DOSSIER
Lesloisphysiqu
existent-elles?
DANS LE PHÉNOMÈNE
D’AVALANCHE (ici une
simulation), la couche
superficielle se comporte
comme un liquide : les
grains sont en mouvement au-dessus des
couches inférieures dites
« solides ». En réalité, les
deux couches entretiennent des interactions
encore mal comprises.
Sommaire
Lanatureest-elle
unpuitssansfond?p. 31
© HUBERT RAGUET
Lesloisphysiques
ressemblentàuntableau
impressionnistep. 38
Àlarecherche
desloisuniversellesp. 41
Unehistoire
del’émergence p. 44
30 | LA RECHERCHE | FÉVRIER 2007 | Nº 405
ues
Vousavezditémergence?DéfendueavecpassionparlePrixNobel
RobertLaughlin,rejointpard’autresscientifiquesdepremierplan,
unethéorienovatriceestentraindebousculerlaphysique.
Cesiconoclastesdéclarentdépasséleréductionnismequiappréhende
lemondesensibleàpartirdequelquesloisfondamentales.
Ilspostulentaucontraireunephysiqueenformedepoupéesrusses,
oùchaqueloiestpropreàunniveaud’organisationparticulier.
Unesciencepourlesiècleàvenir,quisepréoccuperaitdavantage
desphénomènesobservablesàl’échellehumaine.
EN DEUX MOTS Les lois de la nature existent-elles ?
Ou sont-elles « émergentes » à l’image de ces poupées
russes indéfiniment imbriquées ? Un débat brûlant,
au confluent de la physique et de la philosophie, décisif pour
notre compréhension de la matière et de ses lois, a surgi avec
force depuis quelques années.
Lanature
est-elleunpuits
sansfond?
Aucune théorie physique ne serait vraiment fondamentale. La nature
s’organiserait sans fondement originel, ni entités élémentaires. Tel est
l’audacieuxcredo«émergentiste»,partagépardenombreuxphysiciens.
Michel
Bitbol
est philosophe
de la physique
au Centre
de recherche en
épistémologie appliquée.
michel.bitbol@shs
.polytechnique.fr
[1] R. Laughlin, A Different
Universe : Reinventing
Physics From The Bottom
Down, Basic Books, 2005.
E
nmars2005,RobertLaughlin,PrixNobel
1998poursestravauxdephysiquedela
matièrecondensée,alancéundébatpassionné,décisifpournotrecompréhension
dumonde,quinecessedes’amplifierdans
lacommunautéscientifique.Dansunlivreintitulé
UnUniversdifférent[1] ,ilsoutientquetouteslesloisde
la nature sont «émergentes». Elles résultent d’un
comportementd’ensemble,etsontpratiquementindépendantesdecellesquirégissentlesprocessusindividuelssous-jacents.L’affirmationdeLaughlinparaît
défierlebonsens,parcequesil’onadmetquedeslois
sont«émergentes»,ilfautbienqu’ilyaitunniveaud’organisationinférieurd’oùellesémergent.Etque,saufà
amorcerunerégressionàl’infini,ondoittenirl’unde
cesniveauxpourultimeetfondamental,lesloisquile
régissentnepouvantplusémergerderiend’autre.
LathèsedeLaughlins’opposeenpremièreanalyseà
une doctrine née avec le projet de rationaliser la
connaissance:leréductionnisme.Leréductionnisme
consisteàrendrecomptedelagrandevariétédesphénomènesnaturelsparunpetitnombred’entités«élémentaires»etdelois«fondamentales».Sonbut,selon
lephysicienfrançaisJeanPerrin,estd’«expliquer
Nº 405 | FÉVRIER 2007 | LA RECHERCHE | 31
[2] J. Perrin, Les Atomes,
Flammarion, 1991.
[3] R. Dugas, La Théorie
physique au sens de
Boltzmann, éditions
du Griffon, 1959.
[4] C. Lloyd Morgan,
Emergent Evolution,
Williams & Norgate, 1923.
