plupart de ces enseignants pratiquent par ailleurs différents sports en club (sports collectifs, arts martiaux, athlétisme, natation) et notamment en compétition. La dimension compétitive peut apparaître en contradiction avec une recherche de résonance (Rosa, 2018) et de symbiose avec la nature, générant parfois des tensions entre ces différentes formes de pratiques. La compétition et la coopération sont deux modes de sélection naturelle et d’adaptation à un environnement. La compétition agit sur les individus, sélectionnant les plus forts, alors que la coopération agit sur les groupes, favorisant la diversité et la complémentarité entre les individus, voire entre les espèces (Roddier, 2021). La coexistence entre ces différentes formes d’action et de rapport au monde caractérise la pluralité des socialisations et des dispositions incorporées par l’individu (Lahire, 1998). L’aspect compétitif est toutefois de plus en plus remis en cause par ces enseignants dans leurs pratiques pédagogiques, de façon plus ou moins radicale. Une partie d’entre eux considère, en effet, qu’il devient urgent, voire vital, d’éduquer les élèves à la coopération ainsi qu’au respect et au partage des ressources environnementales. 134 Faire vivre des expériences de nature Si tous les participants à l’enquête ont vécu des expériences de socialisation dans la nature au cours de leur enfance et de leur adolescence, pour certains d’entre eux l’arrivée à l’université est l’occasion de découvrir un nouveau rapport à la nature à travers d’autres pratiques. Tous ont suivi un cursus en sciences du sport (licence STAPS – sciences et techniques des activités physiques et sportives –), au cours duquel ils ont pratiqué différentes activités, dont des activités de nature. Ces enseignements ont permis à certains d’entre eux d’acquérir les bases techniques pour pratiquer ensuite de manière autonome. Ici encore, le plaisir du contact avec la nature est à la fois le moteur et l’objectif de l’activité : Ma première année à la fac, rapidement, j’ai pris un baudrier, une corde et je suis allé grimper avec les copains, les copines, alors je cherchais pas la perf ’. […] moi c’était la nature, le vent, les oiseaux, l’odeur, c’est ces sens-là qui me plaisent (E2). La socialisation par les pairs, dans ce nouvel environnement, joue un rôle important dans la découverte de nouveaux rapports à la nature : J’ai découvert à la fac avec des amis ce que c’est que ce milieu justement beaucoup plus proche de la nature. Clairement. Et la nature, c’étaient les promenades sur les sentiers côtiers, c’était ça, tu vois ? […] Les copines en question, c’est même pas… des vertus écologiques, c’est vraiment ancré dans leur façon d’être. […] C’est vraiment par la culture des amis que je me suis faits là-bas (E3). Ces multiples expériences de socialisation ont joué un rôle significatif dans les trajectoires personnelles de ces enseignants, les amenant à faire des choix (lieux d’habitation ou de vacances, loisirs) qui leur permettent de retourner régulièrement, voire quotidiennement, dans la nature. Ils 135 L’éducation par la nature ont conscience de l’importance de ces contacts directs avec la nature (mer, montagne, forêt) pour leur bien-être. Ils souhaitent faire partager aux élèves les émotions qu’ils ont eux-mêmes ressenties, à travers la pratique d’activités physiques. 3� Faire vivre des expériences de nature aux élèves Le souhait de faire vivre des expériences dans la nature à leurs élèves, à la fois pour le plaisir qu’elles procurent ainsi que pour leurs vertus éducatives, ressort des témoignages de tous les enseignants : J’ai remarqué que ces expériences avec la nature, je sais pas pourquoi, mais spontanément en fait, je l’ai mis en œuvre dès ma première année d’enseignant-stagiaire. J’ai essayé de mettre en place de la course d’orientation pour des sixièmes, et donc trouver un car, monter un petit budget, et puis voilà, aller en pleine nature (E6). Certains des enseignants sont dans des établissements où les élèves n’ont pas l’occasion de partir en vacances, ni même de vivre des expériences de nature dans un cadre familial ou de loisirs. Ils ont conscience du rôle que peut jouer l’école dans la découverte de l’environnement naturel. C’était plutôt là, sur un aspect culturel ou du micro-tourisme, d’aller sortir du béton parce que c’est vraiment très moche. Et du coup, je m’étais dit la dune, la forêt de pins, le sable, la mer, ce sera une belle expérience pour eux (E7). Cet éloignement de la nature n’est pas forcément géographique, mais surtout social et culturel ; il s’agit donc de tisser ce lien en les amenant à découvrir la richesse des milieux naturels à proximité : 136 Faire vivre des expériences de nature C’est ça que j’aime, amener les élèves à l’extérieur, parce qu’ici, on est à dix minutes à pied de la digue mais t’as des élèves [au collège], quand tu les emmènes ils te disent : « mais c’est super beau, madame ! » Au début, la première année, je dis : « tu te fous de moi ou quoi ? » Mais non, ils n’étaient jamais venus là ! (E1). Ces expériences leur paraissent également essentielles pour comprendre la nécessité de préserver cet environnement : « on voulait leur faire [aux éco-délégués] une formation sur le terrain, c’est-à-dire en pleine nature et qu’ils puissent vivre l’extraordinaire » (E2). Qu’ils [les élèves] aient des expériences positives comme ça dans la nature, c’est… je pense que tout le côté écologique vient forcément de là. Si t’as pas de plaisir à être dans la mer ou à côté de la mer ou dans une forêt à bouger, à avoir des émotions positives là-dedans, t’as aucune envie de t’occuper de ce truc-là, ça passera pas par la morale (E3). Ainsi, la nature est considérée comme un espace écoformateur qui permet de faire vivre des situations éducatives aux élèves en les confrontant à des problématiques complexes et à la nécessité de trouver une solution pour s’en sortir : C’est toujours les mêmes choses qui m’ont amené à travailler les APN avec les élèves. C’est ce côté « impossible d’abandonner ». Parce qu’ils ont quand même tendance à abandonner, à être résignés. Dès que c’est trop dur là, ils sont bah en désespoir, acquis à l’école quand même beaucoup hein. Alors quand les élèves s’énervent à deux sur le bateau qui n’avance pas, bah ils peuvent s’engueuler comme ils veulent mais personne viendra. Donc là moi j’aimais bien ce côté, on peut pas abandonner, il faut trouver une solution à deux […]. Donc ils doivent arriver à coordonner leurs actions (E7). 137 L’éducation par la nature La dimension sensible et expérientielle du rapport à la nature est davantage valorisée et recherchée : Quand nous on va faire des pratiques sportives en pleine nature, ce qu’on aime c’est pas forcément aller vite, c’est plutôt apprendre à sentir l’environnement. […] en développant ces sens, peut-être qu’on finirait par développer une conscience du milieu naturel chez les élèves (E10). Ainsi, solliciter le ressenti de l’élève n’est pas tant l’objet d’un programme ou d’un contenu mais relève davantage d’une démarche pédagogique de l’enseignant qui veille à ce que « l’éprouvé » soit présent (Vigarello, 2015). Cependant, la culture à la fois sportive et scolaire de l’EPS incite davantage à une mise à distance des émotions au profit de la performance ou de la rationalité. Par ailleurs, prendre en compte les perceptions du corps et de l’environnement nécessite des conditions de pratique qui sont difficiles à réunir dans le cadre d’un cours d’EPS. 3.1 La mise en tension avec les contraintes du cadre scolaire Lors du cours d’EPS, la gestion du temps, couplée au grand nombre d’élèves par classe, s’accorde difficilement avec un travail sur l’expérience vécue par chacun : On est pris par le temps, on a 1 heure 30, on a du matériel, on a 30 gamins, et en fait, je trouve qu’on n’a pas le temps vraiment de se centrer sur l’expérience vécue. […] À cause de cette temporalité où il faut aller vite, on est toujours un peu à presser les élèves. Enfin, ils s’amusent et ils progressent mais sur ce qu’ils ont vraiment vécu, on n’a pas le temps de revenir là-dessus, on passe à côté de ça (E10). 138 Faire vivre des expériences de nature Aussi, pour s’affranchir de certaines de ces contraintes et créer des conditions plus favorables à une approche sensible de la nature, la plupart des projets portés par ces enseignants sortent du cours quotidien d’EPS, ne s’adressant alors qu’à une part restreinte des élèves : classe à option, élèves inscrits à l’association sportive et plus rarement à un niveau de classe, lors de voyages par exemple. Ces modalités de pratiques permettent de se centrer davantage sur l’expérience vécue. Certains projets, autour d’un voyage de classe en fin d’année par exemple, permettent ainsi de coordonner différents enseignements (EPS, physique, mathématiques, technologie, professeur documentaliste) autour d’activités physiques de nature : L’idée c’était le cycle de vie du plastique et donc de partir faire du catamaran pour tracter des petits filtres de plastique et voir si, dans une zone qui était très protégée, imperméable à la mer puisque c’est un lac, on pouvait aussi retrouver des pollutions plastiques. Ils [les élèves] aimaient bien ce côté différent des enseignements, ils étaient intrigués, ils aimaient beaucoup la posture de se mettre dans la peau d’un scientifique, parce que le projet c’était quand même de construire du matériel pour faire des recherches expérimentales. Je trouve que ça donne un sens un peu au savoir livresque (E7). Si les enseignants interrogés soulignent l’intérêt de relier les expériences de nature aux connaissances acquises dans les autres disciplines, ils constatent également l’absence de coordination entre les contenus d’enseignement dans le cadre des cours traditionnels : Ce qui va manquer, c’est l’interdisciplinarité parce qu’ils ont beaucoup de contenu en SVT (sciences de la vie et de la Terre), en physique là-dessus et nous on est dehors dans ces cadres-là. Donc il faudrait des formations sur l’interdisciplinarité, la possibilité de 139 L’éducation par la nature trouver des choses, des appuis. Voilà, c’est des profs de SVT qui nous présentent leurs programmes et qui disent : « bah voilà, nous, on aurait besoin de ça, faire vivre une expérience là-dessus » (E11). Articuler l’expérience vécue avec les contenus d’apprentissage des différentes disciplines permet non seulement d’« incarner » et de contextualiser les connaissances mais également de leur donner un sens en les mobilisant sur le terrain. Cependant, le vécu et la connaissance par corps du milieu vivant sont considérés par une partie de leurs collègues d’autres disciplines comme ne relevant pas du domaine scolaire. En effet, les activités nautiques, en particulier, associées au bien-être, aux loisirs, à la plage, sont souvent peu perçues comme des sources d’apprentissages. Ainsi, certains enseignants d’EPS affrontent des critiques virulentes lorsqu’ils organisent, par exemple, une journée de découverte du surf pour des élèves de lycée professionnel en filière Agora (assistance à la gestion des organisations et de leurs activités). On a essuyé des frondes pas possibles : « c’est un scandale ! Vous allez au surf, y a pas d’autres choses à faire ? Une semaine avant l’examen ! Les activités de détente pourraient être faites après ! » Donc là, tu dis : « allez, je lis plus les messages », et il y en a eu un paquet ! […] Je connaissais ces élèves-là, j’étais leur prof principale et on les avait eus pendant le confinement et tout donc je connaissais leurs besoins. Il y en avait 70 % qui n’avaient jamais fait de surf de leur vie. Et c’était génial de voir ces jeunes filles, qui ont eu du mal à me donner leur taille et leur poids, enfiler la combi (combinaison) ce jour-là, aller dans l’eau, avoir peur, voilà. […] C’était très bien, les élèves ça leur a fait un bien fou et ça avait un sens (E4). Le développement d’une relation sensible à la nature relève en partie de ces situations informelles, lors de jeux 140 Faire vivre des expériences de nature libres ou de moments de détente (Girault et Galvani, 2021). Cependant, à l’école, l’accent est mis sur les dispositifs formels d’apprentissage, occultant en grande partie la dimension éducative des multiples processus de socialisation par le corps (Delalande, 2007 ; Brougère, 2007). La prise en compte de l’expérience vécue par les élèves in situ et son articulation avec les connaissances constitue pourtant l’une des réponses pour faire face aux défis de l’éducation au xxie siècle. Il s’agit, en effet, de permettre aux élèves d’appréhender le monde réel dans sa complexité (Morin, 2015), de les amener à tisser des liens entre les connaissances et à mobiliser ces connaissances face à des problématiques concrètes. Ainsi, les dispositions des enseignants interrogés à mener des projets avec leurs élèves et à gérer une classe en extérieur contribuent de manière significative à leur engagement dans des pratiques d’éducation par la nature. Pourtant, la formation initiale demeure axée principalement sur les savoirs disciplinaires, abordés de façon cloisonnée ou en dehors de tout contexte réel d’une classe ou d’un groupe d’élèves. 3.2 Des compétences pédagogiques et logistiques pour éduquer par la nature La capacité des enseignants d’EPS à porter des projets pédagogiques dans les établissements ressort de la plupart des entretiens : « Les projets, c’est beaucoup les profs d’EPS […] je suis référente “développement durable” mais aussi référente “aide aux devoirs” » (E1). « Nous, les collègues d’EPS, on a beaucoup l’étiquette de grands logisticiens […] et donc les collègues, ils nous sollicitent » (E4). On porte tellement de projets : projet voyage, secourisme, AME (aire marine éducative58), liaisons sixième-CE2, c’est les profs 58 Une étude exploratoire sur les aires marines éducatives dans les col- 141 L’éducation par la nature d’EPS qui vont enclencher le truc. […] on porte tout, enfin beaucoup de choses, je dirais 90 %. Et les principaux [chefs d’établissement] commencent à s’en rendre compte […] et là on n’arrête pas de leur dire l’AME, ce n’est pas EPS, c’est un projet d’établissement, il faut que les autres se l’approprient (E3). Par ailleurs, tous les participants à l’enquête témoignent du caractère « naturel » de l’encadrement d’élèves, en groupe et en mouvement, dans l’environnement extérieur. Ces compétences « logistiques » constituent une ressource pour faire vivre des expériences de nature aux élèves. Quand on va à l’extérieur, c’est pas du tout la même gestion de classe. Le gamin quand il est dehors avec ses bottes en caoutchouc, les mains dans la vase, il est pas… il peut pas être pareil qu’avec toi en classe. […] Il y a beaucoup de profs qui sont paniqués quand ils sont dehors parce qu’ils ont plus les élèves devant eux. Comme ils sont paniqués, ils n’interviennent plus ou alors ils crient pour tout et n’importe quoi (E3). « Il faut lever les peurs, peur de pas pouvoir enseigner, peur de perdre le contrôle sur les élèves » (E9). Il faut dire que si la pratique sportive contribue probablement à l’acquisition de ces compétences par les enseignants d’EPS et à leur capacité à travailler en équipe, leur formation initiale joue également un rôle dans le développement de dispositions à encadrer des élèves en extérieur. On est mieux dotés quand on sort de la formation que les collègues, ouaip franchement. Et puis avec l’expérience en plus, voilà, nous, on n’a pas peur d’aller à l’extérieur, […] on sait comment réagir (E1). lèges en Bretagne a, par exemple, révélé que les trois quarts des porteurs de projet étaient enseignants d’EPS (Troadec et al., 2022). 142 Faire vivre des expériences de nature En effet, tout au long de leur formation, les étudiants en STAPS se préparant à l’enseignement de l’EPS suivent des cours, à la fois théoriques et pratiques, pour apprendre à gérer les élèves et à créer des conditions favorables aux apprentissages. Ils acquièrent ainsi des connaissances et des compétences leur permettant d’assurer la sécurité, de gérer l’hétérogénéité des élèves, de réguler les interactions afin de maintenir une dynamique de groupe et de favoriser l’engagement dans les apprentissages. Certains contenus de formation des enseignants d’EPS relatifs à l’encadrement des élèves en extérieur paraissent ainsi être transférables à l’ensemble des formations des enseignants, pour développer des compétences pédagogiques et logistiques qui leur permettraient de se sentir capables de développer ce type de projet de nature. Conclusion : sortir du cadre disciplinaire pour vivre des expériences de nature, un enjeu pour la formation des enseignants Les entretiens menés avec les enseignants d’EPS mettent en évidence le rôle que peut jouer cette discipline pour développer des pratiques d’éducation par la nature dans le cadre scolaire. Ils confirment également l’importance des multiples expériences de socialisation dans la nature de ces enseignants, vécues durant l’enfance et l’adolescence, dans leur engagement pour des projets d’éducation à l’environnement avec leurs élèves. En effet, leurs expériences vécues dans le cadre familial ou amical, dans un esprit d’aventure et de découverte, les incitent à vouloir proposer des pratiques d’éducation à et par la nature en EPS. Ces résultats soulèvent différentes pistes de réflexion pour la formation des enseignants. En effet, une étude récente montre que les personnes socialisées à la nature durant l’enfance ne s’éloignent jamais vraiment, une fois adultes, des 143 L’éducation par la nature pratiques de plein air (Van Tilbeurgh et Atlan, 2022). Il s’agit, cependant, dans le cadre de la formation des enseignants d’EPS, de les amener à s’interroger sur leurs rapports à la nature, dans les pratiques sportives notamment, et de mettre davantage l’accent sur la perception sensible et la relation à l’environnement. Par ailleurs, les enseignants interrogés regrettent qu’une partie de leurs collègues considère les activités physiques de nature, associées aux loisirs, au tourisme ou aux vacances, comme ne relevant pas d’une formation scolaire. Pourtant, ces situations moins formalisées sont riches d’apprentissages par le corps et par les sens (Fuchs et Brougère, 2021 ; Brougère et Peyvel, 2023). L’éducation par la nature questionne la place et le statut de ces temps informels à l’école. Relier l’expérience et le vécu du corps à l’acquisition de savoirs disciplinaires constitue l’un des enjeux actuels de l’éducation pour amener les élèves à développer une connaissance sensible de la nature et du vivant. Ainsi, l’enjeu porte également sur les futurs enseignants, qui ne perçoivent pas le potentiel éducatif des activités dans la nature ou qui n’ont pas vécu ce type d’expérience durant leur enfance ou leur adolescence. Dans quelle mesure la formation initiale peut-elle permettre de développer des affects positifs vis-à-vis de la nature ? Des trajectoires de socialisation montrent le caractère non définitif de la socialisation primaire à la nature, et la possibilité de bifurcations, notamment du fait de la rencontre avec de nouvelles instances de socialisation. La socialisation professionnelle, non seulement à travers l’institution mais également par les pairs, peut permettre d’intérioriser de nouvelles réalités par une recomposition des valeurs, des normes et des attitudes acquises (Darmon, 2016). Pour cela, l’individu doit bénéficier de l’appui d’un groupe de référence et d’un cadre conceptuel permettant à d’autres individus de l’introduire émotionnellement dans une autre réalité (Berger et Luckman, 1966/2018). Une étude récente dans le cadre de 144 Faire vivre des expériences de nature séjours immersifs en classe de mer pour de futurs enseignants en formation montre, par exemple, le rôle des émotions vécues à l’occasion d’activités de loisirs dans la nature (kayak, pêche à pied) pour appréhender d’autres modalités d’apprentissages, par le corps et par les sens (Brougère et al., à paraître). Faire vivre des expériences de nature aux futurs enseignants en formation, notamment par la pratique d’activités physiques, semble l’un des leviers possibles pour dépasser une conception dualiste de l’éducation et conjuguer une approche sensible de la nature avec l’objectivation de connaissances sur cet environnement. Cependant, ces modalités de formation sortent du cadre académique traditionnel et engagent à tisser des liens entre l’éducation physique et les disciplines intellectuelles pour revaloriser une approche sensible de la connaissance. Présentation des auteur·es Anne Bertin-Renoux est professeur d’EPS à l’université de Bretagne occidentale, docteure en sciences de l’éducation et post-doctorante à l’École normale supérieure de Rennes et au laboratoire VIPS2 (UR 4636). Ses recherches portent sur la créativité de l’agir, l’apprentissage par l’expérience et l’éducation à l’environnement. Elle participe au projet RAME (recherche sur les aires marines éducatives) coordonné par Julien Fuchs et Léa Gottsmann. https://rame.hypotheses. org/ Julien Fuchs est professeur des universités en sciences du sport et de l’éducation à l’université de Bretagne occidentale. Il est membre du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD EA 3875). Ses recherches portent sur les pratiques corporelles et les mouvements socio-éducatifs. Aujourd’hui, ses travaux se concentrent sur les acteurs éducatifs et socio-éducatifs participant à l’éducation à l’environnement. 145 L’éducation par la nature Léa Gottsmann est agrégée-préparatrice au département Sciences du sport et éducation physique de l’École normale supérieure de Rennes, responsable de la formation à l’agrégation d’EPS et membre du laboratoire VIPS² (UR 4636). Ses travaux de recherche portent sur l’analyse de l’activité et de l’expérience des enseignants et des élèves dans des dispositifs pédagogiques d’éducation à l’environnement. Elle copilote le groupe académique « EPS et environnement ». Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Laure Kloetzer Résumé Ce chapitre analyse l’usage et les apports de l’outil Photovoice dans le cadre d’un dispositif de sortie scolaire visant à favoriser les expériences de nature des élèves adolescents. Introduction L’« expérience » est un terme polysémique en psychologie : entre celle que l’on fait, qui renvoie aux éprouvés, souvent imprévus, d’une situation, celle que l’on tire de l’aventure, celle que l’on a acquise et que l’on peut mobiliser dans les usages experts du corps et des mots… Le sens de l’expérience, ainsi que les théories qui en rendent compte et les méthodes qui permettent de l’approcher, sont variables. 147 L’éducation par la nature Dans ce chapitre, nous cherchons à mieux comprendre l’expérience que font de jeunes anglophones, en sortie scolaire, dans le cadre somptueux mais exigeant des Alpes suisses, où se situe leur école. Nous présenterons d’abord le contexte de cette sortie, puis l’outil Photovoice que nous avons choisi pour explorer cette expérience avec les jeunes. Dans un deuxième temps, nous analyserons les documents, combinant photographies et textes, produits à cette occasion, avec une sensibilité particulière à la question de recherche suivante : de quoi choisissent de parler les jeunes en évoquant cette journée dans leurs documents Photovoice ? En particulier, comment parlent-ils et elles de la nature ? Nous identifions ainsi quelques dimensions centrales de l’expérience des jeunes lors de ces sorties scolaires, telles qu’ils et elles nous donnent à la voir dans leurs documents photographiques commentés, qui peuvent probablement être généralisés à d’autres contextes : en premier lieu, l’importance des relations sociales et la centralité du corps dans l’expérience de nature, tout particulièrement chez les 12-15 ans. 1� Explorer l’expérience des jeunes en sortie scolaire scientifique 1.1 Contexte de la recherche De septembre 2017 à juin 2019, nous avons mené une recherche collaborative avec l’équipe enseignante de la Leysin Alpine School, une école privée anglophone suisse, qui propose un programme de outdoor education en milieu montagnard. Dans ce cadre, une centaine de jeunes de 12 à 17 ans participent chaque année à une journée d’études scientifiques en nature dans les environs immédiats de l’école59. Les élèves sont invités, par petits groupes, à 59 Voir ici : https://www.las.ch/about/news-events/las-blog/ 148 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature effectuer des relevés systématiques d’écologie forestière dans des zones bien identifiées, et situées à différentes altitudes afin de constituer un transect60 : treize carrés de 30 mètres de côté, répartis de la vallée du Rhône (500 m d’altitude) à la Tour d’Aï (2 331 m d’altitude), sont répertoriés par les jeunes, encadrés par leurs enseignant·e·s de sciences. Les élèves suivent des protocoles scientifiques précis, visant à identifier et à mesurer les arbres, ainsi qu’à inventorier les autres espèces présentes grâce à l’application iNaturalist. Les élèves les plus jeunes (les 12-15 ans) réalisent également des activités artistiques de type land art. 1.2 La méthode Photovoice Le travail sur l’expérience des jeunes lors de ces sorties scolaires fait partie d’un projet de recherche plus large, où nous avons cherché à comprendre (et à mettre en dialogue) les points de vue et expériences contrastés des différents participant·e·s au projet : concepteurs du projet, enseignant·e·s de sciences et élèves. Dans ce chapitre, nous ne traiterons que les données produites avec les jeunes grâce au dispositif Photovoice. Photovoice (Wang et Burris, 1997) est une méthode visuelle de recherche communautaire et participative fondée sur l’usage de la photographie. Les chercheuses à l’origine de la méthode, qu’elles ont initialement déployée avec des communautés de femmes du Yunnan sur des questions de santé, en exposent très clairement les objectifs et les enjeux : il s’agit de permettre aux participantes « d’identifier, représenter et améliorer leur communauté » (Wang et Burris, 1997 : 369) à l’aide de la post/~board/las-blogs/post/science-beyond-the-classroom 60 Le transect est un concept interdisciplinaire, utilisé notamment en géographie et en écologie, désignant une ligne imaginaire qui permet de structurer des observations de terrain ou la représentation d’un espace le long de ce tracé linéaire et en intégrant sa dimension verticale. 149 L’éducation par la nature photographie, perçue comme accessible à toutes et tous. L’approche Photovoice revendique dès l’origine une ambition de transformation sociale : elle permet aux participant·es de « (1) documenter et rendre visible les forces et préoccupations de leur communauté grâce à la photographie, (2) s’engager dans la production de connaissances et un dialogue critique grâce à une co-analyse en petit groupe de leurs photographies, (3) parler aux décideurs politiques »61 (Wang, 1999 : 185) (note de bas de page). La photographie n’est pas ici en premier lieu un outil de production de données au service des chercheuses, mais tout d’abord un outil de documentation de leur réalité par des groupes opprimés dans une perspective de dialogue critique avec les autres membres de leur communauté et avec les autorités politiques. Les participantes sélectionnent ainsi certaines photographies, parmi toutes celles qu’elles ont prises, pour en discuter en groupe, ce qui permet de les contextualiser : les participantes racontent l’histoire de ces photographies, et le groupe construit petit à petit une représentation partagée des enjeux, forces et besoins de la communauté. Les autrices positionnent explicitement cette méthode dans une perspective féministe, et dans la lignée des réflexions de Freire autour de la conscientisation par les dominés des modalités – y compris incorporées et entretenues par eux – de la domination. La méthode vise ainsi une forme d’objectivation et de conscientisation de la réalité sociale par ceux qui la vivent, sans naïveté politique. L’approche Photovoice est surtout utilisée dans les domaines de la santé et du travail social. Elle est particulièrement adaptée au travail avec les jeunes (voir par exemple Dixon et Hadjialexiou, 2005 ; Volpe, 2019 ; Wilson et al., 2007 ; Cosgrove et al., 2022). Elle a été également utilisée dans 61 Notre traduction. Texte original : “to enable people (1) to record and reflect their community’s strengths and concerns, (2) to promote critical dialogue and knowledge about personal and community issues through largeand small group discussion of their photographs, and (3) to reach policymakers” (Wang, 1999 :185) 150 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature le monde scolaire (voir par exemple Zenkov et Harmon, 2009 ; Moletsane, 2022 ; Samonova et al., 2022). Elle connaît, à travers ces diversifications, plusieurs évolutions : tout en restant centrée sur une approche critique et communautaire d’émancipation des opprimés dans certaines recherches, elle évolue dans d’autres pour devenir une technique permettant d’appréhender l’expérience, à la fois subjective et objective, des jeunes. Elle se concentre alors sur l’agentivité des jeunes et leur statut de « participant·e·s actifs·ves ». Une équipe de recherche qui mobilise ainsi l’outil, dans une recherche explorant les représentations des jeunes de la nature (comme nous le ferons nous-mêmes par la suite), écrit ainsi : « Photovoice affords children the status of active participants within the research process. Through this participatory research method, children are considered as collaborators who possess agency » (Adams et al., 2017 : 5). 1.3 Mise en œuvre du projet Concrètement, les élèves (toutes et tous doté·e·s de téléphones munis d’appareils photo) ont été invité·e·s à prendre des photos au fil de la sortie, puis à choisir cinq photographies représentatives de leur expérience de la journée, qu’ils et elles ont commentées librement. Tout en étant utile à l’équipe de recherche, l’exercice avait une dimension pédagogique : il visait à permettre aux élèves d’exprimer leur point de vue afin d’améliorer le programme, et d’expérimenter une posture réflexive par l’exercice de la sélection des photos, du commentaire et de la discussion à leur sujet. Le protocole Photovoice a été présenté aux enseignant·e·s encadrant les groupes lors de la préparation de la sortie. Les instructions écrites ont ensuite été transmises aux élèves en amont de la journée, puis rappelées par les enseignant·e·s responsables à leurs petits groupes le jour même. Les instructions écrites étaient formulées de la façon suivante (voir fig. 1) : 151 L’éducation par la nature Photovoice Project You are participating in the IB’s annual Group 4 Day. This year, we invite you to join a Photovoice experience! What is Photovoice? Photovoice is a playful means of supporting your reflection on your experience of the day. Experience, in the psychological sense, is not only the way that we feel on the spot, but also how we feel and talk about it later. This reflective thinking constitutes our experience in the long term. How does it work? During the day, please take pictures – as many as you want – of significant events/moments of the day. Take pictures of the things that best reflect your own, personal experience. Shoot anything you wish with your mobile phone or camera. At the end of the day, back in the classroom, you will be invited to create a Google Doc selecting 5 of your pictures and adding a short personal comment to each. Don’t worry about the artistic quality of your pictures. What matters is what the content of the photos means to you, not how good they are as pretty pictures. What to do next? Enjoy the day and please, do not forget to take pictures that reflect significant times… …FOR YOU. See you soon outdoors ! Figure 1. Instructions pour le protocole Photovoice. 152 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Les instructions insistent sur le côté ludique de la démarche, ainsi que sur la liberté des élèves concernant le choix de ce qu’ils souhaitent photographier, le nombre de photos prises lors de la journée, etc. Elles valorisent également l’expérience propre de l’élève : Pendant la journée, prenez des photos, s’il vous plaît, des événements ou moments significatifs de la journée, des choses qui reflètent le mieux votre expérience personnelle – autant que vous le souhaitez. Photographiez tout ce que vous voulez avec votre téléphone ou votre appareil photo (notre traduction). Ces formulations succinctes cherchent à libérer l’exercice Photovoice d’une approche trop scolaire, dans laquelle les élèves donneraient à voir seulement ce qui est compris comme attendu par les enseignant·e·s ou par l’équipe de recherche. Nous espérions les inciter à une certaine authenticité dans le partage de leur expérience, par l’utilisation d’un outil qui leur est familier – leur téléphone personnel, ici utilisé comme appareil photo. De ce point de vue, le protocole nous semble être un succès. Aucun·e des participant·e·s n’a manifesté d’inconfort ni avec le principe, ni avec les manipulations techniques requises. L’usage de l’appareil photo du téléphone portable s’est glissé naturellement dans la dynamique de la journée, sans la parasiter. À la fin de la sortie et de retour en classe, les jeunes étaient invités à mettre en forme leurs photos du jour dans un document pré-calibré, dont on voit un exemple ici : 153 L’éducation par la nature Figure 2. Exemple de protocole complété (première page). 2� Analyse des documents photographiques produits par les élèves Pour ce chapitre, nous avons analysé 74 protocoles Photovoice (54 protocoles pour les élèves de 12 à 15 ans, 20 protocoles pour les élèves de 16 et 17 ans), c’est-à-dire tous ceux pour lesquels les élèves participant·e·s et leurs familles ont confirmé leur accord en ce qui concerne l’utilisation du travail à des fins de recherche (approche opt-in en matière de 154 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature consentement pour la recherche). Ces protocoles représentent un total de 349 images commentées (264 pour les élèves de 12 à 15 ans, qui ont presque tous commenté 5 photos – 4,9 en moyenne –), et 85 images commentées pour les élèves de 16 et 17 ans, qui ont commenté 4,3 photos en moyenne). Nous avons analysé les données de la façon suivante : • Une analyse thématique a permis d’identifier les huit catégories suivantes dans les documents Photovoice : les relations sociales, le corps et la dimension sensible, la science, la nature, le lieu, la collaboration, le défi (mental et physique) représenté par cette journée en montagne, et enfin l’art (uniquement pour le groupe des 12-15 ans, l’activité de land art n’étant pas proposée aux plus âgés). Nous avons, dans un premier temps, analysé si les jeunes parlaient de ces dimensions dans leurs documents Photovoice : sera codé par exemple, comme parlant de nature, un document Photovoice où au moins un des textes fait référence à un élément de nature explicitement présent dans l’image. Nous avons contrasté les dimensions attendues, qui sont explicitement présentes dans les objectifs pédagogiques de la journée et le discours des enseignant·e·s, et les dimensions inattendues, qui apparaissent en quelque sorte spontanément, en dehors des instructions transmises par les enseignant·e·s aux élèves lors de la présentation du projet. • Dans un deuxième temps, nous avons analysé comment les jeunes parlaient de ces dimensions, en combinant une analyse du contenu des photos et une analyse du contenu des commentaires qui les accompagnent. Cette deuxième analyse est évidemment très instructive, car s’il n’est pas étonnant que les jeunes parlent de la nature dans une journée qui est explicitement orientée vers des activités en 155 L’éducation par la nature plein air, rien ne prescrit, dans la communication de l’école, comment ils et elles devraient en parler. 2.1 De quoi parlent les jeunes dans leurs documents Photovoice ? Contraster les résultats des deux groupes donne des résultats intéressants. 12–15 ans (54 protocoles) 16–17 ans (20 protocoles) Dimensions attendues Nature 80 % 95 % Science 52 % 40 % Lieu 37 % 30 % Collaboration 7% 30 % Art 43 % Na Relations sociales 81 % 50 % Mon propre corps, mes sensations physiques 61 % 35 % Défi physique et mental 35 % 40 % Dimensions inattendues Tableau 1 : dimensions abordées par les jeunes dans leurs Photovoice. Ces résultats sont surprenants. Ils montrent que les dimensions les plus mentionnées par les 12-15 ans sont, dans l’ordre décroissant, les relations sociales (81 %), la nature (80 %) et leur propre corps (61 %). Deux de ces trois dimensions centrales sont inattendues. Ces résultats sont encore plus frappants si on code chacune des images : 44 % de l’ensemble des images ont un focus social (amis, camarades, 156 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature enseignant·e·s…), tandis que 33 % ont un focus sur la nature (paysage apprécié comme tel, ou élément de nature, vivant autre qu’humain, etc.) et que 23 % (soit 60 images sur 264) ont un focus qui porte sur le corps de l’élève ou ses sensations physiques propres (froid, chaud, fatigue, blessure, impressions sensorielles, etc.). Un autre point frappant est qu’un jeune sur cinq dans la tranche d’âge des 12-15 ans ne mentionne aucun élément de nature (autre que son propre corps) dans aucune des cinq images commentées qu’il ou elle a sélectionnées, alors que la journée se déroulait en nature, qu’elle était présentée comme telle par les enseignant·e·s et qu’on pouvait donc s’attendre à ce que ce thème soit traité par les élèves. De même, il est frappant que la dimension scientifique n’apparaisse que dans un protocole sur deux, alors qu’il s’agit, du point de vue des enseignant·e·s, d’une journée consacrée à l’apprentissage de la méthode scientifique. Chez les 16-17 ans, la nature prend la tête du classement (présente dans 95 % des Photovoice et 64 % des images commentées – soit 55 images commentées sur 85), suivie par les relations sociales (50 % des Photovoice, 24 % des images commentées, soit 20 images commentées sur 85). Les autres dimensions sont très proches ; les activités scientifiques sont ainsi présentes dans 40 % des Photovoice (18 images sur 85). Les photos faisant explicitement référence à son propre corps ou à ses propres sensations corporelles sont beaucoup moins nombreuses, présentes dans 35 % des Photovoice mais représentant seulement 13 % des images commentées, soit 11 images sur 85. Il est difficile d’interpréter complètement ces écarts : une première hypothèse serait que les plus grands se sont davantage conformés aux attentes explicites des enseignant·e·s, ce qui rendrait compte de l’augmentation du nombre de références à la nature ; toutefois, cette hypothèse est contredite par l’absence de références à la science dans 60 % des Photovoice. 