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De quoi le performatif est-il le nom?

2024, Le Performatif à l'usage, Editions de la Sorbonne, p. 5-9.

Introduction au volume collectif "Le Performatif à l'usage"

Série Philosophie – 49 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Le performatif à l’usage sous la direction de Martin Mees et Jeanne-Marie Roux Ouvrage publié avec le concours de la Commission de la recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Éditions de la Sorbonne 2024 Introduction. De quoi le performatif est-il le nom ? Martin Mees et Jeanne-Marie Roux La notion de « performatif » a connu depuis plus de vingt ans un essor considérable hors du champ philosophique pour pénétrer l’ensemble des sciences humaines et sociales, depuis la théorie de la littérature jusqu’aux sciences de gestion. Utilisé initialement pour penser le « pouvoir des mots », par exemple dans le cadre de la théorie du genre1, le terme « performativité » en est venu à être employé pour penser un large ensemble d’effets, qui seraient occasionnés par la théorie économique2, par des images réelles3 ou métaphoriques4, et plus généralement, comme l’analyse Richard Schechner 5, par tout objet, événement ou action qui peut être envisagé « en tant que performance », sans en être nécessairement une à proprement parler. Le constat de cette dissémination conceptuelle n’est en rien original : Jonathan Culler en a fait l’observation pour le champ de la théorie littéraire et culturelle dès l’ouverture de ce millénaire6 ; il y a maintenant quinze ans, cet essor transdisciplinaire motivait l’édition d’un numéro des Études de communication7 ; plus récemment, Nicholas Cotton, se penchant sur le rapport entre performativité 1. J. Butler, Excitable Speech: A Politics of the Performative, New York/Londres, Routledge, 1997. 2. M. Callon, « What does it Mean to Say that Economics is Performative? », dans D. MacKenzie, F. Muniesa et L. Siu (dir.), Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 311-357. 3. H. Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015. 4. Voir par exemple l’étude des « gendarmes couchés », aussi appelés « dos d’âne » par François Cooren dans « Ventriloquie, performativité et communication. Ou comment fait-on parler les choses », Réseaux, 163/5, 2010, p. 33-54. 5. R. Schechner, Performance Studies: An Introduction, New York/Londres, Routledge, 2002. 6. J. Culler, « Philosophy and Literature: The Fortunes of the Performative », Poetics Today, 21/3, 2000, p. 503-519. 7. J. Denis, « Préface : Les nouveaux visages de la performativité », Études de communication, 29, 2006, p. 8-24. 6 le performatif à l’usage et performance, parle de « casse-tête » lorsqu’il évoque « l’abondance des théories sur la performativité8 » ; les références possibles sont nombreuses. Or on le sait, ce terme (« performatif » en français, « performative » en anglais, avec leurs substantifs respectifs : « performativité » et « performativity ») a été inventé au milieu du siècle dernier par le philosophe anglais John L. Austin9, dans un contexte théorique précis – celui de ce que l’on appelle communément « la philosophie du langage ordinaire » –, mais surtout dans une visée philosophique problématique, au sens où l’acte de naissance du concept de performatif fut aussi celui d’un appel à sa minimisation. Les usages actuels et multiples tendent pourtant à l’exact inverse, et ils s’éloignent bien souvent des travaux du philosophe d’Oxford. Si la référence à Austin et son héritage apparaît parfois, on n’y retrouve le plus souvent, a priori du moins, ni sa conceptualisation ni ses thèses. D’un certain point de vue, ce foisonnement peut sembler problématique en ce qu’il pourrait produire, faute de référence précise, une dilution du concept de performativité, qui en vient à être employé, à tort sans doute, comme un simple synonyme des notions de puissance, d’effectivité ou encore de transformation. D’un autre point de vue, la richesse même des études qui emploient le terme « performatif » révèle une puissance d’invocation qui excède le cadre et le champ de pertinence de la théorie austinienne, et mérite qu’on en interroge la fécondité propre, dans sa proximité et sa différence avec la conceptualisation première du terme. On pense bien sûr avec Judith Butler à la pensée d’une performativité qui travaillerait au cœur des normes sociales, mais également aux enjeux esthétiques importants associés au concept : à l’idée de l’autonomie moderne d’une littérature qui fait monde par ses mots s’ajoutent, par exemple, des réflexions sur le langage poétique – parfois très anciennes – qui fondent notamment sa spécificité sur le pouvoir qu’il a de faire advenir ce qu’il dit par le fait même de le dire10. Ainsi, l’un des buts de ce collectif est de rendre compte des logiques qui traversent les usages du performatif, dans leurs similarités et leurs différences, ce qui permettrait de dépasser le simple constat, somme toute assez pauvre, d’acceptions concurrentes qui seraient juxtaposées sans que l’on puisse donner aucun sens à leur diffraction. Il serait, en effet, dommageable de considérer 8. N. Cotton, « Du performatif à la performance : la “performativité” dans tous ses états », Sens public, 2016 (https://doi.org/10.7202/1044398ar, consulté le 19 juillet 2021). 