*La thermodynamique se
définit comme
la science
du rapport entre
la chaleur stockée
ou échangée
par un système,
et le travail des
forces exercées
sur lui.
duvisiblecompliquépardel’invisiblesimple»,fai- niquesproposa,autourdesannées1920,une«voie
santdelasimplicitéunemarquedevérité [2] .
moyenne»entreleréductionnismeetlevitalisme[4] .
L’atomismegrecdel’Antiquité,fondéparLeucippeet Cettevoieneuveàl’époquen’étaitautrequel’émerDémocrite,comptaitdéjàparmisessuccèsd’expliquer gence,iciappliquéeauxêtresvivants.
les phénomènes de raréfaction (état gazeux) et de Toutenposantqueriend’autrequ’unebasephysicocondensation(étatsliquideousolide),enadmettant chimiqued’atomesn’intervientdansledomainebioloquelamatièresoitfaitedecorpusculesséparéspardes gique,lesémergentistesbritanniquessoulignaientque
distancesplusoumoinsgrandes
dessystèmescomplexesdereladanslevide.Lespropriétésvisi- Lesêtresvivantssemblent
tionsentreélémentsdecettebase
blesdelamatièreétaientainsi
sontsusceptiblesdefairesurgir
nepassesoumettre
«réduites»àcellesdesatomes.
despropriétésetdesloisinédites.
Maiscen’étaitlàqu’uneesquisse. auxloisdelaphysique
Lesloisquicaractérisentlavie;
Au XIXesiècle, un atomisme
etaussidesloismacroscopiques
rénovés’estmontrécapabled’unifierundomaineplus intermédiaires,commecellesquirégissentlesfluideset
vastedephénomèneschimiquesetphysiques.Ilaété lessolides.Celaétaitrenduvraisemblableparl’idéed’une
utiliséen1808parl’AnglaisJohnDaltonpourexpliquer non-linéaritédesprocessuscomplexes,résuméedansle
quelessubstanceschimiquessecombinentenpropor- slogan:«Letoutestplusquelasommedesparties.»Du
tionvariantdemanièrediscontinue.Puisilapermis, vieuxprojetréductionnisteonpréservaitainsilepouàpartirde1850,d’interpréterlesphénomènesthermo- voirunificateur,enaccordantqueleseulfondementdu
dynamiques*commelapressiondesgazouletransfert mondeestconstituéparlesatomesetlesloisdelaphydechaleurentrelescorps [3] .Cetteinterprétationsup- siquemicroscopique.Maisonatténuaitsonpouvoir
posaitquelapressionetlatempératurereflètentle explicatif,puisqu’ondevaitadmettrel’impossibilitéde
comportementstatistiqued’uneimmensepopulation prédire,voirededéduire,lespropriétésetloisémergendemolécules,individuellementsoumisesauxloisdela tesàpartirdespropriétésetdesloissous-jacentes.
mécaniqueclassique.Lessuccèsspectaculairesdel’atomismeserévélaientpourtantambivalentspourladoc- Loisémergentes
trineréductionniste.Carilsfaisaientressortirladis- Lestatutdespropriétésetloisémergentesnes’entroutanceentreunephysico-chimieatomisteetcertains vaitpasélucidépourautant.Sic’estenprincipequ’elphénomènesnaturelscommelavie.
lesnesontpasdérivablesduniveau«éléLesêtresvivantsapparaissaienteneffet
mentaire»,alorsilfautleurattribuer
défierlesloisdelaphysique,en
uneautonomieréelleparrapport
particuliercellesdelathermoàcedernier.Sic’estseulement
dynamique.Leurcomporteen raison de nos moyens
ment intentionnel, dirigé
mathématiques imparvers un but, n’est-il pas
faits qu’on ne parvient
étrangerauxloiscausapasàlesdéduire(saufà
les?Etleurdéveloppefaireappelàdestechniment,quilesporteàune
quesdesimulationspas
organisationcroissante,
àpasparordinateur),et
ne semble-t-il pas en
qu’ellesnoussemblent
contradiction avec le
àcausedecelainattensecond principe de la
dues, les propriétés et
thermodynamique, qui
lois émergentes ne sont
imposeauxsystèmesphysique des épiphénomènes.