157 L’éducation par la nature Une autre hypothèse serait que les plus grands ont manifesté plus de méfiance vis-à-vis du dispositif de recherche, et s’en sont tenus à des photographies « inoffensives » de nature – mais de même, cela rend difficilement compte du peu de photographies à caractère scientifique, tout aussi inoffensives… Quoi qu’il en soit, l’exercice souligne la présence toujours importante de la dimension sociale (dans 50 % des Photovoice), et peut-être la complexité des relations à la nature de ces jeunes adultes, qui peuvent être médiées par des médiations très différentes : le vocabulaire scientifique pour certains, la comparaison explicite entre le lieu de l’école et son lieu d’origine pour d’autres, la présence des amis, des souvenirs d’enfance… 2.2 Comment les jeunes parlent-ils de nature dans leur Photovoice ? Cette étape de notre recherche combine une analyse du contenu des photos et du contenu des textes, pour comprendre de quoi parlent les jeunes quand ils parlent de nature. Nous en tirons quatre résultats principaux : a) Les photographies retenues par les jeunes montrent des êtres vivants autres qu’humains : des arbres en premier lieu, omniprésents dans les parcelles, ainsi que des fleurs, des champignons, des insectes et d’autres petites créatures (araignées, vers, escargots…) par exemple. Les activités scientifiques dans les parcelles, qui supposent de s’y arrêter, d’y passer du temps et d’observer, semblent amener les jeunes à noter, autrement, la présence de ces vivants qui existent à une autre échelle : plus grande pour les arbres, plus petite pour les insectes. L’attention portée à la nature s’inscrit donc en marge des activités scolaires proposées : 158 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature J’ai pris cette photo parce que je voulais connaître le type de champignon et parce que nous apprenons maintenant les décomposeurs et j’ai déjà entendu parler de l’importance des champignons pour pouvoir contrôler le cycle de l’écosystème et la chaîne alimentaire, donc cela m’intéressait (notre traduction). 159 L’éducation par la nature Cette photo a été prise alors qu’E. et moi participions au projet Bioblitz. Je ne vois pas beaucoup de grillons rester sur la main de quelqu’un, alors j’ai pris cette photo. Je m’ennuyais aussi un peu, alors je me suis promené en attrapant des grillons et j’ai pris une photo de chacun d’entre eux (cela a aussi été utile pour le projet Bioblitz, parce que cela a permis de montrer les différents types de grillons) (notre traduction). Ces échelles extrêmes semblent marquer les esprits, comme le commente une jeune femme en entretien : « Je me suis rendu compte de la taille de l’arbre parce que je n’ai jamais vraiment levé les yeux et ne l’ai jamais mesuré, et cette fois, j’ai pu le voir de plus près, un peu plus en détail » (notre traduction). La démarche scientifique stimule ici l’observation, parfois l’émerveillement. Par ailleurs, les élèves semblent sensibles à l’esthétique de ce monde gigantesque ou miniature : 160 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Voici ma photo préférée de la journée. Il s’agit d’une araignée derrière sa toile. Il était très difficile de faire la mise au point sur le sujet de la photo car nous n’avions pas d’objectif à régler. Néanmoins, la photo réussit à montrer l’araignée et sa « vibration » effrayante (notre traduction). La nature est ainsi perçue à travers l’émotion qu’elle procure, le plus souvent partagée ou mise en scène dans un cadre social. Dans ce Photovoice, l’élève établit un parallèle émotionnel entre elle et la nature (abstraite), qui est personnifiée (ici par l’arbre) et dotée des mêmes émotions que l’humaine à son égard : 161 L’éducation par la nature J’ai choisi cette image parce qu’il est amusant et ironique de voir que j’étreins un arbre. Elle représente la façon dont nous aimons la nature et dont la nature nous aime (notre traduction). La nature est aussi, pour une partie des jeunes, associée à une démarche de contemplation ancrée dans les émotions qu’elle procure : 162 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Cette photo montre l’emplacement d’un petit ruisseau au printemps, après la fonte des neiges. Je l’ai choisie parce qu’elle me semble paisible (notre traduction). b) Cette sortie en nature est d’abord marquée par la rupture avec le quotidien : être dehors, c’est avant tout ne pas être en classe ; c’est aussi une rupture avec la technologie, omniprésente dans leur quotidien : La photo montre des étudiants se rendant sur notre site et dans la magnifique nature des Alpes suisses. Si vous regardez de près, vous pouvez voir que les élèves n’utilisent pas leurs téléphones ni leurs écouteurs. Pendant cette journée, tous les participants ont fait une pause avec les technologies qui remplissent nos vies (notre traduction). J’ai trouvé intéressant que personne n’écoute de musique pendant le travail. D’habitude, lorsque nous partons en voyage, tout 163 L’éducation par la nature le monde a des écouteurs ou regarde son téléphone, mais ici, personne n’y a même pensé. [...] Ce projet m’a donné l’occasion de voir ces personnes en dehors de leur téléphone, sans technologie. D’habitude, on n’a pas souvent cette occasion (notre traduction). Nous avons installé les ficelles et commencé à travailler. Cette image illustre la beauté de la nature qui nous entoure, et une pause dans nos vies accaparées par la technologie (notre traduction). c) La sortie scolaire en nature est d’abord une expérience sociale : l’omniprésence de photographies mettant en scène des amis, des partenaires ou des enseignant·e·s, ainsi que l’association de commentaires sur ces relations sociales et d’éléments de nature photographiés, montrent que pour ces jeunes de 12 à 17 ans (et plus encore pour les plus jeunes d’entre eux), les relations sociales médiatisent l’expérience de la sortie scolaire en nature. Cette expérience sociale concerne en premier lieu les groupes d’amis mais aussi les équipes formées dans le cadre des activités scientifiques ou artistiques, et enfin les enseignant·e·s qui les accompagnent. Elle s’étend parfois aux compagnons autres qu’humains, comme ici le chien d’une des enseignantes : 164 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Pour moi, c’est la partie la plus étonnante de l’événement : sortir et commencer à randonner avec mes amis. Sur cette photo, nous avons passé un très bon moment en tant que groupe. Je l’aime aussi parce qu’elle montre le début de notre voyage hors des sentiers battus. La nature, c’est tellement mieux que l’intérieur d’une salle de classe (sans vouloir vous offenser) et cette photo représente ce sentiment d’excitation (notre traduction). 165 L’éducation par la nature J’ai choisi cette photo parce que ce chien était toujours avec nous et qu’il était si mignon. Il représente le fait que nous nous sommes bien amusés (notre traduction). d) Enfin, nous aimerions souligner la centralité de l’expérience corporelle, et de l’expérience sensible, dans l’évaluation de cette sortie scientifique dans la nature, chez les adolescents de 12 à 15 ans en particulier. De nombreux commentaires décrivent des impressions sensorielles, agréables ou désagréables. À la douceur du soleil et à la fraîcheur de la forêt s’ajoutent des expériences négatives de chutes, blessures, piqûres ou inconforts liés à des allergies, par exemple au pollen. La quantité de pollen était insensée. Il y en avait tellement. En plus, c’était tellement raide que je suis tombée plusieurs fois. Je me suis donc retrouvée COUVERTE de pollen. Extrêmement désagréable (notre traduction). 166 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature Même s’il faisait beau et ensoleillé, il faisait assez froid dans la forêt à cause du grand nombre d’arbres qui couvraient le ciel. Certaines personnes ont eu froid. Cela me rappelle que heureusement, je n’avais pas oublié de prendre quelques couches supplémentaires (notre traduction). J’ai pris cette photo après que nous avons terminé les protocoles. Nous sommes allés au bord de la rivière. C’est un sentiment rafraîchissant de savoir que nous avons terminé et il faisait frais au bord de la rivière. Les plantes que l’on voit sont une sorte d’ail. Leur odeur était très forte (notre traduction). J’ai choisi cette photo parce qu’elle représente parfaitement ce que mes jambes auraient dit si elles avaient pu parler (notre traduction). 167 L’éducation par la nature I chose this photo because I cut my leg on a log and It made the rest of the day hard. J’ai choisi cette photo parce que je me suis coupé la jambe sur un morceau de bois, et que cela a rendu le reste de la journée difficile. Conclusion La méthode Photovoice invite les jeunes à documenter leur propre expérience d’une journée consacrée à l’exploration scientifique de la nature. L’analyse des données produites nous apprend donc des choses intéressantes sur l’expérience en nature de jeunes, plutôt urbains d’origine, confrontés à un environnement montagnard dans le cadre d’une journée scientifique. Elle met ainsi en évidence plusieurs dimensions centrales du point de vue des jeunes (notamment des 1215 ans) pour donner un sens à cette expérience : la centralité des relations sociales (y compris avec les enseignant·e·s) et de l’amitié, la mise en jeu du corps et la place du sensible, l’effort 168 Photovoice : un outil pour explorer l’expérience des jeunes en nature physique et mental induit par cette aventure, la valorisation de la nature comme alternative à la salle de classe et à la technologie, par exemple. Ces thématiques, inattendues pour les adultes, sont autant de pistes à prendre en compte sur le plan pédagogique. Nous pensons que cet outil, facile à mobiliser et à transmettre, constitue une contribution utile à la formation des enseignant·e·s exerçant en extérieur, pour leur permettre de mieux appréhender certains aspects centraux de l’expérience des jeunes lors de sorties en nature dans un contexte scolaire, qui pourraient autrement leur échapper – et pourquoi pas, pour les mettre ensuite en discussion. Présentation de l’auteure Laure Kloetzer est professeure ordinaire de psychologie socioculturelle à l’Institut de Psychologie et Education de l’université de Neuchâtel (Suisse). Dans la lignée des travaux de Vygotskij, elle s’intéresse au développement et aux apprentissages tout au long de la vie, en particulier des adultes dans le monde professionnel. Avec des collègues de différents réseaux internationaux, elle crée, utilise et étudie des méthodologies de recherche collaboratives, citoyennes, artistiques ou développementales, qui cherchent à transformer les relations entre les chercheurs institutionnels et la Cité. Elle est fondatrice et coprésidente du groupe de recherche ECSA (European Citizen Science Association) Learning and Education. Elle travaille aussi avec des enseignant·es et des enfants sur les relations entre les humains et les autres vivants non humains (animaux et plantes), et sur le rôle des jardins botaniques et des zoos dans la transformation de ces relations. 169 Remerciements Je remercie la direction et l’équipe de la Leysin Alpine School, qui ont participé avec enthousiasme à cette recherche, en particulier : M. John Harlin, alpiniste, à l’époque directeur du LAS Alpine Institute; Mme Rachael Passant-Coy et M. Dan Patton, enseignant·es à la LAS très impliqué·es dans le projet ; M. Paul Magnuson, directeur du département LAS Educational Research ; ainsi que les étudiant·es et enseignant·es qui ont participé à ces journées et accepté de partager leurs productions avec nous. Par ailleurs, je remercie Mme Virginia Eufémi et de M. Roberto Sasek, à l’époque étudiant·es en formation à l’université de Neuchâtel, qui ont contribué à la collecte des données. Observer un animal : des savoirs scientifiques peuvent-ils s’acquérir par l’expérience en pleine nature ? Marine Jacq, Patricia Marzin-Janvier, Damien Grenier Résumé Nous cherchons à montrer qu’au contact d’un milieu naturel, en situation de pédagogie par la nature, l’enfant peut apprendre des sciences (connaissances, méthodes, processus). Nous faisons référence au modèle praxéologique d’Yves Chevallard (1999), ainsi qu’à la notion d’« apprentissage expérientiel » (Rogers, 1969). À travers l’analyse d’entretiens et d’une vidéo, nous montrons que l’observation d’un animal est une situation d’apprentissage qui rend possible l’acquisition de savoirs variés que nous avons catégorisés. 171 L’éducation par la nature 1� Cadres théoriques 1.1 Apprendre par l’expérience à l’extérieur de la salle de classe En 1946, Célestin Freinet mettait en garde contre le danger d’une éducation à l’intérieur, qui ne permettait pas le lien avec la vie réelle, empêchant l’enfant de se confronter aux difficultés du monde extérieur et d’y mettre en œuvre ses apprentissages (Freinet, 1946). Plus tard, Jean Piaget parlait de « découverte active du vrai ». Pour lui, l’intelligence de l’enfant se structure à partir de son expérience du réel : la restructuration induite par l’expérience aboutit à un nouvel équilibre cognitif (Piaget, 1969). L’« apprentissage expérientiel » est un terme plutôt utilisé au Royaume-Uni, mais il reprend les travaux de Piaget en intégrant d’autres approches (Dewey, Kolb, Rogers…). Rogers, psychologue et pédagogue, a été le premier à introduire le terme d’« experiential learning ». Il parle d’« apprentissage expérientiel et significatif », et pose quatre conditions (Rogers, 1969) : • engagement personnel de toute la personne dans ses aspects cognitifs et affectifs ; • initiative de l’apprenti, élan venant de l’intérieur ; • apprentissage en profondeur, modification du comportement, des attitudes, de la personnalité ; • évaluation par l’apprenant lui-même, qui compare le résultat atteint à ce qu’il s’est fixé comme objectif ; • Cette approche est celle que nous supposons être la plus à même de décrire les situations de pédagogie par la nature. 1.2 La pédagogie par la nature (PPN) La PPN est pratiquée dans de nombreux pays dans le monde : forest schools au Royaume-Uni, écoles de la forêt (ou forest schools) en France, Waldkindergarten (jardins d’enfants en 172 Observer un animal forêt) en Allemagne… Elle se pratique davantage en tant qu’éducation non formelle, dans des structures d’accueil extrascolaire : des crèches, des jardins d’enfants, plus rarement des écoles 100 % nature (d’Erm et RPPN, 2022). Des classes peuvent venir suivre des séances de PPN en se rendant dans une école de la forêt. Les séances se déroulent de manière régulière et répétée, dans un environnement naturel, si possible boisé (Réseau de pédagogie par la nature [RPPN], 2018 ; Forest School Association [FSA], 2013). Les enfants fréquentant ces structures ont la plupart du temps l’âge d’être en école maternelle ou primaire, parfois en début de collège, c’est-à-dire entre 2 et 13 ans. En France, les adultes encadrants sont appelés « pédagogues par la nature ». Ce sont résolument des praticiens, ayant suivi une formation spécifique, et continuant à se former notamment par les échanges entre pairs. Dans le cadre de notre travail, nous ne questionnons pas les différences de pédagogies menées entre les structures ou entre les pays, mais nous cherchons à établir en quoi les invariants du discours sur la PPN en différents contextes peuvent aider à comprendre les apprentissages possibles au contact d’un milieu naturel. 1.3 L’éducation scientifique Enfin, l’éducation scientifique à l’école est un terrain privilégié pour éduquer à l’environnement (Coquidé et al., 2010). Elle permet le contact avec le réel, à l’extérieur, dans toute sa complexité. Ces dernières années, le dehors reste davantage un moyen d’acquérir des connaissances sur la nature, en vue de répondre aux besoins des programmes de sciences (Coquidé, 2017). Dans la PPN, l’absence de programme peut faire penser que les savoirs scientifiques ne sont pas planifiés. Nous faisons l’hypothèse que, s’ils ne sont pas prévus, ils peuvent néanmoins être construits lors de 173 L’éducation par la nature l’activité de l’enfant. Ce sont ces savoirs que nous cherchons à modéliser : les savoirs scientifiques mobilisés par les enfants lors d’une expérience en pleine nature rendue possible par la PPN. Ils concernent des connaissances ainsi que des méthodes et des processus utilisés par les scientifiques pour produire des connaissances (Pélissier et Venturini, 2016). 2� Approche didactique 2.1 L’apport du modèle praxéologique d’Yves Chevallard Le modèle praxéologique (Chevallard, 1999) permet d’identifier des apprentissages et de modéliser des savoirs dans toute activité humaine. Il va également nous aider à donner une structure aux savoirs. Nous partons de l’activité de l’enfant (la praxis) pour remonter au discours sur la pratique (le logos). C’est une reconstruction du chercheur à partir d’activités suggérées par les adultes et/ou observées chez les enfants. En des termes plus théoriques, il s’agit, pour identifier la praxis, de modéliser des types de tâches, des tâches et des techniques. Les types de tâches et les tâches s’établissent en observant ce que fait l’enfant (quoi). La technique est la manière dont l’enfant résout la tâche (comment). Le logos, modélisation du discours par le chercheur, est composé de technologies et de théories. Afin d’identifier les technologies, se pose la question de la validité scientifique de la technique utilisée : pourquoi cette technique permet-elle de résoudre cette tâche ? La technologie vient donc justifier la technique, lui donner un sens (pourquoi). Elle est ce que nous appellerons « le savoir ». La théorie vient justifier la technologie à un niveau supérieur, en faisant référence à des concepts plus globaux. 174 Observer un animal T (types de tâches) et t (tâches) Que font les enfants ? τ (techniques) Comment les enfants résolvent-ils la tâche ? θ (technologies) En quoi la technique permet-elle de résoudre la tâche ? Θ (théories) En quoi les techniques et les technologies satisfont-elles aux normes de l’institution ? Figure 1. Questionnement pour l’analyse praxéologique. Dans le cas de la pédagogie par la nature, il nous paraît difficile d’accéder au niveau de justification de la théorie. En effet, les normes de l’institution de la PPN sont plutôt floues en ce qui concerne le niveau des références des savoirs enseignés. Les savoirs savants dont sont issus les savoirs enseignés sont-ils des savoirs disciplinaires, autochtones, vernaculaires ? Ou bien trouvent-ils leur source dans la pratique professionnelle ? Cela mériterait une analyse que nous n’approfondissons pas ici, aussi nous nous arrêterons au niveau de justification des technologies. 2.2 Le rapport à l’institution D’après Chevallard, le rapport individuel au savoir dépend du rapport institutionnel au savoir. Il n’y a pas d’existence du savoir en dehors d’une institution. C’est elle qui impulse chez le sujet une manière de faire et de penser (Chevallard, 1999). Les institutions peuvent être de tailles et de natures très variées ; il peut s’agir du groupe classe, de la famille, de l’école ou encore du système éducatif. Ainsi, avant de modéliser des savoirs à partir de données issues du terrain (entretiens puis vidéo d’un atelier), nous allons modéliser la praxéologie du point de vue de l’institution de la PPN. Cette institution se caractérise par le fait qu’il s’agit de praticiens, organisés en réseau, qui partagent des valeurs et une certaine 175 L’éducation par la nature éthique et échangent entre eux sur leur pratique. Les échanges concernent notamment le partage de documents ressources. 2.3 Construction d’un modèle praxéologique institutionnel Nous faisons le choix de prendre comme documents ressources trois ouvrages de pédagogues : un français (d’Erm et RPPN, 2022), un suisse (Wauquiez, 2009) et un britannique (Knight, 2016). Ces livres sont cités comme références dans les réseaux dans lesquels nous avons investigué, et ils sont présents notamment sur les sites Internet du RPPN62 et de la FSA63. Par ailleurs, ils constituent une source d’information intéressante en termes d’activités préconisées par les pédagogues pour une pratique d’école de la forêt avec des enfants. Afin de rendre plus compréhensible notre modèle praxéologique institutionnel (MPI), nous introduisons le concept de « genre de tâche » que Chevallard définit comme le verbe à l’infinitif utilisé pour décrire la tâche. Cette façon de faire nous permet de rassembler plusieurs types de tâches sous un même genre de tâche et de présenter un modèle praxéologique plus succinct. Notre MPI est ainsi structuré autour de genres de tâches proposées et comporte treize verbes : attacher, construire, créer, cueillir, cuisiner, écouter, enflammer, grimper, identifier, mélanger, observer, ramasser, verser. Nous comparons ensuite ces genres de tâches issus du MPI avec les genres de tâches issus de l’analyse d’entretiens semi-directifs. 62 https://www.reseau-pedagogie-nature.org/ 63 https://forestschoolassociation.org/ 176 Observer un animal 3� Construction d’un modèle praxéologique Nous analysons ici deux types de données à partir d’entretiens semi-directifs et de l’enregistrement d’une séquence vidéo. 3.1 Modélisation des tâches Nous avons choisi d’interroger des pédagogues par la nature afin qu’ils nous parlent de leur expérience, en tant que professionnels, de l’apprentissage des enfants en situation de PPN. Ce sont des praticiens qui ont à la fois organisé des séances de PPN et observé les enfants lors de ces séances. Nous avons également observé et filmé des ateliers avec des enfants. Les terrains d’étude (Tn) apparaissant dans le tableau ci-dessous sont ceux que nous utilisons pour la présente analyse. Code Pays Structure Vidéo Entretien T2 Allemagne Jardin d’enfants E2 T4 France Extrascolaire E4 T5 France Extrascolaire E5 T6 France Extrascolaire E6 T7 France Extrascolaire et école maternelle E7 T8 République d’Irlande École primaire E8 T9 Royaume-Uni Extrascolaire T10 Royaume-Uni Extrascolaire V9 Figure 2. Description des terrains d’étude. 177 E10 L’éducation par la nature 3.1.1 Tâches décrites par les pédagogues Les entretiens semi-directifs ont été transcrits puis nous en avons réalisé une analyse de contenu, selon une méthodologie préconisée pour l’analyse de récits de vie (Poirier et al., 1983). Dans un premier temps, nous avons annoté le texte en cherchant à voir de quoi parlait l’interviewé et à dégager des idées communes. Dans un second temps, nous avons repris chaque entretien afin de repérer du vocabulaire commun, des mots partagés : nous en avons retiré un lexique comprenant des termes récurrents dans les discours. Afin de modéliser les genres de tâches décrits par les pédagogues, nous avons repéré des verbes d’action communs. Nous conservons alors les genres de tâches présents dans le MPI, ce qui nous mène à une liste de dix genres de tâches décrites : construire, créer, cueillir, cuisiner, écouter, enflammer, grimper, identifier, observer, ramasser. « Observer » est le seul genre de tâche qui soit partagé par tous les pédagogues interrogés : c’est lui que nous allons étudier par la suite. Parmi tous les types de tâches contenant le verbe « observer », nous choisissons de nous intéresser à : « observer des animaux dans leur lieu de vie ». Seul le pédagogue irlandais ne le mentionne pas. Ce type de tâche se réifie ensuite en tâches. C’est grâce à la notion de « variable V » (Chaachoua et Bessot, 2019 ; Jolivet et al., 2023), à laquelle nous donnons des valeurs, que nous pouvons établir une organisation praxéologique. Ainsi, autour du genre de tâche « observer », nous avons la variable « type d’objet observé ». Pour notre étude, il s’agit de la dénomination de l’animal. De nombreuses tâches découlent alors des différentes valeurs que prend la variable. 178 Observer un animal Figure 3. Tâches décrites par les pédagogues. Les pédagogues parlent parfois de manière indéterminée : les « bestioles », les « petits animaux dans l’eau », des « bêtes bizarres », les « animaux dans le sol ». En ne nommant pas les animaux, nous supposons que les savoirs mobilisés ne sont pas du registre scientifique mais plutôt des savoirs communs. La plupart du temps, cependant, les animaux sont identifiés. Il est alors question d’observer différents animaux 179 L’éducation par la nature vivant dans la forêt. Les enfants observent aussi parfois des animaux domestiqués comme des vaches ou des chevaux. Certains ont également besoin d’aller voir dans la forêt s’il y a des loups ou des lions. Nous sommes alors davantage dans le registre de l’imaginaire. 3.1.2 Tâche réalisée par l’enfant Concernant la séquence vidéo, nous analysons une vidéo réalisée au Royaume-Uni (T9) qui montre un enfant cherchant à entrer en contact avec un faisan dans le but de l’attraper. Tout au long de son activité, c’est son regard qui va guider son action. À travers sa traque, nous nous concentrons sur la tâche « observer un faisan ». 3.2 Modélisation des techniques 3.2.1 Techniques décrites par les pédagogues La technique la plus décrite par les pédagogues est l’observation de l’animal de manière fortuite. Une fois celui-ci repéré dans son environnement naturel, les enfants peuvent l’observer. L’autre technique décrite de manière moins fréquente est celle qui consiste à se rendre de manière consciente dans le lieu de vie de l’animal pour l’observer. Les enfants peuvent aussi être amenés à prendre un animal en photographie et à observer ensuite la photographie (E4), ou alors à collecter des insectes dans des petites boîtes pour les observer (E10). 180 Observer un animal 3.2.2 Techniques mobilisées par l’enfant P1 P2 Trois enfants découvrent le faisan. Harry court après lui. H : « I’m gonna catch the gold pheasant! » P3 P4 Il le suit sous les arbres, d’abord en marchant, puis en courant, avec un bâton à la main. Il le suit en lui parlant. H : « Pheasant ! » P5 P6 Il fait le tour du bosquet dans lequel le faisan est caché en faisant du bruit avec sa bouche, avec ses mains. Il s’arrête, s’accroupit à gauche du bosquet, en appelant le faisan et en émettant différents bruits. L’oiseau en profite pour s’échapper. H : « Woo woo! » H : « Pheasant ! » 181 L’éducation par la nature P7 P8 Le faisan s’échappe, il le suit et lui court après. La pédagogue lui dit d’arrêter. Il stoppe sa course et observe le faisan s’éloigner. H : « Come back here pheasant! » P : « Ok I think we need to leave the pheasant now, he is looking a bit scared. H : – Oh ! P : – Yeah, let him go away. » P9 P10 Il voit le chien se précipiter sur le faisan et lui court après. Enfin, il observe le faisan s’envoler. H : « Hey, no Wana! » H : « He do fly, he do fly, he flew away! He do fly. » Figure 4. Photogramme pour la tâche « observer un faisan ». Au cours de sa traque, l’enfant observe le faisan dans le but de s’en approcher pour l’attraper. Sa technique est de suivre le faisan. Un autre type de tâche apparaît, que nous n’avions pas anticipé : l’enfant cherche aussi à communiquer avec l’animal. À plusieurs reprises, l’enfant appelle le faisan : 182 Observer un animal d’abord par son nom (« pheasant »), puis en frappant dans les mains et avec des sons proches d’un cri d’oiseau. 3.3 Modélisation des technologies Nous nous intéressons maintenant aux technologies, c’est-à-dire aux éléments de savoir utilisés par les pédagogues pour justifier ces techniques. 3.3.1 Technologies décrites par les pédagogues Savoir disciplinaire portant sur les animaux Tout d’abord, la technique de l’observation dans un lieu choisi peut être justifiée par des savoirs portant sur les modes de vie, la chaîne alimentaire et les habitats. Au bout d’une demi-heure, trois quarts d’heure, ils avaient appris plein de choses sur la vie du blaireau, en relation avec le renard, avec la chaîne alimentaire, avec son mode de vie. Après je leur ai donné quelques petits compléments d’information sur le nombre de chambres qu’on peut trouver, la profondeur et tout ça (E6). De manière plus ponctuelle, nous repérons des savoirs concernant les traces de la vie animale (par exemple des rondins mangés par les champignons et les insectes), la connaissance du lieu et l’évolution du sol en fonction des saisons. « Y a plus rien du tout dans le sol en hiver. Regardez dans le sol là les coléoptères reviennent, les araignées, les ceci les cela » (E6). Des connaissances sur le nom et l’identification des espèces animales sont susceptibles de se construire. À d’autres endroits, nous pouvons douter du caractère scientifique des savoirs décrits, ce qui questionne la capacité des pédagogues à construire des connaissances scientifiques à partir de l’observation. « On va trouver des bêtes bizarres » 183 L’éducation par la nature (E5). « Les autres vont aller observer des petits animaux dans l’eau » (E4). Les savoirs peuvent même appartenir à un registre imaginaire : Au fur et à mesure, la question des loups ou des lions ou quoi que ce soit s’est relativement vite réglée dans la mesure où il suffit d’un tour en forêt pour que l’enfant oublie. Il va s’immerger dans des sensations corporelles, donc toute la partie cognitive des peurs est mise de côté (E4). L’immersion dans les sensations corporelles en appelle à l’exploration par les sens, par le sensible, comme un engagement de toute la personne dans un apprentissage expérientiel. Apprentissage expérientiel Les pédagogues justifient la technique de l’observation fortuite en indiquant que cela amène l’enfant à observer et à se questionner. Beaucoup de choses viennent en fonction de ce que les enfants amènent sur la table. Le moins nous on en fait, le mieux c’est. Donc quand les gamins viennent : « c’est quoi ça, qu’est-ce que c’est ? » C’est là qu’on essaie de donner des réponses. On n’a pas toujours des réponses mais on attend plutôt, on vient par-dessus (E2). L’adulte n’intervient qu’une fois que le questionnement est amorcé par l’enfant. C’est l’expérience de nature vécue par l’enfant qui est à l’origine de la question posée. Ceci rejoint deux points de l’apprentissage expérientiel énoncé par Rogers : l’engagement de toute la personne et l’initiative personnelle. La réponse apportée par l’adulte permet à l’enfant 184 Observer un animal de mobiliser la connaissance scientifique, qu’il n’aurait sans doute pas construite de lui-même. Renforcement du lien à la nature La technique de l’observation fortuite ou consciente est justifiée par le développement d’un lien à la nature. Pour les pédagogues, l’observation mène au respect de la nature (E2, E4, E5, E7). Cela contribue aussi à établir un lien, une proximité avec elle (E2, E6, E7). « Donc y a vraiment cette conscience écologique aussi qui fait surface et ce lien avec la nature je pense qu’ils le ressentent, le besoin d’être entouré des arbres » (E7). Les enfants peuvent apprendre à conjurer le dégoût et la peur des animaux et des éléments naturels, ainsi qu’à être, tout simplement, dans la nature (E2, E4). Développement personnel Les pédagogues suggèrent aussi l’amélioration de la confiance (E2, E4, E6, E10) et l’appropriation du sentiment de liberté (E6, E7). L’intérêt des enfants à travers la mobilisation de leur curiosité (E5, E7, E10) et de leur motivation est aussi souvent évoqué (E4, E10). So we try to get them to look at things and then maybe they would become more interested. That’s a part of the picture. A lot of it is about. If they become more confident as individuals then they’ve got more energy to look at those other things besides themselves (E10). L’apprentissage est ici favorisé par la confiance que les enfants gagnent en eux-mêmes et par l’énergie que cette confiance leur procure : nous retrouvons l’élan personnel de l’apprentissage expérientiel. À travers des expressions comme « apprendre la vie » (E4), « vivre le processus » (E6), « se développer en tant que personne » (E10), nous touchons à une autre dimension de justification : existentielle, voire spirituelle (Boelen, 2020). 185 L’éducation par la nature 3.3.2 Technologies mobilisées par l’enfant Dans la vidéo, l’enfant est susceptible de conscientiser que le faisan se déplace en marchant, en courant et en volant : « he do fly » est la seule connaissance qu’il exprime. Il est probable qu’il conscientise aussi le lieu de vie du faisan, et son comportement : le fait qu’il n’aime pas être approché. Le type de tâche « communiquer avec le faisan » donne lieu à d’autres savoirs. L’enfant commence par avoir un comportement anthropocentré (appeler le faisan) pour progressivement adopter un mode de communication plus proche, pense-t-il, de celui du faisan (imiter des cris d’animaux). Il mobilise le savoir selon lequel l’Homme et le faisan, comme toutes les autres espèces animales, ont leur propre mode de communication. Enfin, en arrêtant de poursuivre le faisan et en criant sur le chien qui le poursuit à son tour, il met en œuvre un autre type de savoir, suggéré par l’adulte : celui de respecter l’animal… le faisan tout au moins ! Seule la vidéo nous permet d’avoir accès au savoir mobilisé par l’enfant. Elle nous montre aussi de quelle manière l’autre intervient dans l’apprentissage. Si l’apprentissage se fait par l’expérience directe en nature, l’adulte apporte l’élément supplémentaire pour faire acquérir un nouveau savoir. Et l’animal, lui aussi, joue un rôle : c’est son comportement inattendu qui est à l’origine du questionnement et de la construction du savoir. Conclusion L’observation, citée par tous les pédagogues dans les entretiens, semble être une voie privilégiée pour l’apprentissage en contexte de PPN. Ce résultat rejoint ce que notent des chercheurs, travaillant sur l’éducation à la biodiversité en milieu scolaire : l’importance de créer 186 Observer un animal des moments d’observation où l’enfant peut interagir avec des êtres vivants non humains, ceci pouvant mener à la construction de connaissances, à la création d’un lien affectif et au désir de prendre soin et de protéger (Simard et al., 2022). Notre étude ne montre pas que l’enfant a effectivement appris, elle suggère simplement que les situations analysées sont susceptibles de mener à l’acquisition d’une diversité de savoirs. Les pédagogues décrivent des savoirs de nature scientifique, des connaissances sur la nature – qui concernent majoritairement la vie animale mais aussi la connaissance du lieu et l’impact des saisons –, ce qui suggère que l’éducation par la nature peut constituer une éducation scientifique. Dans la vidéo, nous voyons que l’enfant peut mobiliser des savoirs concernant le comportement du faisan, notamment le fait qu’il vole. D’autres types de savoirs relèvent de représentations communes ou de l’imaginaire. Les méthodes et processus scientifiques ne sont pas évoqués, rien n’est formalisé dans ce sens. Nous trouvons plus pertinent de parler d’« apprentissage expérientiel ». En effet, d’après les pédagogues, l’enfant est acteur de son apprentissage, et peut s’engager pleinement, de manière sensible et cognitive, au contact de la nature. D’après eux, cet apprentissage est aussi propice au développement de soi en tant que personne. Enfin, il est question de favoriser le lien et le respect à la nature, par le contact direct entre l’enfant et les autres espèces animales dans leur environnement naturel. Les analyses des deux types de données se rejoignent sur le caractère expérientiel de l’apprentissage. Nous percevons ici l’importance de la vidéo pour appréhender les interactions nécessaires dans l’apprentissage, notamment le rôle de l’adulte dans l’acquisition des savoirs scientifiques. L’animal semble aussi avoir un rôle à jouer dans ce sens, car le seul 187 L’éducation par la nature savoir mobilisé par l’enfant dans notre étude survient à la suite d’un comportement inattendu du faisan. Quelle place pour l’animal dans l’apprentissage en PPN ? Tout comme la nature n’intervient pas dans le système didactique, nous pouvons légitimement nous poser la question de la place des éléments non humains dans l’acte d’apprendre. Présentation des auteur·es Marine Jacq est doctorante en sciences de l’éducation, didactique des sciences, au laboratoire du CREAD. Patricia Marzin-Janvier est professeur des universités et chercheuse en didactique des sciences de la vie et de la Terre au CREAD. Damien Grenier est professeur des universités et chercheur en didactique de la physique au CREAD. Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature aux concepts et méthodes de l’écologie scientifique en France Sébastien Turpin, Nicolas Lieury Résumé L’apprentissage à l’école des concepts et méthodes d’écologie scientifique permettant de comprendre et gérer la crise environnementale est parfois réalisé par le biais d’un rapport direct, sensible et rationnel à la nature. Cette revue de la littérature scientifique propose un premier bilan des recherches en éducation à l’environnement et en didactique des sciences ayant décrit, analysé et pensé les pratiques d’enseignement français de l’écologie sur le terrain et les apprentissages résultants. 189 L’éducation par la nature Introduction L’enseignement de l’écologie scientifique dans le système scolaire français Compte tenu des conséquences des activités humaines sur l’état des écosystèmes (IPBES, 2019), l’école doit préparer les générations futures aux défis de la crise environnementale (Lange, 2020). La scolarité obligatoire doit donc permettre aux élèves « de saisir des arguments scientifiques de façon critique, de les insérer dans un ensemble de savoirs de divers types, de les mettre en relation » (Girault et Sauvé, 2008 : 22) afin de soutenir leur agentivité, soit leur capacité à agir sur le monde et à se considérer comme un acteur légitime (Simard et al., 2022). L’éducation par la nature semble apporter les dimensions sensibles et affectives nécessaires à une telle préparation (Dabaja, 2022 ; Prévot, 2020), mais l’incertitude et la complexité des savoirs impliqués nécessitent d’apprendre à construire une pensée rationnelle et collective (Lange, 2020). Cette pensée rationnelle et collective des mécanismes de la crise environnementale est principalement portée par l’écologie scientifique, science dont les concepts et méthodes d’étude des interactions entre les êtres vivants et leur environnement permettent de comprendre mécanismes et leviers de gestion de la biodiversité (Magro et Hemptinne, 2011). Or, l’enseignement de l’écologie est diffusé dans différents niveaux, matières et dispositifs scolaires (Barroca-Paccard et al., 2018). Au lycée français, par exemple, cet enseignement concerne principalement les sciences de la vie et de la Terre (SVT) ainsi que l’enseignement scientifique au lycée (ES) et l’éducation au développement durable (EDD) tout au long de la scolarité. En conséquence, l’enseignement de l’écologie n’est pas une discipline scolaire institutionnalisée (en France). Cet état de fait implique qu’elle n’est pas l’objet d’un champ de recherche spécifique en didactique des sciences et il nous semble, ce chapitre visera à le démontrer, que relativement peu d’études sont menées sur la didactique de l’écologie. 190 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature L’éducation de l’écologie « par la nature » Dans ce contexte, il paraît nécessaire d’interroger la diversité des pratiques d’éducation à l’écologie par la nature qui sont au cœur de cet ouvrage. Cet enseignement regroupe l’ensemble des apprentissages recherchés par un enseignement scolaire de l’écologie scientifique (Bogner, 1998) : savoirs portant sur les objets (reconnaissance des espèces et des milieux) et les concepts (biodiversité, écosystème, niche écologique…) de l’écologie scientifique ; savoir-faire implicites (observation, reconnaissance) ou formalisés (échantillonnage, expérimentation, modélisation…) relatifs aux méthodes de l’écologie scientifique ; savoir-être induits par une pensée écologique (rapport écocentré à son environnement, comportements quotidiens limitant l’empreinte écologique…). De même, un enseignement de l’écologie scientifique « par la nature » correspond dans ces lignes à l’ensemble des pratiques éducatives confrontant directement les élèves aux objets réels de leur environnement dans toute leur complexité, qu’il s’agisse de sorties en extérieur (découvertes de l’environnement proche, sciences participatives, classes vertes, visite de parcs zoologiques…) ou d’études scientifiques d’échantillons rapportés en intérieur (mesures allométriques, expérimentations en conditions contrôlées, analyse de données numériques…). Dans le contexte de l’enseignement des SVT, ces pratiques « par la nature » sont qualifiées de « sur le terrain » (ministère de l’Éducation nationale, 2019), et on évoque aussi la confrontation au « réel de terrain » (Orange et al., 1999). Objectif de l’étude L’objectif de cette étude est de dresser un bilan actuel de l’étude des pratiques d’enseignement scolaire de l’écologie par 191 L’éducation par la nature la nature en France. Placent-elles les concepts et méthodes en écologie au cœur des apprentissages ? Quelles méthodologies d’observation sont utilisées pour rendre compte de ces pratiques ? Quels sont les cadres théoriques utilisés en sciences de l’éducation pour analyser ces pratiques ? Quels sont les leviers et les freins déjà identifiés à un apprentissage à l’écologie par la nature ? Pour rendre compte de la prise en charge de ces différentes problématiques par la recherche en sciences de l’éducation, une revue sélective des publications concernant l’enseignement de l’écologie scientifique a été réalisée. Les recherches didactiques étant très liées à la forme scolaire, la diversité des approches de l’éducation à l’écologie dans le monde nous conduit à focaliser notre attention sur le système scolaire français où l’écologie est traitée dans plusieurs disciplines. Notre hypothèse est que ce traitement de l’écologie par plusieurs disciplines a pour conséquence de limiter son traitement par les chercheurs. Notre recherche organise l’état des connaissances entre trois points : (1) les pratiques éducatives en écologie par la nature étudiées en sciences de l’éducation ; (2) les cadres théoriques et méthodologiques utilisées dans ces études ; (3) les principales conclusions et concepts issus de ces travaux. Cet état des connaissances permettra d’identifier les enjeux et les pistes de recherche qui sont au cœur d’une didactique de l’écologie scientifique. 1� Méthodologie 1.1 Une revue sélective des travaux en sciences de l’éducation Ce travail consiste en une revue sélective mais représentative des travaux de recherche en sciences de l’éducation portant sur l’enseignement scolaire de l’écologie scientifique sur le terrain en France. Dans un premier temps, du fait des 192 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature spécificités nationales d’organisation des curriculums en écologie, nous avons choisi de restreindre notre sélection au contexte de l’enseignement scolaire français portant sur les niveaux présents entre la première année d’enseignement primaire (ou CP, élèves de 6-7 ans) et la dernière année d’enseignement secondaire (ou terminale, élèves de 16 et 17 ans). Dans un second temps, nous avons identifié deux champs disciplinaires des sciences de l’éducation pouvant contenir des études de l’enseignement à l’écologie par la nature : la didactique des sciences de la vie et de la Terre et les sciences de l’éducation relative à l’environnement. Chacun de ces champs dispose d’une revue scientifique francophone spécialisée, respectivement la revue Recherches en didactique des sciences et des technologies (RDST) et la revue Éducation relative à l’environnement. Regards – Recherches – Réflexions (ERE). Nous avons choisi de restreindre notre travail à ces deux revues représentatives et de premier plan en parcourant l’ensemble des articles disponibles sur leurs sites Internet respectifs (https://journals.openedition.org/rdst/ et https://journals. openedition.org/ere/). Dans un troisième temps, nous avons parcouru les articles publiés dans ces deux revues pour y sélectionner l’ensemble des articles portant sur l’étude de l’enseignement scientifique de l’écologie par la nature dans le cadre de l’enseignement scolaire français. Si nous avons conservé l’ensemble des approches méthodologiques et conceptuelles portées par les articles sélectionnés, nous avons néanmoins rejeté les études ne portant pas sur le système scolaire français ou ne portant pas au moins en partie sur l’enseignement de l’écologie. 1.2 L’organisation de l’état des connaissances La lecture des articles sélectionnés a permis d’en extraire un ensemble d’informations organisées dans le tableau 1 suivant. Outre les informations de référencement, la récolte 193 L’éducation par la nature de données s’est focalisée sur deux composantes des articles sélectionnées : la composante relative aux pratiques éducatives questionnées et la composante relative à l’analyse de ces pratiques par la recherche en sciences de l’éducation. La première composante correspond aux informations portant non seulement sur le niveau (ex : seconde) et la discipline scolaire (ex : SVT) mais aussi sur l’objet (ex : le concept de « biodiversité spécifique ») et la pratique d’enseignement étudiée (ex : un protocole de sciences participatives). Cette première composante a permis de repérer si les recherches en sciences de l’éducation se sont focalisées jusqu’à présent sur certaines situations d’enseignement et lesquelles ont été oubliées. À partir de cette première composante, nous avons catégorisé l’article pour définir s’il se focalisait sur l’enseignement des connaissances en écologie, sur l’enseignement par la nature et/ou sur l’enseignement des démarches scientifiques. La seconde composante correspond aux informations portant sur les cadres théoriques (ex : apprentissage par problématisation) et les outils méthodologiques (ex : observation de séquences forcées) appelés par les différents champs disciplinaires en sciences de l’éducation (didactique des SVT, notamment). Cette seconde composante a permis de repérer quelles approches scientifiques ont été abordées ou au contraire délaissées jusqu’à présent. Enfin, l’analyse des principales conclusions des articles sélectionnés autorise la mise en évidence des principaux enjeux de recherche, qui pourront établir à l’avenir les bases d’une didactique de l’écologie. Nous proposons, dans ce travail, de représenter cette analyse sous forme de carte mentale. 194 195 1 ERE 2 ERE 3 ERE 4 ERE 5 ERE 6 ERE 7 ERE Vol. Article Éducation à l’écologie Éducation Éducation aux Objet Niveau par la démarches d’enseignement scolaire nature scientifiques Oui Non Tous Tous Discipline scolaire Toutes Discipline en sciences de l’éducation Méthodologie de recherche 2022 17-févr Virginie Boelen, « L’éducation en plein air : Un espace pédagogique écoformateur » 2021 16-févr Séverine Perron, Patricia MarzinJanvier et Bastien Castagneyrol, « Les projets de sciences citoyennes à l’école : pour quelles visées éducatives ? L’exemple du projet “Les gardiens des chênes” » Non Oui Oui Oui Sciences participatives 2021 16-févr Pierre Dasi, « Apprendre la nature à l’école primaire française (18671909) » 2019 15-févr Aurélie Zwang et Yves Girault, « Musées et aires protégées, à la croisée de multiples enjeux pour l’éducation relative à l’environnement » Oui Oui Non Environnement Primaire proche Toutes Oui Oui Non Environnement Tous proche Sans objet Muséologie de l’environnement 2019 15-févr Mathilde Gallay-Keller, « Les zoos du Muséum national d’Histoire naturelle. Éduquer, mais à quoi ? » 2019 15-févr Antoine Jeanne, « Sensibiliser à l’environnement avec des animaux empaillés : Les trophées du Musée de la Chasse et de la Nature » Oui Oui Non Biodiversité Tous Sans objet Muséologie de l’environnement Cas d’étude Oui Oui Non Biodiversité, lien HommeNature, prédation Tous SVT Cas d’étude 2019 15-janv Pauline Conversy, Anne Dozières et Sébastien Turpin, « Du naturaliste expert à l’élève : Enjeux de la diversification des objectifs d’un programme de sciences participatives en France » Oui Oui Oui Sciences participatives Tous Sans objet Sans objet Primaire et SVT secondaire Éducation par la Nature Théorie Didactique des sciences Questionnaire Histoire de l’éducation Analyse de corpus (cahiers, manuels…) Revue Muséologie de l’environnement Cas d’étude Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature Revue Année ERE 2018 14-févr Yves Girault, « De la prise en compte des problèmes socio-écologiques à l’évolution des principaux courants de recherche en éducation relative à l’environnement dans la francophonie » Oui Non Non ERE Sans objet Sans objet ERE Sans objet 9 ERE 2014 11 Non Non Oui Capacités Sans objet critique, éthique et politique Sans objet ERE Sans objet 10 ERE 2014 11 Lucie Sauvé, « Au cœur des questions socio-écologiques : des savoirs à construire, des compétences à développer » Jean-Marc Lange, « Curriculum possible de l’Éducation au Développement durable : entre actions de participation et investigations multi référentielles d’enjeux » Oui Oui Oui Développement Tous durable Toutes Didactique "Éducation à" Sans objet 11 ERE 2014 11 Angela Barthes, Aurélie Zwang et Yves Alpe, « Sous la bannière développement durable, quels rapports aux savoirs scientifiques ? » Oui Non Oui Développement Secondaire durable Toutes Didactique "Éducation à" Analyse de corpus (panneaux expositions) 12 ERE 2014 11 Agnieszka Jeziorski et Alain Legardez, « Spécificités disciplinaires de l’éducation au développement durable dans les représentations des futurs enseignants français des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales » Non Non Oui Développement Secondaire durable SVT ; HG Didactique "Éducation à" Questionnaire et entretiens 13 ERE 2009 8 Hélène Hagège, Franz X. Bogner et Claude Caussidier, « Évaluer l’efficacité de l’éducation relative à l’environnement grâce à des indicateurs d’une posture éthique et d’une attitude responsable » Oui Non Non Éducation à la responsabilité Tous SVT ; FR ; primaire Évaluation des pratiques et Psychologie de l’éducation Questionnaire 14 ERE 2009 8 Cécile Fortin-Debart et Yves Girault, « De l’analyse des pratiques de participation citoyenne à des propositions pour une éducation à l’environnement » Non Non Oui ERE Sans objet Sans objet ERE Sans objet L’éducation par la nature 196 8 ERE 2007 6 Cécile Fortin-Debart et Yves Girault, « Pour une approche coopérative de l’environnement à l’école primaire – Recherche exploratoire auprès d’enseignants du primaire » Oui Non Oui ERE Primaire Toutes ERE Entretien 16 ERE 2007 6 Yves Girault, Jean-Marc Lange, Cécile Fortin-Debart, Laurence Simonneaux et Joël Lebeaume, « La formation des enseignants dans le cadre de l’éducation à l’environnement pour un développement durable : problèmes didactiques » Oui Non Oui ERE Tous Toutes ERE/Didactique "Éducation à" Sans objet 17 ERE 2007 6 Michel Place, « Comprendre les enjeux de l’éducation à l’environnement grâce au suivi d’une recherche scientifique » Oui Oui Oui Comprendre le monde (Écologie, géographie, physique…) Primaire Sciences Didactique des sciences Retour d’expériences 18 ERE 2007 6 Jean-Étienne Bidou, Catherine Billard et Marc Bonneau, « Évaluer un projet scolaire d’éducation à l’environnement : l’opération “Gérer l’eau, ici et ailleurs” » Non Oui Oui Gestion de l’eau Tous Toutes Évaluation des pratiques Entretien 19 ERE 2002 3 Oui Non Non ERE Sans objet Muséologie de l’environnement Questionnaires 20 ERE 2002 3 Cécile Fortin-Debart, « Le partenariat école-musée en éducation relative à l’environnement : analyse et perspectives » Christophe Andreux, « Éducation à l’environnement en milieu scolaire et partenariat avec les collectivités territoriales – Une expérience en Auvergne » Oui Oui Non Environnement Tous proche Toutes Sans objet Retour d’expériences 21 RDST 2019 20 Catherine Bonnat, Patricia MarzinJanvier et Isabelle Girault, « Analyse des conceptions d’élèves sur le vivant, dans une situation de conception expérimentale avec un environnement informatique » Oui Non Oui Conception du vivant Didactique des sciences Protocole expérimental Sans objet Terminale SVT scientifique Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature 197 15 2018 18 Robin Bosdeveix, Patricia CrepinObert, Corinne Fortin, Caroline Leininger-Frézal, Leslie Regad et Sébastien Turpin, « Étude des pratiques enseignantes déclarées concernant le programme de sciences citoyennes Vigie-Nature École » Oui Oui Oui Sciences participatives Tous Sans objet Didactique des sciences Questionnaire 23 RDST 2018 18 Marco Barroca-Paccard, Denise Orange Ravachol et Pierre-Henri Gouyon, « Quelle prise en compte du concept de biodiversité dans les programmes français de sciences et technologie et de sciences de la vie et de la Terre ? » Oui Non Oui Biodiversité Tous SVT Didactique des sciences Analyse de corpus (cahiers, manuels…) 24 RDST 2018 18 Corinne Fortin, « Le statut épistémique du vivant dans les nouveaux curriculums français de la scolarité obligatoire » Oui Non Oui Le vivant Cycle 2, 3 et SVT 4 Didactique des sciences Analyse du curriculum dans ses dimensions didactiques et discursives 25 RDST 2018 18 Amélie Lipp et Laurence Simonneaux, « Savoirs et controverses liés au bienêtre des bovins : comment des enseignants de zootechnie les prennent-ils en compte ? » Oui Oui Non Controverses Terminale autour du bien- en lycée être animal agricole Zootechnie Didactique des sciences Rechercheintervention par auto confrontations simples et croisées 26 RDST 2017 16 Hélène Hagège, « L’éducation à la responsabilité à l’École française : obstacles et leviers à l’échelle institutionnelle » Oui Non Oui Éducation à la responsabilité Tous Toutes Didactique des sciences Analyse de corpus (textes officiels) 27 RDST 2013 8 Serge Franc, Christian Reynaud et Abdelkrim Hasni, « Apprentissages en éducation à la biodiversité à l’école élémentaire : savoirs et émotions au sujet des arthropodes » Oui Oui Oui Savoirs et émotions au sujet des arthropodes École Biologie élémentaire Didactique des sciences Questionnaire 28 RDST 2013 7 Yann Lhoste et Carole Voisin, « Repères pour l’enseignement de la biodiversité en classe de sciences » Oui Non Non Biodiversité en classe de science École Classe de élémentaire sciences Didactique des sciences Analyse didactique du concept de biodiversité L’éducation par la nature Tableau 1 : Synthèse des articles sélectionnés dans le cadre de notre étude sur l’enseignement de l’écologie en France (certains articles ne permettaient pas d’avoir toutes les informations nécessaires pour compléter l’ensemble des champs, ils sont alors notés « sans objet ») 198 22 RDST Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature 2� Résultats 2.1 L’organisation de l’état des connaissances Sur l’ensemble des articles publiés par les revues scientifiques francophones ERE et RDST, seul 1 % s’intéresse particulièrement à l’éducation scientifique à l’écologie par la nature, c’est-à-dire regroupe des dimensions d’éducation aux démarches scientifiques, aux connaissances propres à l’écologie et aux pratiques d’éducation par la nature. En élargissant la sélection aux articles traitant au moins une de ces trois dimensions d’apprentissage, 5,6 % des articles ont questionné au moins une de ces dimensions dans le cadre de l’enseignement scolaire français (tableau 2). ERE RDST Total Éducation à l’écologie 15 8 23 (5 %) Éducation par la nature 11 3 14 (2,8 %) Éducation scientifique 11 6 17 (3,4 %) Éducation scientifique à l’écologie par la nature 3 2 5 (1 %) Total articles sélectionnés 20 8 28 (5,6 %) Total articles étudiés 301 195 496 Tableau 2. Résultats de la sélection d’articles scientifiques sur l’enseignement scolaire français (un article peut être comptabilisé dans plusieurs dimensions d’apprentissages). Concernant les concepts et objets d’enseignement questionnés par les revues sélectionnées, 1,8 % des articles s’intéressent particulièrement à l’écologie scientifique 199 L’éducation par la nature (concepts d’« écosystème », de « relations interspécifiques », « de flux de matière et d’énergie »…) ou à la biodiversité (connaissances naturalistes, suivi et préservation des populations et des espèces…). Certains articles questionnent l’enseignement d’objets proches (découverte de l’environnement proche et des territoires, concept d’être vivant) sans mentionner spécifiquement la question des interconnexions entre espèces et leur dynamique spatiotemporelle. Enfin, dans la revue ERE, la plupart des objets de recherche sont associés au concept de « développement durable », souvent en lien avec la mise en place d’écogestes alors que les articles de RDST s’intéressent davantage à la notion de « biodiversité », centrée sur les relations entre êtres vivants dans leur milieu de vie (tableau 3). ERE RDST Total Biodiversité/écologie 5 4 9 (1,8 %) Éducation au développement durable/à l’environnement 8 1 9 (1,8 %) Découverte de l’environnement proche sans lien avec une vision systémique 3 0 3 (0,6 %) Vivant 0 2 2 (0,4 %) Air/eau/sol 1 0 1 (0,2 %) Éthique 0 1 1 (0,2 %) Non spécifié 3 0 3 (0,6 %) Total articles sélectionnés 20 8 28 (5,6 %) Total articles étudiés 301 195 496 Tableau 3. Objets d’enseignement questionnés. 200 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature Enfin, les niveaux et disciplines d’enseignement questionnés par les articles sélectionnés dépendent de la revue dans laquelle ils ont été publiés. Concernant la revue ERE, la majorité des articles sélectionnés ne spécifie aucun niveau ou discipline particulière en lien avec un questionnement plus général, souvent réflexif et théorique, au sujet de l’éducation à l’environnement (tableau 4). Si les niveaux primaire et secondaire y semblent équitablement représentés, la discipline scolaire des SVT ne l’est pas davantage que les autres disciplines de l’enseignement secondaire français. Concernant la revue de didactique des sciences RDST, en accord avec la ligne éditoriale de la revue, le niveau scolaire est toujours indiqué sauf s’il s’agit d’une étude du curriculum. Comme pour ERE, les niveaux primaire et secondaire semblent également représentés. ERE RDST Primaire 5 2 Secondaire SVT 2 2 Secondaire autre 2 1 Tous niveaux scolaires 0 3 Non spécifié 12 0 Tableau 4. Niveaux et disciplines scolaires questionnés. 2.2 Un champ de recherche à investir pour interpréter les pratiques d’éducation scientifique en écologie par la nature On note une différence d’approche méthodologique entre les deux revues. En ce qui concerne ERE, la moitié des articles retenus sont des analyses théoriques ou réflexives n’utilisant ou n’exploitant pas de données. L’autre moitié des articles issus d’ERE et la quasi-totalité des articles de 201 L’éducation par la nature RDST construisent des connaissances à partir de données issues d’éléments empiriques, qu’il s’agisse d’entretiens, de questionnaires ou d’analyses de corpus (tableau 5). En revanche, en cohérence avec leur ligne éditoriale, la plupart des recherches publiées dans ces revues francophones sur l’éducation en écologie par la nature suivent une démarche interprétative principalement qualitative. ERE RDST Théorie 4 1 Revue et analyse réflexive 2 0 Cas d’étude 3 2 Corpus 2 3 Entretien 2 0 Questionnaire 4 2 Non renseigné 1 0 Total articles sélectionnés 20 8 Tableau 5. Méthodologie de recherches associées. De même, les choix de méthodologie empirique et analytique décrits précédemment peuvent s’expliquer en partie par les paradigmes de recherche principalement utilisés au sein des disciplines scientifiques dans lesquelles s’inscrivent les articles sélectionnés. Comme attendu, les didactiques (didactique des sciences et didactique des « éducation à ») sont évidemment surreprésentées dans la revue RDST mais restent aussi bien présentes dans la revue ERE (tableau 6). Du fait de son objet de recherche, la revue ERE semble avoir des thématiques de recherches plus diversifiées que RDST. 202 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature ERE RDST Didactique des sciences 2 6 Didactique des « éducations à » 4 2 Éducation relative à l’environnement 5 0 Muséologie 4 0 Histoire de l’éducation 1 0 Évaluation des pratiques éducatives 2 0 Sans objet 2 0 Total articles sélectionnés 20 8 Tableau 6. Disciplines scientifiques associées. 2.3 Des savoirs scientifiques extrêmement dispersés L’ensemble des savoirs scientifiques construits par les articles sélectionnés est présenté et organisé par la carte mentale en figure 1. Celle-ci permet de constater que la vingtaine d’articles sélectionnés contribue à initier une construction de savoirs scientifiques autour des concepts épistémologiques (« vivant », « biodiversité »), des finalités éducatives ou des modèles d’apprentissage relatifs à l’enseignement scientifique en écologie par la nature. Cependant, chaque proposition de modèle ou d’interprétation est encore étayée par un nombre réduit de travaux de recherche. En effet, un maximum de cinq articles a été observé pour souligner la finalité épistémologique des pratiques d’éducation en écologie par la nature. Mais la majorité des études restent isolées et dispersées sur l’ensemble du champ de recherche. 203 L’éducation par la nature Figure 1. Carte mentale des savoirs scientifiques mobilisés dans les articles sélectionnés. Les chiffres au bout des branches indiquent le nombre d’articles mobilisant le concept indiqué. Discussion et conclusion Pour une didactique de l’écologie scientifique Le constat majeur de cette revue sélective des travaux de recherche de la communauté scientifique francophone 204 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature étudiant les pratiques d’éducation en écologie par la nature est la part relativement faible portée à l’enseignement de l’écologie scientifique. Sur l’ensemble des 496 articles de recherche publiés dans les revues RDST et ERE, seuls 5 % s’intéressent explicitement à son enseignement. Une des limites de notre travail est d’avoir restreint notre analyse à ces deux revues. Bien que d’autres revues acceptent des travaux portant sur l’enseignement de l’écologie, celles-ci semblent néanmoins représentatives des recherches récentes de la communauté francophone en sciences de l’éducation pouvant s’y intéresser. Une étude plus large permettait de confirmer nos résultats. De même, si l’écologie n’est évidemment pas la seule à questionner et à comprendre la crise environnementale actuelle, elle n’en est pas moins par essence celle qui étudie les interactions entre les êtres vivants et leur milieu de vie. Les concepts qui en découlent contribuent ou devraient contribuer à éclairer bon nombre de nos choix de société sur des aspects tant politiques que sociaux ou même économiques. Il paraît donc essentiel que les apprentissages initiaux des élèves français incluent une bonne compréhension de ces concepts écologiques en complément d’une culture naturaliste descriptive de leur environnement (Simard et al., 2022). C’est en ce sens qu’ils font partie intégrante des programmes scolaires français depuis les dernières réformes64 et65 (Barroca-Paccard et al., 2018). Il semble donc urgent 64 Ministère de l’Éducation nationale. Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). Bulletin officiel de l’Éducation nationale, hors-série spécial n° 11 du 26 novembre 2015 ; https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?pid_bo=33400 ; consulté le 9 juillet 2023. 65 Ministère de l’Éducation nationale. Programme de sciences de la vie et de la Terre pour l’ensemble des classes de lycée. Bulletin officiel de l’Éducation nationale, hors-série spécial n° 1 du 22 janvier 2019 ; https:// www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?pid_bo=38502 ; consulté le 9 juillet 2023. 205 L’éducation par la nature qu’un nombre croissant de recherches puisse constituer une didactique de l’écologie scientifique (Magro et Hemptinne, 2011) afin d’en questionner les principes épistémologiques, les prescriptions d’enseignement, les pratiques effectives comme les représentations sociales sans oublier les obstacles d’apprentissages. Cette revue de littérature met en évidence, en particulier, le faible nombre d’articles portant sur les pratiques enseignantes et leurs impacts sur les apprentissages des élèves en matière d’écologie scientifique. Pour une éducation scientifique par la nature Dans le cadre des SVT en enseignement secondaire comme dans l’étude du vivant à l’école primaire, les enseignants français sont aujourd’hui davantage invités à construire des connaissances en écologie à partir de l’observation et du suivi des écosystèmes proches de leur établissement. Cette éducation par la nature serait un moyen d’améliorer les chances d’atteindre les multiples objectifs de l’éducation à la nature (Bogner, 1998), en apportant à la fois les dimensions sensibles et affectives nécessaires à une amélioration des rapports des élèves à leur environnement vivant (Dabaja, 2022 ; Prévot, 2020) et les dimensions épistémologique et critique permettant de construire une pensée rationnelle et collective de cet environnement en crise (Lange, 2020). Malheureusement, l’état actuel des recherches sur le système scolaire français montre que cette éducation en écologie par la nature n’est questionnée que par 1 % des articles publiés dans les revues ERE et RDST. Par exemple, Séverine Perron et ses collaborateurs ont étudié les finalités éducatives du projet « Les gardiens des chênes », où des élèves relèvent des traces des relations de prédation au sein de l’écosystème forestier en participant à un programme de sciences participatives (Perron et al., 2021). Ce type d’article décrit comment des activités concrètes de terrain permettent 206 Bilan et enjeux didactiques des pratiques d’éducation scolaire par la nature d’articuler construction de savoir scientifique et approche sensible de la nature. Aucun article publié récemment dans les revues francophones ERE et RDST ne s’intéresse aux conséquences d’un tel enseignement sur les apprentissages des élèves. Pourtant, le développement de ces pratiques ne pourra pleinement se réaliser sans apporter aux enseignants un éclairage nouveau sur leurs conséquences en matière d’apprentissage, au regard des difficultés qu’impose leur mise en place en ce qui concerne la prise de risque et le travail supplémentaire (Marzin-Janvier et al., 2022). Par ailleurs, le travail préliminaire de Denise Orange et ses collaborateurs alerte sur les nombreux obstacles didactiques pouvant affecter l’apprentissage des élèves confrontés à des pratiques scientifiques d’observation et d’interprétation qu’ils ne maîtrisent pas (Orange et al., 1999), alors qu’elles représentent un savoir-faire préalable à cette pensée rationnelle et collective de la nature en crise (Lange, 2020). Pour une intensification de la construction de données empiriques Enfin, à partir de notre carte mentale, nous mettons en évidence que ce champ de recherche encore relativement jeune de l’éducation en écologie par la nature nécessite des recherches pour conforter les résultats obtenus. En particulier, si plusieurs articles ont commencé à s’intéresser aux pratiques de sciences participatives ou encore à la muséologie de l’environnement, on constate que les pratiques courantes de sorties et voyages scolaires (sortie en forêt, visite de ferme, classe verte…) comme les activités de découverte de l’environnement vivant à proximité de l’établissement sont absentes de la carte mentale. Si les politiques éditoriales des revues ERE et RDST sont centrées sur la publication d’approches interprétatives et critiques (Sauvé et Goffin, 1999 ; voir également site web 207 L’éducation par la nature de RDST66) et si l’élaboration de cadres sémantiques et théoriques est une condition de la construction de nouvelles connaissances, il n’en reste pas moins qu’une accumulation plus intense de données empiriques sur des pratiques d’éducation en écologie par la nature est requise à l’avenir afin de pouvoir questionner la diversité des pratiques ordinaires et la robustesse des interprétations. Présentation des auteurs Sébastien Turpin est enseignant de sciences de la vie et de la Terre à l’INSPÉ de Créteil et agrégé de sciences de la vie et de la Terre et de l’univers. Diplômé de master 2 en didactique des sciences (université de Paris Cité), il est également doctorant en didactique des sciences (LDAR, université de Paris Cité). Il a été anciennement coordinateur du programme de sciences participatives Vigie-Nature École Nicolas Lieury est enseignant de sciences de la vie et de la Terre en classe préparatoire aux écoles agronomiques, géologiques et vétérinaires (lycée Thuillier ; académie d’Amiens), agrégé de sciences de la vie et de la Terre et de l’univers, docteur en écologie (IMBE, Aix-Marseille université) et diplômé de Master 2 en didactique des sciences (université de Lille) Liste de publications : https://www.researchgate.net/profile/Nicolas-Lieury Site de ressources pour l’enseignement secondaire de l’écologie : https://view.genial.ly/62c97ec9c383980018960861/ interactive-content-lecologie-au-programme 66 https://journals-openedition-org.ezproxy.u-pec.fr/rdst/153, consulté le 9 juillet 2023. Partie 3 : Dispositifs de formation Le soi écologique en formation des éducateurs Dominique Cottereau Résumé Pour que l’enseignant ou l’animateur soit outillé non seulement pour construire sa pédagogie mais aussi se mettre en attention vis-à-vis de son public lorsqu’il s’écoforme dans les milieux, il est nécessaire qu’il sache lui-même se positionner dans son rapport à cette « nature ». Je me fonderai sur les recherches en écoformation (Pineau, Galvani, Cottereau…) ainsi que sur mes expériences d’enseignante universitaire et de formatrice dans le champ de l’éducation à l’environnement usant de ces techniques d’explicitation. Après avoir rapidement resitué le concept d’« écoformation », je m’attacherai surtout à ses apports dans la professionnalisation des pédagogues et aux compétences que cela permet de développer. J’illustrerai mon propos d’exemples des approches et des techniques que j’ai pu utiliser, et je questionnerai la difficulté d’introduire 211 L’éducation par la nature ce type d’approche dans les milieux institutionnels de la formation des enseignants en France. Introduction Que l’on vive au milieu d’immeubles de vingt étages, dans un quartier résidentiel périurbain, en centre bourg de campagne, au milieu de champs cultivés, à l’orée d’une forêt, au creux d’un vallon arboré…, on se laisse imprégner plus ou moins consciemment par tout ce qui en constitue le milieu. Brouhaha des machines ou bavardage des oiseaux, effluves des gaz d’échappement ou émanation humide des mousses, ombres angulaires des habitats verticaux ou lumières étalées des prairies horizontales, chaque espace possède sa propre écologie sensorielle au sein de laquelle nous nous coulons un peu plus tous les jours, dans l’habitude de nos va-et-vient et de nos agirs quotidiens. S’infiltrant en nous, ces constituants façonnent la part semi-consciente de nos identités. Car, si nous sommes formés tout au long de notre vie par le monde social et culturel auquel nous appartenons, nous le sommes aussi par le monde bio-géo-physique de nos habitats. Pour peu qu’elles soient reflétées par la conscience, les interactions que nous déployons avec le monde non humain constituent notre « soi écologique ». Poursuivre, tout au long de la vie, la dialectique des expériences dehors et de leur réflexivité agrandit et affermit sans cesse le soi écologique, entraînant une attention affinée et affective envers les entités naturelles : celles-ci acquièrent une valeur pour elles-mêmes dans une relation soucieuse de la diversité des modes de vie. Ce processus a été nommé par Gaston Pineau « l’écoformation » (1983), ou formation que l’on reçoit par contact direct et réfléchi avec l’oïkos, par immersion dans les milieux, dans nos habitats. Cet article explore la pertinence et les moyens d’inscrire l’auto-éco-réflexivité en formation des éducateurs pour une 212 Le soi écologique en formation des éducateurs meilleure prise en compte des pédagogies par la nature. Nous nous situons en cela dans le vaste champ en expansion des travaux sur les rapports humains/environnements, en tout premier lieu ceux sur « l’écoformation » (Pineau, 2023 ; Cottereau, 2001, 2017)67, mais aussi ceux sur « l’identité écologique » (Thomashow, 1995), « l’éco-ontogenèse » (Berryman, 2003), le sentiment de « connexion à la nature » (Marchand et al., 2022 ; Vallée, 2020 ; Aubert-Botteron, 2022), ou encore « l’expérience de nature » (Fleury et Prévot, 2017a). Je me baserai sur mon expérience de formatrice et d’enseignante chercheuse en éducation relative à l’environnement, ayant souvent utilisé cette approche de la réflexivité autoécoformatrice dans la formation d’animateurs, d’enseignants et de formateurs d’adultes. Celle-ci vient en complément des approches de terrain qu’il est nécessaire d’inscrire dans les dispositifs de formation. Pour que la nature soit notre alliée dans le projet d’une Terre habitable par tous les vivants, il faut se mettre à l’écoute de ses enseignements, directs et indirects. C’est le défi relevé par l’auto-socio-écoformation. 1� Le soi écologique Le soi se définit, selon le dictionnaire Larousse en ligne, comme un « pronom personnel réfléchi de la troisième personne ». Le philosophe Paul Ricœur nous fait remarquer que ce point de vue, qui est celui du grammairien, peut aussi s’en référer à la première personne lorsqu’il est conçu comme « se », lui-même rapporté au verbe à l’infinitif (se présenter, se nommer) (1990 : 11). L’acte de réfléchissement contenu dans le soi l’associe à la conscience. Conscience de soi, estime de soi, image de soi, sentiment même de soi… 67 Le numéro 18.1 (2023) de la revue Éducation relative à l’environnement. Regards – Recherches – Réflexions est consacré à l’écoformation. Le lecteur et la lectrice y trouveront un paysage détaillé et les derniers résultats de recherche sur le concept. 