9. J. L. Austin, « Performative Utterances », conférence enregistrée pour la BBC en 1956, publiée dans Philosophical Papers, 3e éd., Oxford, Clarendon, 1979, p. 233-252. 10. M. Mees, « Logique de la puissance esthétique. Forme et performativité de l’art dans le Peri Hupsous », Methodos, 20, 2020 (http://journals.openedition.org/methodos/6856, consulté le 9 septembre 2021). introduction ces différences comme le produit simplement contingent d’une histoire intellectuelle riche en réappropriations libres, dès lors qu’elles sont porteuses d’enjeux philosophiques importants, qu’il faut explorer. Pourquoi ce terme a-t-il connu une telle prospérité, à l’encontre des intentions mêmes de son inventeur ? Quelles ressources les théoriciens des différentes disciplines y trouventils ? Et quel positionnement conceptuel adoptent-ils ? Ce volume constitue donc un travail d’explicitation des différents usages du « performatif » dans le champ des sciences humaines, et de positionnement relativement aux multiples conceptualisations du terme. Sa spécificité, relativement aux autres travaux portant sur ce thème, est l’intention que nous avons eue de clarifier rigoureusement ces différents usages dans leur relation, ne seraitce qu’implicite, avec la pensée austinienne, et donc de mettre en lumière les enjeux théoriques – tant esthétiques, éthiques qu’épistémologiques et métaphysiques – portés par ces déplacements. Il s’est agi pour nous de faire valoir la véritable diversité philosophique des conceptualisations du performatif dans ce qu’elles ont chacune de fécond, ne serait-ce qu’à titre exploratoire – qu’elles recherchent ou non la systématicité. Ce qui se joue donc ici à un niveau plus global, c’est le rapport méthodologique à la pluralité des performatifs. Les mobilisations du concept ont-elles en partage certains traits, certaines logiques, qui constituent moins une essence qu’un dénominateur commun du performatif – justifiant dès lors l’emploi d’un même terme malgré la diversité de ses champs d’application ? Ou bien les usages multiples du performatif modifient-ils leur objet en profondeur, engendrant une polysémie irréductible dont les sens ne doivent se comparer que pour mieux saisir leurs singularités respectives ? Entre ces acceptions une tension nécessaire demeure, qui habite le présent collectif – comme elle hante peut-être tous les travaux sur les concepts dont la mode favorise la variété des reprises – sans trouver de résolution définitive, laissant ultimement à chaque lecteur·trice le soin de s’approprier le problème. Ainsi avons-nous regroupé onze contributions de chercheur·euses provenant de disciplines diverses (la philosophie, la littérature, la linguistique et la psychologie), qui se sont retrouvé·es à l’automne 2018 et au printemps 2019 à l’université Saint-Louis – Bruxelles lors de deux journées d’étude particulièrement riches en discussions, et qui ont ensuite remanié leurs textes dans l’optique de cette publication. Parmi ces contributions, nous pouvons identifier différentes manières d’aborder les enjeux du performatif ainsi que différents types de positionnement relativement à Austin. 7 8 le performatif à l’usage Tout d’abord, plusieurs contributions (regroupées dans la première partie) se donnent pour tâche de clarifier en quoi consiste précisément le concept austinien de performatif et, plus particulièrement, les modes spécifiques d’action qui sont ainsi désignés. Entre symbolique et matériel (B. Ambroise), conventionnel et idiosyncrasique (A. Jomat), conséquences et effets (V. Aucouturier) ou encore, de manière plus inclusive, illocutoire et perlocutoire (D. Lorenzini) sont ainsi tracées les limites de ce que peut le performatif selon Austin, et de ce qui, selon lui, n’en relève pas. L’article qui clôt cette partie s’interroge sur la bonne méthode et le jugement à adopter en conséquence quant à la pluralité des usages du terme « performatif », et à leur décrochage par rapport à la conceptualisation austinienne (J.