ques une tendance à l’ordre
Danslepremiercas,onrecondécroissant? Au moins était-il
naîtauxpropriétésetloisémerclairquerienn’auraitpermisd’angentesuneformed’existenceabsoticiperlesphénomènesbiologiquesà
lue(autantqu’auxpropriétésetlois
partirdesseulesloisphysico-chimi«élémentaires»).Danslesecondcas,
LE CANARD « DIGÉREUR », construit
quesconnues.Maissilastricteréducon ne leur concède qu’une forme
e
au XVIII siècle par Jacques de
tionduvivantàlaphysiqueapparaisd’existence relative à nos moyens
Vaucanson, est un automate qui,
sait hors de portée, fallait-il faire selon la théorie « mécaniste »,
mathématiques.
intervenir un «principe vital»? montre que la seule disposition
Vers la même époque, autour de
Refusantcedilemme,ungroupede des pièces suffit à réaliser tout
1920,uneréflexionsurlessuccèsdu
qui est observé dans la nature.
biologistesetdephilosophesbritanréductionnismeenphysiquesusci-
32 | LA RECHERCHE | FÉVRIER 2007 | Nº 405
© ALBERT HARLINGUE/ROGER VIOLLET
LES LOIS DE LA PHYSIQUE
Fig.1 Les niveaux d’organisation de la matière
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SELON L’APPROCHE
RÉDUCTIONNISTE,
chaque niveau
d’organisation (phases,
molécules, atomes,
nucléons, quarks) pourrait
être compris à partir
des objets élémentaires.
Pourtant, lorsque trois quarks
s’assemblent pour former un
nucléon, de nouvelles propriétés
apparaissent, qui ne semblent pas
présentes dans les quarks pris
séparément. De même, des millions
de molécules d’eau forment un liquide
à température ambiante, alors que rien
ne suggère la « liquidité » dans une
simple molécule. © INFOGRAPHIE SYLVIE DESSERT
��������
������
��������������������
sont réductibles au comportement désordonné de
myriadesdemolécules.Qu’onsupposeounonces
moléculesrégiesindividuellementpardesloisdéterministesn’aguèred’importance:laseulechosequi
compte pour retrouver les lois de la thermodynamiquemacroscopique,cesontlesdistributionsstatistiques,quipourraientaussibienrésulterdeprocessusmicroscopiquesaléatoires.
Àlafindesannées1920,l’avènementdelamécanique
quantiqueamontrélebien-fondédecescepticisme.
Onadésormaisdebonnesraisonsd’admettrequenon
Physiquestatistique
seulementlesloisdelathermodynamique,maisaussi
Maisonpourraitparfaitementsedispenserdecet lesloisdelamécaniqueclassiqueelles-mêmesémeractedefoi.Eneffet,toutcequemontrelaphysique gentdesloisquantiques.Or,lesloisquantiquessont
statistique,c’estquelesloisdelathermodynamique caractérisées par une forme d’indéterminisme
tait,paradoxalement,desdoutessurlapossibilitéde
savoiràquoilesphénomènessontréduits.Évaluons
ladémarchedelaphysiquestatistiquesanspréjugé,
demandentlesphysiciensautrichiensFranzExneret
ErwinSchrödinger,etlemathématicienfrançaisÉmile
Borel [5] .Àpremièrevue,celle-cireposesurlaconvictionquelemouvementdesmoléculesobéitàdeslois
déterministes:cellesdelamécaniquenewtonienne,
quirégitégalementlemouvementdescorpsmatériels
macroscopiques.
[5] E. Borel, Le Hasard,
Felix Alcan, 1914 ;
F. Exner, Vorlesungen
über die physikalischen
Grundlagen der
Naturwissenschaften,
Franz Deuticke, 1919 ;
E. Schrödinger, Science,
Theory and Man,
Routledge & Kegan Paul,
1957.
Nº 405 | FÉVRIER 2007 | LA RECHERCHE | 33
[6] S. Wolfram, A New
Kind of Science, Wolfram
Media, 2002.
