Noms de lieux, noms de personnes
La question des sources
Sébastien Nadiras (dir.)
DOI : 10.4000/books.pan.951
Éditeur : Publications des Archives nationales
Lieu d'édition : Pierrefitte-sur-Seine
Année d'édition : 2018
Date de mise en ligne : 3 mai 2018
Collection : Actes
ISBN électronique : 9791036512308
http://books.openedition.org
Référence électronique
NADIRAS, Sébastien (dir.). Noms de lieux, noms de personnes : La question des sources. Nouvelle édition
[en ligne]. Pierrefitte-sur-Seine : Publications des Archives nationales, 2018 (généré le 21 décembre
2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pan/951>. ISBN : 9791036512308. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pan.951.
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1
Le colloque organisé en décembre 2015 dans le cadre d’un partenariat entre les Archives
nationales et la Société française d’onomastique visait à approfondir la réflexion sur une question
qui intéresse au premier chef les chercheurs en onomastique mais qui, dans un cadre plus large,
concerne aussi les historiens, à savoir les sources. Quels documents peuvent constituer des
sources pertinentes pour l’étude des noms propres ? Comment peut-on les évaluer en fonction de
leur origine et de leur spécificité (inscriptions, documents diplomatiques, listes nominatives,
cartes etc.) ? Quelle exploitation en faire, selon les méthodes propres à chaque champ
disciplinaire ou dans une perspective interdisciplinaire (histoire et sciences auxiliaires,
cartographie, géographie, linguistique, philologie etc.) ?
Ce thème fait l’objet des trois premières parties de l’ouvrage. La première est consacrée aux
sources relatives à une période ou à une aire géographique particulières ; elles y sont considérées
du point de vue de leur multiplicité. Se trouvent ensuite abordées la question de certains types
spécifiques de sources écrites, puis celle des sources orales et de la dialectologie.
La quatrième partie, consacrée au second thème du colloque (la toponymie urbaine de Paris et sa
banlieue), envisage les problèmes de dénomination qui résultent des bouleversements provoqués
par l’urbanisation depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Elle traite de la
dénomination des voies urbaines mais aussi de celle d’autres lieux ou édifices, comme les
établissements scolaires, dans une perspective historique et culturelle.
SÉBASTIEN NADIRAS
Sébastien Nadiras, conservateur du patrimoine aux Archives nationales
2
SOMMAIRE
Avant-propos
Françoise Banat-Berger
Survol thématique des colloques de la SFO
Michel Tamine
Introduction
Jean-Pierre Brunterc’h
Problèmes généraux et multiplicité des sources
L’anthroponymie de l’empire romain
Spécificité des sources documentaires
Monique Dondin-Payre
Nomenclature onomastique et statut juridique
Les sources directes
Le recours aux sources indirectes
Abandonner, changer ou conserver son nom
Sources et enjeux sociaux d’une pratique monastique à Byzance (IXe-XIIIe siècle)
Lucile Hermay
Quo nomine vocaris ? Identifier les noms et les personnes dans les sources en Angleterre
aux Xe-XIe siècles
Arnaud Lestremau
Typologie des sources
Identifier les noms et les formes
Identifier les personnes et les groupes
Conclusion
A special context for the usage of geographical common words
Medieval charter writing practices
Barbara Bába
Variations onomastiques basques et romanes au Moyen Âge en fonction de la langue des
sources
Patxi Salaberri
Étude des toponymes sélectionnés
Conclusions
Au-delà des frontières
Les lignées de Basse-Navarre à la cour du roi
Ana Zabalza Seguin et Luis Erneta Altarriba
Introduction. À propos des sources
La lignée Lizarazu - Santa María
Pedro Sanz de Lizarazu, chef de la lignée (1375-1413)
Conclusion
Sources de la toponymie roussillonnaise
Vicissitudes, problèmes et inquiétudes
Renada-Laura Portet
3
Les différentes sources au cœur du projet PatRom (PATRONYMICA ROMANICA)
Jean Germain
PatRom, un projet européen de lexicographie onomastique
Les sources au cœur du projet
Conclusion
La question des sources dans les études anthroponymiques contemporaines
Yolanda Guillermina López Franco
Méthode
Enseignements tirés
De la toponymie amérindienne québécoise
Étude de quelques exemples
Marcienne Martin
L’unité du vivant ou un être de repère
La toponymie chez les Abénaquis
La toponymie chez les Algonquins
La toponymie chez les Attikameks
La toponymie chez les Hurons-Wendats
La toponymie chez les Naskapis
Conclusion
Sources écrites particulières
Épigraphie et onomastique
L’exemple des inscriptions du territoire des Voconces de Vaison-la-Romaine (Vaucluse)
Bernard Rémy
Les types d’inscriptions
Les limites de la documentation
L’apport de l’épigraphie
Les noms des premiers musulmans
Le témoignage des graffitis des premiers siècles de l’Hégire
Ludwig Ruault
De l’épigraphie à l’onomastique
Les noms de personnes du corpus
Noms collectifs
Conclusion
Noms de lieux, noms de personnes dans les chartes lombardes
Daniela Fruscione
Noms de personnes et identité ethnique
Les noms lombards et les actes privés
Noms et identité dans la famille de Peredeo
Les inscriptions funéraires
Source ou observatoire des pratiques anthroponymiques médiévales ?
Cécile Treffort
Petite histoire de la biographie épigraphique
Les évolutions du contexte social et culturel, IXe-XIIIe siècle
Les contraintes du genre épigraphique
Hagiographie et onomastique
Pierre-Henri Billy
Gloses onomastiques
Variantes onomastiques
Translatio et hagio(topo)nymie
4
Les noms des juifs à Paris (XIIe-XIVe siècle)
Sonia Fellous
La permutation de langue de l’Antiquité au Moyen Âge
Les inscriptions juives médiévales
Les noms des juifs de Paris (XIIe-XIVe siècle)
Les noms des juifs dans les documents administratifs
Réflexions sur la valeur toponymique des pouillés
Sébastien Nadiras
Problèmes généraux
Les formes toponymiques
Listes géographiques
Sceaux, noms de lieux et de personnes en Vexin français (XIIe-XVe siècle)
Caroline Simonet
Les sceaux : une source riche mais fragile
L’intérêt des séries de sceaux pour l’onomastique
Les auteurs des légendes sigillaires
Conclusion
Une source peu connue de toponymie frontalière
Les ‘penthières’
Michel Tamine
Les sources en ligne
Les apports de l’internet à l’onomastique
Stéphane Gendron
Peut-on parler de « sources internet » ?
Quels types de ressources trouve-t-on sur l’internet ?
Questions posées par la dématérialisation des supports
Conclusion
Sources orales et dialectologie
La dialectologie, source pour l’onomastique
Gérard Taverdet
L’apport des phonétiques locales
Le cas du suffixe -iacum
Le /a/ atone
Les noms en -igny et -agny
Microtoponymie et discours oral
Vers le tarissement des sources en Gascogne
Fabrice Bernissan
Toponymie en usage : à propos des rapports entre nom propre et utilisateurs
Résultats chiffrés des enquêtes de terrain. De la permanence à l'impermanence des toponymes dans
le discours oral
Conclusion
5
Intérêt de la source orale pour la toponymie
L’exemple d’une enquête à Lus-la-Croix-Haute (Drôme)
Jean-Claude Bouvier
L’enquête à Lus-la-Croix-Haute
Quelques données sur le village
Les informateurs et leur information
Apport des sources orales
Les grands thèmes toponymiques
La fonction de repère géographique
Les toponymes du chasseur
L’expression des croyances et des peurs collectives
Quelques conclusions
Anoikonyms in Czech and Slovak Anoikonymical Dictionaries as a Source for the Research
into Historical Dialectology
Milan Harvalík et Iveta Valentová
Toponymie urbaine de Paris et de sa banlieue
Mise en place du réseau viaire et des noms de rues sur la rive droite de Paris au cours du
XIIIe siècle
À travers les livres d’archives de Saint-Magloire, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Antoine-des-Champs, Saint-Éloi et
du Temple
Marlène Hélias-Baron
La prise en compte du réseau viaire par les religieux dans leurs livres d’archives
Des livres d’archives comme reflet de la structuration progressive en rues des espaces marginaux à
la fin du XIIIe siècle
La stabilisation des noms de rues par le passage à l’écrit
Conclusion
Dénommer les rues à Antony au XXe siècle
Une commune en transition odonymique
Alexis Douchin
Le cadre législatif et réglementaire
Croissance urbaine et dénomination des voies
Aménagement urbain et police odonymique
Politique odonymique et identité urbaine
Processus de dénomination des voies publiques et pouvoirs du maire
Entre hommage et exemplarité
Les noms des établissements scolaires de Paris et de sa banlieue
Serge Montens
Le corpus de données
Les dispositions légales
Dénominations les plus fréquentes
Nombre de dénominations
Typologie des dénominations
Étude des noms de personnes
Étude des noms de lieux
Étude des noms communs
Changements de dénominations
Conclusion
Conclusion
Jean-Pierre Brunterc’h
6
NOTE DE L’ÉDITEUR
Ce volume rassemble les actes du colloque organisé du 2 au 5 décembre 2015 aux
Archives nationales - site de Paris. Ces actes sont publiés en parallèle au format papier
dans les n° 59 et 60 (2017-2018) de la Nouvelle revue d'onomastique.
7
Avant-propos
Françoise Banat-Berger
1
Les Archives nationales sont riches de leurs relations avec les sociétés savantes.
Qu’elles se caractérisent par leur ancrage local ou par une dimension disciplinaire, ces
dernières contribuent en effet, par leurs diverses activités, au dynamisme de la vie
culturelle et scientifique de notre établissement.
2
Les liens unissant le monde des archives et la Société française d’onomastique [SFO]
sont anciens. C’est ainsi aux Archives nationales – où elle conserve son siège social et
continue d’organiser ses conférences trimestrielles – que naquit en 1961 la SFO. Parmi
les membres fondateurs de la société figurait en outre Marcel Baudot, inspecteur
général des Archives de France. La même année, ce dernier créait au sein des Archives
nationales un « service de toponymie », devenu par la suite « Centre d’onomastique »,
dans le but de centraliser et de diffuser l’information scientifique en matière de
recherche sur les noms propres. Mis sur pied et animé pendant trente ans par
Marianne Mulon, ce service, réinstallé depuis peu dans de nouveaux locaux, salle JeanFavier du Centre d’accueil et de recherches des Archives nationales [CARAN], entretient
des liens étroits avec la SFO, ainsi qu’avec le réseau des Archives départementales : en
témoigne l’entreprise d’édition électronique des dictionnaires topographiques
départementaux du Comité des travaux historiques et scientifiques.
3
« Noms de lieux, noms de personnes : la question des sources », tel est le thème de ce
colloque organisé en partenariat par les Archives nationales et la Société française
d’onomastique – un thème que n’aurait pas renié Auguste Longnon, « pionnier » des
études toponymiques en France, qui commença sa brillante carrière en 1871 comme
sous-chef de section aux Archives nationales.
4
L’accueil de cette manifestation scientifique dans une institution d’archives paraît
particulièrement opportun : comme chacun sait, ce sont en effet les documents,
documents d’archives, documents épigraphiques, cartographiques ou autres, qui
permettent de remonter à la source des noms de lieux et de personnes. Un nom se
forme à l’oral, et plusieurs communications de ce colloque traitent précisément des
sources orales. Pour qui souhaite saisir l’évolution de ce nom dans le temps long, le
8
recours au document reste toutefois indispensable, en dépit des inévitables
déformations, réinterprétations et autres avatars occasionnés par le passage à l’écrit.
5
Tout archiviste sait par ailleurs que les salles d’archives sont emplies de lecteurs dont
beaucoup cherchent essentiellement… des noms – pensons aux généalogistes. De fait,
les services d’archives se trouvent situés, particulièrement à notre époque, à la jonction
entre diverses logiques :
• une forte demande sociale d’une part, liée au développement de l’histoire personnelle et
familiale ;
• des logiques institutionnelles d’autre part, induites par leur fonction de réceptacle de la
production archivistique de l’État.
6
Toutes choses qui ramènent à la question de la dénomination comme pratique sociale
et comme moyen d’identification et de contrôle, des lieux et surtout des individus. Les
débats sur la dévolution du nom de famille apparus il y a quelques années, ceux plus
récents sur le nom des nouvelles régions et communes nous rappellent l’actualité
permanente des questions de nomination.
7
Les actes de ce colloque impressionnent par leur richesse et leur diversité : diversité
des types de sources analysées (chartes, inscriptions, sceaux, monnaies, documents
cartographiques…), des points de vues (histoire, sciences auxiliaires, dialectologie,
philologie…), des périodes et des aires géographiques étudiées (de l’Antiquité romaine à
l’Amérique du Nord contemporaine en passant par Byzance et diverses régions de
l’occident médiéval).
8
Je me réjouis de cette publication, qui vient couronner de belle manière la collaboration
entre les Archives nationales et la Société française d’onomastique, pour le plus grand
bénéfice de l’érudition comme du grand public intéressé aux questions de toponymie et
d’anthroponymie.
AUTEUR
FRANÇOISE BANAT-BERGER
Directrice des Archives nationales
9
Survol thématique des colloques de
la SFO
Michel Tamine
1
La tenue du dix-septième colloque d’onomastique aux Archives nationales, sous la
présidence de M. Jean-Pierre Brunterc’h, conservateur général du patrimoine,
constitue à coup sûr un évènement important dans la vie de la Société française
d’onomastique [SFO], dont Madame la directrice rappelle, dans son Avant-propos, qu’elle
a été portée sur les fonts baptismaux au sein même de la vénérable institution, voici
cinquante-sept ans. À Paris, comme c’est souvent le cas, le site imposa le thème ; la
question des sources est évidemment cruciale pour les onomasticiens comme pour les
historiens : leur authenticité, leur ancienneté, la région d’où elles sont issues
conditionnent la qualité de leur interprétation, mais le colloque invitait aussi à une
réflexion sur la spécificité des sources onomastiques : existe-t-il des documents - le
terme est à considérer dans sa signification la plus large - qui, plus que d’autres,
permettraient d’étudier efficacement les noms propres, leur origine, leur évolution,
leur signification, leur fonctionnement ? La question est essentielle, et témoigne d’une
maturité disciplinaire qui permet d’évaluer les progrès accomplis depuis que la SFO
organise des colloques, et que l’on peut apprécier à travers un rapide survol de
l’histoire thématique de ces manifestations1.
2
Il est d’ailleurs notable que Marcel Baudot, inspecteur général des Archives de France,
l’un des membres fondateurs de la Société et qui en devint le président, fut à ce titre
l’un des principaux organisateurs du premier colloque d’onomastique, tenu à Loches en
mai 1978 et consacré au thème : « Onomastique - Dialectologie ». Mais la couverture du
volume des Actes montrant les deux termes croisés sur un pivot constitué par la voyelle
commune -a-, il est difficile de dire quels rapports logiques et sémantiques ils
entretiennent, et il apparaît en effet, à la lecture de l’ouvrage, qu’y alternent des
communications propres à chacun des deux domaines, Marcel Baudot soulignant dans
sa Préface que « la part de la dialectologie a été la plus importante », et souhaitant
d’ailleurs que « dialectologues et onomasticiens poursuivent leur route parallèlement,
se ménageant des points de rencontre ». Mais en 2001, au colloque de Lyon, organisé
par le Centre d’études linguistiques Jacques Goudet de l’université Lyon III,
10
l’onomastique se trouve, selon le thème retenu, « au carrefour des sciences humaines »,
choix justifié par Jacques Chaurand dès l’ouverture de son Avant-propos : « La
pluridisciplinarité a joui depuis quelques années d’une grande faveur. Pour
l’onomastique ce n’est qu’une prise ou une reprise de conscience tant cette ouverture
tient à son essence même. » Le commentaire qui suit montre combien la réflexion de
l’onomasticien reste nourrie par l’expérience du dialectologue : « Je songeais aussi
d’instinct à ces nombreux lieux-dits de type carouge ou carouche qui sont des carrefours
au sens propre, mais suggèrent aussi des lieux de rencontre où les gens du pays étaient
sûrs qu’en s’y rendant à certaines heures ils apprendraient les nouvelles dont ils étaient
friands […] ». Quoi qu’il en soit, le thème de ce onzième colloque tout comme le contenu
des Actes montrent que non seulement l’onomastique a conquis son autonomie, mais
qu’elle occupe désormais une place centrale dans le champ des sciences humaines.
3
Cette conquête ne résulte évidemment pas du hasard, elle a été préparée par
l’exploration de domaines entretenant des relations privilégiées avec nos disciplines.
Ainsi, dès 1980, le colloque du Mans, intitulé « Archéologie - Toponymie », proposait
d’évaluer « l’apport réciproque que pouvaient attendre et peut-être développer deux
disciplines qui s’appliquent à des remontées parallèles vers les époques lointaines, mais
qui correspondent à des façons de travailler si différentes ». L’auteur de ces lignes,
extraites de la Préface du volume des Actes, Jacques Chaurand, connaissait parfaitement
les limites et les risques de l’entreprise, et lorsqu’il évoque l’hypothèse d’une
collaboration plus suivie avec les archéologues, il note qu’« il sortirait sans doute de ces
contacts plus d’interrogations que de données susceptibles d’être versées
immédiatement dans un ensemble qui n’est pas prêt à les accueillir », ce qui ne
l’empêche pas de voir dans le colloque du Mans l’occasion de poser des « bases de
départ nouvelles ». On sait que la suite a donné raison à la prudence de Jacques
Chaurand ; certains archéologues, séduits par de nouveaux outils à leurs yeux plus
fiables et susceptibles de leur fournir une information plus immédiatement disponible,
comme la photographie aérienne, la dendrochronologie, la datation au carbone 14, ou
encore les outils informatiques qui permettent aujourd’hui de produire des
modélisations en 3D, orientèrent les jeunes chercheurs vers ces nouvelles technologies,
au détriment de la toponymie dont les données ont pu leur apparaître plus délicates à
interpréter. Cependant, l’archéologie n’étant elle-même qu’une branche spécialisée de
l’histoire, cette dernière offre sans doute des horizons plus larges : « Beaucoup de
toponymistes sont convaincus, - et cette conviction fait souvent partie des motivations
qui ont décidé de leur vocation -, que la science à laquelle ils se consacrent leur ouvrira
un accès à la connaissance des sociétés qui ont existé dans un passé lointain, de celles
en particulier qui n’ont guère - ou pas du tout - laissé de traces dans les documents
écrits sur lesquels se construit le discours de l’histoire. »
4
La voie était ainsi toute tracée vers le huitième colloque, qui s’est déroulé à Aix-enProvence en 1994, dont le premier thème était ainsi libellé : « Onomastique et
histoire », alors que le second était consacré à l’onomastique littéraire. Organisé en
partenariat avec l’Association du Félibrige et sous la présidence d’honneur de Charles
Rostaing à qui furent dédiés les Actes, ce colloque témoigne en effet d’un nouvel
élargissement des perspectives ; après avoir rappelé que « la spécificité de
l’onomastique est d’être une science du langage au confluent de plusieurs disciplines »,
Jean-Claude Bouvier, coprésident du colloque et préfacier des Actes, souligne : « L’étude
de ces noms qui disent l’appartenance à des espaces, et plus largement à des cultures,
ou qui expriment des filiations, à la fois familiales et sociales, engage les onomasticiens
11
dans une démarche d’exploration de la mémoire des communautés humaines qui est
indissociable de celle que suivent les historiens. » Il convient par ailleurs d’éviter tout
risque de syncrétisme : « La mise en commun de documents, d’expériences, de
réflexions entre chercheurs d’horizons différents ne peut être efficace et enrichissante
que si chacun a à la fois une pleine conscience des exigences de sa propre discipline et
une volonté de la dépasser ou de l’élargir. » Cette recommandation se trouve d’ailleurs
illustrée dans le volume par un dossier pluridisciplinaire consacré au prieuré de
Nottonville (Eure-et-Loir), qui prolonge la réflexion amorcée au Mans, puisque s’y
croisent en particulier l’étude archéologique du site, par Philippe Racinet et l’apport de
la toponymie, par Jacques Chaurand.
5
Discipline tournée vers l’histoire, donc vers l’éclairage culturel du passé par sa visée,
mais discipline relevant de la linguistique par ses démarches et ses méthodes,
l’onomastique constitue au premier chef un « témoin des langues disparues » : tel était
le thème du troisième colloque, tenu à l’université de Dijon en 1981. Il a permis, selon
Gérard Taverdet qui en a assuré l’édition et rédigé la Préface, « des échanges entre
chercheurs qui jusqu’ici s’ignoraient », et alors que les onomasticiens français se
trouvaient privés de moyens d’expression depuis la disparition de la Revue internationale
d’onomastique, il a ouvert des perspectives qui en ont fait « le Colloque de l’espoir ».
Quant à Jacques Chaurand, qui en a dressé le bilan scientifique dans ses Conclusions, il
souligne que la démotivation peut constituer un facteur de préservation des éléments
linguistiques les plus anciens : « Il reste que l’un des caractères du toponyme et de
l’anthroponyme est qu’ils s’accommodent très bien d’une opacité relative et même
totale de leur signification première. À ce titre, ils peuvent devenir des éléments
irremplaçables pour la connaissance des états de langue passés ou des idiomes
disparus ». Parmi les orientations les plus spectaculaires, « L’examen de bases
toponymiques préromanes par M. Guiter, l’étude de M. Ravier sur Calma, nous
ramenaient vers un champ de recherches et de discussions fascinant […] » ; les
difficultés méthodologiques pour démêler l’écheveau des formes héritées des strates les
plus anciennes sont évidemment nombreuses : « Nous avons retrouvé dans les
communications touchant le substrat gaulois l’amalgame difficile à débrouiller qui
résulte de la superposition des langues », mais les chercheurs disposent de moyens
d’investigation efficaces : outre la phonétique historique et les phénomènes accentuels
qui « sont précieux pour déterminer ce qui revient à chacun des systèmes en contact »,
la géolinguistique appliquée à la microtoponymie apparaît comme une voie de
recherche prometteuse : « Mademoiselle Dubuisson a fait apparaître de miroitantes
perspectives en examinant les questions de méthode que pose une cartographie des
lieux-dits ».
6
Un autre aspect de la contribution de l’onomastique à la connaissance des langues,
complémentaire de l’investigation paléolinguistique proposée précédemment, fut mis à
l’honneur dix ans plus tard, à l’occasion du colloque de Strasbourg, consacré aux
« langues en contact » et placé sous la coprésidence d’honneur de Max Pfister et
Raymond Sindou. Dédiés à Marianne Mulon à l’occasion de son départ à la retraite, les
Actes examinent les influences imputables aux phénomènes d’adstrat dans différentes
régions de la France et de la Belgique, là où la langue, centrale ou régionale, se trouve
ou s’est trouvée au contact d’une autre langue, cette contigüité suscitant des emprunts,
dont Jacques Chaurand rappelle, dans son Introduction, qu’ils présentent en
onomastique des particularités échappant au même processus considéré dans le lexique
général. Il s’agissait également de catégoriser les modalités qui président au passage
12
d’une langue à l’autre, dont quatre sont identifiées : la transcription littérale,
l’adaptation, la normalisation, la traduction. Mais la complexité du réel bousculant
toujours l’ordonnance simplificatrice des taxinomies, bien d’autres aspects ont retenu
l’attention des congressistes, en l’occurrence la vaste question de l’exonymie, celle des
influences phonétiques ou encore celle de l’emprunt des structures grammaticales.
Avant de mettre un point final à son texte liminaire, Jacques Chaurand rappelle que
« Sur la question des langues en contact, l’onomastique a beaucoup à dire », et précise
l’originalité de son apport en indiquant que « des usages, des types de construction,
peuvent s’introduire ou se perpétuer en onomastique sans qu’il en soit nécessairement
ainsi dans les autres domaines. »
7
On pourrait considérer comme un développement de cette dernière proposition le
thème du quatrième colloque, le seul qui ait été consacré à une question de
morphologie et secondairement de sémantique, à savoir « Les suffixes en
onomastique ». Organisé en 1983 à Montpellier, en collaboration avec l’université
Paul Valéry, sous la présidence d’honneur de Charles Camproux, et la présidence de
Jacques Chaurand, le colloque a proposé près d’une vingtaine de communications
réunies dans les Actes publiés en 1985. Pour inhabituelle qu’elle fût en raison de son
caractère intralinguistique, la problématique retenue rejoignait, et permettait
d’approfondir, par bien des aspects, des questions déjà abordées lors d’autres colloques.
Dans la synthèse qu’il dégage, le président du colloque en justifie ainsi l’intérêt : « La
capacité qu’a la toponymie de maintenir des formations bien longtemps après que les
formants ont cessé d’être communément reconnus, en fait un lieu privilégié pour
observer les éléments provenant de couches diverses et leur combinaison. » Mais il
permit aussi d’élaborer une réflexion sur les relations entre la dérivation et la
composition, et de dégager là encore les particularités de la suffixation onomastique : «
À quoi sert en fin de compte un suffixe ? À faire d’un nom de personne - ou d’un nom de
rivière - un nom d’habitat, à introduire une valeur diminutive, augmentative,
hypocoristique et bien d’autres encore, mais plus généralement à faire d’un terme
simple un autre plus complexe où se reflètent les tendances ou les préférences
caractéristiques d’une époque et d’une région. »
8
Une autre série de colloques est caractérisée par des thématiques renvoyant à la réalité
référentielle. Ainsi, en 1989, le colloque de Grenoble fut consacré à la toponymie du
relief, mais ne donna pas lieu à publication d’actes ; quelques-unes des communications
présentées ont été publiées dans les volumes de la Nouvelle revue d’onomastique [NRO] de
1990 et 1991. Quelques années plus tôt, en 1987, le colloque de Charleville-Mézières
avait été voué à l’étude d’une région transfrontalière à travers deux de ses
caractéristiques : « L’Ardenne, l’eau et la forêt ». Publiés dans le numéro 9 de la NRO
(1987), les Actes permirent d’approfondir la connaissance de l’hydronymie ardennaise
dans ses couches les plus anciennes, grâce à une communication de Maurits Gysseling,
de montrer toute la complexité du choronyme Ardenne dans l’analyse qu’en fit Jean
Germain, ou encore de souligner les continuités linguistiques reliant l’Ardenne et la
Thiérache à travers l’étude d’un toponyme commun, le Pachis, proposée par Jacques
Chaurand. C’est l’eau encore, mais celle de l’océan, ainsi que les îles et les rivages qui
furent à l’honneur à Oléron, à l’occasion du neuvième colloque (1997). Publiés par
l’Association bourguignonne de dialectologie et d’onomastique [ABDO] l’année suivante
sous la direction de Gérard Taverdet, les Actes regroupent dix-sept communications,
dont la plupart concerne l’hydronymie au sens large, incluant par exemple l’étude que
Pierre Gauthier, organisateur du colloque, consacre au marais poitevin, mais aussi les
13
activités liées aux cours d’eau, comme la batellerie (Stéphane Gendron) ou la pêche
(Michel Tamine).
9
C’est une tout autre réalité référentielle qui se trouve au cœur des débats, en 1999 à
Reims, où le dixième colloque, organisé en partenariat avec l’université de ReimsChampagne-Ardenne, accueille, sous la présidence de Jean Germain, près d’une
trentaine de communications consacrées au thème qu’avait retenu Jacques Chaurand :
« La vigne et les vergers ». Dans la Préface des Actes, publiés en 2002 dans un numéro
spécial de la revue Parlure, il constate, d’une part, que « c’est, à n’en pas douter, la
microtoponymie qui est le grand révélateur de la présence de la vigne et nous fait
connaître les particularités propres à chaque région », mais souligne, d’autre part, que
l’onomastique ne saurait jamais être considérée comme un reflet fidèle du réel : « En
Champagne, dans un pays de vieille tradition viticole comme la région de Vertus dont
les vins étaient déjà célèbres au Moyen Âge, la microtoponymie directement reliée à la
vigne est insignifiante et bien incapable de fonder une histoire de la viticulture locale. »
Cette incapacité s’explique bien entendu par l’omniprésence de la vigne dans la région,
qui ruinerait le caractère distinctif d’une dénomination limitée à l’emploi du générique.
Pourtant, là encore, il n’existe pas de règle absolue, puisque des déterminations, en
l’occurrence adjectivales : « les chétives, grandes, longues ou vieilles vignes »,
permettent de singulariser les noms de lieux.
10
Mais qu’elle soit orientée vers la réalité référentielle ou vers l’histoire, l’onomastique
ne saurait échapper à deux vecteurs qui participent également de sa spécificité et qui
ont donné lieu à colloques : le premier a fait d’elle un « témoin de l’activité humaine »,
thème retenu au Creusot en 1984, à l’occasion du cinquième colloque, dont les Actes ont
été publiés par les bons soins de Gérard Taverdet et de l’ABDO. Dans une préface pleine
d’humour et intitulée : « Pourquoi Le Creusot ? », il justifie le choix du thème par son
adéquation au lieu, mais aussi parce qu’« il avait d’autre part l’énorme avantage de
laisser peu de place à la toponymie-fiction, celle qui fait rêver, dès que l’on aborde les
noms de montagnes ou les noms de rivières ; il fallait plutôt observer des problèmes
moins spectaculaires, mais qui, en même temps, demandaient une documentation plus
large ; ce que nous avons perdu en discussions passionnées, nous l’avons, du moins
nous l’espérons, largement récupéré en sérieux. » En effet, furent produites et
analysées d’innombrables traces onomastiques d’activités très différentes, depuis celles
qui concernent la mise en valeur des sols à travers les défrichements, les cultures
diverses dont celle de la vigne, jusqu’aux activités industrielles illustrées par la
métallurgie, mais encore la production céramique, la domestication des eaux, etc. Par
une cruelle ironie du sort et de l’évolution économique, le colloque se déroula au
moment même où l’un des fleurons de l’industrie française, Creusot-Loire, déposait le
bilan, condamnant au chômage des milliers d’ouvriers et d’employés, qui, comme le
souligne Gérard Taverdet, avaient assuré sa prospérité.
11
L’autre vecteur annoncé fait de l’onomastique une composante essentielle du
patrimoine, les relations entre les deux domaines ayant été jugées suffisamment riches
pour que leur soit consacré le colloque qui s’est tenu au Teich, au cœur du Parc régional
naturel des Landes de Gascogne, en 2003. C’est à nouveau Gérard Taverdet qui en a
édité les Actes, sous l’égide, cette fois, de l’Association bourguignonne d’études
linguistiques et littéraires [ABELL], le colloque ayant été placé sous la présidence
d’honneur de Pierre Bec, qui en a rédigé la conclusion, alors que Jacques Chaurand s’est
chargé de l’Avant-propos. Là encore, il justifie l’entreprise par le comportement original
14
des noms propres, dans la mesure où « ils ne sont pas soumis aux mêmes remous que le
lexique qui ne cesse pas de se renouveler et, si une tendance à l’évolution existe
partout, les types d’évolution ne se recouvrent pas et ont chacun leur rythme. » D’autre
part, si la sauvegarde s’impose comme une ardente obligation patrimoniale, encore
convient-il de savoir exactement comment on peut la mettre en œuvre, et la
communication de François Kerlouégan, qui s’insurge contre le « vandalisme
toponymique » de certaines municipalités, donne à Jacques Chaurand l’occasion
d’évaluer et de déplorer les écarts entre les conceptions : « Le gestionnaire aime les
conclusions définitives, immédiatement et facilement applicables ; la discussion
toponymique est prolongeable, ses résultats sont perfectibles et le philologue n’en est
pas malheureux, bien au contraire, tandis que le gestionnaire, qui a tranché, peut
repartir, l’esprit libéré, pour prendre de nouvelles décisions. »
12
Les autres colloques de la SFO, et en particulier les plus récents, montrent une
orientation un peu différente, tournée davantage vers une réflexion sur les démarches,
les méthodes mises en œuvre par les onomasticiens, leur légitimité scientifique, voire
sur la nature du nom propre. Cette tendance trouve une première illustration à Reims,
où le colloque de 2005, treizième de la série et présidé par Jean-Claude Bouvier,
proposait un thème général « Espace représenté, espace dénommé », immédiatement
décliné en trois directions : « Géographie, cartographie, toponymie ». Il s’agissait de
prendre en considération la notion d’espace, telle qu’elle est appréhendée par les
géographes et représentée par les cartographes, - ce sont parfois les mêmes -, et l’on
peut s’étonner que la géographie soit si tardivement invitée dans les colloques
d’onomastique, alors que l’histoire en est l’hôte quasi permanent depuis les tout
premiers ; c’est d’autant plus paradoxal que la nomination détermine non seulement
l’étendue mais l’existence même des zones spatiales, comme le note Gérard Taverdet
dans le texte liminaire du recueil des Actes, publié en 2007 sous la direction de JeanCharles Herbin et Michel Tamine : « Il semble en effet qu’il n’y ait pas de lieux possibles
sans l’imposition d’un nom ou, plus exactement, que le lieu n’existe que par le nom
qu’on lui a donné ». Gérard Taverdet, qui avait alors succédé à Jacques Chaurand
comme président de la SFO, poursuit son propos et relève l’inflexion évoquée ci-dessus
en délimitant l’espace thématique du colloque : « Le nom dit “propre” s’oppose au nom
“commun” par son absence de sens ; mais le toponyme, à défaut de sens, a une
“définition”, à condition que l’on pense toujours que, dans définition, il y a finis, “la
frontière”. Quel est le territoire couvert par le nom ? Est-il constant à travers les âges ?
Le toponyme peut-il voyager ? Les toponymes anciens ont-ils les mêmes “définitions”
que leurs descendants modernes ? ».
13
La question soulevée par Gérard Taverdet fut explicitement placée au centre du
colloque d’Aix-en-Provence (2010), dont les Actes ont été publiés sous la direction de
Jean-Claude Bouvier en 2013, sous un titre qui reprenait l’intitulé thématique : « Le
nom propre a-t-il un sens ? » ; le thème second, généralement consacré à l’onomastique
de la région qui accueille le colloque, avait fait l’objet d’un élargissement notoire : « Les
noms propres dans les espaces méditerranéens », ce qui permit à plusieurs
conférenciers originaires du Maghreb de présenter une communication. Bien entendu,
la question du sens des noms propres visait d’abord à préciser des notions parfois mal
perçues donc mal délimitées, d’où les confusions terminologiques que l’on constate
dans certaines approches à visée définitoire : parmi celles-ci, étymologie et motivation,
arbitraire du signe, sens et signification, démotivation et remotivation, référent et
signifié, etc. Mais il s’agissait aussi de reconquérir un terrain depuis trop longtemps
15
annexé par les logiciens, avec dans leur sillage certains grammairiens, qui proclament
que les noms propres sont caractérisés par la vacuité sémantique et par l’absence de
tout contenu descriptif. Mais que dire, dans ces conditions, de la toponymie urbaine ou
de l’odonymie, dont les éléments fondent originellement leur validité fonctionnelle sur
leur contenu descriptif ? Dans telle localité, la rue de l’Église conduit précisément à
l’église ; dira-t-on qu’il ne s’agit pas d’un nom propre ? On peut s’étonner par ailleurs
du fait que certains ouvrages théoriques traitant de ces questions développent leurs
analyses sur la base de quelques exemples récurrents et stéréotypés, sans jamais citer
les travaux des onomasticiens. Imagine-t-on une théorie des genres littéraires qui ne
citerait aucun roman ni aucun poème ? Leurs auteurs se privent ainsi d’une richesse et
d’une complexité, dont ils pourraient trouver de nombreuses illustrations dans les Actes
de ce colloque et des précédents, mais dont s’accommoderaient peut-être difficilement
certains schémas simplificateurs.
14
Le quatorzième colloque, organisé par Jean-Claude Malsy, s’est tenu à Arras en 2008,
mais en raison de difficultés diverses, les Actes ne purent être publiés qu’en 2014, dans
un numéro spécial de la revue Parlure : nous avions eu, entre-temps, à déplorer la
disparition de Jacques Chaurand, à qui ils furent dédiés. Ces années bien sombres pour
nos disciplines furent aussi marquées par la disparition de Marianne Mulon, MarieRose Simoni-Aurembou et Martina Pitz, dont le mari, Gérard Bodé, tint à participer à
l’édition des Actes et en rédigea la Présentation. Le volume s’ouvre sur l’une des toutes
dernières contributions de Jacques Chaurand aux sciences onomastiques, intitulée :
« Caractères originaux de la microtoponymie du Pas-de-Calais » ; elle illustre
parfaitement l’un des aspects du thème, qui, sous ses allures de titre de fable : « Noms
des villes et noms des champs », renvoie à la question des relations entre
microtoponymes et toponymes majeurs. S’il est difficile d’imaginer une solution de
continuité entre les uns et les autres, et si certains microtoponymes constituent bien
un substrat qui a nourri le développement de toponymes majeurs, il apparaît
également que certains noms de lieux importants se sont imposés sans bénéficier d’une
telle assise, tandis que d’autres n’entretiennent avec des microtoponymes que des
relations d’homophonie et éventuellement d’homographie qui masquent des histoires,
des étymologies et des longévités très différentes. La question est donc complexe et
appelle des recherches complémentaires, conduites dans toute la mesure du possible
avec l’appui d’autres disciplines, comme le soulignait Martina Pitz : « Parmi bien
d’autres pistes, une collaboration pluridisciplinaire très concrète entre onomasticiens,
archéologues et spécialistes de la géographie historique, permettrait ici de donner tout
son sens à la recherche de relations intra-onomastiques entre macrotoponymie et
microtoponymie qu’on souhaiterait voir se développer dans les prochaines années. »
15
Le dernier colloque qui sera évoqué dans ce tour d’horizon et qui a précédé celui de
Paris, s’est déroulé en 2013 à Bruxelles, dans les magnifiques locaux du Palais des
Académies, et sous la présidence de Jean-Marie Pierret, professeur émérite de
l’université de Louvain. Son élaboration résultait d’un partenariat de la SFO avec la
section wallonne de la Commission royale de toponymie et dialectologie, dont le
secrétaire, Jean Germain, a codirigé l’édition des Actes, publiés aux éditions
L’Harmattan en 2015. Et comme toujours, la richesse onomastique de la région
d’accueil, désormais gratifiée du « politonyme » Fédération Wallonie-Bruxelles, a été mise
en valeur par plusieurs communications regroupées dans le chapitre intitulé
« Onomastique belgo-romane ». Quant à l’énoncé du thème général : « Mode(s) en
onomastique », il masquait le genre du substantif initial et neutralisait le nombre, d’où
16
une démultiplication possible des interprétations et une offre sémantique
particulièrement riche. Une première piste, celle de la mode en tant que diffusion d’un
modèle, avait été évoquée par Jacques Chaurand dès le colloque de Strasbourg :
« L’onomastique a ses tendances propres, ses modèles propres, dont la formation et le
maintien tiennent au statut même du nom de personne et du nom de lieu. » Elle a
généré une grande diversité dans les sujets traités, depuis la « musique extrême » et les
noms de cocktails jusqu’à la diffusion des hagionymes, illustrant une fois encore
l’exceptionnelle étendue du domaine des noms propres. La seconde piste, suggérée par
le masculin, invitait à une réflexion relative au mode de production et de construction
des composants onomastiques et à leur syntaxe interne. Bien entendu, la combinaison
des deux pistes était possible et d’ailleurs souhaitée par les organisateurs : elle a été
réalisée dans de nombreuses communications, de manière implicite dans leur contenu,
mais aussi, pour l’une d’entre elles, proposée par Willy Van Langendonck, de manière
explicite dans le titre : « La mode du mode pragmatique dans la théorie du nom
propre ».
16
Comme on le voit, la question des sources, soumise à la réflexion des onomasticiens à
Paris, prolonge et couronne un parcours ouvert à Loches en 1978 et qui a permis, à
travers dix-sept manifestations scientifiques, d’explorer l’univers des noms propres,
non seulement dans les relations qu’ils entretiennent avec des disciplines proches, en
particulier la géographie et l’histoire, mais également dans la place particulière qu’ils
occupent au sein des langues, en l’occurrence des langues romanes. Les noms propres
organisent l’espace et permettent de s’y repérer, ils témoignent de l’histoire et de
l’évolution des langues, ils identifient les individus, les lieux, les innombrables objets
qui sont soumis à nomination : ils relèvent à la fois des recherches diachroniques, qui
remontent vers le passé, et de descriptions synchroniques, qui observent leur
fonctionnement dans un état de langue, contemporain ou non, et toute cette richesse,
qui n’est certes pas épuisée, laisse encore augurer de nombreux et fructueux colloques.
17
Dans son Avant-propos, Mme la directrice des Archives nationales souligne la richesse et
la diversité des actes du colloque de Paris, et nous a proposé, afin de leur donner
l’audience la plus large possible, d’en assurer la diffusion grâce à une publication
simultanée sur deux vecteurs, sous forme numérique dans la collection des Archives
nationales sur la plate-forme OpenEdition Books, et sous la forme de deux volumes
constituant des numéros spéciaux de la Nouvelle revue d’onomastique. Nous la remercions
de cette attention et la prions de trouver ici l’expression de notre gratitude.
NOTES
1. Les références complètes des actes de colloques évoquées dans les pages qui suivent ainsi que
les sommaires de ces actes sont consultables sur le site informatique de la SFO : www.sfoonomastique.fr (rubrique Publications - Colloques de la SFO).
17
AUTEUR
MICHEL TAMINE
Président de la Société française d’onomastique
18
Introduction
Jean-Pierre Brunterc’h
1
Dans La recherche du temps perdu, madame Verdurin réplique à Swann, qui apprécie les
interminables commentaires de Brichot, académicien et professeur à la Sorbonne, sur
l’origine de tel ou tel toponyme : « […] Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant
le dîner des piles de dictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veut
dire le nom de telle ville, de tel village1. » On s’est interrogé sur la place qu’occupe la
toponymie dans l’œuvre de Proust à travers le personnage caricatural de Brichot.
Joseph Vendryès a suggéré que Proust avait suivi les conférences d’Auguste Longnon à
l’École pratique des hautes études, hypothèse que l’un des meilleurs spécialistes de
Proust a depuis considérée comme peu crédible2. Quoi qu’il en soit, il est certain que les
« piles de dictionnaires » évoquent irrésistiblement l’enseignement d’Auguste Longnon
qui a entrepris, avec ses auditeurs, une lecture critique d’un certain nombre de
Dictionnaires topographiques de la France ou de dictionnaires étrangers à la collection,
mais qui peuvent s’y apparenter3.
2
Toute sa vie, Auguste Longnon travaille à l’élaboration des Dictionnaires
topographiques. Celui qu’il consacre au département de la Marne est à bien des égards
exemplaire et, à partir de 1874, au sein du Comité des travaux historiques et
scientifiques, il révise les différents projets de Dictionnaires proposés à l’impression 4.
Cela suppose de dépouiller les sources écrites disponibles et, par le biais du
Dictionnaire, de les mettre à la disposition des chercheurs : toponymistes,
anthroponymistes, historiens ou géographes. Le nom de lieu est au cœur de nombreux
domaines et c’est dans cet esprit qu’il faut permettre au plus grand nombre d’accéder
aux sources qui les concernent.
3
N’est-ce pas aujourd’hui encore l’esprit même des animateurs du colloque qui ont
choisi de traiter des noms de lieux et des noms de personnes du point de vue de la
question des sources ? Depuis Longnon, beaucoup d’initiatives ont été prises en ce sens.
Il faut faire le point des progrès accomplis et quitter l’aire strictement française ou
même européenne. Les différents intervenants vont nous faire découvrir un panel de
sources multiples, écrites ou orales, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au Moyen-Orient
et de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. Il est évidemment un peu risqué de faire se côtoyer
19
des travaux à première vue si disparates et pourtant n’ont-ils pas, sur le plan
méthodologique, un socle commun qui fait leur unité ?
4
À côté de ce thème général, sera également abordée la toponymie urbaine de Paris et de
sa banlieue. La toponymie urbaine, notamment l’odonymie, est trop souvent négligée.
Dans le monde de plus en plus urbanisé où nous vivons, elle est pourtant un terrain
d’observation privilégié où l’on peut désormais avoir la motivation explicite et parfois
implicite de la nomination, qui n’est jamais innocente. En nommant l’espace, les
municipalités pratiquent ce que Baudelaire appelle « une espèce de sorcellerie
évocatoire ».
5
Le XVIIe colloque d’onomastique a un programme ambitieux. Il se tient aux Archives
nationales sous le parrainage du Comité des travaux historiques et scientifiques et de la
Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France5. En filigrane, apparaît une fois encore
la silhouette d’Auguste Longnon, qui a travaillé aux Archives de 1870 à 1892, a été l’un
des membres éminents du Comité et l’un des fondateurs de la Société. Ne doutons pas
que les travaux du colloque ne soient dignes d’une telle figure tutélaire.
NOTES
1. Sodome et Gomorrhe, II, 2.
2. Joseph VENDRYÈS, « Marcel Proust et les noms propres », in : Choix d’études linguistiques
et celtiques, Paris, Klincksieck, 1953, p. 80-88. - Antoine COMPAGNON , « Brichot :
étymologie et allégorie », in : Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, rééd. 2013.
3. Georges
PERROT ,
« Notice sur la vie et les travaux de M. Armand-Auguste Longnon », Comptes
rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, vol. LVII/8, nov. 1913, p. 633-634. Auguste LONGNON , Les noms de lieu de la France, leur origine, leur signification, leurs transformations,
résumé des conférences de toponomastique générale faites à l’École pratique des hautes études (section des
sciences historiques et philologiques), publié par Paul Marichal et Léon Mirot, Paris, Champion,
1920-1929, p. VIII-IX.
4. Auguste
LONGNON ,
Dictionnaire topographique du département de la Marne comprenant les noms de
lieu anciens et modernes, Paris, 1891. - Georges PERROT, op. cit., p 626.
5. En partenariat et avec le soutien des Archives nationales et du Service interministériel des
Archives de France.
AUTEUR
JEAN-PIERRE BRUNTERC’H
Conservateur général du patrimoine, président du colloque
20
Problèmes généraux et multiplicité
des sources
21
L’anthroponymie de l’empire
romain
Spécificité des sources documentaires
Monique Dondin-Payre
1
La relation entre les sources et l’élucidation des principes de l’onomastique romaine
(dans notre domaine nous employons – à tort – onomastique pour “anthroponymie”)
est particulière à cause de la nature spécifique de cette onomastique. Dans toutes les
sociétés, le nom a une valeur qui dépasse son utilité immédiatement perceptible de
désignation d’un individu : il sert à isoler une personne au sein d’un ensemble social et
familial, il transmet un capital culturel et symbolique qui, dans le monde romain, est
particulièrement fort. Mais ce qui est fondamental dans l’onomastique romaine est que
la nomenclature onomastique présente comme caractéristique d’exprimer en ellemême la place juridique des individus dans une société légalement hiérarchisée.
2
Il faut parler de système onomastique romain, et non latin : latin renvoie à la langue ;
or la langue est indifférente : les informations sont données dans l’empire romain en
latin, en grec, en libyco-punique, en celtibère, etc.
3
Ce système (j’emploie ce mot à dessein) onomastique romain est fondamentalement
différent de tout ce qui a eu cours en Occident avant et après.
Nomenclature onomastique et statut juridique
4
La nomenclature onomastique romaine présente comme principale spécificité
d’exprimer la place juridique des individus dans la société. La hiérarchie onomastique,
donc sociale, peut être résumée ainsi1 :
5
- en partant du bas, les esclaves ne sont pas considérés comme faisant partie de la
société ; ce sont des choses. Ils sont désignés par un nom unique, qui ne correspond à
aucune identité réelle puisqu’il leur est attribué par leur maître, selon ses désirs 2 ; ce
nom est suivi le plus souvent de la mention du nom du propriétaire, jamais d’une
information comme une filiation puisque des objets n’ont pas de famille ;
22
6
- séparés des esclaves par une frontière fondamentale, celle de la liberté, une autre
catégorie ne porte qu’un anthroponyme, librement choisi : les pérégrins. On ne peut
mieux les définir que par la négative : ce sont des hommes libres, non citoyens romains,
des étrangers3 à la communauté romaine (globalement, ils composent les populations
des territoires conquis, en commençant par le Latium, dès le VIIe siècle av. J.-C.). Ils sont
pourvus d’une filiation officielle, toujours en ligne patrilinéaire ; elle prouve une
naissance libre : la filiation, au-delà de l’identité, transmet donc un statut juridique ;
7
- les citoyens romains, enfin, sont dotés d’une nomenclature complexe. Elle comporte,
pour les hommes, un prénom – “avant le nom” – suivi d’un gentilice (le nom de
famille), lui-même suivi d’un cognomen, qu’on traduit faute de mieux par “surnom”.
Cette nomenclature triple, qui a évolué à partir d’un anthroponyme initial unique,
complété d’abord par le prénom puis par le surnom, est désignée comme tria nomina,
“les trois noms”, dont la mention renvoie par métonymie à la « citoyenneté romaine ».
8
Le choix du prénom est libre juridiquement ; la liste en étant limitée à moins de
vingt par les usages, non par la loi, ils sont toujours abrégés puisque très
connus4. Dépourvu de valeur identificatrice individuelle comme de valeur affective (à la
différence de ce qui se passe dans nos sociétés), maillon faible de l’onomastique, le
prénom est le plus souvent omis à partir du milieu du IIe siècle ap. J.-C. Le gentilice n’est
pas choisi : c’est obligatoirement le nom de la gens, le même que celui des ancêtres en
lignée patrilinéaire5. Le choix du surnom n’est soumis à aucune obligation légale 6, mais,
très souvent, il est pris dans un stock familial. Le fils aîné porte fréquemment une
nomenclature identique, dans tous ses éléments, à celle de son père, les frères se
différenciant par leur surnom.
9
Les femmes citoyennes romaines portent aussi le gentilice, transmis en ligne
patrilinéaire ; pas de prénom et un surnom, choisi comme celui des hommes ; une
femme garde le même gentilice toute sa vie, y compris après son mariage.
10
La filiation est indiquée, pour les hommes comme pour les femmes, par le prénom
paternel suivi du mot filius “fils de -”, et peut être exprimée sur plusieurs générations :
le prénom est la preuve du statut de citoyen romain, qui se transmet du père aux
enfants.
11
Ce schéma subit des variations dans l’expression et les usages privés, mais légalement
la présence ou non de ces éléments, selon le statut juridique, n’est pas négociable : on
ne « choisit » pas de porter une nomenclature citoyenne, on a le droit de la porter ; sa
structure est semblable partout, elle ne connaît pas de variations géographiques,
puisqu’elle correspond à un statut, la citoyenneté romaine, qui ouvre les mêmes droits
et implique les mêmes devoirs partout dans l’empire ; cette universalité est une
différence fondamentale avec la citoyenneté grecque.
12
Comment a-t-on eu connaissance de ce système compliqué, si insolite dans le monde
indo-européen ?
Les sources directes
13
Les Romains étaient conscients de la singularité de leur onomastique, ce qui incita des
érudits, des compilateurs, des grammairiens à s’interroger sur son origine et à gloser
sur elle. Leur préoccupation essentielle est d’en expliquer la complexité par son
évolution à partir d’un nom unique et de définir l’origine linguistique de ses éléments.
23
14
Un des premiers est le grammairien Varron7, qui s’attache, dans les fragments qui nous
sont parvenus, à élucider la source ethnique et linguistique des mots. Par exemple, il
fournit l’explication suivante du prénom Lucius : Luci nominati qui prima luce erant nati,
“Sont appelés Lucius ceux qui naissent à la première lueur du jour” (VI, 5) [“lumière” se
dit lux en latin] ; ou de l’existence de noms apparentés linguistiquement : « Les
suffixations volontaires sont celles qui tirent leur origine de la volonté de l’homme,
ainsi Romulus, dérivé de Roma » (X, 15).
15
C’est abusivement que les sept paragraphes intitulés « Sur les prénoms » ont été ajoutés
aux « Dits et faits mémorables » de Valère Maxime, dont ils sont présentés comme les
livres 10 et 11. Ils sont probablement l’œuvre de Julius Paris, un compilateur du IVe
siècle8. Les deux premiers chapitres soulignent la simplicité première des noms
traditionnels romains ; l’auteur y désavoue Varron, selon lequel ils ne comprenaient ni
prénom ni surnom. Les chapitres suivants sont une discussion, souvent surprenante, de
l’étymologie des noms.
16
On reste dans le même registre étymologique avec des traités comme celui du
grammairien Festus, dont l’œuvre De verborum significatu (“Sur la signification des
mots”) est un abrégé de Verrius Flaccus (fin du Ier siècle av.-début du Ier siècle ap. J.C.), lui-même connu par un abrégé de Paul Diacre et par des citations dans des
manuscrits, notamment celui que publia Fulvius Orsinus (Ursin) au XVIe siècle9.
17
Priscien de Césarée10 évoque dans ses Institutiones grammaticae (“Règles de grammaire”)
l’évolution de la nomenclature onomastique11 : « Le prénom a été placé avant le nom,
soit pour différencier soit parce que, à l’époque où les Romains admirent les Sabins
dans leur état, ils placèrent leur propre nom en tête, les Sabins firent de même » (11,
13-17).
18
Mais la phrase la plus explicite sur la portée juridique de la nomenclature se trouve
chez le rhéteur Quintilien (Ier siècle ap. J.-C.) : « Ce qui est propre à un homme libre,
c’est ce que l’on ne peut pas avoir si on n’est pas libre : le prénom, le nom, le surnom, la
tribu » (Institution oratoire, VII, 3, 27 27)12. Il donne la définition exacte des tria nomina en
l’appliquant non à la catégorie des seuls citoyens romains, mais à celle des hommes
libres, extension abusive du point de vue juridique mais souvent constatée dans les
exégèses.
19
Si aucun exposé construit et cohérent n’expose les principes de l’onomastique romaine,
la raison en est que la nomenclature n’intéresse guère les Romains pour elle-même –
elle est une évidence –, mais pour sa signification sociale, qui garantit que chacun est à
sa place légitime. Ainsi s’explique la sévérité de l’empereur Claude envers ceux qui
prennent les trois noms citoyens alors qu’ils n’y ont pas droit : « [L’empereur Claude]
interdit aux hommes de condition pérégrine d’usurper les noms [de citoyens] romains,
particulièrement les gentilices. Quant à ceux qui usurpaient le droit de cité romaine, il
les fit périr sous la hache dans la plaine esquiline » (Suétone, Divin Claude, 25, 8) 13. Ainsi
s’explique que les tria nomina classent immédiatement parmi les personnes les plus
respectables : « Essaie seulement de desserrer les lèvres [pour protester contre la
mauvaise chère du festin] comme si tu portais trois noms et tu seras traîné par les pieds et
déposé dehors tel Cacus frappé par Hercule14 ». Les tria nomina ont ce caractère
intangible parce qu’ils remontent à une ère très ancienne, qui reste vague, mais qui est
ressentie comme un âge d’or, quand chacun occupait sa juste place. Inversement, la
confusion des groupes juridiques, donc des nomenclatures, est marque de chaos : « Rien
24
ne distingue le citoyen romain du pérégrin (= “non citoyen”) » (Cicéron, De la république,
I, 67)15.
20
La population libre de tout l’empire est recensée tous les cinq ans ; alors, tous les
éléments de la nomenclature sont obligatoirement inscrits dans les registres officiels
du cens ; mais ces registres ont disparu16.
21
Dans ces conditions, en l’absence de discours théoriques et de données officielles,
comment le classement et la signification des nomenclatures onomastiques romaines
ont-ils pu être établis ?
Le recours aux sources indirectes
22
Constatant que les magistrats chargés de frapper monnaie portaient les tria nomina,
révélateurs de leur condition de citoyens romains, voyant qu’il en était de même sur les
listes (les Fastes) qui énuméraient les responsables officiels 17, les historiens recoupèrent
ces données avec les textes littéraires et historiques précédemment évoqués pour
comprendre et interpréter des informations en apparence discordantes. L’entreprise
fut menée en premier lieu par les savants prussiens de l’Académie de Berlin,
spécialement par Theodor Mommsen et Joachim Marquardt, au XIXe siècle. Philologues,
ils adoptèrent une approche d’abord centrée sur le postulat de l’évolution des
désignations uninominales vers les nomenclatures complexes. Cette optique théorique
se complexifia au fil du développement de l’épigraphie. En effet, la diffusion du
positivisme au XIXe siècle fut propice à la mise en évidence d’une catégorie de sources
différentes de celles qui primaient jusque-là : les inscriptions, considérées alors comme
plus objectives que les textes d’historiens. Depuis longtemps, elles étaient rassemblées
et organisées en recueils, mais, avec la découverte de l’Afrique du Nord antique, le
point de vue documentaire sur Rome bascula puisque l’Afrique fournit d’un coup des
milliers d’inscriptions18. Le Français Léon Renier, éditeur des Inscriptions romaines de
l’Algérie19, fut le premier en Europe qui employa le mot « épigraphie 20 ». Les tombeaux,
les mosaïques, les camps militaires, les monuments urbains révélèrent des millions de
nomenclatures, de noms de magistrats, de légionnaires citoyens, de militaires
auxiliaires pérégrins, d’habitants de cités et de paysans, de dévots de divinités
romaines et africaines... À partir de ce corpus considérable, dont on connaissait
précisément la provenance, on put établir des parallèles, des évolutions
chronologiques, des nuances d’expression.
