Formes symboliques, aisthésis et lien social
Jean Foucart
Dans Pensée plurielle 2002/1 (no 4),
4) pages 121 à 137
Éditions De Boeck Supérieur
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ISSN 1376-0963
DOI 10.3917/pp.004.0121
Formes symboliques,
aisthésis et lien social
JEAN FOUCART
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Une hypothèse fondatrice sous-tend, nous semble-t-il l’ensemble des
textes : la souffrance est séparation, l’art est une source créatrice du lien. Il n’est
pas en lui-même une solution, mais métaphoriquement caresse. Le rôle de la
souffrance dans la socialité a toujours existé.
L’homme, celui qui est témoin de la douleur peut, en partie, mais seulement
en partie, assumer la souffrance de l’autre, partager la douleur d’autrui.
La structure humaine fondamentale, la structure anthropologique profonde
permettent, intuitivement de saisir ce phénomène. Autant sa propre douleur est
inassumable, autant on peut assumer dans une certaine mesure celle d’autrui et,
en tout cas, on ne peut y rester indifférent. La non-indifférence à l’autre et à sa
douleur est un élément essentiel. Cela est à la fois la responsabilité pour l’autre
et la source de responsabilité pour l’autre.
En d’autres termes, c’est la source de la socialité. C’est la modalité première de la socialité avant toute convivialité. Si quand on n’est pas isolé, on
s’adresse à quelqu’un, on est quand même dans la même série, on est dans la
multiplicité humaine. En revanche la souffrance est isolement absolu et c’est de
celui-ci que naît l’appel à autrui.
Ce que nous qualifions de caresse, ne fait pas disparaître la souffrance,
mais la modifie, lui enlève ce non-sens complet. La caresse est un phénomène
extraordinaire : on touche et on ne touche pas.
Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la signification de
l’esthétique et de l’expressivité. À la suite de Jean-Marc Ferry, nous
situerons ce monde par rapport aux mondes de l’objectivité et de la légitimité. Nous serons amenés à poser la problématique du symbolique et des
«Formes symboliques ».
Dans une quatrième partie, nous situerons la souffrance par rapport aux 3
mondes distingués. Ce qui nous permettra de replacer la création culturelle
comme reconstruction de lien là où il y a angoisse, celle-ci pouvant être abordée
comme « désymbolisation ».
1. L’aisthésis et l’expression
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Docteur en sociologie, Jean Foucart est chargé de cours au département social de
la Haute École Charleroi-Europe. Au travers de ce texte conclusif, il travaille les liens
étroits entre l’aisthésis, la symbolique et le don contre-don.
2. Trois rationalités : l’objectivité, la légitimité et la
signification.
Le monde de l’objectivité
Le domaine de l’objectivité correspond à une figure de la rationalité conçue
sur le modèle de la science moderne. Du point de vue ontologique, on peut le
caractériser comme « monde objectif ». C’est le monde des états de chose qui
sont donnés dans un cadre spatio-temporel, notamment comme événements
matériels, observables et mesurables.
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Le mot « esthétique » renvoie dans l’étymologie à ce qu’on éprouve subjectivement. aisthésis est la sensibilité, au sens de réceptivité, la capacité d’être
sollicitée par les impressions des sens. Si l’esthétique Kantienne était essentiellement une esthétique formelle, le contenu de l’œuvre s’effaçant au profit de
l’harmonie des moyens et des fins, ce fut l’apport de Hegel que de donner sens
à l’œuvre d’art, en la rattachant à la totalité de l’expérience humaine, individuelle,
aussi bien qu’historique : Hegel définit l’art comme expression, en montrant qu’il
répond à un besoin humain fondamental : extérioriser l’intériorité (comment la vie
intérieure pourrait-elle être exprimée autrement que par la poésie ?) et intérioriser l’extériorité, le monde objectif pour que l’homme puisse s’y retrouver et s’y
contempler. Ce double mouvement n’a qu’une seule et même fin : la fonction de
l’art est de dominer « le prix du monde » et la finitude de l’existence, d’atteindre
symboliquement, à travers un « savoir » direct et sensible, une vérité supérieure
où les contradictions du monde fini trouvent leur solution, où la liberté humaine
et la nécessité extérieure se réconcilient.