[7] R. Laughlin, A Different
Universe, Basic Book,
2005, p. 76.
microscopique. Il suffit de penser aux relations supposepourtantservirdebaseàtouteslesautres
d’«incertitude»deHeisenberg,ouaufaitquelesétats (telleslesloisdelagravitationetdel’électromagnéquantiquesnepermettentd’évaluerquelesprobabi- tisme),sontaussiémergentes.
litésdesvaleursdesvariablesqu’onmesure.
Laprotectiondesloisémergentesvis-à-visdudétailde
Uneleçonplusgénéraleressortdelà:ilyaunemultipli- cequisepasseauniveausous-jacentpermetd’explicitédeloisélémentairespouvantservirdebaseauxlois querplusieursparticularitéssurprenantesdesloisfonémergentes.Autrementdit,lesloisémergentessont«mul- damentales.Elleexpliqued’abordleurremarquable
tiréalisables»,ou«survenantes»(lire«Unehistoirede exactitude.Unemoyennesurunnombreastronomil’émergence»,p.44).Celaimposeunecloisonétanche quedeprocessusdésordonnésaboutiteneffetinévitaentrelesdiversniveauxdelois,puisquelaconnaissance blementàuncomportementgloballisseetordonné.
desloisémergentesnerenseignepresquepassurleslois C’estcequeLaughlinappellela«perfectionémergeant
élémentaires.Durantlesannées1980,StephenWolfram del’imperfection»[7] .Laprotectionexpliqueensuite
etd’autresspécialistesdesimules analogies formelles entre
lationdesystèmescomplexessur Unemultiplicitédelois
certaines lois de la matière
ordinateur,ontportéceconstat
élémentairesserventdebase condenséequel’ontientpour
àsoncomble [6].Ilssontparvenus
émergentes, et des lois de la
àmontrerquelesloismacrosco- auxloisémergentes
matièreélémentairequ’onsuppiquesdel’hydrodynamiqueou
pose«fondamentales».Ainsi,
delathermodynamique,qu’onsupposefondéessurles l’analogieentreles«phonons»,modesquantifiésde
loismicroscopiquesdelamécaniqueclassiqueouquan- vibrationportésparleréseaud’atomesd’uncristal,et
tique,peuventaussibienémergerd’unebasebeaucoup les«photons»,quantad’énergieélectromagnétique
plussimple.Labasedesubstitutionchoisieestunmodèle supposés«fondamentaux».Oubienl’analogieentre
d’«automatescellulaires»,faitd’unegrillede«cellules» lestrousdanslesbandesdevalencedesemi-conducpouvantsetrouverdansunnombrefinid’états(par teurs,quisecomportentcommedesélectronsdecharge
exemple0ou1)etchangeantd’étatenfonctiondel’état positive,etlespositronsouanti-électrons«fondamendescellulesvoisines.
taux»deDirac.
Larigueurdecesanalogies,dontlalisteestloind’être
Leprincipede«protection»
limitative,serévèletellementremarquablequ’onpeut
Ilressortdecetitinérairedepenséequelesloisémer- difficilementcroirequ’ellenetraduitpasuneidengentes sont dans une large mesure découplées de titédeprincipe.Uneidentiténonpasdansledétail
leurbaseprésumée.Lesloisémergentesrestentsta- des processus sous-jacents, bien sûr; mais dans la
blessousdesvariationsconsidérablesdeleurbase. simple circonstance qu’il y a des processus sousOnditqu’ellessont«protégées»desvicissitudesde jacents,dontlarésultantesemanifestedemanière
cettebase.Ceconceptdeprotectiondesloisémer- constanteauniveauémergent.
gentesvis-à-visdelabaseestcrucial.Ilaservide Lathèseaudacieuseducaractèreémergentdesloisde
guideauxauteurs,commeLaughlin,quisoutien- lanatureaétéconfortée,cesvingtdernièresannées,
nentquelesloisdites«fondamentales»,cellesqu’on paruneconnaissancemieuxassuréedel’unedesthéo-
UN GRAND NOMBRE D’OBJETS EN INTERACTION entraînent des comportements collectifs, et l’apparition de structures très difficilement prévisibles à
partir des propriétés de ces objets : par exemple, la conductivité d’un nanotube de carbone rempli de molécules de fullerènes (à gauche), les stries
d’une peau de zèbre qui résultent de la répartition de pigments (au milieu), ou l’état solide d’une mousse, matériau constitué d’air et d’eau (à droite).