23
Ainsi, une inscription qui donne une liste de dévots du dieu Mercure montre que leur
nomenclature onomastique n’est pas uniforme bien qu’ils habitent au même moment la
petite ville de Limisa (au nord-est de la Tunisie) 21. Sur leurs tombeaux, les notables
faisaient inscrire à l’extérieur leur nomenclature citoyenne triple, à l’intérieur leur
nom unique indigène ; ou le bord d’une vasque offerte à Saturne, provenant de
Sabratha (Libye), portait sur le nom du pérégrin dédicant en latin et punique : le nom
libyque du pérégrin Iu[rat]h(a)n A[?]giaduris f[il]ius, “Jurathan fils d’Adiadur”, est écrit
en néo-punique : YWNTHN BN ‘G’DR22. On disposait dorénavant d’informations
permettant d’interpréter des documents jusque-là équivoques : qu’un citoyen romain
doté de trois noms ne cite que son surnom n’était pas le scandale juridique apparent,
mais cette formulation avait un sens, celui de s’inscrire dans un registre privé. Cicéron
l’avait exprimé : « (Lettre de Cicéron) à Volumnius. Cilicie, décembre (51). Point de
prénom dans la suscription de ta lettre [le correspondant a écrit : Volumnius Ciceroni
25
“Volumnius à Cicéron”] ; cette familiarité te convient. Mais moi, je me suis demandé un
instant si ta lettre venait de Volumnius le sénateur, avec qui je suis en relations suivies.
L’enjouement du contenu m’a fait comprendre qu’elle était de toi23 ». On appréhendait
désormais sur une large échelle ces pratiques qui, loin d’être exceptionnelles,
correspondaient à des intentions adaptées à des situations variées 24. Le Marcus Salvius
que ses amis recommandaient aux suffrages des Pompéiens était bien le même que
celui qui, à son tour, mettait en avant la candidature de son ami citoyen Casellius 25, ce
qui ouvrait des perspectives sur le fonctionnement de la vie publique dans la ville.
24
Les textes littéraires et les inscriptions se complétaient. Les conséquences
onomastiques de l’accord de la citoyenneté devenaient limpides : le bénéficiaire prenait
obligatoirement un prénom et un nom, ceux de celui qui était intervenu pour lui faire
accorder cet honneur, et leur adjoignait très souvent comme surnom son nom unique
pérégrin. Caius Julius Vepo, qui la devait à l’empereur Auguste (« auquel le divin
Auguste accorda la citoyenneté romaine »), avait pris les prénom et gentilice de celuici, qui lui-même les devait à son père adoptif, Jules César 26, et conservé comme
cognomen le nom indigène de Norique Vepo27.
25
Crasippus, un philosophe péripatéticien originaire de Mitylène (île de Lesbos), donc
pérégrin, se dénomma Marcus Tullius Crasippus, comme son bienfaiteur Cicéron, quand il
obtint la citoyenneté romaine grâce à ce dernier. Deux sources se complètent pour le
comprendre : un texte de l’historien hellénophone Plutarque (« Pour Cratippos, le
philosophe péripatéticien, Cicéron obtint de César, alors au pouvoir, le droit de cité
romaine », Suétone, Cicéron, 24) et l’épitaphe en latin que sa descendante, Tullia, fit
élever à Pergame (Asie mineure) pour son père : « Tullia, fille de Marcus, a fait faire ce
monument pour elle-même et pour les siens ; pour son frère, Marcus Tullius Crasippus,
fils de Marcus, de la tribu Cornelia […] ; pour son fils Titus Aufidius Balbus, fils de Titus,
de la tribu Arniensis […] ; pour son époux Titus Aufidus Spinter, fils de Titus de la tribu
Aniensis… ». Le formulaire se décrypte ainsi : Cicéron s’appelle Marcus Tullius Cicero ; il
intercède pour que Crasippus devienne citoyen romain ; par conséquent, celui-ci se
nomme désormais Marcus Tullius (prénom et gentilice de son protecteur) Crasippus (son
anthroponyme de pérégrin, qu’il conserve comme surnom). Le gentilice étant
héréditaire en ligne patrilinéaire, la descendante de Crasippus s’appelle Tullia et son
frère Marcus Tullius Crasippus, il est l’homonyme de leur ancêtre promu citoyen romain.
Les tria nomina ont été transmis de génération en génération, sans modification. Tullia a
épousé le citoyen romain Titus Aufidius Spinter ; elle a gardé son gentilice, mais leur
fils porte les prénom et gentilice paternels (Titius Aufidius), complétés par un surnom
déjà porté dans la famille (Balbus).
26
26
Désormais, le recoupement donnait à l’onomastique romaine une épaisseur
chronologique, dessinait son évolution, la nuançait, ce que les textes littéraires à eux
seuls n’avaient pas permis de percevoir.
27
Sous une apparence inégalitaire qui, aujourd’hui, nous semble inconvenante,
l’onomastique romaine était parfaitement acceptée par les habitants de l’empire ; les
pérégrins n’ont ni honte à exprimer leur identité ni réticence à transformer leur
dénomination quand ils deviennent citoyens romains : la citoyenneté romaine est une
citoyenneté d’intégration et non d’exclusion comme la citoyenneté grecque, tout est
mis en œuvre pour que le statut juridique des hommes libres évolue : l’empire romain
est une formidable machine à fabriquer des citoyens romains. L’empereur Claude
appelait de ses vœux l’intégration au milieu du Ier siècle ap. J.-C. : « Mes ancêtres dont le
plus ancien, né parmi les Sabins, reçut tout à la fois le droit de cité romaine et le titre
de patricien, semblent m’exhorter à suivre la même politique […]. Ce ne sont plus
seulement des hommes mais des nations et de vastes territoires que Rome a voulu
associer à son nom. Honneur à la sagesse de Romulus qui vit ses voisins ennemis
devenir en un seul jour citoyens » (Tacite, Annales, 11, 24). Le processus connut son
aboutissement en 213 ap. J.-C. avec la Constitution antonine quand toute la population
libre de l’empire devint citoyenne et fut donc dotée des tria nomina ; l’unification de la
nomenclature onomastique refléta le renforcement de l’unité : Ubique domus, ubique
populus, ubique respublica, ubique vita, “Partout des maisons, partout un même peuple,
partout un État, partout la vie” (Tertullien, De l’âme, XXX, 3).
BIBLIOGRAPHIE
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BENZINA BEN ABDALLAH Zaïneb, 2004-2005, « Catalogue des inscriptions inédites de Limisa »,
Antiquités africaines, n° 40-41, p. 99-203.
27
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CIL, IV = Inscriptiones parietariae Pompeianae Herculanenses Stabianae, éd. Karl ZANGEMEISTER et
Richard SCHÖNE, 1871.
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République romaine (289-31 av. J.-C.), Rome, École française de Rome.
NOTES
1. LASSÈRE 2005, t. I, p. 80-113.
2. Pline, Histoire Naturelle, VIII, 21 : « Trois personnes achètent chacune un esclave à
Éphèse : la première donne à son esclave le nom Artemidorus ou Artemas, du nom du
vendeur, Artemidorus. La seconde donne au sien celui d’Ion, dérivé d’Ionie, nom de la
région où l’esclave a été acheté ; enfin, la troisième choisit celui d’Ephesius, d’après le
nom de la ville, Éphèse ».
28
3. C’est la raison pour laquelle ils sont désignés comme peregrini : peregrinus =
“étranger”.
4. LASSÈRE 2005, t. I, p. 84.
5. Cicéron, Topiques, 6, 27 : Gentiles sunt qui inter se eodem nomine sunt, « Ceux qui ont le
même nom sont désignés comme gentiles ». Festus, livre 7, s.v. gentilis : « Ce mot désigne
ceux qui appartiennent à la même famille que moi, et qui portent le même nom que
moi » – gentiles mihi sunt, qui meo nome appellantur (éd. Wallace M. LINDSAY, Stuttgart/
Leipzig, Teubner, 1997).
6. Suétone, Sur les grammairiens, 18 : « Lucius Crassitius, Tarentin d’origine et affranchi,
portait le surnom de Pasiclès, qu’il changea bientôt pour celui de Pansa ». Martial,
Satires, VI, 17 : « Tu veux, Cinnamus, qu’on t’appelle Cinna. […] Si précédemment on
t’avait nommé Furius, selon le même schéma il faudrait t’appeler Fur » (fur = “voleur”).
7. Varron, Sur la langue latine, 6 livres, 47-45 av. J.-C. : cette enquête étymologique, dont
ne nous sont parvenus que des extraits, est concernée par la grammaire, les
déclinaisons, l’origine des noms, mais pas par la structure onomastique.
8. Les épitomés de Julius Paris ont été transmis par Caius Titus Probus : Iuli Paridis
Epitoma, Fragmentum de praenominibus, éd. John BRISCOE, Stuttgart/Leipzig, Teubner,
1998.
9. Sextus Pompeius Festus, fin du IIe siècle ap. J.-C., De verborum significatu, éd. Wallace
M. LINDSAY, Stuttgart/Leipzig, Teubner, 1913.
10. Originaire de Maurétanie, actuelle Algérie, VIe siècle.
11. Éd. Heinrich KEIL dans Grammatici Latini, t. II, Hildesheim, Olms, 1855.
12. La tribu est la structure d’enregistrement des citoyens, au sein de laquelle ils
votent.
13. À propos de pérégrins ayant pris de bonne foi les tria nomina sur le territoire de la
cité de Trente, en Italie du Nord, où des peuples alpins formaient une enclave dont le
statut juridique posait un problème, Claude prit la décision suivante, qui manifeste
aussi l’équivalence entre tria nomina et condition citoyenne : « Les noms qu’ils avaient
auparavant, je les autorise à les conserver sans changement comme citoyens romains »
(CIL, V, 5050, 36-3 : tabula Clesiana, de Cles, nom de la localité où la plaque de bronze fut
découverte).
14. Juvénal, Satires, 5, 125-127, trad. P. de
1967.
LABRIOLLE
et F.
VILLENEUVE,
Paris, CUF-Budé,
15. Cicéron ajoute, comme preuve de la débâcle générale : « Les esclaves aussi se
comportent comme s’ils étaient libres, les femmes comme si elles avaient les mêmes
droits que leurs maris ».
16. Voir NICOLET 1988, chap. VII « Contrôle de l’espace humain : les recensements »,
p. 133-157 ; voir aussi DEMOUGIN et al. 1994 ; MOATTI 1998 ; DEMOUGIN 2001.
17. DEGRASSI 1952 ; HARLAN 1996 ; ZEHNACKER 1973.
18. MOMMSEN 1881, p. XXVII : « La découverte d’inscriptions africaines bouleversa l’état
non seulement de l’épigraphie africaine, mais de tout l’univers latin » (inventiones
titulorum Africanorum epigraphiae non solum Africanae, sed Latinae universae statum
mutaverunt).
29
19. RENIER 1855-1858 ; la plupart des 4 417 textes étaient inédits et aucun n’avait été
intégré à un recueil.
20. RENIER 1854 ; le mot épigraphie n’était pas encore inscrit au dictionnaire.
21. AE 2004, 1687 ; BENZINA BEN ABDALLAH 2004-2005, p. 114-115, n° 13.
22. AE 1980, 900, revue par DI VITA EVRARD 2002-2003.
23. Cicéron, Lettres aux amis, VII, 32.
24. Voir Cicéron, encore : « Tu as reçu à l’assemblée une lettre que tu disais avoir reçue
de C. César “César à Pulcher”, et tu as même soutenu qu’il t’avait donné une marque
d’amitié en n’écrivant que les surnoms » (Sur sa maison, IX, 23) ; voir HAURY 1955,
p. 89-90.
25. « Élisez Marcus Salvius comme édile » [M(arcum) Salvium aedilem] ; « Salvius propose
Casellius comme édile » [Casellium aed(ilem) Salvius rog(at)] (CIL, IV, 3493, 7380, Pompéi).
26. La dénomination contemporaine inverse les prénom (César/ Caesar) et gentilice
(Jules/Julius) latins.
27. CIL, V, 5232, Celeia, Norique. L’empereur Auguste est dit « divin » parce que
l’inscription a été élevée après sa mort (14 ap. J.-C.), quand il fut mis au rang des dieux.
Caius Julius Vepo (cet élément onomastique n’est attesté que dans les provinces
d’Europe centrale, le personnage est originaire de Norique) a élevé un tombeau pour
lui-même, pour ses enfants et pour son épouse, Boniata fille d’Antonius ; cette dernière
est une pérégrine à anthroponyme unique (Boniata), comme son père (Antonius),
puisque l’accord de la citoyenneté est individuel et non rétroactif ; les descendants nés
avant l’accès à la citoyenneté restent pérégrins, sauf clause expresse : « Quintus
Caecilius Latro, fils de Quintus, inscrit dans la tribu Quirina, auquel la citoyenneté
romaine fut donnée, ainsi qu’à ses enfants » – civitate don(atus) cum / liberis suis (ILTun,
1318, Aïn Tounga).
AUTEUR
MONIQUE DONDIN-PAYRE
CNRS – UMR 8210 (Paris)
30
Abandonner, changer ou conserver
son nom
Sources et enjeux sociaux d’une pratique monastique à Byzance (IXe-XIIIe
siècle)
Lucile Hermay
1
Dans le monde byzantin, du milieu du IXe jusqu’au XIIIe siècle en particulier, mais
également au-delà, le nom personnel était principalement composé de deux éléments :
les tria nomina romains avaient depuis longtemps été abandonnés. Chaque Byzantin
détenait un nom usuel individuel, attribué, selon les sources liturgiques, à l’église le
jour du baptême, huit jours après la naissance. Ce nom, dit onoma en grec, était le plus
souvent chrétien : citons notamment Jean, Michel, Constantin pour les hommes, Marie
pour les femmes1. À ce nom s’ajoutait une seconde dénomination, épiklin ou épiklisis,
dont la nature exacte reste parfois floue dans les sources. Il pouvait s’agir d’un surnom
personnel, d’un surnom transmissible (le cognomen romain) ou d’un nom de famille. À
l’époque médiévale, l’usage de cette seconde dénomination tendit à se développer. Plus
précisément, l’emploi d’un patronyme crût à partir du VIIIe siècle, d’abord
essentiellement au sein de la très haute aristocratie, pour se généraliser ensuite au IXe
siècle2. L’octroi et la possession de ces noms étaient de véritables marqueurs sociaux 3.
Ils répondaient à des logiques de distinction sociale et de reproduction familiale. D’une
part, les grandes familles utilisèrent de façon récurrente certains noms de baptême, qui
devinrent de véritables attributs distinctifs familiaux. D’autre part, l’usage d’un
patronyme révèle au sein des élites byzantines l’importance croissante du génos, c’està-dire de la « race » dans une traduction littérale, mais plus précisément du lignage.
2
L’étude des noms des moines byzantins présente des spécificités par rapport à ces
cadres généraux. Le moine devait abandonner son nom individuel et son patronyme
laïcs. Parce qu’il s’agissait de faire preuve d’humilité, de marquer sa volonté de rupture
avec le monde et surtout de signifier un nouveau baptême, les moines prenaient un
nouvel onoma lors de leur tonsure. Alors que cette habitude était plutôt rare à l’époque
protobyzantine4, la métonomasia se généralisa ensuite, la nécessité de contrôler les
moines devenant moins stricte5. Les historiens soulignent généralement l’habitude
qu’avaient les moines de conserver la première lettre de leur nom de baptême 6, mais
31
cette règle n’était pas absolue. L’exemple le plus fameux fut le choix du grand auteur
Constantin Psellos, qui devint le moine Michel. Toutefois, le changement de nom n’était
pas systématique7. Comme l’a souligné A.-M. Talbot, ce changement relevait plus du rite
coutumier que d’une réelle prescription puisqu’aucun canon ni règle monastique ne le
prescrivait8. Par ailleurs, l’onomastique monastique s’étudie à partir d’un corpus de
sources bien particulier. Alors que les chroniques ou les histoires sont des sources
essentielles pour l’étude de l’anthroponymie des laïcs, ces textes, d’une façon générale,
renseignent peu sur les moines. Il faut donc aller chercher des informations dans
d’autres types de sources, notamment dans les Vies de saint et dans les sources
documentaires, essentiellement les archives monastiques et les sceaux de plomb
personnels.
3
C’est à partir de ces spécificités que l’on peut réfléchir sur les enjeux sociaux et
historiques de l’anthroponymie monastique. Une analyse typologique des sources
permet de mettre en évidence que l’énonciation du nom variait selon la nature du
document, mais aussi de démontrer que si l’habitude de changement de nom
constituait un idéal, elle faisait aussi l’objet de résistances, notamment chez les moines
appartenant à l’élite sociale de l’Empire.
4
Les Vies de saints sont des sources essentielles pour étudier le monachisme byzantin. À
l’époque médiobyzantine, le monde monastique avait largement accaparé la sainteté
puisque la majorité de ces textes avaient pour protagoniste et pour auteur un moine 9.
Ces écrits sont toutefois à utiliser avec précaution puisque leurs auteurs ne visaient pas
à décrire la réalité du monde qui les entourait, mais cherchaient à construire un
modèle de comportement édifiant. Pour cette étude, ils nous permettront d’analyser
comment la rupture avec le monde marquée par le changement de nom individuel
participait de la construction de la sainteté, et de déterminer si l’abandon du
patronyme était présenté comme un idéal.
5
Le tableau suivant répertorie les noms laïcs et monastiques des principaux saintsmoines historiques de la période médiobyzantine.
Tableau 1 : les noms des principaux saints historiques de la période médiobyzantine
Nom
monastique
Nom laïc
Athanase
Abraamios
Basile
Non mentionné dans
Vie de Basile le jeune, BHG 264
la Vie
Blaise
Basile
Vie de Blaise d’Amorium, BHG 278
Christodoulos
Jean
Vie de Christodoulos, BHG 303
Constantin
Non mentionné dans
Vie de Constantin de Synada, BHG 370-370c
la Vie
Cyrille
Constantin
Sources
Vie A d’Athanase de Lavra, BHG 187
Vie B d’Athanase de Lavra, BHG 188
F. DVORNIK, Les légendes de Constantin et de Méthode, Prague,
Orbis, 1933.
32
Kyriakos
Euthyme
Non mentionné dans
Vie du patriarche Euthyme, BHG 651
la Vie
Euthyme
6
Vie de Cyrille le Philéote, BHG 468
Cyrille
Non mentionné dans
la Vie
Vie d’Euthyme le jeune, BHG 655
Évariste
Serge
Vie d’Évariste de Kokorobion, BHG 2153
Ignace
Nicétas
Vie du patriarche Ignace, BHG 817
Irène
Non mentionné dans
Vie d’Irène de Chrysobalanton, BHG 952
la Vie
Lazare
Léon
Vie de Lazare du Galésion, BHG 979
Léontios
Léon
Vie de Léontios, BHG 958
Luc
Non mentionné dans
Vie de Luc le jeune, BHG 994
la Vie
Luc
Non mentionné dans
Vie de Luc le stylite, BHG 2239
la Vie
Méthode
Non mentionné dans
Vie de Méthode, BHG 1278
la Vie
Méthode
Michel
Michel
Manuel
Vie de Michel Maléïnos, BHG 1295
Nicétas
Nikôn
Vie de Nikôn le Métanoeite, BHG 1366
Nicolas
Non mentionné dans
Vie de Nicolas le stoudite, BHG 1365
la Vie
Paul
Non mentionné dans
Vie de Paul du Latros, BHG 1474-74h
la Vie
Pierre
Non mentionné dans
Vie de Pierre d’Argos, ΒΗG 1504
la Vie
Syméon
Serge
Vie de Syméon le Nouveau Théologien, BHG 1692
Théodora
Agapè
Vie de Théodora de Thessalonique, BHG 1737
F. DVORNIK, Les légendes de Constantin et de Méthode, Prague,
Orbis, 1933.
Ainsi, la majorité des saints avaient, selon leur hagiographe, abandonné leur nom de
baptême. Sur les vingt-cinq moines recensés, au moins quinze avaient changé de nom.
Nous remarquons aussi qu’ils prenaient souvent un nom monastique commençant par
la même initiale. Ce tableau met en outre en évidence une certaine variété dans les
33
noms choisis, alors même qu’une étude prosopographique des moines médiobyzantins
laisse apparaître que les noms Jean et Michel étaient privilégiés lors de la prise d’habit 10.
L’abandon n’était toutefois pas automatique puisque neuf moines sur vingt-cinq
semblent avoir conservé leur nom de baptême (même si dans certains cas nous pouvons
supposer que l’hagiographe ignorait simplement le nom laïc de son protagoniste).
7
Un cas en particulier a attiré notre attention : celui de Nikôn le Métanoeite. La Vie de ce
saint, rédigée au XIe siècle, laisse supposer que les noms monastiques pouvaient, sinon
être rejetés, du moins être modérément usités. Ce saint serait né dans le premier tiers
du Xe siècle sur le Pont Polémoniaque et, après de nombreux périples, serait allé
s’installer à Sparte. Il avait reçu lors de son baptême le nom Nikôn, “celui qui
triomphe”. Selon son hagiographe, lorsqu’il fut tonsuré au monastère de Chrysè Pétra
sur le Pont, il reçut le nom Nicétas, relativement rare pour un moine 11, mais dont la
signification est proche de celle de Nikôn. Or, ce nom monastique ne fut ensuite jamais
repris dans la Vie de ce saint, ni dans le développement de son culte 12, comme l’atteste
la mosaïque le représentant au monastère Hosios Loukas en Phocide. Cette mosaïque,
réalisée au XIe siècle, porte en effet l’inscription « Ο A[ΓΙΟΣ] ΝΙΚΩΝ Ο ΜΕΤΑΝΟΕΙΤΑΙ ».
Fig. 1 : mosaïque de Nikôn le Métanoeite (église du monastère d’Hosios Loukas en Phocide, nef,
lunette de la baie sud-ouest)
8
Selon R. Morris, le culte de ce saint se serait certainement développé dès son vivant et
aurait été prolongé après sa mort par la rédaction de sa Vie. Ainsi, Nikôn lui-même et
son hagiographe auraient privilégié l’emploi du nom laïc, attribué au baptême. On peut
supposer que ce dernier était un nom « familial », que le saint préféra conserver au
détriment de son nom de moine.
9
Certains hagiographes insistent dans leur œuvre sur la mise en scène du changement
de l’onoma laïc. Ces récits sont précieux car ce sont les seuls documents de l’époque
34
médiobyzantine à présenter ce rite : les sources liturgiques sont en effet muettes sur
celui-ci jusqu’au XIVe siècle. Quelques tendances peuvent être mises en évidence. Le
changement de nom avait lieu après un temps d’initiation, au moment où le moine
recevait le schèma – l’habit monastique – et entrait au monastère. Ainsi, dans les années
920, Manuel Maleïnos pressa le vieillard auprès duquel il s’était réfugié et initié à
l’ascèse, de le tonsurer ; « au quatrième jour, il fut revêtu du saint habit et appelé
Michel au lieu de Manuel13 ». Ce changement d’état fut rapide puisqu’il craignait, nous
dit son hagiographe, que son père ne découvrît le lieu de sa retraite et ne l’en arrachât
de force. Le changement de nom accompagnait le changement d’habit. C’est le gérôn, un
moine âgé, jouissant souvent d’une autorité charismatique, qui tonsurait le néophyte et
choisissait son nom monastique14. Par exemple, selon les hagiographes d’Athanase,
fondateur de la Grande Laure de l’Athos, c’est Michel Maleïnos, lui-même reconnu
comme saint, qui tonsura Abraamios et lui choisit son nouveau nom 15. Le charisme du
moine Michel rejaillissait directement sur Abraamios. L’auteur de la Vie d’Athanase
insiste d’ailleurs sur la signification prophétique du nom choisi par Michel. Ce choix
annonçait plus précisément le caractère immortel (athanasios) de son œuvre et de sa
renommée.
10
Le choix d’un nom à caractère prophétique relève d’un topos que l’on retrouve dans
diverses hagiographies. Dans la Vie de Blaise d’Amorium, l’hagiographe dresse un
parallèle entre l’octroi du nom Blaise et les vertus du saint : « le grand Eustrate [...] le
tonsura et l’orna de l’habit angélique ; il le prénomma, en prophète, Blaise, tirant ce
nom du bourgeon fertile, puisqu’il se trouvait être engendré pour la dissémination des
vertus16 ». Le changement de nom était donc porteur de sens. En rapportant ce rite,
l’hagiographe justifiait cette pratique, qui n’avait aucun fondement formel ou
institutionnel.
11
Pour les patronymes, la majorité des hagiographes semblent avoir prôné un idéal de
rupture familiale. Seuls deux patronymes de saints-moines sont connus. Manuel/
Michel appartenait à l’une des plus grandes familles de son temps, les Maléïnoi, et
Irène, abbesse de Chrysobalanton, appartenait à la famille des Gouber 17. Les mentions
de ces patronymes s’inscrivent dans un contexte particulier puisque les cultes de ces
saints eurent un caractère familial. Il s’agissait autant de démontrer la qualité du
lignage du saint que de faire l’éloge de sa famille.
12
La metonomasia et l’abandon du patronyme, prolongement de l’idéal de coupure avec la
famille, furent ainsi des pratiques exaltées par l’hagiographie médiobyzantine. Les
sources documentaires fournissent à ce sujet un éclairage plus nuancé. Si elles recèlent
moins de détails sur les conditions d’imposition des noms monastiques, les archives
offrent en effet un aperçu plus concret des pratiques sociales, qu’il s’agisse de celles des
membres de l’élite de l’Empire – cités dans les obituaires, et disposant de sceaux –
comme du commun des moines. Analyser et comparer ces différentes sources permet
de mettre en perspective la dimension sociale du changement de nom. Enfin, bulles et
signatures donnent la possibilité d’analyser la façon dont les moines se désignaient
eux-mêmes.
13
Quelques exemples montrent que le changement de nom fut pratiqué par des membres
de la plus haute aristocratie. Le moine Ignace fit ainsi figurer sur son sceau l’inscription
suivante : « Seigneur, aide ton serviteur | le moine Ignace, césar 18 ». Grâce à la mention
de sa dignité de césar, nous pouvons identifier ce personnage avec le césar Jean Doukas,
éminent homme d’État, tonsuré de force à la suite d’une révolte politique dans les
35
années 107019. Or, le prénom Ignace était uniquement porté par les moines. L’adoption
de celui-ci marquait donc une volonté de manifester sans ambiguïté un changement
d’état ; son usage s’inscrivait dans la continuité de l’idéal hagiographique. Nous
pouvons toutefois nuancer ce constat. Le sceau d’un moine daté du milieu du XIIe siècle
montre que la règle de la métonomasia pouvait induire une certaine confusion chez un
correspondant : il pouvait être bon pour un aristocrate de rappeler son ancien nom de
baptême. En témoigne l’exemple de ce Byzantin qui fit inscrire sur sa bulle : « [...] sceau
du moine [...] | [K]atakalôn avant, et maintenant Charitônumos 20 ». Si, selon
Vitalien Laurent, Katakalôn peut ressortir à la catégorie des noms de famille aussi bien
qu’à celle des noms de baptême, le parallélisme de la syntaxe invite plutôt à se rallier à
cette dernière hypothèse21. Nous aurions là un aristocrate soucieux de préciser son
ancienne identité à son correspondant. L’abandon du nom laïc n’était donc pas
systématique. D’ailleurs, certains membres éminents de la haute aristocratie
conservaient celui-ci après avoir pris l’habit. Ainsi, Jean Comnène, père de l’empereur
Alexis Ier Comnène, ne changea pas de nom22. De même, sa femme, Anne Dalassène,
conserva son nom de baptême et son patronyme, comme l’attestent ses sceaux 23. Ce
maintien marquait certainement le refus de renoncer à son identité, et au marqueur
social qu’était le nom individuel.
14
À partir du XIe siècle, la répétition de noms monastiques au sein de grandes familles
aristocratiques devint notable, notamment au sein des familles impériales Comnène et
Doukai. La liste des commémoraisons du monastère constantinopolitain dédié au
Christ-Philanthrope, fondé au début du XIIe siècle par Irène Doukas, femme de
l’empereur Alexis Ier Comnène, nous renseigne directement sur ces reprises. Par cette
liste, comprenant essentiellement des membres de la famille impériale, nous apprenons
que Théodora Doukas prit le nom monastique que portaient sa sœur – l’impératrice – et
sa grand-mère24. Le frère de Théodora et de l’impératrice, Michel Doukas, prit le même
nom que son père Andronic, c’est-à-dire Antoine25. Dans la famille des Comnènes,
apparentée aux Doukai, les frères Isaac26 et Adrien 27 Comnène choisirent comme nom
de moine le nom de baptême de leur père Jean28. Ce même nom fut d’ailleurs repris au
XIIe siècle par le petit-fils d’Isaac, lui-même appelé Isaac 29. Enfin, dans la seconde moitié
du XIIIe siècle, trois membres de la famille des Kontostéphanoi, Alexis, Jean et Alexis
prirent le nom monastique Antoine30. L’usage de l’identité de la lettre initiale n’étant pas
suivi par tous, ce choix témoigne de la volonté d’adopter un nom monastique familial.
Ainsi, à partir du XIe siècle, des moines appartenant à l’élite aristocratique semblent
avoir élaboré leur propre stratégie pour continuer, tout en étant moines, à se
distinguer par un nom appartenant au répertoire familial. Qu’en était-il du nom
patronymique ?
15
Nous avons déjà souligné que la moniale Anne Dalassène, membre d’une prestigieuse
famille, faisait systématiquement figurer son patronyme sur ses sceaux. Toutefois, les
sources documentaires confirment que l’humilité monastique et la volonté de rupture
familiale limitèrent, aux XIe et XIIe siècles, la diffusion de l’usage d’un nom de famille ou
d’un surnom transmissible31. Le recensement et l’étude systématique des souscriptions
et des suscriptions des actes athonites permettent d’étudier cet usage et son
évolution32. Au Xe siècle, sur l’ensemble des actes conservés, seuls douze moines
signèrent ou furent désignés au moyen d’un nom de famille ou d’un « surnom
familial ». Dans une grande majorité, ces moines étaient des abbés et fondateurs de
monastère, c’est-à-dire des membres de l’élite institutionnelle, économique et très
36
certainement sociale de la Sainte Montagne. Cependant, parmi ces anthroponymes,
nous ne trouvons pas de nom de la grande aristocratie constantinopolitaine. Il s’agissait
très probablement de moines issus de la société locale, qui cherchaient, dans la seconde
moitié du Xe siècle, à se distinguer par un patronyme33. À partir du XIe siècle, l’emploi
des noms de famille se développe dans la société laïque, mais les archives athonites ne
dénotent pas d’accroissement de leur usage, sauf pour les moines issus des grandes
familles. Même si beaucoup moins d’actes ont été conservés pour le XIIe siècle, on
observe que l’usage du patronyme, qui reste largement minoritaire, concerne au final
toujours l’élite sociale et institutionnelle de la Sainte Montagne. Dans un acte de
donation de 1115 par lequel il s’engageait à faire don de ses biens à la Grande Laure,
Nicéphore Képhalas, grand dignitaire proche de l’empereur, cite ainsi, par la main d’un
scribe, treize moines de ce monastère : l’higoumène Théodore Képhalas, l’économe
Euthyme, l’ecclésiarque Néophyte, l’économe du métoque de Hiérissos, Dorothéos, un
ancien économe, Neilos, un ancien ecclésiarque, Georges, le cellerier, Joannice,
l’économe du métoque tou Gomatou, Georges, et cinq simples moines, Timothée,
Antoine, Barlaam, Néophyte et Thomas34. L’élite du monastère se trouvait citée dans le
corps du document. Parmi ces moines détenteurs de diaconies stratégiques, un seul
était désigné par son patronyme : Théodore Képhalas. Celui-ci portait le même
patronyme que le donateur et était certainement son parent. Surtout, il appartenait à
une très grande famille aristocratique, les Képhalai, introduite à la cour impériale 35.
Pour ces deux raisons, ce personnage avait certainement demandé au scribe d’ajouter
son nom de famille à son nom de moine. Ainsi, dans les milieux monastiques du XIIe
siècle, relever son patronyme était essentiellement le fait de l’élite sociale.
16
Ces conclusions sont confirmées par l’étude des sceaux de moines. Nous avons recensé
dans les principales publications une soixantaine de moines ayant fait préciser sur leur
sceau leur patronyme36. Tous ces sceaux ont été datés par les éditeurs du XIe ou du XIIe
siècle. La très grande majorité a été émise à partir de la seconde moitié du XIe siècle –
alors que les noms de famille apparaissent dès le deuxième tiers du Xe siècle sur les
sceaux des laïcs37. L’un des sceaux patronymiques les plus anciens (fin du Xe-début du
XIe siècle) est celui de la nonne Marie Choirosphakteria 38. Cette moniale appartenait à
l’une des plus grandes familles de l’Empire, qui était aussi parmi les premières à s’être
distinguées par un patronyme39. En étudiant cette soixantaine de patronymes, ou plus
exactement de familles, on peut conclure que tous les possesseurs de ces sceaux
appartenaient à la haute aristocratie. La très grande majorité des patronymes gravés
sur les sceaux de moines sont en effet des patronymes connus par d’autres détenteurs
prestigieux. Nous retrouvons ainsi des membres de la famille des Comnènes 40 et des
Dalassènes41, notamment des femmes, mais aussi de la famille des Sklèroi 42, des
Nestongoi43 ou encore des Krateroi 44. Si quelques patronymes gravés restent
relativement rares, les dignités ou fonctions des moines attestent néanmoins de leur
haute extraction sociale. Par exemple, Basile porte un patronyme rare, Gournos, mais sa
dignité de kouboukleisios et sa fonction d’higoumène45 confirment son extraction
aristocratique. L’emploi de son patronyme visait à souligner son prestige familial. Sur
son sceau, Macaire Machétarios fit graver à la fin du XIe siècle cette inscription : « je
scelle les écrits du moine Macaire, qui tire sa souche de la famille des Machétarios 46 ».
La revendication de l’origine familiale apparaît ici évidente. Enfin, à la fin du XIe siècle,
une moniale fit même graver sur son sceau deux noms de famille – « Doukaina,
moniale, la Kourtikina47 ». Faire apparaître son nom de famille sur un sceau serait donc
37
avant tout la pratique de moines de la très haute aristocratie qui continueraient à
utiliser leur patronyme comme signe de distinction sociale, notamment à partir du
milieu du XIe siècle et pendant tout le XIIe siècle. Cet usage s’expliquerait notamment
par l’habitude qu’avaient les grands aristocrates de se retirer à la fin de leur vie dans un
monastère48.
17
L’étude de l’anthroponymie monastique permet de démontrer que, malgré l’idéal prôné
par les Vies de saints, certains moines issus de grandes familles cherchaient à se
distinguer de la masse des moines en conservant et donc en revendiquant certains
éléments du patrimoine onomastique familial. Ainsi, la confrontation entre sources
hagiographiques et sources documentaires révèle tout un jeu de négociations autour du
nom des moines. Parce qu’elle permet de mettre en évidence la construction
symbolique d’une nouvelle identité ou la réticence à abandonner son ancienne identité,
l’étude de l’anthroponymie monastique constitue un terrain propice à une meilleure
compréhension des pratiques et des enjeux de l’onomastique byzantine.
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39
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NOTES
1. CHEYNET 1996, p. 272.
2. PATLAGEAN 1984, p. 29-32 ; CHEYNET 1996, p. 273-275.
3. Sur les noms comme « sentiment d’appartenance à une famille », voir ibid., p. 292. Il était
courant de donner à l’enfant premier né le nom du grand-père paternel ou de la grand-mère
paternelle, puis au deuxième né celui des grands-parents maternels.
4. DÉROCHE 2007, p. 417-418.
5. Ibid., p. 418-419.
6. CHEYNET 1996, p. 288 ; TALBOT et al. 2006, p. 99-100.
7. Ibid., p. 93-95 ; voir aussi KAZHDAN 1991, p. 1436.
8. Ibid., p. 91.
9. PATLAGEAN 1981, p. 88-102.
10. HERMAY 2015a, p. 46-181.
11. The Life of Saint Nikon, 5, p. 40.
12. MORRIS 2004, p. 431-558.
13. Vie et office de S. Michel Maléïnos, 7, p. 11.
14. Pour la période postérieure, des listes de noms de moines ont même été conservées ( TALBOT
2007, p. 643-645).
15. Vitae duae antiquae sancti Athanasii Athonitae, 23, p. 13 ; 9, p. 135.
16. « ὁ μέγας Εὐστράτιος [...], ἀποκείρει τοῦτον κατακοσμήσας τῷ ἀγγελικῷ σχήματι, Βλάσιον
αὐτόν, ὡς κατάκαρπον βλαστὸν χρηματίζοντα, προφητικῶς ὀνομάσας, ἅτε παρὰ τὰς τῶν ἀρετῶν
ἐξόδους πεφυτευμένον ὑπάρχοντα. » (Vie de Blaise d’Amorium, 11, col. 663A).
17. The Life of St Irene…, 3, p. 12.
18. « + Κ(υ◌́ρι)ε Βοη◌́θει τω◌͂ͅ σω◌͂ͅ δ(ου◌́)λω◌ͅ | Ι◌̓γνωτι◌́ω◌ͅ (μον)αχ(ω◌͂ͅ) τω◌͂ͅ Και◌́σαρι »
(LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 259-260, n° 1387).
19. Nicephori Bryennii historiarum libri quattuor, II, 18, p. 181 ; CHEYNET 1990, p. 79-80, n° 99.
20. « [...]ου σφράγισ[μα] τοῦ μονοτρ[ό]που | Κατακαλῶν πρίν, νῦν δὲ Χαριτωνύμου » ( LAURENT
1963-1972, vol. 2, p. 266, n° 1400).
21. V. Laurent traduit ce nom par “Jean”. Néanmoins, il apparaît bien sous cette forme dans l’une
des listes de noms monastiques d’époque paléologue éditées par A.-M. Talbot ( TALBOT 2007, p. 642).
22. KOUROUPOU et al. 2005, p. 46, n° 19, com. p. 65.
23. CHEYNET 2008, p. 438-447.
24. KOUROUPOU et al. 2005, p. 45, n° 17, com. p. 56.
25. Ibid., p. 45, n° 14, com. p. 53-54 ; D. Polemis attribue, certainement par mégarde, le nom
monastique Antoine à Jean Doukas, frère de Michel ( POLEMIS 1968, p. 79). Sur Andronikos Doukas,
voir KOUROUPOU et al. 2005, p. 43, n° 6, com. p. 49-50.
26. Ibid., p. 45, n° 16, com. p. 55-56.
27. Ibid., p. 45, n° 24, com. p. 61-62.
28. Ibid., p. 46, n° 29, com. p. 65.
29. BARZOS 1984, vol. 1, p. 286.
40
30. GRÉGOIRE 1909, p. 153-157.
31. C HEYNET 1996, p. 275. Comme le rappelle J. Lefort, alors que le « nom de famille » devient
systématique pour l’aristocratie au
XIIe
siècle, à la même époque, il n’est pas adopté dans la
paysannerie, qui utilise des « surnoms familiaux », c’est-à-dire des surnoms transmis, mais non
de façon systématique ou générale (LEFORT 1991, p. 257).
32. Pour des détails sur ce recensement, voir HERMAY 2015b, p. 106-132.
33. CHEYNET 1990, p. 208.
34. Actes de Lavra…, 60, p. 313.
35. Nicéphore Képhalas avait reçu sous le règne de Nicéphore III Botaniatès des terres
klasmatiques dont la possession lui avait été confirmée par Alexis I er Comnène (ROUILLARD
1929-1930,
p. 444-450 ; Actes de Lavra I 1970, 44, p. 243-244). En 1086, devenu proèdre et catépan
d’Abydos et ayant défendu Larissa face à Bohémond, Alexis I er Comnène lui remit un nouveau
chôrion, qu’il avait confisqué à des conspirateurs, avec une complète exemption fiscale (ibid., 48,
p. 258-259).
36. Nous préférons ici donner un ordre de grandeur plutôt qu’un chiffre précis.
37. STEPHENSON 1994, p. 209.
38. LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 299-300, n° 1473.
39. PATLAGEAN 1984, p. 31.
40. Voir notamment les sceaux d’Anne Dalassène, moniale (C HEYNET 1986, p. 445-447 ;
LAURENT
1963-1972, vol. 3, p. 279, n° 2009 et 2010), et de Marie Dalassène, moniale (ibid., vol. 2, p. 299,
n° 1472).
41. Voir les sceaux de Xénè Comnène, moniale (ibid., vol. 2, p. 300-301, n° 1475 et 1476), et d’Anne
Comnène, moniale (ibid., vol. 3, p. 281, n° 2011bis).
42. Il s’agit du sceau d’Ignace Sklèros (ibid., vol. 2, p. 260-261, n° 1389).
43. Il s’agit du sceau de la moniale Xénè Nestongissa (ibid., vol. 3, p. 283, n° 2014).
44. Il s’agit du sceau de Maxime Kratéros ( STAVRAKOS 2000, p. 227 ;
CHEYNET
et al. 2012, p. 610-611,
n° 6128).
45. LAURENT 1963-1972, vol. 1, p. 127, n° 165.
46. « Γραφα◌̀ς σραγι◌́ζω μοναχου◌͂ Μακαρι◌́ου σι◌́ρμ(α) γε◌́νους ε◌̔́λκοντ(ος) Μαχηταρι◌́ων
» (ibid., vol. 2, p. 249, n° 1360). Cette famille était d’origine arménienne et fournit plusieurs
cadres de l’administration civile. Basile Machétarios, fonctionnaire civil, reçut un
commandement militaire (CHEYNET 1990, p. 195, n° 38bis).
47. « Δουκ(αι◌́)να μ(ο)ναχη◌͂ͅ τη◌͂ͅ Κουρτικι◌́να » (LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 295, n° 1464).
Comme le souligne V. Laurent, il paraît relativement improbable que l’un de ces deux noms soit
un nom de baptême.
48. CHEYNET 1996, p. 288.
AUTEUR
LUCILE HERMAY
Université Paris-Nanterre
41
Quo nomine vocaris ? Identifier les
noms et les personnes dans les
sources en Angleterre aux Xe-XIe
siècles
Arnaud Lestremau
1
Dans l’Angleterre anglo-saxonne finissante, nul théoricien ne prend le soin d’expliquer
comment les noms sont perçus et utilisés. En conséquence, pour les étudier, il faut
mettre en évidence des logiques générales. Or la grande majorité des sources émane
d’une fraction infime de la population. Ainsi, nous savons dès le commencement que
notre compréhension des pratiques anthroponymiques repose sur un double miroir
déformant : celui de l’élite aristocratique et celui de l’élite culturelle. Ce sont pour eux
et par eux que les sources sont majoritairement produites en cette période centrale du
Moyen Âge. Ce sont donc surtout les pratiques anthroponymiques de ces élites que
nous sommes en mesure de restituer.
2
Chaque type de source poursuit en outre des buts qui ne s’accordent que très
imparfaitement avec l’objet de notre étude : édification des fidèles, encadrement social
et spirituel de la société, perception de l’impôt ou assignation de droits à un
bénéficiaire, mise en valeur des hauts faits d’un aristocrate ou d’un saint, construction
de la légitimité des uns et des autres, etc. En conséquence, chaque document met en
valeur certains noms, certains types d’individus, certains usages. Il convient donc de
passer au crible une grande quantité de sources différentes, afin de minimiser le biais
de chacune d’elles1. Toutefois, comme nous venons de le dire, ces sources ont été
produites par et pour l’élite, ce qui se traduit, malgré toutes les préventions
méthodologiques, par une propension à valoriser certains noms et à en faire disparaître
d’autres.
3
Le catalogue de sources que nous pouvons élaborer est long et repose sur des données
de natures très différentes : chartes, testaments, sources historiographiques, vies de
saints et histoires monastiques, généalogies, libri vitae, textes littéraires (poèmes et
homélies), monnaies, inscriptions, sources fiscales. La démultiplication des sources
42
utilisées écartèle notre sujet d’étude entre mille façons de mobiliser l’écrit, entre mille
objectifs scripturaires. Un tel foisonnement a de quoi susciter la stupeur. Comment
sortir de façon satisfaisante d’un tel piège ?
4
Nous consacrerons le premier mouvement de notre réflexion à une typologie des
documents disponibles : pourquoi les noms y sont-ils utilisés ? quels problèmes cela
peut-il poser à l’historien ? Nous nous attacherons dans un deuxième temps aux
difficultés propres à cette documentation : comment identifier à coup sûr les formes
nominales ? Dans une documentation de qualité très variable, le simple fait d’identifier
les noms, de réussir à les lire, de comprendre comment ils ont pu être déformés lors du
passage à l’écrit ou lors de la transmission des manuscrits, pose de grandes difficultés.
Nous mettrons donc en évidence quelques constantes, en effectuant une typologie des
difficultés qui se posent, et proposerons certaines manières d’exploiter la
documentation malgré tout. Enfin, nous nous concentrerons sur la variabilité des
formes nominales, sur l’instabilité du système binominal et sur les difficultés liées à
l’homonymie. Nous répondrons à ces difficultés en proposant des solutions
méthodologiques pour identifier les individus et les groupes auxquels ils appartenaient.
Typologie des sources
Des sources ne contenant que des noms
5
Certaines sources médiévales ne contiennent que des noms ou sont constituées, de
façon ponctuelle, de listes de noms. Ces groupes de noms et ces listes sont plus ou
moins longs. On peut distinguer, dans ce groupe, plusieurs sous-classes :
6
- les listes de témoins des sources diplomatiques. Les chartes sont des actes officiels qui
suivent un formulaire repérable. Elles permettent à la puissance émettrice
d’enregistrer un acte oral concédant un privilège ou enregistrant une transaction,
suivant un triple objectif mémoriel (se souvenir de ce qui a été dit 2), documentaire
(assurer une transmission officielle cohérente3) et politique (mettre en scène un
pouvoir4). Les chartes originales d’époque anglo-saxonne sont systématiquement
suivies d’une liste de témoins5. Entre le milieu du Xe siècle et 1066, on compte environ
450 chartes royales préservées et, en moyenne, environ 25 témoins par acte 6. Les
témoins étaient des membres de l’élite laïque et ecclésiastique.
43
Graphique : Nombre de souscripteurs différents par décennie dans les chartes royales
7
- les sources mémorielles. Ce type de listes repose sur la volonté de fixer le nom des
fidèles qui ont confié leur salut à la puissance d’intercession d’une institution
ecclésiastique7. Elles peuvent donc être mélangées à des documents d’une autre nature :
traces de donations8, annales9, hagiographies10 ou récits néotestamentaires 11. Parfois,
ces listes sont préservées de façon isolée12. Dans de rares cas, ces listes constituent des
livres entiers : les libri vitae. Il en existe deux dans l’Angleterre anglo-saxonne : celui de
Winchester13 et celui de Durham 14. L’objectif visé est de faire le deuil des défunts et de
leur offrir un enterrement symbolique dans un « cimetière livresque 15 ». Toutes ces
listes posent des difficultés réelles : les entrées ne sont pas datées, souvent enregistrées
de façon hasardeuse, avec de nombreuses interpolations, des folios déplacés, tandis que
l’élite y est surreprésentée16.
8
- les sources numismatiques. Pour la période 871-1066, la base de données du
Fitzwilliam Museum compte environ 23 000 monnaies, plus ou moins bien préservées et
connues17. Cette frappe est de bonne qualité et ne s’interrompt jamais de façon durable.
En 973, le roi Edgar (959-975) rétablit le standard fixé par Alfred (871-899), autour
d’1,6 gramme par monnaie d’argent, tout en exigeant que la monnaie soit
périodiquement refrappée, tous les six ans d’abord, puis tous les trois ans à compter de
la mort de Cnut (1016-1035)18. Après 973, sur chaque monnaie, figure obligatoirement le
nom de l’atelier monétaire, en plus des noms des rois et des monétaires 19. Ces derniers
étaient vraisemblablement des financiers, issus d’un groupe appartenant à l’élite socioéconomique du pays20.
9
- les sources épigraphiques. Au total, les spécialistes comptent une quinzaine
d’inscriptions runiques21 et pas moins de 80 pierres gravées de caractères latins datant
de la fin de la période anglo-saxonne22. Hormis pour les petites pierres et les menus
objets, ces inscriptions n’ont pas été déplacées et sont donc originaires de la zone où
elles ont été trouvées23. Le plus souvent, au moins un nom figure dans l’inscription. Sur
71 pierres lisibles, seuls 9 n’en portent aucun, tandis que 13 font référence à un nom
biblique et 49 à un nom insulaire. Parmi elles, il en est même cinq qui ne contiennent
qu’un nom, tout seul24.
10
Dans tous ces cas, aucune information substantielle n’est donnée sur l’individu nommé,
sinon de manière incidente. Au mieux, on dispose d’un lieu d’action (monnaies,
44
inscriptions), d’une période d’activité (monnaies, chartes), d’un lien avec une
institution religieuse (obituaires et libri vitae) et d’une fonction sociale (chartes,
monnaies, certaines listes mémorielles). L’identification de ces individus pose donc un
problème majeur.
Des sources contenant des noms en contexte
11
La plupart des sources passent par l’utilisation de noms, mais en les intégrant dans une
structure, ce qui fournit des informations au sujet de leur porteur. Il est possible de les
classer suivant la nature de la prédication attachée au nom cité :
12
- la possession ou la cession d’un bien. Cette catégorie recoupe la totalité des
documents qui s’intéressent à la propriété : chartes, writs, testaments, sources fiscales.
Les writs (ou brefs) sont écrits de façon informelle, souvent en langue vernaculaire,
pour signaler à un représentant de l’autorité royale (earl, évêque, etc.) l’attribution d’un
privilège ou la cession d’un domaine, à la demande du bénéficiaire 25. Les testaments
sont écrits de manière informelle, souvent en langue vernaculaire, mais ils constituent
la trace écrite d’un acte oral26, dont l’objectif est de disposer de certains biens27,
notamment dans le but d’acheter le salut du testateur28. Ainsi, le testament d’Æthelric,
au cours du second Xe siècle, acte la transmission de domaines dans l’Essex à plusieurs
institutions ecclésiastiques, comme St Paul à Londres, Christ Church à Canterbury et
Bury St Edmunds29. Les documents fiscaux sont nombreux, le plus important étant le
Domesday Book30. Ce dernier est une somme de presque 900 folios, produite à
l’initiative de Guillaume le Conquérant, en 1085, afin de recenser les richesses de son
royaume, de les taxer et d’en garantir l’attribution à son aristocratie 31. Le document est
organisé suivant le comté, le tenant-in-chief (le lord le plus important) et le hundred (un
échelon administratif de niveau local)32. Il contient de nombreuses informations sur la
structure foncière, les moyens de production, la rentabilité des terroirs et la taxation
des domaines.
13
- la réalisation d’une action spécifique. C’est là la base de toutes les sources narratives
connues pendant la période. On en distingue plusieurs types à l’époque anglo-saxonne :
des annales et des chroniques33, des histoires34, des hagiographies35, des textes
apologétiques36, des codices poétiques37 et des homélies 38. Parfois les actes rapportés
sont surnaturels ; parfois, ce sont les acteurs eux-mêmes dont l’historicité est douteuse.
Ce n’est donc pas comme documents donnant accès à des faits bruts que nous sollicitons
les textes de cette nature, mais plutôt comme les témoins d’un imaginaire et d’une
mentalité39. Tous ces documents s’adressaient a minima à une élite de moines, de clercs
et de laïcs cultivés40.
14
Dans tous ces cas, les noms agissent comme des signifiants pleins, renvoyant à des
personnes historiques ou légendaires, mais, dans les deux cas, identifiables.
L’utilisation de ces documents permet de construire une relation de prédication entre
ces noms et un ensemble de caractéristiques, d’attributs et d’actions, ce qui facilite
grandement la construction d’études fondées sur les personnes.
Des sources ne contenant pas de noms, mais qui en parlent
15
Enfin, un grand nombre de sources ne contiennent aucun nom. Ces sources nous
renseignent, néanmoins, sur le contexte d’ensemble :
45
16
- à propos de la communication verbale et de l’usage possible des noms. Il s’agit de
sources métatextuelles. Les traités de grammaire sont souvent d’origine continentale et
se placent dans l’héritage direct de la tradition tardo-antique 41. Plusieurs grammaires
originales sont rédigées pendant la période anglo-saxonne tardive 42. Elles témoignent
de l’importance de cette étude à l’époque. Dans les Excerptiones, nous retrouvons ainsi
l’idée très ancienne de noms exprimant la substance de la chose nommée et, en
conséquence, rendant cette chose connue43. S’y ajoutent les Colloquia d’Ælfric et d’Ælfric
Bata44. Ces documents, produits entre la fin du Xe et le début du XIe siècle, destinés à
l’apprentissage du latin par les insulaires, sont constitués de discussions imaginaires
entre des moines, le plus souvent, mais avec des niveaux de difficulté variables. Ce
faisant, les colloques nous montrent comment le nom pouvait être utilisé au cours
d’une discussion45.
17
- à propos des prescriptions ou proscriptions de nature religieuse. Cette catégorie
regroupe la totalité des textes normatifs et liturgiques produits par l’institution
ecclésiastique insulaire. Nombre de documents ne parlent pas du nom, mais portent en
revanche sur la cérémonie du baptême et le culte des morts. C’est le cas notamment des
canons conciliaires46. D’autres s’intéressent à ces cérémonies et en profitent pour
montrer l’usage qui était fait du nom à leur occasion47. Ainsi, le Livre Rouge de Darley, un
sacramentaire produit dans la seconde moitié du XIe siècle, montre que le nom du
catéchumène était utilisé de façon récurrente aux moments de l’Abrenuntio et du
Credo48.
18
Même s’ils ne contiennent pas de noms, ces documents sont indispensables pour
comprendre comment les Anglo-Saxons pensaient le nom et dans quelles circonstances
centrales de la vie des personnes il était mobilisé. Il apparaît comme une marque de
l’engagement personnel de son porteur, mais aussi comme un opérateur de
communication.
Identifier les noms et les formes
Reconnaître des noms par leur graphie
19
Malgré leur statut linguistique particulier, les noms propres sont des mots comme les
autres, de sorte que les manuscrits insulaires ne leur accordent pas un intérêt
particulier. En effet, la convention qui consiste à faire débuter chaque nom propre par
une majuscule ne s’impose que tardivement. En France comme en Angleterre, cette
évolution typographique intervient entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle49. Par
contraste, très souvent, dans les manuscrits, les noms propres ne se distinguent pas
typographiquement des noms communs qui les entourent50. C’est le cas par exemple
dans un des manuscrits des Sermones catholici d’Ælfric 51 ou dans la Chronique anglosaxonne52.
20
Néanmoins, certains manuscrits soignés adoptent l’usage de la majuscule. C’est le cas
dans le Liber Vitae du New Minster. Dans les documents diplomatiques, parfois, c’est le
nom entier qui est en capitales, en particulier lorsqu’il figure dans le dispositif de
l’acte53. Mais ce procédé n’est absolument pas systématique ; en certains cas, seule une
partie des noms est en capitales54.
46
21
Le plus souvent, la forme nominale est isolée par un marqueur spécifique qui permet de
l’introduire. Il s’agit parfois d’un élément lexical simple. L’utilisation du pronom
personnel ego dans les listes de témoins des chartes joue implicitement ce rôle. De la
même manière, le recours au verbe hatan introduit souvent le nom d’un individu. C’est
le cas dans le manuscrit des Sermones catholici d’Ælfric, où l’on peut observer la
construction d’une formule complexe : an man se wæs Noe gehaten, “un homme qui
s’appelait Noé”55. Dans les chartes, cette propension est beaucoup plus spectaculaire
avec des formules particulièrement longues : cuidam meo fideli ministro uocitato nomine
apparaît ainsi à 21 reprises56.