L’expression est la manifestation par des signes (gestes, paroles) du sens
qui leur est inhérent ; cette notion suppose en outre qu’une subjectivité
transparaisse à travers ces signes, soit directement, soit par message interposé
(texte, œuvre d’art…). Ainsi entendue, la notion revêt une importance particulière
puisqu’elle permet de situer l’homme comme réalité expressive : en effet un être
humain passe son temps à « se dire ». Enfin, l’expression est un phénomène qui
a non seulement un pôle subjectif, mais un pôle objectif dans la mesure où elle
transforme, peu ou prou, le sens de l’environnement, comme un cri fait surgir un
univers « alarmant » ou « effrayant » : ainsi peut-on la définir avec Georges
Gusdorf, comme « la procession de l’homme hors de lui-même pour donner un
sens au réel »(1).
L’expression renvoie à la fois à ce qui est exprimé et au style propre de la
traduction, de la manifestation. On conçoit dès lors que cette notion soit fréquemment utilisée dans le domaine de l’esthétique, où elle désigne la qualité particulière, originale d’un style, mais aussi l’ensemble des traits que le spectateur,
l’auditeur ou le public sont aptes à saisir dans la chose signifiée. Le propre de
l’expression, à cet égard, est de n’exister que reprise par un autre « être expressif » qui accueille et entre en résonance avec elle.
Il est utile pour notre propos de situer le mode de l’esthétique par rapport à
2 autres mondes : l’objectivité et la légitimité. Nous nous inspirons dans cette
approche des analyses de Jean-Marc Ferry(2).
Lorsque ensuite les « états de chose » sont interprétés du point de vue de
ce qui est, nous avons ce que l’on nomme des « faits ». Ces faits sont présentés
dans des jugements d’existence ou « énoncés constatatifs » avec une prétention
à la vérité.
Le monde de la « légitimité »
Ce domaine correspond à un modèle de rationalité qui est celui de l’éthique
moderne. D’un point de vue ontologique, ce domaine de validité dessine les contours d’un monde légitime. On pourrait encore parler de « monde social » si l’on
entend par là strictement le monde des interactions humaines régies par des
normes légitimes, c’est-à-dire reconnues comme justes.
Lorsque ensuite les intérêts sont interprétés, non plus du point de vue de
ce qui est, mais du point de vue de ce qui doit être, nous avons alors affaire non
pas à des « faits », mais à des « droits » qui sont eux-mêmes présentés dans
des énoncés normatifs ou prescriptifs avec une prétention à la « justesse ». La
constellation pertinente n’est plus ici celle que forme le rapport sujet / objet, mais
celle du rapport entre l’intérêt de l’individu et l’intérêt de la société d’ensemble.
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Le troisième domaine correspond à une figure de la rationalité conçue sur
le modèle de l’esthétique. Le mot esthétique renvoie dans l’étymologie à ce que
l’on éprouve subjectivement. Elle représente le monde de ce qui est éprouvé par
rapport à ce qui est ou ce qui doit être. Ce qui compte pour une présentation
esthétique, c’est moins le contenu signifié que la puissance de signifier ; c’est
moins le sens détachable que la puissance de signifier ; c’est moins le sens
détachable que la mise en sens, c’est-à-dire la signifiance. L’aspect propositionnel de ce qui est dit devient donc subordonné à la performance de dire (illocution).
Dès que l’homme se sert du langage pour établir une relation vivante avec
lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus
un moyen, il est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables. On pourrait dire, en
reprenant une célèbre distinction, que les langages, c’est-à-dire les systèmes de
vocabulaire et de syntaxe constitués, les « moyens d’expression » qui existent
empiriquement, sont le dépôt et la sédimentation des actes de parole dans
lesquels le sens informulé, non seulement trouve le moyen de se traduire au
dehors, mais encore acquiert l’existence pour soi-même et est véritablement créé
comme sens.
La parole peut être comparée à l’œuvre d’art. Dans un tableau ou dans un
morceau de musique, l’idée ne peut pas se communiquer autrement que par le
déploiement des couleurs et des sons. L’analyse de l’œuvre de Cézanne, si je
n’ai pas vu ses tableaux, me laisse le choix entre plusieurs Cézanne possibles,
et c’est la perception des tableaux qui me donne le seul Cézanne existant, c’est
en elle que les analyses prennent leur sens plein.