34 | LA RECHERCHE | FÉVRIER 2007 | Nº 405
© DRS A.YAZDANI D.J. HORNBAKER/SPL/COSMOS - MIKE LANE/STILL PICTURES/BIOS - F. GRANER, S. GATEAUD, UNIV. JOSEPH-FOURIER, GRENOBLE-I
LES LOIS DE LA PHYSIQUE
LES LOIS DE LA PHYSIQUE
© ÉRIC GRELET, CENTRE PAUL PASCAL, CNRS-UNIV. BORDEAUX-I
riesphysiquesréputéeslesplus
niveaudeconstituantsetdelois
fondamentales:lathéoriequanportéparunniveaud’organisatiquedeschamps.Elleunifiela
tionsous-jacentàhauteénergie
théoriequantiqueetlathéorie
dontilestpartiellementindédelarelativitérestreinte,etrend
pendant,c’est-à-diredontilest
raisonavecuneprécisioninouïe
«protégé».Cettehiérarchiede
desinteractionsentreparticules
niveauxadesréalisationsthéo«élémentaires».Àsanaissance,
riquesbienconnues.Supposons
dans les années 1930, elle a
qu’onprennelathéoriequantipourtant manifesté un grave
quedeschampsstandardpour
LA CROISSANCE de ce cristal liquide hexagonal,
défaut:l’apparitiondetermes visualisé par microscopie optique, résulte d’un
base.Enfixantunseuild’énerinfinislorsducalculdel’autogiefiniappelé«énergiedecoucomportement collectif des molécules de la
interaction des particules phase liquide qui s’orientent toutes progrespure»,onsaitconstruireàpartir
jouant le rôle de sources de sivement selon des directions spécifiques.
d’elledes«théoriesdechamps
champs(parexemple,lorsdu
effectifs» représentant un
calculdel’interactiondechaqueélectronaveclechamp ensembledeloisémergentesapproximatives.Parextenélectromagnétiqueémisparlui-même).Unecorrec- sion,ilesttentantd’admettrequelathéoriequantique
tionmathématiquedecedéfautadoncétémiseau deschampsstandard,quipeutaussifaireappelàdes
pointverslafindesannées1940souslenomde«renor- énergiesdecoupuredanssesprocédésderenormalisation,représenteelle-mêmeunsystèmedeloisphysiques
malisation»(lireencadréci-dessous).
émergentes[8] .Maiscettefoislesloisémergentesd’un
Théoriedeschamps
niveausous-jacentencoreindéterminé.
Maisquelrapportpeutbienavoirlarenormalisation, Aucunethéoriefondamentaleneseraitalorsvraiment
présentée au départ comme un simple artifice de fondamentale. Toutes les lois acceptées à l’heure
calcul,aveclaquestionconceptuelledel’émergence actuelleseraientémergentes.Deuxconceptionsdu
desloisdelaphysique?Pourlecomprendre,ilfaut futurs’opposentàpartirdelà.Lapremière,inspirée
êtreattentifàl’évolutionrécentedestechniquesde parleprogrammeréductionniste,consisteàcroire
renormalisation.Aufuretàmesuredeleurprogrès, qu’onfiniraparédifierunethéorieunifiéefondamenons’estmisàprendreausérieuxlesseuilsd’énergie tale,qu’onidentifieralesparticulesélémentairesdont
qu’onsecontentaitjusque-làdefairetendreversl’in- toutleresteestfait,qu’onparviendraàénoncerdes
fini.Nesepeut-ilpasquecesseuils,maintenusàune loisultimesdelanature [9] .Peut-êtrelesloisdelathéovaleurfinie,aientlesensdelimiteseffectivesdevali- riedes«supercordes»oudel’unedeseshéritières.
ditédelathéorie?Neséparent-ilspasledomaineà Lasecondeconceptionenvisageaucontrairelapossibasseénergie,oùlathéorieestvalide,d’undomaine bilitéqu’iln’yaitaucunniveaufondamentalàatteinàhauteénergieencoreinexploré?
dre,niloisultimesàformulerniélémentsausens
S’ilenvaainsi,onpeutconsidérerledomaineàbasse strict;quetouslesniveauxsoientémergents,quela
énergiecommeunniveaud’organisationémergent:un structuredetouteslesloisdérivedeleur«protec-
MÉTHODE
[8] E. Castellani, Studies
in History and Philosophy
of Modern Physics, 33,
251, 2002.