213 L’éducation par la nature ont amplement été étudiés en psychologie et en philosophie, même en biologie (Damasio, 2022). On sait depuis John Bowlby (1969/1982) ou Donald W. Winnicott (1975) que le soi de l’enfant se développe dans les interactions sociales précoces avec ceux qui l’élèvent. Plus rares et plus récents sont les travaux sur le soi construit au travers des interactions environnementales. Dans les années 1970, époque d’évolution importante dans la conscience écologique en Europe et les politiques de préservation de l’environnement en France, Arne Naess, précurseur, développe l’idée que le soi puisse aussi être forgé dans les interactions avec la nature (2017). Le philosophe, fondateur de l’écologie profonde et de l’écosophie, reconnaît qu’un « grand Soi » ou « Soi élargi » résulte chez le sujet d’une longue expérience renouvelée au contact de la nature. Les racines de ses positions philosophiques et métaphysiques plongent dans une enfance attentive aux espèces du littoral et à sa vie montagnarde. L’identification au monde non humain est au cœur de la construction de ce « Soi agrandi qui se révèle lorsque nous nous identifions avec toutes les créatures vivantes et en dernière instance avec l’Univers entier » (ibid. : 94). Tout en conférant une valeur intrinsèque aux autres formes de vie, le « grand Soi » se manifeste dans une conscience étendue au-delà de l’ego, et même au-delà du soi social, embrassant toutes les entités vivantes et non vivantes auxquelles nous pouvons nous identifier. « Une telle identification procure des réactions affectives du type de la compassion ou de l’empathie » envers les autres espèces (ibid. : 318). Rien n’existe de manière séparée, la frontière entre le soi et le non-soi n’est pas une ligne distincte mais un espace de continuité toujours mobile. « Je ne sais pas quelles sont les frontières de mon moi ; peut-être s’épanche-t-il à l’extérieur et s’élargit-il, peut-être au contraire se contracte-t-il. Il n’est jamais le même. Il ressemble bien plus à un flux qu’à quoi que ce soit de solide » (ibid. : 195). C’est ce que Naess a appelé le 214 Le soi écologique en formation des éducateurs « relationnisme », qui nous conduit à adopter une attitude responsable vis-à-vis de la nature (ibid. : 94). Cette façon de concevoir un espace frontière entre l’ego et l’environnement, fait de flux permanents, dans une épaisseur non figée, nous rappelle le concept de « mi-lieu » du chercheur en sciences de l’éducation Georges Lerbet. En systémicien, il avait décrit la personne comme un système vivant, actif, « lieu d’échange » qui « se construit dans et par le rapport à l’autre » (1993 : 20). Le « mi-lieu », situé entre l’ego et l’environnement, « constitue la frontière plus ou moins étendue d’espacetemps qu’un système s’approprie significativement (mais pas forcément de manière lucide) de l’environnement pour pouvoir échanger avec lui » (ibid. : 66). Ce mi-lieu fluctue tant en ouverture/fermeture qu’en mollesse/fermeté selon le degré d’acceptation au changement de la personne dans l’environnement rencontré ou face à l’événement surgissant. La peur, l’indifférence, le sentiment d’agression peuvent empêcher les échanges et la complexification du système. À l’inverse, une situation provoquant curiosité, plaisir, sécurité peut inviter la personne à tirer parti de cet environnement. Elle en intègre certaines données et les organise avec son état antérieur, évoluant ainsi vers un degré supérieur de complexité. Grandir dans les interactions permanentes avec le monde, c’est ainsi « sentir combien l’autre et moi sommes séparés et solidaires », nous dit Lerbet (ibid. : 134). Lerbet n’avait pas distingué l’autre humain de l’autre non humain dans la notion d’« environnement », je l’ai fait dans la continuité de ses travaux en observant finement la rencontre entre des enfants et les constituants maritimes (Cottereau, 2001). Sans encore le nommer « soi écologique », j’avais observé comment se reconfiguraient des identités enfantines au fil d’une situation éducative par, dans et avec la nature. De nombreux philosophes de l’environnement ont, depuis, repris l’idée d’un soi plus grand que l’ego, composé de la multitude de ses interactions avec le monde vivant et 215 L’éducation par la nature non vivant. Baptiste Morizot, dans son dialogue avec les loups, reprend l’expression de « soi élargi, constitué par ses tissages. Un soi qui n’est plus le terme isolé et égotique, seul dans l’univers face au cosmos absurde, mais qui s’est hissé au point de vue de son être réel : comme nœud de branchements avec d’autres vivants, son souci de soi est un souci des interdépendances » (2020 : 276). Marielle Macé, dans un travail d’enquête écopoétique à l’écoute des oiseaux, affirme sa dépendance ontologique, et témoigne de ce que sa vie « est aussi en dehors d’elle-même » (2022 : 250). Citons encore Olivier Remaud qui implore que l’on « se désincarcère de la prison du moi » pour comprendre la fragilité des icebergs (2020 : 70) ou pour percevoir la danse des montagnes (2023). Jean-Philippe Pierron, au travers de ses travaux sur l’écobiographie, observe dans l’écriture de ses étudiants une dimension écologique, reconnaissant que « je est un nous », comme l’éclaire subtilement le titre de son ouvrage (2021). Le soi écologique peut donc être défini comme la connaissance que l’on a de son être dans ses relations constructives et personnalisantes avec le monde non humain. L’être-au-monde est réfléchi dans le soi écologique, il sait y voir ses apparentements avec des milieux, des animaux, des végétaux, des éléments. Cela pourrait même être le signe d’une haute maturité que d’entretenir des relations avec ce qui diffère le plus radicalement de soi, suppose le psychiatre psychanalyste Harold Searles (1986 : 301). 2. Le rôle de la réflexivité Cette maturité du soi écologique s’acquiert dans la réflexivité. La boucle autopoïétique68 de la réflexivité sur 68 L’autopoïèse est un concept inventé par les biologistes Maturana et Varela décrivant le processus d’autonomisation des systèmes vivants dans le jeu des différenciations et articulations avec leurs environnements. Le mot est construit du préfixe autos : soi, et poïese : produire (voir Varela, 1989). 216 Le soi écologique en formation des éducateurs l’expérience constitue une voie intense de formation, formation conçue alors, selon Gaston Pineau (1983), comme processus vital de mise en forme et en sens de soi. Se produire soi-même, c’est se donner une forme en rassemblant consciemment des éléments dispersés issus de la multitude de nos expériences de vie. Elle est « une conquête émancipatrice de notre condition humaine […], soucieuse encore de pousser l’humain vers son plus grand accomplissement », nous dit le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet (2009b : 11). Par un travail de rétroaction sur le monde et de récursivité sur soi (Galvani, 2009 : 38), nous élaborons la conscience d’un soimême issu de la relation. Il s’agit bien d’un travail, surtout dans le domaine de l’environnement. Dans notre société technologique et économiste où le non humain est conçu, de manière écrasante, dans ses dimensions instrumentales et utilitaristes (y compris dans la politique climatique et la gestion de la biodiversité), il n’est pas naturel de se pencher sur son soi écologique. Déjà, la réflexivité elle-même, qui demande de se poser, contrarie les temporalités contemporaines de la vitesse, de l’immédiateté, de l’instantanéité et de l’éphémère. Alors, se pencher sur nos apparentements et nos sollicitudes envers les arbres, les cours d’eau, les montagnes et les océans, les fleurs et les graminées, les petits mammifères et les insectes, les sols et les sous-sols devient rêverie pour poète bucolique. Il nous faut donc aller les chercher, nos « êtres-avec » (Heidegger, 1927), non seulement dans la lenteur, la curiosité, la concentration, l’effort, mais aussi dans la suspension de l’intention, pour s’apercevoir combien nos liens de parenté sont plus réels et vivants que nos distinctions, et pour sortir de ces manières de faire monde sans eux, qui nous abîment tous. Plusieurs niveaux de conscience vont s’élaborer dans cette écoute de l’entre-deux soi-monde. « Le niveau pragmatique d’autoefficacité » (Pineau, 2009 : 29) n’est pas toujours celui qui apparaît en premier lieu dans la 217 L’éducation par la nature réminiscence, car c’est celui qui se joue souvent de lui-même, au moment de l’action, lorsque nous sommes attentifs à ce que nous faisons. Il est constitué de nos interactions de base qui nous permettent d’agir et de nous mouvoir avec aisance et sécurité dans l’environnement : repérer le sentier à suivre, entendre le courant de l’eau quelque part sur sa droite, choisir de marcher à la lumière dans la fraîcheur du petit matin, enjamber une flaque d’eau, cheminer avec vigilance sur un sentier escarpé… L’autoefficacité s’acquiert au fil du temps, avec l’habitude, dans l’apprentissage des manières de faire, dans les gestes répétés et les repères incorporés, dans la danse du corps au cœur du monde (Cottereau, 2011). Ces gestes sont innombrables, mais nous paraissent si évidents qu’on ne réalise guère qu’ils font partie des premiers niveaux d’interactions vitales avec l’environnement (après respirer, boire, se nourrir). Un autre niveau de conscience survient avec le réfléchissement émotionnel : reconnaître que marcher au soleil fait du bien à ma peau, que le chant de la grive musicienne, qui en appelle à mon écoute active, éclaircit soudain mes pensées, que le rocher que j’escalade dérouille mon corps tout entier. J’y reconnais mes amitiés non humaines, ainsi que mes inimitiés. Je ne me contente pas d’interpréter ce qu’il est nécessaire de faire, mais aussi ce que cela me procure. L’interaction avec le monde vivant prend une réalité intersubjective. Nous pourrions l’appeler « le niveau sensible de la cognition ». Nous sentons, nous percevons que quelque chose se passe entre les corps extérieurs et notre propre corps, et cela nous met en émoi. Un sourire peut nous venir au visage, un soupir de soulagement accompagner notre respiration, une détente musculaire s’amorcer dans l’affaissement des épaules. Nous prenons conscience de nos « transcorporalités » (Remaud, 2023 : 133), qui peuvent être positives comme négatives. Pour aller vers un troisième niveau de conscience, nous pouvons étendre cet acte de réfléchissement sensible en faisant l’inventaire de nos amitiés et de nos attirances. En les 218 Le soi écologique en formation des éducateurs nommant, nous peuplons notre mi-lieu (au sens donné par Lerbet, 1993) de toutes les entités avec lesquelles nous avons établi des relations de familiarité. C’est le niveau du répertoire cognitif. L’exploration, loin d’être froide, associe le corps tout entier. L’image d’un lieu et de ses habitants, d’un paysage, d’un élément, que l’on nomme, s’accompagne de toute la mémoire de la sensorialité. Les odeurs, les sons, les matières, les goûts nous arrivent en tête en même temps que nous les évoquons, dans une sorte de composition kaléidoscopique multi-sensorielle. Le quatrième niveau de conscience s’opère lorsque nous commençons à construire un système de sens avec l’ensemble de ces amitiés ou de ces apparentements. Nous allons relier les images entre elles et nous apercevoir que notre soi écologique possède une certaine cohérence et une certaine texture, qu’il est plutôt constitué de tel élément – air, eau, terre, feu – ou de quelques-unes de leurs combinaisons, qu’un de nos sens prend le dessus sur les autres pour élaborer les correspondances, que nous sommes faits de paysages ouverts plutôt que de milieux fermés, d’espèces végétales plutôt qu’animales, de soirs d’été plutôt que de matins d’hiver. Nous pouvons commencer à dire « je suis fait ou faite de… ». Le cinquième niveau de conscience dépend des contextes dans lesquels se déroule la réflexivité. Elle peut tout aussi bien s’arrêter au quatrième niveau, même s’il n’est jamais figé, jamais clos. Elle peut aussi se poursuivre par des éclairages théoriques donnant encore plus de profondeur au soi écologique et lui permettre d’atteindre une forme d’abstraction (dans le cadre d’un mémoire universitaire, par exemple). Il se peut, par exemple, que nous nous retrouvions dans l’imaginaire élémental d’un Gaston Bachelard (1942), dans l’imagination anthropologique d’un Gilbert Durand (1969), ou peut-être proches d’une conception de la nature en découvrant Descola (2005)… La compréhension de nousmêmes s’y renforce et gagne en signification. 219 L’éducation par la nature 3� En formation des éducateurs Les premiers niveaux de conscience peuvent émerger dans une rêverie solitaire, à la lecture d’ouvrages, ou dans des moments de méditation sur soi-même. Le cheminement peut aussi être guidé dans des instances de formation. Tout au long de ma carrière d’enseignante et de formatrice dans le champ de l’environnement, j’ai utilisé les techniques de réflexivité en complément d’une pédagogie dans la nature. Ces moments de socio-auto-écoformation renforçaient l’intérêt envers le monde non humain. Un autre regard se déployait lors des sorties sur le terrain, une autre attention. Je vais décrire ici une des techniques que j’animais sur des temps courts69. Après avoir découvert le récit de vie avec Gaston Pineau (1983) et la méthode de réalisation du blason avec Pascal Galvani (1991, 1997), j’avais conçu un outil que j’intitulais tantôt « le monde écologique », pour souligner nos mondes personnels faits des interactions entre soi et le monde, tantôt « monde personnel de l’environnement » pour renvoyer à la conception « lerbetienne » du mi-lieu qu’il appelait aussi « own world ». L’outil se présente sous cette forme : sur une page A4 sont tracées trois sphères imbriquées l’une dans l’autre, faites de traits en pointillés affirmant l’ouverture et la porosité de chacune d’elle. À l’intérieur des sphères sont répartis des mots clés, portes d’entrée à l’évocation. À l’externe, la sphère la plus grande se compose d’invitations à nommer (ou dessiner) les entités qui peuplent son imaginaire environnemental : • « des objets/sujets », éléments, minéraux, végétaux, animaux que vous aimez ; • « des lieux », qui vous parlent, vous rassurent, vous ressourcent ; 69 Pour un témoignage d’atelier sur temps long, voir Cottereau (2017). 220 Le soi écologique en formation des éducateurs « des odeurs, matières, sons et goûts » qui attirent votre attention, vous font plaisir ; • « le temps qui passe » : moments de la journée, jours de la semaine, saisons qui vous sont privilégiés ; • « le temps qu’il fait » : la ou les météorologies préférées. La sphère intermédiaire se remplit des « facilitateurs de liens » : Quels sont les objets, atmosphères, situations, personnes qui vous aident à entrer en relation avec le monde biogéo-physique qui vous entoure ? À être en attention sur le monde ? (Par exemple : des chaussures de marche, une paire de jumelles, dessiner en pleine nature, le vent…) La sphère intérieure invite à synthétiser son rapport à l’environnement à l’instant T de la réalisation de l’exercice : Par quelle « image » ou quel « symbole » pourriez-vous résumer votre rapport à l’environnement en cet instant ? (Par exemple : un arbre car je suis enraciné dans une terre, le soleil car je découvre mes apparentements à la nature, la montagne car elle m’a nourri…) L’atelier se décompose en trois temps minimum. Après que j’ai présenté l’exercice, ses intentions, son déroulement et ses règles déontologiques, je laisse une vingtaine de minutes pendant lesquelles chacun remplit son modèle, en offrant la possibilité de rester dans la salle au milieu des autres ou d’aller s’isoler dans un autre endroit. La feuille se noircit plus ou moins vite, plus ou moins densément. Pour certains c’est facile, pour d’autres il faut aller chercher loin, car la réflexivité n’est pas dans les habitudes, encore moins en matière d’environnement. Aucune contrainte supplémentaire, ni quantitative ni qualitative, ne vient encadrer ce temps de l’exercice qui doit laisser chacun libre de son implication et de ses réminiscences. Lorsque tout le monde semble avoir terminé, dans une seconde phase – celle de la socialisation –, nous nous installons en cercle, sans table devant soi si possible, pour • 221 L’éducation par la nature instaurer l’intimité et faciliter la fluidité de la parole. Une première personne est invitée librement à partager son univers. Elle le déploie avec plus ou moins de détails et d’explicitation, selon son degré d’aisance, et ne révèle que ce qu’elle a envie de communiquer. Les jardins secrets sont préservés. La lenteur de la parole est nécessaire pour donner aux autres participants le temps de façonner des images mentales en même temps que le locuteur les énonce. Ils s’installent dans une posture d’écoute active et silencieuse. Aucune critique n’est à formuler, pas même au moyen du langage non verbal. La confiance et l’empathie sont de mise. La parole est acceptée telle quelle et accueillie pour ce qu’elle dit de la personne qui parle et du monde qui la constitue. La simple lecture à voix haute de tous ces éléments rencontrés dans les expériences diverses constitue pour le groupe un voyage imaginaire. Nous traversons ensemble les montagnes hivernales ou les forêts automnales, nous percevons le chant d’une alouette, nous nous couchons dans les herbes hautes sous un soleil printanier, nous passons la main sur l’écorce d’un bouleau. Puis d’un coup nous sommes projetés dans la cuisine odorante de la grand-mère où mijote le ragoût dominical, ou sous la couette, à écouter l’orage gronder et la pluie crépiter sur la vitre. Tout un monde de sujets, vivants et non vivants, pénètre dans la pièce et s’éclaire d’une lueur nouvelle, prenant de l’importance et une valeur existentielle. Souvent, écouter la description de l’autre facilite l’émergence de nouveaux souvenirs, de nouvelles images. La présence d’une autre entité en son soi écologique, un peu plus enfouie dans la mémoire, surgit à l’énonciation du camarade. Opinant du chef, on ajoute cette entité sur son propre schéma qui continue de s’enrichir. On passe ainsi de monde écologique en monde écologique, non pas dans un tour de cercle régulier, mais au fur et à mesure que quelqu’un veut bien prendre la parole. Il n’y a 222 Le soi écologique en formation des éducateurs pas d’obligation à le faire. Si un participant ne souhaite pas partager, sa volonté est respectée. La troisième phase est celle de la prise de distance sur ce qui vient de se passer, à la fois dans le moment de réflexivité individuelle et dans sa phase de partage. Il ne s’agit pas d’une analyse sauvage des mondes écologiques, mais plutôt d’exprimer des sentiments personnels sur ce que cela révèle de soi, de son rapport à l’environnement, ou de témoigner plus avant de son parcours écoformateur. Nous construisons alors un patrimoine collectif de relations écologiques où l’autre non humain prend une part essentielle dans le processus de formation permanente. Souvent, c’est une surprise pour les participants, même ceux qui ont la conscience d’avoir grandi avec la nature. Ils se la représentaient comme hors d’eux et non en soi. Ils ont tout à coup pris conscience que « se comprendre soi, c’est mesurer la démesure des liens qui sont pour nous constituants » (Pierron, 2021 : 57). Ce n’est alors que le début du processus réflexif auto-écoformateur qui va s’amplifier dans une conscience se posant sur soi, le monde et les interactions entre les deux. Dans le cadre de la formation, non seulement les participants, éducateurs (enseignants ou animateurs), en apprennent sur eux-mêmes, mais cela rend aussi évidente pour eux la nécessité d’emmener leurs publics dans la nature et de construire une pédagogie qui laisse le temps à la rencontre d’opérer, sans autre intention que de permettre à chaque enfant, à chaque adolescent de tisser ses propres liens avec le lieu et ses habitants. L’éducateur y gagne en conscience perceptive face aux activités des enfants. Conclusion Pour lutter contre toutes les agressions faites à la nature, il nous faut retrouver la joie, intense, de ressentir la vitalité qu’elle contient. « Il n’est pas une joie perceptuelle qui ne soit 223 L’éducation par la nature potentiellement polluée », nous dit Marielle Macé (2022 : 209). La construction du soi écologique peut s’accompagner de la montée en puissance d’un sentiment ambigu, tiraillé entre le bonheur d’entendre le chant d’une alouette, de respirer le parfum de l’ajonc, d’écouter le craquement d’un glacier, de contempler la richesse d’un marais et la tristesse de savoir que nos modes de vie les menacent. En même temps qu’on découvre « l’étendue de nos compagnonnages ontologiques » (Remaud, 2023 : 185) peuvent grandir en nous les émotions de tristesse, de peur et de colère face à nos actes destructeurs. Mais c’est dans cet entre-deux paradoxal que peut aussi apparaître l’agir environnemental. Le souci de l’autre qui en émerge nous rend responsables de son devenir et nous entraîne dans une gestuelle et des pratiques plus attentionnées. C’est dans ce cheminement que s’inscrit l’élaboration du soi écologique en formation des pédagogues. Il est l’indispensable détour pour que la pédagogie qu’ils mettront en œuvre par la suite ait du sens au-delà des seuls apprentissages formels sur la nature. Présentation de l’auteure Dominique Cottereau vient d’entrer en retraite professionnelle après avoir été tour à tour (et simultanément) enseignante d’éducation physique et sportive, animatrice de classes de mer, formatrice consultante en éducation à l’environnement (association Échos d’images puis Scop Oxalis), chargée de cours à l’université de Paris 8, enseignante chercheuse associée à l’université de Tours et coordinatrice du réseau d’éducation à l’environnement en Bretagne (REEB). Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique en relation avec le territoire naturel à proximité de l’école Virginie Boelen Résumé Cet article présente une réflexion concernant un dispositif d’accompagnement développé par l’auteure, dans le cadre d’une formation continue en enseignement destinée à l’intégration d’une éducation par la Nature70 définie comme 70 Nous écrivons « Nature » avec un N majuscule pour signifier le fait que cette dernière est dotée d’une valeur intrinsèque par le simple fait d’exister. On parlera aussi de « territoire naturel » pour signifier le fait que la Nature est associée à un territoire, un lieu géographique donné, contextualisé. Ainsi, indistinctement nous parlons d’éducation dans et par la Nature ou d’éducation dans et par le territoire, faisant référence à la Terre appelée aussi « Terre Mère » dans les cosmologies autochtones. 225 L’éducation par la nature une « Pédagogie Nature » selon une didactique organique en relation avec le territoire. Ce dispositif est mis en lumière par l’énoncé des compétences attendues en accompagnement dans ce cas précis. Le témoignage des enseignantes qui en ont bénéficié permet une appréciation quant à ses modalités et aux résultats obtenus. Introduction Cet article fait part d’une analyse réflexive d’un dispositif d’accompagnement mis en place par l’auteure, dans le cadre d’une formation continue de treize enseignantes de la première à la sixième année du primaire au Québec, qui souhaitaient intégrer une éducation dehors, en relation avec la Nature à proximité de leur école. S’il existe de nombreuses ressources pédagogiques pour outiller les réseaux scolaires, cela ne suffit pas toujours pour se lancer dans une telle approche pédagogique. Les personnes enseignantes demandent à être accompagnées sur leur terrain de pratique où de nouvelles compétences sont requises de leur part telles que, par exemple, l’adoption d’une posture accompagnante, l’interaction avec la Nature et le territoire à proximité de l’école, la création de liens avec le Programme de formation de l’école québécoise et la progression des apprentissages, le développement de stratégies pour conserver des traces des apprentissages effectués et créer un continuum entre les sorties dans la Nature et les temps passés en classe. Précisons qu’il ne s’agit pas de proposer des activités ponctuelles d’éducation dehors, comme on le voit souvent dans une perspective utilitariste au regard de la Nature, mais de former les enseignants à une tout autre approche du territoire, le considérant comme partenaire de vie et d’apprentissage des jeunes dans leur relation à celui-ci tout au long de leur année scolaire. Ainsi, par cette formation, il est question d’accompagner un changement profond de pratique 226 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique éducative71 pour intégrer une pédagogie que les enseignantes qui en ont bénéficié ont appelée « Pédagogie Nature » et dont la visée éducationnelle est de reconnecter les jeunes au territoire tout en favorisant leur agentivité ainsi que des apprentissages décloisonnés. Une telle pédagogie se déploie selon une didactique que l’on nomme « organique » pour cinq raisons : 1) on part des intérêts des jeunes dans la relation qu’ils vivent et développent avec le territoire à proximité de leur école pour consolider ou générer des apprentissages ; 2) le territoire évolue au fil du temps (les érosions, les aménagements…), des saisons et de la météo ; 3) la relation au territoire évolue au fil des sorties des jeunes dans ce même territoire ; 4) on mobilise toutes les dimensions du jeune dans son rapport au monde, soit sa dimension rationnelle, sensori-motrice (avec les sens tels que la vue, l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe et la proprioception), affective et spirituelle notamment autour des questions de sens ; 5) cette appellation est le fait que l’on travaille ensuite à partir des productions des élèves à la suite de ce qu’ils ont vécu dans et avec le territoire pour à nouveau consolider ou générer de nouveaux apprentissages en lien avec le programme scolaire. On verra qu’un tel processus dit « organique » sera aussi vécu avec les enseignantes en formation. Cette formation s’inscrit dans un projet de rechercheaction-formation (RAF) participative financé par le ministère de l’Éducation du Québec, autant pour les écoles secondaires que primaires (projet FA-ERE-2R72 pour 2023-2024). Dans la 71 Notons toutefois que cette pratique pédagogique peut facilement se combiner aux pratiques usuelles. 72 FA-ERE-2R signifie « Formation continue selon une formule d’Accompagnement en Éducation Relative à l’Environnement pour Reconnecter les jeunes à la Nature et contribuer à leur Réussite éducative ». Si nous faisons état de ce dispositif d’accompagnement au primaire, celuici est également valable auprès d’enseignants du secondaire. Vingt per- 227 L’éducation par la nature mesure où cette pratique sort des sentiers battus, elle nécessite un accompagnement soutenu chez les personnes enseignantes. Nous détaillons le processus d’accompagnement mobilisé lors de cette formation73, effectuée au primaire auprès de treize enseignantes réparties dans trois écoles primaires, et qui a duré de quatre à six mois en fonction des écoles. Les outils mobilisés durant cette RAF ont été le journal de bord de la formatrice et des enseignantes (N = 14), des captations audiovisuelles effectuées durant les sorties (N = 30), les enregistrements audio des retours effectués à la suite des sorties en Nature (N = 30), des entrevues de groupe (N = 9) ainsi que les réponses à un questionnaire de fin de formation (N = 11). Avant de présenter le dispositif d’accompagnement mis en place, nous proposons en première partie un cadrage conceptuel concernant le processus d’accompagnement et les compétences associées recherchées chez la personne accompagnatrice dans la pratique d’une pédagogie en relation avec le territoire. La dernière partie laissera la parole aux enseignantes sur leur appréciation d’une telle formule d’accompagnement. 1� Cadrage conceptuel du processus d’accompagnement en contexte d’éducation L’accompagnement est un processus transformationnel où la personne accompagnante soutient « un pair pour que sonnes enseignantes du secondaire, toutes disciplines confondues, ont bénéficié de cette formation dans le cadre de ce projet. 73 Il n’est pas question dans ce chapitre de présenter la pédagogie Nature selon une didactique organique qui fait l’objet de la formation selon une formule d’accompagnement, mais bien le processus d’accompagnement qui est central dans la formation concernant la pédagogie Nature développée. Cette dernière fera l’objet d’un ouvrage pédagogique et d’un document audiovisuel à venir. 228 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique celui-ci mette en œuvre le meilleur de lui-même et atteigne les objectifs qu’il s’est lui-même fixés » (Vivegnis, 2020 : 4). Ainsi, l’accompagnement mise avant tout sur la relation. Pour le psychosociologue Boutinet (2009a), celle-ci est fondée sur une écoute plurielle ; celle de l’autre qui « dans ce qu’il me renvoie […] est susceptible de m’aider à définir cet espace et ce temps de la transition » (37-38). En effet, il est question d’une transition qui, dans ce cas-ci, mène vers une nouvelle réalité autour du développement personnel et professionnel de la personne enseignante. Et l’espace et le temps sont à définir pour l’atteinte de l’objectif visé, pour savoir où l’on veut aller, avec des étapes et des échéances à se fixer. Cette écoute plurielle est aussi celle « de la situation ambiante faite d’événements, d’opportunités, de disponibilités et de contraintes » (Boutinet : 38) en relation avec les autres acteurs. Dans notre cas, cette écoute est également celle du territoire, ce partenaire essentiel avec lequel il s’agit d’entrer en relation. Une telle relation d’accompagnement ne peut se faire sans une relation de confiance entre les deux personnes, accompagnatrice et accompagnée, de nature à soutenir la réflexivité conditionnelle au processus transformationnel à opérer. Comme le soulignent Vivegnis et al. (2022), un tel modèle d’accompagnement s’inscrit dans une perspective constructiviste où les transformations sont multiples : personnelles (identitaires, touchant notamment aux aspects psychologiques, affectifs) et professionnelles avec diverses habiletés, critique, collaborative et organisationnelle, en plus des habilités propres aux pratiques d’apprentissage. Ce cadrage conceptuel nous amène à dresser un portrait des compétences requises en accompagnement dans un contexte d’éducation en relation avec le territoire naturel, appelée aussi « éducation dans et par la Nature ou le territoire » selon une didactique organique telle qu’elle a été définie plus haut. 229 L’éducation par la nature 2� Quatre compétences d’accompagnement pour une éducation dans et par le territoire Nous reprenons dans le tableau 1 les quatre compétences de la pratique d’accompagnement d’enseignants débutants identifiées par Vivegnis (2020) et les caractéristiques associées, et nous les enrichissons en contexte d’accompagnement d’enseignants dans la pratique d’une pédagogie en relation avec le territoire. Nous nous attardons sur trois d’entre elles. Dans notre cas, les personnes enseignantes sont des femmes qui ont entre six et vingt-cinq années de carrière et qui ont, pour certaines, déjà initié des pratiques d’apprentissage en extérieur. I/ Favoriser une relation dialogique de soutien empreinte de confiance et de respect à l’égard de la personne enseignante I–1) Favoriser l’expression, l’échange et le dialogue I–2) Accueillir, soutenir et encourager l’enseignant II/ Soutenir l’enseignant dans le développement de son identité professionnelle II–1) Favoriser la personnalisation de l’accompagnement II–2) Encourager la collaboration II–3) Encourager à forger sa singularité professionnelle III/ Conduire un entretien à visée réflexive avec la personne enseignante et lui permettre d’adopter un regard critique sur sa pratique professionnelle III–1) Susciter la réflexivité de la personne enseignante III–2) L’encourager à interpréter ses pratiques avec des savoirs (théoriques ou acquis en formation) III–3) Faire preuve de réflexivité en tant que personne accompagnatrice 230 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique IV/ Guider l’enseignant dans l’apprentissage de la pratique enseignante en relation avec le territoire IV–1) Manifester et encourager un rapport dynamique aux savoirs IV–2) Démontrer une connaissance de la pratique enseignante classique de façon à expliciter les changements IV–3) Épauler la personne enseignante dans la mise en œuvre de sa pratique pédagogique en Nature Tableau 1. Les compétences d’accompagnement et les composantes associées pour la mise en place d’une éducation en relation avec le territoire. L’accompagnement se situe à deux échelles qui se complètent : • à l’échelle individuelle, dans un rapport dyadique permettant une personnalisation de l’accompagnement au regard du profil socio-environnemental de la personne enseignante ; • au niveau collectif, où la personne accompagnatrice met en place une communauté de pratique (CoP) composée des personnes enseignantes bénéficiant de la formation selon une formule d’accompagnement. Cette CoP permet de créer une dynamique collaborative où sont valorisés les apports de chacun pouvant profiter à la collectivité. Dans la perspective holistique qui est la nôtre, c’est-à-dire qui prend en compte toutes les dimensions de la personne dans son rapport au monde (Boelen, à paraître), le soutien de la personne enseignante dans le développement de son identité professionnelle, propre à la compétence II, impliquera son soutien dans le développement de son identité personnelle en relation avec la Nature. Ainsi, l’adaptation vis-à-vis de la personne accompagnée (compétence I-2) dans le processus d’accompagnement implique de partir de son vécu dans sa 231 L’éducation par la nature relation avec la Nature, et ce, dans une perspective holistique, à savoir à la fois corporelle, sensible, intuitive et rationnelle. De fait, on part de la trame identitaire écologique du participant qui est saisie au tout début de l’accompagnement. Concernant la compétence IV-1) (« Manifester un rapport dynamique aux savoirs »), Vivegnis (2020) la définit comme étant pratiquée « davantage à travers une ouverture au monde de l’éducation ou en faisant référence à certaines connaissances issues de la recherche, qu’en sollicitant les savoirs théoriques […] acquis en formation [initiale] » (10). Nous l’élargissons en appelant à une ouverture à l’émergence de savoirs par d’autres canaux que les formes instituées classiques. Dans ce cas-ci, il est question de s’intéresser au principe de l’écoformation, qui part du fait que les éléments du milieu de vie (oïkos) autres qu’humain, avec lesquels nous interagissons, participent à notre formation74. On s’intéresse aussi aux épistémologies autochtones en relation avec le territoire (Nelson et Shilling, 2018), une autre forme d’apprentissage, inductive, distincte des formes classiques de rapport au savoir. L’accompagnatrice sera également réceptive aux propositions nouvelles de rapport à l’apprendre des enseignantes, elles-mêmes issues de leur pratique. Une fois ces compétences définies, détaillons le dispositif d’accompagnement élaboré. 3� Un modèle d’accompagnement pour une éducation en relation avec le territoire Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la première étape de l’accompagnement consiste à identifier chez chacune des personnes participantes la trame ontologique de 74 Ce processus d’écoformation fait partie d’un processus plus large, tripolaire, complexe, de formation permanente qui comprend également la formation par soi-même (l’autoformation) et par les autres (l’hétéro-formation ou la socio-formation) (Pineau, 2023). 