22
En somme, dans les cas où aucune formule n’est utilisée, le simple fait de reconnaître
un nom au sein d’un document peut être difficile, surtout lorsque les formes utilisées
sont devenues difficiles à comprendre.
Des formes latinisées a posteriori
23
Afin de s’adapter à la solennité requise ou à l’héritage continental, la plupart des
documents liturgiques, administratifs ou diplomatiques sont écrits en latin. Un tel état
de fait suppose que les scribes adaptent les anthroponymes, forgés en vernaculaire,
dans cet idiome étranger. C’est là une source majeure de confusion dans la
documentation.
24
La solution la plus habituelle consiste à adjoindre une marque de flexion casuelle latine
au nom anglo-saxon d’origine. De la sorte, un nom féminin reçoit une désinence
déclinable en -a et les noms masculins une désinence en -us. Ainsi, dans le matériau
diplomatique, sur 726 chartes royales dépouillées pour la période 871-1066, pas moins
de 232 utilisent des formes latines dans la suscription et dans la souscription du roi.
25
Cette règle, outre qu’elle n’est pas systématiquement en usage, pose de grosses
difficultés lorsque le nom utilise des semi-consonnes, d’autres phonèmes difficiles à
transcrire en alphabet latin, ou qu’il se termine par une voyelle. Lorsque le nom vieil
anglais contient un wynn /w/, la version latine hésite. Dans un manuscrit de la Narratio
metrica de S. Swithuno, en date du XIe siècle, le nom du saint évêque est transformé en
Suuiðhun alors que, paradoxalement, la dentale fricative sonore edh /ð/ est transcrite
telle quelle57. À d’autres occasions, la dentale fricative sourde, thorn /þ/, se transforme
en g, comme sur la pierre tombale de Stratfield Mortimer (seconde moitié du XIe siècle) :
Æthelweard devient Ægelwardus58. Plus la source a été copiée à une date postérieure à
1066, plus ce risque augmente. Dans ce contexte, les formes nominales, devenues
incompréhensibles pour les scribes, sont fortement malmenées. Dans la charte S 949,
conservée dans une version unique du XVIIIe siècle, tous les noms sont affectés : Cnut
devient Chanut, Beorhtsige Bricsih, etc.
26
La latinisation conventionnelle des noms réduit parfois des formes très diverses à une
seule variante latine59. Ainsi, dans le Domesday Book, Æthelwine et Ælfwine apparaissent
régulièrement sous la même forme, Alwine, tandis qu’Ælfric, généralement graphié
Aluric, prend aussi la forme Alric, ce qui rend impossible toute distinction par rapport
aux formes elles aussi modifiées du nom Æthelric60. À l’inverse, une racine aussi
courante qu’Æthel- peut s’écrire Ed-, Ad-, El- ou Al-61.
47
Des formes instables
27
Sans même considérer les questions de transcription dans un système linguistique
étranger, les normes graphiques ne sont pas du tout figées à cette époque. Mieux
encore, étant donné que plusieurs dialectes du vieil anglais coexistent jusqu’en 1066, les
variantes sont légion. De cette manière, le nom du roi Harold s’écrit tantôt Harold 62,
tantôt Haraldus63, etc.
28
Ce qui est plus étonnant, c’est que les formes peuvent varier au sein d’une même
source. Ainsi, dans la charte originale S 1379, émise par l’évêque de Dorchester en 995,
le nom du roi Æthelred II (978-1016) est graphié de deux façons différentes sur une
même page : Æðylredi et æþelredus64. Dans la Chronique anglo-saxonne, de la même
manière, le nom du roi Edward (1042-1066) reçoit deux graphies distinctes : Ædward et
Eadward65.
29
Dans de nombreux cas, il est difficile de savoir si la variante doit être considérée
comme signifiante d’un point de vue linguistique ou si elle fut simplement introduite
par le scribe. En effet, certaines peuvent inscrire un même nom dans un autre espace
linguistique, au sein du continuum germanique : vieux norrois, vieil anglais, vieux
frison, vieux saxon, etc. Devons-nous prendre au pied de la lettre les différences entre
Oda, Odo et Otho, etc., ou celles qui existent entre les racines ferth, frith, frod et frid, etc.,
ou entre beorn, bern et björn66 ?
Identifier les personnes et les groupes
Absence de signes d’identification fiable
30
Même lorsque les noms et les formes sont identifiables, l’accumulation d’homonymes
dans les listes de témoins, les sources nécrologiques ou les sources fiscales ne favorise
pas le travail d’identification des individus. Ainsi dans la charte S 864, émise en 987, on
compte cinq individus nommés Leofric67. Dans la charte S 1003, émise en 1044, on trouve
deux Ælfric, trois Ælfwine, deux Æthelweard, trois Godwine, deux Lyfing et deux
Wulfweard68. Ce problème est une constante. Entre 973 et 981, trois évêques s’appellent
Ælfstan (à Londres, Rochester et Ramsbury). Au milieu du Xe siècle, il y a même
quatre évêques qui se nomment Beorhthelm (à Wells, Selsey, Winchester et Londres). Or
les chartes les distinguent rarement. Quand tous souscrivent, la situation est facile à
saisir ; en revanche, quand il n’y en a qu’un ou deux, il est compliqué de savoir qui était
réellement présent.
31
S’il existe des surnoms en Angleterre anglo-saxonne, le système n’est absolument pas
stable ou même courant. Ainsi, dans le Domesday Book, Æthelnoth Cild est parfois
appelé Æthelnoth of Canterbury, mais généralement Æthelnoth de Kent ou Æthelnoth, tout
court, en-dehors de ce comté69. De même, Eadgifu the Fair reçoit, suivant les entrées du
livre, plusieurs surnoms et, parfois, aucun70.
48
Identifier les individus dans les chartes et les sources fiscales
32
Pour pallier ces difficultés, plusieurs spécialistes ont proposé des solutions et les ont
mises en application. Dans le cas des libri vitae, nous partons du principe que les
individus étaient enregistrés une seule fois chacun71.
33
Pour identifier les témoins des chartes, Simon Keynes a proposé de considérer que les
mêmes personnes figuraient dans les listes à des endroits similaires d’une charte à la
suivante (en particulier les évêques, dont le rang dépendait de l’ancienneté en fonction
et de l’importance du siège épiscopal), tout en appliquant à l’ensemble de la
documentation une économie de moyens substantielle pour réduire le nombre
d’homonymes « fantômes »72. Afin de compléter les listes établies par Simon Keynes, le
projet de Prosopography of Anglo-Saxon England s’est progressivement développé, avec
pour objectif d’intégrer la totalité des sources faisant référence à un individu ayant
vécu en Angleterre73.
34
De la même manière, pour identifier les individus du Domesday Book, Chris Lewis a
proposé de faire intervenir plusieurs critères complémentaires 74 : 1. Le fait de partager
un surnom ou un nom inhabituel. 2. La transmission des domaines d’un seigneur anglosaxon à un seigneur normand est assez systématique pour que l’on puisse déduire,
lorsque deux noms se répondent régulièrement, que chacun ne désignait qu’une seule
personne. 3. La proximité géographique. 4. La taille du domaine : plus le domaine est
grand, plus il est probable que le lord détenait d’autres domaines et sans doute à une
distance plus grande. 5. L’arrière-plan prosopographique, familial ou seigneurial, en
comparant avec les autres lords d’un même overlord. La mise en application
systématique de cette méthode est prévue dans le cadre du projet Profile of a Doomed
Elite à King’s College.
Identifier les groupes
35
Dans la continuité des idées développées par Simon Keynes, il a été question de
considérer tout groupe de noms successifs revenant dans plusieurs chartes comme
appartenant à la même parentèle. En se fondant sur ce principe, Ann Williams propose
d’identifier certains membres de la parentèle d’Odda de Deerhurst 75.
36
Par ailleurs, la division d’un héritage commun entraînait vraisemblablement la
séparation de manors en entités de taille égale, ce qui fait de deux individus disposant
d’une même quantité de terre dans un même village des parents présomptifs.
Appliquant cette méthode, Ann Williams parvient à proposer une reconstitution très
spéculative de la parentèle de l’ealdorman Æthelwine76.
37
Enfin, l’idée de recouper plusieurs indices convergents est la technique la plus
courante : amitié avec une même institution ecclésiastique, charges similaires, liens
d’amitié avec le même groupe de personnes, possession de domaines dans une même
zone, etc.77. Ce faisant, Pamela Nightingale, suppute une filiation entre plusieurs
monétaires nommés Deorman et officiant à Londres78.
49
Conclusion
38
En grammaire et en philosophie, depuis l’époque antique, le nom est un moyen de
connaître la chose dont on parle. Dans une optique littéraire et religieuse, il décrit la
personne selon le principe nomen omen. Dans une optique sociale, il initie une
connexion entre personnes, en jouant le rôle d’opérateur de relations sociales, mais il
inscrit aussi la personne dans des hiérarchies, dans des groupes et dans des formes
d’interconnaissance.
39
En conséquence, le nom est omniprésent dans le champ social et donc dans les sources.
Qu’il y en ait ou non dans un document particulier, les gens qui l’ont produit et utilisé
pensaient avec des noms. En effet, le nom est un moyen privilégié de la
transsubstantiation d’un réel impossible à réduire aux concepts (un individu) dans le
champ du langage. Il fait figure, dans les documents, de trace ou d’image de la
personne. Aussi représente-t-il souvent plus que la personne ; il représente aussi son
âme, en particulier dans la liturgie et dans les documents qui en découlent, comme les
libri vitae.
40
Par ailleurs, le nom reflète la société dans laquelle il est utilisé, aussi bien par la langue
qu’il mobilise, par les valeurs qu’il convoie, par les grandes figures auxquelles il fait
référence, etc. À l’instar de sa culture, l’onomasticon d’un groupe évolue et, en
conséquence, se posent d’inévitables problèmes de transmission pour les périodes
anciennes. Il convient donc d’être d’autant plus attentifs aux noms et à leurs formes
que grandit l’incompréhension entre générations étudiées et générations qui
transmettent les informations à leur sujet.
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Northern Research, n° XII, p. 127-153.
53
—, 1949, « Anglo-Saxon Poetry and the Historian », Transactions of the Royal Historical Society, n° 31,
p. 75-94.
— (éd.), 1981, Councils and Synods with other Documents Relating to the English Church, 1: AD 871-1204,
Oxford, Clarendon.
WILLIAMS Ann, 1989, « A vice-comital family in pre-Conquest Warwickshire », in : BROWN Robert
Allen (dir.), Anglo-Norman Studies, XI. Proceedings of the Battle Conference, 1988, Woodbridge, Boydell,
p. 279-295.
—, 1997a, « A West-Country Magnate of the Eleventh Century: the Family, Estates and Patronage
of Beorhtric Son of Ælfgar », in : KEATS-ROHAN Katharine S. B., 1997, p. 41-68.
—, 1997b, Land, power and politics: the family and career of Odda of Deerhurst, Deerhurst, Friends of
Deerhurst Church.
ZUPITZA Julius (éd.), 1880, Ælfrics Grammatik und Glossar, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung.
NOTES
1. HADLEY 2006, p. 1 ; BEECH 1992, p. 197-198.
2. KELLY 1990, p. 43-46.
3. FOOT 2006.
4. GALBRAITH 1934, p. 214.
5. Pour une liste de ces documents, voir The Electronic Sawyer, http://www.esawyer.org.uk/about/
index.html
6. Il y en a parfois beaucoup plus. Ainsi la charte de fondation de Pershore (S 786), datée de 972,
compte 45 personnes dans la liste de témoins.
7. GERCHOW 1988, p. 8-84 ; MCKITTERICK 1999, p. 161.
8. Oxford, Bodleian, ms. Bodley 579.
9. Cambridge, University Library, ms. Kk.5.32 (2074), fol. 50-55v.
10. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 9, p. 3-14. Cambridge, Trinity College, ms. O.
2.1.
11. British Library, ms. Cotton Titus D.xxvi-xxvii ou ms. Additional 40000.
12. Pour l’édition de certaines de ces listes, voir GERCHOW 1988.
13. British Library, ms. Stowe 944 ; KEYNES 1996. Manuscrit rédigé en 1031 sur demande
de l’abbé Ælfwine du New Minster à Winchester.
14. British Library, ms. Cotton Domitian A.VII ; ROLLASON et al. 2007. Le livre, consigné à
partir du IXe siècle, émane d’une communauté religieuse du nord de l’Angleterre.
15. SCHMITT 1994, p. 17-18 ; MCLAUGHLIN 1994, p. 190 ; GREENE 1999.
16. MOORE 1997, p. 171-174.
17. http://www-cm.fitzmuseum.cam.ac.uk/emc/.
18. DOLLEY et al. 1961.
19. BLACKBURN 1996.
20. BIDDLE 1976 ; NIGHTINGALE 1982 ; STEWART 1988.
21. HOLMAN 1996, p. 6.
54
22. OKASHA 1971 et ses compléments, chaque décennie, dans la revue Anglo-Saxon England.
23. HOLMAN 1996, p. 11 ; OKASHA 1971, p. 4.
24. Ainsi
OKASHA
1971, n° 12, sur le cadran solaire de Bishopstone, conserve seulement le nom
d’un certain Eadric.
25. HARMER 1952 ; CHAPLAIS 1965, p. 166-167.
26. SHEEHAN 1963, p. 19 et p. 54-59 ; TOLLERTON 2011, p. 15-23.
27. LANCASTER 1958, p. 360-362.
28. SHEEHAN 1963, p. 67 ; TOLLERTON 2011, p. 228-278.
29. Pour l’édition de la plupart de ces documents, voir WHITELOCK 1930.
30. MORRIS 1975-1992. Pour les autres sources fiscales, voir ROFFE 2001.
31. Pour le but fiscal, voir
MAITLAND
1897, p. 3 et
HARVEY
1987. Pour le but féodal, voir
GALBRAITH
1961, p. 37-38 et HOLT 1987.
32. GALBRAITH 1961, p. 33-34.
33. En particulier la Chronique anglo-saxonne (DUMVILLE et al. 1983-) et la Chronique
d’Æthelweard (CAMPBELL 1962).
34. Comme l’Historia de Sancto Cuthberto (SOUTH 2002).
35. Comme le cycle de Swithun ( LAPIDGE 2003) ou les vies des évêques réformateurs du
Xe siècle
(LAPIDGE et al. 1996 ; LAPIDGE 2009 ; LAPIDGE et al. 2012).
36. L’Encomium Emmae reginae (CAMPBELL et al. 1998).
37. Exeter Cathedral Library, ms. 3501. Vercelli, Biblioteca Capitolare, ms. CXVII. British Library,
ms. Vitellius A.xv. Ces textes sont tous édités en ligne sur : http://www.sacred-texts.com/neu/
ascp/
38. Les auteurs majeurs sont Ælfric d’Eynsham ( SKEAT 1881-1900 ;
POPE
1967-1968 ;
CLEMOES
1997 ;
GODDEN 1979) et Wulfstan d’York (BETHURUM 1998). On y ajoute les Blickling Homilies (MORRIS 1880) et
les Vercelli Homilies (SCRAGG 1992).
39. WHITELOCK 1949 ; MAGENNIS 2004, p. 163.
40. GODDEN 1978, p. 107-108 ; WHATLEY 1996, p. 437-438.
41. LAW 1982.
42. Les Excerptiones de Prisciano (PORTER 2002), la grammaire vernaculaire d’Ælfric (ZUPITZA 1880) et
un abrégé de Priscien et Donat (BAYLES 1993).
43. PORTER 2002, p. 60-62.
44. GWARA et al. 1997 ; GARMONSWAY 1999.
45. GWARA 1996, p. 36-37.
46. WHITELOCK 1981.
47. Se référer aux ouvrages parus dans la collection de la Henry Bosworth Society.
48. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 422, fol. 369 et suiv. Voir le manuscrit sur le site de la
Parker Library : http://dms.stanford.edu/catalog/CCC422_keywords
49. BERTRAND-QUINQUET 1799, p. 148-149 ; CRYSTAL 2003, p. 17.
50. Ibid., p. 56.
51. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 198.
52. Oxford, Bodleian, ms. Laud Misc. 636.
53. S 645, S 649, S 702, S 717, etc.
54. S 736.
55. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 198, fol. 371v.
55
56. LESTREMAU 2015.
57. British Library, ms. Royal 15.C.vii.
58. OKASHA 1971, n° 111.
59. CLARK 1996a et 1996b.
60. WILLIAMS 1989, p. 281.
61. FELLOWS-JENSEN 1986, p. 37.
62. Monnaies de type N 836.
63. Charte S 1021, vers 1050.
64. British Library, ms. Harleys Charters 43.C.7.
65. Oxford, Bodleian, ms. Laud Misc. 636, fol. 51-51v.
66. Pour des exemples, voir FEILITZEN 1937.
67. British Library, Cotton Charters viii.14.
68. Exeter, DC 2526.
69. CLARKE 1994, p. 237-238 ;
WILLIAMS
1997a. Dans le Buckinghamshire, son surnom est cilt suscrit
(4,29), chentiscus (4,36) ou il n’y a pas de surnom (4,38).
70. Pulchra (Cambridgeshire, 14,2), faira (Suffolk 46,4 et 46,5) ou aucun (Cambridgeshire 14,5).
71. WHITELOCK 1940, p. 130.
72. Voir l’atlas des attestations dans
KEYNES
1980, republié en ligne sur
http://
dk.usertest.mws3.csx.cam.ac.uk/node/118
73. Voir http://www.pase.ac.uk/index.html
74. LEWIS 1997.
75. KEYNES 1980, p. 154-162, p. 188-189 et p. 209-213 ;
p. 4-5.
WILLIAMS
1997a, p. 61, et 1997b,
76. WILLIAMS 1989, p. 281.
77. WILLIAMS 1997b, p. 5-6. Pour l’exposé de ces méthodes, voir LE JAN 1995, p. 180.
78. NIGHTINGALE 1982.
RÉSUMÉS
Dans le contexte de l’Angleterre médiévale, l’étude des noms de personnes constitue un passage
obligé pour étudier les dynamiques sociales et culturelles. Néanmoins, pour des raisons
inhérentes à la période, au rôle de la culture écrite dans le royaume anglo-saxon et aux aléas de
la conservation pendant les siècles ultérieurs, nous disposons d’une documentation rare et
lacunaire, qui se prête peu aux exigences d’un discours scientifique sur les règles sous-jacentes
du système anthroponymique insulaire. Dans notre communication, nous souhaiterions établir
une typologie des sources disponibles et utilisables, montrer les problèmes que ces sources
soulèvent et proposer plusieurs solutions méthodologiques pour les exploiter.
56
INDEX
Mots-clés : Angleterre anglo-saxonne, diplomatique, épigraphie, hagiographie, Domesday Book,
prosopographie
AUTEUR
ARNAUD LESTREMAU
Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris
57
A special context for the usage of
geographical common words
Medieval charter writing practices
Barbara Bába
Article supported through the New National Excellence Program of the Ministry of Human
Capacities
1
(1) In the early Old Hungarian period the publication of charters was a special medium
of the usage of geographical common words, as these lexemes denoting places tend to
occur rather frequently as Hungarian words embedded into the Latin texts of charters.
Therefore this special occurrence of geographical common words deserves profound
attention and detailed study of the typical roles of this group of lexemes in charters.
2
Although as a rule the Hungarian content of charters is predominantly made up by
proper names, they contain also a significant number of common names that refer to
places. Incorporating vernacular words into the Latin text was characteristic of charter
writing practices across Europe. Nevertheless while proper names as Hungarian
linguistic elements have attracted researchers’ interest, much less attention has been
dedicated to the utilisation of vernacular common word elements for the purposes of
language history1.
3
Researchers have formulated different explanations for the occurrence of Hungarian
linguistic elements in charters written in Latin. Obviously, following European
patterns, occurrences of Hungarian proper names in texts were mostly related to the
legal assurance provided by charters. However, the embedding of vernacular common
words and common word structures is not to be justified with the same legal
safeguarding role. An explanation for the appearance of Hungarian lexemes in the texts
could be the assumption that the emergence of charters may have created a linguisticpsychological situation in which the notaries’ linguistic consciousness was constantly
floating between two languages, and this could have triggered the phenomenon that
besides proper names also other Hungarian elements came to be inserted into the texts
of the charters. Thus in addition to the contemporary norms and rules of charter
58
writing, also some kind of linguistic confusion of the charter writer could have served
as a background for the mentioned phenomenon2.
4
(2) Among common words denoting places two larger groups of words can be
distinguished whose elements can often be identified in Hungarian in the text of
charters. Either of these preferred groups of words contains names of trees. Their
Hungarian language occurrence within the charters can be explained by the fact that in
medieval times trees played a significant role in the demarcation of edges and borders
due to their relative stability and clear visibility3. The other group of common words
that keep turning up frequently in charters in Hungarian is the group of geographical
common words. In the Latin texts both the Latin and the Hungarian geographical
common words serve the same purpose of embedding Hungarian toponyms into the
text4.
5
(3) During the study of the elements written in Hungarian it is of crucial importance
whose language usage is reflected in these Hungarian linguistic elements. From this
aspect, the socio-onomastic value of the toponymical data and that of the geographical
common words is not equivalent. Namely, due to the legal safeguard role of charters,
toponyms were inserted into these texts in the language of the particular community,
and as such, they can be assumed to reflect the language usage of the given community
authentically, because this was in the best interest of the community. Preserving the
locally used forms of names was namely a guarantee that in the case of a potential legal
dispute the identification of the toponym should be beyond doubt 5. The assumption
that the forms of toponyms originated from the local language and name usage is
underpinned also by the fact that the pieces of information related to the places were
provided by local people. However, in the charters Hungarian geographical common
words appear in the role of Latin geographical common words (e. g. 1263: est iuxta
quendam potok, qui wlgariter Scorinpotok nominatur6), therefore we have good reason to
assume that they mediate the charter writer’s language usage.
6
(4) On the one hand, in charters the frequent insertion of geographical common words
in Hungarian may be motivated by the charter writer’s intention to avoid the repetition
of words. In addition, geographical common words serve also the clear identification of
places whose names are not semantically transparent7. At the same time, this role is
obviously perfectly fulfilled also by Latin geographical common words; it is not by
chance that these are also much more typical in this role. The dominant appearance of
Latin type indicator elements can be observed in a charter from 1255: Latin common
word references are characteristic even when the names contain Hungarian
geographical common words (1255: ad alium fluuium Zumulnukfew vocatum; et per
eundem fluuium8). In addition, not even the otherwise typically high-frequency
geographical common word patak ‘brook’ occurs as a common word in the charter in
spite of the fact that the word appears also in the posterior constituent of the name
(1255: ad fluuium Borna potoka vocatum, et per eundem fluuium 9). Such solutions are
much more frequent in the texts of charters than formulations with Hungarian
geographical common word structures.
7
As to why Hungarian elements still appear in the same role is explained by most
researchers as a result of an oscillation between the two languages, or a kind of a mixed
linguistic code of the texts10. Nevertheless, the occurrence of Hungarian and Latin
common word elements referring to different types of places displays also some
regularities. For instance, common word references to roads are mostly in Latin 11.
59
8
In the Latin master text the geographical common words that appear in the form of
Hungarian common words may have more roles: (a) they may be elements that denote
a specific type of place, referring back to an earlier toponym (e. g. 1263: Scorinpotok
[…] eundem potok12), (b) they may stand next to a toponym directly as epexegetic
elements replacing Latin geographical common words (e. g. [+1287]/14th century: ad I
bercz Agyagus bercz dictum13), and (c) Hungarian geographical common words may
appear independently of toponyms, merely as common word denotations of a specific
place (e. g. 1252: Uenit ad vnum berch14).
9
(a) In the Latin master text geographical common words may appear both in Latin and
in Hungarian. One of the earliest charters of Hungarian language history, the mid-11th
century deed of foundation of the Tihany abbey uses Hungarian lexemes (e. g. nogut,
kurtuelfa, aruk fee) even in places where other charters would use Latin elements (e. g.
ad magnam viam, arbor piri, ad caput rivuli)15. However, the geographical common words
which replace proper names, having the function to refer back to these, are typically in
Latin (e. g. 1055: balatin […] super lacum; 1055: tichon […] illa insula) 16, thus cases where
Hungarian elements would have a post-referencing function are rather rare (e. g. 1227:
Nerges berch […] eundem berch 17). Why nevertheless some post-referencing elements
still appear in Hungarian may be influenced by several factors.
10
Some place types are less frequently linked with post-referencing elements in
Hungarian, for example, also roads typically appear in Latin in this role (1235: er quam
de villa Donsuth venitur Varadinum, et in eadem via18). In this aspect, occasionally we may
perceive differences between place types even within the text of the same charter. For
example, in the case of a charter from 1263 the geographical common word patak
(‘brook’) occurs as a post-referencing element (1263: est iuxta quendam potok, qui
wlgariter Scorinpotok nominatur […] eundem potok), whereas the charter writer refers
back to the name of the forest with the Latin silva lexeme (1263: ad siluam Zaua, et
eandem siluam19). Similarly, in a charter from 1291 we can observe the same: some place
types – such as names of forests or springs – are referred to exclusively by Latin type
indicators (e. g. fontem nomine Monoroskuth […] eodem fonte; illetve siluam Bykes nomine,
et eandem siluam), whereas in the case of other names also Hungarian post-referencing
elements appear (e. g. Nogysyzpataka, et ubi eandem patak cadit […] et in eodem patak 20).
During the study of these details in charters we can clearly observe that as a rule the
appearance of Hungarian post-referencing elements is preceded by a Hungarian
geographical common word standing next to the name, while the usage of postreferencing elements in Latin is typically linked to a name which is explained by a Latin
geographical common word.
11
Also the structure of the name seems to influence the choice of the post-referencing
lexeme. In the case of the charter from 1263 mentioned above it is noteworthy that the
word patak tends to appear in the text as a post-referencing element when it was
preceded by a hydronym containing the same name part (1263: est iuxta quendam potok,
qui wlgariter Scorinpotok nominatur […] eundem potok21). Patak can be found in the same
post-referencing role rather frequently also in other charters (e. g. [1240]/[1240]: in
altum iuxta Rithonich potoka et transit illud potok 22; 1334: iuxta rivulum Balahtpataka
superius viam […] in eodem patak transeundo 23; 1245/1588: ad Beredincha pathaka et per
pathoka24). In one instance the word fok ‘a brook or channel flowing out of a larger
water’ appears referring to a toponym with an identical name part (1211: locum qui
uocatur Harrangudfoca […] iuxta eundem foc25), while the lexeme bérc ‘mountain, crest’
60
appears several times (1227: que in hungarico Nerges berch nominatur et per eundem
berch26; 1296: Ascendendo per Kyzepbirch […] Per eundem birch perveniet ad unum collem
magnum27).
12
However, in the charter of 1263, hydronyms that do not contain a geographical
common word are later usually referred to with Latin place type indicator lexemes (in
riuum Cohinnich, et transiens eundem riuum28). Also the following citations from the
charter show the tendency that in general names that do not contain a geographical
common word are usually referred to with Latin place type indicator lexemes: 1262: ad
fluuium Harnad, et iuxta eundem fluuium29; 1217: ad vnum riuum qui vocatur Kutusd et per
eundem riuulum30; 1256: et rivulum, qui nominatur Stergomla, et per eundem rivulum 31. It is
evident also from the text of the charter from 1291 that the structure of the names
affects the choice between the different post-referencing elements. Hydronyms that
contain the geographical common word patak are usually referred to with the
Hungarian geographical common word patak (Nogysyzpataka, et ubi eandem patak cadit
[…] et in eodem patak), whereas the hydronyms that do not contain the element patak
are typically post-referenced through geographical common words in Latin (Sayo, et
circa quandam arborem salicis exyt de eodem fluuio).
13
The frequency of certain geographical common words is substantially higher in postreferencing role than the frequency of others. It is not an incident that in this respect
research has focused primarily on the geographical common words patak and bérc,
because these two have been identified as the most characteristic Hungarian postreferencing elements found in Latin texts. Nevertheless, in many cases these
occurrences may contradict the “regularities” articulated earlier.
14
For example the element patak may sometimes refer not only to hydronyms that
contain this name part, but also to names that do not contain the lexeme patak (1299/
14th century: descendit in vallem, que vocatur Zarazorbow […] ascendit per ipsum potak […]
per idem patak ascendit ad caput eius […] cadit in potak 32. Similarly, also the element bérc
may stand in a post- (or occasionally even pre-) referencing relation to names that
contain a different geographical common word as posterior constituent (1338: ad vnum
berch, Darabhege nuncupatum, et exeundo de ipsa semita in vertice ipsius ad partem
orientalem eundo, in fronte eiusdem berch descendit in fluuium Topul 33).
15
(b) Hungarian place type indicator elements may not only assume a post-referencing
role, but they may also adjoin Hungarian toponyms, as epexegetic elements to these.
Differences between the types of places can be observed also in the geographical
common words used as epexegetic elements. Similarly to the earlier mentioned postreferencing function, Hungarian geographical common words do not occur in
epexegetic role next to the names of roads or forests, since this role is at all times
performed by Latin geographical common words (e. g. 1334: tangit I publicam viam, que
Zaazwt nuncupatur34; 1286: et silue Feketeu Erdeu dicte35).
16
Studying these structures it can be observed that the epexegetic elements are usually
geographical common words that are identical with the posterior elements of the name
(e. g. [+1287]/14th century: ad I bercz Agyagus bercz dictum 36; 1329: in latere I beerch
Kysakazto beerchy37; 1291: ad quidam patak Sygpatak nomine 38; 1334: intrat in quidam
potok Magapataka39; 1372/1377: Ad aliud er Tekereser nominatum 40). Nevertheless, it is
not rare that the particular common word element does not appear in the name: this
was observed in several instances in the case of bérc ‘mountain, crest’ (e. g. 1282:
quoddam beerch Kyslacus vocatam41) and ér ‘brooklet’ (e. g. 1372/1377: Ad vnum er
61
Rakatyas nominatum 42), and moreover, in some examples the posterior constituent
contains a different geographical common word e. g. 1270/1387: Unum berch Darabheg
dictum43; [1239]/1239: ad patak Kekkektowa 44). This is not surprising, since the words
bérc and patak occur quite frequently in charters as common words, yet – as we have
seen – in this function we can find also other geographical common words.
17
The geographical common word bérc ‘mountain, crest’ appears even within the same
charter in highly versatile roles. For instance in a charter dating back to 1256 it appears
first as a toponym. The toponym character of the data is enhanced also by the use of
the Latin word nominatur, which is typical of proper names (1256: ad vnum monticulum,
qui Berch nominatur 45). The lexeme bérc appears several times also later on in the text,
already replacing Latin place type indicators. Moreover, in these text sections bérc
explains three toponyms with different geographical common words as posterior
constituents (1256: ad vnum berch, qui vulgo Eregeteuhig vocatur […] ad vnum berch, qui
vulgo Humurozou dicitur […] ad vnum berch, qui vulgo dicitur Humucteteu46). These
details signal that in the usage of the Latin language in medieval Hungary this lexeme
behaves likes a charter word (i.e. as a Hungarian neologism of the Latin language as
used in Hungary).
18
Until now, from the aspect of this role of the Hungarian epexegetic elements research
has mainly focused on the lexemes bérc ‘mountain, crest’ and patak ‘brook’. The
elements bérc and patak can often be seen in this function in Latin texts indeed.
However, also the geographical common word ér ‘brooklet’ appears in this role rather
frequently in the second half of the 14th century (e. g. 1372/1377: Ad aliud er Tekereser
nominatum47; 1393/1446: Usque ad quoddam er wlgo Nager dicto 48, 1394/1446: Usque
quoddam er wlgo Zortuser dicto 49). Since with respect to the lexemes bérc and patak
researchers concluded that this resulted from a generalisation of the meaning of these
words50, it is likely that also the meaning of the geographical common word ér had
become more generalised by the second half of the 14th century. This assumption is
reinforced even more by examples where the lexeme ér does not constitute a part of
the toponym, yet it appears as an epexegetic element (e. g. 1364: Vnum er
Sarnyapathaka dictum 51). It is noteworthy that –beyond the geographical common
words that appear most frequently in this role – we can identify also the geographical
common words liget ‘smaller, thin forest’ (e. g. 1243/1335: qd. lyget, quod vocatur Borsodi
Dubodel52; 1427: Quddam lygeth Cheres nominatum53), zátony ‘island’ (e. g. 1340/1389:
Transit ad medium Danubii ad quendam zaton vulgariter Veytheh Fuuenye nominatum 54),
sár ‘marshland, swampy area’ (e. g. 1265: Profunda aqua saar que wlgariter Evrem
appellatur55; 1327: Ad paludem saar Huzyusaar nominatum56) and fok ‘a brook or channel
flowing out of a larger water’ (e. g. 1468: Peruenissent ad quoddam fok Byskefoka
vocatum57) assuming the same role.
19
(c) Hungarian common word elements may appear in charters even if they have no
toponym counterparts in the texts, that is to say, in cases when the charter writer
mentions a particular place by using a common word. Therefore, in this function
common words are not used to refer to toponyms, thus avoiding repetition of the
latter, like in type (a), nor do they stand next to toponyms as epexegetic elements
embedded into the Latin text, like in type (b). In fact it can be assumed that their
appearance in the texts results from the mixed linguistic code of the charters 58.
20
The status of Hungarian geographical common words that occur independently of
toponyms differs from the ones that refer back to toponyms or the ones that stand next
62
to toponyms as epexegetic elements. This exemplifies well that in this function we may
discover lexemes which otherwise have not been identified as common words used in
other situations, such as the lexeme eresztvény ‘young sprouting forest’, which stands as
a common word independently of a toponym in the following excerpt of a charter:
1234: iuxta I erezthwen59.
21
Analysing the frequency of specific Hungarian geographical common words occurring
in Latin charters a much higher variety of these denoting places can be witnessed, than
in post-referencing or epexegetic functions. In addition to the highly frequent bérc
(e. g. 1252: Uenit ad vnum berch60) and patak (e. g. 1275: ad I potok et per ipsum potok 61),
we can find also the geographical common words fok ‘a brook or channel flowing out of
a larger water’ (e. g. 1280: Peruenit ad arborem harast que est iuxta quoddam fuk 62), mocsár
‘swampy area covered with water plants’ (1293: Descendit in quoddam mochar 63), szurdok
‘narrow valley, path, riverbed between two steep cliffs’ (1267/1380: Ascendendo quoddam
zurduk vel horhag 64), berek ‘small, thin forest’ (e. g. 1252: Ad vnum beruk 65), liget ‘small,
thin forest’ (e. g. 1243/1354: Deinde uadit ad vnum liget 66) and halom ‘low hill’ (e. g. 1310:
ad I holum in t. arabili67) in this function. The phenomenon may be related to the
tendency that while both post-referencing elements and the ones standing next to
toponyms in an epexegetic function are usually geographical common words with a
more general meaning, the appearance in Latin texts of lexemes that are independent
of toponyms is not restricted by such limitations.
22
However, it should be pointed out that some of the above listed examples may hold also
the status of a toponym. Namely, in the case of geographical common words occurring
independently of proper names it can be challenging to establish whether specific
occurrences in a particular charter should be categorised as common words or proper
names. The decision may be facilitated by the presence of Latin determiners standing
next to the geographical common words: pronouns such as quidam, quaedam, quoddam
meaning ‘a particular, specific’ (e. g. 1291: transit Danubium quidam fuk 68) and unus (una,
unum) in the sense of ‘a(n)/one’, or the numeral duo (duae, duo) meaning ‘two’ (1295:
Transit vnum mochar69) reveal the common word nature of the Hungarian elements. In
these cases the Hungarian geographical common words actually behave as neologisms
in the Latin text, which is underpinned by the fact that the Hungarian lexemes
denoting places may be complemented with a Latin attribute (e. g. 1315/1370/1752:
descendit ad I siccum potok ‘dry brook’70; 1249: ad siccum potok71; 1271: In vno sicco potok
vadit72; 1279: Ascendit per aliud minus potok super arborem berekenye ‘smaller brook’ 73).
We can find the geographical common words bérc, szurdok and liget in similar roles.
23
(5) In conclusion, we can make the following statements. Common word occurrences of
geographical common words are unlikely to result from the legal safeguard role of
charters, in fact their appearance seems to reveal a less conscious behaviour of the
charter writers, and is likely to be related to a linguistic-psychological situation that
manifested in a constant mediation between the two languages. Therefore, in a sense,
the fact that Hungarian common word elements were mixed into the Latin text of
charters may be accidental, or even more, a behaviour reflecting the linguistic
confusion of the charter writer. Therefore, the presence of Hungarian elements
replacing Latin common words is not a typical solution: Latin geographical common
words remain dominant in all of the related functions. Thus the Hungarian elements
can be linked primarily to the language usage of the charter writer. Consequently,
beyond the temporal and spatial variation of charter writing practices, the study of the
63
Hungarian geographical common words embedded into Latin texts is made even more
difficult by the differences in the practices of the individual charter writers.
Nevertheless, despite some inconsistency, we can still decipher some tendencies.
24
With regard to Hungarian geographical common words in post-referencing or
epexegetic function standing next to a toponym we can identify the factors that
determine whether the specific common word element of a Latin text stands in
Hungarian or in Latin. On the one hand, the choice is clearly influenced by the type of
the place. In addition, we can observe that the occurrence of common words in
Hungarian or Latin may be linked also to the structure of the name: in some cases it is
of crucial significance if the posterior constituent of the name contains a geographical
common word. At the same time, there exist some geographical common words which
are so wide-spread in these functions (e. g. bérc and patak) that independently of the
structure they may assume both post-referencing and epexegetic functions. However,
Hungarian common words appearing in the Latin texts independently of toponyms
display different characteristics in comparison with the other two types: in this role we
may namely identify also types of places that do not occur as post-referencing or
epexegetic elements, furthermore, geographical common words are also more widely
represented in this function.
BIBLIOGRAPHY
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NOTES
1. HOFFMANN 2004, p. 10, 12.
2. Ibid., p. 12.
3. Ibid., p. 42.
4. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41.
5. BÁRCZI 1947, p. 88-89.
6. ÁÚO. XI, p. 529.
7. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41; cf. SOLTÉSZ 1979, p. 112.
8. F. IV/2, p. 301.
9. Ibid.
10. BALÁZS 1989, p. 104
11. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41.
12. ÁÚO. XI, p. 529.
13. Gy. 4, p. 79.
14. OklSz, p. 63.
15. BALÁZS 1989, p. 103.
16. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40.
17. Gy. 4, p. 249.
18. F. 3/2, p. 436.
19. ÁÚO. XI, p. 529.
20. ÁÚO. X, p. 53-56.
21. ÁÚO. XI, p. 529.
22. Gy. 1, p. 810.
23. Ibid., p. 763.
24. Gy. 2, p. 511.
25. ÁÚO. I, p. 115.
26. Gy. 4, p. 249; RESZEGI 2011, p. 74.
27. OklSz. p. 64.
28. ÁÚO. XI, p. 529
29. ÁÚO. VIII, p. 39.
30. ÁÚO. XI, p. 153.
31. F. 7/4, p. 119.
32. Gy. 2, p. 177; cf. HOFFMANN 2003, p. 668.
33. F. 8/4, p. 365.
34. Gy. 3, p. 337, 361.
35. F. 5/3, p. 330.
36. Gy. 4, p. 79.
37. Gy. 3, p. 374.
65
38. Gy. 2, p. 501.
39. Ibid., p. 538.
40. OklSz. p. 191.
41. ÁÚO. IX, p. 343.
42. OklSz., p. 191.
43. Ibid., p. 64.
44. Gy. 2, p. 421.
45. ÁÚO. II, p. 267; cf. HOFFMANN 2004, p. 54.
46. ÁÚO. II, p. 267-268.
47. OklSz. p. 191.
48. Ibid., p. 191-192.
49. OklSz., p. 192.
50. RESZEGI 2011, p. 74.
51. OklSz., p. 191.
52. Gy. 2, p. 533.
53. OklSz., p. 588.
54. Ibid., p. 1112.
55. Ibid., p. 829.
56. Ibid., p. 829.
57. Ibid., p. 254.
58. RESZEGI 2011, p. 75.
59. Gy. 1, p. 476; ÁÚO. XI, p. 266.
60. OklSz. p. 63.
61. Gy. 2, p. 559.
62. OklSz. p. 253
63. Ibid., p. 661.
64. Ibid., p. 945.
65. Ibid., p. 66.
66. Ibid., p. 588.
67. Gy. 1, p. 114.
68. Gy. 2, p. 389; cf. HOFFMANN 2004, p. 56, OklSz., p. 253.
69. OklSz., p. 661; cf. HOFFMANN 2004, p. 56.
70. Gy. 1, p. 77.
71. ÁÚO. VII, p. 292.
72. OklSz., p. 753.
73. Ibid.; cf. HOFFMANN 2004, p. 57.
AUTHOR
BARBARA BÁBA
Université de Debrecen (Hongrie)
66
Variations onomastiques basques et
romanes au Moyen Âge en fonction
de la langue des sources
Patxi Salaberri
1
L’objectif de cette étude est de comparer les différents traitements subis au Moyen Âge
par certains toponymes de Navarre en fonction de la langue de rédaction des
documents et ce, bien que la langue ne constitue pas un facteur entièrement
déterminant. L’administration de Navarre utilisa le latin pendant les premiers siècles
d’existence du royaume (dit d’abord « de Pampelune », puis « de Navarre »). L’étendue
de ce royaume ne cessa d’évoluer pendant les siècles précédant la conquête castillanoaragonaise du premier quart du XVIe siècle (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon).
2
Le sujet de cette étude entretient, à l’évidence, des liens étroits avec l’histoire de
l’ancien royaume. Notre propos sera toutefois exclusivement linguistique.
3
Parmi les langues de rédaction des documents de Navarre figure tout d’abord le latin,
qui fut utilisé jusqu’à l’extrême fin du XIIe siècle ; à cette époque fut introduite la langue
romane connue sous l’appellation de « roman navarrais », qui fut la langue de rédaction
de la plus grande partie de la documentation jusqu’au XVe siècle inclus. Il existe
également une centaine de documents rédigés dans la langue romane apportée ou
adaptée par ceux que l’on appelait alors Francos (les « Francs ») ; ce volume
documentaire « est comparativement très modeste », d’après González Ollé 1.
4
Après la conquête de Nájera (La Rioja) au Xe siècle, la « langue de tradition romane de la
Rioja2 » va faire partie des parlers romans du royaume. La ville de Donostia (en langue
basque, San Sebastián en espagnol) fut fondée par le roi navarrais Sanche VI le Sage vers
la fin du XIIe siècle ; des populations parlant la langue gasconne et provenant peut-être
de Bayonne s’y installèrent alors3. Il est bien connu que le gascon des petites villes de la
zone de Fontarabie, du « passage » (Pasaia) et de la capitale du Guipuscoa (Donostia / San
Sebastián) est resté très vivant jusqu’au début du XXe siècle, ainsi qu’en témoignent les
traces qui en sont demeurées dans la toponymie de ces régions 4. Il existe, par ailleurs,
des documents écrits en français ; enfin, le mozarabe a dû être également présent au
67
sud du royaume (cf. « los quales nos auem sobre aquellas casas del barrio de los
moçaraues », Tudela, 12475).
5
Le terme Francos désignait les populations commerçantes originaires du Sud de la
France – c’est-à-dire d’une large zone géographique parlant l’occitan – qui s’étaient
établies en Navarre à la faveur de la politique royale de développement du commerce.
Ces populations s’étaient installées dans les villes et domaines du royaume, à Bastida en
Basse-Navarre (La Bastide-Clairence), dans la capitale Pampelune/Iruñea, à EstellaLizarra et dans d’autres petites villes que traversait le chemin de Saint-Jacques ou l’un
de ses embranchements comme celui de Puente la Reina/Gares par exemple.
6
Pendant les trois derniers siècles du Moyen Âge, trois bourgs existèrent dans la
capitale. Séparés par des murailles, ils eurent de nombreux litiges entre eux ; on en
arriva même à la guerre entre les Francos de Saint-Saturnin (ou Saint-Cernin 6) et de
Saint-Nicolas, d’un côté, et les habitants du bourg de la Navarrería, de l’autre. Ces
derniers ne pouvaient établir leur résidence dans les bourgs francs (tout au moins à
Saint-Cernin)7 ni exercer entre autres la profession de changeur. Un siècle et demi
après la guerre étudiée par Anelier dans son ouvrage La Guerre de la Navarrería (1277), le
roi Charles III décréta en 1423, par le Privilège de l’Union, la fusion des trois bourgs ; les
murailles intérieures furent détruites et « le régime juridique et administratif de la ville
unifié en une seule municipalité8 ».
7
Les Francos de la capitale mais également ceux d’Estella-Lizarra et d’autres lieux
provenaient le plus souvent, comme nous l’avons déjà précisé, d’une large zone où l’on
parlait la langue d’oc. Il serait toutefois absurde de croire que tous utilisaient la même
variété de langue. D’après González Ollé, ils parlaient l’occitan dans sa modalité
gasconne9. Mitxelena considérait en revanche l’hypothèse d’un « bain gascon » de
l’occitan comme « fort discutable10 ». Il ressort des travaux de cet auteur que ceux que
l’on appelait Francos avaient élaboré une langue commune ou, mieux, qu’il s’agirait d’un
phénomène de convergence vers une koiné issue de la combinaison d’éléments
linguistiques d’origines diverses. À ses débuts, cette koiné était peu marquée par le
gascon : c’était une « lingua franca qui ne pouvait être que le résultat de la combinaison
de la minimisation des difficultés rencontrées par les uns et les autres 11 ».
8
D’après Ciérbide, à qui l’on doit l’étude la plus approfondie de la documentation
occitane de Navarre, les documents « sont rédigés en occitan languedocien, une sorte
d’occitan standard originaire d’une région délimitée par certaines villes et leur zone
d’influence comme Toulouse, Albi, le Quercy et le Rouergue ; un occitan différent du
nord-occitan de Limoges, du Périgord, de l’Auvergne et de sud du Poitou ; différent
également des parlers de Provence12 ».
9
Il nous semble plus difficile de mesurer l’influence qu’a pu avoir le contact avec les
populations parlant l’euskara ; la bonne santé dont jouissait la langue basque serait
toutefois ce qui protégea, pendant un certain temps, la survie de la langue occitane
dans les villes et dans la capitale. Quand le castillan acquit de l’importance et que le
basque amorça son déclin, le roman navarrais et l’occitan fondirent « comme neige au
soleil13 ». Comme le précise González Ollé, le déclin de l’occitan est sûrement dû à
l’arrêt des migrations ultra-pyrénéennes vers Saint-Jacques de Compostelle, car il
rompait les liens des Francos avec leur région d’origine « en même temps qu’il fragilisait
l’essor économique basé, en grande partie, sur les privilèges commerciaux 14 ».
10
Le roman ou dialecte navarrais, rattaché auparavant à l’aragonais (navarro-aragonés ou
navarroaragonés15), surgit principalement dans les monastères de la partie méridionale
68
et orientale du royaume comme celui de Leire16 ; la cour et la chancellerie royales
employaient également le roman navarrais comme moyen d’expression 17. L’euskara
était une langue presque uniquement orale. Nous rejetons toutefois l’affirmation selon
laquelle le nouveau parler roman se serait étendu plus tard dans le bassin de
Pampelune et à Tierra de Estella (Estella-Lizarra et ses alentours), étant donné que les
deux zones parlaient, comme les nombreux travaux de Jimeno Jurío l’ont montré, une
langue basque très fermée et ce jusqu’à une date avancée du XIXe siècle. Nous devons
signaler à cet effet que le bassin de Pampelune ou Iruñerria apparaît encore, sur la carte
du prince Bonaparte publiée en 1863, comme entièrement bascophone. Notons par
ailleurs que l’administration du royaume de Navarre, puis de l’Espagne, sut attirer un
corps de fonctionnaires et de soldats étrangers à la capitale de Navarre ; toutefois,
celle-ci demeura longtemps quasi monolingue bascophone.
11
Nous ignorons l’usage populaire que put avoir le roman navarrais, mais l’on peut
supposer qu’il fut l’héritier du latin. Celui-ci avait été imposé comme seule et unique
langue dans la région du Sud-Est, la plus plate du royaume (Ribera, Sangosse et
alentours18), avec pour conséquence la disparition, dans certaines régions, du basque et
de la langue celtique, utilisée semble-t-il dans l’extrême Sud (à Cascante par exemple,
appelé kaiskata dans les inscriptions19). L’arabe, l’hébreu et le mozarabe furent
également en usage, mais, pratiqués sans doute par une fraction minoritaire de la
population de la zone sud du territoire, ils n’ont pas non plus laissé beaucoup de traces
dans la documentation du royaume. González Ollé20 considère que « ces groupes
n’eurent pas le volume linguistique suffisant pour prétendre avoir une influence sur la
situation générale ».
12
L’onomastique médiévale révèle clairement la présence de noms de personne arabes et
hébreux en Navarre ; nous ignorons toutefois jusqu’à quand perdura l’usage de ces
langues. Des toponymes comme El Fosal de los judíos “le cimetière des Juifs” de Murillo el
Fruto (1619) révèlent la présence ancienne (médiévale) d’une population de cette
confession, et ce indépendamment de sa langue d’usage quotidien.
13
Pour sa part, le basque était la langue la plus utilisée et la plus étendue du royaume,
mais se trouvait exclue de la documentation. Comme l’indique Mitxelena, « si nous
retournons au Moyen Âge, il est clair que le basque est une langue qui, en principe, ne
s’écrit pas ; et si elle s’écrit, cela se fait plutôt dans un style ou un registre relâché 21 ».
14
Il convient à présent de passer en revue les toponymes choisis pour cette étude. La liste
suivante recense les différents noms analysés ainsi que leurs variantes, en insistant sur
la langue de rédaction du document. Précisons toutefois avant toute chose que, comme
cela était prévisible, il n’y a aucune difficulté à identifier le peu que nous avons en
euskara, de part la grande différence existante par rapport aux langues romanes des
alentours. En revanche, des difficultés se présentent à nous lorsque nous tenons à
distinguer entre eux les documents écrits en roman navarrais et ceux écrits en
espagnol, puisqu’il s’agit fréquemment de documents qui montrent une certaine
continuité, avec plus ou moins de caractéristiques d’une langue ou de l’autre et des
emprunts réciproques. Pour donner un exemple, nous pouvons avoir dans un même
texte dito “dit” (< dictu) à côté de fecha “faite” (< facta) et dans un autre dito et feyta 22.
15
Les documents occitans sont plus faciles à identifier, quoique l’on puisse parfois
rencontrer des difficultés. Les documents rédigés en français ne présentent de ce point
de vue, eux non plus, aucun problème, de même que les textes rédigés en basque.
Signalons enfin que des documents peuvent être rédigés en plusieurs langues.
69
Étude des toponymes sélectionnés
Garazi / Cize et Donibane Garazi / Saint-Jean-Pied-de-Port / San
Juan de Pie de Puerto
Basque
16
Garaci (Blasco de Garaci, 1068), Garaci (Bernart Garaci, 1258), « Eta jaquiçu, Done Johanne
Garaçicoec dute gracia erregue baytaric » “et vous devez savoir [que] les gens de SaintJean-Pied-de-Port ont la grâce du roy” (1416), Garazico herria “le peuple de Cize” 23, Done
Juane Garaci (XVIIe siècle), Donaioane (XVIIIe siècle), Doni Joane garaci (1793), Donibane,
Donibane Garaci (XIXe siècle), Doniane Garazi, Donibane Garazi (XXe-XXIe siècles) “Saint-JeanPied-de-Port”, littéralement “Saint-Jean de Cize” (avec un premier élément done “saint”
venant du latin dominus, comme le français Dom- de Dommartin, Dompierre, Domrémy, etc.
24), Garazbizcay, Garazbizcaya (1284, 1297), Garaçbiçcaya (1300), Garazbizcar, Garazbortu
(XVIIIe siècle) “le col de Cize” ; nous avons ici un composé de Garazi “Cize” et bizkai
(bizkaia avec l’article -a), bizkar, bortu “col”.
Latin
17
Cirsia (980), Cirsa (1072), Arnaut Sanz de Sirsa (1120), et alii fere omnes Cirse clerici (1120),
Cisa (1208), apud Sanctum Iohanem de Cisa (1213), Cisa (1236), Cieysia (1253), Cisa (1254),
Cisia (1272), Sancti Petri de Cisia (1272, 1273), Sancti Petri de Cisia (1274), Çisia (1283),
tenente castellum Sancti Iohannis sub Pede Portus (1234), Sanctum Iohannem de Pede Portus
(1234), Stephano de Sancto Johane de Pede Portus (1272), Guillelmo d’Arguaua de Sancto Johane
de Pede Portus (1273), Sancto Iohane de Pe de Portus (1350, ablatif).
Roman navarrais
18
Cieysa (1258), Cisa (1264), Sant Miguel de Cixa (1266), Cissa (1337), Cisa (1350-53, 1366), San
Johan de Pie de Puerto (1258), Sant Johan (1258) Sant Johan del Pie del Puerto (1266), Sant Joan
del Pie del Puerto (1271), Sent Iohan de pie del Puerto (1337), Sant Johan del Pie del Puerto, Sant
Johan (1350-1353).
Occitan
19
Cisa (1268), Sant Peire de Cisia (1273), Sant Per de Cisia, Sant Pere de Cisia (1273), port de Siza
(1288), Arnaut de Cisa (1297), Cise (1366), Sant Johan del Pe del Port (1258), Sen Johan (1258),
Sent Iohan de Pe do Port (1329), Sent Johan dou Pe dou Port (1361, 1367), Sent Johan do Pe do
Port (1372), Sent Johan deu Pee deus Portz (1379), Sant Joan deu Pe deu Port (1406).
Castillan
20
Cisa (1403), Cissa (1603), Sant Johan de Pie del Puerto (1329), Sant Iohan de Pie del Puerto
(1355), Sant Joan del Pie del Puerto (1406), Sant Johan del Piet del Puerto, Sant Johan de Pie del
Puerto, Sant Johan (1421).
21
Le nom de la capitale de Basse-Navarre est aujourd’hui bien fixé en espagnol (San Juan
de Pie de Puerto), mais il s’agit là de quelque chose de nouveau puisque, jusqu’à
70
récemment, l’on trouvait encore dans les documents rédigés en cette langue des formes
plus ou moins divergentes : Sanjoan (1555), San Joan tierra de Cissa (1603), San Juan del Pie
del Puerto, San Joan (1619), SanJoan (1632), San Juan Pie del Puerto (1800, 1805, 1807...).
Français
22
Saint Iohan du Pie de Pors (1340), Sant Iohan du Pie du Port (1352), Sant Iohan du Pie des Pors
(1355), Sent Iohan (1358), Sant Iehan de Pie des Pors (1360).
Textes multilingues et hybrides
23
Cieysa (1258, roman navarrais et occitan), Cisa (1366, roman navarrais et occitan), Sant
Johan do Pe de Puertos (1249), Sant Johan del Pie de Puertos (1253), Senti Iohan de Pie del
Puerto (1337), Sancto Iohane de Pe de Portus (1350), Sant Iohan del Pie del Puerto, Sant Iohan
(castillan et roman navarrais, 1355), etc.
Baigorri / Saint-Étienne-de-Baïgorry
Basque
24
Baygorri vizcaya (1302), Baygorritegui “la maison de monsieur Baigorri” (1366 ; à Sen
Miguel lo Vieyl, i.e. Saint-Michel-le-Vieux, Basse-Navarre).
Latin
25
Bigur (980, 1106, 1150-1170), Baigorri (1057), Beguer (1120), Beigur (1167), Baigur (1194),
Baigorrie (1236), Bayguerr (1274).
Roman navarrais
26
Baygorri (Sancho Baygorri, 1350-1353), Bayguerr (1350-1353), Baiguer, Bayguerr (1366).
Occitan
27
Bayguerr (1268), Baiguerr ( Aznar Andia de Bayguerr, Aznar Larrea de Baiguerr, 1302),
Baygorri (S[ancho] Baygorri, 1313), Bayguerr, Sent Esteben de Baiguer (1366), Bayguer (1371).
Français
28
Baygorri (1355).
Textes multilingues
29
Baygor (1258, roman navarrais et occitan), Baigorry, Baygorri (1263-1264, roman
navarrais et castillan), Baiguer (1264, roman navarrais et castillan), Bayguer (1351,
castillan et roman navarrais), Baiguer, Bayguerr (1366, castillan et occitan).