[9] S. Weinberg, Dreams of
a Final Theory, Pantheon
Books, 1993.
La « renormalisation »
LA PROBABILITÉ pour qu’une particule, interagissant avec d’autres ou avec elle-même, aille
d’un point à un autre se calcule en sommant,
au moyen d’une intégrale, toutes les potentialités pour cette particule et pour les médiatrices d’interaction de se déplacer, d’être créées
ou annihilées. Cependant, au fur et à mesure
que les itinéraires potentiels des médiateurs
d’interaction deviennent plus foisonnants en
événements de création-annihilation, l’énergie
qu’ils portent augmente, les intégrales divergent, et on aboutit à des énergies, des masses
ou des charges infinies.
La stratégie employée à partir des années
1940 pour éviter ces valeurs infinies est une
technique mathématique appelée la « renormalisation ». Elle consiste, pour aller vite, à
compenser les quantités tendant vers l’infini en les soustrayant de quantités auxiliaires qui tendent parallèlement vers l’infini.
Certaines de ces quantités auxiliaires sont
appelées « masses nues » des particules sources de champs ; on peut en effet les assimiler
aux masses qu’auraient les particules dans la
situation imaginaire où elles n’interagiraient
pas avec elles-mêmes.
À la surprise de bien des physiciens, cette
curieuse méthode a abouti à des prévisions
admirablement corroborées par l’expérience.
Ainsi, en 1947-1948, elle permit de rendre
compte très précisément d’une anomalie du
spectre de l’hydrogène appelée le « Lambshift ». Elle est également devenue un guide
pour la construction de nouvelles branches
de la théorie quantique des champs, comme
la théorie unifiée électrofaible formulée au
tournant des années 1970, qui a valu le prix
Nobel 1979 à ses créateurs Steven Weinberg,
Seldon Glashow et Abdus Salam.
Nº 405 | FÉVRIER 2007 | LA RECHERCHE | 35
LES LOIS DE LA PHYSIQUE
tion»vis-à-visd’unmilieusous-jacent,etquelesparticulesden’importequeltypesoientdécomposables
àconditiond’accélérersuffisammentlesparticules
quiserventàlessonder[10] .Lapremièreoptionapour
ellelebonsensetl’héritagedelapenséeatomiste,mais
c’estàellequerevientlachargedelapreuve.Unpas
danscettedirectionpourraitêtrefranchisilaconjectureselonlaquellelathéoriedessupercordesnedoit
pasavoirrecoursàlarenormalisationétaitprouvée [11] .
Lasecondeoptionestvertigineuse,maisellepeutse
prévaloirdusimplefaitdel’inachèvementpersistant
de la physique, de son allure de «poupées russes»
imbriquéesetindéfinimenthiérarchisées.
[10] T. Cao et S. Schweber,
Synthese, 97, 33, 1993 ; J.
Schaffer, Noûs, 37, 498,
2003.
[11] M. Kaku
et J. Thompson, Beyond
Einstein, Oxford University
Press, 1995.
[12] A. Weinberg, Minerva,
1, 159, 1963 ; P. Anderson,
Science, 177, 393, 1972.
cascadedeloissansfondement,estqu’elleannuletout
lebénéficehistoriquedesapprochesréductionnistes.