232 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique son être en relation avec le monde, soit le soi écologique qui émerge à la suite d’un processus que Dominique Cottereau nomme, dans le présent ouvrage, « auto-socio-éco-réflexivité en formation ». Comment entre-t-elle en relation avec le monde, quels sont les éléments du territoire qui attirent le plus la personne enseignante et au moyen de quels sens privilégie-t-elle cette relation ? Quelle place est accordée à l’imaginaire, quels temps de la journée ou saisons sont favorisés ? On entre dans l’intimité de l’être et cela ne peut se faire sans l’instauration d’une relation de confiance, dans un rapport authentique à l’autre. En seconde étape de cet accompagnement, il s’agit de caractériser chez chaque personne enseignante son degré de connaissance du lieu à proximité de l’école. Le connaît-elle vraiment ? Pourrait-elle décrire la Nature qui se trouve tout autour de l’école et partager des moments où elle aurait pris le temps d’entrer en relation avec cette Nature ? Si ensuite on place quelques éléments de théorie pour asseoir notre pratique dans la Nature et permettre aux enseignantes de comprendre les mécanismes qui sous-tendent la Pédagogie Nature mise en avant, telle l’écoformation selon une approche holistique en lien avec les savoirs autochtones (Boelen, à paraître), très vite on entre dans le vif du sujet en passant à la pratique enseignante arrimée à la réalité du terrain. Et c’est dans cette partie que le processus d’accompagnement est pleinement déployé. En amont, la caractérisation du groupe-classe a toute son importance car le profil de chaque élève est pris en compte et valorisé à la fois individuellement et collectivement au sein du groupe, en ayant à l’esprit que, selon le principe de l’holisme, le groupe aura une dynamique propre aux relations des élèves entre eux. Durant cette phase pratique, la formatrice favorise la proximité dans son accompagnement où elle suit chaque personne enseignante et sa classe lors de sorties, environ 233 L’éducation par la nature trois sur un mois. Il sera question, la plupart du temps, d’observations participantes avec les élèves dans leur relation avec le territoire. À la suite de chaque sortie, un échange d’une dizaine de minutes avec l’enseignante permet un retour sur ce qui a été vécu et les opportunités pour y générer des apprentissages en lien avec le programme, sur la façon de laisser des traces de ce qui a été vécu avec les enfants et les éléments qui appellent à une suite à vivre dans la prochaine sortie. Lorsque l’accompagnatrice n’est pas sur place, les enseignantes ont la possibilité de partager avec cette dernière au moyen d’un journal de bord interactif, ce qui a été vécu durant la sortie et les façons de donner une suite à cette sortie une fois en classe. Parfois, l’accompagnatrice prend le rôle de l’enseignante afin de lui montrer les façons d’interagir avec les enfants, au regard des intérêts présentés sur le moment, et les façons de générer des apprentissages tout comme de permettre des activités en classe qui laissent des traces de ces apprentissages. L’échange entre les enseignantes d’une même école est favorisé de façon à ce qu’elles partagent ce qu’elles vivent : les difficultés rencontrées, les façons de les surmonter et les bons coups réalisés. Ces échanges réguliers sont la manifestation de la mise en place d’une communauté de pratique permettant le soutien et la stimulation de chacune. La fin de la formation donne lieu à une dernière rencontre de groupe afin d’avoir le bilan de chacune des enseignantes concernant la formation reçue et sa formule d’accompagnement, ce qui a été appris et les activités qui pourraient être réinvesties dans d’autres classes, et enfin ce que cette pédagogie Nature implique au niveau organisationnel et institutionnel. La partie suivante circonscrit l’originalité et les avantages d’une telle formation perçue au travers des témoignages des enseignantes. 234 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique 4� L’avis des personnes enseignantes concernant un tel dispositif d’accompagnement Une rencontre de groupe en fin de formation et les réponses à un questionnaire ont permis de cerner l’avis des personnes enseignantes au sujet du dispositif d’accompagnement mobilisé. Dans l’ensemble, cette formule d’accompagnement a été très bien perçue par les treize enseignantes qui en ont bénéficié. Sa durée et la taille des groupes (six personnes maximum par école) ont permis un suivi avec des échanges personnalisés. E1 : Comme nous sommes un petit groupe, c’est beaucoup plus personnalisé qu’une conférence ou une grande formation. On discute avec aisance des enjeux qui nous touchent de plus près ainsi que des défis qu’on rencontre avec notre groupe et certains élèves. La formatrice nous aide à trouver des solutions. L’élément le plus apprécié de ce dispositif d’accompagnement a été son côté pratique. En effet, l’accompagnement ne se limite pas à des encouragements ou à des références ou une pile d’ouvrages à lire. E2 : J’ai trouvé cette formation pratique. Souvent, dans des formations, nous écoutons le formateur qui nous transmet des connaissances, nous donne des recettes toutes faites ou des suggestions de lecture. Ici la formatrice a vécu avec nous la Pédagogie Nature. C’était l’approche du vivre-avec et j’ai adoré cela. E4 : L’accompagnatrice vient avec nous dehors et participe. Ce n’est pas juste des conseils et des théories. 235 L’éducation par la nature Au même titre que ce qui est demandé dans la Pédagogie Nature, l’accompagnatrice part de l’expérience vécue par la personne enseignante pour consolider ensuite les éléments théoriques et donc apporter une part de théorisation à ce qui s’est vécu spontanément. Ainsi, l’accompagnement sur le terrain permet de mieux faire intégrer des éléments de la théorie. E6 : C’est de mettre des mots savants sur le senti et l’expérience. C’est d’accompagner et de guider les enseignants après la visite. C’est de bonifier celle-ci pour enrichir la discussion, de constater les différentes perceptions. C’est d’ancrer pour mieux préparer la prochaine rencontre. Ce témoignage explicite également le fait que l’accompagnement sur le terrain permet de faire des rétroactions immédiates plus contextualisées et efficaces, de donner des idées, que ce soit dans la façon d’animer les sorties, de laisser des traces à partir de ce qui vient de se vivre ou de saisir certains éléments vécus qui feront la transition avec la prochaine sortie. Une proximité dans l’échange, au plus près de la réalité de la classe et du milieu naturel, fait que l’enseignante vit pleinement cet accompagnement. Par ailleurs, par l’instauration d’une relation de confiance, la personne enseignante se sent soutenue dans les initiatives qu’elle pourrait prendre et, de fait, ose prendre des risques sur les différentes façons de générer des apprentissages au regard du vécu expérientiel des enfants. E7 : Le fait d’avoir quelqu’un avec qui on peut échanger au moment où on essaie (rétroaction immédiate), c’est sécurisant et cela permet de voir les possibilités en temps réel et de façon concrète, contrairement à une formation théorique où on doit attendre que la formation soit terminée avant d’en faire l’essai. 236 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique E6 : Cette forme d’accompagnement a permis de légitimer mes façons de faire autrement. E8 : Je sens que je peux diminuer les barrières que le cadre nous met pour oser se mettre en contact (marcher pieds nus), s’émerveiller, ralentir le rythme et miser sur les activités de connexion à la Nature. Lorsque l’accompagnatrice prend la place de l’enseignante afin d’illustrer ses propos, cela a été apprécié à l’unanimité. Cela permet à la personne enseignante de prendre du recul, de découvrir de nouvelles façons de faire et de voir ses élèves autrement : E6 : C’est très riche d’observer quelqu’un d’autre ! Voir faire l’accompagnatrice dans la prise en charge de la sortie m’a permis d’avoir du recul sur mes élèves, de les voir autrement. E1 : Cela m’a permis de pouvoir observer plus mes élèves. E4 : En la voyant faire, on n’a pas peur de se salir, de se tromper, de la météo, de ne pas savoir à l’avance et ainsi de laisser les idées émerger des éléments de la Nature. E3 : L’accompagnatrice a fait vivre des moments de pleine conscience avec les élèves et des moments de gratitude face à toute cette belle Nature qui nous accompagne. Je n’avais jamais pensé explorer ce volet avec mes élèves, ce fut une fabuleuse prise de conscience pour moi. L’accompagnement ne commence par sur le terrain avec les élèves, mais dès le début de la formation où l’accompagnatrice prend soin de chaque personne enseignante dans la spécificité qui est la sienne : 237 L’éducation par la nature E2 : Même sans les élèves, nous sommes allées nous énergiser en allant marcher sur le bord de la rivière. Elle m’a appris à faire le silence afin d’écouter le chant des oiseaux par exemple. Elle a été un modèle pour moi. E3 : L’accompagnement offert était différent pour chacune de nous. E6 : La formatrice a valorisé et accueilli chaque participante avec sa couleur : forces, défis, personnalité, intérêts. Elle m’a permis d’être, tout simplement. C’est ce qui doit être fait également avec nos élèves. Elle nous prend, nous reçoit là où nous en sommes dans nos humanités environnementales. Enfin, l’accompagnement se poursuit dans la constitution d’une communauté de pratique afin que chaque personne enseignante puisse apprendre des autres, faire part des difficultés vécues afin de trouver des solutions et de se sentir soutenue. E3 : Mes moments coup de foudre ont été nos moments de partage en équipe-école où j’ai découvert toute la richesse des collègues de mon école. Lors de ces merveilleux moments d’échange pédagogique entre nous, j’ai trouvé riche de découvrir ce que chacune de nous faisait de différent dans sa classe. E2 : Cette formation m’a permis d’échanger avec mes pairs sur les façons de vivre en relation avec la Nature avec mes élèves. Ainsi, j’ai appris avec la formatrice et aussi par mes collègues. Un tel accompagnement nous apparaît la meilleure façon d’introduire la Pédagogie Nature qui s’articule autour de l’approche inductive à partir du vécu des jeunes en relation avec la Nature pour créer des situations d’apprentissage en lien avec le programme scolaire. Une telle approche appelle 238 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique à un nouveau rapport au savoir de la part des personnes enseignantes et leur demande un lâcher-prise, ce qu’elles sont arrivées à faire, elles qui avaient souvent l’habitude de transmettre des savoirs objectifs prédéfinis selon un processus descendant. E1 : Beaucoup de pratique, peu de théorie. C’est apprécié et efficace. Le fait de parler d’une approche plus intuitive, moins préparée et collée sur de la théorie, peut sembler déstabilisant au début, mais cela devient plus naturel après quelques sorties. E7 : Tous les liens sont possibles à faire avec une visite à l’extérieur. C’est plus simple à faire qu’on pense. Les élèves apprécient beaucoup et en redemandent. Et pour clore cette partie, soulignons le bienfait d’une telle Pédagogie Nature qui en plus d’enrichir les pratiques d’apprentissage, contribue de façon substantielle au bien-être des personnes enseignantes. E2 : J’ai adoré la formation. Elle m’a permis de renforcer mon sentiment de bien-être lorsque je suis en relation avec la Nature. J’ai profité du moment présent et j’ai appris à lâcher prise. E3 : Je conserve de cet accompagnement de garder mon cœur, mon corps et mes yeux d’enfant. De me laisser toucher et imprégner par la beauté de la Nature. Je veux faire de la pédagogie Nature l’inspiration et le fil conducteur de ce que nous vivrons dans notre classe. Un tel renforcement positif est un élément non négligeable à prendre en considération quand on connaît l’essoufflement récurrent témoigné par le personnel enseignant. 239 L’éducation par la nature Conclusion L’accompagnement dans le dispositif de formation pour amener une personne enseignante à repenser l’éducation selon un nouveau rapport au monde, une relation écoformatrice holistique qui infuse tous les apprentissages tout au long de la journée, est capital. Cet accompagnement part d’une compréhension fine de la personne enseignante dans son rapport au monde avant de la guider dans sa pratique. Une telle démarche, qui inaugure un changement radical de pratique par rapport aux approches classiques, demande de toute évidence un engagement important à la fois de la part de la personne accompagnatrice et de la part de la personne accompagnée. Pour l’accompagnatrice, cet engagement a lieu dans la préparation et le suivi individualisé de chacun des participants, en lien avec les compétences évoquées dans le tableau 1. De son côté, la personne accompagnée engage une réflexivité sur sa pratique, comme le soulignent également Vivegnis et al. (2022) au regard d’un dispositif de mentorat en enseignement. Ce degré d’engagement est sans doute propre à tout processus qui implique des changements profonds. D’après les personnes enseignantes, le résultat justifie les efforts consentis dans la mesure où non seulement cette Pédagogie Nature enrichit les pratiques d’apprentissage, mais elle contribue aussi de façon substantielle à leur bien-être tant professionnel que personnel. Présentation de l’auteure Virginie Boelen est professeure associée au Département de didactique de la faculté des sciences d’éducation de l’Université du Québec à Montréal. Membre chercheure du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE) ainsi que de la chaire d’excellence en enseignement « Éducation 240 Un dispositif d’accompagnement dans l’intégration d’une didactique organique par la nature et territoire apprenant » (ÉNa-TerrA), Virginie s’intéresse au processus holistique de reconnexion au territoire à activer en milieu formel et non formel en contexte de changements climatiques, notamment en lien avec les savoirs et les pratiques pédagogiques autochtones. Son expertise se situe dans la formation et l’accompagnement des professionnels à cet effet. Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature Mathieu Point, Geneviève Bergeron, Sébastien Rojo Résumé Ce chapitre présente un dispositif de formation et d’accompagnement pour l’appropriation et la mise en œuvre de l’éducation par la nature (EN) sous forme de rechercheaction-formation. Exprimés par quatre enseignantes ayant participé à ce projet, des propos illustrant les leviers à l’appropriation et à la mise en œuvre d’une approche d’ÉN sont présentés et discutés. Introduction Associés notamment à la dégradation des écosystèmes, à la déclinaison de la biodiversité ou encore aux inégalités 243 L’éducation par la nature environnementales, les défis socio-environnementaux actuels réclament un changement de paradigme qui nécessite de passer par une prise de conscience des liens profonds et multiples qui nous unissent à la nature (UNESCO, 2021b). Il s’agit d’amorcer une transformation, à la fois culturelle et personnelle, du rapport au vivant. À la fois source d’espoir et vecteur possible de changement, le monde de l’éducation se trouve interpellé par cet impératif. Au Canada, en 2019, l’Association canadienne des doyens et doyennes d’éducation (ACDE) signait l’Accord sur l’éducation pour un avenir viable, dans lequel ils reconnaissaient la responsabilité sociale et éthique des facultés, des collèges, des écoles et des départements d’éducation dans le devoir d’agir. Les facultés d’éducation sont en effet bien placées pour contribuer à la mise en œuvre de ces changements, notamment grâce « à leur rôle quant à la formation de la prochaine génération d’enseignantes et enseignants, à leurs initiatives en matière de perfectionnement professionnel et à leur contribution à la recherche et au développement » (ACDE, 2022 : 9). C’est en tant que professeurs et chargés de cours dans une université québécoise que nous inscrivons notre proposition dans cet ouvrage collectif. Depuis quelques années, nous œuvrons à développer des projets de recherche et de formation qui placent les médiations par la nature comme vecteur du développement et de l’apprentissage (e.g. Rojo et Bergeron, 2017 ou Point et Ricard, 2020). Plus récemment, nous nous sommes intéressés plus spécifiquement au potentiel de l’éducation par la nature (désormais ÉN), une approche éducative perçue comme un levier face aux enjeux énoncés précédemment (Lugg, 2007 ; Waite, 2019). En effet, elle pourrait contribuer à ce que les apprenants développent un rapport plus sensible à la nature, à ce qu’ils la connaissent mieux, l’apprécient, s’y attachent et, ultimement, sentent le besoin de se mettre en action pour la préserver (Stern et al., 2014). Contrairement à d’autres pays, l’éducation à l’extérieur 244 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature des murs de l’école est un phénomène assez récent au Québec. Bien que de plus en plus mobilisée (Ayotte-Beaudet et al., 2022), elle serait, selon Boelen (2022), souvent opérationnalisée sous des formes réductrices. Il faut reconnaître que l’ÉN telle que nous la concevons se détache des approches magistrocentrées encore très présentes dans le système scolaire québécois (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2017). L’ÉN constitue en effet une proposition éducative plus inductive et expérientielle (Ballantyne et Packer, 2009 ; Broda, 2002 ; Boelen, 2022) qui exige des pratiques pédagogiques d’une grande qualité (Waite, 2019). Cela peut donc constituer un défi pour les personnes enseignantes qui auraient notamment besoin de plus de formation et d’accompagnement (Boelen, 2022 ; Maziade et al., 2018). Ayant rénové leur cour extérieure pour en faire une « cour nature » et souhaitant en faire bénéficier les enfants de manière optimale, une école primaire québécoise a exprimé un besoin de formation et d’accompagnement et nous a sollicités en 2019 afin de réfléchir à ses pratiques. Les premières discussions ont révélé un intérêt plus large à développer l’ÉN au sein de leur milieu et à se former à cette approche. Nous avons donc proposé un dispositif de formation et d’accompagnement structuré par l’intermédiaire d’une recherche-action-formation participative. L’objectif de cet article est de décrire ce dispositif inédit ayant pris forme graduellement en alliant recherche et pratique. En nous appuyant sur les propos des enseignantes lors des entrevues, nous présenterons également quatre leviers ayant joué un rôle déterminant dans leur processus d’appropriation de l’ÉN. La discussion permettra de poser une réflexion sur différents enjeux entourant la formation des personnes enseignantes à l’ÉN. 245 L’éducation par la nature 1� Repères conceptuels L’« ÉN » est un concept polysémique. Considérant les visées de soutenir une appropriation de l’ÉN par des personnes enseignantes, nous avons choisi de privilégier une définition de l’ÉN assez englobante, ayant des paramètres généraux ni trop directifs ni trop restrictifs. Les travaux de Waite (2019) ont été une première source d’inspiration dans le projet. Cette dernière décrit l’ÉN comme une proposition éducative où le contexte, à la fois social et environnemental, joue un rôle significatif dans l’apprentissage et qui s’inscrit dans la logique d’augmenter l’exposition et l’attachement à la nature. Notre perspective flexible nous amène à considérer que l’ÉN peut, à certains moments, s’apparenter à une méthode qui permet de travailler des objets d’apprentissage et de développer des compétences de manière plus concrète et contextualisée qu’en classe, tout comme elle gagne, simultanément ou non, à s’ancrer dans un lieu et prendre naissance à même les savoirs portés par ce lieu. Une deuxième inspiration vient donc de l’approche place based learning en tant que démarche d’apprentissage enracinée dans le lieu et sensible au lieu (Lloyd et al., 2018). Il s’agit de penser les éléments vivants et non vivants d’un lieu comme les vecteurs de l’apprentissage et des entités avec qui entrer en relation. 2� Description du dispositif de formation et d’accompagnement Nous présentons dans cette section le dispositif de formation et de recherche mis en place ainsi que chacune de ses composantes. 2.1 Partenaires du milieu scolaire et universitaire Le dispositif collectif regroupe quatre enseignantes, une direction adjointe ainsi qu’une conseillère pédagogique d’une 246 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature même école primaire de Trois-Rivières. Ils sont tous considérés comme des chercheurs de milieu. Il s’agit d’une école de 218 élèves qui offre un programme d’éducation internationale (PEI). Ce sont plus précisément une enseignante de l’éducation préscolaire, une enseignante d’éducation physique et deux enseignantes du primaire (2e et 3e cycle) qui ont pris part au projet. Outre l’enseignante de maternelle 5 ans, les enseignantes n’étaient pas familières avec l’ÉN, mais s’y intéressaient. Du côté de l’université, trois chercheurs en éducation ont pris part au projet ainsi que trois étudiants de maîtrise en éducation. 2.2 Structure générale du dispositif et posture Ce travail groupal s’est échelonné sur deux années, de septembre 2020 à juin 2022. Nous avons choisi de structurer le dispositif par le biais d’une méthodologie de rechercheaction-formation (RAF). Faisant partie de la grande famille des approches participatives, la RAF permet d’aider les acteurs et actrices à améliorer leurs pratiques et à résoudre des problèmes vécus sur le terrain tout en valorisant et en tirant partie des savoirs et de l’expertise qu’ils et elles possèdent. Loin des postures plus traditionnelles, il s’agissait pour nous d’inscrire notre travail dans des rapports plus égalitaires, où la connaissance, le changement et l’innovation trouvent leur source au sein de la participation et de la collaboration. Dans une perspective professionnalisante, nous avons conçu le dispositif pour qu’il engage les protagonistes dans une logique de réflexion sur et dans l’action (Perrenoud et al., 2008). Il nous paraissait important de penser l’émergence de nouvelles pratiques autrement que par l’unique exposition à des connaissances issues de la recherche ou à des activités prêtes à l’emploi, lesquelles les auraient laissés à la merci d’une logique d’application où la complexité des contextes et des situations est bien souvent occultée. L’intention poursuivie 247 L’éducation par la nature était de dépasser les formations ponctuelles et d’offrir un accompagnement personnalisé à plus long terme, pour permettre à cette équipe de développer sa propre capacité à mettre en œuvre une approche d’ÉN cohérente avec les particularités de leurs élèves, leur école et leur territoire. La RAF s’articule dans ce projet autour de trois pôles : 1) le pôle Action vise la mise en œuvre de situations d’apprentissage selon une approche d’ÉN ; 2) le pôle Formation se rapporte à l’accompagnement de l’équipe et 3) le pôle Recherche a pour objectif de décrire les pratiques des enseignantes, les facilitateurs, les obstacles, les retombées perçues ainsi que les enjeux vécus dans le processus d’appropriation. Sur le plan de la recherche, nous avons mobilisé trois méthodes : des entrevues individuelles avec les chercheurs du milieu après chaque année du projet (N = 11), des enregistrements des rencontres d’accompagnement (N = 9) et un entretien collectif au terme du projet. Ajoutons que des observations, captées par vidéo, de situations d’apprentissage réalisées dans et par la nature ont été effectuées dans le but de produire des capsules vidéo de formation (N = 25). 2.3 Rencontres d’accompagnement Le projet repose sur des rencontres collectives d’accompagnement, pour lesquelles les chercheurs du milieu ont été libérés, respectant une certaine fréquence. Il y a eu cinq rencontres dont deux journées entières et trois demi-journées à l’an 1 ainsi que quatre rencontres en demi-journée à l’an 2. La première rencontre d’accompagnement a servi à tisser des liens entre tous les membres du groupe. Un sondage avait été préalablement complété pour partager nos expériences professionnelles significatives, nos motivations à participer au projet, nos forces, nos représentations de l’ÉN et ce que nous changerions en éducation si nous en avions le pouvoir. Cette rencontre a également permis de clarifier la méthodologie 248 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature de RAF et les rôles de chacun. Nous en avons profité pour situer notre travail dans une posture de facilitation et non d’expertise et, conséquemment, dans une approche plus ascendante (bottom-up : prise de décision collective, valorisation des savoirs qui émergent de l’expérience) que descendante (top-down : prescription de ce qu’il faut faire). À partir d’activités participatives, nous avons également présenté le but général du projet, discuté des défis perçus et vécus relativement à la mise en œuvre de l’ÉN, codéfini la situation désirée (objectif collectif préliminaire) et anticipé des premiers besoins de formation. Lors de cette rencontre, nous avons exploré certains repères pédagogiques à propos de l’ÉN dans le but d’amorcer les discussions sur ce que peut représenter cette façon d’envisager le développement et l’apprentissage des enfants. Ces repères découlent d’une synthèse des écrits sur l’ÉN, dans laquelle nous avons cherché à cerner les implications pédagogiques de l’approche en suivant une démarche d’investigation. Ces implications ont été regroupées en sept grands principes, que regroupe la figure 1. Figure 1. Sept principes pédagogiques pouvant soutenir l’éducation par la nature. 249 L’éducation par la nature Pour nous, ces principes constituent des repères flexibles qui permettent d’inspirer et de soutenir la réflexion, l’idée n’étant pas d’imposer un cadre rigide. Dans le cadre du projet, ils ont été soumis aux enseignants qui les ont utilisés et les ont fait évoluer. À leur suggestion, nous avons créé un outil réflexif permettant de situer chaque principe sur une échelle de 1 à 10 (comme un curseur que l’on pourrait moduler) à partir de questions réflexives. Il nous semble nécessaire de préciser que, comme pour tout outil, il n’y a pas d’application universelle ; il doit être ajusté en fonction des singularités des milieux. Il est d’ailleurs nécessaire de l’envisager comme un produit sujet à évolution. Dès cette première rencontre, les enseignantes ont été invitées à se mettre en action en se fixant un défi personnel. Certaines ont choisi de réaliser une activité d’apprentissage à l’extérieur dans une perspective exploratoire, d’autres ont choisi de faire une causerie avec leurs élèves pour leur parler du projet et d’engager une discussion sur leur rapport à la nature ainsi que sur leurs intérêts et préoccupations par rapport à l’ÉN. Comme il s’agit d’un dispositif de formation qui évolue en fonction des besoins du groupe, chacune des rencontres subséquentes a été différente. Néanmoins, certains éléments essentiels peuvent être dégagés, considérant que la RAF se caractérise habituellement par des cycles d’expérimentation, d’analyse et de réflexion critique entourant un aspect de la pratique professionnelle, ici l’ÉN (McNiff et Whitehead, 2006). 2.4 Expérimentations sur le terrain et coanalyse de ces dernières Entre chacune des rencontres, les enseignantes étaient invitées à expérimenter une ou plusieurs situations d’apprentissage dans et par la nature avec leur groupe. Les repères pédagogiques, que nous avons affinés collectivement 250 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature tout au long de la démarche, pouvaient les aider à planifier leurs situations ou encore à en faire une réflexion critique a posteriori. Plus d’une quarantaine d’expérimentations ont été effectuées dans différentes disciplines : mathématiques, sciences, histoire, éducation physique et arts plastiques. Des situations d’apprentissage interdisciplinaires ont également été expérimentées. Elles ont eu lieu dans la cour d’école « nature », dans les parcs environnants tels que petits boisés ou parcs municipaux ainsi que sur les berges de la rivière Saint-Maurice. Progressivement, nous avons cherché ensemble comment faire de la nature une partenaire réelle dans l’apprentissage tout en explorant différentes postures parfois plus instrumentales. Lors des rencontres d’accompagnement, chaque membre du groupe avait un temps spécifique pour présenter son expérimentation en exposant les intentions poursuivies, une description de sa pratique, les conditions facilitantes, les obstacles rencontrés et une synthèse des retombées observées. Un outil de consignation a été proposé, mais a très peu été utilisé. Puis, une séance d’analyse collective permettait de préciser et de comprendre le vécu expérientiel, de soulever des forces et de proposer des pistes d’amélioration en tissant des liens avec les principes pédagogiques, dans la perspective de progresser graduellement. En cohérence avec notre intention de nous attarder davantage sur le processus d’apprentissage que sur les résultats, nous avons créé un document collectif permettant de formaliser les apprentissages réalisés (grands constats). Après chaque rencontre, cette trame de notre processus était bonifiée, puis revisitée par le groupe à des moments stratégiques. 2.5 Capsules de formation et activités expérientielles En fonction des besoins exprimés par les membres du groupe, nous avons exploré certaines thématiques susceptibles 251 L’éducation par la nature de soutenir l’évolution des pratiques. Il s’agissait d’éclairer les pratiques au contact de connaissances issues de la recherche en stimulant les échanges du groupe. Ces connaissances pouvaient servir à stimuler la réflexion professionnelle critique sur l’action mise en œuvre et pouvaient permettre de soutenir la planification des prochaines expérimentations. Par exemple, un membre de l’équipe spécialiste en physiologie du sport a proposé une capsule de formation sur la thermorégulation. Nous avons également traité de gestion de classe suivant des défis rencontrés par certains et de l’approche spécifique du place based learning pour aider à approfondir l’ancrage dans le territoire. Des activités expérientielles, peu nombreuses en raison de la COVID, ont également été réalisées pour soutenir la compréhension de l’ÉN (par exemple, une activité collective de résolution de problèmes). 2.6 Suivi individualisé Certaines enseignantes ont manifesté le besoin d’obtenir du soutien individualisé permettant d’aller plus en profondeur que lors des rencontres collectives. Nous nous sommes donc rendus disponibles pour des rencontres individuelles permettant d’offrir des rétroactions plus spécifiques sur des activités réalisées ou menant à des réflexions plus pointues sur leurs situations d’apprentissage à venir. 2.7 Planification d’une journée collective d’ÉN multiniveau à la fin du processus À la fin du projet, l’équipe a décidé d’un commun accord de se donner un défi collectif d’envergure, soit celui de planifier une journée complète d’éducation par la nature avec leurs élèves à l’île Saint-Quentin. Ce défi, que nous avons tenté d’inscrire dans une approche place based learning, a été 252 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature l’occasion de faire évoluer les représentations de l’ÉN et conséquemment des pratiques la soutenant, puisqu’il a fait émerger plusieurs préoccupations et points de vue divergents. A posteriori, l’analyse collective de cette expérience a été riche et a permis d’identifier des pistes potentielles pour le futur. 3� Leviers à l’appropriation de l’ÉN Dans cette section, nous portons notre attention sur les éléments qui, selon les enseignantes, ont soutenu leur appropriation de l’ÉN. Que ce soit dans les rencontres collectives d’accompagnement ou dans les entrevues individuelles, quatre leviers principaux sont ressortis : l’ancrage dans le collectif, les expériences répétées comme moteur à l’apprentissage, le temps accordé et à s’accorder ainsi que des attitudes favorisant le changement de pratique. 3.1 Levier 1 : l’ancrage dans le collectif Le levier prépondérant dans le discours des enseignantes concerne la dimension groupale moussée par le dispositif. En effet, il semble que le fait de prendre appui les unes sur les autres ait joué un rôle important dans le processus d’appropriation de l’ÉN. Cela s’est manifesté parfois au sein des interactions et parfois directement dans l’action. 3.1.1 Au sein des interactions Une première partie de cet ancrage s’est concrétisé dans les interactions. D’une part, les enseignantes participantes estiment que les discussions entre collègues leur ont permis de se rassurer, de s’entraider et d’améliorer leurs pratiques. Dès la première année du projet, cela transparaît dans le discours : 253 L’éducation par la nature Quand il y a plusieurs personnes qui participent, c’est plus facile d’avoir un coup de pouce, de pouvoir discuter « toi, ton activité, comment ça s’est passé ? Moi il s’est passé telle, telle chose. Je [ne] sais pas trop comment je peux l’améliorer » donc tout l’aspect de retour collaboratif est important selon moi (P1). La force du collectif favorise également le partage d’idées permettant l’enrichissement mutuel, comme en témoigne cet extrait : « C’est partir des idées des autres. Le fait qu’[on] se renchérit » (P5) et celui-ci : « La collaboration a amené une coconstruction de ce qu’on veut mettre en place. Puis, j’ai trouvé ça vraiment intéressant » (P2). D’autre part, elles indiquent que les échanges avec les chercheurs universitaires ont aussi soutenu leur processus d’appropriation. Tout au long du projet, les enseignantes ont mentionné apprécier être soutenues, que ce soit lors des rencontres collectives ou lors des rencontres individuelles : « Bien, vous autres, vous êtes un bon levier. Le fait qu’on coopère avec vous aussi, c’est un bon levier » (P5). Cela semble d’ailleurs avoir eu un effet motivant : « Je trouve que vous nous donniez l’élan aussi puis l’envie de poursuivre puis de chercher tout le temps à s’améliorer » (P3). L’appropriation de l’ÉN aurait également été impulsée par les rétroactions offertes sur les expérimentations vécues : « Avoir un regard extérieur pour m’améliorer ou pour ajuster la fois suivante, ça m’a vraiment aidée » (P6). 3.1.2 Au sein de l’action Une deuxième partie de l’ancrage dans le collectif s’est concrétisée directement dans l’action. Trois éléments émergent des résultats. L’un d’eux concerne l’expérimentation en coenseignement, qui s’avère aidant pour repérer plus facilement les occasions d’apprentissage émergentes que peut offrir l’ÉN. En effet, se 254 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature jumeler avec des collègues pour expérimenter une situation d’apprentissage amène à recourir aux forces de chacune et enrichit les pratiques : C’est le fun quand on n’a pas la même vision tout le monde. Quand moi je m’en vais avec elle, j’y rajoute des choses, c’est elle qui me rajoute des choses, y a des choses qu’on voit. […] Ça permet une vision différente puis d’apporter des idées que toi, t’as pas pensé. Quand t’es toute seule, oui, tu vois un peu des choses, mais avec quelqu’un d’autre on dirait que t’es comme porté à voir encore plus ce que l’autre fait, ce que l’autre ne fait pas (P5). Puis, bien qu’elles aient décrit l’ÉN comme déstabilisante, l’effet de groupe permet d’oser se mettre en action. Cette enseignante confie la plus-value apportée par le fait de pouvoir partager avec les autres pour lui permettre de se lancer dans l’ÉN : On dirait qu’il a fallu que je me lance tête première à un moment donné, bing bang, et puis là, avec la communauté qu’on avait créée ça m’a vraiment aidée parce que je pense que j’aurais comme encore été un petit peu sur le frein de : voyons ! Comment je vais faire ? On dirait que ça m’a comme un peu poussé : let’s go ! Vas-y ! Puis, de voir les autres aussi qui expérimentaient, c’est ça, le petit coup de pouce (P4). L’accès à cette communauté de soutien semble créer un contexte sécurisant pour l’expérimentation, tel que l’indique cette enseignante à la fin du projet : De pouvoir en parler, pour se rassurer, prendre en assurance, risquer davantage, devenir plus audacieux, je pense que c’est vraiment nécessaire pour l’implantation en éducation par la nature parce que c’est une prise de risque (P6). 255 L’éducation par la nature 3.2 Levier 2 : les expériences répétées comme moteur à l’apprentissage D’abord, les enseignantes mentionnent que vivre concrètement des situations d’apprentissage avec leurs élèves leur permet de mieux s’approprier l’ÉN : « [Ce sont] des expériences de vécu avec du monde, les vivre concrètement, pas juste les lire sur papier » (P5). Cette dernière abonde en ce sens : « Il faut comme le vivre à plusieurs reprises, parce que ce n’est pas juste une fois qu’on se retrouve devant ce “Oh my god!” » (P3). Les expérimentations qui se répètent semblent en effet favoriser une évolution de leurs représentations. Lors de la journée d’ÉN avec quatre groupes d’élèves à la fin du projet, une enseignante constate une évolution : C’est vraiment l’activité sur la biodiversité qui a fait évoluer ma conception. En fait, je savais que l’éducation par la nature, à la base, c’est vraiment de mettre l’enfant au centre […]. Mais, de ma perspective, je trouvais ça très difficile à atteindre parce que l’inconnu fait que c’est très difficile d’encadrer ou de réenligner nos élèves quand on ne sait pas à quoi on va faire face […]. Quand j’ai fait mon activité sur la biodiversité qui était vraiment dans le cadre de classe nature pure où on va aller observer, on va voir qu’est-ce qu’on trouve, et j’ai prévu plein de choses selon vers où mes élèves m’amènent (P6). Ensuite, les expérimentations ont également comme avantage de permettre de découvrir de manière plus authentique les retombées positives de l’ÉN : Il y a quand même des gains que je découvre en expérimentant. Que là, bon, ça c’est quelque chose que je peux faire à l’extérieur que je ne peux pas obtenir comme résultat à l’intérieur (P6). 256 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature Selon les données recueillies, les expériences répétées favorisent la découverte des potentialités de l’environnement naturel sur le plan éducatif. Une enseignante explique : Ce que je trouve qui a changé, c’est ma façon d’observer mon environnement, c’est ma façon de voir, tu sais dans ce que je vois dans ma progression des apprentissages (P6). Puis, l’expérimentation semble avoir contribué à une plus grande confiance chez les enseignantes par rapport à l’ÉN et, ainsi, à une diminution du stress. Je pense que c’est l’expérimentation. Je pense que plus j’en fais, plus je prends confiance et moins j’ai l’impression de risquer gros. Au début, chaque expérimentation, c’était une prise de risque. Mais là, […] ça devient plus naturel. Je ressens moins de pression, moins de stress (P6). 