Il n’en va pas autrement d’un poème ou d’un roman bien qu’ils soient faits
de mots. Il est assez connu qu’un poème, s’il comporte une première significa-
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Le monde de la signification
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tion, traduisible en prose, mène dans l’esprit du lecteur une seconde existence
qui le définit comme poème. De même que la parole signifie non seulement par
les mots, mais encore par l’accent, le ton, les gestes et la physionomie, et que ce
supplément de sens révèle non plus les pensées de celui qui parle, mais la
source de ses pensées et sa manière d’être fondamentale, de même la poésie,
si elle est par accident narrative et signifiante, est essentiellement une modulation de l’existence. Elle se distingue du cri parce que le cri emploie notre corps
tel que la nature nous l’a donné, c’est-à-dire pauvre en moyens d’expression,
tandis que le poème emploie le langage, et même un langage particulier, de sorte
que la modulation existentielle, au lieu de se dissiper dans l’instant même où elle
l’exprime, trouve dans l’appareil poétique le moyen de s’éterniser.
Mais s’il se détache de notre gesticulation vitale, le poème ne se détache
pas de tout appui matériel et il serait irrémédiablement perdu si son texte n’était
exactement conservé ; sa signification n’est pas libre et ne réside pas dans le ciel
des idées : elle est enfermée entre les mots sur quelque papier. En ce sens là,
comme toute œuvre d’art, le poème existe à la manière d’une chose et ne subsiste pas éternellement à la manière d’une vérité.
Un roman, un poème, un tableau, un morceau de musique sont des individus, c’est-à-dire des êtres où l’on ne peut distinguer l’expression de l’exprimé,
dont le sens n’est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C’est en ce sens que
notre corps est comparable à l’œuvre d’art. Il est un nœud de significations
vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants (3).
Jean-Marc Ferry souligne que dans le monde moderne l’esthétique entretient avec le monde vécu une plus grande proximité logique que la science ou
l’éthique. Elle est la forme spécifique d’expression qui n’a pas à répondre aux
demandes de justification. En cela, elle peut être investie comme le refuge antirationaliste d’une existence littéralement déresponsabilisée. Cette libération va
même jusqu’à s’affranchir ostensiblement des contraintes classiques du beau.
Elle trouve donc son point de départ dans des expériences vécues dont la
présentation expressive est formée de telle sorte que son destinataire n’est pas
fondé par elle à demander si le message communiqué est « exact ou juste », ni
même, apparemment à mettre en question quelque aspect que ce soit de la
validité du contenu communiqué.
Par exemple, je présente l’angoisse. Peu importe le médium, le support
symbolique : pictural, musical, verbal ou autre. Cette présentation ne prétend pas
exprimer quelque chose de juste, car je ne m’engage pas par elle à répondre sur
les bonnes raisons d’être angoissé.
Elle prétend seulement, c’est la contrainte rationaliste minimale, signifie
l’angoisse. Autrement dit : cette expression est formée de telle sorte qu’elle ne
doit pas fonder chez le destinataire une attente de justification ou de vérification
de la part de son auteur. Idéalement, le bonheur avec lequel l’expression communique ce qu’elle présente, le succès illocutoire de l’expression est atteint si
cette dernière n’est accueillie que par le silence éloquent du destinataire compréhensif. L’idéal est donc la réalisation communicationnelle d’une intersubjectivité directe absolue dans l’expérience vécue symboliquement partagée. La performance esthétique est alors d’autant plus grande que la communication des
contenus d’expérience vécue fait accéder au plan de l’intersubjectivité la plus
directe la part de la subjectivité la plus réfractaire au répertoire symbolique ou
conceptuel conventionnel de la compréhension.
L’esthétique moderne se consacre à produire spécifiquement le discours de
ce qui échappe au discours. Elle est obsédée par le paradoxe d’avoir à dire, ce
qui fait qu’on a quelque chose à dire, et ne peut lui-même être dit. C’est pourquoi
aujourd’hui comme hier, l’esthétique exclut de sa sphère la grande masse des
expressions quotidiennes assurant l’intersubjectivité routinière des expériences
vécues. Elle s’intéresse plutôt à ce qui est masqué par le discours ordinaire, aux
expériences que par principe, il ne thématise pas.
Pour prétendre à une certaine universalité, l’expérience vécue doit pouvoir
être communiquée dans un langage. Comme les états de chose, comme les
intérêts, ces épisodes de la vie psychique interne doivent se relier à un universel.
Interprétées, les expériences vécues le sont donc aussi. Mais, elles ne sont ni
dans la direction de ce qui est (monde de l’objectivité), ni dans la direction de ce
qui doit être (monde de la légitimité), mais dans la direction spécifique de ce qui
a du sens pour soi-même et pour autrui par conséquent, dans la direction de ce
qui signifie.