71
Orreaga / Roncesvalles / Roncevaux
Basque
30
Oriarriaga (1071), Orierriaga (1284), Orrierriaga, Orreriagua ( XVIIe siècle), Oriarriaga, Orria
(XIXe siècle), Orreaga, Orria (XXe-XXIe siècles).
Latin (le plus souvent au génitif)
31
Roscideuallis, Roscidevallis, Roschidevallis, Rosçidevallis ( XIIe-XIIIe siècles ; forme la plus
fréquente), Ronzasuals (c. 1119), Roncesvallis, Ronçesuallis (1185, 1193, 1209), Ronzasuallis,
Roncasualles, Ronzasvalles (1142-1150, 1197, 1217), Roncesvallibus, Roncesuallibus (1185,
1209), Rochideuallis, Rochidevallis, Rocidevallis ( XIIIe siècle), Roncideuallis ( XIIIe siècle),
Ronciavalle (1215), Runciavalle (1220), Roscidevallis (1350).
Roman navarrais
32
Ronçasuaylles, Ronçasuailles, Ronçasvailles, Roncasvailles, Roncasuaylles, Ronçasvalles,
Ronçasualles ( XIIIe siècle ; forme la plus fréquente), Ronçasuales, Ronçasvales ( XIIIe siècle),
Roncesualles, Roncesvalles, Roncesuailles, Ronçesvailles, Ronçesuaylles, Roncesuaylles,
Ronzesvalles ( XIIIe siècle, 1252), Ronçasualls, Ronçesualls (1243), Ronceuailles (1259),
Roncasvayll, Ronçasvaylles, Ronçasvaill (1350-1353), Roncasualles (1412).
Occitan
33
Ronçauals, Ronçavals ( XIIIe siècle, 1300, 1305), Roncesuals (1254, 1258), Ronçasuals (1256,
1286, 1288), Ronçasvaus, Ronçasuaus (1296), Roncesvaus (1296), Ronçeuau (1366),
Arronçesbaus (1412-1413).
Textes écrits en français
34
Roncesueaux, Roncesvaus, Roncesuaus, Ronsesbeaux (1234, 1261, 1270).
Textes en castillan
35
Roncesvalles (1279), Ronçasuales (1285), Ronçasualles, Ronçasvalles, Ronçasuailles ( XIIIe-XIVe
siècles).
Textes écrits en portugais
36
Roxasuales (1275), Roçasualles (1276), Roçauales (1295).
Iruñea / Pamplona / Pampelune
Basque25
37
Irunnia (1031), Irunga (1038), Irunia (1049, 1055-1063, 1057, 1058, 1063, 1066, 1067, 1069
1071, 1076, 1099, 1122, 1127), Urunia (1043, 1060) , Iruna (1068), Irunie (1070), Yrunia
(1071, 1075, 1122, 1141, 1192), Yruynna (1075), Ironia (1085), Yrunnia (1093), Erunia
(1098-1099), Yronia (1105), Iruñe(a) ([E]/necones Yrunieco, 1120), Iruina (1127-1142, 1129,
72
1207), Yruyna (1135, 1138), Irvina (XIIIe siècle), Irvyna (1366), Iruñea (1614), Iruña (1745),
Iruñea, Iruña (1853, XXe-XXIe siècles).
Latin (le plus souvent à l’ablatif)
38
Pampilona (1031, 1045, 1054-1063, 1066, 1068-1069, 1071-1074, 1076, 1087, 1090,
1100-1115, 1117, 1129, 1136, 1139, 1148, 1150, 1167-1187, 1169, 1172, 1175-1180, 1185,
1192, 1193, 1195, 1198, 1201, 1203, 1204, 1212, 1216-1219, 1220, 1234, 1273, 1277, 1285),
Pampilonia (1057, 1136-1137, 1141), Pampolonia (1060), Pamplona (1175), Pompilona (1290),
Pompilone (1290, génitif).
Roman navarrais
39
Pomplona, Ponplona (1237, 1243, 1261, 1265, 1267, 1271, 1272, 1279, 1290, 1294, 1300,
1307, 1313, 1323, 1342, 1347, 1349, 1358, 1379, 1383, 1393, 1396, 1412), Pompolona (1248,
1393), Pamplona (1244, 1250, 1274).
Castillan
40
Pomplona, Ponplona (1135, 1138, 1176, 1237, 1253, 1256, 1280, 1362, 1498, 1508).
Occitan
41
Pampalona (1222, 1232, 1235, 1236, 1252, 1254, 1258, 1259, 1266, 1273, 1277, 1291, 1296,
1297, 1299, 1300, 1306, 1309, 1310, 1314, 1318, 1319, 1321, 1324, 1325, 1328, 1332, 1340,
1342, 1346, 1375), Pamplona (1258, 1290, 1296, 1299, 1304, 1310, 1318), Pomplona, Ponplona
(1255, 1288, 1324), Pampilona (1273).
Textes écrits en français
42
Pampelune (1258, 1270, 1355).
Textes hybrides
43
Panpalona, Panplona, Pamplona (1228, 1398, roman navarrais et castillan), Pampillona
(1235, roman navarrais et occitan), Pomplona (1249, 1255, 1272, 1274, 1281, 1398, roman
navarrais et castillan), Ponplona, Pomplona (1300, 1320, 1459, castillan avec des traits du
roman navarrais), Ponplona, Pomplona (1238, 1239, 1243, 1314, 1318, 1350, roman
navarrais avec des traits occitans), Pamplona, Pomplona (1314, 1362, castillan avec des
traits du roman navarrais et de l’occitan), Pamplona (1322, roman navarrais et occitan),
Pomplona (1350, castillan et roman navarrais).
Estella-Lizarra
Basque
44
Liçarra (1024, 1254, 1269, 1274, 1286, 1290, 1310), Liçarrara (1024, 1058, 1063, 1064 ?,
1066, 1076, 1092), Liçarara (1040-1046), Lizarara (1064 ?), Lizarrara (1064 ?, 1072, 1080,
1092), Leyçarrara (1074), Licarraga (1079), Lizarraga (1079, 1174), Lizarra (1083), Liszarrara
(1098), Leyçarra (1276).
73
Latin (le plus souvent à l’ablatif)
45
Stella (1031, 1040, 1087, 1097-1099, 1101, 1119, 1127, 1139, 1142-1150, 1147, 1154,
1170-1172, 1174-1177, 1179, 1185, 1187, 1090, 1193, 1203, 1204, 1220, 1234, 1236, 1243),
Sstella (1093), Estela (1138, 1148, 1234), Estella (1145, 1171), Steylla (1157), Stellam (1197,
accusatif), Estellam (1198, accusatif), Stelle (1210, génitif), l’Estela (1238, ablatif).
Roman navarrais
46
Estella (1243, 1271, 1274), Esteilla, Esteylla (1237, 1271, 1272, 1276, 1279, 1281, 1300, 1322,
1326, 1341, 1349, 1356, 1359, 1382, 1383, 1385, 1412), Stella (dans le syntagme de Stella,
1336).
Occitan
47
Estela (1232, 1254, 1258, 1261, 1283, 1286, 1290, 1299, 1303, 1306, 1310, 1320, 1321, 1324),
Estele (1237), Stela (1248), Estella (1237, 1254, 1290), Esteylla (1290).
Castillan
48
Estella (1241, 1243, 1272, 1315), Esteilla, Esteylla (1274).
Textes hybrides
49
Esteylla, Esteilla (1176, 1249, 1255, 1271, 1313, 1345, 1350, castillan et roman navarrais),
Stella (1249, castillan et roman navarrais), Estella (1274, castillan et roman navarrais).
Zangoza / Sangüesa
Basque
50
Cangoça[bidea] “[le chemin de] Sangosse” (1602), Cangoca[bidea] (1623), Zangoza[bidea]
(1711), Zangoza[rena] “[la maison de celui qui s’appelle] Sangosse” (1723), Zangoca[videa]
(1755), Zangoza[videa] (1823).
Latin (le plus souvent à l’ablatif)
51
Sanguassa (1020-1030), Sangossa (1055, 1063, 1076-1093, 1093, 1098, 1113, c. 1121-1126,
1122-1142, 1124-1125, 1129, 1134-1150, 1135, 1137, 1139, 1148, 1154, 1164, 1171, 1174,
1176, 1189, 1193, 1198, 1203, 1218, 1220, 1225, 1234, 1236, 1237, 1260, 1270, 1271, 1350),
Sanguessa (1056, 1063-1064, c. 1121-1126), Sancuessa (1057-1058), Sancuensa (1066),
Sanguossa (1076-1093), Sangues (1079, 1198), Sangosse (1131, 1185, génitif), Sancossa
(1134), Sangossam (1187, accusatif), Sangosa (1267), Sentgosse (1271).
Roman navarrais
52
Sanguessa (1237, 1244, 1265, 1271, 1280, 1281, 1329, 1366, 1383), Sangossa (1350), Sanguesa
(1366, 1412).
74
Occitan
53
Sangossa (1252, 1254, 1293, 1317, 1293, 1300, 1302, 1324, 1352), Sanguossa (pour Sangossa ;
1297, 1299, 1300).
Castillan
54
Sanguessa (1135, 1138).
Textes écrits en français
55
Sangousse (1258, 1270), Sangosse (1270).
Textes hybrides (castillan et roman navarrais)
56
Sanguessa (1237, 1252, 1264, 1271, 1355).
Conclusions
57
Les principales conclusions que nous pouvons tirer de ce travail de recherche sont les
suivantes :
1. Les textes basques médiévaux (et postérieurs) sont rares, c’est la raison pour laquelle
nous devons avoir recours à l’onomastique si nous voulons obtenir des attestations
anciennes des noms de lieux basques : Baygorri vizcaya “le col de Saint-Étienne-deBaïgorry”, Baigorritegui “la maison de monsieur Baïgorry”.
2. Les toponymes employés dans les textes rédigés en latin sont souvent adaptés
suivant les modèles morphologiques de cette langue, mais ce n’est pas systématique.
3. Il est souvent difficile de distinguer les textes rédigés en roman navarrais de ceux qui
sont rédigés en castillan, étant donné que la différence entre les deux variétés se réduit
à une série assez limitée de caractéristiques linguistiques divergentes.
4. À l’inverse, les textes et toponymes basques se distinguent clairement des autres.
5. Il en va de même des textes écrits en occitan, bien que la distance existante entre
ceux-ci et les textes écrits en castillan, roman navarrais et français soit bien moindre.
6. Identifier les documents écrits en français, par ailleurs peu nombreux, ne pose guère
de difficultés.
7. L’une des difficultés réside dans le fait que certains documents sont rédigés en
plusieurs langues. Par exemple, il est fréquent qu’une partie du document soit rédigée
en roman navarrais ou en castillan et l’autre en occitan.
8. En conséquence, plusieurs variantes d’un même toponyme peuvent apparaître dans
le même document : par exemple Pomplona (roman navarrais et castillan) et Pampilona
(latin).
9. Il faut également tenir compte du fait que les toponymes n’étaient pas aussi stables
qu’actuellement. Il n’est donc pas étonnant de trouver deux variantes du même nom
dans un document écrit en une seule langue.
10. Il existe, cependant, certaines variantes typiques de chaque nom de lieu dans une
langue spécifique, à savoir que certaines variantes prédominent dans chacune des
langues : Baigorri, Garazi, Irunia, Lizarrara, Zangoza (basque), Stella, Roscideuallis, Pampilona
75
(latin), Estela, Pampalona, Sangossa (occitan), Pampelune (français), Ronçasvailles (roman
navarrais), etc.
11. Il est tout naturel que les toponymes aient plus ou moins évolué au fil des siècles :
Done Johane Garazi > Donibane Garazi, Orierriaga > Orreaga (basque) ; Sant Johan de(l) Pie del
Puerto > San Juan de Pie de Puerto (castillan) ; Roncesueaux, Roncesuaus > Roncevaux
(français) ; Saint Iohan du Pie de Pors > Saint-Jean-Pied-de-Port (français).
12. Certaines variantes toponymiques ont disparu en raison de l’extinction de la langue
parlée in situ : Pomplona (roman navarrais), Pampalona (occitan).
13. Dans certains cas il y eut une spécialisation : Lizarra(ra) (nom de la ville) > Lizarra(ra)
(nom du quartier). Au siècle dernier, cette dénomination fut remise en usage : de nos
jours, le nom officiel de cette petite ville de Navarre est Estella-Lizarra.
14. Certaines variantes sont purement graphiques : Esteilla, Esteylla pour Estella
(castillan).
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NOTES
1. GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 47.
2. CIÉRBIDE 1988, p. 14.
3. MÚGICA 1923.
4. GAVEL 1918 et 1940.
5. OSTOLAZA 1978, p. 211.
6. En espagnol on prononce San Cerni(n) ; grâce aux travaux du jésuite de Pampelune
J. Moret (XVIIe siècle), nous savons qu’en basque l’on disait Done Satordi.
7. Il en était de même à Estella-Lizarra : Quod ullus navarrus vel presbiter de foras non possit
populare in Stella sine voluntate regis et omnium Stellensium (for de 1090, dans GONZÁLEZ OLLÉ
1969, p. 294).
8. Ibid., p. 295.
9. Ibid., p. 286.
10. MITXELENA 1971, p. 211.
11. Ibid., p. 212.
12. CIÉRBIDE 1988, p. 45.
13. LACARRA 1957, p. 19 ; GONZÁLEZ OLLÉ 1969, p. 298-299 ; MITXELENA 1971, p. 213.
14. GONZÁLEZ OLLÉ 1969, p. 296.
15. GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 50 et suiv. ; SARALEGUI 1977a, p. 23, et 1977b, p. 403.
16. GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 62 et suiv. Selon nous, l’argumentation relative à la
diphtongaison des voyelles des toponymes basques dans la célèbre Toponimia
Prerrománica Hispana de M ENÉNDEZ P IDAL (1952), à laquelle se réfère González Ollé (voir
aussi SARALEGUI 1977a, p. 33), doit être considérée cum mica salis, puisqu’il ne s’agit que
de la forme romane de toponymes basques, qui, en langue basque, se sont maintenus
dans la plupart des cas sans diphtongaison : Galoze / Gallués, Irunberri / Lumbier ,
Nabaskoze / Navascués, Nardoze / Nardués , Zangoza / Sangüesa , etc. Il s’agit tout
simplement de ce que ROHLFS (1966) a appelé « toponymie de double tradition ». Il est
certain, toutefois, qu’une situation de bilinguisme a dû se produire pour qu’existe une
telle différenciation.
17. SARALEGUI 1977a, p. 33.
18. Voir GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 61-62, et SARALEGUI 1977a, p. 33.
19. JORDÁN 1998, p. 117 et 122.
20. 1970, p. 45.
21. 1971, p. 208.
22. Voir à ce sujet PÉREZ-SALAZAR 1995, p. 281.
78
23. ETXEPARE 1545.
24. GAVEL 1933 ; ROSTAING 1992, p. 99. GAVEL (1955, p. 213) écrit à ce sujet que « les noms
officiels des localités du Labourd, de la Basse-Navarre et de la Soule sont quelquefois de
forme vraiment française : tel est le cas, par exemple, pour Saint-Jean-Pied-de-Port.
Parfois alors ils sont la traduction du nom basque ; il en est ainsi pour Saint-Jean-leVieux, qui nous amène à voir dans l'élément initial Dona- du nom basque actuel
Donazaharre une contraction d'un plus ancien Doniban- ».
25. Sur l’évolution de ce toponyme, voir JIMENO JURÍO et al., 2006, p. 75-84.
AUTEUR
PATXI SALABERRI
Université publique de Navarre et Académie de la langue basque
79
Au-delà des frontières
Les lignées de Basse-Navarre à la cour du roi
Ana Zabalza Seguin et Luis Erneta Altarriba
NOTE DE L'AUTEUR
Ce travail s’inscrit dans le cadre du programme de recherche du Ministerio de Ciencia e
Innovación DER2012-39334, « La integración de territorios en nuevas entidades
políticas y sus consecuencias en las instituciones administrativas », dirigé par Mercedes
Galán Lorda (Universidad de Navarra).
Introduction. À propos des sources
1
Dans les études d’onomastique réalisées dans une perspective historique, comme celleci, les sources sont un vrai défi pour l’imagination. L’intention du rédacteur coïncide
rarement avec l’intérêt de l’historien ; cependant, plus on recule dans le temps, plus
l’étude minutieuse des différentes façons de dénommer les personnes est importante,
car ces dernières renferment les clés pour déterminer, par exemple, à quel groupe
ethnique appartenaient ceux qui ont peuplé un lieu. Il n’est pas nécessaire de remonter
le temps jusqu’à d’antiques périodes : à l’époque moderne encore, notamment au XVIe
siècle, il est souvent compliqué de recouper tous les documents dont on dispose, à
cause de la difficulté à vérifier, par exemple, que plusieurs documents se réfèrent en
réalité à une même personne qui répond à différents noms ; ou que deux sujets sont
frères, alors qu’ils ont le même prénom mais des noms différents. Ces circonstances,
qui peuvent être considérées comme un problème de plus pour la recherche historique,
constituent d’un autre point de vue une donnée nouvelle et utile1. Comme chacun sait,
avant la mise en place des États modernes il n’existait pas d’institution publique
chargée d’enregistrer le nom officiel des individus. Par conséquent, il n’y a pas de nom
officiel, véritable, correct, mais – comme c’est encore le cas aujourd’hui – une personne
peut être connue sous différents noms en fonction de l’endroit où elle se trouve.
80
D’ailleurs, avant la naissance de l’État moderne, un individu n’utilisait pas son propre
nom, ce sont les autres qui le faisaient pour l’appeler.
2
S’engager dans une recherche onomastique portant sur le début de l’époque moderne
ou reconstruire des ascendances qui ont leurs racines à la fin du Moyen Âge est aussi
complexe que passionnant. Dans l’exemple que nous présentons ici, nous avons essayé
de reconstruire la trajectoire d’une lignée originaire de Basse-Navarre, territoire qui,
jusqu’en 1530 environ, faisait partie du royaume de Navarre mais qui fut abandonné
quelques années après la conquête castillane et, après diverses péripéties, devint
territoire français. Pendant des siècles, beaucoup de Bas-Navarrais, qui furent attirés
par l’existence de terres disponibles en Navarre, émigrèrent temporairement ou
définitivement vers les terres du Sud ; témoignage de cette émigration, restent
aujourd’hui encore leurs noms, souvent le nom de leur lieu d’origine, parmi lesquels
Sola ou Armendáriz sont les plus communs actuellement en Navarre.
3
Le royaume de Navarre possède un extraordinaire ensemble de documents médiévaux,
conservés à l’Archivo Real y General de Navarre. La quasi-totalité en a été numérisée pour
garantir leur conservation ; il existe également de bons instruments de recherche. Cet
ensemble présente un trait très significatif : la plus grande partie en est constituée par
la comptabilité du royaume2. Paiements, reçus, dons, exemptions ont été collectés avec
une extraordinaire minutie. Cependant, les actes de gouvernement sont rares : en 1234,
la dynastie royale autochtone s’éteignit et à partir de cette date, la Navarre fut régie
par les rois français, qui se montrèrent toujours plus intéressés par ce qui se passait sur
leurs territoires d’origine que sur ce petit territoire, pauvre et peu peuplé. La situation
ne changea pas avant le dernier quart du XIVe siècle, quand le roi Charles II (1349-1387),
de la dynastie d’Évreux, définitivement vaincu en France, n’eut d’autre choix que de se
replier sur la Navarre. Durant le règne de son fils Charles III (1387-1425), ce monarque,
résigné sans doute à son sort, essaya de donner le plus de splendeur possible à sa petite
cour ; pour ce faire, de nouveaux titres pompeux furent créés ; deux nouveaux palais
royaux, luxueux, furent construits à Olite et à Tafalla, et splendidement décorés. En
fait, la cour d’Olite était une vitrine qui permettait d’échapper à l’étroitesse des
horizons d’un royaume qui se trouvait sous la pression de voisins de plus en plus
puissants et ambitieux : la France, la Castille et l’Aragon 3.
4
De tout cela nous sont restés des milliers de témoignages dans la documentation de la
Cámara de Comptos, l’institution chargée de la comptabilité de la couronne. Il s’agit
d’une source très précieuse du point de vue onomastique aussi, car il est possible de
d’établir des biographies en suivant les attestations dans des livres de comptes et de
déterminer les relations entre des personnes et des familles. Dans le cas de lignées
comme celle que nous avons choisie pour cette étude, et qui ont joué un rôle secondaire
à la cour, l’on peut ainsi trouver plus de cent documents par individu pour la période
des règnes de Charles II et de Charles III. En recoupant les informations disponibles sur
les différents membres du groupe, il est possible de tirer de nouvelles conclusions et de
quantifier le volume de bienfaits ou de grâces de différentes natures que la lignée reçut
de la Couronne. Par ailleurs, le fait que différentes mains mettent par écrit des prénoms
et noms basques, germaniques ou romans permet de suivre leurs variantes formelles,
ce qui constitue également une donnée exploitable.
5
Le territoire qui composait la Navarre à la fin du Moyen Âge s’était constitué durant
une longue période, et tous ses espaces ne présentaient pas la même cohérence. Aux
deux extrémités géographiques de l’ancien royaume on trouve ainsi deux entités
81
d’intégration relativement tardive. D’une part, au sud, la vallée de l’Èbre, conquise sur
les musulmans en 1119 environ ; autour de Tudela, la ville principale, dominaient de
grands espaces, aptes à l’agriculture, de type méditerranéen. À l’extrémité nord, audelà de la barrière pyrénéenne, la Basse-Navarre – également connue sous le nom d’
Ultrapuertos, “Outre-Monts” –, présentait des caractéristiques physiques et humaines
très différentes. Rattachée à la couronne de Navarre depuis 1189, c’est une région au
relief accidenté, qui présente, sur peu de kilomètres, de forts contrastes depuis les
premiers sommets pyrénéens jusqu’aux vallées de faible altitude. Avec un climat
humide et peu de terrains cultivables, elle était relativement surpeuplée. L’accès à la
terre, le bien par excellence, était ici impossible. Comme dans d’autres régions
montagneuses européennes, la recherche du difficile équilibre entre population et
ressources finit par se cristalliser dans le système de l’héritier unique, qui dans la
pratique empêchait l’augmentation du nombre d’unités domestiques, avec pour
conséquence l’exhérédation des cadets. Depuis le rattachement à la couronne de
Navarre, les habitants de Basse-Navarre ont certainement dû voir les grands espaces du
Sud comme un pays de cocagne : pour les déshérités, il n’existait en effet guère de
débouchés, sinon le traditionnel service militaire en tant que mercenaires.
6
Les dénominations toponymiques individuelles ou familiales ainsi que les descriptions
et désignations de villes, châteaux ou maisons fortes, aident à identifier la pléiade de
centres de pouvoir constitués par les diverses familles qui jouissent de la faveur du roi.
Elles se traduisent sur le territoire par un réseau d’influences dans la compétition pour
le pouvoir sur l’espace conquis ou contrôlé.
7
L’analyse territoriale a été effectuée, d’une part, sur la base de la documentation
consultée dans les archives et, d’autre part, avec l’information cartographique élaborée
par les chercheurs spécialisés. Cela a permis de contextualiser l’espace occupé par les
places fortes les plus importantes de l’ancien royaume dans l’objectif de représenter
dans l’espace les connexions personnelles et familiales de la Cour, ce qui fournit de
riches informations non seulement sur leur position mais aussi sur leur hiérarchie et
leur fonction dans le royaume.
8
Comme on l’a indiqué plus haut, les rois de France montrèrent en général peu d’intérêt
pour les problèmes de ce royaume. Mais quand les monarques de la dynastie d’Évreux
se centrèrent sur ce petit territoire, les choses changèrent : ce n’est pas un hasard si
Charles III décida la construction de ses deux palais à Olite et Tafalla, précisément là où
la Navarre montagneuse s’ouvre sur la vallée de l’Èbre, sur une route qui communiquait
avec les royaumes voisins. En ce qui concerne la Basse-Navarre, à son détachement
tardif s’ajoutait la barrière montagneuse des Pyrénées. En outre, cette société se
caractérisait par un réseau très dense de lignées, parmi lesquelles un grand nombre
d’exempts d’impôts, qui, dans certaines vallées, atteignaient 66 %. Le contrôle de cet
espace divisé en camps et en factions n’a pas dû être facile. Déjà sous Charles II, mais
surtout sous son fils Charles III, on discerne précisément, dans le fonds de la Cámara de
Comptos, quelles ont été les voies empruntées par les rois pour obtenir la pacification et
les prélèvements fiscaux dans leurs domaines du nord des Pyrénées : ils choisirent
d’attirer les membres des principales lignées, en les mettant à leur service, en leur
offrant des charges et en s’assurant leur fidélité grâce à toutes sortes de récompenses.
Voilà l’information qui est parvenue jusqu’à nous.
82
La lignée Lizarazu - Santa María
9
Les Lizarazu, selon tous les indices, devaient constituer une famille typique de la petite
noblesse bas-navarraise. Les premières mentions dans les sources remontent au moins
à 1269 et, comme cela est fréquent dans les reconstructions généalogiques, certains de
ses membres sont qualifiés de fortissimus baro. Ils sont connus sous un nom qui est en
réalité celui d’un de leurs palais, qui, comme tant d’autres, est exempt de taxes et a une
certaine importance au niveau purement local.
10
Comme beaucoup de leurs voisins, poussés par la nécessité, les Lizarazu se consacrèrent
au métier des armes. Pour cela, ils se firent mercenaires au service de quiconque
voulant bien les engager. Les informations les concernant commencent à être plus
nombreuses sous le règne de Charles II, le dernier des monarques de la dynastie
d’Évreux, qui essaya par tous les moyens de faire valoir ses droits en France. Dans ce
contexte, en 1369, nous rencontrons un Lizarazu du nom de Perusco signant un contrat
en tant que mercenaire au service du monarque navarrais ; il dut lever le gage de son
harnais avant de s’enrôler dans l’armée, ce qui donne une idée de la précarité de sa
situation.
11
Dans l’arbre généalogique, on peut suivre les péripéties de cette lignée, dans la mesure
où les sources le permettent. Nous connaissons très peu de noms de femmes ayant
appartenu à cette lignée jusqu’au XVe siècle, à une exception notable que nous
analyserons un peu plus loin. Comme on peut le voir, les fils aînés de la branche
principale reçurent alternativement les noms de Pedro et de Sancho, qui étaient ceux de
certains rois de la dynastie autochtone navarraise éteinte en 1234 – le dernier de ces
souverains fut Sancho el Fuerte “Sancho le Fort”. Outre le prénom, le patronyme était
fréquent, notamment chez ceux qui s’appelaient Pedro : par exemple, Pedro Sánchez de
Lizarazu ; mais l’on rencontre aussi la dénomination Pedro Sanz de Lizarazu, où Sanz est
une variante du prénom Sancho. Nous n’avons trouvé aucun cas d’un Sancho à qui l’on
aurait donné le patronyme Pérez, mais il est vrai que l’information les concernant est
insuffisante. Au prénom était ajouté un nom relié par la préposition de : par exemple,
Sancho de Lizarazu ou de Liçaraçu. D’autres branches secondaires de la lignée ont des
pratiques analogues, bien qu’on ne perçoive pas aussi clairement la transmission
grand-père/petit-fils.
83
Fig. 1 : la lignée des Lizarazu - Santa María
12
Le nom Lizarazu, originaire du palais du même nom à Saint-Étienne-de-Baïgorry, se
caractérise par une propagation précoce dans l’espace péninsulaire du royaume de
Navarre, ce qui conduisit à un contraste intéressant entre la branche principale, qui
abandonna ce nom, et les branches secondaires, qui le conservèrent. Fidèles à leur
attachement au métier des armes, de plus en plus conscients du rôle du roi en tant que
pourvoyeur de grâces et bienfaits, tous les fils de la lignée qui arrivèrent à l’âge adulte
exercèrent le métier des armes dans la Navarre du Sud. Nous trouvons de manière
permanente une série entière de gouverneurs portant ce nom, surtout dans les
forteresses frontalières, très nombreuses du fait de la position géostratégique du
territoire (voir carte).
84
Fig. 2 : les châteaux de la lignée Lizarazu - Santa María
13
Les Lizarazu sont des hommes de frontières, non seulement parce qu’ils y habitent et
vivent grâce à elles, mais aussi parce qu’ils marquent les limites de l’autorité royale. Un
cas significatif est celui du château de Larraga, véritable belvédère sur la vallée de
l’Èbre lors des batailles contre les musulmans et ancien poste frontière, même s’il avait
déjà perdu cette fonction. À partir de 1323, on fait état de plusieurs Lizarazu qui se
succèdent à la tête de ce gouvernement, en alternance avec d’autres mais de manière
permanente. En 1379, Charles II octroie à Juan de Lizarazu les moulins de cette localité
à vie, en plus des deux paiements annuels qu’il recevait. Il est significatif qu’en 1390,
Charles III accorde au même Juan la somme de 50 florins comme gratification spéciale
pour avoir construit des maisons à Larraga, ce qui témoignait de son désir de s’installer
dans les terres méridionales avec un lot de biens immobiliers. Malgré tous les
événements de la longue guerre civile, les Lizarazu demeurèrent dans cette localité, qui
prit une nouvelle valeur lorsque la lignée de Beaumont, prééminente, reçut le comté de
Lerín, base territoriale très proche de la ville de Larraga. Ici leur nom se maintint et,
selon toute probabilité, il passa de là à la ville voisine de Berbinzana, où il est resté
jusqu’au début du XXe siècle. Nous pensons que cet enracinement permanent, non d’une
branche, mais de plusieurs – Larraga n’est qu’un exemple – confirme l’hypothèse selon
laquelle ces lignées avaient le regard tourné vers les terres méridionales, où le service
du roi donnait lieu à des récompenses en biens-fonds.
14
Comme on l’a indiqué plus haut, et c’est compréhensible du fait de la nature des
sources, nous connaissons très peu de noms de femmes de cette lignée durant le XIVe
siècle. Cependant, la seule identifiée avec précision a joué un rôle décisif dans le sort
des siens. María García de Lizarazu était la fille de García Martínez de Lizarazu, ce
dernier étant sûrement le cousin de Pedro Sanz de Lizarazu, chef de famille de la
branche principale au milieu du XIVe siècle. García était gouverneur du château de
85
Larraga en 1338, et il est très probable que son fils Sancho lui a succédé en 1357.
Pendant ces mêmes années, María devint la maîtresse du frère du roi Charles II. L’infant
don Luis fut le seul frère du monarque qui survécut à l’âge adulte ; à cause des
fréquentes absences du monarque du fait de ses campagnes en France, Luis de
Beaumont-le-Roger exerça la lieutenance au nom de son frère. Certains auteurs
affirment que l’infant Luis et María se marièrent en secret, mais il n’y a aucune preuve
documentaire le confirmant. Ce qui est sûr, c’est qu’entre 1359 et 1363, María donna à
l’infant trois enfants : Juana (1359), Charles (1361) et Tristan (1363). Il semble que leur
relation ait commencé plusieurs années avant la naissance de la première fille, car, à
partir de l’été 1356 au moins, María avait reçu des bienfaits qui ne peuvent s’expliquer
que par sa relation avec don Luis ; si tel est le cas, il se peut qu’elle ait eu d’autres
enfants morts très tôt. Le fait est que ces enfants furent les seuls enfants de l’infant,
car, marié par la suite avec Juana de Durazzo (1366) – mariage purement politique –, il
n’eut pas de descendance légitime. Les trois enfants de María de Lizarazu seront connus
sous le nom de Beaumont, emprunté au comté dont son père était titulaire. Du second
enfant, Charles de Beaumont, naîtra la lignée de ce nom, qui prendra la tête du camp du
même nom pendant la guerre civile. Depuis le milieu du XIVe siècle, les Lizarazu ont
donc fait partie de manière illégitime de la famille royale, un fait qui décidera de leur
destin. À tout moment, ils feront en sorte de maintenir fermement leur position dans
leur pays natal – une tâche qui incombe à l’aîné de chaque branche –, mais sans
abandonner la présence à la Cour, un nœud où se mêlent tous les fils qui composent le
creuset du royaume de Navarre, lieu où l’information non seulement se transmet mais
aussi se crée ; et tout cela sans abandonner leur position à la tête de différents
châteaux.
15
Le moment où se noua la discrète parenté des Lizarazu avec la dynastie royale est
significatif. La relation de don Luis et María dut commencer vers 1355-1356, c’est-à-dire
sept ans à peine après la catastrophe de la peste noire. Ses conséquences furent
dramatiques pour la Navarre, et c’est peut-être dans ce contexte qu’il faut comprendre
l’importance des relations hors mariage et de la descendance illégitime, phénomène qui
affecte les membres des familles royales et de la noblesse. Il est facile de comprendre
que devant des circonstances que l’homme ne peut prévoir ni combattre, le désir de
laisser une descendance se soit accru. De ce point de vue, les titres des Lizarazu étaient
excellents, car, comme on peut le constater en reconstruisant leurs biographies, ils se
distinguent par leur force physique, leur longévité et leur descendance prolifique, au
moins en ce qui concerne les hommes. D’ailleurs, certains étaient connus par des
surnoms tels qu’Héruy, Sanson ou Gaillard. Est-ce cela que recherchait don Luis, qui
serait empêché de se marier avec María à cause de la lignée inférieure des Lizarazu ?
16
En ce qui concerne l’onomastique des frères Beaumont, il est intéressant de constater
une certaine oscillation, car, si pour le premier fils de chaque sexe on choisit des noms
patrimoniaux de la dynastie royale – Juana était le nom de la reine, mère de don Luis, et
Charles, celui de son frère le roi, son parrain sûrement –, en revanche pour le plus
jeune, on préfère un nom moins traditionnel, peut-être emprunté à la littérature :
Tristan. Cette pratique sera adoptée par la famille royale navarraise au moment de
baptiser sa nombreuse descendance illégitime avec des prénoms comme Lionel, Lancelot
ou Godefroy, tandis que, pour la descendance légitime, elle utilisera plutôt un répertoire
plus traditionnel.
86
17
Passons à présent à l’analyse des noms et prénoms de la branche principale de la lignée.
Il faut tenir compte du fait que les sources que nous avons utilisées sont rédigées en
langue romane, beaucoup d’entre d’elles en langue romane navarraise, qui finit par
disparaître ou s’assimiler au castillan. Cependant, on peut supposer que la langue
maternelle des Lizarazu était la langue basque, qui ne s’utilise dans la documentation
que de manière exceptionnelle. Donc, à cet archaïsme que l’on peut supposer dans les
textes officiels, il faut ajouter la difficulté qu’implique la transcription des sons qui
n’ont pas de correspondant exact en langue romane, comme c’est le cas pour les lettres
ç ou z dont on trouve deux occurrences dans le nom de la lignée. Jusqu’à la conquête
castillane du royaume de Navarre (1512), voire jusqu’à l’abandon par la Castille des
territoires de Basse-Navarre (vers 1530), les gens originaires de ces terres passaient
librement d’un côté et de l’autre des Pyrénées. À partir de 1583, par décision des Cortes
(le Parlement) de Navarre, ils furent privés de leur identité de Navarrais et tenus pour
des étrangers en ce qui concerne les métiers et les bénéfices. Pour cette recherche,
nous avons utilisé des documents émis par un organisme central du royaume, la Cámara
de Comptos ; nous centrons donc l’analyse sur la façon dont ces noms ont été transcrits
au sud des Pyrénées, lieu où une bonne partie de la lignée s’est finalement ancrée.
18
Les quatre premières générations de la branche principale, entre 1338 et 1413, suivent
rigoureusement le schéma de transmission du nom du grand-père paternel au petit-fils
héritier : Sancho – Pedro – Sancho – Pedro. Tous hommes d’armes, ils assurèrent la charge
de gouverneur de différents châteaux ; la source la plus ancienne présente Sancho de
Lizarazu comme gouverneur du château de Larraga en 13234. Ce document le présente
déjà comme un homme d’armes au service du roi partout où cela est nécessaire – en
l’occurrence, loin de sa terre natale –, mais, de plus, il a manifesté, par le choix de son
épouse, sa volonté de s’installer dans la Navarre péninsulaire : en effet, il se marie en
secondes noces avec l’héritière d’Ursúa, à Baztán5, une lignée frontalière avec laquelle
ils devaient établir un nouveau lien quatre générations plus tard. Ce premier Sancho et
ses contemporains durent être touchés par la grande épidémie de peste de 1348 ; peutêtre cela explique-t-il la mort de la première épouse, dont nous ignorons le nom, et le
second mariage entre deux héritiers, celui de Lizarazu et celle d’Ursúa, une situation
qui ne se produit généralement qu’en temps de crise grave, car elle porte atteinte au
principe fondamental qui est en usage partout où les biens se transmettent à un seul
héritier, à savoir que le même nombre d’unités domestiques doit se maintenir à chaque
génération6. Quoi qu’il en soit, Sancho eut au moins deux fils et put transmettre à
chacun un patrimoine complet : à Pedro, issu peut-être du premier mariage, celui de
Lizarazu, et à Miguel Sanz, fils du second mariage, celui d’Ursúa, la tradition étant ainsi
rétablie pour la génération suivante. Ce lien de sang étroit peut contribuer à expliquer
pourquoi les Lizarazu laissèrent passer presque un siècle avant de revenir chercher un
conjoint chez les Ursúa. Íñigo Sanz de Lizarazu, gouverneur de Punicastro en 1350 7, et
García Sanz ou Sánchez de Lizarazu, qui se trouvait à la tête du château pyrénéen de
Mondarráin en 1351 et en 13638, pourraient aussi être des fils de Sancho Ier. D’autres
documents nous le présentent comme homme d’armes au service du roi : ainsi, pendant
l’été 1353, il fut l’un des émissaires de Charles II en Normandie ; avec Íñigo Sánchez de
Ursúa, il apporta vingt-huit hommes de pied9. En août 1362, García toucha une certaine
somme du trésorier du royaume pour les dépenses des gens d’armes pendant la guerre
d’Aragon10. Aussi bien Íñigo que García portaient le nom d’anciens rois autochtones.
Chacun de ces hommes a donné naissance à de nouvelles branches de la lignée, d’où ont
continué à surgir des soldats, mais aussi des officiers de l’administration du royaume. Il
87
en fut ainsi avec les enfants d’Íñigo Sánchez de Lizarazu, cité plus haut : Sancho Íñiguez
de Lizarazu, qui reçoit le nom de son grand-père, est le seigneur du palais d’Echaide, à
Elizondo, et gardien du château d’Orzórroz, à Baztán, en 1351, tandis que son frère,
Juan Íñiguez de Lizarazu, fut notaire de la cour, même s’il participa aussi aux
campagnes de Normandie11.
19
Les ramifications de l’arbre généalogique sont remarquables, mais nous devons revenir
à la branche principale. Le fils aîné de Sancho Ier, Pedro Sánchez de Lizarazu, attesté
entre 1347 et 1363, fut écuyer et sergent d’armes ; il participa également à la campagne
de Normandie pendant l’automne 1353 avec ses hommes, recevant sa paye de la part du
roi12. Il est contemporain de sa cousine María, et sa proximité avec le monarque se
perçoit par exemple dans le fait qu’avec son fils héritier Sancho, il accompagne le roi
lors de son voyage en France13. Ses fonctions sont variées, car il apparaît tantôt comme
gouverneur de châteaux (Mondarráin, Murillo, San Adrián), tantôt exerçant la charge
de baile, c’est-à-dire en tant que représentant du roi à Labastide-Clairence. Nous
ignorons le nom de son épouse.
20
On retrouve son fils Sancho dans des documents de 1353 et 1378, bien que cette
information soit insuffisante. En revanche, il semble qu’il fut l’homme de confiance de
Charles II : en effet, en 1362, le monarque ordonne qu’on lui remette dix florins pour
une cause secrète14.
Pedro Sanz de Lizarazu, chef de la lignée (1375-1413)
21
Le fils de Sancho, Pedro Sanz de Lizarazu, est certainement la figure la plus
remarquable de toute la lignée, c’est du moins ce que l’on déduit de la documentation
qui est parvenue jusqu’à nous. Cité dans les documents dès 1375, il est quasiment
certain qu’il mourut le 10 juillet 1413. Il vécut donc sous le règne de Charles II et de
Charles III, sans que sa position ait été affectée par le passage de l’un à l’autre. Étant,
comme nous le verrons, un personnage important à la Cour, il se situait dans une
position de subordination par rapport aux Beaumont, les descendants illégitimes du
côté masculin de la famille royale elle-même et d’une Lizarazu. Au fur et à mesure que
s’écoulait le règne de Charles III et que les grandes lignées prenaient l’habitude de se
partager les rentes du royaume, la division entre les descendants illégitimes de Charles
II, les Peralta-Agramont, et ceux de l’infant Luis, les Beaumont, parmi lesquels étaient
les Lizarazu, commença à se manifester. Mais, avant le déclenchement du conflit
dynastique en 1450-1451, il s’agissait d’une situation analogue à celle qui caractérisait
les cours des royaumes voisins.
22
Dans la biographie de Pedro Sanz, on peut distinguer plusieurs aspects. Comme les
autres hommes de sa lignée, il fut avant tout un homme d’armes, qui exerça toute sa vie
le gouvernement de différents châteaux qui lui furent confiés, en particulier non loin
de sa terre natale, en Basse-Navarre, ceux de Castelrenaut (1388), et, pendant
longtemps, celui de Rocafort (1388-1401). Alors que d’autres engagements
l’empêchaient d’y séjourner, il confia cette dernière charge à un lieutenant.
Uniquement à la fin de sa vie, peut-être en guise de récompense, il reçut la châtellenie
de Saint-Jean-Pied-de-Port, la plus importante de Basse-Navarre, ainsi que celle du
château de Garris sur ce même territoire ; il exerça ces deux fonctions jusqu’à sa mort 15.
23
Par ailleurs, Lizarazu figure depuis 1376 en tant que bénéficiaire des terres de Mixa et
Ostabarets. Après la mort de Charles II le premier jour de 1387, il reçut bientôt de
88
nouvelles récompenses de son successeur ; ainsi, dès 1390, il perçut chaque année le
tribut de la vallée d’Arce comme don à vie pour maintenir sa troupe de gens d’armes ;
on trouve mention de ce tribut jusqu’en 1411, quelques mois avant sa mort 16. D’autre
part, Charles III le fit chevalier l’année de son couronnement, en 1390 17.
24
Ce qui attire l’attention chez ce personnage, c’est sa capacité à se maintenir actif sur
différents fronts de manière simultanée ; ainsi, fin 1399, il apparaît comme grand
maître de l’hôtel du roi, métier dans lequel se distinguera plus tard un de ses enfants.
Une charge que ses descendants et lui effectueront à plusieurs reprises est celle
d’ambassadeurs et de messagers du roi. Pedro avait déjà commencé cette délicate
mission sous le règne de Charles II, lorsque, par exemple, on l’envoyait à Lourdes :
Lizarazu était parfaitement habilité pour agir comme lien entre la cour et la BasseNavarre ; c’était sa fonction naturelle. Sa relation étroite avec les Beaumont fit qu’il
assura aussi le lien avec l’Angleterre, car cette lignée favorisait l’influence des Anglais
sur le territoire français. En 1397, il accompagna le roi lors de son voyage en France.
Déjà sous le règne de Charles III, il avait été envoyé en Béarn (1392), en Aragon (1393),
en Angleterre (1396), à Foix (1399), en Béarn à nouveau (1406), en Castille (1406), en
Basse-Navarre et à Bayonne (1407). Signe de sa proximité avec le monarque et de sa
position à la Cour, lorsque Charles III revint en Navarre après un long voyage en France,
en septembre 1398, il s’arrêta pour manger à l’hôtel de Pedro Sanz de Lizarazu 18.
25
À six reprises au moins, Pedro Sanz reçut du monarque un présent très spécial : un
cheval, instrument indispensable pour ses missions au service de la Couronne. Il faut
souligner ici le grand laps de temps écoulé entre le premier et le dernier cheval offert :
il s’est en effet passé trente ans entre le cheval acheté sur l’ordre de Charles II en 1381 19
et le dernier, offert par Charles III en juin 141120. Il faut l’interpréter comme un signe de
la force physique qui semble caractériser les Lizarazu. Sa mort, à l’été 1413, coïncida
avec une réunion du Parlement à Olite ; quelques jours plus tard mourrait aussi
l’infante aînée, Juana, et deux autres grands personnages de la Cour. Tout cela fit que
leurs funérailles eurent lieu dans l’église du couvent San Francisco de cette localité
pendant quatre jours consécutifs du mois de juillet21. Cela indique bien sa position à la
Cour.
26
Du point de vue de l’onomastique, Pedro Sanz montre un changement notable dans la
trajectoire de la lignée. Pour ses quatre fils attestés dans la documentation – il faut
supposer qu’ils naquirent autour de la décennie 1380 –, il choisit des noms qui
s’écartent de la tradition familiale. En effet, la liberté avec laquelle on procéda dans le
cas du fils aîné, pour lequel on aurait pu s’attendre à une plus grande fidélité à la
norme, attire notre attention : celui-ci s’appelle Guillem Arnalt, nom très fréquent en
Basse-Navarre, mais complètement étranger à la tradition familiale. Comme on l’a déjà
signalé, on peut toujours supposer qu’il eut un premier fils appelé Sancho – comme la
tradition l’exigeait – qui serait mort très tôt sans laisser aucune trace ; malgré tout, il
existait la coutume du remplacement, c’est-à-dire qu’un autre frère, né après lui,
recevait son nom ; s’il n’y avait pas de nouvelles naissances, on pouvait aussi changer le
nom d’un frère. Cependant, rien de tout cela n’est attesté pour les enfants de Pedro
Sanz. Le fait qu’au moins trois fils aient suivi l’aîné contribue à réaffirmer l’hypothèse
selon laquelle il s’agit d’une décision préméditée ; un autre des frères, le plus
documenté, porte tout comme l’aîné un nom de tradition germanique, relativement
commun en Basse-Navarre, Menaut ; un autre s’appelle Charles, fait absolument
exceptionnel dans ce pays – comme le montre Orpustan dans ses études détaillées 22 – et
89
qui ne peut s’expliquer que parce qu’il serait le filleul du monarque ; le moins connu est
Juan, qui, fait particulier, apparaît dans les sources sous le nom de Juan Pérez, c’est-àdire avec son patronyme, ce que l’on ne retrouve pas dans le cas de ses frères. Malgré la
riche documentation où apparaissent ces personnages, je n’ai pu déterminer le nom de
l’épouse de Pedro Sanz, ni si ces enfants sont issus ou non du même mariage.
27
Le renouvellement onomastique opéré dans cette lignée à la fin du XIVe siècle est un
fait. Comment l’interpréter ? Pedro Sanz de Lizarazu a pu pressentir que les grâces qu’il
espérait obtenir ne lui seraient pas concédées par un roi nommé Pedro ou Sancho, mais
par Charles. Il se peut aussi qu’il ait recherché pour parrains de ses enfants des
personnages de la cour – où les Bas-Navarrais étaient nombreux – qui portaient
effectivement les noms cités. La question reste ouverte, et il est difficile d’éviter la
conjecture : en fin de compte, à l’attribution réfléchie d’un prénom à un nouveau-né
vient s’ajouter une certaine dose de hasard, de caprice ou de mode, qui résulte de
circonstances de dernière minute. Mais ce qui est réellement important, c’est qu’en
plus de la nouveauté du prénom, il y eut changement de patronyme : tous les enfants de
Pedro, y compris l’héritier, abandonnèrent celui de Lizarazu pour celui de Santa María,
nom d’un autre de leurs palais, situé dans le village d’Hélette (Arberoue). Tout le monde
sait qu’au Moyen Âge, voire à l’époque moderne, régnait une grande liberté dans
l’utilisation des noms ; ce que, de notre perspective, nous considérons comme un nom
était en fait une référence au domaine, à la terre. De ce point de vue, les Lizarazu
énumèrent fièrement plusieurs terres : Lizarazu, Gentain, Egoaburua, Santa María.
Même Pedro fut parfois appelé Pedro Sanz de Santa María. Mais, à cause précisément de
la flexibilité qui prévalait en ce domaine, le fait que le nom de Lizarazu cesse
brusquement d’être porté – il ne s’appliquera que très rarement à l’un des quatre frères
– ne peut manquer d’attirer l’attention. On peut supposer qu’il y eut discussion au
moment d’écarter l’un des noms de référence au profit d’un autre. Avec la rupture de la
tradition dans les prénoms, la conclusion que l’on peut tirer est que Pedro Sanz de
Lizarazu chercha consciemment à imprimer un changement d’orientation à sa lignée.
Cette hypothèse est confirmée par la politique matrimoniale suivie pour la génération
de ses enfants, qui lui est sans aucun doute imputable, et que nous connaissons
seulement de manière fragmentaire : cette génération sera victime de la guerre civile,
pendant laquelle elle se retrouvera au cœur même de la lutte, mais les deux frères que
nous connaissons le mieux, Guillem Arnalt et Menaut, se marièrent avec des dames de
la péninsule. Le premier épousa Margarita de Uroz-Ursúa, renouant ainsi avec une
importante maison, avec laquelle les Lizarazu avaient déjà eu des liens de parenté
autrefois ; le second, Catalina de Aoiz, née dans un palais dont les enfants servaient à la
cour d’Olite, comme les Lizarazu.
28
Avant de passer à l’interprétation du sens possible de cet apparent changement de cap,
il convient d’examiner si, pour leur part, les enfants de Pedro Sanz de Lizarazu
suivirent la tradition ou continuèrent à innover. Comme je viens de le signaler, le long
conflit qui dévasta la Navarre à partir de 1451 provoqua une importante altération de la
production documentaire ; la Cour en tant que telle cessa de fonctionner normalement,
des pertes et des pillages affectèrent la conservation des documents. Malgré tout, parmi
la descendance relativement nombreuse de Guillem Arnalt et de Menaut, on observe un
certain mélange de nouveauté et de tradition – même si prédomine peut-être la
nouveauté. Menaut donne à un de ses enfants le nom de son père, Pedro, et aux deux
autres ceux de ses frères, Guillem et Juan. En revanche, le fils aîné semble opter pour des
noms nouveaux ou peut-être empruntés au patrimoine des Ursúa, la lignée de son
90
épouse, tels que Beltrán et Lorenzo. Contrairement à ce qui se passait dans les
générations précédentes, les femmes commencent alors à émerger, bien qu’en nombre
très inférieur à celui des hommes ; de plus, comme nous manquons cruellement de
données antérieures, il est impossible d’analyser les critères de transmission. Une des
filles de Menaut fut nommée Ana ; mais le fait le plus significatif est peut-être que le fils
aîné Guillem Arnalt ait baptisé la sienne du nom d’España. La petite-fille du côté
masculin de la primogéniture de Pedro Sanz de Lizarazu portait le nom d’España de
Santa María.
29
Dans son étude consacrée à l’anthroponymie de la Basse-Navarre et de la Soule dans la
première moitié du XIVe siècle – soit un siècle avant la naissance d’España de Santa
María –, Orpustan identifie comme trait caractéristique de l’anthroponymie féminine –
malgré le nombre insuffisant d’exemples, 95, face aux 911 hommes – la proportion
élevée de noms qu’il qualifie d’« ethniques » : Navarra, Alamana, Espaynna, Anglesa,
Lombarda. Cet auteur considère qu’il s’agit de noms à la mode et les met en relation avec
les routes suivies par les armées ou par les pèlerins23. Selon lui, et c’est une
interprétation intéressante, cette mode reflèterait une certaine ouverture culturelle
vers les peuples d’Europe cités : Hispania, dans le cas de l’Espagne, entité disparue qui
englobait les territoires de la Péninsule Ibérique, mais dont l’essentiel demeurait
compris dans les royaumes chrétiens. En tout cas, dès la seconde moitié du XVe siècle,
époque à laquelle vivait la fille de Guillem Arnalt, ce nom passait pour archaïque : s’il
avait pu être à la mode, il ne l’était déjà plus à ce moment-là. On peut peut-être dégager
de tout cela une déclaration d’intentions : la lignée, déjà du vivant de Pedro Sanz de
Lizarazu, cherche à s’hispaniser. C’est peut-être dans ce désir que se trouve
l’explication du brusque abandon du nom, un mot basque difficile à prononcer et à
écrire, qui renvoyait, ne serait-ce que par sa sonorité, au monde du saltus vasconum, au
milieu rural, loin de la culture et de l’écrit. La vie de Pedro Sanz s’était déroulée entre
les deux mondes, mais pesa sans doute chez lui de manière décisive celui de la Cour
alors à son apogée : comme on l’a récemment écrit, dans toute l’histoire du royaume de
Navarre, il n’y eut pas de mécène plus engagé dans la défense des arts que Charles III, et
la cour du roi ne brilla sûrement jamais autant24. Les enfants de Pedro, en particulier
Menaut – majordome du prince de Viana, don Carlos, depuis son arrivée en Navarre à
l’âge d’un an, en 1422, jusqu’à sa mort en 1460 ou 1461 –, vécurent et servirent à la
Cour. Menaut de Santa María, avec ses enfants et ses neveux, accompagna le prince
héritier pendant tout son long périple jusqu’à Barcelone ; là, malgré sa situation
difficile, don Carlos, en homme de culture, prit grand soin de sa bibliothèque, à la tête
de laquelle il plaça un remarquable écrivain en langue catalane, frère Pere Martínez,
qu’il chargea d’un inventaire que Menaut lui-même signa très peu de temps avant sa
mort25. Le nom de ses enfants, décidé, comme pour toute sa trajectoire, par Pedro, avait
eu pour objectif de faciliter son insertion dans cette sphère supérieure : le nom rustique
de sa terre natale représentait plus un obstacle qu’une aide.
Conclusion
30
Si l’intuition de Pedro, dès les années 1380-1390, était qu’il fallait parier sur les
territoires péninsulaires, il eut certainement raison. Ce qu’il n’avait pu prévoir, c’est
que la fracture entre les deux grandes factions s’aggrava lorsqu’elle s’ajouta au conflit
dynastique qui suivit la mort de la reine Blanca, fille de Charles III (1441). À partir de ce
91
moment, les enfants et petits-enfants de Pedro furent entraînés dans un affrontement
long et coûteux, dans lequel ils jouèrent un rôle important, bien que subordonnés aux
Beaumont, chefs de file d’une des factions. En faisant respecter les droits du prince
héritier, Carlos de Viana, face à ceux de son père, Juan II de Aragón – qui, veuf de la
reine en titre, remarié en secondes noces avec une castillane, prétendait continuer à
être roi de Navarre – ils allèrent jusqu’au bout et payèrent un prix élevé. Guillem Arnalt
fut dépossédé de son château ; un de ses enfants fut échangé contre la liberté du
prince ; Menaut vit brûler son palais d’Urroz ; avec ses enfants, il suivit le prince jusqu’à
Barcelone, où il mourut presque en même temps que don Carlos, en 1460 ou 1461, dans
des circonstances pour le moins suspectes. Quant au troisième frère, Carlos, aux
alentours de septembre 1461, alors que la cause du prince de Viana était perdue, il fut
condamné pour rébellion et désobéissance au roi, puis exécuté, et tous ses biens
confisqués et livrés à ses ennemis26. Cette série de malheurs ne signifia pas la fin des
Lizarazu-Santa María. Au moins deux des enfants de Menaut, Guillem et Juan, avaient
accompagné leur père à Barcelone, où Juan épousa une dame catalane, Violant Satorra ;
son frère apparaît dans la documentation barcelonaise comme le molt honorable mossen
Guillem de Sancta Maria. En quelque sorte, Pedro Sanz de Lizarazu avait concentré tout
son effort pour préparer les siens à s’hispaniser, et c’est finalement ce qui arriva, même
si ce fut par des voies très différentes de celles qu’il avait imaginées.
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NOTES
1. WRIGLEY 1973, p. 5.
2. MARTINENA RUIZ 1997, p. 92.
3. Je remercie ma collègue, Dr Raquel García Arancón, pour cette information.
4. MARTINENA RUIZ 1994, p. 639.
5. RAMÍREZ VAQUERO 1990, p. 114.
6. MORENO ALMÁRCEGUI et al. 1999, p. 274-277.
7.
MARTINENA RUIZ
1994, p. 659. Dans les documents de la Cámara de Comptos, on trouve des
informations sporadiques le concernant, à la tête de ce château, entre 1351 et 1357 : A RCHIVO
GENERAL DE NAVARRA [AGN], Co_documentos, caj. 11, n. 22, 1.