Mais,envérité,iln’envapasainsi.Lapossibilitéd’unifierungrandnombredeloisenlesconsidérantcomme
portéesparunemême«base»estpréservéeici.Carelle
estindifférenteaucaractère«ultime»ounondeslois
decettebase,etaustatut«élémentaire»ounondeses
constituants.L’optiondu«sansfond»amêmeunavantagesurcepoint.Enelle,laquestiondelabasenese
poseplusentermesd’existence,maisentermesde
méthode.Onn’aplusàsepréoccuperdecequ’estlabase
ultimeetréelle(cequiatoutesleschancesderester
indécidable),maisseulementdesavoirquellereprésentationd’unebaseintermédiaireremplitlemieuxsa
Conflitsd’intérêts
fonctionunificatrice.Lesdémarchesdelaréductionet
Au-delàdeleurvaleurintrinsèque,cesdeuxoptions del’émergencedesloissontainsirenduescoopératives
ontaussiungrandpouvoirpolémiqueenraisonde dansunedynamiquederecherche,plutôtqueconflicl’appuiquechacuned’entreellesapporteauxdeman- tuellesdansuneprisedepositiondogmatique.
desdefonds(publicsouprivés)dedeuxcommunau- Lasecondeobjectioncontrelathèsedesloistoutesémertés distinctes de physiciens. La première option gentesestaussilapluslancinante.C’estcelle,souvent
confortelesintérêtsprofessionnelsdesspécialistes évoquée,dubonsens:commentl’édificedumonde
dephysiquedesparticulesetdeshautesénergies.Car peut-iltenirsansfondationslégalesabsolues,etsans
lescréditspublicsgigantesquesconsacrésàleurdis- «briques»ultimes?Laréponseestdéjàcontenue,pour
cipline sont justifiés par le caractère supposé plus quisaitlalire,dansledétaildelathèsedesloisémergenfondamental,plusélémentaireetplus«ultime»de tes.Ellerevientàtransformer,unefoisencore,lesquesson objet, à partir duquel on
tionsd’existenceenquestionsde
pense pouvoir reconstruire Commentl’édifice
méthode.Selonlathèsedeslois
toutlereste[12] .Aucontraire,
émergentes,nel’oublionspas,il
dumondepeut-iltenir
la seconde option sert les
n’yamêmepluslieud’opposer
intérêts de la communauté sansbriquesultimes?
unniveaudebase,absolu,àdes
des spécialistes de physique
niveauxsupérieurs,relatifset
macroscopique de la matière condensée, dont fait épiphénoménaux.CartouteslesdéterminationsettoupartieLaughlin.Cars’iln’existenivraifondement teslesloissontrelativesàdesmoyensd’accèsexpérimennientitésauthentiquementélémentaires,lesétudes talouàundomained’énergieexploré.
menéesàunniveauintermédiaireontexactement Enallantauboutdecejugement,direqu’onpeut
autant d’importance que celles qui concernent le trouverpourn’importequelleloiunebased’oùelle
niveautenu(àl’heureactuelle)pourfondamental. émergenesignifiepasquelanatureestunpuitssans
Pourmapart,jevaischoisirmoncampdanscedébat fonddansl’absolu.Celasignifieseulement:(a)que
brûlant,enconcentrantmonattentionsurlaseconde lecoursdesrecherchesrelativementauxquelleschaoption.Cechoix-làn’estliéàaucunintérêtprofes- queniveaud’organisationestdéfinin’apasdepoint
sionneldephysicien,maisàundésirdephilosophe: d’arrêtprévisible;et(b)quecelan’adetoutemanière
celuidemieuxcomprendreunepossibilitéintellec- pasdesensdeparlerdelanatureindépendamment
tuelleinédite.J’essaieraidoncdedéfendrel’option desrecherchesqu’onpeutyconduire.Ici,leseul«fondu«sansfond»contredeuxobjections.
dement», d’ailleurs mobile, de l’édifice légal des
Lapremièreobjectioncourammentfaiteàl’optiond’une sciencesestlapratiquedelarecherche. M. B.
36 | LA RECHERCHE | FÉVRIER 2007 | Nº 405
© 2006 STEPHEN WOLFRAM/ A NEW KIND OF SCIENCE
L’ÉVOLUTION D’UN AUTOMATE
CELLULAIRE, dans lequel chaque
cellule d’une grille hexagonale
devient noire si l’une des cellules
voisines était elle-même noire à
l’étape précédente, permet de
retrouver la grande variété de
formes cristallines propres aux
flocons de neige.