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Le symbole présuppose un obstacle à communiquer et de l’autre, il est une
tentative pour surmonter cet obstacle. L’œuvre d’art est un système plus ou
moins cohérent d’activités amorcées ou implicites dirigées vers une communication réelle. Si l’obstacle n’existait pas, il n’y aurait aucune nécessité de recourir à
la création artistique. L’obstacle peut être représenté par une souffrance ou une
maladie (la surdité de Goya, le défaut de vision de Gréco, la maladie nerveuse
de Nietsche ou de Proust), sans cependant se réduire à cet accident physiologique, car cet obstacle charnel n’est souvent que le symbole d’un autre symbole, celui d’une fermeture des consciences à la communication nostalgiquement
cherchée. L’art suppose la recherche presque désespérée d’une communion
socialement impossible. C’est ce qui nous permet de dire que toute activité imaginaire est une communication à distance qui ne se résigne jamais à cette distance. Nous insistons sur ce terme de distance puisque, s’il disposait des
moyens d’ouvrir réciproquement les consciences entre elles, l’homme n’aurait
pas à recourir aux figurations imaginaires. C’est ce qui fait de l’art une utopie qui
conteste dans la vie sociale la division de sexes, la séparation du normal et du
pathologique… ce dont elle ne saurait se délivrer sans cesse d’être.
On voit que l’œuvre imaginaire est un ensemble de conduites et d’attitudes
formulées dans un langage de sons, d’images ou de paroles.
Loin d’être un objet, l’œuvre d’art est une tentative pour surmonter la difficile communication pour fonder au-delà des sociétés réelles, des communautés
non réalisées. L’imaginaire sous toutes ses formes est une projection de l’être
vers le possible.
Le symbole n’est pas un signe et il n’est pas un schème. Il n’est ni conventionnel ni empirico-mathématique. La forme symbole représente, mais ne
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3. Les Formes symboliques
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désigne pas, elle renvoie à autre chose qu’elle-même, mais elle a des affinités
particulières avec ce qu’elle signifie. Dans la forme symbole, le sens du signifiant concret n’est pas un concept (selon l’expression saussurienne). Le signifié
du symbole est au-delà du concept. Il s’agit d’une toute autre rationalité. Le
monde des formes symboliques est celui de l’équivoque et de l’ambiguïté. La
polysémie vient de ce qu’il existe entre le signifiant et le signifié un autre rapport
que le rapport codé. Plus un code est intellectuel et correspond à l’idée de code
plus le rapport de signification est monosémique. Les langages scientifiques tendent à prendre ce caractère. Mais on pourrait dire que la monosémie est en relation directe avec l’arbitraire. Ceci est fort bien exprimé par le terme de « convention ». Le signe + désigne une opération précise, mais pourrait se transcrire tout
autrement. Paradoxalement, le symbole ne représente pas exactement ce qu’il
exprime parce qu’il ne lui est pas totalement étranger. La forme-symbole a, en
fonction même de sa forme, un rapport avec son signifié qui n’est pas de pur arbitraire. Le sens de la forme n’est donc pas, dans un symbole, le sens d’un
signifiant à l’intérieur d’un signe à double face. La forme a un sens symbolique,
en tant qu’elle a une figure caractéristique, c’est-à-dire ses propres déterminations. On ne peut pas symboliser n’importe quoi avec n’importe quelle forme
(alors qu’on peut le faire dans un code). Mais la conséquence en est l’ambiguïté
du sens symbolique d’une Forme. Les attaches particulières de la Forme à son
si-gnifié implique l’équivoque. Il n’y a en effet aucune Forme qui puisse être reliée
à un seul « objet » et aucun « objet » à une seule Forme.
Parce qu’elle est ce qu’elle est et se présente à nous d’une façon bien individualisée une Forme a un halo de sens symbolique. Le rapport symbolique n’est
pas en effet un rapport quelconque du concret à ce qu’il signifie et en tout cas,
n’est pas la relation d’un concret à un abstrait. Le monde particulier qui
enveloppe telle ou telle Forme déborde largement l’abstrait et l’abstraction.
Quand on a recours à l’abstraction pour déterminer le rapport symbolique, le signifié de la Forme est aussi concret que la Forme. Il n’est pas autre chose que
la Forme, il est la Forme elle-même qui se transcende en quelque sorte. Une
Forme symbolique n’a pas à être décryptée et interprétée en termes de connaissance, positive ou ésotérique.