8. AGN, Co_documentos, caj. 11, n. 28 et caj. 17, n. 40 (1) ; Martinena RUIZ 1994, p. 647.
9. FERNÁNDEZ DE LARREA ROJAS 1992, p. 99.
10. AGN, Co_documentos, caj. 15, n. 93, 26.
11. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 98 ; Fernández de Larrea Rojas 1992, p. 120.
12. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 23, 26.
13. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 22, 4.
14. AGN, Co_documentos, caj. 15, n. 88, 7.
15. AGN, Co_documentos, caj. 106, n. 3, 31.
16. AGN, Co_documentos, caj. 59, n. 87, 1.
17. CASTRO 1967, p. 421.
18. CASTRO 1967, p. 243.
19. AGN, Co_documentos, caj. 43, n. 39, 1.
20. AGN, Co_documentos, caj. 98, n. 61, 2 (1).
21. CASTRO 1967, p. 392.
22. ORPUSTAN 2000.
23. ORPUSTAN 2000, p. 201-202.
24. FERNÁNDEZ-LADREDA 2015, p. 18.
25. LATASSA Y ORTÍN 1796, t. II, p. 229-230.
26. Procesos de hidalguía 2015, p. 55-56.
93
AUTEURS
ANA ZABALZA SEGUIN
Université de Navarre
LUIS ERNETA ALTARRIBA
Université de Navarre
94
Sources de la toponymie
roussillonnaise
Vicissitudes, problèmes et inquiétudes
Renada-Laura Portet
1
Ce colloque sur les « sources » nous précise, dans son argument, que le débat porte
moins sur les sources elles-mêmes qu’il n’invite à une « réflexion » à leur propos. Les
documents sont-ils authentiques ? La lecture, l’analyse philologique, le contrôle
historique suffisent-ils ? Peut-on remonter jusqu’à l’origine du toponyme, et ce
parcours peut-il se faire avec toutes garanties ? L’étymologie peut-elle être établie ? Et
est-elle bien nécessaire ?
2
Les sources de la toponymie roussillonnaise n’échappent pas à ces questions ; elles
présentent en outre l’originalité, et le handicap, d’être réparties entre deux États, de
part et d’autre d’une frontière politique. À quoi s’ajoute la complexité de la langue car,
lorsque les anciens « comtés catalans » de la médiévale Marche d’Espagne sont devenus
français sous Louis XIV, en 1659, toute la toponymie roussillonnaise était déjà fossilisée
en catalan (avec, en plus, un substrat basque, pré-indo-européen, morphologiquement
bien présent).
3
Des deux États frontaliers, c’est la Catalogne qui est la plus riche en sources écrites. Les
documents médiévaux y abondent et ont été admirablement conservés. Il en existe
également en France, mais beaucoup ont disparu (les cartulaires de la cathédrale d’Elne
et de l’abbaye d’Arles-sur-Tech, par exemple, sont partis, au temps de la Révolution de
1789, dans plus d’une cinquantaine de charretées, pour être jetés à la mer). En outre, à
en croire le très regretté Pierre Bonnassie et sa magistrale thèse sur la Catalogne, « les
folios originaux des documents que le Roussillon aurait fait parvenir à Paris au moment
de l’annexion n’auraient pas eus les soins ni l’attention qu’ils méritaient... ».
4
Les principaux recueils de documents écrits qui concernent en particulier le Roussillon
sont :
1. Marca Hispanica sive Limes Hispanicus, de Pèire de Marca, publié en 1688.
95
2. Le Cartulaire roussillonnais de Julien-Bernard Alart, publié en 1880 en soixante-deux
volumes, aujourd’hui microfilmés et munis de deux tables du XIXe siècle (noms de lieux,
en deux volumes manuscrits ; sanctuaires).
3. Les Capbreus, registres fonciers du royaume de Majorque, très beaux originaux du XIIIe
siècle, archivés à Perpignan (un temps capitale, pendant soixante-dix-huit ans, de ce
petit et bref royaume).
4. Le Liber feudorum maior, du XIIe siècle, conservé aux archives de la Couronne d’Aragon.
Mutilé, il a été refait en 1945-1947 à partir d’un index du XIVe siècle et de documents
originaux conservés dans ce dépôt.
5. Les dotalies de les esglésies catalanes (segles IX-XII), thèse universitaire du dr. Ramon
Ordeig i Matas publiée en Catalogne (1997-2004). Cet ouvrage contient les actes de
consécration de toutes les églises catalanes de part et d’autre de la frontière FranceEspagne.
6. Les matrices cadastrales napoléoniennes, réalisées à partir d’enquêtes orales
retranscrites et dont les originaux sont archivés au local du cadastre à Perpignan.
Aujourd’hui numérisées, les matrices originales sont accessibles électroniquement.
7. Les états de section, conservés aux archives départementales mais avec des
exemplaires dans chaque commune.
5
Il y aurait beaucoup à dire sur les documents provenant d’enquêtes orales retranscrites.
Mais c’est Marca Hispanica qui a été – et est encore – le plus sujet à polémique. Et c’est
bien injuste.
6
Marca Hispanica sive Limes Hispanicus (sous-titré hoc est, Geographia et historica descriptio
Cataloniae, Ruscinonis et circumjacentium populorum) est l’impressionnante collection de
documents réunis par le béarnais Pèire de Marca au cours des presque huit années qu’il
passa en Catalogne, où il arriva en 1644. Juriste, historien et homme politique, il était
« féal conseiller ordinaire du roi en ses Conseils » quand Louis XIV l’envoya, avec le
titre de Visiteur général, dans le principat de Catalogne. Il y réunit un total de
1 402 documents en latin, comprenant des actes de consécration d’églises, des
sacramenta, des dotations, depuis l’an 819 (avec l’acte de consécration de l’église
d’Urgell) jusqu’en 1475 (avec l’Epistola Hieronymi Pauli Catalani ad Petrum Michaelem
Carbonell regum archivarium super civitatis Barchinonae – soit une lettre de courtoisie et
une sorte de quitus à l’archiviste royal de Barcelone...). Nous avons la chance que ce
titanesque ouvrage ait bénéficié d’une réédition en fac-similé, à Barcelone, en 1972.
7
À son retour en France, avec deux volumes de documents originaux sous le bras, Pèire
de Marca fut convoqué, comme assesseur des délégués français, à l’Île des Faisans, pour
y préparer l’annexion du Roussillon (et, en plus, si possible : des « quelques terres
adjacentes », soit – je cite – la Cerdagne, le Conflent et le Vallespir…). Mais les
négociations furent interrompues, et Mazarin l’envoya alors, par la suite, à la
« Conférence de Céret » où, d’après les témoignages des contemporains
présents (témoignages reproduits dans la préface), « la supériorité de son érudition lui
permit de confondre les délégués espagnols de Philippe IV et de faire la division
territoriale la plus favorable à la France ». Le 7 novembre 1659, le traité était signé. Les
anciens comtés catalans de Roussillon, Conflent, Vallespir et Cerdagne devenaient
français, réunis sous le nom de « Province de Roussillon ». Ils s’ajoutaient, pour former
aujourd’hui le département des Pyrénées-Orientales, au pays de Fenouillet (pagus
Fenolietensi), déjà annexé en 1285 par le traité de Corbeil, conclu entre Jacques I er de
96
Majorque et saint Louis. C’est dire si le travail de Pèire de Marca eut une portée
historique capitale. Louis XIV le récompensa en le nommant archevêque de Paris.
8
Dans ces conditions et optiques politiques très particulières, à des fins, pour tout dire,
impérialistes, des doutes sur l’authenticité des documents pourraient, à la rigueur, être
exprimés. Et l’on ne s’en est pas privé, accusant Pèire de Marca d’avoir opéré des
manipulations personnelles dans les textes, produit des faux et même d’en avoir volé
(ce qui s’est avéré exact à sa succession), et surtout d’avoir fait un tri, choisissant les
seuls documents portant dans leur eschatocole des références à un prince ayant régné
en France (ce qui a été à peu près le cas pour tous les documents carolingiens de la
Marche d’Espagne).
9
Or, lorqu’on sait que ce n’est pas Pèire de Marca qui en assura la rédaction (sa mort l’en
ayant empêché), mais son secrétaire Étienne Baluze, qui en fut chargé par Colbert, et
que la publication de ce recueil, également assurée par Baluze, ne fut effective que
quarante-quatre ans après que Pèire de Marca ait commencé sa collecte de documents
en Catalogne, on peut sans une trop grande charge de conscience, émettre aussi
quelques doutes... D’autant que Baluze n’est pas exempt de reproche si l’on songe au
faux cartulaire de Brioude qu’il aida à confectionner de toutes pièces pour complaire au
cardinal de Bouillon.
10
Soyons cependant rassurés pour nos documents. Ils sont bien issus d’actes notariés
dont on peut retrouver les originaux dans les archives de la bibliothèque de Catalogne,
à Barcelone, et beaucoup proviennent également des authentiques registres paroissiaux
des églises catalanes jusqu’à Tarragone, capitale métropolitaine de toute la Catalogne
(chronologiquement après Elne). Pourtant, certains médiévistes catalans ont émis des
réserves, arguant, entre autres, que l’acte de consécration de la cathédrale Sainte-Marie
d’Urgell était un faux. Heureusement, il y a eu depuis la publication de la thèse du Dr
Ramon Ordeig i Matas sur les actes de consécration de toutes les églises catalanes et ce
ne serait, quoiqu’avec des avis très diversifiés sur l’exacte datation, qu’une question de
date, légèrement postérieure. Le texte, et son richissime contenu toponymique, vérifié
par ces mêmes médiévistes, est bien authentique. Et c’est là ce qui nous importe le plus.
11
Il resterait peut-être à moduler quelque inquiétude quand on lit, dès les premières
pages de la préface, de véritables dénis historiques, écrits noir sur blanc dans un
indéniable esprit « jacobin » : le comté de Roussillon, ce « petit coin perdu » (angulus
ille), ne s’est jamais appelé Catalogne, mais a toujours fait partie du territoire de la
Narbonnaise (angulus ille in quo consistit nobilissimus comitatus Ruscinonensis, qui semper in
Narbonensis fuerat...). Et il n’y avait pas à tergiverser là-dessus puisque les Pyrénées
étaient les limites naturelles entre la Gaule et l’Hispanie : montes qui fuerant naturales
termini Galliarum et Hispaniarum, dividerent in posterum Galliam Narbonensem. Cette partie
de l’Espagne citérieure, qui ne s’est jamais appelée Catalogne – et eam partam citerioris
Hispaniae quae nunc Catalonia dicitur –, devait donc être rendue à son maître « naturel »,
notre très puissant roi Louis le Grand – ad suum naturalem dominum rediit, id est, ad
potentissimum Regem nostrum Ludovicum cognomento Magnum. Dont acte. Historique.
12
Marca Hispanica a été et reste, quoi qu’on en dise, un magnifique instrument de travail
pour l’onomasticien et le toponymiste. Les sources y sont abondantes et sûres, d’une
haute qualité. Les recherches ultérieures menées, en Roussillon, par les excellents
archivistes Alart et Brutails n’ont fait que le confirmer.
13
Il en va autrement avec les matrices cadastrales napoléoniennes. Quand, à partir de
1807, les fonctionnaires français du cadastre arrivèrent en Roussillon pour faire les
97
relevés parcellaires, les habitants parlaient uniquement catalan. Et les noms de lieux
n’étaient prononcés qu’avec la phonologie de la variante roussillonnaise du catalan. Les
fonctionnaires, ne reconnaissant ni le son du phonème ni le sens de ce qu’ils
entendaient, firent malgré tout leur possible, suivant leurs capacités personnelles, pour
remplir leur tâche et écrivirent les noms dans la seule graphie qu’ils connaissaient : la
graphie française. D’où les très nombreuses cacographies et erreurs sémantiques.
14
Cependant, pour les gens de ma génération, familiarisés avec le catalan – qui est même,
pour beaucoup d’entre nous, la langue maternelle – et, de plus, avec les noms de lieux
transmis oralement, au sein de la famille, « de génération en génération », cette
graphie « à la française », loin d’être un handicap, permet de reconstituer le toponyme
dans sa forme orthodoxe, cela d’autant mieux que l’on a reçu une bonne formation
linguistique, intégrant les règles phonétiques particulières propres au catalan
roussillonnais.
15
Voyons l’exemple de Colomine del Retour, lieu-dit de la commune de Cànoes (Canohès au
cadastre). La colomina, coromina avec une variante fréquente de rhotacisme, provient du
neutre pluriel latin condominia avec le sens de “copropriété”. Au Moyen Âge, ce mot
représentait la portion de terre nette d’impôt que le seigneur se réservait parmi les
biens qu’il donnait en fief.
16
Que peut donc désigner ici le déterminant Retour ? C’est simplement le mot “recteur”,
rector en catalan (avec /o/ tonique et fermé selon la variante roussillonnaise du
catalan), entendu par une oreille française. Ce mot désigne en catalan “le curé de la
paroisse”. Et ce lieu-dit était le nom d’un bien ecclésiastique, net d’impôt.
17
Phonétiquement, s’agissant d’un oxyton et l’accent tonique étant sur la dernière
syllabe, il se produit, en roussillonnais, une fermeture du /o/ tonique qu’en français
l’on écrit -ou-, avec deux graphèmes. Et comme il se produit aussi, en roussillonnais,
une assimilation progressive de l’implosive /k/ à la dentale qui suit, une oreille
française entend /retour/.
18
Une fois tirées au clair toutes les cacographies de ce genre, on aurait pu croire la
toponymie du Roussillon correctement retranscrite sur nos matrices cadastrales.
Malheureusement, ont été engagées, au XXe siècle, des révisions cadastrales par
commune, souvent au hasard des modifications parcellaires, qui furent source de
nouvelles corruptions : les secrétaires municipaux et locaux, étant catalans,
interprétèrent en effet à leur façon ce qu’ils croyaient comprendre.
19
Voyons l’exemple de La Colomine del Paré. Cette première transcription, effectuée en
1809 lors du relevé sur le terrain, suivait, dans sa graphie « phonétique » à la française,
l’exacte prononciation roussillonnaise de ce nom de lieu, bien attesté par un document
carolingien de 994 renfermé dans le Cartulaire roussillonnais d’Alart : ipso perario dans le
sens de “poirier” pour le déterminant (en catalan orthodoxe : perer, avec le /e/ prétonique ouvert < /a/). Mais, lors de la révision cadastrale de 1934, ce toponyme,
interprété par le transcripteur local à sa façon, est devenu Colomine del Payrrer, c’est-àdire “du maçon” dans sa variante catalane roussillonnaise avec, de surcroît, des fautes
d’orthographe (car les roussillonnais « de souche » ne connaissent guère, du catalan,
que la forme orale et pas l’écrite).
20
De l’arbre spécifique d’une activité agricole et repère descriptif d’un paysage, on passait
à l’homme, déterminé par une activité artisanale : peirer (“le maçon”), fréquent aussi,
en Roussillon, comme anthroponyme. Quelles qu’en soient les raisons circonstancielles,
98
il s’agit là d’un transfert phonologique et polysémique. Les fausses interprétations
populaires de ce genre sont, hélas, très nombreuses et, lors d’enquêtes administratives
par des fonctionnaires évidemment non spécialisés, donnent lieu à une
impressionnante série de cacographies malheureusement répertoriées.
21
On souhaiterait, en conclusion, une toponymie confiée, avant tout, à des toponymistes
confirmés, qui conserveraient à nos sources une fiabilité historique et scientifique
avérée. C’est indispensable pour cette histoire qui chemine que sont nos chers
toponymes, petits trésors archéologiques, qui ont gardé et gardent la terre vivante dans
sa vérité.
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Perpignan une et plurielle, Canet, Trabucaire, p. 65-78.
AUTEUR
RENADA-LAURA PORTET
Université de Perpignan
99
Les différentes sources au cœur du
projet PatRom (PATRONYMICA
ROMANICA)
Jean Germain
1
Le projet PatRom, conçu initialement à l’université de Trèves en 1987 à l’initiative du
Professeur Dieter Kremer, est sans conteste l’un des projets les plus ambitieux en
matière d’onomastique personnelle de ces dernières décennies, non seulement pour le
domaine gallo-roman ou français, mais aussi pour l’ensemble du domaine roman. Si,
pour diverses raisons, il n’a pu tenir toutes ses promesses, il n’en a pas moins constitué
un moteur et un catalyseur dans ce domaine de recherche trop souvent abandonné à
une forme d’amateurisme linguistique. La connaissance de ce grand dictionnaire –
coûteux il est vrai – dont quatre volumes ont paru à ce jour (outre le volume de
présentation) est malheureusement très faible en France, ce qui nous a incité à en faire
une nouvelle présentation axée sur les sources utilisées en amont du dictionnaire.
PatRom, un projet européen de lexicographie
onomastique
2
Pour mémoire, le projet PatRom vise à produire un « Dictionnaire historique de
l’anthroponymie romane », c’est-à-dire à présenter, sous forme d’articles du type de
ceux des grands dictionnaires étymologiques de langue (Französisches etymologisches
Wörterbuch ou Lessico etimologico italiano), les noms de personne issus originellement
d’un étymon lexical, selon une classification établie au sein du projet, à la fois
onomastique, linguistique et géographique. La liste de base des étymons retenus a été
constituée à partir du Romanisches etymologisches Wörterbuch.
3
Pour ce faire, une équipe pluridisciplinaire (lexicographes, onomasticiens, médiévistes)
a été réunie progressivement en s’appuyant sur divers centres régionaux disséminés
dans l’ensemble de la Romania, avec des spécialistes reconnus dans les différents sousdomaines linguistiques. Le projet repose en effet sur la compétence linguistique et la
100
connaissance rapprochée de ces acteurs de terrain, connaissant bien soit les sources
historiques des noms, soit le parler régional, soit, idéalement, les deux.
4
En aval des articles rédigés individuellement dans les différents domaines, une équipe
de rédacteurs panromans, chargés d’organiser la matière au niveau de toute la Romania
et d’arbitrer les contradictions apparentes le cas échéant, s’est constituée avec un petit
noyau dur de rédacteurs.
Fig. 1. Les différents centres PatRom impliqués dans le projet et la liste des rédacteurs.
Fig. 2. La Romania européenne.
Au-delà des États, des réalités géo-linguistiques : la Romania européenne (fig. 2) et la Galloromania
(fig. 3), avec les principales zones géo-linguistiques correspondant aux parlers régionaux du monde
roman et du domaine « français ».
101
Fig. 3. La Galloromania.
5
De nombreux colloques et réunions de travail ont été nécessaires pour fixer le cadre du
travail, impliquer les centres régionaux, délimiter les étymons à traiter, définir la
structure formelle des articles et s’accorder sur les sources à exploiter. Ces réunions se
sont étalées de décembre 1987 à 2001, avec la publication d’un volume de présentation
en 1997. Paradoxalement, le projet est venu peut-être un peu tôt…, car les possibilités
offertes par l’informatique personnelle n’ont cessé d’évoluer depuis lors ; en outre, la
mise à disposition des corpus de noms de famille s’est accrue considérablement. Il a
donc fallu s’adapter au mieux en permanence tout en préservant la cohérence
d’ensemble.
6
D’aucuns ont remis en cause la légitimité d’un dictionnaire de noms de personne,
chaque individu – et, partant, son nom – étant chaque fois distinct. Tous les Dubois
n’habitaient pas à côté du même bois… Tout dictionnaire de noms propres nécessite
bien entendu des conventions et un certain niveau d’abstraction. La structure et les
normes de rédaction permettent de faire nettement la part entre les lexèmes, qui ont
donné lieu à des surnoms [SN], et les noms de personne [NP] eux-mêmes, qu’il s’agisse
de surnoms médiévaux ou de noms de famille [NF] contemporains.
Des choix de base
7
Les noms de personne ‘délexicaux’, les surnoms issus du lexique, ont été retenus en
priorité, notamment ceux en relation avec l’homme et avec les animaux. Les
‘déanthroponymiques’, issus de noms de personne déjà attestés en latin, ne sont traités
que parallèlement aux délexicaux (ex. LUPUS vs LUPUS NP). En revanche, les
‘détoponymiques’ ne sont pas pris en compte dans le cadre de PatRom, car ils sont trop
particuliers à chaque domaine.
102
8
Les étymons retenus sont des éléments du lexique qui sont productifs dans au moins
deux des quatre superdomaines linguistiques (Ibéroromania, Galloromania,
Italoromania, domaine roumain). Sont considérés comme étymons toutes les formes
attestées en latin tardif jusqu’aux Etymologia d’Isidore de Séville.
9
Deux volumes du dictionnaire proprement dit ont paru à ce jour, en 2004 et en 2015,
l’un axé sur le thème du corps humain, l’autre relatif aux principaux mammifères,
domestiques ou sauvages ; deux autres volumes sont à finaliser dans les années à venir.
Fig. 4. La signature des articles.
La collectivité du projet est reflétée dans la signature collective des articles ; celle-ci détaille clairement
les noms du ou des rédacteurs panromans, les noms des personnes ou des centres ayant fourni de la
documentation, les collaborateurs chargés des synthèses régionales et, enfin, les réviseurs.
Les sources au cœur du projet
10
Le volume I/1 (2007) sert de présentation générale et d’introduction, avec l’important
cahier des normes rédactionnelles qui régit toute l’organisation du dictionnaire et avec
les bibliographies onomastiques et de support linguistique (dictionnaires, études
linguistiques, etc.). Plus important, dans la perspective de cette communication, le
volume I/2 (2010) inventorie systématiquement les diverses sources historiques
(cartulaires, rôles de taille, etc.) de NP utilisées dans les différents domaines
linguistiques.
103
Fig. 5. Page de titre du volume I/2 consacré aux sources historiques.
11
Noms de famille ou noms de personne ? Tel a été le débat préalable : ne devait-on
traiter que les noms de famille contemporains encore en usage, ou devait-on prendre
en compte aussi les NP attestés dans les sources écrites, prioritairement du Xe au XVIe
siècle, sans négliger les périodes postérieures ni les sources généalogiques à titre
complémentaire, pour des cas précis ?
Sources utilisées pour les NF contemporains
12
Dès le départ, il fallait disposer, comme matériaux d’étude, de listes démographiques
actuelles, dans la mesure du possible complètes (recensement de la population), sinon
au moins représentatives.
13
Malheureusement, les listes de noms constituaient encore un sujet sensible (protection
de la vie privée) et, malgré tous nos efforts, il n’a pas été possible de constituer une
base de données de noms de famille contemporains unitaire pour toute la Romania. Il
en résulte une documentation individuelle par État et, dès lors, une hétérogénéité
(population totale, abonnés au téléphone, listes électorales, etc.) qui ne permet pas une
confrontation directe entre les données de chaque pays ou région. Il a fallu s’en
accommoder et considérer finalement que c’est au sein de chacun des pays que la
comparaison est nécessaire.
14
Pour la France, dans un premier temps, nous nous sommes fondés sur la liste des
abonnés au téléphone sur CD-ROM (Infobel : France 2001, 22 millions d’abonnés). C’est cet
inventaire qui, par défaut, est à la base des premiers articles, même si la consultation
ponctuelle n’est pas toujours très commode en raison du nombre de variantes
approximatives. Avec la parution de l’imposant inventaire de Laurent Fordant, Tous les
noms de famille de France et leur localisation en 1900, la recherche sur les noms de famille
contemporains (en fait sur cent ans, divisés en quatre périodes de 1891 à 1990) a trouvé
104
une nouvelle base plus fiable, reposant sur les fichiers de l’Institut national de la
statistique et des études économiques [I.N.S.E.E.]. Pour la première fois il a été possible
de quantifier les noms de famille de France, qui se caractérisent par un nombre
considérable de variantes graphiques. Le site Internet correspondant
www.geopatronyme.com s’avère très commode pour une visualisation rapide de la
dispersion géographique des noms de famille de France. Une attention particulière est
portée aux NF français en voie de disparition.
15
Pour la Belgique, on a disposé directement dès 1987 de la totalité des noms de famille
actuels grâce à l’achèvement du Registre national des personnes physiques, à savoir un
peu plus de 187.000 NF graphiquement différents, répartis par provinces (http://
patrom.fltr.ucl.ac.be). Depuis lors, a été mis à la disposition du grand public le site
www.familienaam.be, avec répartition par communes et cartographie automatique.
16
Quant à la Suisse, elle possède avec le Répertoire des noms de famille suisses en trois
volumes (1989) d’un instrument sans égal pour reconstituer l’histoire de ses habitants.
Il est cependant difficile, pour un étranger, de manipuler cet inventaire qui tient
compte des différentes sortes de droits de cité en Suisse et qui n’est pas informatisé.
Fig. 6. Exemple de mise en œuvre des NF contemporains dans le dictionnaire.
Fig. 7. Le site geopatronyme.com.
Le site geopatronyme.com permet une cartographie immédiate, indicative certes, mais non suffisante
pour expliquer des phénomènes phonétiques ou des aires lexicales complexes.
105
Fig. 8. Cartographie du NF Petitot.
La cartographie du NF contemporain français Petitot permet dans ce cas de séparer le noyau des
dérivés de PETIT avec le suffixe -OTTU (à l’Ouest) du noyau avec le suffixe -ITTU (carte établie par E. Buchi,
Volume de présentation, 1997, p. 195).
106
Fig. 9. Cartographie du NF Dental.
La cartographie détaillée ci-dessus permet de préciser le noyau du NF Dental dans le Sud-Est et dans
les Alpes-Maritimes, en relation avec la limite nord des représentants lexicaux de lat. DENTĀLE (carte
établie par J.-P. Chambon, vol. II/1, col. 417-418).
Sources historiques utilisées
17
Parallèlement, il a fallu répertorier les sources historiques disponibles par domaine
linguistique, en faire un choix pour l’enregistrement, avec une attention toute
particulière aux documents démographiques (listes nominatives). Sauf quelques rares
exceptions (dont les Rôles de la taille de Paris des années 1298 à 1300), nous nous sommes
limités à la documentation imprimée pour ne pas dépasser les limites d’un travail
contrôlable ; en outre, il n’a pas été possible de vérifier toutes ces éditions imprimées,
dont parfois l’original a disparu. Le cas échéant, en cas de doute, le rédacteur est invité
à faire des vérifications ponctuelles. Cette banque de données n’est disponible – sur
demande – que pour les matériaux gallo-romans préparés principalement à Trèves (cf.
http://patrom.fltr.ucl.be).
18
Les sources ont été généralement encodées de façon exhaustive par les divers centres
régionaux PatRom ou à Trèves, tandis que certaines ne sont utilisées que de façon
sélective par les collaborateurs du dictionnaire.
19
Dans la Bibliographie des sources, chaque référence bibliographique est suivie d’une
mention de contenu (C:), éminemment variable, qui peut fournir des informations
concernant les particularités de la source et de son édition, son intérêt, ses limites,
ainsi que le nombre d’entrées ou d’items correspondant à des individus surnommés.
Une autre ligne donne le sigle abrégé (S:) utilisé dans le dictionnaire pour cette source,
ainsi que la fourchette de dates des documents et le sous-domaine linguistique qui est
concerné. Les sigles retenus pour ces sources imprimées se veulent « parlants ». Le sigle
107
contient toujours le toponyme-origine, ce qui rend la source spontanément localisable.
Cela signifie que certains sigles classiques, non motivés, ont été modifiés dans cet esprit
de transparence.
Fig. 10. Quelques exemples de notices de sources historiques, avec bref descriptif et sigles
utilisés.
20
Le nombre de sources anciennes utilisées pour le domaine gallo-roman (France,
Belgique, Suisse, etc.) s’élève à 773 références bibliographiques, avec une prédominance
des sources centrales et picardes. Cela équivaut à peu près au nombre de sources
enregistrées pour les domaines ibéro-roman et italo-roman.
GR 00
GR-00 Gallo-roman (en général)
13
GR 10/14 GR-10 Domaine occitan (en général)
2
-
GR-11 Gascon
30
-
GR-12 Occitan central (Languedoc)
72
-
GR-13 Occitan oriental (Provençal)
40
-
GR-14 Occitan septentrional (Limousin, Auvergne) 49
-
Total -
193
GR 20/29 GR-20 Domaine d’oïl (en général)
1
-
GR-21 Oïl du centre (Paris et Bourbonnais)
62
-
GR-22 Sud-ouest du domaine d’oïl
31
108
-
GR-23 Nord-ouest du domaine d’oïl
62
-
GR-24 Normandie
51
-
GR-25 Picardie
85
-
GR-26 Wallonie
66
-
GR-27 Lorraine
29
-
GR-28 Champagne
22
-
GR-29 Bourgogne, Franche-Comté
41
-
Total -
450
GR 31/33 GR-31 Domaine franco-provençal : France
30
-
GR-32 Domaine franco-provençal : Suisse
60
-
GR-33 Domaine franco-provençal : Val d’Aoste
11
-
Total -
101
GR 41/45 GR-41 Français hors Galloromania : Angleterre
4
-
GR-42 Français hors Galloromania : Flandre
8
-
GR-43 Français hors Galloromania : Québec
1
-
GR-45 Français hors Galloromania : divers
3
-
Total -
16
109
Fig. 11. Un exemple idéal de liste nominative : le Nécrologe de la confrérie des jongleurs et des
bourgeois d’Arras (1194-1361), édité par Roger Berger.
Fig. 12. Un autre source nominative de premier plan pour l’Artois, L’impôt royal en Artois (1295-1302),
publié par P. Bougard et M. Gysseling.
110
Fig. 13. Résultats d’une recherche sur les aboutissements gallo-romans en domaine d’oïl de lat.
GULA (avec interférence d’autres étymons).
Fig. 14. La thèse de Fexer (1978) : un complément bien utile pour le domaine occitan, avec des
sources complémentaires.
111
Fig. 15. Un exemple de documentation historique mise en œuvre pour le domaine gallo-roman,
celui de “vache” avec article (vol. III/1, col. 156).
Les sources de la motivation
21
Le dictionnaire PatRom cherche aussi à éclaircir certains aspects de l’anthroponymie
souvent trop peu explicités, tels que la motivation, grâce à l’importance accordée aux
surnoms contemporains et grâce aussi à la comparaison avec les proverbes médiévaux.
22
Nombre d’études consacrées aux surnoms modernes, souvent dialectaux, ont ainsi été
mises à contribution. Pour la France, on peut citer des études comme celles de Bruneau
(1939) ou de Debrie (1988), et pour la Catalogne celle de Moreu-Rey (1988). Ces
sobriquets et surnoms, qui ont été récoltés auprès de témoins qui pouvaient en faire
une analyse partielle, en indiquer la motivation explicite sinon réelle, peuvent
permettre, par comparaison, d’éclairer la motivation des surnoms médiévaux ; ils sont
classés sous la rubrique SN cont. à la suite des NF cont. Cette rubrique étant subordonnée
aux autres, on n’ouvre jamais un paragraphe uniquement pour elle. Dans la mesure du
possible, on introduit des indications sur la motivation des surnoms, qu’elles
proviennent d’une source publiée ou non. Ces indications résultant de l’analyse par les
témoins (sous réserves) précèdent le surnom.
112
Fig. 16. Un exemple de mise en notice des surnoms modernes (vol. III/1, col. 839).
Fig. 17. Une source plus surprenante : les notices nécrologiques dans lesquelles sont reprises les
indications de surnoms usuels (quotidien Vers l’Avenir, Namur).
Ici, un exemple de surnom métonymique utilisable pour la motivation de l’étymon CAPPELLUS.
23
Il faut se garder toutefois de tout anachronisme, car les valeurs sémantiques ou
métaphoriques attachées aux mots étaient sans doute différentes au Moyen Âge,
particulièrement pour les noms d’animaux. Pour s’en approcher, les rédacteurs PatRom
font appel à une ressource inattendue, les dictionnaires de proverbes médiévaux. Il en
existe plusieurs, selon les différents domaines linguistiques : citons le plus précieux, le
TPMA ou Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi de Samuel Singer (1995-2002), ou bien le
répertoire de Werner Ziltener (1972-1989). Le TPMA est une publication posthume,
fondée sur le travail de Singer qui dépouilla les sources littéraires européennes les plus
importantes pour la période allant de 500 à 1500, ainsi que quelques recueils et textes
du XVIe siècle. Les 90 000 proverbes ont été répartis en articles sous des mots-vedettes
(2 000 environ) indiquant l’idée principale du proverbe. Les proverbes sont reproduits
dans leur texte original, suivi d’une traduction en allemand.
113
Fig. 18. Un exemple de recherche de motivation plutôt métaphorique, celui de LEPUS (vol. III/1,
col. 834).
Fig. 19. Les notes infrapaginales fournissent le détail des dictionnaires de proverbes médiévaux
permettant d’étayer les possibilités de la motivation anthroponymique (vol. III/1, col. 834).
114
Conclusion
24
Comme on peut le constater, au terme de cette rapide présentation, les sources mises
en œuvre pour étayer les articles du dictionnaire, leur donner plus de cohérence, sont
nombreuses et variées. Elles ne permettent toutefois pas de résoudre tous les
problèmes ; nous restons bien conscients des limites de notre démarche, qui se veut la
plus objective possible, mais qui reste impuissante devant la complexité de la matière
anthroponymique. Il reste bien sûr d’autres sources à utiliser, comme les sites de
généalogie qui se sont fortement développés ces dernières années, mais aussi des
sources particulières comme les listes de noms d’enfants trouvés. Il reste bien du
travail pour nos successeurs.
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116
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AUTEUR
JEAN GERMAIN
Commission royale de toponymie et de dialectologie (Bruxelles)
117
La question des sources dans les
études anthroponymiques
contemporaines
Yolanda Guillermina López Franco
1
Lorsque l’on réfléchit à la question des sources en onomastique – sujet de notre
colloque –, on pense souvent aux documents du passé : cartulaires, rôles de taille,
compoix, etc. Mais qu’en est-il si l’on s’intéresse aux anthroponymes contemporains, à
ceux qui ont été et sont portés aux XXe et XXIe siècles ?
2
Étant de ceux-là, je voulais me pencher sur la bibliographie spécialisée en
anthroponymie afin de connaître un peu mieux où les chercheurs puisent leurs
données. Les publications en onomastique sont nombreuses ; mis à part les ouvrages
monographiques, les revues et les actes de congrès sont les moyens les plus à même de
nous fournir une ample gamme de textes. Des revues telles que Names, Onoma, Rivista
italiana di onomastica, Nouvelle revue d’onomastique , Cahiers de la Société française
d’onomastique, Onomastica canadiana, pour n’en citer que quelques-unes, pouvaient me
procurer une série d’articles à « étudier ». Quant aux actes de congrès, j’ai pensé aux
recueils édités par la Société française d’onomastique, par le Centre d’onomastique de
l’Université technique de Cluj-Napoca, à Baia Mare en Roumanie, et par l’International
Council of Onomastic Sciences [ICOS].
3
Ayant participé aux congrès généraux de ce dernier en 2005, 2008, 2011 et 2014, et
ayant pu observer la grande diversité des études qui s’y présentent, j’ai finalement
décidé de puiser dans les actes du congrès ICOS de Barcelone, qui venaient d’être
publiés en ligne lors du premier appel à communications du colloque qui s’ouvre
aujourd’hui1.
Méthode
4
Grâce au moteur de recherche du site, j’ai rassemblé trente-six articles qui abordaient
l’anthroponymie contemporaine. J’ai été obligée de réduire leur nombre à vingt et un
118
en raison des langues que j’étais capable de lire – j’ai dû notamment écarter ceux qui
étaient en allemand, à mon plus grand regret – et du temps disponible pour préparer
cette communication. Le corpus d’articles ainsi rassemblé ne prétend donc être ni
particulièrement représentatif ni – moins encore – exhaustif. Les observations qui
suivent montrent pourtant un éventail riche et varié d’études récentes faites dans la
sous-discipline. Elles illustrent la diversité des sources choisies, des approches
méthodologiques et des types de traitement des données mis en œuvre.
5
Pour aborder ces vingt et un articles, dont les références figurent en fin d’article, j’ai
établi un classement en six rubriques : 1) la langue de l’article ; 2) la langue ou les
langues des anthroponymes faisant l’objet de l’étude ; 3) les catégories nominales
concernées ; 4) les sources déclarées et non déclarées explicitement par les auteurs ; 5)
les traitements donnés aux anthroponymes ; et 6) la ou les disciplines à partir
desquelles le chercheur travaille.
6
Voyons maintenant ce que j’ai obtenu de mes lectures.
Enseignements tirés
7
La première constatation que l’on peut faire est que sur ces vingt et un articles,
quatorze (66,7 %) ont été écrits en anglais2. Cette langue n’est pourtant que l’une des
langues officielles des congrès et des publications de l’ICOS, à côté du français et de
l’allemand. Le congrès de 2011 s’étant déroulé à Barcelone, ont été également acceptées
des communications en catalan, en espagnol et en occitan. Dans l’échantillon considéré,
trois articles ont été publiés en français (BIANCO ; D. FELECAN ; MARTIN), deux en espagnol
(CASTIGLIONE ; MILIA) et deux en catalan (ABRIL ESPAÑOL ; CORREDOR PLAJA).
8
Si les langues de publication auxquelles j’ai eu accès sont au nombre de quatre
seulement, les anthroponymes analysés dans chaque article appartiennent à une
grande quantité de langues du monde, vingt-quatre au total, distribuées en plusieurs
groupes : cinq langues romanes (catalan, italien, français, espagnol et roumain), quatre
germaniques (allemand, anglais, néerlandais et suédois), trois slaves (russe, polonais,
ukrainien), deux baltiques (lituanien et letton), une celtique (gaélique écossais), deux
finno-ougriennes (finnois et hongrois), une autre indoeuropéenne (romani), ainsi que
plusieurs langues plus éloignées (asiatiques : japonais, chinois et langues d’Asie
centrale ; punjabi et urdu ; arabe et zoulou). Sans compter celles qui sont seulement
évoquées, comme celles des demandeurs d’asile déplacés de Londres à Glasgow, au
Royaume-Uni.
9
Les systèmes anthroponymiques abordés dans ces vingt et un articles sont donc très
divers, du point de vue de la typologie linguistique comme des cultures véhiculées.
10
Les catégories nominales analysées dans ces mêmes articles sont au nombre de six :
prénoms, noms de famille, surnoms, noms propres en général, et par opposition,
toponymes et noms communs3.
11
Le groupe le plus étudié est celui des prénoms, avec treize articles, dont trois traitent
également des noms de famille (ABRIL ESPAÑOL ; AZHNIUK & AZHNIUK ; BLOOTHOFT &
MANDEMAKERS). Les sujets abordés sont : 1) les différentes études possibles à partir des
données en ligne de l’état civil de la Catalogne (ABRIL ESPAÑOL) et des Pays-Bas
(BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS), 2) la mesure statistique de la variabilité anthroponymique
pour comparer deux populations de dimensions différentes, l’une catalane et l’autre
119
espagnole (ALBAIGÈS), 3) le choix parental du prénom en tant que choix identitaire en
Suède (ALDRIN), 4) les cybernoms comparés à d’autres catégories nominales, dont les
prénoms, chez des internautes de différents pays (ALEKSIEJUK), 5) les perspectives
sociolinguistiques et interculturelles dans la traduction des anthroponymes dans les
ex-pays soviétiques (AZHNIUK & AZHNIUK), 6) la corrélation possible entre les pratiques de
prénomination et les classes sociales aux Pays-Bas ( BLOOTHOFT & SCHRAAGEN), 7) la
comparaison des systèmes anthroponymiques de sociétés très différentes coexistant
sur le territoire de l’Écosse (BRAMWELL), 8) les prénoms des Roma (Gitans), qui
témoignent d’un conflit entre identité et assimilation à la société roumaine et globale
(O. FELECAN), 9) l’attribution de noms personnels masculins à des filles et féminins à des
garçons en Chine (KAŁUŻYŃSKA), 10) le conflit d’identité chez les transsexuels finlandais
qui débouche sur un changement de prénom (LEINO), 11) certaines croyances zouloues
concernant l’attribution du nom personnel et le caractère du porteur ( MABUZA), et
12) les différences phonologiques et sémantiques marquant le genre du porteur dans
les prénoms japonais et anglais (MUTZUKAWA).
12
Les articles qui abordent les différentes sortes de surnoms sont nombreux. Cette
catégorie nominale peut être divisée en cybernoms (deux articles), pseudonymes (un
article), sobriquets individuels (cinq articles), sobriquets collectifs (deux articles) et
hypocoristiques (un article). Comme on vient de le voir dans le cas de l’article de
Katarzyna ALEKSIEJUK, un même texte peut aborder plusieurs catégories : le cas échéant,
cette auteure compare les fonctionnements onomastiques des cybernoms avec ceux des
pseudonymes, des prénoms, des hypocoristiques et des sobriquets, pour en venir à
proposer que les « noms d’Internet » soient considérés comme une catégorie spécifique
à part entière. Les autres sujets concernant les surnoms sont : 2) les différentes
dimensions qui concourent aux cybernoms sur les sites francophones ( MARTIN), 3) les
sobriquets des footballeurs italiens (BIANCO), 4) les sobriquets individuels et
communautaires siciliens liés au domaine de l’alimentation ( CASTIGLIONE) et de la
religion (MILIA), 5) la traduction en catalan des surnoms littéraires français ( CORREDOR
PLAJA), et 6) les sobriquets des personnages publics dans les médias roumains
(D. FELECAN).
13
À côté de l’anthroponymie, deux articles traitent aussi de toponymie : 1) la négociation
des noms propres dans les conversations finnoises – où il est également question des
noms propres en général et des noms communs (AINIALA & SJÖBLOM), et 2) la dimension
culturelle des noms propres métaphoriques, spécialement en anglais, mais aussi dans
d’autres langues (BERGIEN).
14
Après ce passage en revue des catégories nominales étudiées, venons-en à ce qui nous
intéresse le plus : les sources d’information anthroponymique employées dans ces vingt
et une études. Il nous semble important de signaler que certains articles indiquent de
façon explicite la provenance de leurs données – ce qui semble normal du point de vue
méthodologique –, tandis que d’autres entrent directement dans le vif de la discussion
sans le préciser.
15
Dans notre échantillon de textes, les sources directes ou primaires sont l’enquête de
terrain et les cas particuliers connus du chercheur. Les enquêtes peuvent être d’ordre
sociolinguistique, comme celle menée par Emilia ALDRIN en Suède, ou dialectalesethnolinguistiques, comme celle d’Ellen BRAMWELL dans plusieurs localités d’Écosse ou
celles de Marina CASTIGLIONE et d’Erika MILIA dans différentes villes et villages de Sicile.
120
16
Mais ces enquêtes répondent également à des modalités diverses, selon les
informations recherchées, comme les entretiens semi-structurés au sein de petits
groupes, enregistrés puis transcrits (ALDRIN), les conversations « libres » (AINIALA &
SJÖBLOM), les questionnaires à remplir en ligne ( MARTIN) ou à adresser par courrier postal
(ALDRIN ; MABUZA) ou électronique ( LEINO ; MABUZA). On observe que deux autres auteurs
évoquent leurs enquêtes, mais sans fournir de précisions par rapport à la méthodologie
suivie (BERGIEN ; O. FELECAN). Ce manque n’est pas forcément intentionnel, mais l’on peut
supposer que l’espace alloué dans les normes de publication d’une communication dans
des actes de congrès ne permet pas toujours de s’attarder sur certains aspects : le
chercheur doit faire le tri entre ce qu’il devrait dire et ce qu’il peut vraiment dire.
17
Comme indiqué ci-dessus, la deuxième source directe est celle de l’étude de cas : parfois
le chercheur illustre ses propos par l’analyse de certains cas connus de lui. C’est ce que
l’on observe dans une partie de la discussion du texte d’Antti LEINO sur les changements
de prénom des transsexuels, ou bien dans l’article de Bohdan et Lesia AZHNIUK : ces
auteurs évoquent le cas d’individus disposant de passeports soviétiques dans lesquels
les noms et prénoms avaient été traduits de l’ukrainien – ainsi que d’autres langues
slaves, baltiques ou d’Asie centrale – en russe, puis translittérés en caractères latins, et
le devenir de ces anthroponymes après la chute de l’URSS en 1991.
18
Par ailleurs, l’étude des noms de personnes contemporains repose également sur
l’exploitation de sources secondaires, documentaires ou indirectes. Celles qui ont été
détaillées par les chercheurs peuvent être classées en trois sous-rubriques : l’Internet,
la bibliographie et les listes nominatives.
19
Pour ce qui est de l’Internet, on peut distinguer différentes sortes de sites web. En
premier lieu figurent ceux des institutions gouvernementales et/ou académiques, qui
mettent à la disposition des internautes des banques de données importantes par le
volume comme par la qualité de l’information. Deux des articles offrent précisément
une présentation de tels sites – déjà mentionnés ci-dessus –, dédiés à la consultation
des données de l’état civil : l’un en Catalogne, l’Idescat ( ABRIL ESPAÑOL), et deux autres
aux Pays-Bas, portant l’un sur les prénoms, l’autre sur les noms de famille ( BLOOTHOOFT &
MANDEMAKERS). L’article de BLOOTHOOFT & SCHRAAGEN exploite ces données pour étudier les
pratiques concrètes de prénomination néerlandaises.
20
Parmi les autres sites de ce genre, on peut citer ceux des organismes chargés des
statistiques nationales, offrant les données des recensements de population. Antti LEINO
s’en sert partiellement dans son article.
21
Lorsqu’il s’agit de collecter et d’analyser d’autres types de noms de personnes, c’est
dans les sites liés aux médias – principalement journaux et magazines – que l’on puise.
C’est là que BERGIEN a constitué une partie de son corpus de noms propres
métaphoriques, et AZHNIUK & AZHNIUK la liste des personnages publics dont la
russification des noms a posé problème. BIANCO a puisé ses données dans la presse
sportive, Daiana et Oliviu FELECAN dans la presse humoristique, politique ou de
spectacles ; ces deux auteurs ont également relevé des prénoms non conventionnels et
des sobriquets à la télévision. Les commentaires que font les internautes en réaction à
des articles publiés en ligne ont permis à Martienne MARTIN de collecter certains
cybernoms. Et Erika MILIA a découvert sur Internet des textes traditionnels siciliens
comportant des blasons populaires (c’est-à-dire des surnoms collectifs liés au
121
territoire). Les forums, les blogs et les réseaux sociaux ont également permis de repérer
des données pertinentes ; ils sont mentionnés par MARTIN et LEINO.
22
Les sources bibliographiques – que ce soit sur support papier ou électronique – sont
également mises à profit dans la constitution et l’étude de corpus anthroponymiques.
Des dictionnaires spécialisés ont été exploités par Katarzyna ALEKSIEJUK (dictionnaires
terminologiques d’informatique en ligne) et par Irena KAŁUŻYŃSKA (dictionnaires
biographiques de femmes chinoises), un dictionnaire étymologique des prénoms en
usage aux Pays-Bas a été incorporé au site présenté par Gerrit BLOOTHOOFT et Kees
MANDEMAKERS, et des dictionnaires dialectaux de sobriquets collectifs élaborés au XIXe et
au XXe siècle ont constitué une partie des corpus étudiés par Marina CASTIGLIONE et Erika
MILIA. D’autres publications spécialisées ont fourni des exemples et des noms de
personnes permettant des comparaisons avec ceux que les auteurs analysaient. AnnaMaria CORREDOR PLAJA a consulté les normes éditoriales de trois universités catalanes,
d’un site web, d’une maison d’édition et de la Corporation catalane des médias
audiovisuels afin d’étudier les consignes et les exemples de traduction des noms de
personnes, et a tiré son propre corpus de surnoms littéraires d’ouvrages de Charles
Nodier, d’Émile Zola, de Laurent Binet et de Velibor Čolić. Enfin, Masahiko MUTSUKAWA a
tiré tous ses exemples de prénoms en langue anglaise de cinq articles qui les étudiaient
du point de vue phonétique et sémantique.
23
Des listes nominatives de différentes sortes ont été également à l’origine de certains
corpus ou exemples. Josep M. ALBAIGÈS a utilisé la liste de prénoms portés par les marins
qui accompagnaient Christophe Colomb dans sa première expédition pour la comparer
à celle des cent premiers prénoms donnés aux garçons nés à Barcelone en 2010 – il ne
précise toutefois pas si cette seconde liste provient d’un site « sérieux » comme
l’Idescat, par exemple. MUTSUKAWA fait référence à la liste des prénoms japonais les plus
populaires qu’une compagnie d’assurances publie chaque année dans son pays. Et
KAŁUŻYŃSKA complète ses données par la liste des prénoms – en réalité des « postnoms » – portés par les étudiants de Pékin pendant l’année 2003-2004.
24
Le principal enseignement que l’on peut tirer de cet examen des sources utilisées par
les auteurs de ces vingt et un articles est que les objectifs visés sont propres à chaque
auteur, et que les sources qui sont pertinentes pour les uns ne le sont pas forcément
pour les autres.
25
Passons maintenant en revue très rapidement les traitements des données
anthroponymiques que proposent ces différentes études. Il va sans dire que ceux-ci
dépendent nécessairement des approches disciplinaires voire pluridisciplinaires à
partir desquelles les chercheurs effectuent leurs analyses. Et l’on fait souvent
converger plusieurs procédures méthodologiques à différents moments de la recherche
pour enrichir les résultats que l’on souhaite atteindre.
26
On peut établir un premier partage entre les études à méthodologie quantitative et
celles qui procèdent d’une approche qualitative. Relèvent de la première catégorie les
traitements statistiques. L’article de Josep M. ALBAIGÈS est, ainsi, purement et
simplement statistique. Les auteurs qui se fondent sur de grands corpus en ligne ( ABRIL
ESPAÑOL ; BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN) recourent aussi,
nécessairement, à des traitements de ce genre. Les chercheurs néerlandais exploitent
également les possibilités offertes par l’outil cartographique disponible sur les sites
122
web utilisés. D’autres articles contiennent des résultats statistiques, comme ceux d
’ALDRIN (covariation et associations), MILIA, LEINO et Kałużyńska.
27
Les analyses qualitatives sont variées. L’approche comparative est fréquemment
adoptée, par exemple entre catégories nominales (ALEKSIEJUK ; MARTIN ; MILIA) ou à
l’intérieur de systèmes et de langues différents (BERGIEN ; AZHNIUK & AZHNIUK ; MUTZUKAWA
; MABUZA et BRAMWELL). ALEKSIEJUK procède également à une comparaison terminologique
au sujet des cybernoms. AZHNIUK & AZHNIUK et LEINO comparent des cas spécifiques.
28
Certains articles reposent sur l’analyse du discours et s’efforcent de rechercher les
motivations, notamment dans l’attribution des prénoms (O. FELECAN ; BRAMWELL ; ALDRIN ;
ALEKSIEJUK) ou la création des surnoms (MARTIN ; MILIA ; CASTIGLIONE ; MABUZA ; LEINO ;
KAŁUŻYŃSKA ; D. FELECAN ; CORREDOR PLAJA). L’approche sémantique est très fréquemment
liée à ce genre de recherche ; elle est associée aux observations phonologiques chez
MUTZUKAWA. L’étude de BERGIEN emploie la technique de la commutation pour faire subir
des tests aux syntagmes comportant des noms propres métaphoriques.
29
La morphologie lexicale fournit enfin des outils d’analyse, notamment dans les études
de BIANCO, CASTIGLIONE, MILIA, D. FELECAN, KAŁUŻYŃSKA et MARTIN.
30
Avant de passer aux conclusions, je voudrais mettre en évidence le fait que, dans les
études d’anthroponymie contemporaine, bien des domaines de recherche se trouvent
convoqués, ce qui montre une fois de plus le caractère pluridisciplinaire voire
transdisciplinaire de l’onomastique. Je ne ferai ici que les nommer. Dans les textes dont
il est question, les sous-disciplines linguistiques depuis lesquelles les chercheurs
travaillent sont l’anthroponymie générale (ABRIL ESPAÑOL ; ALBAIGÈS ; BLOOTHOOFT &
MANDEMAKERS), la socioanthroponymie / sociolinguistique ( ALDRIN ; BLOOTHOFT &
SCHRAAGEN ; BRAMWELL ; CASTIGLIONE ; O. FELECAN ; KAŁUŻYŃSKA ; LEINO ; MABUZA ; MARTIN ;
MILIA), l’anthropologie linguistique (MABUZA ; MILIA), la psycholinguistique (O. FELECAN ;
LEINO ; MABUZA), la pragmatique, y compris l’analyse conversationnelle ( AINIALA &
SJÖBLOM), la pragmasémantique et la pragmasyntaxe (D. FELECAN ; BERGIEN), la phonologie
(MUTZUKAWA), la lexicologie (CASTIGLIONE ; BIANCO ; KAŁUŻYŃSKA ; MUTZUKAWA) y compris la
lexico-sémantique (MARTIN), la terminologie (ALEKSIEJUK) et la traductologie ( AZHNIUK &
AZHNIUK ; CORREDOR PLAJA).
31
On relève également des approches sociologiques (ABRIL ESPAÑOL ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN
; KAŁUŻYŃSKA), mais aussi des champs d’étude particulièrement pluridisciplinaires,
comme les travaux sur l’identité (AZHNIUK & AZHNIUK ; BRAMWELL ; CASTIGLIONE ; O. FELECAN ;
MABUZA ; MARTIN ; MILIA), dont l’identité de genre ( LEINO ; KAŁUŻYŃSKA ; MUTZUKAWA), ou les
études culturelles (BERGIEN ; O. FELECAN ; KAŁUŻYŃSKA ; MABUZA ; MILIA).
32
En guise de conclusion, il nous reste à souligner qu’en matière d’anthroponymie
contemporaine, le mot d’ordre semble être la diversité : diversité des catégories
nominales, des langues, des sources, des méthodes mises en œuvre, des traitements de
données et des disciplines depuis lesquelles celles-ci sont abordées. Il va sans dire que
toutes les sources ne se valent pas forcément. En ce qui concerne les anthroponymes
« réels », les grands corpus d’actes de l’état civil sont une source capitale, vu la richesse
d’informations qu’ils comportent. L’enquête de terrain, permettant de collecter des
données directement chez les locuteurs, usagers de ces anthroponymes, fournit
toutefois les renseignements indispensables à l’étude de l’influence des facteurs
sociolinguistiques qui interviennent dans l’attribution des noms de personnes.
123
BIBLIOGRAPHIE
Source des articles analysés
TORT Joan, MONTAGUT Montserrat (dir.), 2014, Actes del XXIV Congrès International de l’ICOS sobre
Ciències Onomastiques. Barcelona, 5-9 de setembre de 2011. Els noms en la vida quotidiana/Names in Daily
Life, Barcelone, Generalitat de Catalunya (Biblioteca Tècnica de Política Lingüística, 11) [publication
en ligne, consultable à l’adresse http://llengua.gencat.cat/ca/serveis/informacio_i_difusio/
publicacions_en_linia/btpl_col/actes_icos ; consultée le 9 novembre 2015].
Articles analysés
ABRIL ESPAÑOL Joan, 2014, « L’onomàstica de l’Idescat : una font de recursos estadístics per a un
ventall d’estudis acadèmics », p. 678-686, DOI : 10.2436/15.8040.01.71.
AINIALA Terhi & SJÖBLOM Paula, 2014, « Negotiating Names in Finnish Conversations », p. 385-391,
DOI : 10.2436/15.8040.01.43.
ALBAIGÈS Josep M., 2014,« Anthroponymical Comparative Variability », p. 220-242, DOI :
10.2436/15.8040.01.28.
ALDRIN Emilia, 2014, « Choosing a Name = Choosing Identity? Towards a Theoretical Framework »,
p. 392-401, DOI : 10.2436/15.8040.01.44.
ALEKSIEJUK Katarzyna, 2014, « Internet Names as an Anthroponomastic Category », p. 243-255,
DOI : 10.2436/15.8040.01.29.
AZHNIUK Bohdan & AZHNIUK Lesia, 2014, « Translating personal names in the USSR successor
states : cross-cultural and sociolinguistic perspectives », p. 256-260, DOI : 10.2436/15.8040.01.30.
BERGIEN Angelika, 2014, « Cultural Dimensions of Metaphorically Used Names », p. 413-418, DOI :
10.2436/15.8040.01.46.
BIANCO Francesco, 2014, « Les surnoms des footballeurs en Italie », p. 687-696, DOI :
10.2436/15.8040.01.72.
BLOOTHOOFT Gerrit & MANDEMAKERS Kees, 2014, « Exploring Co-variation in the (Historical) Dutch
Civil Registration », p. 271-282, DOI : 10.2436/15.8040.01.32.