3.3 Levier 3 : le temps accordé et à s’accorder D’une part, les participantes relatent l’importance de bénéficier de temps pour planifier. Selon elles, adopter des changements dans leur pratique et faire place à ce qui émerge tout en respectant le programme de formation nécessite une certaine réflexion. « Avoir un temps de planification, avoir un temps de discussion avec des partenaires, je dirais des collègues ou des mentors dans le cas du projet » (P6). Le temps de réflexion collective offert par le projet est nommé par les enseignantes comme un levier à l’appropriation et à la mise en œuvre de l’ÉN. Elles nomment le besoin de prendre ce temps collectivement pour réfléchir et trouver conjointement des pistes de solution. Une enseignante ajoute que bénéficier de temps de réflexion individuel dans leur quotidien est tout aussi important : « Il est bénéfique de prendre des notes de 257 L’éducation par la nature ce qui a fonctionné ou de ce qui peut être bonifié dans notre façon de faire l’activité […] » (P5). D’autre part, les enseignantes ont mentionné que le temps était un facteur déterminant dans le processus d’appropriation de l’ÉN. Selon elles, s’exposer progressivement permet de diminuer le stress encouru par le changement de pratique et la nouveauté. C’est important de se respecter puis d’y aller par petits pas, donc par progression. Donc, c’est quand même rassurant de dire que ce n’est pas de la classe extérieure, mais c’est un pas. Donc, je me dirige vers quelque chose (P6). Cette nécessité d’appropriation et d’évolution progressive revient à plusieurs reprises : […] il faut essayer d’arrêter de se mettre des barrières et en rajouter un petit peu chaque année jusqu’à temps de voir, mon Dieu, c’est ça la classe extérieure puis c’est possible même au primaire. […] Puis d’en ajouter un morceau chaque année, dans le sens, c’est parce que ça ne se fait pas du jour au lendemain, donc, une journée à la fois (P4). 3.4 Levier 4 : des attitudes favorisant le changement de pratique Parmi les leviers importants identifiés par les enseignantes, certains se rattachent aux attitudes. Elles ont mentionné l’importance d’une ouverture aux nouvelles approches pédagogiques : « Tu ne changes pas de local quand tu es dehors, tu changes ta pratique » (P3), et de l’audace : « Faut avoir l’audace d’abord là de le faire soi-même. Ça, d’abord il faut travailler sur soi, je dis, c’est le premier levier, c’est toi. Ouvre la porte puis sors » (P3). 258 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature Elles ajoutent également qu’il faut avoir la volonté de se développer personnellement et d’accepter de se mettre en position de vulnérabilité. Selon les enseignantes : On se place dans la posture où on accepte de se questionner avec nos élèves. Parce que, quand on se laisse imprégner de ce qui se passe, c’est se placer un petit peu en situation de vulnérabilité parce qu’on ne sait pas tout. […] Ben, j’accepte de me mettre en position de chercheur avec mes élèves. C’est ce qui devient aussi très stimulant pour les élèves (P3). Conclusion L’ÉN repose sur un changement de paradigme et de pratiques (Boelen, 2022 ; Dyment et Reid, 2005 ; Maynard et Waters, 2007), ce qui peut conduire à vivre de l’insécurité, comme en témoignent les enseignantes du projet. Ce processus les amène à faire l’expérience de la vulnérabilité tout en la considérant comme importante dans le processus. La notion de « vulnérabilité » nous semble porteuse en ÉN, notamment en l’élargissant au rapport au monde. C’est qu’en effet les défis actuels appellent une reconnaissance de la fragilité de tous les vivants et de leur interdépendance afin de se tourner vers des conditions respectueuses pour chaque forme de vie (Laugier, 2015). En cohérence avec nos résultats, Van Dijk-Wesselius et al. (2020) indiquent que l’ÉN exige de prendre des risques, d’oser et de se lancer dans cette approche pédagogique par une logique de petits pas. À cela, nous ajoutons : des petits pas répétés. En effet, l’un des leviers du dispositif est la place accordée à l’expérience et à la réflexion sur cette dernière. À l’instar de Hickman et Stokes (2016), nous pensons que cela permet d’enrichir le développement professionnel d’une manière plus holistique et moins technique. 259 L’éducation par la nature Notre recherche expose également que l’expérience répétée accroît, chez les enseignantes, la capacité à reconnaître les potentialités que peuvent offrir la nature et les lieux fréquentés. Un enjeu important des dispositifs de formation est d’aider les personnes enseignantes à s’appuyer sur les particularités territoriales et les savoirs portés par les lieux. Il s’avère important qu’elles puissent apprendre à cerner le potentiel des lieux pour guider les enfants dans un processus d’apprentissage significatif (Ballantyne et Packer, 2009). La formation à l’ÉN gagne à prendre en compte les singularités des territoires, des écoles, des personnes enseignantes et des élèves. Cela nécessite de reconnaître qu’il n’existe pas de modèle unique (Passy, 2014 ; Waite, 2019). Les enseignantes de la recherche ont relevé l’importance du temps offert par le dispositif pour planifier, réfléchir et discuter dans un contexte où le temps est une ressource rare. Le manque de temps est d’ailleurs situé comme un obstacle dans les milieux (Van Dijk-Wesselius et al., 2020). S’il nous semble important d’offrir aux personnes enseignantes des espaces-temps de qualité, les dispositifs de formation gagneraient certainement à proposer des moments de réflexion critique sur le rapport au temps dans nos sociétés de performance et d’efficacité. Le travail collectif a permis le développement ascendant d’un cadre commun pour l’ÉN. Cela est supporté par d’autres travaux qui soulignent que planifier, réfléchir et collaborer avec des collègues sont des aspects qui soutiennent cet esprit décisif (Barfod, 2017). Il faut donc considérer l’importance de créer des espaces collectifs de formation qui, selon nos enseignantes, favorisent l’entraide et l’idéation en plus de créer une matrice sécurisante pour progresser. D’ailleurs, pour bien des auteurs, faire face aux enjeux socio-environnementaux ne peut s’opérer sans un tissu social fort. La transition socio-écologique repose sur les relations entre des acteurs et actrices d’une communauté qui, bien 260 Un dispositif de formation et d’accompagnement pour une éducation par la nature ancrés dans un territoire, décident ensemble d’agir dans une perspective d’action collective locale et de solidarité (Audet et al., 2019). Présentation des auteur·es Mathieu Point et Geneviève Bergeron sont tous les deux professeurs à l’université du Québec, à Trois-Rivières, au département des sciences de l’éducation, et cotitulaires de la chaire d’excellence en enseignement ENa-TerrA portant sur l’éducation par la nature. Pour cet écrit, ils sont accompagnés de Sébastien Rojo, chargé de cours à l’UQTR et directeur d’EX-Situ Expérience, ainsi que des étudiantes Andréanne Thériault et Laurence Ruest. Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires d’éducation au développement durable ? Le point de vue d’enseignants français du primaire et secondaire Cécile Redondo Résumé Notre proposition s’intéresse aux enjeux de formation des professionnels de l’Éducation nationale en France concernant les pratiques d’éducation au développement durable (EDD). À partir d’une enquête par questionnaire diffusée aux enseignants des premier et second degrés d’une académie du sud de la France au printemps 2022, nous identifions une formation à l’EDD quasi inexistante pour presque 70 % de l’échantillon, compensée par une importante autoformation, ce qui pose globalement problème. 263 L’éducation par la nature Introduction Notre proposition s’intéresse aux enjeux de formation des professionnels de l’Éducation nationale en France concernant les pratiques d’éducation au développement durable (EDD). Dans le contexte d’urgence lié à l’entrée en anthropocène (Redondo et Ladage, 2021) associé à celui de nombreuses prescriptions (Redondo, 2022), la question des besoins en formation des enseignants apparaît essentielle, mais prise dans des contraintes diverses. 1� Contexte de la formation à l’EDD en France Pour contextualiser et problématiser l’étude, baliser le champ de l’EDD dans le contexte français, ses liens conceptuels et empiriques avec l’éducation par la nature ainsi que les modalités de la formation enseignante en France nous paraît un préalable nécessaire. 1.1 L’EDD dans le contexte français Apparue en France dans les années 2000, l’EDD constitue une conceptualisation institutionnelle et normative des ambitions éducatives onusiennes induites par la perspective du développement durable (DD). En effet, depuis la naissance du concept au niveau international en 1987 (rapport Brundtland), on assiste à une prise en charge institutionnalisée des questions de DD par la sphère éducative, selon des valeurs qui sont propres aux politiques internationales du DD et sous l’impulsion de plusieurs mouvements de grande ampleur : les grandes conférences internationales ou sommets de la Terre (Stockholm en 1972 ; Rio en 1992 ; Johannesbourg en 2002 ; Rio+20 en 2012), la décennie des Nations unies pour l’EDD (DNUEDD 2004-2015) et la feuille de route de l’Organisation des Nations unies [ONU] 2017 avec les 264 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires 17 objectifs de DD et l’Agenda 2030. Ainsi, à partir de la problématisation des enjeux locaux sous la forme d’énoncés environnementaux globaux, s’organise dans chaque pays la diffusion de curricula/programmes nationaux spécifiques inscrits dans le cadrage de la sphère politique internationale (ONU). En France, l’EDD s’est progressivement substituée à l’éducation à l’environnement (EE) des années 1970 en intégrant l’éducation formelle et le système scolaire par plans triennaux dès 2004 : les textes officiels (circulaires) du ministère de l’Éducation nationale (MEN) définissent un champ éducatif non disciplinaire, interdisciplinaire et transversal, concernant tous les niveaux d’enseignement et toutes les disciplines, avec la prescription d’une entrée par thématique (Redondo, 2022 : 82-83). 1.2 Liens conceptuels et empiriques entre EDD et éducation par la nature Historiquement, l’éducation par la nature se construit d’abord au sein des réseaux de naturalistes (ornithologues, paléontologues, botanistes, etc.) mobilisés auprès des jeunes dans le cadre de l’éducation populaire : il s’agit des premiers mouvements de l’éducation relative à l’environnement (ERE) qui émerge dans les années 1960 en France, autour de la prise de conscience d’un environnement fini à préserver et d’une visée émancipatrice des jeunes par l’intermédiaire du cadre naturel. Dans les années 1970, le mouvement des ERE se politisant (responsabilités des politiques, visée de partage de la nature), cette dynamique se diffuse au sein des engagements citoyens et se structure avec les réseaux militants et associatifs comme le Centre permanent d’initiatives pour l’environnement [CPIE] (1972), le réseau École et nature (1983), voire le scoutisme. 265 L’éducation par la nature C’est donc en marge et en contrepoint de l’École75, et en filiation avec l’ERE, que les mouvements d’éducation par la nature se sont développés, principalement au sein de l’éducation non formelle (voire informelle selon les appellations) : réseaux d’apprentissage tout au long de la vie, éducation permanente, associations (militantes), musées, organisations non gouvernementales, formations liées à des branches d’activité/de métier spécifiques, éducation socioscientifique, éducation populaire, etc. On peut néanmoins considérer plusieurs liens conceptuels et empiriques entre l’EDD et l’éducation par la nature, ce qui justifie l’étude des enjeux formatifs que nous proposons de faire pour l’EDD dans le contexte français, en matière de proximité avec ceux de l’éducation par la nature : Elles s’intègrent a priori toutes les deux au mouvement des « éducations à » qui sont plus centrées sur l’éducation et la formation de l’individu (ou du citoyen à part entière) que sur la transmission de savoirs académiques. Elles bouleversent toutes les deux les coutumes de l’École et la forme scolaire, l’une se plaçant en intériorité du système formel (l’EDD), l’autre en extériorité (l’éducation par la nature), mais faisant chacune appel à de nouvelles manières d’enseigner, d’éduquer et d’apprendre (ce qui justifie une investigation sur la dimension pédagogique, sans toutefois évacuer les questions qui relèvent de la didactique). Elles relèvent toutes deux d’un lien entre éducation et « nature » (ou entre éducation et « environnement » ou « développement durable »), qui s’incarne dans un rapport à la nature (ou à ses objets connexes) – existant ou à construire – en considérant l’environnement « naturel » comme vecteur et objet d’enseignement-apprentissage (Vitores, 2022). 75 Le terme « École » désigne ici l’institution scolaire prise dans son ensemble. 266 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires 1.3 La formation enseignante en France En France, la formation des enseignants a été assurée historiquement par les écoles normales d’instituteurs puis par les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) créés en 1991, et – depuis la création des masters Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) en 2013 – par les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPÉ) et les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPÉ) créés en 2019. Assurée par des enseignants-chercheurs universitaires et des formateurs professionnels de terrain, la formation des enseignants intervient en début de carrière dans le cadre de la formation initiale (FI), visant le soutien à l’entrée dans le métier des débutants, et au niveau de la formation continue (FC), en vue de favoriser l’évolution professionnelle des enseignants expérimentés plus tard dans la carrière. Les modalités de la FI relèvent principalement de l’alternance, par le biais des stages sur le terrain (observation, pratique accompagnée ou en autonomie) en articulation avec des sessions en institut de formation. Dans le cadre de la formation continuée (insertion professionnelle des novices) et de la FC, les modalités relèvent en majorité de la visite formative en classe, du tutorat en établissement (Ravez, 2023 : 4) et de collaborations intra- ou inter-métiers, voire inter-institutionnelles (Redondo et al., 2022). La formation conjugue ainsi logique d’accompagnement et de conseil, réflexivité sur la pratique professionnelle (intégrant la double dynamique d’universitarisation et de professionnalisation de la formation) et ancrages dans les champs didactiques (disciplinaires), pédagogiques (enseignement aux élèves à besoins éducatifs particuliers, inclusion scolaire, différenciation, numérique, etc.) et professionnels, le tout en lien plus ou moins fort avec la recherche, selon les composantes et les disciplines. Organisées sur place (en 267 L’éducation par la nature institut de formation, en établissement, etc.) ou à distance (Massive Open Online Courses [MOOC], webinaires, parcours sur la plateforme numérique M@gistère inaugurée en 2013, etc.), sur une courte ou longue durée (de la demi-journée à plusieurs années de suivi), les sessions sont collectives ou individuelles. Dans ce chapitre, nous entendons sous le terme de « formation » autant le « projet social (institutionnel et pédagogique) de transformation d’autrui, concrétisé dans des dispositifs et des pratiques » (Carré, 2020 : 33), que le « processus personnel de transformation du sujet concerné » (loc. cit.) contribuant à son « développement professionnel », soit « un processus de changement, de transformation, par lequel les enseignants parviennent peu à peu à améliorer leur pratique, à maîtriser leur travail et à se sentir à l’aise dans leur pratique » (Uwamariya et Mukamurera, 2005 : 148). Considérant cela, les principaux enjeux et défis de la formation enseignante se cristallisent à trois niveaux : • intégrer les savoirs d’expérience des enseignants et répondre aux attentes du terrain ; • tenir un positionnement institutionnel sous tutelle ministérielle ; • adosser la formation aux recherches (Lessard, 2008 ; Sembel, 2020). Le positionnement des instances de formation s’inscrit ainsi « à la croisée des logiques d’action du terrain, de l’administration et de la science […] dans un contexte de reconfiguration simultanée du travail enseignant, des politiques scolaires et des finalités et modalités des recherches en éducation » (Ravez, 2023 : 3). 268 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires 2� Un cadre théorique inspiré de la didactique permettant d’objectiver la nature de la formation à l’EDD En tant que didacticienne de l’EDD, nous étudions la formation des enseignants à l’EDD instituée comme un espace de vie et de circulation des savoirs à et pour enseigner. Nous faisons le choix d’une approche anthropologique du didactique (Chevallard, 2007), celle-ci visant à décrire, rendre compte et donner plus d’intelligibilité à un phénomène en particulier de la réalité sociale – soit la formation universitaire et professionnelle des enseignants –, où des savoirs et des pratiques vivent et se diffusent (par l’intermédiaire des personnes au cœur de l’institution scolaire ciblée) de manière plus ou moins élaborée et sous certaines conditions et contraintes (non définies a priori). Deux angles d’approche nous intéressent particulièrement : qu’est-il identifiable dans la formation (existante ou à construire) en matière de contenus ainsi qu’en matière de pratiques pédagogiques pouvant être utiles et nécessaires à un enseignant ayant à éduquer ses élèves au DD ? Notre problématique porte ainsi sur les contenus et les formats de cette formation ainsi que sur la place de l’autodidaxie dans le champ de l’EDD en matière de professionnalisation des enseignants. 3� Un protocole méthodologique construit autour d’une enquête empirique par questionnaire Notre analyse de la formation du corps professoral à l’EDD opère par une enquête de terrain par questionnaire, qui nous semble une manière relativement traditionnelle, mais opérationnelle et robuste, d’accéder au déclaratif des acteurs concernant la formation (suivie ou souhaitée) à l’EDD. L’approche quantitative du questionnaire offre en 269 L’éducation par la nature outre une description « élargie » du phénomène permettant de faire émerger des caractéristiques générales de la formation à l’EDD (existante et à créer). 3.1 Diffusion de l’enquête par questionnaire Notre méthode de recherche s’organise ainsi autour de la diffusion de l’outil d’enquête, adressé aux enseignants du primaire et du secondaire d’une académie du sud de la France au printemps 2022. Notre grille de questionnaire est construite et hébergée en ligne dans l’interface du logiciel Google Forms. Elle est structurée en 22 questions articulant classiquement le bloc des questions socio-biographiques adressées au répondant (genre, âge, niveau d’étude, profession, ancienneté, type de poste/structure, contexte d’exercice) et celles qui sont relatives à notre objet d’étude – la formation à l’EDD –, avec une alternance dans la structuration des questions (fermées, ouvertes, à échelle, à choix unique ou multiple). 3.2 Recueil, traitement et analyse descriptive des données Notre corpus est constitué de 262 réponses exploitables pour lesquelles nous proposons dans ce chapitre un traitement essentiellement statistique. Nous mobilisons le logiciel SAS pour deux opérations successives : un tri à plat, qui permet d’établir la distribution des réponses (en matière de fréquences), et un tri croisé (opérant par le test du Chi2 avec un seuil de significativité à 5 %), qui vise quant à lui à déterminer l’existence de corrélations entre certaines variables. 3.3 Description de l’échantillon Le tri à plat des données brutes du questionnaire permet d’établir le profil des 262 répondants dont les caractéristiques sont résumées dans le tableau 1 : 270 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires Caractéristiques Sexe Âge Ancienneté dans la fonction Niveau de diplomation Femmes 186 Hommes 76 Moins de 25 ans 77 Entre 26 et 30 ans 30 Entre 31 et 40 ans 54 Entre 41 et 50 ans 51 Plus de 51 ans 50 er Profession Type de poste-structure Effectifs Enseignant du 1 degré (professeur des écoles [PE]) 133 Enseignant du 2d degré (professeur de collège-lycée [PCL]) 71 Autre (éducateur, formateur, animateur, médiateur, conseiller principal d’éducation, etc.) 58 Moins d’un an 74 Entre 1 et 5 ans 57 Entre 6 et 10 ans 26 Entre 11 et 20 ans 47 Entre 21 et 30 ans 44 Plus de 30 ans 14 École 134 Collège 59 Lycée 28 Autre (association, entreprise, centre social, université, etc.) 27 Doctorat 7 Master 162 Licence 84 Baccalauréat 5 Brevet des collèges 4 Tableau 1. Caractéristiques de l’échantillon. 271 L’éducation par la nature Les analyses descriptives établies au niveau statistique permettent ensuite de formuler cinq grandes catégories de résultats. 4� Résultats en matière de formation à l’EDD 4.1 Présence ou absence de formation Nos résultats établissent tout d’abord que les formations à l’EDD sont encore trop peu développées, voire inexistantes : 67,2 % des répondants indiquent ne jamais en avoir suivi. Les raisons invoquées concernent principalement l’absence d’offre de formation de la part de leur institution (69,0 % des déclarations), en particulier pour les PE et PCL (Chi2 = 23,77 ; p < 0,01 %) en poste en école, collège ou lycée (Chi2 = 18,82 ; p = 0,01 %), malgré un fort intérêt déclaré pour le sujet (Chi2 = 27,65 ; p < 0,01 %), confirmé par la revendication de fortes convictions (Chi2 = 6,07 ; p = 0,02 %). Le manque de temps disponible est quant à lui invoqué dans 30,4 % des déclarations. Les enseignants qui ont moins de 25 ans (Chi2 = 10,03 ; p = 0,04 %) et qui ont moins de 1 an d’ancienneté dans le métier (Chi2 = 12,14 ; p = 0,03 %) sont ceux qui déclarent significativement plus que les autres avoir suivi une formation à l’EDD. Ces résultats sont cohérents avec l’existence plutôt récente des formations à l’EDD dans les INSPÉ, et donc de la plus forte sensibilisation des novices (« jeunes » en âge et « jeunes » dans le métier) à ce domaine éducatif. 4.2 Contenus de formation Pour le tiers des répondants, qui déclarent avoir suivi une formation à l’EDD (32,8 %), les contenus dispensés concernaient surtout les savoirs/connaissances de DD à enseigner (51,6 % des déclarations), le développement des 272 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires projets d’EDD (47,4 % des déclarations), les activités à organiser comme les sorties scolaires, la fabrication d’œuvres d’art, etc. (45,3 % des déclarations) et la manière dont l’EDD est intégrée dans les programmes (41,1 % des déclarations). Les plus « jeunes » enseignants dans le métier déclarent, significativement plus que les autres, avoir bénéficié de formations centrées sur le développement de projets d’EDD (Chi2 = 14,47 ; p = 0,01 %) et sur les activités à organiser (respectivement Chi2 = 11,50 ; p = 0,04 % et Chi2 = 3,83 ; p = 0,05 %). Cela semble encourageant au regard de la focalisation (historique) sur les savoirs/connaissances de DD à enseigner, qui semble encore prégnante, mais faisant donc l’objet d’un renouvellement avec des contenus plus innovants et intégrant une plus grande activité de l’apprenant (en l’occurrence l’enseignant en formation, et donc ensuite potentiellement l’élève en classe). La question du rapprochement entre les savoirs explicitement liés à l’EDD et ceux qui sont liés aux disciplines reste entière. 4.3 Formats des formations Le format des formations suivies était le plus souvent magistral/descendant (40,7 % des déclarations), ou bien il s’agissait d’une mise en pratique de type manipulation/ fabrication/conception (d’objet technique) ou d’une mise en situation de type débat, etc. (40,7 % des déclarations), voire de l’analyse d’une situation ou étude de cas (34,1 % des déclarations), ou encore de la visite d’un site emblématique comme une forêt, une usine de recyclage ou une station d’épuration (25,3 % des déclarations). Comme sur la question des contenus, un renouvellement semble être ici aussi à l’œuvre concernant les modes pédagogiques traditionnels de formation comme le cours, témoignant ainsi d’une évolution encourageante selon ce critère. 273 L’éducation par la nature Il apparaît en outre que certains formats pédagogiques sont significativement corrélés (plus que d’autres) à certains contenus de formation : L’analyse de situation (ou étude de cas) est corrélée à la dimension interdisciplinaire de l’EDD (Chi2 = 6,26 ; p = 0,01 %) et aux savoirs/connaissances de DD à enseigner (Chi2 = 3,50 ; p = 0,06 %). La mise en pratique ou mise en situation est corrélée aux activités à organiser (Chi2 = 4,53 ; p = 0,03 %). Cela renforce la cohérence souhaitée entre dimension pédagogique et didactique des formations proposées concernant l’adéquation pertinente entre format et contenus de la formation (Redondo, 2022 : 105-106). 4.4 Cadre d’organisation des formations Les formations ont majoritairement été suivies dans le cadre d’une animation pédagogique (39,1 % des déclarations), d’un projet collectif d’établissement ou de cycle (21,7 % des déclarations), de l’intervention d’un organisme extérieur comme une collectivité locale (20,7 % des déclarations), ou d’un cours en formation initiale avec le suivi de certains modules ou l’inscription dans une filière/option spécialisée (18,5 % des déclarations). Il apparaît aussi que certains cadres organisationnels sont significativement corrélés (plus que d’autres) à certains contenus de formation et à certains formats d’activités : La formation initiale est corrélée aux compétences à faire travailler aux apprenants (Chi2 = 14,28 ; p < 0,01 %), au développement de projets d’EDD (Chi2 = 10,52 ; p < 0,01 %), à la manière dont l’EDD est intégrée aux programmes (Chi2 = 5,26 ; p = 0,02 %), aux savoirs/connaissances de DD à enseigner (Chi2 = 5,18 ; p = 0,02 %) et à la dimension interdisciplinaire de l’EDD (Chi2 = 5,00 ; p = 0,03 %). 274 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires L’intervention extérieure est quant à elle corrélée à la visite de site (Chi2 = 13,24 ; p < 0,01 %) et à la manière dont l’EDD est intégrée aux programmes (Chi2 = 5,24 ; p = 0,02 %). Le développement d’un projet collectif d’établissement ou de cycle est corrélé à la visite de site (Chi2 = 8,08 ; p < 0,01 %) et à la mise en pratique ou mise en situation (Chi2 = 6,06 ; p = 0,01 %). La labellisation de l’établissement est corrélée à l’organisation de démarches EDD en son sein à travers différentes actions transversales à l’enseignement, le fonctionnement, la logistique, les espaces verts, etc. (Chi2 = 7,96 ; p < 0,01 %). La mise en évidence de ces relations statistiques significatives constitue un indicateur des priorités qui peuvent être celles des acteurs intervenant en formation (les formateurs en FI, les intervenants extérieurs, etc.). Mais ces relations prennent place dans une logique structurelle de carences en FI et FC, laissant un espace trop vaste pour l’autoformation. 4.5 Engagement dans une dynamique d’autoformation Il apparaît ensuite que les enseignants pallient le manque de formation par des apprentissages réalisés en autodidaxie, en s’informant grâce aux médias généralistes (50,6 % des déclarations), en consultant leurs ressources professionnelles (45 % des déclarations), en faisant des recherches sur Internet (41,7 % des déclarations), en échangeant avec leurs collègues de travail (39,4 % des déclarations) ou avec leurs proches (38,3 % des déclarations) voire en lisant des ouvrages spécialisés (32,8 % des déclarations). On remarque à ce niveau-là le recours à tout un ensemble de ressources qui ne sont pas nécessairement formalisées : peu de suivi, de MOOC pour les PE et PCL (Chi2 = 16,96 ; p = 0,02 %), peu de consultations d’ouvrages de spécialistes, 275 L’éducation par la nature peu de références à des cours/modules universitaires suivis pendant les études (arrivés en dernière et avantdernière positions de la liste). On remarque également moins de recours qu’attendu théoriquement aux échanges avec les collègues de travail pour les PE et PCL interrogés (Chi2 = 15,39 ; p = 0,03 %), ainsi que la forte percolation entre la sphère privée et la sphère professionnelle (suscitant des échanges en famille, entre amis ou bien intégrant le relais de la télévision, de la radio, des réseaux sociaux, etc. mais dans une dimension relativement « personnelle » des choses et pas toujours partagée au niveau du collectif professionnel). Chez les enseignants interrogés, la dynamique d’autoformation à l’EDD a été principalement initiée par l’actualité médiatique et scientifique alertant sur les problèmes socio-environnementaux (60,4 % des déclarations) et par un projet initié sur le lieu de travail (30,7 % des déclarations). On peut néanmoins s’étonner du faible poids que semblerait jouer le recours aux ressources professionnelles du type référentiel, programmes, socle commun, circulaires, manuels, etc., pour les enseignants interrogés qui déclarent moins s’y référer qu’attendu théoriquement, sauf ceux ayant entre 41 et 50 ans (Chi2 = 11,00 ; p = 0,03 %) et déclarant entre 11 et 20 ans d’ancienneté (Chi2 = 12,40 ; p = 0,03 %). Cela rejoint le fait que le changement/renforcement des programmes en faveur de l’EDD ne constitue pas le moment déclencheur de la décision de s’autoformer (Chi2 = 9,77 ; p = 0,04 %) pour tous les enseignants interrogés, toutes tranches d’âge confondues. Leur autoformation est principalement motivée par la qualité de l’éducation qu’ils souhaitent apporter aux apprenants (67,5 % des déclarations), par conviction (54,1 % des déclarations), par curiosité (43,3 % des déclarations) et/ ou par érudition (13,9 % des déclarations). Les enseignants interrogés identifient de nombreux avantages à leur autoformation sur le sujet de l’EDD : la possibilité de choisir les contenus qui les intéressent (52,3 %), 276 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires l’accès ouvert à des points de vue différents comme celui des chercheurs, des professionnels de terrain, etc. (43,8 %), la flexibilité dans les créneaux horaires de formation (33,0 %), le choix des formats et supports d’autoformation (32,4 %), l’encouragement à la réflexivité (28,4 %) et une meilleure activité en tant que formé (23,9 %). Ils retiennent également de nombreuses difficultés à pouvoir s’autoformer sur le sujet en lien avec le manque de temps disponible (50,3 %), la difficulté à faire des choix dans la grande profusion de contenus (35,4 %), le manque de reconnaissance et de validation officielle de cette autoformation par leur institution (22,4 %), ainsi que des empêchements au niveau matériel (21,1 %) et/ ou au niveau financier (21,1 %). Il est enfin intéressant de repérer que les deux principales valeurs personnelles que les enseignants associent au fait de s’autoformer à l’EDD sont la transformation (40,6 %) et la création (39,1 %). Ainsi, à l’heure où la formation des enseignants fait débat et où la question des « éducations à » tente de s’imposer comme innovation transversale dans cette même formation, la démarche d’autoformation dont nous venons de décrire la dynamique est à la fois le signe d’une réelle implication individuelle, suivant probablement une prise de conscience tant citoyenne que professionnelle, et un signe supplémentaire des carences de la FC et des interrogations récurrentes sur la dimension commune et transversale de la FI. Notre discussion s’appuiera sur ce constat critique. Discussion et conclusion L’analyse permet d’abord de constater que le système de formation – universitaire et professionnelle – des enseignants français ne répond que partiellement aux besoins des adultes exerçant ou se destinant à exercer une éducation au DD et/ou par la nature. Notre étude permet ensuite de situer les enjeux et les besoins de la formation, qui excèdent des ingénieries 277 L’éducation par la nature relevant uniquement d’enjeux pédagogiques et didactiques (Redondo, 2022) et auxquels pourraient être associées les approches de l’autoformation (Galvani, 2020). Enfin, nos résultats nourrissent, au moins en partie, ce que pourrait être une formation enseignante plus utile, plus pertinente, plus fonctionnelle et opérationnelle du point de vue des acteurs : elle articulerait des dimensions centrales comme la pratique/ l’activité (de l’enseignant et ensuite de l’apprenant), l’ancrage dans le collectif professionnel local ou plus distant (afin de limiter le confinement à la sphère privée et aux pratiques « personnelles », etc.). Sur ce point, l’exploration approfondie des réponses aux questions ouvertes de notre questionnaire pourra permettre de nourrir les différentes possibilités d’insertion à envisager au sein des programmes de formation pour adultes (contenus, formats et autoformation), dans une dynamique de réactualisation de l’existant. À l’heure du changement de paradigme qui s’opère actuellement avec la remobilisation populaire et la nouvelle dynamique militante qui s’instaure autour de l’urgence climatique et anthropocénique – éducation en anthropocène (Hétier, 2021 ; Wallenhorst, 2022) ; éducation aux questions environnementales et de développement [EQED] (Barthes et al., 2022) –, peut-on sortir de l’institué (EDD) et se réapproprier les finalités de l’éducation par la nature dans une visée de citoyenneté politique ? Dans cette optique de « renaturalisation », il s’agirait d’envisager un changement de valeurs et de finalités visant une formation des enseignants (et donc une éducation des apprenants) plus globale et plus politisée autour de la question de la responsabilité par le citoyen (non culpabilisante mais émancipatoire). Reste à savoir si le renouvellement du paysage institutionnel de la FI et FC des enseignants en France, avec la création des écoles académiques de la formation continue (EAFC) en 2022, jouera un rôle sur la possible recomposition des contenus et des formats de formation et d’autoformation. Un enjeu 278 Quels besoins pour la formation aux pratiques scolaires majeur nous semble enfin être celui d’un troisième « D » de l’EDD, la démarche d’enquête (Chevallard et Ladage, 2010 ; Redondo et Ladage, 2021), appliquée au DD comme à tous les objets des « éducations à », parachevant ainsi leur « transversalisation » et contribuant par ce moyen et cette thématique à l’adossement à la recherche collaborative de l’ensemble de la FI et FC des enseignants. Présentation de l’auteure Cécile Redondo est maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne. Ses travaux portent principalement sur la didactique de l’éducation au développement durable (EDD) avec une thèse soutenue en 2018 qui a permis d’investiguer les nombreuses initiatives pédagogiques conduites dans le champ de l’EDD, dans leur double dimension pratique et théorique. Ses recherches portent aussi sur des objets et perspectives connexes : l’éducation en anthropocène et l’empowerment. Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? Une analyse des limites d’un dispositif belge de formation initiale Christine Partoune Résumé Cet article présente d’abord les grands axes de la formation à la pratique de l’enseignement en dehors de la classe qui inspirent une équipe de formateurs en géographie, dont l’auteure de ces lignes. Viennent ensuite les résultats de l’analyse de deux facteurs interprétatifs de l’échec de la stratégie mise en œuvre auprès de la majorité des étudiants : le profil de ces derniers et les préjugés des formateurs quant à leur motivation présumée pour l’apprentissage dehors. 281 L’éducation par la nature Introduction Cet article présente une analyse du dispositif de formation initiale des enseignants du primaire à la pédagogie hors les murs à la Haute École Libre mosane (HELMo) de Liège, en Belgique francophone, proposé entre 2008 et 2015. En Belgique, le curriculum de formation comporte trois années de baccalauréat76, et à HELMo, la didactique77 du paysage78 constitue la colonne vertébrale du cours de géographie. En Bac 1 (50 h), le milieu urbain où l’école est située est exploité : des activités de découverte alternent et sont couplées avec un cours sur les grands courants d’urbanisme, ainsi qu’un cours d’initiation à la didactique du paysage ; en géo-histoire, les étudiants ont pour projet de réaliser la monographie d’un quartier afin de soutenir des propositions d’amélioration de ce dernier. En Bac 2 (50 h), le milieu rural est abordé en sciences et en géographie au cours d’un module de quatre jours, dans un gîte géré par une association d’éducation à l’environnement dont les animateurs sont mis à contribution pour faire découvrir le milieu forestier. En Bac 3 (20 h), le milieu littoral est exploité en sciences et en géographie et comporte un module résidentiel d’une 76 Tous les pays qui adhèrent aux Accords de Bologne ont adopté le terme « baccalauréat » pour désigner le diplôme obtenu après les trois premières années de l’enseignement supérieur, à l’exception de la France, qui utiliser le terme « licence », et du Portugal. 77 Le propre de la didactique est d’étudier les processus de conception des stratégies d’enseignement et d’éducation. Elle examine notamment la cohérence de l’articulation entre objectifs d’apprentissage, méthodes et évaluations, compte tenu du profil des apprenants. 