-M. Roux). Cette première partie doit ainsi permettre de fixer le cadre qui nous permettra de mesurer la distance effective de nombre d’usages du performatif par rapport à la lettre austinienne, et par là même de penser chacun dans sa spécificité réelle. Nous avons regroupé ensuite plusieurs contributions fondamentalement comparatives, dont le but est de faire valoir les points communs et les différences entre la conceptualisation austinienne du performatif et celles de différents auteurs – Émile Benveniste (S. Badir), Louis Marin (A. Timmermans), Karl Otto Apel (Q. Landenne) – qui ont lu Austin et ont forgé, en rapport plus ou moins explicite avec lui, leur propre théorisation du pouvoir du langage. Sont ainsi manifestés la fécondité de l’héritage austinien mais aussi différents points de tension et de variation dans sa réception, qui montrent que le concept, en se disséminant, s’est indissociablement étendu et transformé. Notre troisième partie regroupe des textes qui manifestent la richesse et la pluralité des usages contemporains du performatif, qui se trouve aujourd’hui employé aussi bien pour penser la puissance créative de la littérature (I. Ost), relire des travaux fondateurs d’anthropologie culturelle (M. Garcia et C. Lozier), que pour fournir de nouvelles perspectives théoriques sur l’« agentivité » des objets (A. C. Dalmasso). Le concept n’en sort évidemment pas indifférent, puisqu’il se trouve ainsi extrait de la seule sphère des relations humaines et paré d’une aura de magie. Par là se trouve montrée la force évocatoire du performatif : il est désormais un outil pour explorer des formes variées de puissance et d’efficacité, qui ont en commun de refuser une conception subjectiviste selon laquelle une action serait avant tout caractérisée par l’intention d’un sujet, humain, qui aurait présidé à son effectuation. Indépendamment de leurs rapports à Austin, les textes regroupés dans ce volume permettent, enfin, quelques conclusions thématiques. D’une part, de nombreux textes s’accordent pour définir le performatif comme un acte de discours qui a la spécificité de dire ce qu’il fait, et de faire ce qu’il dit. Or, dans ce cadre, le statut accordé à l’identité du dire et du faire semble constituer une introduction ligne de partage notable. En effet, certaines compréhensions plus « orthodoxes » du performatif tendent à dévaluer l’importance de cette identité et à lui accorder un statut relativement accessoire, puisque le pouvoir linguistique qui est l’objet d’Austin ne tient pas à cette identité du dire et du faire mais à la réalisation des conditions de réussite, socialement normées, de chaque acte de parole. Pour autant, de nombreux·ses théoricien·nes se sont emparé·es de cette identité du dire et du faire nommée par le performatif comme d’une ressource précieuse pour penser des phénomènes aussi importants que la « poïeticité » de la littérature (I. Ost), l’engagement normatif de tout discours à l’égard des conditions de sa propre puissance (Q. Landenne), et plus ironiquement, l’indissociabilité en nos paroles de leur capacité à transformer le monde et de la précarité de cette dernière (A. Timmermans). Que l’usage, pour dire ces phénomènes, d’un concept inventé par le philosophe d’Oxford soit un déplacement majeur, c’est ce que certains textes disent sans détour (B. Ambroise, V. Aucouturier, A. Jomat, J.-M. Roux). Que ce déplacement soit en tant que tel souhaitable, compte tenu du caractère inabouti de la théorisation austinienne, c’est ce que soutient l’une des contributions (S. Badir). Que ces usages soient en tout cas le signe du profond besoin qu’est venue toucher, à l’insu de son auteur, l’invention du concept d’une parole qui ferait ce qu’elle dirait et dirait ce qu’elle ferait, voici ce dont veut témoigner ce volume. Avec, contre, ou tout simplement sans Austin, le concept de performatif sert aujourd’hui à penser les innombrables dimensions de la puissance du langage (D. Lorenzini) – de sa magie, donc ? (M. Garcia et C. Lozier) – et il est ainsi devenu l’emblème de nombreuses nouvelles voies pour penser le pouvoir et l’efficacité en général, notamment de ceux (objets, sujets, types de choses divers) à qui l’on n’en confère pas toujours, ou pas évidemment (A. C. Dalmasso). Cela témoigne sans doute, sinon de la transmission exacte de la théorie d’Austin, du moins de sa capacité à avoir réfléchi, de manière authentiquement originale, par-delà nombre de catégorisations (le faire et le dire, le vrai et le faux, le matériel et l’idéel…), qui font bien souvent office, comme il le disait, de « fétiches » de la pensée. 9