BLOOTHOOFT Gerrit & SCHRAAGEN Marijn, 2014, « Name Fashion Dynamics and Social Class »,
p. 419-426, DOI : 10.2436/15.8040.01.47.
BRAMWELL Ellen S., 2014, « Personal Naming and Society: A Comparative Study of Disparate
Communities », p. 712-718, DOI : 10.2436/15.8040.01.74.
CASTIGLIONE Marina, 2014, « Antroponomástica y usos alimenticios : el caso de los sobrenombres
individuales y comunitarios en Sicilia », p. 435-448, DOI : 10.2436/15.8040.01.49.
CORREDOR PLAJA Anna-Maria, 2014, « Els sobrenoms en la literatura : criteris a l’hora de traduir »,
p. 2174-2183, DOI : 10.2436/15.8040.01.206.
FELECAN Daiana, 2014, « Aspects de la dynamique des appellatifs non conventionnels dans l’espace
public roumain actuel », p. 484-501, DOI : 10.2436/15.8040.01.54.
FELECAN Oliviu, 2014, « Gypsy Names: Anthroponymic Identity vs. Assimilation », p. 502-514, DOI :
10.2436/15.8040.01.55.
124
KAŁUŻYŃSKA Irena, 2014, « Male Names of Women and Female Names of Men in the Chinese
Society », p. 791-797, DOI : 10.2436/15.8040.01.81.
LEINO Antti, 2014, « Man, Woman or Me? Conflicting Identities as evidenced by Cross-gender
Name Changes », p. 803-811, DOI : 10.2436/15.8040.01.83.
MABUZA Mandinda Elias, 2014, « Individual Names and Personality: A Consideration of some
Beliefs », p. 833-841, DOI : 10.2436/15.8040.01.86.
MARTIN Marcienne, 2014, « L’onomastique pseudonymique sur Internet analysée dans le cadre de
sa dimension plurielle », p. 41-51, DOI : 10.2436/15.8040.01.7.
MILIA Erika, 2014, « Etnoonomástica y espacios religiosos : la expresión de la identidad religiosa en
los sobrenombres comunitarios en Sicilia », p. 1601-1615, DOI : 10.2436/15.8040.01.165.
MUTSUKAWA Masahiko, 2014, « Phonological and Semantic Gender Differences in English and
Japanese Given Names », p. 370-377, DOI : 10.2436/15.8040.01.41.
Autres références
FABRE Paul, 1987, « Théorie du nom propre et recherche onomastique », Cahiers de praxématique :
Théories et fonctionnements du nom propre, n° 8, p. 9-25.
VAN LANGENDONCK Willy, 2007, Theory and Typology of Proper Names, Berlin, Mouton de Gruyter
(Trends in linguistics. Studies and monographs, 168).
NOTES
1. Actes disponibles à l’adresse URL http://llengua.gencat.cat/ca/serveis/informacio_i_difusio/
publicacions_en_linia/btpl_col/actes_icos (consultée le 9 novembre 2015).
2.
AINIALA
&
SJÖBLOM ; ALBAIGÈS ; ALDRIN ; ALEKSIEJUK ; AZHNIUK
&
MANDEMAKERS ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN ; BRAMWELL ; O. FELECAN
AZHNIUK ; BERGIEN ; BLOOTHOFT &
;
KAŁUŻYŃSKA ; LEINO ; MABUZA ;
MUTZUKAWA.
3. On emploie les termes nom propre et nom commun par commodité, mais faut-il rappeler qu’il n’y
a qu’une seule catégorie nom et que c’est l’usage que les locuteurs en font qui les rend propres ou
communs selon le côté du « seuil du nom » ( FABRE 1987, p. 20) où ils le placent ? Dans le même
ordre d’idées, Willy van LANGENDONCK (2007, chap. 1, p. 7) parle des « lemmes nom propre » et de
la « fonction nom propre ».
RÉSUMÉS
Quelles sont les sources employées dans les études anthroponymiques contemporaines ? Dans
cette communication, vingt-et-un articles récents (2014) de ce domaine de l’onomastique sont
passés en revue afin d’établir une typologie. Dans un premier temps, ces articles sont classés en
sous-domaines (prénoms, noms de famille, surnoms et sobriquets) ; les sources des données
exploitées se trouvent ensuite analysées, ainsi que les traitements – statistiques ou autres – mis
en oeuvre. Ces articles, rédigés en français, en espagnol, en catalan ou en anglais, portent sur
125
l’anthroponymie des XXe et XXIe siècles. Outre les tendances que l’on peut y déceler, on discute de
leur pertinence et de leur adéquation au type d’étude entrepris. Le corpus bibliographique a pour
base les actes du XXIVe congrès international de l’ICOS 2011 (Barcelone), publiés en ligne en 2014.
AUTEUR
YOLANDA GUILLERMINA LÓPEZ FRANCO
Université nationale autonome du Mexique
126
De la toponymie amérindienne
québécoise
Étude de quelques exemples
Marcienne Martin
1
Le patrimoine des Premières Nations est un élément particulièrement riche participant
du substrat culturel du Canada. Des ethnies comme les Abénaquis, les Algonquins, les
Attikameks, les Hurons-Wendats ou encore les Naskapis ont enrichi la toponymie
québécoise. La présence des Amérindiens sur le territoire de la Belle-Province remonte
à environ 8 000 ans. À ces peuples nomades, la toponymie transmise oralement servait
de carte géographique à travers la désignation de lieux spécifiques et reconnaissables.
Il en est ainsi de l’hydronyme attikamek Kaniko Sakiwok, groupe lexical dont les
morphèmes ont les significations suivantes : ka “qui a”, nico “deux”, saki “décharge”,
wok “terminaison”, ce qui, traduit en langue québécoise, a pour sens “lac à deux
affluents”1. Dans cette petite étude, nous présenterons des toponymes de différentes
origines ethniques que nous mettrons en relation avec la carte géographique concernée
pour montrer que la nomination des lieux avec, en aval, leur transmission orale, fut
une manière de repérage que nous retrouvons à travers les cartes routières et le
système de géolocalisation actuel appelé GPS [Global Positioning System].
L’unité du vivant ou un être de repère
2
L’unité du vivant, quelle qu’elle soit, si elle veut survivre et s’inscrire comme telle dans
le temps à travers sa reproduction génétique, a la nécessité de se repérer grâce à la
mise en place de différents systèmes informationnels tels que l’odorat, la vue, l’ouïe,
etc. Nombre d’études ont été conduites à ce sujet, que ce soit en biologie, en éthologie
ou encore en anthropologie. Ainsi, Pelt note que « l’instinct apparaît désormais comme
le fruit de stricts déterminismes chimiques inféodant individus et espèces à des
partenaires obligés et entraînant des comportements automatisés et rigoureux du type
“stimulus/réponse”2 ». L’évolution des différentes espèces formant le monde du vivant
a été repérée, puis décryptée par Darwin, qui montre comment chaque espèce s’adapte
à son environnement par le biais de la modification de certaines structures biologiques.
127
Ce dernier stipule ainsi : « Chez les animaux, l’usage ou le non-usage des parties a une
influence plus considérable encore. […] Ainsi, proportionnellement au reste du
squelette, les os de l’aile pèsent moins et les os de la cuisse pèsent plus chez le canard
domestique que chez le canard sauvage3 ».
3
S’adapter renvoie à nouveau au repérage des objets formant l’environnement de l’unité
appartenant à telle espèce concernée. Comme le mentionne Pelt : « Si ce que nous
appelons instinct règle souverainement les mécanismes fondamentaux du monde des
insectes, il n’en va plus tout à fait de même dans l’autre grande lignée évolutive qui, à
travers les vertébrés, monte jusqu’aux singes et à l’homme4 ». Qu’en est-il de ce
dernier ? Le langage articulé est le système communicationnel qui différencie l’homo
sapiens de ses congénères appartenant au monde du vivant. Ainsi que le stipule
Dessalles, « s’il existe une différence de nature entre la communication animale et la
communication humaine, il faut la rechercher ailleurs que dans un prétendu
détachement par rapport à l’environnement, aux émotions ou aux réflexes 5 » ; ce
chercheur précise ainsi : « Grâce à ses aspects combinatoires, le langage est un système
ouvert. [...] En cela, notre système de communication est réellement unique dans le
règne vivant6 ». Boulanger fait pour sa part la présentation suivante du langage : « Au
moyen de sons en nombre limité et des gestes possibles, l’homme a forgé la parole
organisée et pourvue de sens. La parole prend sa source à l’intérieur du corps, elle se
forme dans le cerveau et se matérialise grâce à l’action d’un ensemble d’organes. […]
Elle va du dedans vers le dehors […]7 ».
4
Cependant, la communication, quelle qu’en soit la source, est un type d’action qui
permet le transfert d’une information X à un récepteur Y. Dans cette dernière, afin
d’être crédible, est prise en compte la notion dite « de fait saillant ». Dessalles présente
comme suit cette procédure cognitive, inscrite dans le fait communicationnel :
5
« Par exemple, certaines anecdotes peuvent être rapportées, d’autres non. Je ne peux
pas raconter simplement que je me suis levé ce matin, que j’ai déjeuné, que j’ai écouté
la radio, que j’ai fait ma toilette, que je me suis habillé et que je suis sorti de chez moi.
Celui qui écoute une telle narration sait qu’il manque quelque chose. Ce quelque chose
d’essentiel, commun à toutes les narrations de ce genre, est la mention d’un fait
saillant. […] Si un locuteur parvient à faire partager par ses vis-à-vis le sentiment que le
fait rapporté présente un intérêt, par exemple parce qu’il sort de l’ordinaire, ce
locuteur est pertinent. La pertinence, dans ce cas, se mesure au caractère saillant du
fait rapporté8 ».
6
Ainsi, dans le repérage, sont associées la connaissance, puis la reconnaissance d’un
environnement donné, et à partir de ce dernier, un objet, événement, ou autre, faisant
fonction de fait saillant. Cette procédure est particulièrement prégnante dans la
création de type toponymique que nous aborderons à travers différents exemples
extraits de la compilation des noms de lieux créés par les populations autochtones de la
province du Québec (Canada).
128
Figure 1 – Toponymes autochtones du Québec (source : PARÉ et al., 1985, p. 13).
7
Pour revenir à la construction toponymique à l’œuvre au sein de ces ethnies, les noms
de lieux sont en résonance directe avec le phénomène de survie, puisque trouver sa
subsistance implique, pour ces groupes nomadisés, repérage et gestion des ressources ;
ce qui renvoie à la Pyramide de Maslow, modèle créé par Abraham Maslow (1908-1970), à
partir duquel sont évalués hiérarchiquement les besoins humains.
129
Figure 2 – La pyramide de Maslow
La toponymie chez les Abénaquis
8
Afin de situer le groupe des Abénaquis dans le cadre des populations autochtones de la
province du Québec, il est mentionné dans l’ouvrage dédié à cette étude :
9
« Les Abénaquis se composaient d’une mosaïque de tribus différentes, mais dont la
culture et la langue se ressemblaient beaucoup. Il n’est cependant pas facile de
connaître exactement l’appartenance à une tribu particulière pour les individus vivant
au Québec de nos jours. Il n’en reste pas moins certain que ces tribus (Malécite,
Penobscot, Passamaquoddy, Wawenock, Sokoki, pour n’en nommer que quelques-unes)
se regroupaient sous le même générique : Abénaquis9 ».
10
La réserve indienne d’Odanak, près de Pierreville, a fait l’objet d’un relevé systématique
et détaillé par la linguiste Janet Warne dans le cadre du recueil des données colligées,
soit 161 toponymes recueillis, dont 155 sont des noms de lieux non officiels et 11 n’ont
pas de localisation géographique connue10.
Tableau 1 – Exemples de toponymes abénaquis (source : PARÉ et al., 1985).
Toponyme
Azawanigan
Morphèmes
Sens
azawa “incliné”
“le
portage
pente”
-nigan “portage”
azopak “jeter de l’eau en arrière
Azobakhiban
avec une pagaie”
higan “il est fait”
en
Carte
Nom officiel
31I/10W
Shawinigan
“où
on
pagaie
31P/10W
rapidement”
Rivière
Vermillon
130
Kaziya (lac)
kaziya “matière des ongles”
Kokemesna
okemes “grand-mère”
(ville)
na “nous”
Mkwôkwsek
(rapides)
Namagok (lac)
11
mkwa “rouge”
-akw “arbre”
sek “où c’est”
namagw “truite saumonée”
-ek, terme locatif
“la matière
ongles”
des Non
localisé
“notre grand-mère” 31I/10E
-
Grand-Mère
“là où il y a des bois
31H/16W rouges”
“à
la
saumonée”
truite
31H/08E
Lac Magog
Ces différents noms de lieux ont été construits à partir de l’observation des lieux de
passage, avec la mise en exergue d’un objet particulier : “le portage en pente”, “là où il
y a des bois rouges”, d’une expérience vécue, puis retransmise oralement aux
générations descendantes : “où on pagaie plus rapidement”. Tout en renvoyant à une
histoire liée à une expérience particulière, certaines de ces locutions font écho au
niveau 1 de la pyramide de Maslow, soit la survie, avec “à la truite saumonée”. Nous
trouvons également la référence à un objet connu, mis en relation avec l’objet observé,
tel que “la matière des ongles”, soit “le calcaire”, ou encore à un toponyme référant à
une histoire familiale construite autour de “notre grand-mère”, sans pour autant que le
contenu en soit révélé.
La toponymie chez les Algonquins
131
Figure 3 – Réserves et établissements algonquins (source : FORTIN et al. 1999, p. 24).
12
Les nouveaux toponymes qui vont être présentés réfèrent au groupe ethnique des
Algonquins. Comme le mentionne Assiniwi, « au plus loin de la préhistoire, les paléoIndiens qui occupaient l’Abitibi-Témiscamingue et la Haute-Gatineau étaient constitués
de plusieurs petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, répartis sur un vaste
territoire qui incluait à cette époque une partie de l’actuelle province de l’Ontario 11 ».
Toujours à propos de cette étude, il est précisé que leur toponymie est en relation avec
le nomadisme
« parce qu’elle inclut à la fois les données de l’ethnoscience, c’est-à-dire l’ensemble
des connaissances acquises sur le milieu naturel (zoologie, botanique, astronomie,
climatologie, hydrologie, etc.), les activités traditionnelles (chasse, trappe,
cueillette), les objets de la culture matérielle (canot, toboggan, raquettes,
vêtements, broderie, vannerie, etc.), et même les êtres et les esprits qui peuplent
leur univers spirituel12 ».
13
Quant à ces êtres mythiques, ils forment le soubassement de leur mythologie, de leur
cosmologie, de leurs contes ainsi que de leurs légendes.
14
Dans le tableau 2, il est présenté quelques exemples de toponymes référant,
notamment, à la structure nomadisée du groupe, ce qui, implicitement, fait écho au
niveau 1 de la pyramide de Maslow.
Tableau 2 – Exemples de toponymes algonquins (source : Bernard Assiniwi, in FORTIN et al., p. 91,
104, 105 et 110).
Toponyme
Signification
Feuillet Coordonnées
Mako
“île aux ours”
32C/11
48°44’ 77°00’
Toponyme officiel ou
autre renvoi
-
132
Makominan
32C/01
48°07’ 76°24’
Lac Léonce
“lac de la poursuite de
32E/07
l’orignal”
49°18’ 78°36’
Lac Naomoswani
“aller chercher de quoi
32F/13
pour vivre”
49°54’ 77°46’
Rivière Gouault
Nedawaka Sagahigan “lac pour aller chercher de
32F/13
quoi pour vivre”
(lac)
49°48’ 77°56’
Lac MacIvor
“rapide où il faut danser
32D/11
pour le traverser”
48°33’ 79°18’
Rapide Danseur
Sagahigan (lac)
Naomoswani
Sagahigan (lac)
Nedawaka (rivière)
Obajidjicimojici
(rapide)
15
“lac aux cornes”
Ainsi que l’illustre Assiniwi :
« Par exemple, l’histoire d’ici nous révèle qu’à l’arrivée des Européens, les bandes
algonquines occupaient un vaste territoire qui allait de l’Ouest québécois jusqu’à
Tadoussac en passant par Montréal. Par conséquent, ils ont dénommé les lieux de
noms évocateurs dont plusieurs illustrent encore aujourd’hui de grands ensembles
(Abitibi, Baskatong, Témiscamingue, Cabonga). Autre fait significatif, la traite des
fourrures a incité les Algonquins à chasser et à trapper plus intensément les
animaux convoités. Ce fait historique, qui s’est déroulé pendant plusieurs dizaines
d’années, pourrait expliquer l’importance relative des toponymes algonquins
rappelant ces animaux13 ».
16
La référence à la faune est corrélée aux toponymes suivants : “île aux ours”, “lac aux
cornes” – cette dénomination renvoyant certainement aux orignaux, appartenant à la
famille des grands cervidés et très prolifiques dans cette zone géographique –, “lac de
la poursuite de l’orignal” ; dans cette dernière désignation toponymique, est également
mise en valeur l’histoire d’une chasse à l’orignal dans un contexte particulier, sans pour
autant que les acteurs y ayant participé, pas plus que la période historique, ne soient
mentionnés. Le toponyme Obajidjicimojici évoque un mode de déplacement inscrit dans
un cadre particulier à travers la signification “rapide où il faut danser pour le
traverser”, soit un rapide avec des courants divers, certains plus aptes à être
empruntés. Référant aux structures sociales liées au nomadisme, le niveau 1 de la
pyramide de Maslow est fortement activé avec les toponymes “aller chercher de quoi
pour vivre” et “lac pour aller chercher de quoi pour vivre”. Dans ce cas de figure, nous
avons la désignation du lieu de destination où trouver sa subsistance, ce qui fait écho,
indirectement, à l’indication des centres d’achats de nos sociétés modernes.
La toponymie chez les Attikameks
17
Là encore, les différents groupes composant l’ethnie des Attikameks ont pratiqué le
nomadisme, ce qui renvoie au niveau 1 de la pyramide de Maslow et que
l’anthropologue Michaud stipule comme suit : « Les activités traditionnelles de
subsistance des Attikameks reposaient principalement sur la chasse, la pêche, le
piégeage et la cueillette des petits fruits14 ». Quelque 1 406 toponymes ont été relevés.
133
18
Dans cette approche des toponymes attikameks, nous aborderons les noms de lieux de
manière différente, en prenant en compte le lexique général des entités géographiques
déterminé par ce groupe ethnique. Nous trouvons ainsi :
Tableau 3 – Lexique des entités géographiques à l’origine de la détermination toponymique
(source : MICHAUD et al., 1987, p. 168 et suiv.).
Hyperonyme
Forme nominative
Forme locative
“anse”
Waskatawkaw
Waskatawkak
Waca
Wacak
Wacikama
Wacikamak
“baie”
Wacawka “baie de sable” Wacawkak
“barrage (de castor)”
Amiskopi
Amiskopik
“bras de rivière”
Matawa “affluent”
Matawak “affluent”
“îlot”
Minictcikocic “petite île” Minictcikocik “petite île”
“lac”
Sakihikan
Sakihikanik
“petit lac”
Sakihikanicic
Sakihikanicik
“roche à surface lisse” Cockwanapiskaw
19
Cockwanapiskak
La formation du lexique toponymique prend sa source dans des termes généralistes
appelés « hyperonymes », soit une structure linguistique qui recouvre un mot-clé
généraliste introduisant un champ sémantique donné. Prenons comme exemple celui
de “roche” ; cette unité lexicale recouvre le sens de “masse de pierre qui affleure, ou
qui est isolée au-dessus de la surface du sol en blocs importants” 15. Ce terme généraliste
recouvre nombre de déclinaisons de ce mot en fonction de sa structure, de sa forme, de
sa couleur, de son origine (endogène ou exogène), etc. L’hyponyme renvoie au terme
généraliste possédant une particularité qui le distingue du terme généraliste
rassemblant l’ensemble des structures possédées par chacun des objets appartenant à
son champ sémantique. Ainsi, dans les toponymes attikameks, nous trouvons les
déclinaisons suivantes du terme “lac” (tableau 4).
Tableau 4 – Le terme “lac” et ses dérivés locatifs (source : MICHAUD et al., 1987, p. 50-51).
Toponyme attikamek Morphèmes
Sens
ka “qui est”
Kakinwaskokamak
kinwasko “long”
“lac long”
kamak “lac”
Kakiripinihikatek
Sakihikan
ka “là où”
kiripini “carabine” “lac où l’on fait du feu à l’aide de la carabine”
hikatek “faire”
134
ka “qui est”
Kakinomitciteak
kino “long”
“lac à la longue pointe”
mitciteak “pointe”
20
Dans cette construction toponymique, plusieurs phénomènes peuvent être observés.
Tout d’abord, comme nous l’avons noté précédemment, le fait dit « saillant » va mettre
en exergue une particularité qui différenciera l’objet observé du terme générique qui le
subsume. L’hyperonyme “lac” prendra sa spécificité dans le cadre de sa géolocalisation
avec sa longueur, quelle qu’elle soit (“lac long”, “lac à la longue pointe”), ou d’une
expérience singulière (“lac où l’on fait du feu à l’aide de la carabine”). Par ailleurs, dans
la langue attikamek, le suffixe k semble correspondre à la fonction locative comme
nous l’avons vu dans le tableau 3 avec : Waskatawkak, Wacak, Matawak “affluent”, etc., ce
qui fait écho, dans la langue française, au pronom ou adverbe relatif désignant le lieu
au propre ou au figuré, soit “où”.
Figure 4 – Carte de localisation des réserves attikameks dont la langue est toujours en usage
(source : MICHAUD et al., 1987, p. 18).
La toponymie chez les Hurons-Wendats
21
Dans l’étude toponymique relative aux Hurons-Wendats, il est mentionné que « le
territoire huron, appelé la Huronie, était situé à l’extrême sud-est de la baie Georgienne
du lac Huron, en Ontario16 ». Par ailleurs, il est précisé que « la recherche toponymique
de terrain s’est effectuée à Wendake en 1989. Les toponymes étudiés par Régent G. Sioui
ont fait l’objet d’un rapport détaillé intitulé Projet d’inventaire toponymique huronwendat17 ». Dans le tableau 5, il est présenté quelques toponymes spécifiques à ce groupe
135
ethnique, qui reflètent la manière dont leurs membres géraient leur environnement à
travers expériences et observations.
Tableau 5 – Exemples de toponymes hurons-wendats (source : POIRIER 2001). N.B. : le caractère 8
se prononce comme le chiffre (/huit/).
Toponyme
huron-wendat
Andahkondeeske
(lac)
Castor
rue du
Morphèmes
La véritable
gadakont-esti
(village)
22
racine
serait
“grosse mouche qui pique” (p. 17).
(Tioutai), L’un des douze clans de la tribu Tioutai signifie “castor” en langue huronne
Ouendat porte le nom de Castor. (p. 20).
De
Eka’nda
Sens
okan’da “sault”
(terme
Les
Hurons-Wendats
identifiaient
d’ancien français encore en probablement du même nom la chute
Otrah8i
usage au Québec avec le sens de Montmorency et le village situé à ses pieds.
“rapide”) et otrah8i “être Ce dernier était d’ailleurs désigné de façon
populaire en français Le Sault (p. 23).
suspendu”.
Karontatehlahnon
De arhonta “pierre” et k8-aton
(rivière)
“entourée”.
Showaska (lac)
Le terme sho8aska signifie “pie ou Un lac long et étroit appelé par les
aigle” chez les Hurons. La vraie Showaska “un pic” (J. Adams). Pour Sagard,
l’aigle se dit sondaqua (p. 34).
racine serait shondak8a “aigle”.
“entourée de pierres” (p. 27).
La toponymie autochtone est à l’origine de certains régionymes désignant des espaces
géographiques du Canada : Québec, Saguenay, Abitibi, Chicoutimi, Kamouraska, « qui datent
des XVIe et XVIIe siècles, [et qui] montrent la place qu’occupe la toponymie autochtone
dans la nomenclature du Québec18 ». La référence à l’environnement se traduit
également dans les noms donnés aux tribus composant ce groupe :
« Les Hurons-Wendats formaient une confédération de cinq nations qui
partageaient la même langue, mais conservaient chacune leurs propres traditions.
Elles ont pour noms : les Attignawantans qui signifie “la nation de l’Ours” ; les
Attignéénongnahacs “la nation de la Corde” ; les Arendahronons “la nation du
Rocher” ; les Tahontaenrats “la nation du Chevreuil” et les Ataronchronons “la nation
de l’autre côté des marais”19 ».
La toponymie chez les Naskapis
23
Concernant ce groupe ethnique, le géographe Paré mentionne que « les Naskapis de
Schefferville habitant maintenant Kawawachikamach et ceux résidant à Davis Inlet
constituent les principaux descendants de la nation naskapie qui, jadis, occupait tout le
territoire “intérieur” du bassin de la rivière George jusqu’à la côte du Labrador 20 ».
136
Figure 5 – Carte de localisation des réserves naskapies (source : PARÉ et al., 1990, p. 17).
24
Deux inventaires de toponymes ont été réalisés. Ceux de Schefferville ont été relevés
par Marguerite MacKenzie, linguiste spécialiste en langues amérindiennes ; ils sont au
nombre de 345. Le second inventaire a été conduit par Michaud, anthropologue, et est
corrélé aux noms de lieux de la région de la rivière George et de la Hutte Sauvage
(Mushuau Nipi) ; 40 toponymes ont été collationnés. Dans cette enquête, les principaux
informateurs sont des hommes d’une soixantaine d’années. Comme il est mentionné
dans l’ouvrage dédié à cette recherche onomastique, « la Commission de toponymie a
officialisé, jusqu’ici, 239 toponymes naskapis sur un total de quelque 409 noms de lieux
reconnus de cette appartenance linguistique21 ».
25
Dans le tableau suivant, nous présentons différents toponymes mettant en valeur un
fait saillant : événement particulier, pêche, paysage spécifique et reconnaissable.
Tableau 6 – Quelques toponymes naskapis (source : PARÉ et al., 1990, respectivement p. 30, 32 et
35).
En relation avec un évènement particulier
Toponyme
Prononciation
Achikasikuskap, lac
/atchikashikoushkap/
Akatask
/akatashk
kakoushkatakanioutch/
Kakuskatakaniuch, lac
Morphème
Sens
achikas “vison”
“un vison est attrapé
kuskan “hameçon”
par un hameçon”
akatask “hache”
kakuskatakaniuch
“hameçon”
“une hache était fixée
à la ligne”
137
En relation avec la subsistance
Atikamak
Sakayikan,
lac
Atikumas, lac
atikamakw “poisson
/atikamak sakayikan/
/atikoumash/
blanc”
sakayikan “lac”
atikamakw “poisson
blanc”
“lac du poisson blanc”
“lac du poisson blanc”
En relation avec une spécificité du paysage
Kachikawachitich
/katchikaouatchititch/
Kachimapiskau
/katchimapishkau/
chikawachi “abrupt”
-apiskw
roche”
“rocher,
“montagne escarpée”
“rochers tranchés”
Conclusion
26
Cette petite étude ouvre sur différents champs de réflexion. Tout d’abord, la mise en
relation d’une structure sociétale donnée – ici, le nomadisme – avec la nomination des
noms de lieux montre qu’il y a corrélation entre les besoins liés à la survie et les faits
saillants indicateurs de spécificités en relation avec un lieu et servant de repérage. Par
ailleurs, certains moments, en corrélation avec l’histoire du groupe, sont mis en
relation avec tel objet physique, soit un lieu où tel événement s’est déroulé.
27
Entre la géolocalisation sous forme orale, transmise par voie transgénérationnelle et les
différentes cartes en usage dans nos sociétés (cartes à grande échelle, cartes
topographiques, cartes de tourisme, cartes administratives et routières, cartes à petite
échelle), ou encore le système de géolocalisation actuel appelé GPS [Global Positioning
System], la différence réside dans la redistribution des données collationnées et dans
leur nature même. Dans le cadre de groupes nomades, dont la structure sociétale est
essentiellement articulée autour de la survie, la mise en valeur d’un lieu particulier
prendra en compte l’environnement avec une spécificité reconnaissable (“rochers
rouges”), des lieux où trouver sa subsistance (“lac au poisson blanc”), l’inscription d’un
événement particulier ayant marqué l’histoire du groupe (“un vison est attrapé par un
hameçon”). Ces informations vont intégrer la mémoire collective de l’ethnie concernée
et seront transmises aux générations futures. Ce type de nomination va donc permettre
la création d’une carte mémorisée représentative des circuits migratoires du
nomadisme.
BIBLIOGRAPHIE
BOULANGER Jean-Claude, 2003, Les inventeurs de dictionnaires, Ottawa, Presses de l’Université.
138
DARWIN Charles, 1896, De l’origine des espèces, d’après l’édition de Paris, Schleicher, 1907,
trad. E. Barbier.
DESSALLES Jean-Louis, 2000, Aux origines du langage : une histoire naturelle de la parole, Paris, Hermès
Science.
FORTIN Jean-Claude et PARÉ Pierre, 1999, La toponymie des Algonquins, Québec, Commission de
toponymie (Dossiers toponymiques, 26).
MICHAUD Martyne et al., 1987, La toponymie des Attikameks, Québec, Commission de toponymie
(Dossiers toponymiques, 21).
PARÉ Pierre et al., 1985, La toponymie des Abénaquis, Québec, Ministère des communications
(Dossiers toponymiques, 20).
—, 1990, La toponymie des Naskapis, Québec, Ministère des communications (Dossiers toponymiques,
22).
PELT Jean-Marie, 1996, Les langages secrets de la nature, Paris, Fayard.
POIRIER Jean, 2001, La toponymie des Hurons-Wendats, Québec, Commission de toponymie (Dossiers
toponymiques, 28).
NOTES
1. MICHAUD et al., 1987.
2. PELT 1996, p. 126.
3. DARWIN 1896, p. 34.
4. PELT 1996, p. 126.
5. DESSALLES 2000, p. 30.
6. Ibid.
7. BOULANGER 2003, p. 51-52.
8. DESSALLES 2000, p. 261.
9. PARÉ et al., 1985, p. 33.
10. Ibid., p. 35.
11. FORTIN et al., 1999, p. 3.
12. Ibid., p. 27.
13. Ibid.
14. MICHAUD et al., 1987, p. 24.
15. http://www.cnrtl.fr/definition/roche - Page consultée le 30 novembre 2015.
16. POIRIER 2001, p. 3.
17. Ibid., 2001, p. 9.
18. Ibid., 2001, p. VIII.
19. Ibid., 2001, p. 3.
20. PARÉ et al., 1990, p. IX.
21. PARÉ et al., 1990, p. 22.
139
AUTEUR
MARCIENNE MARTIN
Université de La Réunion
140
Sources écrites particulières
141
Épigraphie et onomastique
L’exemple des inscriptions du territoire des Voconces de Vaison-laRomaine (Vaucluse)
Bernard Rémy
1
Épigraphie et onomastique, deux « sciences auxiliaires » de l’histoire, ont clairement
vocation à travailler ensemble pour une meilleure connaissance de la société galloromaine, car elles sont complémentaires. En effet, dans leurs publications, les
épigraphistes donnent maintenant une très grande importance aux commentaires des
inscriptions, ce qui n’était pas le cas jusque dans les dernières décennies du XXe siècle,
même pour de grands savants comme Otto Hirschfeld. Ils s’intéressent de plus en plus à
la dénomination des hommes et des femmes mentionnés dans les textes et les
spécialistes d’onomastique ont besoin de disposer d’un matériel épigraphique
scientifiquement valable pour faire avancer leurs travaux. Pourtant, épigraphistes et
« onomasticiens » ont encore très peu l’habitude de collaborer, mais l’invitation des
organisateurs de ce colloque montre que nous sommes peut-être sur le bon chemin.
2
Dans le cadre de cette communication à un colloque d’onomastique et après la belle
contribution « généraliste » de Monique Dondin-Payre, il m’a paru nécessaire de m’en
tenir aux spécificités de la source épigraphique, aux différents problèmes qu'elle pose
par rapport à d'autres types de sources contemporaines (littéraires par exemple) en
matière onomastique (types de noms rencontrés, graphies de ces noms) et à son apport
à l’onomastique. Mon propos concerne uniquement l’épigraphie païenne car
l’épigraphie chrétienne est une science très différente pour laquelle je n’ai aucune
compétence. Elle est encore assez peu prise en compte dans les travaux historiques sur
l’Antiquité tardive, ce qui est très regrettable.
Les types d’inscriptions
3
Pour la plupart de nos contemporains cultivés et même pour bon nombre de
spécialistes, l’épigraphie se résume aux inscriptions, assez diverses (épitaphes,
dédicaces aux dieux, donations, etc.), gravées sur la pierre ou sur des plaques de
bronze. Ce sont les principes retenus par les auteurs des nouveaux corpus
142
épigraphiques, actuellement en cours de publication dans la plupart des provinces
gauloises, sauf dans plusieurs volumes des Inscriptions latines d’Aquitaine [ILA] (Santons…)
et, dans une moindre mesure, dans le tome sur le territoire viennois des Inscriptions
latines de Narbonnaise [ILN]1. Cette conception est une importante régression par rapport
au choix des grands épigraphistes de la seconde moitié du XIXe siècle comme Otto
Hirschfeld et Auguste Allmer, pour m’en tenir au nom de deux éminents savants qui
ont beaucoup travaillé dans le secteur géographique retenu pour mon propos : le
territoire des Voconces méridionaux, centré autour de Vaison-la-Romaine 2, l’une des
deux capitales de la cité voconce – statut original et inédit, au moins en Gaule romaine 3.
L’autre était Luc-en-Diois, qui fut remplacé par Die, vers le tournant du Ier siècle4.
4
En effet, comme mes deux illustres prédécesseurs, il me semble impératif de prendre en
compte deux autres types de textes :
• les inscriptions de l’instrumentum inscriptum qui se retrouvent sur les productions des
artisans de la région considérée, comme les fabricants de briques, de tuiles 5 et d’objets en
plomb6 (tuyaux, plaques de revêtement de toit), voire les potiers, lorsque nous sommes
certains que ces hommes et ces femmes sont bien des artisans locaux et régionaux, ce qui est
le cas, par exemple, des potiers « allobroges » dans le territoire viennois 7, sous peine de
fausser l’approche onomastique de l’ensemble humain considéré avec des apports de noms
extérieurs (estampilles des potiers de La Graufesenque).
• les différentes sortes de graffites (érotiques, de propriété) sur céramiques, décors peints, etc.
5
Certes, les textes de cette « autre » épigraphie sont souvent difficiles à comprendre,
voire à lire, tout autant, sinon plus, que certains manuscrits « littéraires ». Ils exigent
de leurs utilisateurs une démarche différente, voire une formation spécifique,
notamment pour l’apprentissage de l’alphabet très variable des graffites. C’est sans
doute ce qui explique que les graffites aient surtout été étudiés et utilisés par les
linguistes, comme Robert Marichal pour ceux de La Graufesenque 8. Malgré quelques
(petits) progrès récents, il reste encore un gros travail pour recenser, comprendre et
utiliser les graffites, encore trop délaissés.
6
En dépit de l’indéniable difficulté d’utilisation de ces deux types de documents, il est
indispensable de les employer dans une recherche sur l’onomastique d’une cité car
estampilles et graffites permettent d’augmenter très sensiblement l’annuaire
disponible des noms propres9. Pour le territoire de Vaison, comme quasiment pour
toute la Gaule, une très grosse partie de cette documentation est commodément
rassemblée dans quatre volumes de la Carte archéologique de la Gaule 10, réalisée sous la
direction de Michel Provost, mais, comme les auteurs des cartes ne sont généralement
pas des épigraphistes, il est nécessaire de procéder à des vérifications systématiques,
qui ne sont – hélas – pas toujours possibles (textes perdus, non localisés).
7
Au total, pour l’Antiquité, nous disposons d’un volume non négligeable de documents,
soit quatre cent quinze textes gravés sur pierre ou bronze (228 dans la ville de Vaison ;
187 dans son territoire) et cinquante et un documents épigraphiques de l’instrumentum.
Les limites de la documentation
8
Relativement nombreuses, elles ne sont pas spécifiques à l’épigraphie.
143
La représentativité des inscriptions
9
Il faut toujours avoir à l’esprit que nous ne connaissons qu’une infime partie de toutes
les catégories d’inscriptions antiques. En effet, dès l’Antiquité, un bon nombre de
plaques de bronze et d’objets en plomb ont été refondus, les fours à chaux ont
largement fonctionné avec des pierres inscrites11 et les remplois (sans respect du texte)
dans les bâtiments et les remparts (Die, Grenoble) ont été très nombreux. Les graffites
sur céramique ont mieux survécu, car leur support est quasiment indestructible, mais
faut-il encore qu’ils aient été repérés par les archéologues dans la masse énorme de
leurs trouvailles céramologiques. Considérable tout au long de l’Antiquité, la
destruction de la documentation épigraphique s’est poursuivie jusqu’à nos jours, le plus
souvent par simple vandalisme. Nous n’avons aucune idée du volume des pertes, mais
la différence entre le nombre d’inscriptions lues, au XVIIe siècle, par Joseph-Marie de
Suarès, le savant évêque du diocèse de Vaison (1633-1666), et celles qui nous sont
parvenues est considérable. Pour la seule ville de Vaison-la-Romaine, Suarès mentionne
soixante inscriptions dans ses différents manuscrits : dix-huit sont conservées et
quarante-deux ont disparu !
10
Il faut donc faire preuve de la plus extrême prudence sur la fréquence de tel ou tel nom.
Néanmoins, d’un point de vue onomastique, l’épigraphie fournit au chercheur de
l’Antiquité un volume de documentation beaucoup plus important que toutes les autres
sources réunies.
La ségrégation sociale
11
Les inscriptions nous font seulement connaître les hommes et les femmes qui avaient
les moyens financiers et l’envie de faire graver des inscriptions pour commémorer leur
passage sur terre par leur épitaphe ou pour remercier un dieu et les artisans qui
signaient leurs productions, donc les couches au moins moyennes de la population.
Toutefois, les graffites, notamment de propriété, sont ordinairement le fait d’hommes
et de femmes de couches plus populaires – mais sachant globalement lire et écrire –, ce
qui compense en partie ces lacunes, au moins sur le plan de l’onomastique.
12
Bien réelle, cette ségrégation sociale est néanmoins beaucoup moins importante que
pour les sources littéraires, notamment historiques car les auteurs ne s’intéressaient
guère qu’à la population qui a fait la « grande » histoire. Pour Vaison, ils mentionnent
seulement un consul Lucius Duvius Avitus (Pline l’Ancien, Tacite), un célèbre préfet du
prétoire, conseiller de Néron, Sextus Afranius Burrus (Tacite, Dion Cassius) – le Burrus
de Racine –, cinq chevaliers : Trogue Pompée, l’historien voconce, son père et son oncle
(Justin), Iulius Viator, un anonyme (Pline l’Ancien), et le grand-père de Trogue Pompée,
qui a reçu la citoyenneté romaine de Pompée (Justin).
Les problèmes de lecture
13
La difficulté est particulièrement cruciale pour les inscriptions perdues ; pour ces
textes, tout dépend des capacités de lecteur des anciens érudits. Il est parfois possible
d’apprécier la qualité de leur lecture lorsque nous avons la chance de connaître
plusieurs lectures antérieures d’inscriptions conservées ; il suffit alors de comparer les
différentes versions proposées avec le texte que nous pouvons lire. Ainsi est-il clair que
144
les lectures de Joseph-Marie de Suarès sont toujours nettement préférables à celles de
Martin-Bruno Moreau de Vérone ; celles d’Otto Hirschfeld et d’Auguste Allmer sont très
rarement remises en cause, alors que celles de Joseph Sautel, le fouilleur de Vaison – un
bon latiniste, qui n’était pas épigraphiste –, sont quelquefois au moins discutables. Il
faut aussi se rappeler que ces érudits possédaient une grande culture classique et
comprenaient fort bien le latin, ce qui peut les avoir amenés à « lire » ce qu’ils auraient
voulu voir écrit. On peut aussi se demander si, dans certains cas, ils n’ont pas restitué
sans le dire des inscriptions fragmentaires ou au moins développé des inscriptions
abrégées. Quoi qu’il en soit, nous leur devons l’essentiel de nos connaissances.
14
Pour les inscriptions qui sont parvenues jusqu’à nous, l’état de conservation de la
pierre, un lissage insuffisant de la face inscrite – d’ailleurs très difficile à réaliser pour
certains types de pierre, notamment les grès – ou une mauvaise écriture posent parfois
de redoutables problèmes de lecture. Il est donc hautement souhaitable que les
épigraphistes travaillent en équipe et se mettent à plusieurs pour tenter de déchiffrer
un texte difficile sous différents éclairages. Exempli gratia, ce fut le cas à Vaison, au
musée Théo-Desplans, d’une dédicace à Mars et à Vasio, dont la lecture a pu ainsi être
corrigée avec une quasi-certitude12.
La datation des inscriptions
15
Ordinairement, les sources (littéraires) utilisées par les spécialistes d’onomastique sont
datées avec une assez grande précision. Ce n’est pas le cas des inscriptions. Pendant
très longtemps, la datation des inscriptions a même été assez peu prise en compte étant
donnée la difficulté d’établir de solides critères de datation. Ainsi O. Hirschfeld
propose-t-il très rarement une date. Maintenant, la chronologie est devenue l’un des
soucis primordiaux des épigraphistes car une inscription non datée perd l’essentiel de
sa valeur historique, même s’il est évident qu’elle garde sa valeur documentaire.
16
En l’absence très courante de critères formels de datation (année consulaire, titulature
impériale, contexte archéologique), il faut tenter de trouver d’autres éléments
chronologiques en se fondant sur l’analyse des supports (nature de la pierre, typologie
du monument, éléments du décor, paléographie) et sur l’étude des caractères internes
du texte (onomastique, formulaires funéraires et votifs, ponctuation). Récemment
revus par Monique Dondin-Payre, Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier et Simina Cibu 13, les
critères internes sont ordinairement les plus utilisables. Néanmoins, si leur analyse a
permis des avancées non négligeables dans la voie d’une datation assez assurée des
épitaphes à condition de retenir de larges plages chronologiques (demi-siècle ou, à
défaut, siècle, parfois plus ou moins élargi), il reste beaucoup plus délicat de proposer
une chronologie même large des autres documents. Nous pouvons seulement être
certains que tous les textes païens de la cité voconce datent du dernier siècle de la
République ou du Haut-Empire et dépassent sans doute même très rarement les années
250, où, dans toutes les provinces occidentales (Afrique du Nord mise à part), le lapicide
est de moins en moins mis à contribution. On ne remercie quasiment plus les dieux par
des dédicaces et même les épitaphes se raréfient.
145
L’apport de l’épigraphie
17
En dépit de toutes les bien réelles insuffisances de l’épigraphie, son apport à
l’onomastique est considérable, même si les inscriptions sont quasiment muettes sur
bien des types de noms propres (villes, montagnes, fleuves) et, à un degré moindre, sur
le nom des circonscriptions administratives. Leur utilisation est indispensable pour
toute recherche onomastique sur les noms des dieux et des hommes car l’épigraphie
fournit un annuaire assez important de noms : gaulois, latins « italiens », latins
« régionaux » et même grecs. Dans mon étude sur la dénomination des Viennois, j’ai
recensé les noms de 1 268 hommes et femmes (1 076 citoyens romains, 37 pérégrins,
25 esclaves et 130 personnages de statut juridique incertain), sans quasiment prendre
en compte les graffites14. La même étude synthétique sera menée pour le territoire de
Vaison après l’achèvement du corpus épigraphique. Actuellement, elle serait
prématurée.
18
Dans la droite ligne des travaux pionniers de Leo Weisgerber 15 en Allemagne, de Robert
Marichal16 en France et de Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier 17 en Belgique, j’ai distingué
deux catégories de noms « latins », car il me semble qu’il faut s’interroger sur l’emploi
des noms latins dans les Gaules et sur leurs combinaisons dans les nomenclatures avec
les noms gaulois. Je n’entrerai pas dans les détails de cette nouvelle problématique car
certains d’entre vous connaissent beaucoup mieux que moi cette question fort délicate.
En effet, il va de soi que le choix d’un nom par tel père ou telle mère n’avait pas
forcément le même sens que pour un autre parent. En fonction de la culture et de
l’environnement familial, un même nom pouvait être perçu comme latin « italien » par
l’un(e), comme latin « régional » (« homonyme » ou de traduction) par un(e) autre.
Les théonymes
19
Chez les Voconces de Vaison, nous disposons d’un panel assez large de noms de dieux et
de déesses. Ce n’est pas le lieu de le présenter. Bornons-nous à remarquer que vingtcinq inscriptions honorent ou remercient douze divinités désignées par un nom gaulois
(Belado, Boutrix, Subronis Sumelis, Vasio, Vintur), gaulois latinisé (Alaunius, Albarinus,
Baginus et les Baginatiae/Baginiatiae Dulovius/Dullovius) ou même grécisé (Belesama,
Graselos, en caractères gallo-grecs). Ordinairement, tous ces noms divins ne se
retrouvent que dans l’épigraphie et même uniquement dans l’épigraphie locale ou
régionale. Sans les inscriptions voconces, ils nous seraient restés inconnus.
Les anthroponymes
20
Même s’il est encore trop tôt pour le connaître avec précision car nous découvrons
assez régulièrement des textes inédits, les documents épigraphiques des Voconces
méridionaux ont livré un nombre important, au moins pour l’Antiquité, de noms
d’hommes et de femmes : gentilices et surnoms de citoyens romains et d’affranchis de
citoyens, noms uniques et patronymes de pérégrins, vivant dans cette cité de droit
latin, voire d’esclaves. Beaucoup sont plus ou moins communs dans l’épigraphie de la
cité, de la province ou même du monde romain, mais un certain nombre se retrouvent
essentiellement chez les Voconces, voire uniquement, en l’état actuel de nos
connaissances. Ce sont évidemment les plus intéressants pour une recherche
146
onomastique et pour une approche de la latinisation et de la romanisation de la cité.
Donnons quelques exemples : Adulus, Esmerius, Lucinulus, Marciana, Nivatus, Primella…
21
Il est parfois difficile de distinguer théonymes et anthroponymes ; ainsi, nos
prédécesseurs étaient largement divisés dans l’interprétation d’une inscription de
Beaumont-du-Ventoux (Vaucluse), dont la simple lecture ne pose pas problème :
Subroni / Sumeli / Voreto / uirius f(ecit) [ CIL XII 1351]. O. Hirschfeld pensait à une
épitaphe ; Joseph Sautel, à une dédicace à Subron18 ; la Carte archéologique de la Gaule, à
une inscription honorifique ou à une dédicace19. En fait, pour Xavier Delamarre20, que je
remercie vivement, il ne fait guère de doute que ce texte est une dédicace à Subronis
Sumelis par Voretovirius, un pérégrin (communication personnelle), ce qui implique que
la dédicace est antérieure à 212 (date de l’édit de Caracalla) ou de peu postérieure.
La graphie des noms
22
Chez les Voconces, comme partout, la graphie des noms n’est parfois pas canonique,
mais ces variantes orthographiques ne sont probablement pas fautives et doivent
s’expliquer par des faits locaux de langue (prononciation, préoccupation de marquer la
consonne double par deux lettres, réduction de la diphtongue AE à la monophtongue E).
Donnons là encore quelques exemples : Sexstus, pour Sextus, Proxsumae, pour Proxumae.
Toutefois, d’autres graphies, relativement rares, sont clairement des fautes de latin
Dibus, pour Dis et Deas, pour Deabus (AE 1992, 1203, à Vaison).
23
Il faut aussi évoquer le problème de la graphie de certains toponymes antiques attestés
par des sources épigraphiques proches du territoire voconce. Ainsi, les inscriptions de
l’arc de Suse (9/8 av. J.-C.) et du trophée des Alpes à La Turbie (7/6 av. J.-C.), qui ont été
gravées à environ deux ans d’intervalle, nous fournissent pour plusieurs peuples alpins
vaincus par Auguste des noms dont l’orthographe est sensiblement différente : à Suse,
sont mentionnés les Adanates, les Egdini et les Vesubiani ; à La Turbie, les Edenates, les
Ectini et les Esubiani. Il faut, semble-t-il, en conclure que le texte en minuscules remis au
lapicide ou à l’ordinator était plus phonétique qu’orthographique, puisque l’on trouve
indifféremment la sourde et la sonore, le A et le E, le Ve- et le E- en position initiale.
Comme les éditeurs des textes littéraires anciens, les historiens de la toponymie ont
souvent tendance à adopter des formes réputées régulières, quitte à les reconstruire.
Exempli gratia, ils proposent ordinairement pour Embrun (Hautes-Alpes) la forme
Eburodunum, alors que l’épigraphie [CIL V 7259, à Suse : ciuitatis Ebroduniens(is)…] et la
majorité des sources littéraires donnent la forme syncopée de l’ethnique dérivée
Ebroduniensis. Le nom antique d’Embrun devait donc être Ebrodunum. Bien utilisée,
l’épigraphie peut donc aider à mettre fin à cette pratique à tout le moins discutable.
24
Les épigraphistes fournissent un abondant matériel onomastique élaboré et
ordinairement « fiable » aux linguistes spécialistes d’onomastique et attendent d’eux
des réponses sur l’origine des noms : gaulois, latins « italiens », noms « latins
régionaux » – une notion élaborée quasiment en commun par les linguistes et certains
épigraphistes, qui est encore parfois contestée par d’autres –, voire sur leur
signification pour les théonymes.
25
Au total, la collaboration entre ces deux catégories de spécialistes est indispensable et
devrait impérativement se développer pour faire avancer la recherche, mais encore
faudrait-il dépasser les préventions encore bien réelles des uns et des autres.
147
BIBLIOGRAPHIE
Sources
AE = L’Année épigraphique, Paris, PUF, 1888-.
CIL V = MOMMSEN Théodore, Corpus inscriptionum Latinarum, t. V, Inscriptiones Galliae Cisalpinae
latinae, 2 vol., Berlin, Reimer, 1872 et 1877.
CIL XII = HIRSCHFELD Otto, Corpus inscriptionum Latinarum, t. XII, Inscriptiones Galliae Narbonensis,
Berlin, Reimer, 1888.
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Maxence, Inscriptions latines de Narbonnaise (ILN). VII, Les Voconces. 1, Die, Paris, CNRS, 2012.
ILN Valence = FAURE Patrice, TRAN Nicolas, avec la participation de RÉMY Bernard, Inscriptions latines
de Narbonnaise. VIII, Valence, Paris, CNRS, 2013.
ILN Vienne = RÉMY Bernard (dir.), Inscriptions latines de Narbonnaise (ILN). V, Vienne, 3 vol., Paris,
CNRS, 2004-2005.
Travaux
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Académie des inscriptions et belles-lettres, 1997.
CAG 05 = GANET Isabelle, Carte archéologique de la Gaule. Les Hautes-Alpes. 05, Paris, Académie des
inscriptions et belles-lettres, 1995.
CAG 26 = PLANCHON Jacques, BOIS Michèle, CONJARD-RÉTHORÉ Pascale, avec la collaboration de RÉMY
Bernard, DESAYE Henri, CHOUQUER Gérard, ROUSSEL-ODE Jacqueline, Carte archéologique de la Gaule. La
Drôme. 26, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2010.
CAG 84/1 = PROVOST Michel et MEFFRE Joël-Claude, Carte archéologique de la Gaule. Vaison-la-Romaine et
ses campagnes. 84/1, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2003.
CANTIN Nicolas, LAROCHE Colette, LEBLANC Odile, avec la collaboration de SCHMITT André et
SERRALONGUE Joël, 2009, « Recherche pluridisciplinaire récente sur les aires de production de la
céramique allobroge (milieu IIe s.-début IVe s. ap. J.-C.) », Revue archéologique de Narbonnaise, n° 42,
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CIBU Simina, 2003, « Chronologie et formulaire dans les inscriptions religieuses de Narbonnaise et
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romanisation sous le Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman.
—, 2001b, « Critères de datation épigraphique pour les Gaules et les Germanies », in : DONDIN-PAYRE
Monique et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), Noms. Identités culturelles et romanisation sous le
Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman, p. IX-XIV.
148
—, 2006, « Critères de datation des inscriptions religieuses », in : DONDIN-PAYRE Monique et
RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans
l’Occident romain, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2006, p. XIII.
MARICHAL Robert, 1988, Les graffites de la Graufesenque, Paris, CNRS.
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Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2001, p. 55-174.
—, 2015, « Les noms de personnes inscrits sur les objets en plomb (plaques, urne funéraire ?,
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et PASSET Laure (éd.), Arcana Imperii. Mélanges d’histoire économique, sociale et politique offerts au
Professeur Yves Roman, vol. 1, Lyon, Société des Amis de Jacob Spon, p. 341-367.
—, MATHIEU Nicolas, avec la collaboration de DESAYE Henri et ROSSIGNOL Benoît, 2014a, « Deux
inscriptions revues de Vaison-la-Romaine (Vaucluse) : une nouvelle occurrence de l’association
Mars/Vasio ? – une épitaphe d’authenticité douteuse ? », Bulletin archéologique de Provence, n° 36,
p. 81-84.
—, MEFFRE Joël-Claude, BIENFAIT Mélanie, avec la collaboration de GIRARD Yves et MÈGE Jean-Claude,
2014b, « Témoignages de l’activité manufacturière chez les Voconces de Vaison : les marques du
fabricant de tuiles Lucius Acutius/Akutius Sextus et nouveaux timbres vaisonnais de Venula »,
Bulletin archéologique de Provence, n° 36, p. 67-79.
SAUTEL Joseph, 1926, Vaison dans l’Antiquité. II. Catalogue des objets romains trouvés à Vaison et dans
son territoire, Avignon, Aubanel.
WEISGERBER Leo, 1968, Die Namen der Ubier, Cologne, Westdeutscher Verlag.
—, 1969, Rhenania Germano-Celtica, Bonn, Röhrscheid.
NOTES
1. ILN Vienne.
2. Le nouveau corpus est en cours de préparation sous la direction de Bernard Rémy et Nicolas
Mathieu, Inscriptions latines de Narbonnaise [ILN]. VII, Les Voconces. 2, Voconces de Vaison.
3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 3, 4, 37.
4. Voir ILN Die, Introduction, p. 46-48.
5. RÉMY et al. 2014b, p. 67-79.
6. RÉMY 2015, p. 341-367.
7. CANTIN et al. 2009, p. 289-341.
8. MARICHAL 1988.
9. RÉMY 2001, p. 55-174.
10. CAG 04, 05, 26, 84/1.
149
11. Ainsi, à Valence, les neuf inscriptions retrouvées, dans l’été 1973, lors de la construction de la
poste centrale avaient-elles été volontairement brisées en petits fragments pour alimenter un
four à chaux (voir ILN Valence, n° 10, 11, 14, 20, 43, 49, 52, 53, 55). Pour neuf textes « sauvés »,
combien ont disparu ?
12. RÉMY et al. 2014a, p. 81-84. L’équipe d’épigraphistes des ILN Vaison comprend neuf personnes.
13.
RAEPSAET-CHARLIER
1993 ;
DONDIN-PAYRE
2001b, p. IX-XIV ;
CIBU
2003, p. 335-360 ;
2006, p. XIII.
14. RÉMY 2001.
15. WEISGERBER 1968 ; WEISGERBER 1969.
16. MARICHAL 1988.
17. RAEPSAET-CHARLIER 1995, p. 207-226 ; RAEPSAET-CHARLIER 2005, p. 225-231.
18. Voir SAUTEL 1926, p. 51-52, n° 93.
19. CAG 84/1, p. 415, n° 015, 9*.
20. Voir DELAMARRE 2003 ; DELAMARRE 2007.
AUTEUR
BERNARD RÉMY
Université de Grenoble-Alpes ; CNRS – Centre Camille-Jullian (Aix-en-Provence)
DONDIN-PAYRE
150
Les noms des premiers musulmans
Le témoignage des graffitis des premiers siècles de l’Hégire
Ludwig Ruault
1
Dans l’islam médiéval, une identité précise s’exprimait par la combinaison de différents
éléments onomastiques. C’est l’usage qui semble avoir été le plus déterminant dans
l’émergence de certaines normes. Ainsi, même dans une société conservatrice, des
volontés de démarcation ont pu s’exprimer, notamment par l’usage de certains noms
ou de certaines combinaisons de noms. On cherche alors à créer une filiation
sémantique par le nom et à transmettre les valeurs qui y sont attachées tout en
maintenant une claire différenciation entre les individus1. Les principes à l’œuvre dans
l’onomastique islamique au Moyen Âge créaient un ordre permettant de conjuguer les
aspirations et les valeurs de la société et du projet de civilisation. Néanmoins, en
laissant une place considérable à la variété, ces principes permettaient aussi
l’expression de l’identité individuelle.