78 La didactique du paysage est une thématique classique de la formation des enseignants en géographie, ainsi que de la formation des animateurs en éducation relative à l’environnement. Elle porte spécifiquement sur les façons de former au/par le paysage, à différents niveaux (de la maternelle à l’enseignement supérieur), et dans différents contextes (éducation formelle et non formelle). 282 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? semaine. L’analyse réflexive qui s’ensuit porte spécifiquement sur la didactique de terrain, qui s’intéresse à la façon dont sont conçus et mis en œuvre des apprentissages en dehors de la classe : elle porte sur le choix des sites, des arrêts et des itinéraires, ce qui suppose chez les enseignants des capacités d’investigation du milieu par eux-mêmes pour, d’une part, en déceler le potentiel pédagogique, d’autre part, identifier les risques potentiels à faire courir – ou non – aux élèves ; elle encourage la conception d’activités d’apprentissage originales, puisque chaque lieu est unique ; elle porte aussi sur les particularités de la gestion d’un groupe, compte tenu du profil des élèves. Les apprentissages sont réinvestis dans d’autres sites extraordinaires, comme un terril ou une réserve naturelle : par groupes de quatre, les étudiants explorent et étudient le site pour préparer un dossier didactique comprenant une présentation des contenus à aborder, un itinéraire et un programme d’activités pour des élèves de la fin du primaire. Enfin, les étudiants doivent témoigner d’un transfert des acquis en stage avec un parcours didactique dans les environs immédiats de l’école comprenant au minimum cinq activités, y compris l’exploitation en classe de ce qui aura été appris sur le terrain. Cependant, les résultats étaient insatisfaisants du point de vue des formateurs : une fois en fonction, les enseignants exploitaient extrêmement rarement le milieu proche de l’école79, ce qu’il était très facile de constater à l’occasion des visites de stage et ce qu’une enquête auprès de tous les maîtres de stage – soit 300 enseignants – a confirmé par défaut (seuls onze d’entre eux ont répondu)80. De surcroît, bon nombre 79 À l’époque, le mouvement pour l’école du dehors n’avait pas encore pris l’ampleur (toute modeste) qu’il a aujourd’hui. 80 Le questionnaire d’enquête transmis à tous nos maîtres de stage – soit 300 enseignants – est consultable dans les annexes de notre rapport de recherche en 2016, p. 174-191. https://www.helmo.be/getattachment/ Recherche-Innovation/Pedagogique/Extramuros/Extramuros/Recom- 283 L’éducation par la nature d’entre eux acceptaient du bout des lèvres que les étudiants en stage testent des dispositifs d’apprentissage hors les murs. Déçus par ces résultats, deux professeurs de géographie (dont l’auteur de ces lignes) ont initié, en partenariat avec l’Institut d’éco-pédagogie81 – une association spécialisée dans la recherche et la formation d’adultes en éducation relative à l’environnement et à l’écocitoyenneté –, une recherche intitulée « Extra-muros82 » pour essayer de comprendre cet échec, en vue d’améliorer leur enseignement. Pour les auteurs de cette recherche, l’extra-muros recouvre toutes les situations d’apprentissage en dehors de la classe (dans la cour, le quartier, en forêt, mais aussi visites de musées, d’entreprises, etc.). Dans cet article, après avoir exposé le cadre de référence des formateurs en géographie pour concevoir la formation des étudiants à la didactique du paysage au départ du terrain, nous présenterons une petite partie des résultats de la recherche, qui porte sur l’analyse du profil des étudiants, et nous questionnerons notre didactique de formation au regard de ce profil. 1� Finalités de la formation à la didactique du paysage au départ du terrain Les formateurs en géographie à HELMo-Liège délivrent aux étudiants le message suivant : l’apprentissage expérientiel dans, par, pour et à propos de l’environnement en tant que milieu de vie est essentiel parce qu’il permet de rejoindre les enfants dans leurs besoins profonds : bouger, s’amuser, apprendre en jouant, disposer d’un espace de liberté et mandations_extramuros_16-02-2016.pdf.aspx 81 L’Institut d’éco-pédagogie est une association sans but lucratif (ASBL) qui a changé de nom en 2020 pour s’appeler Écotopie –laboratoire d’éco-pédagogie. 82 La recherche a été soutenue financièrement par HELMo (2015-2018) et par le service public de Wallonie (2015-2016 et 2016-2017). 284 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? d’action, avoir une relation multisensorielle, émotionnelle et intellectuelle avec ce qui les entoure, développer et entretenir leur curiosité naturelle, inventer des stratagèmes…, mais aussi donner un sens à leur vie sur Terre. Le milieu local peut s’avérer très riche à exploiter, même quand il semble ordinaire à première vue, et l’école est un acteur du territoire. La formation à la didactique du paysage au départ du terrain vise les finalités suivantes : • renforcer les liens concrets avec le milieu de vie ; • renforcer les liens concrets avec la nature ; • devenir un écocitoyen responsable de son environnement immédiat ; • s’approprier certains fondements de l’éducation relative à l’environnement ; • expérimenter des démarches d’investigation avec allers-retours sur le terrain ; • exploiter un lieu donné pour y mener des apprentissages multidisciplinaires. La connexion et l’attachement au milieu de vie font partie des buts spécifiques visés par les activités aux environs de l’école (Winter et al., 2010). Par le biais d’activités ludiques de découverte du milieu où les approches83 esthétique, imaginaire et spiritualiste sont privilégiées (Pineau et al., 2005), les étudiants expérimentent les approches sensorielle et sensible de l’environnement (exemple : fig. 1) pour prendre conscience de leurs émotions, affiner leurs sentiments à l’égard de leur cadre de vie (Smith, 2002), élargir leurs capacités de perception et stimuler leur questionnement. 83 La typologie des approches utilisées ici se réfère à celle qu’a proposé Lucie Sauvé dans sa thèse de doctorat (1997). Elle est présentée succinctement dans l’ouvrage Repères de base en éco-pédagogie. Recettes et non recettes (IEP, 2019 : 31). 285 L’éducation par la nature Figure 1. Cartographie sensible du quartier, après une exploration par sous-groupes où chaque étudiant a choisi un filtre particulier (odeurs, bruits, couleurs, détails pittoresques, etc.). L’attachement au monde vivant autre qu’humain recouvre plusieurs enjeux : développer une capacité d’émerveillement durable à l’égard de la nature (Cornell, 1992), dépasser ses peurs (Terrasson, 2007), construire des repères en matière de présence au monde et développer sa spiritualité pour se sentir heureux dans la nature et avoir envie de la protéger (Cornell, 2018). Dans la formation, c’est durant les stages en forêt et au littoral que les étudiants sont mis en présence d’une nature moins affectée par l’Homme. Leur sensibilisation privilégie le contact direct pour dépasser certaines peurs et l’approche poétique du milieu, puis la chasse aux énigmes pour étudier l’écosystème et communiquer les résultats sous différentes formes (maquette, reportage vidéo, livre pour enfant, carnet de voyage). Le paysage est aussi l’occasion de rechercher une façon de vivre la plus respectueuse possible de la vie en développant une intelligence écocitoyenne et commune du territoire (Partoune, 2012, 2018 ; Sauvé et al., 2017) : 286 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? Les paysages peuvent être considérés non seulement comme des biens communs, comme des ressources communes pour les êtres humains, mais aussi comme des lieux et des conditions de la fabrication du commun, voire comme des enjeux pour le commoning (Besse, 2018 : 5). La cour et les autres espaces de détente de l’école sont exploités pour poser un diagnostic, esquisser des perspectives, définir un projet commun, négocier un plan d’action, s’impliquer dans l’aménagement et la gestion des lieux. Certains projets sont articulés au territoire, autour de la résolution de problèmes réels dans l’espace public, en lien avec les acteurs locaux : en Bac 1, les étudiants explorent un quartier « en rôle » (promoteur immobilier, comité de quartier, promoteur touristique) en vue d’imaginer un projet d’aménagement pertinent et cohérent avec le milieu (Partoune, 2020 : 111) ; des interactions avec les enseignants sont prévues pour structurer certains savoirs et savoir-faire, mais aussi pour apprendre comment appliquer une démarche itérative avec des allers-retours sur le terrain ; en Bac 2, les étudiants découvrent une association en éducation relative à l’environnement et l’existence d’un réseau de bénévoles au service du « bien commun » ; ils prennent conscience de la possibilité de créer des liens avec certains membres de cette communauté. Concernant l’appropriation des fondements de l’éducation relative à l’environnement, deux approches spécifiques sont approfondies : l’approche sensorielle et l’approche sensible. L’approche sensorielle vise le développement d’aptitudes personnelles dans l’utilisation des sens pour percevoir plus finement l’environnement. Pas seulement les cinq sens identifiés par Aristote, mais aussi l’équilibre, la proprioception, la kinesthésie, l’orientation dans l’espace, la perception du temps, des risques ou du danger, etc. Les objectifs sont aussi d’acquérir le vocabulaire spécifique 287 L’éducation par la nature pour décrire sensations et perceptions. En toile de fond, l’approche sensorielle invite à un changement d’attitude au quotidien – une attention fine aux paysages et la découverte du plaisir que peut procurer la perception des nuances. Quant à l’approche sensible du paysage, elle a pour but d’amener les étudiants à sortir de l’indifférence à son propos. C’est un processus d’éveil complexe qui relève de l’éducation affective et qui table sur notre aptitude à donner de la place à nos « écoémotions84 » (Saint-Jean, 2020), à prendre conscience de la façon dont l’environnement nous habite et à y attacher un jugement de valeur. Ce sont les moteurs de notre motivation pour comprendre et agir quand un environnement nous rend malheureux ou quand notre bien-être est menacé. Edgar Morin va encore plus loin : « La faculté de raisonner peut être diminuée, voire détruite, par un déficit d’émotion ; l’affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut même être à la source de comportements irrationnels » (1999 : 6). L’exploration dehors permet de vivre d’authentiques expériences qui vont stimuler le questionnement et motiver la recherche de réponses (Mattox et al., 2008 ; Kolb, 1984). Une investigation, au départ, des énigmes posées par la physionomie des paysages (exemple : fig. 2) ou par les phénomènes que l’on observe (exemple : fig. 3) est proposée aux étudiants en nous référant au concept d’« expérience immédiate » développé par John Dewey (Rozier, 2010) pour construire ensuite une investigation plus réfléchie et ciblée. 84 Karine Saint-Jean appelle « écoémotions » les émotions qui « créent le lien avec la Terre et avec les êtres vivants » (140). 288 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? Figure 2. Observation des phénomènesd’érosion, de transport et de sédimentation sur une plage. Figure 3. Le littoral au Cran d’Escalles (Côte d’Opale – France) présente une physionomie particulière, avec une falaise vive composée de différentes zones subhorizontales de couleurs différentes, de la végétation à mi-parcours et des traces d’éboulement récent ; l’estran est lui aussi énigmatique, comprend de gros galets au pied de la falaise et, par endroits, des arbres fossilisés et de la tourbe. 289 L’éducation par la nature Exploiter les environs de l’école permet de réaliser des observations, des expériences ou des mesures qui méritent d’être répétées ou renouvelées. Cette démarche d’investigation avec allers-retours sur le terrain est proposée aux étudiants en Bac 1 pour réaliser l’étude d’un quartier, et individuellement en Bac 3, durant le séjour au littoral, afin d’instruire une question de recherche définie librement. Le questionnement de départ n’est pas figé, pas plus que les hypothèses de travail, la méthodologie utilisée ou le type de solution imaginé. La façon dont les observateurs perçoivent l’environnement et les filtres qui biaisent leurs observations tout comme leurs opinions sont discutés tout au long du processus ; l’évolution de la perception du milieu en cours de processus est aussi mise en lumière. Cette démarche vise à susciter chez les apprenants une curiosité profonde pour le milieu ambiant (Hidi, 1990). Apprendre à exploiter un lieu pour y mener des activités d’apprentissage multidisciplinaires passe par deux étapes : d’abord, apprendre à déceler le potentiel pédagogique d’un lieu donné ; ensuite, concevoir un dispositif d’apprentissage au départ du terrain et mettre au point des activités originales et pertinentes pour atteindre les objectifs visés. En Bac 3, une analyse réflexive est conduite avec les étudiants afin de cerner les paramètres à prendre en compte pour préparer l’exploitation d’un lieu. Le résultat est traduit sous forme d’une carte mentale (fig. 4). Sur cette base, les étudiants explorent une petite ville ou un site particulier pour déceler son potentiel au départ de la physionomie des paysages, puis ils collectent des informations sur le lieu et définissent un itinéraire pour une classe donnée, avec cinq activités à y réaliser. 290 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? Figure 4. Carte mentale pour préparer une sortie extra-muros. 291 L’éducation par la nature 2� Analyse du manque d’intérêt des étudiants pour la pédagogie extra-muros En dépit d’une formation initiale consacrée à la didactique de terrain, et alors que les instructions officielles préconisent ce type d’approche, nous avons constaté, par le biais de nos stagiaires qui sont accueillis par environ 300 maîtres de stage, une pratique très rare dans les écoles primaires. En 2016, un focus group avec des formateurs issus de sept hautes écoles en Fédération Wallonie-Bruxelles et une enquête auprès de 150 enseignants du primaire a confirmé ce constat. Pour analyser cet échec, nous avons étudié deux paramètres : le profil de nos étudiants et nos présupposés pédagogiques comme formateurs. 2.1 Le profil de nos étudiants Les sources sur lesquelles nous nous sommes appuyés pour dresser le profil de nos étudiants sont d’une part une enquête approfondie par questionnaire85 en 2015-201686 concernant la relation à la nature de nos étudiants (une petite centaine a répondu sur 223 étudiants, soit 44,5 %), 85 Le questionnaire utilisé est consultable dans les annexes de notre rapport de recherche de 2016, p. 193-211. https://www.helmo.be/getattachment/Recherche-Innovation/Pedagogique/Extramuros/Extramuros/ Recommandations_extramuros_16-02-2016.pdf.aspx 86 L’ancienneté des données mériterait que l’enquête soit renouvelée. Il y a cependant tout lieu de présumer qu’une large part des étudiants actuels – qui étaient adolescents à l’école secondaire durant la période Covid – ont été marqués négativement par cet épisode, renforçant leur tendance au sédentarisme et à la procrastination, voire à la dépression. Toutefois, le mouvement « école du dehors » suscite un certain intérêt : en 2021, nous avons eu l’occasion d’organiser une journée de découverte pour quelques étudiants de dernière année intéressés par le mouvement « école du dehors » pour leur travail de fin d’études : une quinzaine y a participé (sur 130 étudiants). 292 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? d’autre part les observations des formateurs durant les sorties sur le terrain (expériences informelles de plusieurs années, collectées au cours de deux focus groups réunissant une quinzaine de formateurs). Une analyse de la littérature scientifique francophone et anglophone nous a permis de confronter ce profil à celui d’autres cohortes d’étudiants ailleurs dans le monde. Le profil de nos étudiants correspond à une génération qui grandit en déconnexion avec le milieu environnant, et avec la nature en particulier : 13 % ont un contact avec la nature plusieurs fois par semaine mais 47 % sortent dans la nature moins d’une fois par mois ; 18 % déclarent que la nature n’a pas d’importance pour leur entourage familial. Les conséquences d’un mode de vie sédentaire sont observables : la plupart des étudiants manquent d’endurance, ils sont vite « épuisés » par le grand air et découragés par une météo maussade. Sur le plan cognitif, l’ignorance de nos étudiants par défaut d’expérience87 et une culture scientifique très pauvre88 font écho aux résultats des tests PISA en 2015 : 23 % des élèves francophones de quinze ans n’atteignent pas le niveau 2 et 48 % n’atteignent pas le niveau 3, sur une échelle comportant 6 niveaux (Lafontaine et al., 2017). Ils véhiculent depuis l’enfance un corpus important de conceptions erronées à propos du milieu naturel, en particulier en sciences de la terre (Petcovic et Ruhf, 2008 ; Johnson et Tymms, 2011 ; Gunckel et al., 2012). Comme nous n’avons guère le temps d’aborder, en formation initiale, toutes les matières scientifiques à enseigner au primaire, ils finissent par les 87 Par exemple, la très grande majorité des étudiants est incapable de dire dans quel sens va la course du soleil, ou si un banc de pierre est a priori plus chaud ou plus froid qu’un banc de bois en hiver. 88 En Belgique francophone, 65 % des étudiants qui souhaitent devenir enseignants du primaire ont suivi une filière technique dans le secondaire, avec un programme en sciences très réduit. 293 L’éducation par la nature enseigner entachées inconsciemment de ces erreurs – erreurs que l’on peut retrouver également dans des manuels89. La plupart de nos étudiants ont aussi un mode de raisonnement spontané à propos des phénomènes naturels très éloigné du raisonnement scientifique, ce qu’ont souligné plusieurs auteur·es par ailleurs (Gunckel et al., 2012 ; Duncan et Hmlo-Silver, 2009), attribuant volontiers des intentions aux éléments naturels (par exemple, « l’eau cherche à rejoindre la mer », « la naturerecherche l’équilibre »). La rareté de la confrontation avec le monde concret conduit aussi à un manque de présence d’esprit au quotidien (Partoune, 2020)90 et ces conceptions erronées finissent par former un système très résistant au changement (Nelson et al., 1992 ; McDonald et Dominguez, 2010). À cela s’ajoute une absence d’expérience d’apprentissage extra-muros à l’école primaire et la crainte de ne pas être soutenu dans ce sens par la direction ou les collègues. D’où une réelle difficulté à se projeter dans ce contexte : alors qu’en fin de curriculum, 93 % de nos étudiants déclarent que l’école doit favoriser les apprentissages à l’extérieur, 30 % d’entre eux envisagent vraiment de le faire. En conclusion, la place congrue des cours de géographie, d’histoire et de sciences dans notre dispositif de formation peut difficilement infléchir le profil dominant des étudiants actuels, dès le moment où il touche à un mode de vie sédentaire très prégnant. Il apparaît aussi qu’il conviendrait de faire bouger le système en ce qui concerne les établissements scolaires, afin que les étudiants se sentent mieux accueillis 89 Par exemple : une nappe phréatique, c’est un lac souterrain ; une roche, c’est dur – donc le sable, ce n’est pas une roche ; un nuage, c’est du gaz. 90 Par exemple, sur le thème des marées : « Il y a deux marées par jour » – sous-entendu, partout dans le monde, alors que ce que nous observons sur le littoral atlantique français ou belge, c’est l’exception. L’expérience d’autres rivages devrait en principe amener les étudiants à être plus critiques par rapport à cette théorie toute relative. 294 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? lorsqu’ils proposent des pédagogies innovantes (Nundy et al., 2009). 2.2 Les préjugés pédagogiques des formateurs concernant l’attractivité du dehors Pour analyser nos pratiques de formation, nous avons utilisé plusieurs grilles de lecture91 et consulté la littérature scientifique francophone et anglophone concernant la formation des enseignants sur le terrain, principalement dans les cours de sciences, de géographie et d’éducation relative à l’environnement. Compte tenu des limites de cet article, nous présentons ce que nous avons appris en nous intéressant à la place de la dimension affective dans nos stratégies de formation. Nous entendons tout simplement par « affectivité » l’aptitude à être touché ou ému. Nous avions en effet identifié quelques préjugés qui fondent notre engouement comme formateurs pour la pédagogie de terrain, dont voici trois exemples : • Sortir pour enseigner, c’est ce qu’il y a de mieux, surtout si les sites sont exceptionnels. • Proposer une relation émotionnelle avec la nature/le milieu, c’est important. • Les étudiants devraient apprécier les temps d’investigation en autonomie. En particulier, l’ouvrage de Catherine Meyor – L’Affectivité en éducation. Pour une pensée de la sensibilité (2002) – nous a permis de nous remettre en question grâce à une typologie du statut de l’affectivité dans les pratiques éducatives assortie d’une critique solide. D’autres auteur·es ont également enrichi notre réflexion ; ils seront cités le moment voulu. 91 Pour plus de détails sur la méthodologie de recherche, les grilles de lecture utilisées et les résultats de notre analyse, voir notre rapport établi en 2016 (op. cit.). 295 L’éducation par la nature Prenons notre premier préjugé : nous étions persuadés qu’aller sur le terrain allait de facto enthousiasmer les étudiants et que les qualités du milieu à explorer allaient modifier positivement leurs dispositions à l’égard de la nature ou du patrimoine. Les activités de terrain sont également vues comme des occasions de développer certaines attitudes propres au fait de devoir s’adapter aux conditions du milieu (faire attention à sa sécurité et à celle des autres, veiller à s’équiper en fonction du temps et de l’état du terrain, oser s’aventurer en autonomie dans un espace inconnu, atténuer sa peur des insectes…) et d’agir de façon appropriée sur son environnement. Au fond, de tendre vers le « bon » citoyen en internalisant les conduites appropriées. Quand certains étudiants manifestent de l’apathie lors de nos sorties, nous invoquons volontiers un contact rare ou absent avec « la nature » comme facteur explicatif, comme une forme de conditionnement passif les privant de rencontrer des occasions stimulantes et formatrices. En y réfléchissant, il nous semble que cette vision témoigne d’un statut « fonctionnel » accordé à l’affectivité, que Meyor apparie aux courants de la psychologie behavioriste, qui considère que les conduites humaines répondent exclusivement à des stimuli. Au fond, nous considérions effectivement que l’environnement joue un rôle primordial comme facteur conditionnant du comportement et nous nous reconnaissons dans le postulat que « les émotions, les valeurs et les sentiments sont appris à partir d’un environnement favorable et de stimuli appropriés » (Meyor, 2002 : 76). Catherine Meyor est très critique à l’égard de cette vision qu’elle considère comme naïve, révélant une posture réaliste et réductionniste probablement inconsciente : C’est concevoir l’environnement et les stimuli comme des choses douées en soi de qualités sensibles (bonté, beauté, laideur, chaleur, etc.), « transcendantales » […]. C’est faire fi de la dimension 296 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? subjective des émotions, tout comme de l’attribution d’une valeur à un milieu et à une expérience dans ce milieu (loc. cit.). Ce que nous avons tendance à négliger, c’est que les étudiants sont des êtres désirants, et que leurs désirs, leurs projets, leurs rêves et la façon de les réaliser ne s’accordent pas forcément à notre vision idéaliste. Notre erreur, selon C. Meyor, c’est de « considérer l’être humain comme un objet, qui résulte en une combinaison de réactions conditionnées ou de comportements sélectionnés par le milieu » (loc. cit.). Elle dénonce aussi la recherche de la « lumière de l’évidence », de la « pureté » de l’objectivité, qui transparaît dans certaines consignes : « Lorsque l’éducateur pose des objectifs spécifiés en termes de “choix approprié”, de “projets valables”, […] de “questions pertinentes”, […] il semble, pour qu’une question soit “pertinente”, […] qu’un jugement ait été préalablement posé… » (ibid. : 87). Elle questionne quel type d’individu il s’agit d’éduquer, en fonction de quels critères, d’où viennent ces critères et en quoi ils sont légitimes. Elle invite les enseignants qui se reconnaîtraient dans cette vision à questionner l’obturation du sens, tout comme de celle de la mémoire et de la culture, et à « assumer la relation pédagogique dans le versant désirant qu’elle porte » (ibid. : 96). Quant au caractère exceptionnel des sites que nous proposons, la surprise et la découverte étant pour nous des facteurs puissants de motivation, certain·es auteur·es ont tempéré notre enthousiasme : plusieurs recherches ont mis en évidence l’importance d’une préparation substantielle avant de mener une investigation sur le terrain dans un milieu extraordinaire, le caractère trop « nouveau » d’un territoire à investiguer pouvant décourager les étudiants (Orion et Hofstien, 1994 ; Orion et Ault, 2007 ; Kempa et Orion, 1996 ; Tretinjak et Riggs, 2008 ; Rebar et Enochs, 2010). En particulier, ceux qui ont peu d’expérience personnelle de terrain, ou qui ont peu voyagé, se trouvent incapables 297 L’éducation par la nature d’apprécier en profondeur le caractère intéressant du lieu et sont vite dépassés par l’ambition de devoir interpréter sa physionomie92, tant l’environnement leur apparaît comme un chaos indéchiffrable. Notre second préjugé concerne la place des émotions dans nos stratégies de formation. Si elle est très présente dans les activités ludiques pour entamer la phase exploratoire93, qui sont d’abord conçues pour être plaisantes et pour offrir une perception originale et surprenante de l’environnement, sur un mode léger qui peut surprendre les étudiants (« On ne doit rien noter ?! — Non, vivez pleinement l’activité pour vous-mêmes »), nous devons reconnaître qu’ensuite, « nous n’en faisons rien ». Ainsi, dans les activités qui suivent sans transition, le langage classique autorisé pour décrire le paysage est davantage celui de l’anatomie et l’effort porte sur l’acquisition par les étudiants du vocabulaire spécialisé pour le faire. Il en va de même pour le croquis géographique, attendu comme le plus « fidèle possible » à la réalité (nous retrouvons là cette recherche d’objectivité dénoncée supra). Dans ce cas, en nous référant à la typologie de C. Meyor, il nous semble que l’affectivité a un statut instrumental au service de l’approche cognitive, où les émotions – positives ou négatives – sont prises en compte pour éviter d’entraver ou pour soutenir les apprentissages cognitifs, sans pour autant être prises en considération pour ce qu’elles sont. Le géographe Paul Claval avait déjà pointé du doigt la faiblesse de 92 En géographie comme en écologie, la description et l’interprétation du paysage se fonde notamment sur sa physionomie, à savoir la façon dont un observateur peut le percevoir visuellement à moment donné, d’un point de vue donné. L’identification des éléments du paysage, leurs caractéristiques, leur localisation relative et leur articulation fondent l’analyse paysagère. Les approches sensible et cognitive sont aujourd’hui reconnues dans cette analyse. 93 Par exemple, réaliser un pastiche du paysage à la façon des impressionnistes. 298 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? ces « tableaux géographiques » minutieux, qui ont remplacé les récits en forme d’épopée : selon lui, ils manquent de tension dramatique (Claval, 2001). N’hésitons pas à reconnaître que la géographie, limitée à cette approche, est véritablement asséchante. C’est comme si nous devions dissocier ce que nous avons appris par notre vécu, dans la globalité de notre être ressentant et pensant, pour ne considérer comme digne d’intérêt que le « résidu sec » de nos idées (Partoune, 2004 : 34). En outre, au lieu de faciliter un contact positif fort avec le paysage, c’est une pression inhibitrice qui est installée lorsque la description doit être ordonnée selon un schéma rarement contesté (description par plans, de l’arrière à l’avant-plan), qui génère un autre type d’émotion, lié à l’angoisse de mal faire et à l’incertitude concernant les attentes de l’enseignant. Le grand écart entre les deux registres (cognitif et affectif) met probablement les étudiants en situation de dissonance affectivo-cognitive, mais celle-ci n’est pas traitée. Ils peuvent difficilement donner un sens au fil conducteur de notre programme d’activités. Si nous reprenons l’exemple de la description de paysage, une transition plus cohérente avec l’ancrage affectif proposé en préambule serait de considérer qu’elle n’aurait pas (seulement) pour fonction de « faire voir » mais de « donner à voir », au sens de permettre au lecteur de construire ses propres images mentales à partir des stimuli qui lui sont donnés, de décrypter et de comprendre ses propres « réalités » du monde, que le descripteur n’a jamais vues, par un phénomène de projection et de recontextualisation. Comme l’indique Catherine Tauveron : « La description me sert à voir les beautés de mon monde. Il faut renoncer au critère de fidélité pour celui d’intelligibilité, sélectionner et orienter les détails en tant que porteurs d’une signification qui ne leur préexistait pas » (1999 : 20). Les enjeux de la lecture paysagère deviendraient alors de « tenter d’analyser comment les objets du paysage se transforment en images, en sensations, en rêves, 299 L’éducation par la nature en émotions, saisir l’intimité et la complexité des liens qui unissent l’Homme à son environnement quotidien » (Loiseau et al., 1993 : 21). C’est alors accorder à l’affectivité un statut fondamentalement éducatif, où l’on considère qu’il convient d’instaurer une sensibilisation au sensible (Meyor, 2002). Nous avons également retenu que la sensibilisation au sensible dépend de notre culture. Il nous faut donc prendre en considération les grandes inégalités socioculturelles à cet égard. Tous nos étudiants ne sont pas « initiés » par leur famille, tant s’en faut94, ce qui explique pour partie que l’intérêt situationnel suscité par les activités de terrain que nous considérons comme motivantes peut s’avérer éphémère. Pour qu’il persiste à long terme et devienne un intérêt profond et une caractéristique de leur personnalité, les amenant à faire des choix de loisirs, d’études ou de profession dans le but de nourrir cet intérêt, il convient de maintenir l’intérêt situationnel durant un certain temps (Hidi et Harackiewicz, 2000). Toutefois, pour nous, il conviendrait de veiller à ne pas en rester à une vision dualiste qui considère qu’émotion et cognition appartiennent à des registres différents, que l’on pourrait cloisonner aisément par des mises en situation et des injonctions didactiques précises. La définition de la notion de « représentation » qui suit nous paraît davantage significative de l’intrication des deux : une représentation est un phénomène mental qui correspond à un ensemble plus ou moins conscient, organisé et cohérent, d’éléments cognitifs, affectifs et du domaine des valeurs concernant un objet particulier. On y retrouve des éléments conceptuels, des attitudes, des valeurs, des images mentales, des connotations, des associations, etc. C’est un univers symbolique, culturellement déterminé, où se forgent les théories spontanées, les opinions, les préjugés, 94 Nous faisons référence ici au concept d’« héritage culturel » issu du milieu familial comme facteur d’inégalités scolaires, mis en lumière par Bourdieu et Passeron (1964). 300 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? les décisions d’action, etc. (Garnier et Sauvé, 1999 : 66). L’importance est essentielle et existentielle, dans la vie, du ressenti, des sentiments, et aussi de l’intuition, reconnus comme une forme d’intelligence, comme quelque chose qui est liée au mode de pensée et qui ne peut pas en être séparée. Quant à notre troisième préjugé, qui concerne l’attractivité présumée du travail en autonomie, il faut reconnaître que nous faisions largement fausse route. En effet, dans la formation aux démarches d’investigation, notre posture constructiviste privilégie la responsabilisation de l’étudiant dans son cheminement, les formateurs étant parfois personnesressources, mais surtout facilitateurs à sa disposition. Mais dans les faits, ce sont souvent les mêmes étudiants qui s’impliquent, et quand ils sont sollicités pour proposer des hypothèses interprétatives, la plupart hésitent à s’engager, par peur de « dire une bêtise ». Ils acceptent mal que l’enseignant ne soit pas dispensateur de réponses, lui reprochant de les mettre en situation de dévoilement de leur ignorance ou de failles dans leur mode de raisonnement. Une fois en fonction, ils chercheront probablement à éviter de telles situations déstabilisantes. Plusieurs études nous ont amenés à adopter un point de vue plus critique. Il a en effet été démontré que faire des sciences à partir d’une investigation sur le terrain est en soi inconfortable pour les étudiants et ne donne pas toujours les résultats escomptés, voire même sont contreproductifs si les étudiants sont sortis trop loin de leur zone de confort (National Science Resource Center, 1997 ; Lieberman et Hoody, 1998 ; Nelson et al., 1992 ; Akerson et al., 2000). Un des paramètres de cette zone de confort, c’est la familiarité avec les lieux investigués ; pour des étudiants déconnectés de l’environnement, y compris de leur milieu de vie, tout le territoire ou presque est terra incognita. Un autre paramètre qui rend inconfortable l’investigation sur le terrain, c’est que ce dernier est très perturbant de prime abord car la réalité 301 L’éducation par la nature observée ne correspond jamais exactement aux schémas théoriques : ceux-ci correspondent à une modélisation du réel. Pour améliorer l’accompagnement des étudiants, Meyor (2002) insiste sur la prise en compte par l’enseignant de la dimension affective de la construction des connaissances (statut éducatif de l’affectivité). Être sur le terrain autorise un rapport différent à l’étudiant et permet de briser l’anonymat en étant attentif à la gêne ou la honte qui empêchent les étudiants de s’impliquer dans l’investigation. La mise au jour de leurs conceptions peut aussi se faire de manière beaucoup plus fine et individualisée, conduisant à un accompagnement différencié pour les faire évoluer. Favoriser cette attention peut aider les étudiants à prendre confiance dans leur capacité à réfléchir par eux-mêmes. Et si les enseignants s’aventurent dans des sites et des situations qu’ils ne maîtrisent pas au préalable, ils peuvent se mettre à chercher à côté des étudiants en révélant leurs propres limites. Conclusion Le terrain aux environs de l’école primaire est rarement utilisé dans les pratiques enseignantes alors qu’il permet d’inscrire les apprentissages au départ d’un contact étroit avec le monde concret au bénéfice du développement physique, cognitif, personnel, social et écocitoyen de l’enfant. À la Haute École Libre mosane, malgré une initiation des futurs enseignants du primaire à la didactique de terrain qui semblait cohérente, les résultats sont décevants. L’analyse du profil des étudiants, de plus en plus sédentaires et déconnectés du milieu naturel, a permis de cerner les limites du pouvoir des formateurs. L’analyse critique du statut de l’affectivité dans nos pratiques de formation nous a en outre amenés à sortir d’une forme d’illusion à l’égard du caractère attractif des sorties sur le terrain, que nous avions 302 Comment former les enseignants du primaire pour qu’ils aient envie d’enseigner dehors ? tendance à considérer comme allant de soi. En particulier, une sensibilisation profonde des étudiants à la sensibilité aux lieux s’avère essentielle, tout comme un accompagnement pour leur donner confiance dans leur capacité à investiguer un milieu par eux-mêmes. La systématisation d’une approche holistique de l’apprenant et une articulation entre émotion et cognition dans la construction des connaissances constituent une autre perspective importante. Cela implique toutefois d’y consacrer davantage de temps et de moyens, ce qui pourrait s’envisager dans des stages d’immersion de plusieurs mois sur un territoire, au sein d’une structure associative ou parapublique (voir l’expérience « écostage », relatée dans Partoune, 2020 et Partoune et al., 2022). Présentation de l’auteure Christine Partoune est professeur honoraire à l’université de Liège, au département de géographie, professeur honoraire à la Haute École Libre mosane (Liège), au département pédagogique et membre du Centre de recherche en éducation et formation à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE) et d’Écotopie – laboratoire d’éco-pédagogie, ASBL (Liège). Le modèle de la transposition méta-didactique comme cadre d’analyse de la formation en éducation par la nature : le cas de stages formatifs sur terrain associatif Antoine Le Bouil, Laura Nicolas Résumé Ce chapitre présente l’analyse d’un dispositif immersif de formation en éducation par la nature à la lumière d’un cadre développé en didactique, le modèle de la transposition métadidactique. Avec l’apport de quatre notions – l’objet-frontière, le courtage de connaissances, le partage des praxéologies et la double dialectique –, on décrira les moments et dimensions clés du dispositif. 