2
Le présent travail se propose de dresser un tableau des tendances onomastiques à
l’œuvre au début de la période islamique. Pour ce faire, un corpus de graffitis a été
sélectionné comme représentatif de la variété des textes, de leur contenu et de leur
origine. Ce corpus a été rassemblé par Frédéric Imbert dans son mémoire d’habilitation
à diriger des recherches2. La plus grande partie de ces documents avaient été
antérieurement publiés dans des ouvrages et des articles de faible diffusion et
relativement peu accessibles : un certain nombre de ces publications proviennent en
effet d’Arabie saoudite et sont absentes des bibliothèques situées hors de ce royaume 3.
De nombreux graffitis ont par ailleurs pu être collectés à partir d’Internet. Des
archéologues amateurs et des passionnés de culture bédouine alimentent
régulièrement des journaux de voyages en ligne de diverses photographies et
observations4. La qualité des clichés y est souvent bien meilleure que dans bon nombre
d’ouvrages anciens ou publications de piètre qualité. En outre, la rigueur des bloggeurs
offre souvent des détails précieux, par exemple des localisations précises par GPS ou
des hypothèses de lectures utiles pour la compréhension de toponymes.
3
Le corpus étudié ici rassemble ainsi trois cents graffitis arabes datés ou datables des
trois premiers siècles de l’Hégire (VIIe-IXe siècles). L’Arabie saoudite est le réservoir le
plus important de graffitis, mais le corpus rassemble également des textes d’Irak, de
151
Jordanie, du Liban, de Palestine et de Syrie. L’originalité a été prise en compte pour la
constitution du corpus dans le but de souligner la diversité des thématiques abordées
dans les graffitis.
De l’épigraphie à l’onomastique
Les débuts de l’islam et la graffitologie
4
La rareté des sources est caractéristique des débuts de l’islam. Le cas des graffitis est
particulier puisqu’ils fournissent une documentation d’un type moins conventionnel,
mais très fournie sur des aspects délaissés par les sources classiques. Les graffitis,
rappelons-le, sont des inscriptions privées, effectuées la plupart du temps dans des
sites naturels tels que des parois rocheuses ou, de manière non officielle, sur des
constructions de tout type. Dans de nombreux cas, les graffitis islamiques s’ajoutent les
uns aux autres et sont superposés à des traces scripturaires et rupestres antérieures.
Cette documentation représente aujourd’hui au moins plusieurs centaines de textes,
souvent courts et répétitifs. La nature même de ces textes détermine son intérêt le plus
évident : le formulaire, court et standardisé, contient des informations sur l’auteur, qui,
après avoir décliné son identité de manière plus ou moins complète, s’exprime
généralement sur divers sujets. Grâce à la constitution de bases de données, l’identité
de ces premiers musulmans peut être interrogée selon plusieurs critères. L’évolution
des noms propres, leur diversité et les différentes combinaisons qui apparaissent se
dévoilent à partir d’une analyse statistique.
Anthroponymie islamique
5
Le nom propre arabe médiéval est constitué de plusieurs éléments. Le ism est un
élément désignant un individu unique. Sa fonction est de pouvoir se passer de
spécification5. C’est en ce sens que le ism (nom) peut avoir la fonction de ism ʿalam (nom
propre). Sur le plan sémantique, la relation entre le nom propre et le nom commun est
très forte et surtout très explicite6. C’est l’usage qui permet la différenciation. La
variété et le désordre qui semblent régir l’onomastique arabe des premiers siècles n’est
qu’une apparence. L’ism permet de perpétuer, de manière verticale, une filiation. Cette
répétition du ism a la même fonction que la répétition des racines ou même des
assonances. On peut voir dans ces procédés une volonté héritée de la période
antéislamique d’affirmer l’existence de l’individu au sein du groupe familial 7.
6
La kunya consiste en la nomination d’un individu par l’expression de sa parentalité (par
exemple : Abū Muḥammad “le père de Muḥammad”). En tant que teknonyme, la kunya
possède une valeur principalement positive. Toutefois, son emploi permet également
de préserver le tabou du nom. Ces deux fonctions se complètent dès lors que l’on a
affaire à une kunya « forgée », soit à partir d’une particularité de son détenteur, à la
manière d’un agnomen8, soit en construction à partir de son nom : un Ibrāhīm sera
nommé Abū Isḥāq (“père d’Isaac”).
7
La nisba est très proche sémantiquement du nasab. D’ailleurs, ils se confondent parfois
dans les sources anciennes, notamment à travers l’emploi du pluriel ansāb 9. Cette
proximité tient probablement à la fonction de la nisba. Adjectif relationnel, elle permet
d’affilier un individu à un groupe, un lieu ou une histoire.
152
8
Le laqab, surnom ou sobriquet, peut remplir une fonction de nomen boni augurii lorsqu’il
sert à donner au nom une connotation péjorative. Dans le contexte arabe de l’époque,
l’intention était principalement de repousser le mauvais œil. Les laqab servaient encore
à remplacer les noms originels des esclaves, surtout lorsqu’ils n’étaient pas d’origine
arabe. Il semblerait que l’avènement de l’islam ait constitué un tournant dans
l’utilisation du laqab. Le goût des Arabes et des membres de Qurayš en particulier pour
l’attribution de surnoms péjoratifs leur est reproché dans le Coran : « […] Ne vous
calomniez pas les uns les autres ; ne vous lancez pas de sobriquets injurieux 10 ». Bien
qu’ayant conservé certains aspects péjoratifs, le laqab a connu une évolution au sein de
la société islamique, lui donnant une plus grande importance. Il a ainsi pu servir de
pseudonyme ou être utilisé pour mettre en valeur les prouesses ou le rang d’une
personne que l’on souhaitait honorer, par exemple pour ses relations privilégiées avec
le pouvoir ou Dieu. On a pu faire remonter cette tradition du laqab à des temps très
anciens pour la justifier : Abraham portait celui d’al-Ḫalīl 11. L’emploi du laqab devait
sans doute participer de la hiérarchisation de la société. Cet usage a vraisemblablement
aussi permis de donner une sorte de réalité à des qualités souvent religieuses et
morales ; en nommant quelqu’un d’après ces dernières, on pouvait concrétiser des
valeurs abstraites tout en en faisant une caractéristique sociale, puisqu’elles servaient
dès lors à identifier un individu.
9
Le dépouillement de données anthroponymiques se doit de prendre en compte tous les
aspects des noms et de leurs utilisations. Ainsi, un comptage général des éléments que
l’on rencontre dans les nasab est pertinent. Les ism, laqab, kunya et nisba sont tous
référencés, qu’ils soient ceux de l’auteur du graffiti, du personnage qu’il désigne ou
même d’un de ses aïeux ou de son patron. Cette démarche se justifie par l’idée que les
noms figurant dans le nasab, dans la mesure où ils ne renvoient pas à des temps trop
anciens, participent de l’onomastique des premiers siècles de l’islam ; un Muḥammad
vivant au IIIe siècle et ayant pour arrière-grand-père un ʽAlī nous informe tout autant
sur son siècle que sur celui de son aïeul. Dans l’éventualité où les informations du nasab
ne seraient pas exactes, leur analyse n’en resterait pas moins pertinente, en ce sens que
les noms que l’on se donne sont tout autant, si ce n’est plus révélateurs d’un état
d’esprit que ceux que l’on nous donne. Dans un second temps, un comptage plus
spécifique permet de mettre en évidence des données plus précises, notamment sur le
plan chronologique. Par exemple, différentes catégories d’ism sont référencées selon les
siècles où elles sont les plus utilisées. L’évolution de l’emploi des noms de prophètes ou
des noms théophores participe nécessairement d’une modification plus générale des
conceptions religieuses et mentales. Dans le cadre de ce découpage, le choix a été fait
de considérer comme appartenant, par exemple, au IIIe siècle les graffitis datés entre les
IIe et IIIe siècles, cela afin de conserver une marge d’erreur dans l’analyse des évolutions
onomastiques. En effet, l’enjeu crucial des études sur les premiers siècles de l’histoire
de l’islam consiste en l’établissement de faits avérés par rapport à la reconstruction
historique qui eut lieu au cours des siècles suivants.
153
Les noms de personnes du corpus
Les ism
10
11
Le tableau figurant en annexe donne la liste de tous les ism rencontrés dans le corpus
sélectionné en prenant en compte les auteurs, les personnages mentionnés et leurs
nasab. Cet échantillon est constitué de 217 ism et de leurs variantes. La diversité des
éléments est évidente pour un corpus regroupant les identités de 270 personnes.
Deux noms se détachent véritablement au sein du corpus : ʽAbd Allāh et Muḥammad. Ce
sont d’ailleurs deux des éléments les plus utilisés par les historiens de l’école
révisionniste12, comme si, dans leur portée sémantique et historique, ils concentraient
en eux toutes les problématiques de cette période cruciale de l’histoire. Cette portée
sémantique et symbolique n’est d’ailleurs probablement pas encore mesurée à sa juste
valeur. Un lien existe indéniablement entre eux, la question est lequel (ou plutôt
lesquels) ? Selon les théories révisionnistes, les deux noms serviraient en fait à désigner
le Christ dans la croyance des Arabes chrétiens des VIIe et VIIIe siècles de notre ère 13. Ce
lien se vérifie dans la tradition musulmane elle-même puisque le prophète était Muḥ
ammad b. ʽAbd Allāh. La connaissance de cette appellation du prophète constitue
d’ailleurs une obligation (farḍ) chez les juristes. La distinction n’est pas évidente
concernant le prophète ; son nom, Muḥammad, est tout autant un qualificatif, de même
que les autres appellations qui lui sont attribuées14. Une attitude traditionnelle consiste
à considérer le nom ʽAbd Allāh et, précisément, sa fréquence dans les graffitis des
premiers siècles comme la manifestation d’un certain enthousiasme dans l’adoption
d’une foi ; peut-être est-ce aussi un effort pour revendiquer clairement l’adhésion à la
religion islamique, affirmation alors identitaire. Cette relation à Dieu n’est d’ailleurs
pas sans rappeler les relations de type servile, également omniprésentes, qui existaient
alors entre les hommes, comme s’il y avait deux sens dans la dépendance : l’un,
horizontal, entre les hommes, l’autre, vertical, entre Dieu et ceux qui se soumettent à
lui. ʽAbd Allāh et Muḥammad sont très étroitement liés, tant dans l’usage que par le
sens15.
12
270 personnages sont mentionnés dans les graffitis des trois premiers siècles 16. Peu de
noms apparaissent de manière récurrente. Comme dans les autres comptages, le couple
ʽAbd Allāh/Muḥammad apparaît loin devant. Ce groupe de tête est suivi par deux noms
de prophètes, Ayyūb et Ibrāhīm, et par le nom ʽUmar. Ce dernier, bien qu’il soit l’un des
noms les plus représentés, n’en représente en fait que 3 %. Retenons également la
relative fréquence des noms basés sur la racine zyd : Zayd, Yazīd par exemple. Ces noms
sont typiques d’une société connaissant une forte mortalité infantile 17.
13
Au premier siècle, sur les 70 graffiteurs, 14 ne portent pas de ism ; du moins ne le
mentionnent-ils pas.
Tableau : les ism les plus fréquents
Ism
Nombre d’occurrences Proportion
ʽAbd Allāh
22
Muhammad 18
8%
6,5 %
154
14
Ayyūb
8
3%
Ibrāhīm
8
3%
ʽUmar
8
3%
Yazīd
7
2,5 %
Zayd
7
2,5 %
Ḥafṣ
6
2%
Parmi les noms de prophètes attribués, Muḥammad est sans surprise le plus répandu. On
remarquera cependant que les autres noms traditionnellement donnés au prophète de
l’islam sont absents : Abū al-Qāsim, Muṣṭafā, Yāsīn etc. D’ailleurs, en dehors de celui-ci,
seuls Ayyūb et Ibrāhīm semblent avoir connu un succès important. Notons que, pour le
ism Ayyūb, plusieurs graffitis le mentionnant dans le corpus sont en fait du même
auteur. La fréquence du ism Ibrāhīm est d’ailleurs plus compréhensible étant donné sa
forte dimension symbolique au sein du monde sémite. On retiendra plus volontiers
l’absence de plusieurs noms de prophète comme ʽIsā (Jésus). Cette relative rareté peut
s’expliquer par le souci qu’avaient les premiers califes de limiter l’emploi de ce type de
noms afin de ne pas trop diluer leur valeur.
Tableau : les noms de prophètes portés par les graffiteurs
Ism
Nombre
personnages
Muhammad 18
de
Proportion
Nombre
au
Ier Nombre
au
IIe Nombre
siècle
siècle
siècle
6,50 %
2
15
1
Ayyūb
8
3%
-
8
-
Ibrāhīm
8
3%
2
6
-
Ismāʽīl
4
1,5 %
-
3
-
Mūsā
4
1,5 %
-
4
-
Yaḥyā
4
1,5 %
-
3
-
Sulaymān
3
1%
-
3
-
Yaʽqūb
3
1%
-
3
-
Hārūn
2
0,7 %
-
2
-
Ṣāliḥ
2
0,7 %
-
2
-
Yūsuf
2
0,7 %
-
2
-
Dāʼud
1
0,3 %
-
2
-
au
IIIe
155
Isḥāq
15
1
0,3 %
-
1
-
Les noms théophores ne sont pas non plus très représentés. Encore une fois, il existe
une exception pour ʽAbd Allāh. On constate aussi la faible variété des attributs divins
rattachés au terme ʽabd.
Tableau : les noms théophores
16
Ism
Nombre d’occurrences
Ier siècle IIe siècle IIIe siècle
ʽAbd Allāh
22
7
13
2
‘Abd al-Malik
4
2
2
-
ʽAbd al-ʽAzīz
3
2
1
-
ʽAbd al-Aʽlā
2
-
2
-
ʽAbd al-Raḥmān 2
1
1
-
ʽUbayd Allāh
2
-
2
-
ʽAbd al-Ḥamīd
1
-
1
-
ʽAbd al-Maǧīd
1
-
1
-
ʽAbd al-Ṣamad
1
-
1
-
ʽAbd al-Wāḥid
1
-
1
-
On peut supposer que si les hommes des premiers siècles de l’Hégire étaient
généralement islamisés, leur foi ne s’exprimait encore que peu à travers l’onomastique,
comme si l’islam était encore l’affaire de peu de choses et qu’il n’était pas encore
question d’user de titres honorifiques relatifs à la piété. La majorité des ism rencontrés,
bien qu’ils apparaissent individuellement peu de fois, prouve que les références
prévalant dans les régions où les graffitis ont été gravés étaient encore profondément
arabes. Dans leur immense majorité, les ism rencontrés sont de très anciens noms
arabes.
Les kunya
17
Peu de kunya sont représentées dans le corpus. Seul Abū Bakr (qui ne figure pas dans le
tableau ci-dessous) connaît un certain succès, mais probablement en tant que ism. La
kunya Abū Bakr s’est en effet répandue en tant que ism en l’honneur du premier calife.
La plupart des kunya mentionnées ici apparaissent en fait dans les nasab. On peut
supposer qu’à cette époque, les kunya étaient plus volontiers utilisées à l’oral qu’à
l’écrit. Cet élément onomastique relève en partie du titre honorifique et peut en même
temps avoir pour fonction de ne pas nommer directement un individu, par respect du
156
tabou de l’identité. Or, dans le cas des graffitis, la question se pose de toute autre
manière : le message inscrit étant bien souvent pieux ou du moins intime, l’emploi
d’une formule honorifique serait dans ce cas quelque peu paradoxal. En outre, il ressort
de manière nette une volonté de reconnaissance individuelle dans les graffitis :
l’identité est plus affirmée que dissimulée. Enfin, au vu de la proportion de personnages
d’origine servile dans le corpus, il eût été peu probable de trouver en quantité ces
kunya, qui étaient dans l’islam des premiers siècles réservées aux musulmans arabes.
Tableau : les kunya
Kunya
Abū Fayda
Abû Yazîd
Abû Muslim
Abû al-Naṣr
Abū Muḥammad
Abū Ṣalāba
Abū Salma
Abū Ǧaʽfar
Abū ʽAmrān (ʽUmrān)
Abū Zaqīm
Abū al-Marzam
Les laqab et autres titres du corpus
18
Le terme mawlā fait partie des mots arabes recouvrant un grand nombre de
significations. Dans les cas qui nous intéressent, il s’attache principalement à des
affranchis et à des convertis à l’islam ; la complexité de la notion de mawlā réside dans
la difficulté à les distinguer les uns des autres18. La racine sémitique wly possède une
valeur sémantique de relation, voire de contiguïté. Dans la société tribale qui était celle
des Arabes de la période étudiée, fortement déterminée par les nécessités liées au
nomadisme, le rapport entre collectivité et proximité était hautement symbolique.
S’allier avec autrui, c’était le faire bénéficier des privilèges de ceux dont on partageait
le sang. Cette parenté, réelle ou symbolique, disposait d’un cadre pour s’exprimer et en
même temps représenter une démarcation avec l’étranger19.
19
Notons la présence du titre Amīr al-mu’minīn20. Au cours des deux premiers siècles de
l’islam, le titre de ḫalifat Allāh n’a été utilisé que par ‘Abd al-Malik, et uniquement sur
des monnaies. Sur d’autres supports, ce dernier portait la titulature de « Commandeur
157
des croyants21 ». Demeure toutefois ouverte la question de la proclamation publique de
l’islam, qui n’a pas laissé de trace archéologique, à l’inverse d’une pratique musulmane,
qui elle est attestée. Cette absence de prédication voire de propagande était-elle
souhaitée ou l’islam naissant n’en avait-il tout simplement pas les moyens 22 ?
20
On relève également le laqab al-faqīr ilā Allāh. Ce titre, vraisemblablement teinté de
soufisme, n’est que peu répandu avant le VIe siècle de l’Hégire.
Tableau : laqab et titres divers portés par les lapicides
Laqab
Occurrences
Ier siècle IIe siècle IIIe siècle
Mawlā
11
7
4
-
al-ǧazār
1
-
1
-
Amīr al-muʼminīn 2
2
-
-
mukattib
1
-
1
-
Al-fatā
1
-
1
-
al-faqīr ilā Allāh
1
-
1
-
al-Šayḫ
1
-
-
1
Ḥābab al-Kaʽba
1
-
-
1
Walad al-Faḍīl
1
-
-
1
Les nisba
21
Trente-sept personnages dans le corpus portent une nisba, cinq en portent deux et un
seul en porte trois. Il semble donc que leur emploi était peu répandu par rapport au
nombre de graffitis et de personnages qui y sont mentionnés. La plupart des nisba
mentionnées dans les graffitis renvoient à une appartenance tribale. Nous présenterons
succinctement les nisba les plus représentées dans le corpus.
Tableau : les nisba
Nisba
Occurrences
Ier siècle IIe siècle IIIe siècle
al-ʽUmarī
6
-
6
-
al-Salūlī
2
2
-
-
al-Anṣarī
2
-
2
-
al-Aylī
2
-
2
-
158
al-Ṯaqafī
2
-
2
-
al-Zubayrī
2
-
-
2
al-Asadī
2
-
2
-
al-Ašʽarī
1
1
-
-
al-Ahwāzī
1
-
-
1
al-Aslamī
1
1
-
-
al-Hašimī
1
1
-
-
al-Makkī
1
1
-
-
al-Munabbihī
1
1
-
-
al-Awsī
1
-
1
-
al-Damʽī
1
-
1
-
al-Ǧuhanī
1
-
1
-
al-Ǧunaydī
1
-
1
-
al-Ǧundī
1
-
1
-
al-Ḫaṯʽamī
1
-
1
-
al-Kalbī
2
-
1
1
al-Madanī
1
-
1
-
al-Malakī
1
-
1
-
al-Marʽī
1
-
1
-
al-Mazinī
1
-
1
-
al-Murrī
1
-
1
-
al-Salmī (al-Sulamī)
1
-
1
-
al-Ṣaramī
1
-
1
-
al-Sayrî
1
-
1
-
al-ʽUǧayrī
1
-
1
-
al-ʽUlaymī
1
-
1
-
al-Yamāmī (al-Tamāmī) 1
-
1
-
159
Al-Ṯaʽlabî
1
1
-
-
al-Ġûlî
1
1
-
-
• al-ʽUmarī : Al-ʽUmarī est utilisé comme nisba pour les descendants d’un ʽUmar ; ce peut être
principalement le calife ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb ou ʽUmar b. ʽAlī b. Abū Ṭālib, fils du quatrième
calife23.
• al-Salūlī : Cette nisba est celle des banū Salūl, tribu originaire des environs de Kūfa 24.
• al-Anṣārī : Ce terme est utilisé pour désigner un descendant d’al-Anṣār. Les Anṣār étaient les
compagnons médinois du prophète issus des awlād al-Aws et des awlād al-Ḫazraǧ 25. Leur
appellation vient justement de leur alliance avec le prophète Muḥammad et leur acceptation
de l’islam. C’est ce pacte qui fut à l’origine du départ des musulmans vers Yaṯrīb : l’Hégire.
L’utilisation de cette nisba correspond ainsi à la revendication d’un passé prestigieux laissant
supposer l’ascendance de compagnons du prophète.
• al-Aylī : Nisba relative à la ville d’Ayla (aujourd’hui Eilat en Israël), située sur le golfe d’Aqaba.
La ville semble avoir eu une grande renommée dans la période médiévale, les sources y
faisant référence comme à une ville d’où sortirent de très nombreux savants et personnages
distingués26.
• al-Ṯaqafī : Cette nisba est attestée dans deux graffitis du
IIe siècle.
Il en existe des mentions
très anciennes. Cette nisba tribale tire son nom de Ṯaqīf, ancêtre éponyme des membres de la
tribu. Le berceau du groupe serait Ṭā’if, selon Samʽānī27. La tribu avait pour cadre
géographique la région située entre Ṭā’if et La Mecque28.
• al-Zubayrī : L’appellation al-Zubayrī fait référence à al-Zubayr b. ʽAwām, cousin et
compagnon du prophète. De nombreux personnages parmi lesquels des savants et auteurs
célèbres sont connus sous cette nisba, qui fut très vite adoptée par les descendants d’alZubayr b. ʽAwām29. On retiendra à ce titre Abū ʽabd Allāh b. Muṣʽab al-Zubayrī, auteur du
Kitāb nasāb Qurayš30.
Noms collectifs
Appartenance tribale
22
La tribu arabe (qabīla) est un modèle d’organisation sociale fondée sur la superposition
de valeurs essentielles dans les sociétés arabophones : l’ascendance (nasab), qui a pour
fonction de distinguer les individus et les groupes qu’ils composent selon leur
généalogie ; et le principe de solidarité (ʽaṣabiyya) qui unit les personnes revendiquant
une même ascendance. La tribu consiste, selon ce système, en un ensemble de parents
agnatiques (awlād al-ʽamm) agissant à l’image d’une personne collective pour des
objectifs y compris particuliers31. La place des tribus dans l’organisation de la société
islamique dans les premiers siècles est difficile à déterminer. On peut considérer les
tribus à partir de la période omeyyade comme des groupes ayant une fonction plus
militaire que véritablement sociale32. Ce changement de statut de la tribu serait en fait
lié à une évolution de la ʽaṣabiyya. La tribu, conservant son rôle unificateur, permettant
la fusion des ascendances, aurait connu une mutation du rôle qui lui était assigné. Ce ne
sont plus les intérêts d’un groupe qui étaient en vue mais la défense de liens unissant la
tribu au pouvoir ou à ses dépendants via des relations de clientélisme inédites jusqu’à
l’avènement du califat33. Le pouvoir califal omeyyade avait mis en place des politiques
160
visant à s’assurer le contrôle des groupes tribaux qui constituaient une menace
potentielle tout autant qu’un appui. Le fait que des individus aient pu conserver des
références sociales et culturelles de la tribu tout en ayant abandonné le mode de vie qui
y était lié prouve l’importance de l’identité tribale dans la construction de la société
arabo-musulmane. Cette question rejoint pleinement celle de la définition de l’arabité
par rapport à l’islamité.
23
L’étude des graffitis nous offre des renseignements sur plusieurs groupes tribaux. La
répartition géographique des graffitis ne coïncide toutefois pas forcément avec les
régions d’établissement de ces différents groupes. En effet, nous l’avons dit, bon
nombre de ces textes ont été gravés le long de voies de passage. Il est peu probable
qu’ils aient pour la plupart d’entre eux constitué un point d’établissement stable et
durable. Au sein du corpus étudié, la plupart des appartenances tribales sont exprimées
par l’emploi de la nisba correspondante. Cet emploi s’effectue dans le cadre de la
filiation, la nisba pouvant être utilisée pour l’affirmer. Nous retrouvons dans le corpus
des personnages portant plusieurs nisba. Il est frappant de constater qu’elles sont
toutes de type tribal. En effet, au cours de périodes plus tardives, l’emploi de plusieurs
nisba permettait de donner des informations variées sur le personnage : origine tribale,
géographique, appartenance à un courant religieux par exemple. On rejoint ici la
question de la filiation symbolique. Mais, dans le cas présent, plusieurs appartenances
tribales semblent se superposer. C’est précisément qu’au travers d’alliances ou d’autres
types de mises en relation, l’individu se voyait affilié à un groupe autre que celui auquel
il appartenait alors. Certaines alliances conduisaient à l’attachement d’un groupe à une
ascendance autre que la sienne. Ce type d’alliance entraînait un bénéfice mutuel de
l’héritage et des obligations de solidarité. C’est en particulier l’obligation d’agir dans le
cadre de la vengeance personnelle et de la réparation du prix du sang qui semble avoir
été déterminante dans les temps anciens. La plupart du temps, les nouveaux alliés
s’intégraient à leur groupe d’attache en allant vivre avec eux et même en ajoutant la
nisba de leur « hôtes » à la leur. Le prophète Muḥammad est rapporté avoir défini les
cadres d’une alliance lors de sa rencontre avec les habitants de Médine avant l’Hégire :
« Nous sommes égaux dans le sang et la vengeance » et « nous sommes en paix avec
ceux qui nous font la paix, et nous sommes en guerre contre ceux qui nous la font 34 ».
Groupes divers
24
On retrouve, dans les graffitis étudiés, une prière en faveur des ahl al-Bayt c’est-à-dire
des “membres de la Maison du prophète”35. Ces inscriptions sont datables, pour la
première, des Ier-IIe siècles et, pour la seconde, des IIe-IIIe siècles. De cette époque, il
existe déjà des mentions de culte prophétique. Plus encore, les tendances partisanes de
la famille du prophète pour l’hégémonie politico-religieuse sont diverses et bien
implantées dans plusieurs régions sous les règnes omeyyades puis abbassides. En outre,
ces tendances alides de l’islam sont souvent étroitement liées à certains groupes
tribaux ; ces relations participaient grandement de la diffusion et surtout de la
persistance de ces théories36.
25
On remarquera encore les références faites à des peuples disparus, jouant un rôle dans
le Coran. Parmi eux : les Ṯamūd37 appelés ailleurs les Aṣḥāb al-Ḥiǧr38. Ces peuples sont
cités comme des contre-références, des exemples à ne pas suivre et dont le souvenir
doit être un avertissement pour les hommes. Ces récits ont connu un succès évident
161
dans la période des débuts de l’islam, au sein des populations arabes qui s’identifiaient
pleinement aux protagonistes39.
26
L’ordre généalogique dépasse la société dans laquelle il s’inscrit et justifie une vision
globale de l’histoire, qui repose sur la connaissance des généalogies, régissant les
différences entre les peuples40. Cette vision se retrouve dans des représentations
religieuses comme celles qui entourent la famille du prophète, mais aussi politiques,
par exemple dans la légitimation des différentes dynasties.
Conclusion
27
Au sein de ce vaste corpus, peu de noms apparaissent de manière récurrente. Le couple
ʽAbd Allāh/Muḥammad apparaît loin devant. Ce groupe de tête est suivi par deux noms
de prophètes, Ayyūb et Ibrāhīm, et le par nom ʽUmar. Les noms (ism) proprement
islamiques tels que ʿAbd Allah coexistent longtemps avec d’autres sans teinte religieuse
particulière tel que Yazīd ou Saʿīd. Dans certains sites, la rareté du prénom Muḥammad
et de ses dérivés est suffisamment importante pour susciter des interrogations : ce cas
est révélateur du caractère symbolique que revêtait alors le nom, possédant toujours
un aspect sacré. Dans le même sens, le choix d’employer, ou pas, une nisba pour se
qualifier révèle sous quelle identité l’auteur souhaitait voir son message perdurer.
Enfin, l’emploi du titre de mawlā, très répandu, participe également d’une affirmation
d’un statut social particulier. Ces différentes facettes de la titulature des auteurs de ces
graffitis nous permettent de mieux appréhender une autre voie ouverte par l’analyse
onomastique de ces sources : un intérêt prosopographique certain ressort de ces textes.
Répartis dans plusieurs régions prépondérantes de l’espace islamique, et plus encore en
position intermédiaire entre elles, les graffitis nous permettent de localiser avec
précision le passage d’un grand nombre d’individus, mais aussi de groupes tribaux
grâce à leur titulature. L’identité est exprimée selon deux modes distincts. Le premier
réside dans l’expression de la filiation par le nasab. C’est en fait la possession d’une
filiation, quelle qu’elle soit, qui semble être l’enjeu de cet aspect onomastique. Dans ce
sens, un rapprochement peut être opéré avec l’autre terme qui apparaît fréquemment
pour spécifier l’identité de l’auteur : mawlā. Sans pour autant être un équivalent d’un
ibn, le mawlā semble revêtir une fonction proche de ce dernier en ce sens qu’il permet à
son détenteur de s’inscrire dans une filiation, ici fictive ou du moins construite. En tant
qu’élément fondamental de l’identité des premiers musulmans, la filiation ne pouvait
être réduite à la filiation par le sang. On retrouve ici le principe de dépendance propre
à la verticalité de la société des débuts de l’islam. La relation qui unissait le mawlā et
son walī est réciproque mais construite sur un schéma de dépendance inégalitaire. Par
la protection dont il bénéficiait de la part du patron, le mawlā se voyait individualisé et
doté d’un statut clair, marqueur de sa place dans la société. Cette relation de
dépendance se retrouve également dans diverses mentions de Dieu. Allāh est le walī,
sous la protection duquel les croyants se placent41. Cette appellation coranique évoque
l’idée de protection et d’alliance présente dans les graffitis.
162
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Caire, al-Maaref.
ANNEXES
Annexe : Tableau récapitulatif de tous les ism du corpus (début)
Ism
Occurrences
Ism
Occurrences
Ism
Occurrences
ʽAbbās
3
Anas
1
Ḥāzim
1
ʽAbd al-Aʽlā
1
Aqdaf
1
Hilāl
2
ʽAbd al-ʽAlāʼ
1
ʽArāyina
1
Hind
1
ʽAbd al-ʽAzīz
5
Ašʽaṯ
1
Hišām
1
ʽAbd al-Ḥamīd
1
ʽÂṣim
3
Ḥiṣār
1
ʽAbd Allāh
40
Asmāʼ
1
Hubayra
1
ʽAbd al-Maǧīd
1
Aswad
1
Ḥudayfa
1
ʽAbd al-Malik
7
ʽAṭāʼ
1
Ḥuḏayfa
1
164
ʽAbd
al-Raḥ
1 (+ 1 al-Ḥ
14
ʽAtika
1
Ḥusayn
ʽAbd al-Raʼūf
1
ʽAṭiya
1
Ibrāhīm
13
ʽAbd al-Salām
1
Aws
1
ʽImāra (ʽAmmāra)
1
ʽAbd al-Ṣamad
1
Ayyūb
10
Imruʼ al-Qays
2
ʽAbd al-Ṯaqafī
1
Azhar
1
ʽĪsā
1
ʽAbd al-Wāḥid
3
Bādī
1
Isḥāq
1
ʽAbsa
1
Bādiyās (?)
1
Ismāʽīl
5
Ādam
1
Bakr
4 (3 Abū
Karrak
Bakr)
arrād)
ʽAddī
3 (+ 1 al-ʽAddī
Bašīr
1
Kaṯīr
2
Aḥmad
4
Baššār
1
Kaṯra
1
ʽAlā
2
Bišr
3
Kiʽbār
1
al-ʽAddī
1 (+ 3 ʽAddī)
Bukra
1
Kināna
2
al-ʽAǧǧāǧ
1
Dāwūd
2
Kutayba
1
al-ʽĀṣ
3
Ḏayb
1
Kuṯayyir
1 (+ 2 Kaṯīr)
al-Badr
1
Dayrām
1
Labīb
1
al-Balaq
1
Ḏuʼayb
2
Maʽbad
2
al-Faḍīl
1
Ḏurr (Darr)
1
Maḥǧan
3
al-Faḍl
1
Faḍl
1
Mālik
1
al-Ġayṯ
1
Faḍla
1
Manṣūr
1
al-Ḥakam
1
Falīḥ
1
Maryam
1
al-Ḥakīm
2
Fuḍayl
1
Marzūq
2
al-Ḥāriṯ
3
Furwa
1
Maslama
1
al-Hašīš
1
Ǧābir
1
Masʽūd
2
al-Ḫaṭṭāb
1
Ǧaʽfar
7
Maymūn
1
al-Ḥusayn
1 (+ 1 Ḥusayn)
1
Maysara
1
mān
)
Ǧamīl
umayl)
(Ǧ
usayn)
(Ṭirād/
Ṭ
1
165
ʽAlī
9
Ǧamīla
1
Mayyād
1
ʽAlī
8
Ǧināḥ
2
Miḫbaṭ
1
ʽĀliya
3
Ḥabbāb
1
Muʽān
1
al-Masīs
1
Ḥabīb
6
Muʽāwiyya
1
al-Muḍārib
1
Ḥadiya
1
Mufaḍḍal
1
al-Muġīra
3
Ḥaḍrama
3
Muḫallad
2
al-Muḫawwal
2
Ḥafṣ
10
Muḥammad
32
al-Munḏir
1
Ḥaǧar
2
Muḥaymīd
1
al-Qāsim
2
Ḥaǧǧ
1
Muntaṣir
1
al-Rabīʽ
1
Ḥakīm
3
Mūsā
5
al-Sammān
1
Ḫālid
10
Muṣʽab
1
al-Walīd
8
1
Muslim
1
al-Zubayr
1
Ḥāmil
1
Nabīl
1
ʽAmāra
3
Ḥamza
3
Nāfiʽ
5
ʽĀmir
2
Hārūn
4
Nahār
1
ʽAmmar
2
Ḥasan
6
Naḫīl (Nuḫayl)
1
ʽAmr
6
Ḥātim
1
Naṣla
1
ʽAmra (ʽUmra)
1
Qardam
1
Ḥamad
(Ḥ
amd)
Tableau récapitulatif de tous les ism du corpus (fin)
Ism
Occurrences Ism
Occurrences
Rabāḥ
3
Wadʽa
1
Rabīʽ
1
Wahran
2
Rabīʽa
2
Wiṣāǧ
1
Rabʽiyya
1
Yaḥmar
1
Râfiʽ
1
Yaḥyā
5
Rāšid
1
Yaʽlā
1
166
Rasīm
1
Yaʽqūb
4
Razīq (Ruzayq)
1
Yazīd
12
Ribāḥ
1
Yūsuf
2
Rumʽa (Ramʽa) 1
Zakariyā 1
Šabīb
1
Zayd
10
Saʽd
2
Ziyād
10
Ṣāġir
1
Zuhayr
2
Ṣahīl
1
Sahl
1
Ṣaḫr
1
Saʽīd
12
Sāʼil
1
Salām
1
Salāma
1
Ṣāliḥ
2
Salim
1
Sālim
6
Salma
3
Salmān
1
Samāʽa
3
Samra
1
Šayba
2
Šuʽayb
3
Ṣubḥ
1
Sufyān
3
Šuǧāʽ
2
Ṣuhayb
1
167
Suhayl
1
Sulaymān
5
Ṣulḥ (Ṣaliḥ)
1
Suwayd
1
Ṯābit
1
Tamīm
4
Ṭawq
2
ʽUbayd
2
ʽUbayd Allāh
4
ʽUfayr
1
ʽUlāṯa (ʽAllāna) 1
ʽUmar
19
ʽUmayr
2
Umayya
1
ʽUmrān
1
ʽUrwa
1
ʽUṯmān
7
ʽUwayḍ
1
NOTES
1. MALTI 1981, p. 51-53.
2. IMBERT 2011, t. I.
3. KILĀBĪ (al-) 2010 ; id., 2009 ; RĀŠID 2000 ; RĀŠID 1993.
4. http://alsahra.org/?page_id=290
5. HUMBERT 1982-1984, p. 79.
6. LARCHER 2013, p. 314.
7. SCARABEL 1981, p. 89.
8. MANGANO 1985-1987, p. 105-106.
9. SAMʿĀNĪ (al-), s. d.
10. 49, 9.
168
11. Encyclopédie de l’Islam, s.v. Lakab.
12. Cette école se caractérise par une approche critique des sources, la prise en compte
de la littérature non arabe contemporaine de l’objet d’étude et, surtout, l’utilisation du
matériel archéologique, épigraphique et numismatique. Selon les auteurs
révisionnistes, les sources archéologiques, épigraphiques et numismatiques ne
confirment pas les thèses traditionnelles sur l’histoire de l’émergence de l’islam et de
l’État arabe. Les sources et les recherches qui en procèdent laissent au contraire
entrevoir un tout autre tableau de l’histoire du VIIe siècle. Les preuves archéologiques,
surtout celles qui ne sont pas arabes, devraient, pour les représentants de cette école,
corroborer les informations fournies par les sources traditionnelles ; cela n’étant pas le
cas, il convient selon eux de considérer cette lacune comme un argumentum e silentio.
Parmi les tenants les plus célèbres de cette méthode, citons John E. Wansbrough,
Patricia Crone ou encore Yehuda Nevo.
13. LUXENBERG 2010, p. 125-152.
14. BENKHEIRA 2013, p. 328.
15. POPP 2010, p. 52 ; LUXENBERG 2010, p. 131-132.
16. Ici il n’est question que des graffiteurs.
17. L’aspect performatif du langage dans le contexte proto-islamique se manifeste sous
plusieurs aspects. Le principe même de l’écriture de graffitis en est un.
18. LANDAU-TASSERON 2005, p. 25-28 ; PIPES 2004, p. 277.
19. CHABBI 1997, p. 54.
20. JOHNS 2003, p. 424.
21. HOYLAND 2006, p. 404.
22. Ibid., p. 397.
23. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 239-241.
24. Ibid., p. 282 ; KAHHALA 1997, p. 539-540.
25. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 219.
26. Ibid., p. 237-238.
27. Ibid., p. 508-509.
28. KAHHALA 1997, p. 147.
29. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 136.
30. Ibid. ; ZUBAYRĪ (al-) 1953. « Muṣʿab b. ʿAbd Allāh b. Muṣʿab b. T̲h̲ābit b. ʿAbd Allāh b.
al-Zubayr b. al-ʿawwām al- Zubayrī », Encyclopédie de l’Islam.
31. BONTE et al. 1991, p. 15.
32. CRONE 1980, p. 42-45.
33. ULRICH 2008, p. 253-254.
34. LANDAU-TASSERON 2005, p. 25.
35. IMBERT 2011, p. 28, 39-40, n° A45, A60 ; GROHMANN 1971, p. 134, Z 225 ; http://
www.mekshat.com/vb/showthread.php?t=26890
36. LANDAU-TASSERON 2005, p. 19-20.
37. IMBERT 2011, p. 108-109, n° A176.
38. Ibid., p. 99-100, n° A164.
169
39. PRÉMARE 1988, p. 11-21.
40. BONTE et al. 1991, p. 16.
41. Cor. II, 107, 120, 257 ; III, 68 ; XIII, 37.
AUTEUR
LUDWIG RUAULT
Université d’Aix-Marseille
170
Noms de lieux, noms de personnes
dans les chartes lombardes
Daniela Fruscione
1
Dans une charta venditionis lombarde de l’année 788, alors que Charlemagne était dejà
rex Francorum et Langobardorum, on peut lire qu’un certain Aruchis, fils d’Auselmo,
vendit curtem meam sundrialem, quam abeo in loco Ruchi1. À première vue, il s’agit de l’un
des nombreux actes privés écrits en Italie entre le VIIe et le VIIIe siècle afin de
documenter une transaction juridique2, mais si l’on regarde mieux, on voit que cette
charte présente une caractéristique très rare : dans ce document tardif, le nom du lieu
(Ruchi) et le nom de la personne (Aruchis) sont identiques, la voyelle a étant tombée par
aphérèse3.
2
Dans un article de 1981 sur la méthodologie de la recherche des noms de lieux,
Gianbattista Pellegrini s’interroge sur les mécanismes de formation des toponymes. Il
paraît vraisemblable (mais en aucun cas assuré) que ces noms font référence au nom
des premiers occupants, ou bien à un nom qui s’est transmis de génération en
génération au sein d’une famille, comme cela était fréquent dans les familles
germaniques4. Cela peut être une auto-désignation ou bien une désignation provenant
de personnes extérieures5.
3
Le texte de la charte offre une explication directe de ce toponyme par l’association
entre le nom du lieu (Ruchi) et celui du vendeur (Aruchis) 6. On peut penser que, dans la
famille du vendeur, le nom (A)ruchis était fréquent. Nous apprenons dans la charte que
le père d’Aruchis s’appelait Auselmo. Ici, les noms du père et du fils sont reliés par
l’allitération, ce qui pourrait confirmer l’origine lombarde de la famille 7. Dans cet acte
privé, à l’exception de Johannes, l’évêque de Lucques, qui achète la propriété, la plupart
des protagonistes portent un nom germanique, qu’il s’agisse du vendeur, du notaire
(Gumpertus) ou des témoins (Rachiprandus, Ghisprandus , Ghisolfi ). Dans le nom des
témoins, l’on observe une répétition des thèmes ghis- et -prand ; ce procédé,
représentatif d’une pratique anthroponymique typiquement germanique, peut
suggérer qu’il s’agit des membres d’une même famille8.
171
Noms de personnes et identité ethnique
4
Les sources notariées, en raison de leur nature, ne permettent pas toujours de savoir si
les noms de personne sont réellement des marqueurs de l’identité ethnique 9. En effet,
même ici, malgré les indices attestant d’un environnement lombard, il n’existe aucune
information historique permettant d’affirmer avec certitude l’origine lombarde des
porteurs de chacun de ces noms. Les indications prosopographiques qui accompagnent
le matériel onomastique dans les chartes ne sont pas toujours suffisantes pour
déterminer l’identité ethnique, à l’exception des documents qui précisent à quelle
« loi » ressortissent les personnages intervenant dans l’acte 10. La question posée par
Monique Bourin et Pascal Chareille reste ainsi en partie ouverte : « Quel type de nom
transmet à ses enfants et plus largement à ses descendants un homme, une femme, un
couple venus d’ailleurs ? Fidélité à ses origines ou acculturation aux pratiques locales ?
La question n’est pas nouvelle11 ».
5
Dans les chartes italiennes du Moyen Âge, les noms germaniques correspondent à
l’identité ethnique dans la première phase de l’occupation lombarde, et chez les hauts
fonctionnaires lombards12. Pour autant, le nom n’est pas toujours un marqueur assuré
de l’identité ethnique. L’importance exceptionnelle du nom pour la position sociale et
le rapprochement progressif des élites lombarde et romaine en compliquent
l’interprétation et ne permettent pas d’être certain de l’origine des porteurs d’un
nom13.
6
L’attribution d’un nom et son utilisation ont été des instruments de positionnement
social, et l’on peut considérer l’adaptation de la classe sénatoriale latine aux usages des
élites germaniques comme une tentative de préserver sa propre position élevée.
L’histoire personnelle du riche propriétaire de Pavie Senator offre plusieurs exemples
de stratégies dénominatives et matrimoniales14. À la fin du VIIe siècle, ce personnage
avait des relations étroites avec la cour royale lombarde15 ; l’on remarque qu’il avait
épousé une Theodelinda et appelé sa fille unique Sinelinda 16. Dans les couches sociales
intermédiaires, l’acculturation et, pourrait-on dire, jusqu’à la mode, ont joué un rôle, et
cela, dans les deux composantes ethniques de la population.
7
L’intérêt historique des noms de personnes figurant dans les chartes italiennes ne se
limite toutefois pas à l’opportunité qu’ils nous donnent de déterminer l’appartenance
ethnique des porteurs : les noms lombards contiennent d’autres informations et des
indications sur d’autres formes d’identité17.
Les noms lombards et les actes privés
8
En raison de leur contenu spécifique, les noms de lieux et de personnes contenus dans
les actes privés jouent un rôle très important dans la recherche historique. Les actes
privés originaux18, qui ne sont pas transmis par des copies, entretiennent un lien
particulièrement étroit avec le lieu où ils ont été dressés, qui est presque toujours
documenté19. Le lieu d’origine est officiellement documenté par la datatio topica, mais
des informations de même nature figurent aussi dans le texte (dans la narratio) à côté
du nom des intervenants (on est hauitator in civitate Pisa, ou de vico Timpaniano). Ces
éléments sont riches d’informations sur le thème des identités locales au début du
Moyen Âge20, dont une partie fondamentale est la phonologie des noms de personnes et
172
de lieux contenus dans les chartae. Le projet Goti e Longobardi a Chiusi, par exemple, a
montré que les chartes ont un caractère local particulier qu’expriment non seulement
leur contenu, mais aussi la langue21.
9
La dimension locale des actes notariés s’incarne notamment dans les noms de
personnes germaniques qu’il contient22. Le nom Teudilascius (*theudho- + *laika-z), par
exemple, est typique d’une origine toscane : c’est le nom de l’évêque de Luni dans une
charte de 86723. Un Teudilasci apparaît également à Sienne (730) 24 et à Fucecchio (772)25.
Le nom toscan Teudilascius correspond au type Teudelasius dans le centre-sud de l’Italie
(environs de Spolète et de Rieti) et au type Teudelais à Plaisance, en Italie du Nord 26. Le
même nom prend une forme spécifique dans les différentes parties de l’Italie 27. Le
développement du phonème lombard /ç/, qui n’était pas connu dans le système
phonétique italien, est précisément l’une des caractéristiques régionales de
l’anthroponymie lombarde28.
10
Les chartes nous renseignent également sur le processus de transmission des noms de
personnes : elles sont une forme de mémoire, qui n’intéresse pas seulement les élites –
rois ou hauts fonctionnaires29. À côté des couches sociales qui ont besoin d’une
mémoire institutionnalisée, on y trouve aussi les noms d’individus des classes
intermédiaires, qui figurent comme petits propriétaires, et même ceux des couches les
plus basses, qui font l’objet des transactions30. De plus, les chartes mentionnent
souvent, à côté des noms, la fonction, l’activité, le statut social ou juridique des
personnes (on est alors uestorarius, monetario, honesta femina, isculdais, aldio ou bien liber
homo) ; cela nous donne des informations encore plus précises sur les relations entre
classe sociale et anthroponymie31.
11
Enfin, l’importance particulière des documents notariés pour l’étude historique des
noms de personne réside dans leur qualité de « chartes de famille ». Il est fréquent que
les protagonistes des chartes se reconnaissent comme Goderisius, filius Erfoni, ou bien
Gunthelmus, filius Aufridi. Les actes privés appartiennent à un système de mémoire
typique de la culture écrite : ils correspondent à un besoin individuel et social de
sécurité et de continuité, qui est projeté dans les générations à venir 32. Le mot qui
apparaît de manière obsessionnelle dans les cartae est celui de stabilitas. L’expression
carte di famiglia, désignant les actes privés, provient d’un beau livre de Massimo
Gasparri et Cristina La Rocca33. Ces documents nous permettent de tirer des conclusions
sur les stratégies de mariage et de succession, mais surtout, dans le cas présent, de
comprendre les comportements anthroponymiques d’une famille. Ils permettent
d’identifier les règles de transmission des noms et les relations sémantiques et
phonologiques entre ces noms.
Noms et identité dans la famille de Peredeo
12
Histoire locale et généalogie s’entrecroisent dans les chartes notariées de la famille
d’un évêque qui, au moment délicat de la transmission du pouvoir des Lombards aux
Francs, a montré toute sa puissance dans la ville de Lucques : Peredeo, évêque de 755 à
77934. Les actes privés de Peredeo et de sa famille, au nombre de quatre-vingt-six,
forment une excellente source pour l’étude des relations politiques, sociales et
généalogiques au niveau régional. Peredeo était membre de l’une des familles les plus
puissantes et les plus riches de la ville. Selon une charta dotis de l’an 720, son père,
Pertuald, marié à Sunderada, avait donné à l’église de S. Michele Arcangelo de
173
nombreux biens35. Dans la même charte, Pertuald était appelé non seulement vir
devotus, mais aussi vir magnificus, un titre que l’on ne donnait qu’à ceux qui étaient
proches de la cour royale lombarde36.
13
La généalogie de la famille montre, d’un point de vue sémantique, des formes de
variation et de répétition, et d’un point de vue phonique, des formes d’allitération
héritées de la tradition germanique37. Elle montre la présence d’éléments germaniques
du côté maternel et du côté paternel : Sunder (* sun∂ra) et Perth (* Bertha) ; Pertuald
(père), Sundipert (frère) et Pertuald, petit-fils de Sundipert.
14
Il faut ici mentionner un aspect particulier de la sémantique et de la phonétique du
nom Peredeo/us. Dans le nom Peredeo, il n’y a pas de répétition sémantique. En effet, le
nom ne contient pas l’élément *bertha, mais l’élément phonétiquement similaire *bera
(+ thewa)38. C’est plutôt la phonétique (allitération) qui joue ici un rôle important.
15
Dans la généalogie de la famille de Peredeus, la flexibilité par rapport aux traditions
émerge au cours du VIIIe siècle. Comportant l’un et l’autre la sourde bilabiale (plosive) /
p/, Petrus et Petroni sont des noms de même sonorité qui, d’un point de vue
étymologique, n’ont aucune connotation germanique, mais plutôt latino-ecclésiastique.
L’oncle de Peredeo, Petrus, était également appelé Petroni, et son fils, le cousin de
Peredeo, literatus, auteur de chartes montrant la puissance de sa famille (charta dotis,
720), s’appelait également Petrus. L’attrait de cette famille pour l’Église se trouve même
dans ses « chromosomes » onomastiques. L’identité phonétique de cette généalogie a
aussi été maintenue par des noms qui n’étaient pas lombards.
16
Ainsi, les pratiques anthroponymiques observables dans la famille de Peredeo dénotent,
au début, une forme d’identification à un groupe ethnique. Mais l’utilisation flexible et
pragmatique de cette tradition à partir du VIIIe siècle montre plutôt des signes de
confiance et d’identification au sein d’une famille et d’une couche sociale et politique 39.
Cette forme anthroponymique du lien entre générations et parents donne une
« illusion de continuité ». Dans la famille de Peredeo, cette continuité n’est pas
seulement une illusion. Elle correspond à la permanence des possessions et des
fonctions publiques de cette grande famille de Lucques.
17
Cette famille aristocratique lombarde trouve sagement sa vocation dans l’Église et peut
garder, à l’époque franque, la propriété de ses droits et de ses fonctions et gagner de
nouveaux honneurs. Les membres de la famille de Peredeus construisent des églises ou
leur font des donations, s’appellent Petrus, sont évêques. Cela ne se limite pas à notre
Peredeo ; plusieurs générations après lui, un autre Peredeus aura un fils, Teudilascius,
que nous avons déjà rencontré : en 867, il est évêque de Luni, dans une zone
géographique où cette famille avait des possessions depuis des générations 40.
18
L’on peut ainsi affirmer que les anthroponymes des chartes, en particulier les noms des
protagonistes et des notaires, participent de l’obsession de continuité typique des
documents notariés du haut Moyen Âge et correspondent eux-mêmes à cette nécessité
individuelle et sociale de continuité.
174
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NOTES
1. TJÄDER et al. 1985, n. 1123.
2. PRATESI 1979, p. 77-78.
3. GREULE 2000, p. 21-22.
4. ARCAMONE 1997, p. 169-170.
5. PELLEGRINI 1981, p. 11-28.
6. PIERI 2008, p. 71.
7. Selon FRANCOVICH
“descendant”.
ONESTI
2013, p. 201, le nom Aruchi vient de harja-z “armée” + gisa-z
8. HAUBRICHS 2005, p. 86-91 ; HAUBRICHS 2011, p. 213.
9. KETTEMAN et al. 2009, p. 267-277 ; GOETZ et al. 2005, p. 1-50.
10. POHL-RESL 1994, p. 163-171 ; POHL-RESL 1998, p. 210.
11. BOURIN et al. 2009, p. 253.
12. JARNUT 1972, p. 411.
13. JARNUT 2002, p. 361.
14. CDL 18.
15. JARNUT 2008, p. 680.
16. JARNUT 2002, p. 359.
17. GLEASON 1983, p. 910.
18. BOUGARD 1999, p. 540.
19. BOUGARD 1995, p. 65-66.
20. STOFFELA 2013, p. 286-287.
21. FRUSCIONE 2009, p. 86 ; SANGA et al. 1995, p. 247-260.
22. FRANCOVICH ONESTI 2000, p. 360 ; FRUSCIONE 2014, p. 81.
23. SCHWARZMAIER 1972, p. 83-85.
24. CDL 50.
25. CDL 261.
26. FRANCOVICH ONESTI 2013, p. 216.
27. ARCAMONE 1997, p. 164.
28. Ibid. p. 165 ; FRANCOVICH ONESTI 2007, p. 41-50 ; FRANCOVICH ONESTI 2000, p. 357-374.
177
29. FRUSCIONE 2014, p. 79.
30. FRANCOVICH ONESTI 2004, p. 211-212.
31. FRUSCIONE 2009, p. 94-95.
32. FISSORE 2005, p. 285-286.
33. LA ROCCA et al. 2005.
34. BERTINI 1973.
35. Ibid. p. 4-5.
36. Ibid. p. 5.
37. FRUSCIONE 2014, p. 80.
38. FRANCOVICH ONESTI 2013, p. 231.
39. FRUSCIONE 2014, p. 80.
40. SCHWARZMAIER 1972, p. 78-85.
AUTEUR
DANIELA FRUSCIONE
Université de Francfort-sur-le-Main (Allemagne)
178
Les inscriptions funéraires
Source ou observatoire des pratiques anthroponymiques médiévales ?
Cécile Treffort
1
Il est heureux que le colloque dont les actes sont ici réunis ait offert l’occasion d’attirer
l’attention des lecteurs sur un domaine singulièrement délaissé de la recherche
française en matière d’anthroponymie du Moyen Âge, à savoir le matériau
épigraphique. Le point d’interrogation qui clôt le titre du présent article est d’ailleurs
significatif de l’avancée de la réflexion en la matière, qui rend presque impossible
l’établissement d’une synthèse. D’une part, si les inscriptions représentent un matériau
de choix pour les antiquisants, qui y puisent une grande partie de leurs informations en
matière anthroponymique et prosopographique1, il n’existe que de très rares travaux
de ce genre pour le Moyen Âge, souvent limités à des articles ponctuels consacrés
surtout aux périodes les plus hautes (antérieures à l’époque carolingienne). Bien sûr,
quand un historien dispose de quelque belle inscription lui apportant – essentiellement
pour les derniers siècles du Moyen Âge – des éléments biographiques, il n’hésite pas à
s’en servir, et c’est heureux. Cependant, on ne dispose d’aucune étude systématique
consacrée, non à un individu ou un lignage, mais aux systèmes ou aux pratiques
anthroponymiques en tant que tels d’après les inscriptions2.
2
Ce constat révèle deux états de fait. Le premier réside dans la difficulté d’établir, du
moins pour la France, un corpus de travail fiable, bien daté, permettant une analyse
systématique et une esquisse d’évolution des pratiques3. Pour l’Antiquité tardive et le
haut Moyen Âge, le Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule [RICG] ne compte que
trois volumes, et l’entreprise attend pour l’instant une nouvelle impulsion. Pour la
période comprise entre la « Renaissance carolingienne » et le XIIIe siècle, le Corpus des
inscriptions de la France médiévale [ CIFM], produit à Poitiers, est en cours, et il reste
environ un tiers encore du territoire national à couvrir. Enfin, pour les XIVe-XVe siècles,
bien que le travail d’inventaire bibliographique (estimé à 25 000 fiches) soit également
réalisé par l’équipe poitevine depuis plus de quarante ans, aucune entreprise éditoriale
générale n’est pour l’instant envisageable faute de moyens. Le deuxième état de fait est
la quasi-absence de données biographiques dans les inscriptions antérieures aux XIIIeXIVe siècles, qui peuvent donc difficilement rivaliser sur ce plan avec les sources
manuscrites contemporaines.
179
3
Cependant, tous ceux qui se sont penchés sur un type particulier de sources
(polyptyques, gesta ou nécrologes par exemple) savent bien que le croisement des
sources est utile, voire parfois indispensable pour appréhender de manière
satisfaisante une question donnée ; en l’occurrence, la fonction ou l’usage de chaque
document contraint fortement le mode d’énonciation des noms de personne, de leur
parenté, de leur fonction, de leur statut social. Intégrer la source épigraphique dans la
liste de celles disponibles pour une telle étude, ne serait-ce qu’à titre comparatif, paraît
d’autant plus légitime que l’inscription, par sa nature particulière, joue un rôle
fondamental dans le domaine de la communication4. Inscrire son nom sur le mur d’un
édifice ou sur un objet relève ainsi de l’exposition « publique » de son identité, dont les
enjeux, différents d’une énonciation orale ou d’une écriture dans un registre, peuvent
être multiples quand les inscriptions portées sur de petits objets, notamment de
parure, relèvent d’autres registres par leur nature presque intime.
4
Admettre, par principe, la légitimité de l’usage du matériau épigraphique dans les
études anthroponymiques n’est d’ailleurs que le premier pas dans une réflexion plus
globale sur les apports, mais également les dangers et les limites d’une telle approche,
dont le champ d’application s’avère immense. En effet, outre les inscriptions funéraires
(tumulaires ou obituaires) auxquelles on pense naturellement, bien d’autres documents
épigraphiques intègrent des noms de personne : signatures d’artistes ou de
commanditaires, chartes lapidaires, commémorations d’événements en tout genre, etc.
Si on ajoute à cela l’amplitude chronologique du Moyen Âge et son évolution continue,
dans tous les domaines, sur un millénaire, un immense travail reste à faire. La
présentation qui suit se limitera donc volontairement à la documentation funéraire,
intégrant en premier lieu un tour d’horizon général du genre biographique puis une
approche un peu plus précise de la période centrale (IXe-XIIIe siècles) pour aborder tour
à tour les évolutions culturelles et sociales de la période, puis les contraintes inhérentes
au genre épigraphique pouvant peser sur les usages anthroponymiques.
Petite histoire de la biographie épigraphique
5
Du Ve siècle (en transition avec l’Antiquité) au XVe siècle (qui ouvre vers la Renaissance
et l’époque moderne), l’inscription funéraire, qu’elle soit « épitaphe » placée sur la
tombe ou plaque obituaire dédiée à la mémoire du défunt, peut – ou non – décliner la
biographie de l’individu. Observer ses évolutions historiques permet de mesurer sa
place dans l’écriture de l’histoire, sous ses aspects les plus variés. L’article de Robert
Favreau intitulé « Épitaphes et biographie : de l’éloge religieux à la glorification de
l’état social », publié à León en 20105, résume parfaitement la tendance générale du
genre, qui passe de notices assez brèves et/ou stéréotypées à de véritables curriculum
vitae à la fin du Moyen Âge. Les principales étapes peuvent en être dessinées à l’aide de
quelques exemples significatifs.
6
En ce qui concerne les inscriptions « chrétiennes » (tardo-antiques et alto-médiévales),
le texte est souvent bref, portant le nom du défunt, parfois son âge, rarement une
indication de parenté ou de statut social (sans doute plus systématique pour les clercs
que pour les laïcs), parfois un court éloge. La pratique anthroponymique suit bien
évidemment l’évolution générale de la période, marquée par l’abandon du système des
tria nomina et la généralisation du nom unique, ainsi que par la diffusion d’une
onomastique germanique qui concurrence puis tend à remplacer, dans des proportions
180
variables selon les régions, les traditions gallo-romaines. Pour cette période, nous
disposons heureusement du précieux recueil de Marie-Thérèse Morlet 6 qui, s’il
n’intègre pas de données épigraphiques, fournit toutefois un cadre précieux d’analyse.
On ne peut que souhaiter que se multiplient les études du type que proposent, région
par région, les introductions du RICG, ou l’article de W. Haubrichs sur les inscriptions
poitevines7. En effet, si les inscriptions antérieures à la réforme graphique et
linguistique carolingienne présentent de nombreuses difficultés d’appréhension, elles
fournissent également des informations originales, particulièrement intéressantes ; en
premier lieu, elles offrent des noms « inconnus », c’est-à-dire non révélés par d’autres
sources. C’est le cas, par exemple, de la petite épitaphe mérovingienne provenant de
Doué-la-Fontaine (Fig. 1), aujourd’hui conservée à Angers, dont le texte comprend deux
noms féminins absents du recueil de M.-Th. Morlet : Hic requiescent bonememorii
Ismaimalla in an[nis] XII et Siggifledis in an(n)is XV8.
Fig. 1
Angers, musée des Beaux-Arts (provenance Doué-la-Fontaine).
Cliché CIFM/J.-P. Brouard.
7
Lorsque, par un rare bonheur, elles mentionnent un lien de parenté, elles peuvent
mettre en relief des usages onomastiques mixtes au sein d’une même famille. Ainsi, un
couvercle de sarcophage d’enfant trouvé à Antigny, aujourd’hui conservé à Poitiers,
porte le texte suivant, Ferrocinctus filius Launone9, dont le premier, Ferrocinctus, est
d’origine latine, le second, Launo, vraisemblablement d’origine germanique 10. Une
petite inscription funéraire découverte à Mistrais, sur la commune de Langeais en
Touraine (Fig. 2), mentionne quant à elle un jeune défunt nommé Aigulfus, dont les
parents, Agecius et Mellita, portent (peut-être) des noms d’origine grecque : [+ Hi]c
requiescit bo/ne memorius inux / Aigulfus idus k(a)l(en)das / septembris. Sic dignit orare pro
parentis su/us Agecio et Mellito et / ut in Xp(ist)o dignit orare11.
181
Fig. 2
Tours, Société archéologique de Touraine (provenance Langeais, l.d. Mistrais).
Cliché C. Treffort.
8
On remarquera enfin l’usage du génitif féminin en -ane (à la place de -ae), issue d’une
sixième déclinaison propre au haut Moyen Âge12 : c’est le cas, par exemple, de Rumula, à
Poitiers, dont l’inscription gravée sur le couvercle d’un sarcophage porte seulement
deux mots : Rumulane petra (“la pierre de Rumula”)13. Il semblerait que certains noms
masculins terminés en -o soient concernés, avec un génitif en - one, comme sur
l’inscription d’Antigny citée précédemment. Cet usage est également assez répandu
dans les inscriptions des IXe-Xe siècles, comme le montrent par exemple les épitaphes d’
Ermenberga et de Flavia à Angers14 ou encore d’Unberga à Bourges15.
9
De nombreux changements marquent l’époque dite carolingienne, à partir du début du
IXe siècle : retour à une écriture capitale inspirée de la monumentale romaine, réforme
linguistique qui remet à l’honneur les règles des grammairiens de l’Antiquité classique
ou tardive (ce qui, paradoxalement, accélère l’évolution de la langue vernaculaire vers
le proto-roman), systématisation de la demande de prière pour le défunt, dont l’éloge
pieux se développe également16. D’un point de vue anthroponymique, la pratique du
nom unique reste générale, sans surnom, avec une indication de statut ou de fonction
réservée aux ecclésiastiques (sacerdos, presbyter, monacus, episcopus...) ou aux plus hautes
sphères de la société laïque (nobilis). L’absence quasi totale de mention d’âge ou de
filiation interdit bien souvent de rattacher le défunt à une famille connue par ailleurs.
On peut heureusement compter quelques exceptions, comme par exemple la plaque de
marbre provenant de l’abbaye de Pothières, conservée au musée de Châtillon-sur-Seine
(Fig. 3a), qui permet, par des circonstances extraordinaires, de rejoindre non seulement
la grande Histoire mais même le monde de la littérature. Il s’agit en effet du quart
restant d’une grande inscription (Fig. 3b) dédiée à un enfant mort en bas âge,
182
Theodoricus, dont on sait seulement qu’il était “de brillante origine, issu d’une souche
illustre” (germine praeclaro claris natalibus ortus)17. D’autres sources permettent de
l’identifier au fils du fondateur du lieu, Girard de Vienne, dit de Roussillon, vénéré
localement en même temps que son épouse, et surtout devenu au XIIe siècle héros de
diverses légendes épiques18.
Fig. 3a
Châtillon-sur-Seine, musée du Châtillonais (provenance Pothières).
Cliché CIFM/J. Michaud.
183
Fig. 3b : Reconstitution de l’épitaphe de Thierry
Dessin P. Marioton, in SAPIN 1982, p. 894.
10
Par ailleurs, le caractère très stéréotypé des éloges, versifiés ou non, qui n’hésitent pas
à puiser dans un formulaire extrêmement codifié19, rend très difficile l’identification
des personnages concernés. Certaines pierres, pourtant de très grande qualité, gardent
ainsi tout leur mystère quant à l’identité précise de l’individu concerné : c’est le cas par
exemple pour Ato, mort en 835 à Angers (Fig. 4), dont on sait seulement qu’il était abbé,
son éloge funéraire étant composé presque exclusivement de vers empruntés au poème
sur l’Église d’York rédigé par Alcuin20.
Fig. 4
Angers, musée des Beaux-Arts (provenance Angers, fouilles de la place du Ralliement).
Cliché CIFM/J.-P. Brouard.
184
11
Ce qui pourrait passer, dans une appréhension « positiviste », pour un grave problème
se révèle être d’un intérêt majeur pour une histoire culturelle ou religieuse :
manifestement, comme dans les libri vitae ou sur les tables d’autels de même époque qui
juxtaposent des centaines de noms simples, parfois très courants, sans qualificatifs ni
éléments de distinction, l’individuation, dans les épitaphes carolingiennes, s’exprime
moins selon une logique sociale que dans une perspective eschatologique.
12
La tendance « spiritualiste » se poursuit aux XIe-XIIe siècles où, même si les éléments
d’identification sociale (fonction, statut, rang) deviennent un peu plus courants, l’éloge
topique moral ou religieux prévaut encore souvent sur la description d’un parcours
individuel. C’est le cas, par exemple, de l’éloge funéraire versifié, très conventionnel,
d’un jeune clerc de Sens nommé Ragulfus, aujourd’hui disparu mais relevé au XVIIIe
siècle par le marquis de Castellane, attribué au XIe siècle et dont voici la traduction :
“Assoupi dans la mort, un des plus beaux parmi les jeunes gens, nommé Ragulfus,
repose ici, déposé. Patient, humble, doux et chaste, agréable, il fut aussi un clerc
émérite. Vous tous priez instamment pour son âme. Ô Dieu, pardonne à ton
serviteur qui gît en ce tombeau”21.
13
Le nom continue à se présenter majoritairement, au XIe siècle, sous forme unique avec,
dans le troisième quart du siècle, l’apparition timide d’un deuxième nom, qui ne se
généralise toutefois qu’au XIIe siècle. À Vienne et Toulouse, villes pour lesquelles on
dispose de séries « continues22 », on peut dater cette généralisation du troisième quart
du XIIe siècle. Le nom de famille, que l’on peine parfois à distinguer d’un simple
qualificatif de fonction, peut apparaître en langue vernaculaire dans un texte en latin
comme Constantinus de Jarnac à Périgueux en 1169, Hugo de Voiron en 1194 à Vienne ou
encore Bertrandus de Bigot (Fig. 5) dans la seconde moitié du XIIe siècle à Toulouse23.
Fig. 5
Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale).
Cliché Musée.
185
14
Parallèlement, quelques éléments biographiques remarquables apparaissent également,
tant dans le milieu laïc qu’ecclésiastique. On retiendra, parmi d’autres, l’étrange destin
d’un jeune italien devenu moine clunisien, mort à Poitiers en 1097, dont l’épitaphe,
provenant de Saint-Jean de Montierneuf (Fig. 6), a condensé quelques étapes seulement
de son parcours :
“L’an de l’Incarnation du Seigneur 1097 mourut Vitalis, moine de bonne mémoire,
sacristain de ce monastère. Il fut des premiers moines envoyés par le très saint
Hugues, abbé de Cluny. Il était vénitien de nation”24.
Fig. 6
Poitiers, musée Sainte-Croix (provenance Poitiers, Saint-Jean de Montierneuf).
Cliché CIFM/J.-P. Brouard.
15
Ce Vitalis fait apparemment partie du petit groupe de moines envoyés par l’abbé de
Cluny à la demande du comte de Poitiers Guy Geoffroy Guillaume pour sa nouvelle
fondation, que mentionne le moine Martin dans la chronique du lieu 25. Il est en tout cas
également présent, associé au seul qualificatif de monachus, parmi les signataires de
l’acte d’immunité accordé par le comte le 28 janvier 107726, confirmant son importance
au regard de la communauté. Dans les siècles suivants, les éléments biographiques vont
se multiplier et devenir plus éloquents.
16
L’évolution graphique sensible à partir du XIIIe siècle (fermeture de l’onciale
monumentale puis apparition de la minuscule gothique), accompagnée de
modifications dans la typologie des monuments funéraires (généralisation des platestombes, gisants puis transis, développement des fondations d’anniversaires par
exemple), marquent de notables changements dans l’exposition graphique de l’identité
du défunt. Parmi de très nombreux exemples, on peut citer la spendide pierre tombale
de Jacques Germain, conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon, dont le texte, assorti
de la représentation du défunt dans son linceul, rappelle son rôle de fondateur de
l’église des Carmes au début du XIVe siècle :
186
« Cy gist honorable hom[me Jac]ques Germain, bourgoys de Clugny, jadis père de
révérend père en Dieu Jehan Germain, evesque de Chalon, fondateur de la nef de
ceste église qui trespassa / l’an mil CCCCXXIIII, le XXIII jour de septembre. Dieu en
ait l’âme. Amen27 ».
17
Au fil des décennies, la personnalité et le parcours individuel du défunt sont davantage
mis en valeur : son nom, la plupart du temps double, son origine sociale et/ou
géographique, ses titres et fonctions. Aux XIVe-XVe siècles, les épitaphes insistent ainsi
volontiers sur le service du prince, la durée et l’éventuel cumul des chartes, à l’instar
du rochelais André Marchant, mort en 1439, dont l’épitaphe est conservée au musée
Sainte-Croix de Poitiers :
« Cy devant gist noble homme et sage Andry / Marchant lequel en son vivant fut
conseiller / de feu roy Charles VI et du roy Charles / VII, qui est a present en leur
cours de parlement / et depuis fut conseiller et chambellan / desdiz roys et en son
temps successivement / bailli de Sens et d’Auxerre, bailly d’Evreux, / prevost de
Paris, gouverneur du duchié / et capitaine de la ville d’Orleans pour monseigneur /
le duc d’Orleans lequel tresspassa en / ceste ville le jour sainte Anne l’an mil /
quatre cens trente neuf28 ».
18
À côté de l’énumération des biens possédés et, surtout, légués, les indications familiales
ou lignagères se multiplient également jusqu’à former de véritables curriculum vitae
dont les éléments sont soigneusement choisis.
Les évolutions du contexte social et culturel, IXe-XIIIe
siècle
19
Au sein de cette vaste évolution, la période centrale, qui court du IXe au XIIIe siècle,
présente des particularités faisant d’elle un observatoire privilégié de l’évolution des
pratiques onomastiques. Tout d’abord, elle encadre parfaitement la « révolution
anthroponymique » des années 1070-1130 que révèlent les sources manuscrites. Or,
comme on l’a évoqué précédemment, les premiers sondages effectués dans une
documentation épigraphique continue tendent à montrer un décalage chronologique
dans la généralisation de la double nomination. Ainsi, dans la série conservée à
Toulouse, le premier à en bénéficier semble être un certain Petrus Bernardi en 1173,
suivi d’un G. de Sancto Ilario en 1173, d’un Guilhelmus Petri en 1180 (Fig. 7), puis de bien
d’autres ensuite29. À Vienne, la première est une certaine Willelma de Cuveria, en 1193,
suivie d’un Hugo de Voiron en 1194 30, avant que l’usage se généralise dans le courant du
XIIIe siècle. Il conviendrait de reprendre de manière précise et systématique, en
s’assurant de datations parfois fluctuantes quand les pierres ne portent pas leur
millésime, pour confirmer ou nuancer cette chronologie, qui pourrait de fait révéler
une pratique particulière au genre épigraphique.
187
Fig. 7
Toulouse, musée des Augustins (provenance Narbonne, Saint-Paul).
Cliché Musée.
20
Par ailleurs, il s’agit d’une période d’importantes transitions linguistiques, avec
l’émergence d’une langue vernaculaire littéraire qui change fondamentalement son
statut. Or, si son usage dans les inscriptions est assez tardif (dans le courant du XIIIe
siècle, avec des variations régionales31), les noms de personne peuvent être exprimés
soit totalement, soit partiellement en langue vernaculaire dès la seconde moitié du XIIe
siècle, comme cela a déjà été évoqué précédemment32. Là encore, une enquête
approfondie s’imposerait.
21
Enfin, la période voit un très net élargissement de la société concernée par ces
inscriptions, comme sujet et/ou commanditaire, lié à une évolution de l’accès à la
culture écrite et à sa maîtrise. Au XIIIe siècle, on voit ainsi apparaître diverses épitaphes
de bourgeois et de marchands, dont on ne s’étonnera point qu’elles s’expriment
volontiers en langue vernaculaire. À Toulouse, la plus ancienne pierre tombale d’un
marchand semble dater de l’extrême fin du XIIe ou du début du XIII e siècle (Fig. 8) : il
s’agit d’un certain A. W. [peut-être Arnaldus Willelmus] mercator et de sa femme Juliana 33.
Il faut attendre ensuite 1260 pour trouver un autre marchand, Isarnus Serra 34. Dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, on trouve également un P(etrus) mercator textor35,
marchand tisserand (Fig. 9), un Bernat de Gadoh flessadier 36, apparemment fabricant de
couverture, ou encore l’épouse d’un certain Iohan Azemar, identifié comme maréchalferrand (menescalc)37.
188
Fig. 8
Toulouse, musée des Augustins (provenance indéterminée).
Cliché Musée.
Fig. 9
Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale).
Cliché Musée.
22
Cette nouvelle « sociologie épigraphique » trahit l’émergence d’une conscience
identitaire dont l’expression anthroponymique est liée à l’affirmation d’un statut
189
nouveau au sein de la cité et à la valorisation d’éléments caractéristiques de l’activité
professionnelle ou de la vie civique.
Les contraintes du genre épigraphique
23
Les éventuelles variations chronologiques des pratiques anthroponymiques entre les
sources épigraphiques et manuscrites que nous venons de signaler, ou simplement
certaines spécificités d’énonciation, peuvent être liées à diverses contraintes du genre
épigraphique qu’il est indispensable de prendre en compte.
24
Une des plus importantes est sans doute la brièveté, voire une économie de mots
cultivée comme une forme d’esthétique38, qui influe sur le lexique, la syntaxe, la forme,
la disposition du texte, et rejoint parfois la concision des légendes sigillaires. La
recherche de brièveté s’exprime à la fois par le choix (donc l’exclusion des éléments
jugés inutiles ou superflus) et par la condensation (textuelle ou graphique) qui ne
donnent que plus de poids aux éléments effectivement présents dans l’inscription. Dans
ces conditions, il faut s’interroger sur le rôle des formules d’introduction nominale, par
exemple lorsque le nom de l’individu est accolé à nomine. Citons pour unique exemple la
stèle funéraire découverte, et conservée, dans l’abbatiale de Saint-Philbert de Grandlieu
(Fig. 10) : Hic requiescit in tumulo mon[a]chus et [s]ace[rdos] Guntarius nomine qui V Idus junii
obi[i]t in Domino39.
Fig. 10
Saint-Philbert-de-Grandlieu, ancienne abbatiale (provenance fouilles archéologiques du site).
Cliché CIFM/J.-P. Brouard.
190
25
Très courante au Moyen Âge central, cette formule d’introduction nominale semble
insister sur le statut anthroponymique du nom accolé, sans qu’on en comprenne pour
l’instant la raison. La question se pose de manière identique lorsqu’on observe, sur des
inscriptions très courtes, le nom de certaines défuntes accolées au mot femina. C’est le
cas de l’inscription d’Ermenberga, à Angers, déjà citée précédemment 40, où le seul
qualificatif associé au nom est, précisément, ce terme. Dans une autre inscription
angevine, malheureusement tronquée et donc anonyme aujourd’hui41, femina a été
ajouté en interligne (Fig. 11), preuve s’il en est de l’importance accordée à ce mot, qui
devait sans doute moins désigner le sexe ou le statut marital de la femme concernée
que son haut statut social42.
Fig. 11
Angers, collégiale Saint-Martin (provenance fouilles archéologiques du site).
Cliché CIFM/J.-P. Brouard.
26
On peut s’interroger encore sur l’usage des procédés abréviatifs (suspension,
conjonction, inclusion, entrelacement) dont on sait, par l’exemple des nomina sacra,
qu’ils ne relèvent pas forcément du seul et pragmatique gain de place 43. Exprimer son
nom par une simple initiale peut relever d’une habitude d’écriture, surtout dans le cas
de formes courantes (W pour Willelmus, P pour Petrus par exemple). Cependant, dans un
certain nombre de cas, ce procédé fait que l’identité individuelle du défunt peut nous
échapper complètement, alors que sa fonction sociale ou son activité professionnelle
sont clairement mises en exergue, comme c’est le cas pour le A. W. mercator, déjà cité
précédemment44. Certaines formulations confinent à la cryptographie, ou du moins à
des jeux graphiques complexes comme on peut le voir sur l’inscription de Aldemarus de
Argelers, attribuée à la fin XIIe ou au début du XIIIe siècle45. Cette petite plaque de 18 x 33
cm (Fig. 12) porte un texte simple (Pridie idus januarii obiit Aldemarus de Argelers,
familiarius huj(us) ecclesie), mais l’enchevêtrement des lettres, qui sont pratiquement
toutes présentes, oblige le lecteur à un certain effort pour déchiffrer l’ensemble.
191
Fig. 12
Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale).
Cliché Musée.
27
Enfin, il apparaît clairement que certaines contraintes littéraires pèsent sur les usages
épigraphiques en matière anthroponymique. C’est le cas des textes versifiés qui peinent
parfois à intégrer un nom de personne dans le système métrique et peuvent choisir
pour cette raison une forme particulière de l’expression nominale. On peut prendre
pour exemple, dans la seconde moitié du IXe siècle, l’épitaphe de la comtesse de Poitiers
Adeltrudis, dont le poème funéraire utilise l’hypocoristique Adda. Sans la mention de son
époux Ramnulfus et le jour de sa mort (aux calendes de juillet) qu’on peut retrouver
dans un document nécrologique contemporain, l’identification précise de la défunte
serait restée impossible à déterminer46.
28
Au terme de ce rapide parcours, il apparaît que les inscriptions médiévales, par leurs
spécificités formelles et fonctionnelles, se font autant source d’information pour
l’histoire des noms de personne qu’observatoire d’usages spécifiques, propres à un
contexte donné. Les documents disponibles sont nombreux et les données
anthroponymiques puisées dans les différents supports épigraphiques peuvent
facilement être mises en regard des pratiques contemporaines révélées par d’autres
types de textes, archivistiques, sigillaires, numismatiques ou autres. Il s’agit donc d’un
champ de recherche immense, et passionnant, qui est aujourd’hui ouvert...
192
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194
NOTES
1. Voir en dernier lieu la place que lui accorde
LASSÈRE
2011, dont le premier chapitre intitulé
« L’onomastique, citoyens et dépendants », compte une centaine de pages.
2. Dès 1997, Bernadette Mora insistait sur la richesse du matériau épigraphique pour de telles
recherches (MORA 1997, p. 155).
3. Ce qui s’accompagne de l’absence d’un véritable manuel en la matière, même si on peut, pour
un grand nombre de questions, se référer à FAVREAU 1997.
4. Voir à ce propos DEBIAIS 2009.
5. FAVREAU 2010.
6. MORLET 1968-1985.
7. HAUBRICHS 2002.
8. Éd. et trad. UBERTI 2014, vol. 2, n° IX.62, p. 161-163.
9. Ibid., n° IX.34, p. 90-93.
10. HAUBRICHS 2002, n° 16 et 20, p. 270.
11. LELONG 1956.
12. La sixième déclinaison latine (dont le paradigme est Dhuoda, Dhuodane) est étudiée dans
STOTZ
1996, p. 105-106.
13. Éd. et trad. UBERTI 2014, vol. 2, n° IX.36, p. 96-98.
14. Éd. et trad. CIFM 24, resp. n° 97, p. 113 (Ermenberga : Ephitaphion. Hic quiescit corpus
Ermenbergane femina) et n° 106, p. 117-118 (Flavia : Hic r[e]quiiescit co[r]pus Flaviane bo[n]e memoriae.
S[i]c obiit id(us) nove(m)b(ri)s [i]n D(omi)no).
15. CIFM 26, n° 71 : Sub hunc tumulum requiescunt membra Unbergane bone memoriae. Dum juvenis fuit
migravit a se<culo>. Obiit XV k(a)l(endas) marcii.
16. TREFFORT 2008.
17. Éd. et trad. CIFM, 20, 1999, n° 10, p. 15-16 et fig. 7.
18. À propos de ce tombeau, voir SAPIN 1982.
19. L’ensemble des inscriptions de Saint-Outrille de Bourges a été bien étudié par
JENN
et al., 1986.
Sur leur mode de composition, voir TREFFORT 2008, p. 193-195.
20. TREFFORT 2010.
21. Morte soporatus juvenum pulcherrimus unus / nomine Ragulfus hic recubat positus / qui patiens
humilis mitis castusque suavis / praefulgens meritis clericus atque fuit / ob animam cujus cuncti rogitate
praecantes / parce Deus famulo qui jacet hoc tumulo. Éd. et trad. CIFM 21, n° 134, p. 149.
22. C’est-à-dire entre vingt-cinq et trente inscriptions funéraires attribuées à la période
XIe-XIIIe
siècle. La ville de Toulouse fait l’objet du vol. 7 du CIFM (1982), celle de Vienne du vol. 15 (1990).
23. Éd. et trad. respectivement dans CIFM 5, n° 19, p. 31-34 (Hugo de Jarnac) et fig. 15 ; CIFM 15,
n° 11, p. 13-14 et fig. 9 (Hugo de Voiron) ; CIFM 7, n° 58, p. 98 et fig. 63 (Bertrandus de Bigot).
24. Éd. et trad. CIFM 1, n° 89, p. 112-113 et fig. 58 : Anno d(omi)nicae incarnationis MXCVII obiit Vitalis
m(onachus) bone memorie hujus cenobii sacrista, de primis monachis directis a sanctissimo Hugone
cluniacensium abbate ; extitit nacione venetus.
25. Aux chapitres 32 et 36 : éd. VILLARD 1973, p. 424-441 ; trad. et commentée par
CARPENTIER
et al.,
2008.
26. Éd. VILLARD 1973, n° 6, p. 15.
27. Sur cette inscription et le rôle de Jacques Germain, voir GRAS et al., 1959-1962, et SALET 1965.
28. Publié pour la première fois dans
FAVREAU
1997, p. 307-308 et fig. 64, reprise et commentée
dans FAVREAU 2009.
29. Éd. et trad. CIFM 7, respectivement n° 50, p. 90-91 et fig. 56 (Petrus Bernardi) ; n° 51, p. 92 et
fig. 57 (Guillelmus de sancto Ilario) ; n° 52, p. 92-93 et fig. 58 (Guilhelmus Petri).
195
30. Éd. et trad. CIFM 15, respectivement n° 10, p. 12 (Willelma de Cuveria) ; n° 11, p. 13-14 et fig. 9
(Hugo de Voiron).
31. Pour une étude linguistique des inscriptions médiévales, voir
BRUN
2005, et surtout
INGRAND-
VARENNE, à paraître.
32. Voir note 23.
33. Éd. et trad. CIFM 7, n° 59, p. 99-100 et fig. 64.
34. Éd. et trad. CIFM 7, n° 85, p. 125-126 et fig. 90.
35. Éd. et trad. CIFM 7, n° 107, p. 146 et fig. 112.
36. Éd. et trad. CIFM 7, n° 109, p. 147-148 et fig. 114.
37. Éd. et trad. CIFM 7, n° 112, p. 149-150 et fig. 117.
38. INGRAND-VARENNE 2013.
39. TREFFORT 2015a.
40. Cf. note 14.
41. Éd. et trad. CIFM 24, n° 82, p. 103.
42. Hypothèse proposée à partir d’exemples épigraphiques et diplomatiques poitevins dans
TREFFORT 2015b.
43. TRAUBE 1907.
44. Voir note 33.
45. Éd. et trad. CIFM 7, n° 62, p. 102 et fig. 67.
46. TREFFORT 2010.
AUTEUR
CÉCILE TREFFORT
Université de Poitiers – Centre d’études supérieures de civilisation médiévale
196
Hagiographie et onomastique
Pierre-Henri Billy
1
La littérature hagiographique est vaste, foisonnante et elle a commencé, en Gaule, dès
la fin du IVe siècle avec la Vita Martini composée par Sulpice Sévère. C’est seulement à
partir des VIe-VIIe siècles qu’elle va devenir un genre en soi, mêlant histoire et
prosopographie, puis, plus tard, légende et exemplification. Dans certains cas, le récit
hagiographique sera rédigé dans le but de tenter de prouver une origine ancienne, un
rattachement antique, une filiation quasi divine. Dans d’autres, le récit servira plutôt à
ancrer la vie du saint personnage dans un contexte spatio-temporel particulier,
toujours proche du scriptorium où œuvre son auteur.
2
Dans la pure tradition de l’Ancien Testament, et dans la continuité du Nouveau, l’œuvre
hagiographique résulte du combat que l’homme en quête d’absolu tente de livrer
contre le doute qui l’assaille : la nécessité de la preuve. Peu lui importe qu’elle soit vraie
ou fausse, réelle ou imaginaire : elle est nécessaire à son appréhension du monde.
3
Les auteurs de ces œuvres, le plus souvent anonymes, trufferont ainsi leurs récits de
gloses qui sont autant de pierres d’angle pour édifier la foi, que de lumières pour
éclairer notre regard.
Gloses onomastiques
4
Dans les récits à usage d’édification religieuse ou morale, ce que sont les textes
hagiographiques, la glose onomastique est nécessaire au récit : ils ne font que
reprendre voire amplifier les pratiques initiées par l’Ancien Testament où l’existence
d’un être fonctionne par la seule dation d’un nom. Le nom représente l’être, il
l’individualise, l’identifie, le signifie et celui qui donne le nom possède un pouvoir sur
l’être ou le lieu qu’il nomme.
5
Dans les Miracula sancti Benedicti qu’il écrit vers 1110-1115, Raoul Tourtier s’abstient
volontairement de mentionner le nom ignoble d’un lieu : habitatores castri, quod a
saecularibus viris turpi censetur vocabulo ; a nobis vero quibus prohibitum est turpiter loqui,
Malum Talentum vocatur1. Pour mieux en cacher le nom grossier que les laïcs lui ont
donné, et parce qu’il est interdit aux moines de parler grossièrement, ceux-ci l’ont donc
197
appelé Malum Talentum, ce qu’ils devaient traduire par “mauvais désir”. Ce nom,
significativement péjoratif mais subjectivement vertueux, semble avoir réellement
existé pendant quelques dizaines d’années, à seule fin d’écarter celui seul que la
population retiendra : Bordelli, aujourd’hui Bordeaux-en-Gâtinais (Loiret).
6
En dehors d’un tel cas de surnomination de l’innommable, deux types principaux de
gloses se dessinent dans nos sources : philologiques et ontologiques.
Gloses philologiques
7
L’étymologie éponymique consiste à donner pour étymon le nom d’un illustre ancêtre
qui pût glorifier le nom et donc son porteur. À la fin du XIe siècle, la Vie des saints Sixte
et Sinice, premiers archevêques de Reims, ramène l’étymologie de Reims à l’illustre nom
de Remus, fondateur de Rome : Cujus portam intrantes, statumque loci considerantes, vident
historiam suæ gentis in foribus ejusdem civitatis sculptam esse : siquidem hæc civitas a Romanis
constructa ex nomine Remi, fratris videlicet Romuli, Remis fertur nuncupata 2.
8
Si l’étymologie sémantique consiste à expliquer un nom d’après son propre
sémantisme, quitte à l’amplifier quelque peu, un usage plus rare apparaît dans les
sources qui consiste à expliquer un nom par un événement. Ainsi, au VIIIe siècle, la Vie
de saint Ermenfroid rapporte une bataille opposant les Warasques aux Romains, les
premiers prenant la fuite jusqu’à un village : Videntes autem hi [Waresci], non se dominis
suis [Romani] posse resistere, arripuerunt fugam ; persecutique sunt illos usque ad villam, quæ
ab illo tempore vocata est Vincunt Milites3. Ce village portera désormais le nom de Vincunt
Milites, que l’on traduira par “les soldats ont vaincu” ; aujourd’hui Vanclans (Doubs). Il
s’agit là d’une réfection étymologique sur la base de la première partie du nom.
9
L’étymologie par traduction est largement pratiquée et concerne par exemple des noms
d’origine gauloise alors que cette langue est encore un peu pratiquée sur place : à la fin
du VIe siècle, la Vie de saint Oyend glose le nom d’Izernore (Ain) vico, cui vetusta
paganitas ob celebritatem clausuramque fortissimam superstitiosissimi templi Gallica lingua
Isarnodori, id est “ferrei hostii”, indidit nomen4 ; ou quand la langue n’est désormais plus
connue que des savants, comme Héric d’Auxerre vers 865-875 qui glose le nom d’Autun
(Saône-et-Loire) : Urbs quoque provectum meritisque et nomine sumpsit Augustidunum
demum concepta vocari, “Augusti montem” transfert quod Celtica lingua 5. On remarquera au
passage la précision des gloses et leur justesse.
10
La dérivation par le sens est un procédé particulièrement fréquent. Dans la Vie de saint
Géry, rédigée au milieu du XIe siècle, l’auteur anonyme indique que beatus igitur vir
Domini Gaugericus, caelestis videlicet gaudii adeptione ditatus 6. Si le fait d’être enrichi par la
joie céleste ne laisse pas inévitablement penser que l’auteur a choisi gaudium pour
étymon de Gaugericus, la Geste des évêques de Cambrai, rédigée en 1191, lève tout
doute : Sed ut haec pagina sanctum et gaudiosum nomen se habere laetetur et rideat, pauca ex
his quae vel ipse iuvenculus moderno tempore vidi, annectere ratum duxi 7. Gaudium aurait
donc constitué l’étymon de ce nom saint et joyeux qui réjouit et l’ouvrage et son
auteur !
Gloses ontologiques
11
De tout temps, la traduction par la ressemblance est un acte singulièrement exaltant
pour le lettré qui veut arborer ses connaissances. Ainsi, l’auteur de la Vie de saint
198
Turiau, à la fin du IXe siècle, rend compte de l’étymologie de l’anthroponyme breton
Rivallo par le latin rebellis “rebelle” que le comportement de l’individu ainsi nommé
justifie pleinement : pestifer quidam homo ex primatibus Britanniæ, procaci nominis sui usus
vocabulo : nam Rivallo dicebatur, quod “rebellem” significat & “protervum”, sagitta diaboli
ictus, quoddam monasterium in diœcesi beatissimi Thuriani situm, nullis existentibus causis,
voracibus tradidit flammis8.
12
Que ce soit pour un nom de personne ou un nom de lieu, l’explication par la cause suffit
pour rendre compte du nom lui-même. En toponymie, le procédé est extrêmement
fréquent. Peu après 1124, Thibaud de Bèze explique le nom de la ville de Dole (Jura) par
le fait que ses habitants usaient fréquemment de ruses (dolus) : Neque enim in humili, sed
in celeberrimo gestum est loco, in castelio scilicet, quod Dolum vocant, a dolo fortasse, quod ipsi
oppidani dolis creberrime utantur9. La motivation est claire, la réputation des habitants en
constitue une preuve incontestable.
13
L’étymologie peut aussi être produite, parmi de nombreuses autres stratégies, en
découpant le nom de façon à le rendre évocateur. C’est ce que ne craint pas de faire
l’auteur de la Vie de saint Étienne d’Obazine (Corrèze) qui, vers 1166, explique le nom
du monastère : locum ipsius iuxta nomen nemoris ipsius Obazinam, id est, “obedientiae
officinam”, nuncupare decrevit10. Ce passage ne figure pas dans la version plus ample de la
Vie qui livre une autre étymologie, dans un autre passage, la seule qui fût
philologiquement et topographiquement fondée : Tandem saltum Obazinensem expetiit,
dictum, ut credo, ab opacitate silvarum et veprium densitate quibus ex omni parte vestiebatur 11.
Le nom de lieu est en effet formé sur un dérivé de latin opacus “ombragé”.
14
La nécessité de l’adéquation du nom à la personne nommée (corps, esprit…) est
régulièrement soulignée : peu après 676, la Passion de saint Projet note, à propos de
saint Vénérand, qu’il erat enim vir vite venerabilis nomine Venerianus cognomento Sanctus,
cuius cum nomen vita coaequabatur12, après avoir déjà écrit Venerianus Dei famulus, qui
nomine cum opere inplebat13. La nature venant contrarier la volonté de Dieu, il arrive, au
rebours, que certaines personnes portent des noms indignes de leur être ou de leur
façon d’être : les Miracles de saint Guilhem, rédigés au XIIe siècle, rapportent que
quædam dæmoniaca ad Gellonense monasterium est adducta, nomine Benedicta ; sic quidem
erat dicta, verumtamen in re non ita, quandoquidem ab Spiritu sancto derelicta, ac spiritui
nequam ad puniendum tradita, omni benedictione divina & gratia erat indigna 14. Cette
démoniaque s’appelle Benoîte, mais elle est indigne de toute bénédiction et grâce
divines.
Variantes onomastiques
15
Il n’est pas ici question d’étudier les variantes de copies d’un texte hagiographique,
mais celles de traditions différentes que nous offrent certaines sources
hagiographiques. Nous prendrons ici pour exemples d’une part les Miracula de saint
Bertin, d’autre part les Passiones de saint Julien, qui toutes présentent quelques aspects
onomastiques bien spécifiques.
199
Miracula Bertini
16
Les Miracles de saint Bertin offrent l’avantage d’avoir connu trois rédactions
différentes.
17
La première, rédigée au milieu du IXe siècle à Saint-Bertin15, ne contient apparemment
aucun nom de personne ni de lieu mais, en revanche, nous apprend que Bertin a été
emprisonné in castello, ubi antiquitus colebatur Menapus, unde et isdem pagus dicitur
Mempiscus quasi Menapi fiscus. Outre la glose étymologique, certes erronée mais qui en
dit long sur la volonté du rédacteur de glorifier l’origine royale du pagus, il convient de
corriger le nom commun castello en nom de lieu Castello : il s’agit du nom de la ville de
Cassel.
18
La seconde, rédigée vers 892-900, aussi à Saint-Bertin, constitue un récit vivant des
miracles accomplis par Bertin16. Noms de personnes et de lieux la parsèment et
permettent de situer ses miracles dans l’espace en utilisant des noms connus de tous.
19
La troisième, rédigée au cours du Xe siècle, aussi à Saint-Bertin, reprend la seconde en
termes similaires, tout en l’amplifiant17.
20
Cette dernière version se distingue par des variantes graphiques (Worardus pour
Woradus ;
Chyrisiacus
pour
Cirisiacus ;
Taruenensi
pour
Taruennense) ;
phonétiques (Raynardus pour Regenhardus ; Letfridus pour Leodfridus ; Sithiu pour Sitdiu) ;
morphologiques (Menapiorum pour Menapum ; Taruenensi pour Taruennense).
21
Une mélecture commise sur un nom de lieu le rend inidentifiable : villam… distantem a
monasterio tertio miliario ad aquilonalem plagam dictam Miramo. La seconde rédaction, qui
lui servait de base, portait dictam Munninio. Cependant, l’édition la plus ancienne de
cette seconde rédaction, celle des Acta Sanctorum, portait dictam Munnio 18. Ce lieu a été
identifié par Loisne avec Monnecove, cne Bayenghem-lès-Eperlecques 19, ce qui ne
correspond ni à la forme ancienne ni à la localisation indiquée par le texte. Il convient
de conserver la seule leçon Munnio et d’y reconnaître un nom de lieu formé sur
l’appellatif *MUNNIO “bout”20 pour désigner la hauteur sise au dessus de Saint-Momelin,
aujourd’hui appelée La Montagne, précisément à trois milles au nord de l’abbaye de
Saint-Bertin.
22
D’autre part, une phrase importante figure seulement dans la troisième rédaction :
Facta est autem caedes haec in loco nomine Windigamo. Alors que la seconde ne mentionnait
pas le lieu de ce combat contre les bandes nordiques en l’année 891, manifestement
proche de Locus Ecclesiae, aujourd’hui Helfaut, cette précision fait apparaître dans le
récit historique un lieu déjà cité dans la documentation administrative vers 855 sous la
forme Vuidengaham21 : il s’agit de Védringhem, ancien hameau de la commune de
Wavrans-sur-l’Aa, situé à huit kilomètres à l’ouest d’Helfaut 22. Pour le rédacteur, cette
ultime précision importe : il connaît les faits, en maîtrise le théâtre dans l’espace temps
et lieu. Ce faisant, il enlève tout doute sur son appartenance à l’abbaye de Saint-Bertin.
Passiones Juliani Brivatensis
23
Les Passions de saint Julien de Brioude présentent deux avantages : une tradition très
précoce et quatre versions différentes.
24
La première, rédigée après l’an 480, est d’un style sobre et dépouillé 23. Elle a
manifestement été rédigée à Brioude. Pendant la persécution menée par le gouverneur
200
de Vienne, Crispinus, le tribun militaire Ferréol envoie Julien, d’après le texte pour fuir
la persécution, mais plus probablement pour évangéliser le diocèse de Clermont : in
territurium Arverne urbis contulit.
25
La seconde, écrite par Grégoire de Tours en 581-587, comprend deux parties distinctes :
la première, très brève, relate la Passion de Julien ; la seconde ses miracles, fort
développée et comprenant de très nombreux noms de personnes et de lieux 24. Une
foison de détails enrichit le récit de la Passion.
26
La troisième, rédigée avant 806, figure dans un manuscrit dit « de Saint-Gall », qui
comporte une série de Vies de saints et que l’archevêque Adon de Vienne avait fait
envoyer en 870 à l’abbaye de Saint-Gall25. Il ne fait aucun doute que ce texte est issu du
scriptorium archiépiscopal et que son auteur avait eu connaissance des deux versions
précédentes.
27
La dernière, rédigée dans le cours du IXe siècle, copie pour partie la précédente26.
28
La comparaison des quatre versions dévoile de petites différences, cependant bien
significatives.
29
L’emploi répété ou non des praenomina des acteurs est manifestement en lien avec le
lieu de rédaction du texte : la première version cite trois fois plus souvent Julien que
Ferréol, la quatrième deux fois plus, tandis que la troisième, rédigée à Vienne, ne
nomme que Ferréol, le praenomen de Julien étant réservé aux seuls incipit et explicit.
Cela suffit à emporter la conviction que la quatrième version a été rédigée à Brioude.
30
D’autre part, le nom de Crispinus, gouverneur de Vienne, n’apparaît pas dans le récit de
Grégoire de Tours. Soit il en ignorait l’existence, soit il lui paraissait insuffisamment
important pour étoffer son discours.
31
En outre, les deux dernières versions font apparaître et le nom du lieu du martyr, à
savoir Vinicella, et le nom du témoin de son martyre, à savoir Festinus. Le nom de lieu,
sis sur le territoire de Brioude, encore attesté Vincella en 920, est porteur d’une église
dédiée à saint Ferréol au XIe siècle qui lui a donné son nom peu après27.
32
Enfin, un détail macabre vient achever ce bref tableau des différences quant à
l’utilisation de l’onomastique dans le récit. D’après la plus ancienne version, Julien,
poursuivi par ses persécuteurs, se réfugie sous le toit d’une vieille femme et lui
demande de le cacher ; questionnée par ses poursuivants, la veuve fait l’ignorante et
Julien sort de sa cachette pour leur ordonner d’exécuter leur mission ; après avoir
tranché sa tête, ses persécuteurs l’emportent à Vienne, tandis que deux vieillards
ramènent le corps acéphale à Brioude. D’après Grégoire de Tours, Julien supplie une
veuve de le cacher ; les persécuteurs questionnant la veuve, Julien se découvre en leur
demandant le martyre ; le forfait commis, la tête est rapportée à Vienne, le corps à
Brioude. D’après la troisième version, voyant Julien poursuivi par ses persécuteurs, le
licteur Festinus le cache sous le toit de deux vieillards ; Julien sort, apostrophe ses
poursuivants ; après son exécution, les persécuteurs emportent la tête de Julien à
Vienne pour la montrer au tribun Ferréol ; et les deux vieillards ramènent
courageusement le corpus sancti confessoris et testis à Brioude, en clair le corps de Julien
et du témoin de la scène, Festinus. Enfin, la quatrième version fait encore intervenir le
licteur Festinus pour cacher Julien sous le toit de deux vieillards ; sa soif du martyre
pousse Julien à sortir de sa cachette ; il apostrophe ses poursuivants qui lui tranchent
aussitôt la tête, puis emportent avec eux sa tête jusqu’à Vienne pour la montrer au
tribun Ferréol ; quant aux vieillards, ils transportent le corps à Brioude. À propos de ce
201
Festinus, il est indubitable que la critique des textes n’a jamais conduit quiconque à y
voir autre chose que l’adverbe latin alors que la syntaxe autant que le contexte obligent
à considérer cet ancien cognomen comme un praenomen28.
Translatio et hagio(topo)nymie
33
L’étude de Pierre André Sigal, si elle fournit des exemples bien illustrés de voyages de
reliques après l’An mil, ne se penche malheureusement pas sur leurs conséquences
toponymiques, reliquats de leur inscription dans le paysage 29.
Translatio Baudelii
34
La Translatio Baudelii a été rédigée après 878 à Cessy-les-Bois (diocèse d’Auxerre) 30.
Originaire d’Orléans, Baudille a quitté sa ville à la fin du IIIe siècle pour évangéliser la
basse vallée du Rhône, Arles et Nîmes notamment : à Nîmes, il a été l’auteur de
plusieurs miracles, selon le bref récit de Grégoire de Tours 31. Martyrisé en 303, pendant
la grande persécution, sa renommée a parcouru tout le Languedoc méditerranéen où se
trouvent le plus grand nombre de paroisses qui lui sont dédiées. Cependant, quatre
siècles plus tard, l’invasion du Languedoc par les hordes sarrasines entraîne les moines
à fuir la ville en 719 : l’abbé Romulus transporte les reliques jusqu’au prieuré de Cessyles-Bois (Nièvre), au diocèse d’Auxerre, pendant que ses moines se réfugient en
Bourgogne. La Translatio Baudelii mentionne le point de départ et le point d’arrivée à
savoir la basilicam S. Baudelii du Saxiacensis cenobii. Écrite dans ce prieuré, la Translation
nomme ainsi l’église sans en préciser l’ancien titulaire. Autant le récit est muet sur le
trajet suivi par les reliques, autant il est prolixe sur les noms de lieux où se produisirent
des miracles avant le terme du voyage : tous sont situés dans les environs du prieuré, à
savoir Guipy, Champlemy, Châteauneuf-Val-de-Bargis et Arbourse. La première
paroisse est dans le nord du diocèse de Nevers, les suivantes dans le sud de celui
d’Auxerre.
35
La carte ci-jointe permet de retrouver deux trajets bien distincts. En bleu figurent les
lieux mentionnés dans la Translatio et dont la paroisse est vouée à saint Baudille.
202
36
Le premier trajet est celui suivi par l’abbé Romulus, porteur des reliques : sur le chemin
de Nîmes à Mende par Alès, se trouve la paroisse de Saint-Bauzile en Gévaudan ; puis,
sur le chemin de Mende à Clermont, par un détour à la basilique de Saint-Julien de
Brioude, la paroisse de Saint-Bauzire ; enfin sur le chemin de Clermont à Nevers, la
paroisse de Saint-Beauzire près de Riom et, au franchissement de la Loire avant Nevers,
la paroisse de Saint-Baudière (cne Marzy). Une cinquantaine de kilomètres restaient à
parcourir jusqu’au prieuré de Cessy.
37
Le second trajet révèle que les moines ont quitté le père abbé à Saint-Beauzire près de
Riom en Basse-Auvergne, pour se diriger, selon la Translatio, in Burgundia. Ce trajet
passe par Baugy, Saint-Vallier, Saint-Boil (Saône-et-Loire), Beaune, pour se terminer à
Plombières-lès-Dijon (Côte-d’Or). Dans ce village, une légende locale prétend que l’abbé
Romulus lui-même serait venu y déposer des reliques de saint Baudille.
Translatio Philiberti
38
Les deux Livres de la Translatio Philiberti ont été rédigés par Ermentaire, moine de
l’abbaye de Noirmoutier, sous le titre De translationibus et miraculis sancti Philiberti 32. Le
premier Livre, écrit en 838, rapporte les différents miracles qui se sont succédé durant
le transfert des reliques entre l’abbaye de Noirmoutier et celle de Grandlieu, occasionné
deux ans plus tôt par un énième raid des bandes nordiques. Si les noms des miraculés
sont nombreux, rares sont les lieux d’étape dûment nommés, tous au sud de Nantes. Le
second Livre, en revanche, écrit en 862, relate le transfert du corps de Philibert à
travers les domaines récemment donnés à l’abbaye de Grandlieu : Cunauld, Messais,
Forges, Taizé, tous situés en Poitou. Il faut attendre le Chronicon Trenorchense rédigé par
Falcon après 1087, pour savoir que le corps est transféré d’abord à l’abbaye de SaintPourçain-sur-Sioule, après que le roi Charles le Chauve l’a donnée en 871 aux moines de
Grandlieu pour l’y faire reposer. En 873, il leur donne le monastère de Saint-Valérien à
203
Tournus pour y organiser le transfert définitif, le Bourbonnais ayant été lui aussi
envahi par les bandes nordiques : le corps de Philibert y reposa dès 875. Ces récits
n’indiquent donc aucun lieu entre Taizé et Saint-Pourçain d’une part, celui-ci et
Tournus d’autre part. Un détail, bien mince mais étymologiquement évocateur, nous
indique qu’une partie des moines, n’ayant pu se rendre à l’abbaye de Saint-Pourçain, se
sont réfugiés dans un village qui vicus multiplicatisque domibus ab eventu hodieque
Britannia vocitatur, aujourd’hui Bretagne à proximité de Neuilly-le-Réal (Allier), et donc
sur le chemin d’exil entre Saint-Pourçain et Tournus.
39
La carte ci-jointe, établie d’après les noms des patrons paroissiaux et les toponymes, ne
permet pas d’en savoir plus sur le trajet suivi par le corps saint. En bleu figurent les
lieux mentionnés dans la Translatio et le Chronicon et dont la paroisse est vouée à saint
Philibert.
40
Le Poitou y est donc bien représenté, ainsi que Tournus et ses environs. Il paraît
évident que le transfert du Poitou à Tournus, qui n’a duré que quatre ans, n’a pas laissé
de traces contrairement au transfert de Noirmoutier à Grandlieu qui n’a duré que
quatre jours. De plus, la plupart des lieux nommés d’après Philibert le sont dans le
Poitou riche en possessions d’origine royale, le Velay, la Savoie, la basse vallée de la
Saône et la haute vallée de la Seine riches en possessions d’origine aristocratique,
toutes reçues dans la seconde moitié du IXe siècle33. Les lieux nommés dans la basse
vallée de la Seine rappellent le saint Philibert de son vivant, alors abbé de Jumièges
avant de partir fonder Noirmoutier.
Translatio Germani
41
La Translation de saint Germain d’Auxerre est connue par ses Miracula rédigés vers 875
par Héric, moine de Saint-Germain34. De Ravenne à Auxerre, le voyage a duré
cinquante-trois jours, à la fin de l’été 44835. Par Héric, nous savons que le corps saint a
204
franchi les Alpes au Petit-Saint-Bernard ; de son côté, l’archevêque de Vienne, Adon,
mort en 875, rapporte dans son Chronicon que le beatissimum corpus episcopi Germani per
Viennam deportatum [esse]36 ; enfin, les trois dernières étapes sont évoquées par les
Miracula qui relatent le sort de cinq vierges et sœurs italiennes qui accompagnaient le
transfert : Harum tres, his vocabulis Magnentia, Palladia, atque Camilla, ut singulæ ipso in
itinere divinitus evocatæ diem clausere novissimum, in publico aggere nobilem accepere
sepulturam, ecclesiis superstructis, earumque sanctitati dedicatis ; quæ hodieque ob
miraculorum evidentiam & famosissimæ constant, & ingenti populorum studio frequentantur.
Duarum, quibus sacri tumulationem corporis est videre concessum, altera, cui Maximæ
vocabulum fuit, circa eamdem basilicam condi promeruit ; quam tamen postmodum ambitus
fabricæ majoris inclusit : altera, Porcaria dicta, nono fere ab urbe milliario in ecclesia suis
præclara meritis requiescit. Seules les trois premières, mortes sur la fin du trajet, ont ainsi
laissé leur nom à l’église fondée sur l’emplacement de leur dernier repos : Magnentia à
Sainte-Magnance, Palladia à Sainte-Pallaye, Camilla à Escolives-Sainte-Camille. La
dernière est ainsi décédée à une heure de marche d’Auxerre.
42
Si l’on peut voir derrière ces faits un mélange de légende et de réalités, il est cependant
indéniable que ces saintes inconnues par ailleurs ont laissé, quant à Palladia son nom à
l’église de Villeneuve-Saint-Salves à dix kilomètres d’Auxerre, Porcaria à une chapelle
sise à Héry à treize kilomètres, et Maxima à une chapelle de l’abbaye d’Auxerre, les deux
derniers faits étant corroborés par le récit.
43
Le fait le plus marquant est celui que relate le récit au sujet de cette longue marche de
Ravenne à Auxerre : Plurima per iter totum, tum ecclesiis ejus nomine dedicatis, tum titulis
sparsim affixis, beatitudinis ejus monumenta monstrantur : quocumque locorum aut
pernoctavit, aut pausam duxit, sanctitatis ejus adhuc notabiliter florente memoria. Ainsi, de
nombreuses églises ont été fondées sur les lieux où le cortège s’arrêta pour se reposer
ou dormir, et reçurent pour nom celui du saint.
44
La carte ci-jointe, établie d’après les noms des patrons paroissiaux et les toponymes,
permet de retracer précisément le trajet suivi par le corps saint. En bleu figurent les
lieux traversés par la voie romaine du col du Petit-Saint-Bernard à Auxerre et dont la
paroisse est vouée à saint Germain. Cette voie passe par Moûtiers-en-Tarentaise,
Albertville, Chambéry, Aoste, Vienne, Lyon, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Autun, Saulieu
et Avallon.
205
45
La carte permet de voir comment le culte a pu rayonner sur et autour du chemin suivi
par la translation du corps. Bien évidemment, et par ailleurs, nombre de paroisses
nommées d’après Germain d’Auxerre l’ont été soit pour ses possessions, soit par
transfert de reliques, soit enfin par choix épiscopal voire seigneurial. Il n’est pas inutile
d’ajouter que seules les paroisses dont Germain d’Auxerre est assurément le patron ont
été prises en compte : pour les autres, l’absence d’élément tel une statue, un vitrail, la
fête patronale voire la foire, a obligé de les écarter prudemment, à seule fin d’éviter
toute confusion avec saint Germain de Paris ou tout autre homonyme.
46
Par ces quelques exemples, il apparaît inévitable de ne plus négliger les sources
hagiographiques : les historiens les ont redécouvertes après quelques décennies
d’abandon relatif, les philologues ne les ont pas délaissées, les linguistes les ignorent.
Elles constituent pourtant un matériau de premier ordre à tous points de vue, pour
l’existence de noms propres nullement sinon plus tard attestés, de formes