305 L’éducation par la nature Introduction Alors même qu’on s’interroge toujours sur les caractéristiques des actes d’éduquer et d’apprendre et des spécificités de ces deux phénomènes lorsqu’ils se produisent dans et par une « nature » encore peu définie (cf. Charlot, dans ce même ouvrage), la question de la formation à l’éducation dans et par la nature émerge déjà. Dans un champ dont on dessine à peine les contours en termes scientifiques, comment penser la formation des adultes à cette éducation éminemment transdisciplinaire et qui met, de ce fait, les didactiques en discussion ? Deux chemins, non exclusifs, peuvent s’offrir aux chercheurs, formateurs et ingénieurs de formation : • considérer l’éducation par la nature comme un objet de formation intrinsèquement distinct des autres objets ou domaines déjà bien balisés tant par la recherche que par les organismes de formation (telles celles qui sont relatives à l’éducation aux langues, aux médias ou à l’environnement, par exemple) ; • envisager les liens que cet objet de recherche et de formation entretient avec d’autres objets plus classiques des sciences humaines et sociales. Des notions clés opéreraient, par exemple, comme médiatrices et portes d’entrée communes pour l’analyse et l’enseignement de l’éducation par la nature, telles que le « rapport au savoir » (Charlot, 1997), le « contrat didactique » et son « milieu » (Brousseau, 1990), l’« écoformation » (Pineau et al., 2005), l’« autoformation » (Galvani, 2020), pour n’en citer que quelques-unes. Pour opposées qu’elles puissent paraître à première vue, ces deux approches peuvent en fait s’articuler à travers deux démarches complémentaires. La première porte sur l’objet de formation (l’éducation par la nature), la seconde sur le processus en lui-même (la formation). Premièrement, en 306 Le modèle de la transposition méta-didactique ce qui concerne l’objet de formation, il s’agit d’envisager l’éducation par la nature dans les liens qu’elle entretient, historiquement et épistémologiquement, avec les champs qui l’ont sans doute fait naître – celui de l’éducation, au sens large, puis, plus particulièrement, celui de l’éducation (relative) à l’environnement et celui de l’éducation populaire (cf. Martel et Wagnon, 2022, pour un panorama historique). Il s’agit, en même temps, d’observer et d’analyser les pratiques de terrain qui se reconnaissent explicitement, si ce n’est dans l’appellation – qui se veut fédératrice mais jamais enfermante – d’« éducation par la nature » mais au moins dans sa dynamique immersive, transdisciplinaire et pluri-contextuelle. Des expériences de terrain, et des cadrages notionnels que l’on pose sur ces dernières, vont se dessiner les grands traits, pédagogiques et logistiques, de l’objet « éducation par la nature » auquel on souhaite former des adultes. Certains de ces traits entretiennent des liens forts avec des pratiques préexistantes (classes de plein air, éducation scientifique de terrain, classes de découvertes, etc.), d’autres peuvent émerger comme pratiques nouvelles, du moins dans les territoires francophones (par exemple, le transfert des pédagogies dites « de forest school » et « d’outdoor education »), et s’ancrer dans un contexte économique, politique et social propre à l’époque (impact de la pandémie de COVID, conscientisation du réchauffement climatique, luttes sociales autour des ressources en eau, militantisme autour de l’exploitation animale, politisation des questions autour de l’instruction en famille en France, etc.) et, de fait, absent des dynamiques éducatives « dehors » précédemment évoquées. Il s’agit finalement de penser l’objet dans son ancrage présent sans trahir les filiations du passé. Deuxièmement, en ce qui concerne le processus même de formation, on semble pouvoir – malgré les spécificités de l’objet que l’on vient de mentionner – largement s’appuyer sur ce que les sciences de l’éducation et le domaine de 307 L’éducation par la nature l’andragogie, y compris dans la sphère entrepreneuriale, ont déjà largement travaillé : les dynamiques de gestion de groupes d’adultes, les postures de médiation, les rapports aux savoirs, les auto-socio-écoformations individuelles, les répertoires didactiques, le rapport à la professionnalisation et au développement de compétences, etc. Parmi ces modèles et outils précédemment développés, le modèle de la transposition méta-didactique (Arzarello et al., 2014), proposé en didactique des mathématiques, semble constituer un outil fécond en matière d’analyse de dispositifs de formation. Le propos de ce chapitre est ainsi, sans ouvrir de débat sur la nature même de l’objet de formation (l’éducation par la nature, la classe dehors, etc.) d’observer les dynamiques de formation qui peuvent émerger au sein d’un stage pratique de formation, et ce, en se servant d’outils préalablement pensés par des didacticiens. En trame de fond, se posera ainsi une réflexion sur les paramètres entrant en ligne de compte dans l’acte de « former à » (l’éducation par la nature), quand on est « dans » (la nature) et « avec » (les enfants et les autres éléments de nature). De format d’écriture volontairement hybride, cet article poursuivra un double objectif : • scientifique, en ce que l’on cherche à analyser les données recueillies à partir du modèle et, dans un mouvement d’aller-retour, à exemplifier les éléments constitutifs du modèle grâce aux données ; • formatif, en ce que l’on vise un partage de ces pratiques de formation et une ouverture de pistes de discussion auprès de la communauté des lecteurs chercheurs et/ ou formateurs. Après avoir présenté le double ancrage du dispositif – expérimentation et immersion – ainsi que le modèle de la transposition méta-didactique qui servira de cadre à l’analyse, on présentera le contexte de recueil de données, avant d’inviter le lecteur à l’analyse de quelques moments 308 Le modèle de la transposition méta-didactique signifiants du dispositif, à partir des notions clés proposées par le cadre. 1� Former à éduquer dans et par la nature 1.1 Une péda-andragogie de l’expérience et de l’immersion dans le milieu Le stage pratique en éducation par la nature95, qui fait l’objet de ce chapitre, a été mis en place par l’association Sologna Nature & Culture96 dans l’objectif de favoriser le passage à l’acte ou la montée en compétences des éducatrices et éducateurs souhaitant soit pratiquer la classe dehors avec leurs élèves, soit monter une structure de type accueil de loisirs en nature. La logique de formation du stage s’ancre dans deux paradigmes clés des sciences de l’éducation : le paradigme de l’idéologie expérimentale proposé par John Dewey (1925/2012) et celui de l’immersion. D’ancrage pragmatique, le courant de l’idéologie expérimentale pose que c’est à travers l’expérience, entendue comme « mise en action », que l’individu incorpore les connaissances de la vie97. Dans cette logique, le stage met les éducatrices et éducateurs en situation d’accompagnement de groupes d’enfants au sein d’un milieu forestier. La spécificité de ce dispositif est ainsi qu’il inclut intégralement les enfants des stagiaires, présents sur place durant toute la 95 Ce stage est présenté sur cette page : https://mapetiteforet.fr/stages-pratiques-formation-lecole-du-dehors/ 96 On trouvera le descriptif et les actions menées par l’association sur cette page : https://sologna.fr/ 97 Les actions pédagogiques de Dewey ne sont pas sans rappeler les fondements de l’éducation par la nature : en construisant eux-mêmes une mini-ferme, les enfants de l’école que Dewey avait créée maîtrisaient peu à peu l’ensemble du programme mathématique (voir Rozier, 2010). 309 L’éducation par la nature durée du stage, ces enfants étant eux-mêmes en situation d’expérimentation, donc sujets, mais également « objets » d’analyse et de pratiques pédagogiques pour les adultes stagiaires qui les accompagnent. Par ailleurs, inspiré par le courant socioconstructiviste qui veut que l’environnement immédiat de l’enfant participe de manière prépondérante à ses acquisitions et apprentissages (Vygotski, 1985 ; Bruner, 1983), le paradigme de l’immersion a trouvé un écho particulièrement actif du côté de la didactique des langues, via le design de programmes d’immersion linguistique98, et, du côté des sciences de l’éducation relative à l’environnement, où l’immersion dans le milieu est reconnue comme participant à l’écoformation de l’individu (Pineau et al., 2005). Cette vision éco-socioconstructiviste de l’individu est rejointe, en sociologie, par le paradigme dispositionnaliste proposé par Bernard Lahire : la plongée répétée, sur le long terme, dans un certain milieu (linguistique, culturel, social, « naturel », etc.) vient configurer des dispositions (Lahire, 2002) individuelles à penser, agir et ressentir d’une telle manière ou d’une autre. Non fondamentalement déterministes pour autant, ces approches ont pour point commun de reconnaître la porosité des dimensions physiques, psychologiques, culturelles et sociales de la construction individuelle : je suis issu de mes mondes de référence en même temps que je participe à leur construction. Ces deux approches, expérimentale et immersive, partagent une vision pragmatique du monde, une vision qui s’actualise, dans le présent dispositif, à travers un déroulé de formation où les temps d’action et d’immersion, encadrés par des temps de réflexion, en amont, et de rétroaction, en aval, constituent le cœur du stage. 98 Pour exemple, voir le principe des cours EMILE (enseignement de matières par l’intégration d’une langue étrangère) sur Eduscol : https:// eduscol.education.fr/document/632/download 310 Le modèle de la transposition méta-didactique Expérimental et immersif, le stage revêt également les caractéristiques organisationnelles d’un dispositif de formation institutionnel tel que défini par Albero (2010 : 52) : • • • • une conception rationnelle finalisée, orientée par un projet d’action et un ensemble cohérent de buts et d’objectifs ; une combinaison adaptée de moyens matériels et humains, hétérogènes mais cohérents ; une capacité organisée d’adaptation aux variations de circonstances, d’espace et de temps ; dans le cas de dispositifs très évolutifs, une capacité d’autoorganisation régulatrice par intégration de boucles récursives de feedback dans la conduite de l’action individuelle et collective. De fait, le dispositif, présenté ici comme un objet relativement stable et finalisé, s’est en fait construit, durant deux années, sur la base des attentes des participants et à travers l’analyse de leurs retours post-stage. Il a subi de multiples agencements, non seulement avant chaque nouvelle session mais aussi pendant les sessions elles-mêmes, en fonction des besoins identifiés sur place, des envies et humeurs des enfants et des participants et, bien entendu, des conditions météorologiques. Pour autant, la nécessité s’impose toujours, à un moment donné de l’évolution des dispositifs de formation, d’une analyse scientifiquement documentée qui permet d’ancrer durablement, en les formalisant, les propositions de formation. Aussi, le choix s’est-il porté, comme cadre d’analyse du dispositif, sur le modèle de la transposition méta-didactique, en ce qu’il est particulièrement pertinent pour l’analyse de ce type d’objet, transdidactique, mêlant plusieurs niveaux de pratiques et se situant aux frontières du cadre institutionnel. Nous proposons une brève description de ce modèle dans les paragraphes suivants. 311 L’éducation par la nature 1.2 Le modèle de la transposition méta-didactique, un cadre d’analyse des pratiques formatives Arzarello et al. (2014) ont proposé le modèle de la transposition méta-didactique (TMD) pour analyser des programmes de formation d’enseignants. Ce modèle est inspiré de la transposition didactique des différents savoirs issue de la « théorie anthropologique du didactique » (Chevallard, 1992). La TMD vise à caractériser la dynamique complexe d’interactions entre les différentes communautés (chercheurs/formateurs, enseignants/formés) ainsi que les contraintes des différentes institutions au sens large. Il permet la mise en évidence des ressorts de la diffusion de connaissances menant au développement professionnel des enseignants dans un contexte de formation. Figure 1. Illustration du modèle de la transposition métadidactique tiré de Demonty (2023 : 318), inspiré et traduit de Arzarello et al. (2014 : 355). La TMD repose sur plusieurs notions indiquées en figure 1, qui nous semblent pertinentes pour la présente analyse99. 99 Ces notions sont présentées sommairement ici dans la mesure où ils 312 Le modèle de la transposition méta-didactique Le brokering ou « courtage de connaissances » vise à favoriser le partage de connaissances. Le rôle du broker ou « courtier en connaissances » peut être pris par le chercheur/formateur ou bien par une personne ressource dont l’expertise et les compétences font d’elle une référence. « L’objet-frontière » est l’objet médiateur qui va permettre le courtage de connaissances ; il est défini par Monod-Ansaldi et al. (2019) « comme un dispositif permettant d’amorcer un travail commun entre plusieurs mondes et assurant une flexibilité suffisante pour que chaque acteur puisse trouver un intérêt à son étude ou à son usage » (64). Trois types d’interactions sont alors développés entre chercheurs et enseignants autour de l’objet-frontière : transfert, traduction, transformation. Le partage des praxéologies entre chercheurs et enseignants correspond à la résultante du courtage de connaissances à l’aide de l’objet-frontière. Selon Chevallard (1992), toute activité humaine peut être décomposée en une série de tâches. Une organisation praxéologique comprend un type de tâche dont l’accomplissement suppose la mise en œuvre d’une certaine technique. L’assemblage d’un type de tâche et d’une technique forme un bloc praxique tandis que la technologie (justification) et la théorie, vue comme « un niveau supérieur de justification-explication-production » (Chevallard, 1998 : 94), constituent le bloc du logos, le discours raisonné sur la pratique. Chacune des communautés (chercheurs et enseignants) présentent des praxéologies propres à leur communauté (composants internes) et la formation consiste à intégrer, internaliser des composants externes par l’intermédiaire du courtage de connaissances et de l’objet-frontière. Ces nouvelles praxéologies enrichies sont dites « partagées » entre les deux communautés et constitutives de leur développement professionnel. seront détaillés et exemplifiés en partie 3 (« Analyse »). 313 L’éducation par la nature La double dialectique considère une première dialectique, qui se situe au niveau didactique entre savoirs à enseigner et savoirs enseignés et qui a lieu avec élèves et enseignants ; la seconde se situe au niveau méta-didactique au sujet de la construction et la justification de situations didactiques, et elle se développe entre chercheurs/formateurs et enseignants en formation. Après avoir présenté le cadre méthodologique de l’étude, on s’emparera donc de ces quatre notions afin d’analyser le dispositif au double niveau didactique et méta-didactique. 2� Méthodologie 2.1 Le contexte L’analyse qui va suivre porte sur quatre sessions de stage effectuées entre août 2021 et août 2023. Au total, 45 stagiaires ont suivi ce stage, accompagnés par 117 enfants. D’une durée de quatre jours, le stage pratique se déroule en forêt de Sologne, en région Centre-Val de Loire, en France, sur les lieux de l’association Sologna Nature & Culture où se trouvent : • une « école-forêt », qui accueille chaque semaine des enfants et leurs parents pour des séances d’éducation par la nature. Cette école-forêt est composée d’un chalet en bois, de structures de grimpe naturellement agencées à partir d’arbres malades coupés dans la propriété, d’un bac à sable, d’un « sentier pieds nus », dit aussi « sentier sensoriel », et d’un sentier pédagogique qui se déroule sur 500 mètres, au sein d’un bois. La superficie des lieux de l’école-forêt est de 1,2 hectare ; • un sanctuaire animalier (équidés et félins), s’étendant sur 1,5 hectare distinct des lieux réservés à l’écoleforêt. L’accueil d’animaux abandonnés, maltraités ou vieillissants sur le site participe d’une vision intégrant 314 Le modèle de la transposition méta-didactique la question animale au cœur de l’éducation par la nature. Dans la double logique de l’expérimentation et de l’immersion, les séances d’accompagnement des enfants par les adultes stagiaires, d’une durée de 1 heure 30, constituent le cœur du stage. Elles sont articulées avec des temps de préparation, en amont des séances, et de réflexion sur l’action ou « rétroaction », en aval. Les enfants, généralement au nombre d’une trentaine, sont répartis en 2 ou 3 groupes d’âge. Ils sont accompagnés par cinq formatrices, dont une chercheuse auteure du présent article100. 2.2 Les recueils de données Pendant deux ans, différents types de données ont été recueillis : • les vidéos des stages : sur les quatre sessions de stages effectuées depuis 2021, trois d’entre elles ont été enregistrées en format vidéo. Les 22 heures d’enregistrement sauvegardées ont servi de base à l’analyse qui va suivre101 ; • les attentes des participants : en amont de chaque stage, les attentes des participants, en termes pédagogiques et logistiques, ont été recueillies par questionnaire et ont servi de base à la confection du stage. 34 participants ont partagé leurs attentes ; 100 Le stage repose sur une organisation bénévole gérée par une quinzaine de personnes, ce qui monte à 70, en général, le nombre de personnes présentes sur les lieux du stage. La lourde dimension logistique de ce type d’expérience de formation est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ce format est peu courant. 101 Seul ce premier type de donnée, les vidéos des stages, a été utilisé pour la présente analyse. Les suivants sont mentionnés à titre indicatif, en ce qu’ils participent de l’ingénierie de la formation. 315 L’éducation par la nature • les retours des participants : à l’issue de chaque stage, un formulaire de satisfaction sur les dimensions pédagogiques et logistiques a été envoyé aux participants. Sur l’ensemble des stagiaires, 30 personnes ont répondu. Ces réponses ont contribué à l’amélioration progressive de l’ingénierie de formation proposée. 3� Analyse du dispositif à la lumière du cadre métadidactique Ce type de dispositif est intrinsèquement collaboratif en ce qu’il vise un partage des praxéologies entre chercheurs et participants. En ce sens, il partage les objectifs des dispositifs construits à partir des recherches intégrant la transposition méta-didactique : « Le résultat attendu de ce processus consiste dans le développement professionnel des enseignants qui se construisent un regard nouveau sur leurs pratiques, qui peut les conduire à les modifier » (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015 : 89). À défaut d’une exemplification exhaustive, quelques moments ou dimensions clés du dispositif vont être décrits dans les paragraphes suivants, afin d’en questionner la portée formative à la lumière du cadre. 3.1 L’objet frontière amène brokering et partage des praxéologies : l’exemple de la « roue des animaux » La « roue des animaux », ou « roue transpersonnelle », est un outil de développement personnel et professionnel mis au point par Hervé Brugnot, formateur en éducation à l’environnement102. D’ancrage ethnologique, cet outil permet 102 Hervé Brugnot présente cet outil sur sa chaîne You Tube, dans une vidéo que l’on trouvera sur cette page : https://youtu.be/qGlAMvjSggg?si=pBg-Cvi5RLydk2Qv. On invite les lecteurs à visionner cette vidéo pour saisir pleinement la description qui est faite de l’outil dans la suite 316 Le modèle de la transposition méta-didactique de comprendre les composantes clés de la personnalité, chacun des quatre animaux – loup, ours, bison et aigle – représentant un aspect dominant de la personnalité, et de les transférer ensuite aux besoins des enfants et aux postures pédagogiques associées en réponse à ces besoins103. Avec l’autorisation de l’auteur, nous avons, en tant que chercheure-formatrice, transformé cet outil de compréhension du monde en outil de formation qui nous a semblé particulièrement pertinent à utiliser dans le cadre de l’éducation par la nature : d’abord, au regard des références au monde animal qui sont faites au travers de la roue, ensuite, de par le caractère intrinsèquement transdisciplinaire des pratiques d’éducation par la nature. Au regard de la TMD, cet outil peut être considéré comme un objet-frontière dans le sens où il permet d’organiser le courtage de connaissances associées selon les trois phases associées de transfert, traduction, transformation (MonodAnsaldi et al., 2019 : 65). Voici le déroulé tel qu’il est proposé aux stagiaires104 : • Phase 1 – Transfert : chaque visuel d’animal est placé sur une table, avec le descriptif des traits de personnalité dominants. Les stagiaires sont invitées à réfléchir sur leurs modalités de fonctionnement dominant à partir de cette première cartographie. Du point de vue de l’objet-frontière, cette phase correspond au transfert de connaissances où « il s’agit d’interactions qui peuvent produire des désaccords, mais pour lesquelles les échanges concernent des du texte. 103 On trouvera, sur cette page, la vidéo explicative des postures pédagogiques : https://youtu.be/VIx6IGFRYfo?si=9eLz6Ow7GLoGINKQ. On invite les lecteurs à visionner cette vidéo pour saisir pleinement la description qui est faite des postures dans la suite du texte. 104 Le féminin est utilisé à partir d’ici car une très large majorité des adultes formés sont des femmes. 317 L’éducation par la nature • aspects concrets, syntaxiques de l’objet-frontière » (ibid.). Phase 2 – Traduction : ◦ Des cartes où sont inscrits des verbes d’action sont distribuées aléatoirement aux stagiaires, qui sont invitées à les placer près des visuels des animaux qui sont, d’après elles, les plus à même de réaliser ces actions. Par exemple, les verbes « bouger » ou « construire » correspondent au mode « ours ». Suit un temps d’échanges et éventuellement de reconfiguration des cartes de verbes. On amène la discussion vers la conscientisation de l’hétérogénéité des besoins d’un groupe d’enfants, nécessairement composé des « quatre animaux ». On entre ici dans la phase de traduction où « la recherche d’un sens commun, partagé conduit à une négociation où la frontière se déplace au sein d’interactions qui concernent le sens de certaines composantes, et qui aboutissent à des changements de points de vue, l’objet agissant comme médiateur cognitif entre les communautés » (ibid.). Les verbes d’action sont parfois mis en lien avec les programmes institutionnels ; la chercheure-formatrice dit notamment : « Observer le monde, questionner le monde, on l’a au programme de maternelle. » La mise en lumière de la correspondance entre l’outil proposé et les programmes institutionnels vise une internalisation des composants externes des praxéologies des stagiaires. ◦ Des cartes où sont inscrites les catégories disciplinaires ou pédagogiques (« naturaliste », « ludique », par exemple) sont ensuite distribuées. De la même manière qu’avec les verbes, les stagiaires placent ces catégories autour des visuels 318 Le modèle de la transposition méta-didactique d’animaux, terminant ainsi une constellation ressemblant à une roue. Un temps d’échanges, et éventuellement de reconfiguration des cartes, suit ensuite. On amène la discussion vers la conclusion d’une pédagogie nécessairement plurielle. Figure 2. Photographie de la session de formation présentant la roue des animaux. • Phase 3 – Transformation : ◦ On invite ensuite les stagiaires à préparer une séance d’1 heure 30 en forêt qui réponde, par différentes approches pédagogiques inscrites sur le second lot de cartes, aux besoins d’action des enfants inscrits sur les premières cartes déposées autour des visuels d’animaux. Ce moment correspond au début de la phase de transformation : « Les connaissances en jeu sont alors transformées par la négociation entre les acteurs dans une création d’un nouveau savoir partagé utilisable dans les pratiques de chaque communauté » (ibid.). En effet, les éléments de la roue des animaux discutés lors du placement des verbes d’action et des catégories disciplinaires ou 319 L’éducation par la nature ◦ ◦ pédagogiques sont alors investis dans la pratique pour la préparation d’une séance. Les stagiaires mènent leur séance, en binôme. Un temps de rétroaction permet ensuite la description et l’analyse de la mise en place de la séance, des actions des enfants, des ressentis des stagiaires, des obstacles rencontrés, des solutions trouvées in situ, etc. La mise en œuvre et le temps de rétroaction poursuivent cette phase de transformation. La praxéologie enseignante est alors enrichie par le travail de réflexion autour de l’objet-frontière et la préparation – mise en œuvre – rétroaction d’une séance. 3.2 Courtage de connaissances Pendant le temps de formation via l’objet-frontière de la roue des animaux, le rôle de courtier en connaissances est pris par la chercheure-formatrice qui dispense la formation. Cette activité permet de faire le lien entre la communauté des chercheurs et celle des enseignants et assure une légitimité et une reconnaissance au sein de la communauté des enseignants. Il est parfois reproché aux formations d’enseignants de ne pas être suffisamment « connectées » à la réalité du terrain ou d’être trop théoriques. Ici, la chercheure-formatrice est également praticienne de l’école dehors (elle anime une écoleforêt une demi-journée par semaine) ; de plus, les concepts proposés sont mis en pratique immédiatement pendant le stage, ce qui permet d’éviter cet écueil d’une formation déconnectée des réalités de terrain. Ce rôle de courtier en connaissances, qui vise à faciliter les échanges entre formateurs et stagiaires, est parfois pris par les quatre personnes référentes associées à la formation, les « coformatrices ». Expertes des questions de sécurité, de naturalisme, d’une pratique d’école dehors hebdomadaire, 320 Le modèle de la transposition méta-didactique d’accueil jeunes enfants ou d’autres domaines, les coformatrices opèrent des partages de praxéologies de terrain, non théoriques. Collaboratrices régulières au sein du stage, et par ailleurs, pour plusieurs d’entre elles, déjà formatrices d’enseignants ou d’éducatrices et éducateurs de jeunes enfants, elles insèrent leurs partages de manière à ce qu’ils constituent des médiations entre les propos des participants et de la chercheuse. Ainsi, le courtage de connaissances s’effectue avec plusieurs interlocutrices, chacune possédant une expertise particulière. 3.3 L’enjeu d’une double dialectique Le cadre souligne l’importance de la mise en place d’une double dialectique comme socle du processus formatif : celle des savoirs à enseigner – savoirs enseignés, d’une part, et la construction-justification de situations didactiques, d’autre part. D’ordinaire, ces dialectiques respectives s’effectuent sur des temps longs et distanciés : les enseignants vivent une transposition des savoirs à enseigner en savoirs enseignés durant des séances de cours (temps 1) et travaillent ensuite en collectif, accompagnés par les chercheurs/formateurs, la construction-justification des situations didactiques vécues, puis à vivre (temps 2). Le stage pratique condense ce double processus et vise à l’amplifier par deux stratégies : • la mise en place de temporalités courtes, intensives et rapprochées les unes des autres où interviennent, sous forme de triptyque, les deux dialectiques décrites, la première en deux temps, la seconde en un temps : ◦ Temps 1. Les temps de formation commencent par une réflexion, individuelle ou en binôme, sur la manière dont des savoirs scolaires à enseigner (par exemple, l’apprentissage de l’alphabet ou le théorème de Pythagore) vont être didactisés pour 321 L’éducation par la nature ◦ ◦ pouvoir être enseignés dans un milieu hors les murs et forestier. Temps 2. Les séances de pratique « classe dehors » avec les enfants constituent le moment de transposition : pendant 1 heure 30, accompagnées par les formatrices, les stagiaires enseignent en nature le contenu scolaire choisi, auprès du public d’enfants choisi, selon l’âge des enfants qu’elles accompagnent dans leur profession. Elles mettent en place des stratégies d’enseignement qui leur sont, pour la plupart, nouvelles, telles qu’insérer du jeu libre en amont de leur séance d’activité dirigée pour que les enfants prennent leur place dans le milieu ouvert, proposer ensuite d’observer les formes des nuages ou des arbres, essayer d’y trouver une forme qui ressemble à la lettre A, la reproduire à l’aide d’un bâton dans la terre ou le sable puis partir à la chasse à cette lettre, cartonnée et cachée dans la forêt. Une évaluation des acquis permet de s’assurer ensuite que le savoir à enseigner (par exemple, la lettre A) est devenu « savoir enseigné » et « savoir acquis » par les enfants. Temps 3. Les temps de rétroaction sont effectués immédiatement après la séance, après une courte pause qui permet aux « meneuses de séance » de laisser retomber la pression éventuellement vécue durant la séance. Ces temps de rétroaction voient s’effectuer un processus méta-didactique où les situations vécues sont d’abord décrites par les meneuses de séance, puis commentées par elles, puis par les observatrices. À l’aide des quatre questions, Qu’est-ce qui s’est bien passé ? Qu’est-ce qui peut être amélioré ? Qu’est-ce que j’ai appris ? Qu’est-ce que je souhaite pour la prochaine fois ?, les situations 322 Le modèle de la transposition méta-didactique • didactiques vécues sont justifiées et servent de point de départ pour l’intégration de nouvelles praxéologies à exercer lors d’une prochaine séance ; la constitution d’une communauté de vie qui vient renforcer la communauté de pratiques. La présence des enfants des participantes, souvent accompagnées par leurs conjoints, sur les lieux de formation, conduit à la constitution d’un village éphémère où temps informels et formels se succèdent, s’articulent, voire se superposent. Ainsi, les « balades nocturnes » proposées en soirée constituent un exemple de la portée de cette articulation entre dialectiques, didactique et métadidactique. Une formatrice naturaliste accompagne le groupe, parents et enfants confondus, en forêt, pour une durée de 1 heure 30. Les stagiaires ont l’occasion d’observer – en même temps qu’elles vivent ellesmêmes l’activité – la manière dont un savoir naturaliste à enseigner (par exemple, le comportement des vers luisants ou des chauves-souris) est effectivement enseigné. Le lendemain, la séance est prise pour objet d’analyse durant un temps où les adultes participant à la balade vont déconstruire la situation pour ensuite intégrer ce qui leur a semblé efficace dans la séance qu’ils vont mener. Ce temps apparemment informel, facultatif et récréatif vient renforcer la portée formative des moments plus formels, constitutifs du stage. Il faut souligner enfin la portée, en termes psychoaffectif et social, de la constitution d’une communauté de vie, sur place, pendant une petite semaine : de nombreuses praxéologies sont discutées et échangées durant les temps de repas et les soirées autour du feu, et de fortes amitiés sont créées entre les enfants et entre les participantes. Le sentiment d’appartenance à ce groupe, bien qu’il soit éphémère, 323 L’éducation par la nature participe très largement au démarrage de projets éducatifs dans et par la nature que les participantes engagent dans la foulée du stage. Conclusion L’objectif du processus de formation collaborative, tel qu’il est proposé par Sanchez et Monod-Ansaldi (2015), est de conduire « à la mise en place d’une praxéologie partagée pour le prototypage de dispositifs techno-pédagogiques expérimenté en conditions écologiques » (88). La constitution d’un répertoire commun en termes de praxéologies – que, faute de place, nous n’avons pu commenter ici – arrive comme résultat du dispositif présenté : lors du temps métadidactique (temps 3, présenté ci-dessus), un tableau commun est constitué à partir des échanges (qu’il s’agisse des postures, des activités elles-mêmes, de l’aménagement du lieu, des questions disciplinaires ou autres). Ce tableau commun, ensuite thématisé, est remis aux participants pour leur servir de base praxéologique. Pour parvenir à cette fin, on a, trop brièvement, pu constater au fil des exemples donnés que : • Le cœur de cette construction des praxéologies communes repose sur la double dialectique « savoirs à enseigner – savoirs enseignés » et « construction – justification de la situation didactique », d’autant plus efficace qu’elle se réalise dans une temporalité intensive et médiée par des temps à forte teneur psycho-affective. • La mise en partage d’objets-frontières – telle la Roue des animaux –, qui font naviguer les stagiaires entre savoirs empiriques (comportements, profils, envies des enfants) et stratégies didactiques (typologie d’activités venant en réponse adéquate aux styles de profils des enfants), en même temps qu’ils rassemblent les 324 Le modèle de la transposition méta-didactique participants – stagiaires, coformatrices, chercheuse – et rendent possibles des échanges autour de leurs personnalités, fait intrinsèquement partie d’un dispositif visant la transformation des représentations et des pratiques de tous les participants. • La mise en place systématique de courtage de connaissances de la part d’une pluralité d’acteurs – coformatrices, chercheuse, stagiaires elles-mêmes, et la place nous a manqué ici pour commenter l’apport indéniable des enfants eux-mêmes dans ce processus de courtage – est une condition essentielle pour aboutir à un partage de praxéologies véritablement collaboratif. Les médiations multimodales opérées par les courtiers participent, pendant les temps formels comme informels, au processus de transformation visé par le stage. À l’issue de cette brève analyse restent en suspens un certain nombre de questions, dont deux principales, d’ordre méthodologique, d’abord, et logistique, ensuite. D’abord, si les retours par questionnaire renvoyés par les participantes amènent à constater une transformation effective des pratiques (elles commencent à faire classe dehors ou montent effectivement une structure éducative en nature, elles diversifient les savoirs scolaires enseignés dehors, elles utilisent les outils testés pendant le stage, etc.), on est confrontés à la difficulté méthodologique, que permettrait une analyse longitudinale portée par une équipe de recherche dédiée, d’observer ces transformations sur le moyen ou long terme. Se pose aussi la question de l’institutionnalisation de ce type de dispositif, lui-même presque objet-frontière entre plusieurs mondes : celui de la recherche, de la formation et du monde associatif. En effet, la logistique permettant ce stage – accueillant les enfants, donc toujours en période de vacances scolaires, sur un terrain permettant le campement, et nécessitant la participation d’une quinzaine de bénévoles 325 L’éducation par la nature sur une semaine de temps – semble difficile à transférer dans un contexte plus institutionnel (celui de la formation initiale d’enseignants, par exemple). Le fonctionnement informel de la structure d’accueil, associative, permet une forme d’agilité logistique difficilement permise par les impératifs de cadrage des institutions telles que l’université ou l’école publique. Aussi, pour en revenir aux réflexions que l’on posait en introduction, l’objet « formation en éducation par la nature » demanderait certainement, de par ses propriétés mêmes, de sortir des cadres de fonctionnement encore cloisonnés des institutions pour aller vers des formes partenariales qui bénéficieraient à l’ensemble des parties (organismes partenaires, formateurs, chercheurs, enseignants). Ces modes de fonctionnement collaboratifs et partenariaux viendraient ainsi boucler la boucle pluri-niveaux et inter-mondes pour laquelle plaide déjà, au niveau didactique, le cadre d’analyse du dispositif présenté ici. Présentation des auteurs Antoine Le Bouil est docteur en physique (2014) et en sciences de l’éducation et de la formation (2022). Il est qualifié aux fonctions de maître de conférences dans les sections CNU 28 et 70, en didactique de la physique et sciences de l’éducation et de la formation. Laura Nicolas est maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation et en sciences du langage à l’université Paris-Est Créteil. Également fondatrice de l’association Sologna Nature & Culture et du site-ressource Ma Petite Forêt, elle travaille sur les interactions langagières dans les contextes interculturels, d’une part, et d’éducation par la nature, d’autre part, ainsi que sur la formation des éducateurs dans ces deux domaines. Bibliographie aBram, David, 2013. Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Paris, Éditions La Découverte. acde, 2022. Accord sur l’éducation pour un avenir viable, rapport disponible à : https://csse-scee.ca/acde/wp-content/ uploads/sites/7/2022/03/Accord-sur-leeducation-pour-unavenir-viable.pdf Acheroy, Christine, Leterme, Caroline et FanieL, Annick, 2020. Apprendre dehors. 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