Le monde des Formes-symboles est celui où s’établit un certain type de
connivence entre le signifiant et le signifié, entre l’expression et le contenu, entre
le sensible et l’intelligible. La fonction de la symbolisation n’est plus ici une fonction purement intellectuelle, elle met en jeu l’imagination et les imaginaires. La
réalité sociale apparaît dans la forme-symbole non comme un ensemble d’objets
ou de signes, mais plutôt comme un monde d’allusions plus ou moins liées et
dépendantes.
Le flou caractérise les symboliques. On a évoqué précédemment l’affinité,
on pourrait presque dire « mystérieuse », de l’expression symbolique avec ce
qu’elle évoque. C’est qu’un symbole est déjà une « réalité » (un objet, un événement, une personne dont les hommes ont eu l’expérience). Ce n’est pas le signe
linguistique qui compte ici, c’est l’expérience humaine, celle de la peur ou de l’étonnement, qui a révélé les vertus de ce qui s’est manifesté. L’événement, le
moment, l’action va bien au-delà de sa particularité. Il évoque, comme dans un
halo, des choses qui ne sont pas désignables, au sens strict parce que trop
diverses, trop riches et d’une certaine façon ineffables. Le symbole n’est pas au
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sens strict un signe qui contient en lui son signifié. Il est une « intentionnalité »
d’un autre type. Il vise le « non-dit » et même l’indicible.
En quel sens une réalité sociale peut-elle être une Forme-symbole ? Dans
certains cas, une réalité sociale apparaît à la fois singulière et universelle.
Néanmoins son universalité ne tient pas au contenu qu’elle exprimerait, comme
signe. Elle a une force symbolique parce qu’elle travaille l’imagination des
hommes qui en font l’expérience. La vie sociale est constamment hantée par les
symboles parce qu’elle l’est par ce qui dépasse la désignation intellectuelle. Ces
Formes-symboles ont évidemment des rapports, constituent des ensembles,
obéissent à des types. Il y a donc une rationalité du monde et des mondes symboliques. Ce n’est cependant pas une rationalité de la communication intellectuelle, d’informations et de connaissance. C’est la rationalité d’un jeu dont
l’imaginaire et l’affectivité sont les principaux partenaires. Sans doute les symboles entretiennent des relations dans des ensembles variés qui se recoupent
parfois. C’est ce qui leur donne une partie de leur sens. Si le jeu obéit à des
règles, celles-ci sont des règles de fonctionnement des imaginaires et des
affects. Le contenu des symboles dans la mesure où l’on peut parler de contenu,
c’est-à-dire où il y a des éléments de représentation, pourrait plutôt être dit un
quasi-contenu. Le tort de la sémiologie est peut-être d’avoir surtout parlé des significations en termes intellectuels, en terme de connaissance. C’est ce qui lui
interdit de bien comprendre la connotation et la symbolique.
La mise en scène symbolique est une dramaturgie et une liturgie. Elle tire
toute sa force et tout son sens du fait qu’elle engendre une conscience imaginaire et passionnelle de la société et du monde lui-même. Elle ne nous fait rien
connaître.
Une réalité sociale devient donc Forme Symbole lorsqu’elle acquiert cette
universalité concrète qui en fait une « Figure » de l’absolu. Elle est vraiment
« Figure » parce qu’elle est pénétrée profondément par l’imaginaire de l’insaisissable.
Avec la Forme-Symbole l’imagination traite autrement le sensible et ne figure plus des objets. On entre dans un nouveau rapport du subjectif et de l’objectif. Nous ne sommes plus dans le monde de la perception et de la science où
l’imagination est soumise aux exigences de l’action et de la connaissance efficaces et valides, donc en étroit rapport avec le « relatif », le conditionné, les limites de l’expérience sensible. L’imagination s’exerce au contraire dans un
champ plus libre, elle n’est plus au service d’une connaissance « objective »,
comme lorsqu’elle nous permet de percevoir une chose ou de constituer un objet
scientifique. C’est l’imagination qui produit les formes culturelles que ce soit les
œuvres d’art, les mythes ou les images du vivant. Avec les Formes-symboles,
nous sommes dans le monde de la « culture ». L’irrationnel est ici l’objet même
de la figuration. Il s’agit bien encore d’un moyen de « s'y retrouver » et peut-être
pour une part d’exorciser l’irrationnel : la Forme-symbole parce qu’elle a sens et
un mode de rationalisation. Toutefois, elle n’a pas avec l’irrationnel le même rapport que la raison empirico-pragmatique ou la science entretiennent avec celuilà. La raison scientifique est celle qui exerce son action très fortement dans le
monde moderne (calcul, rentabilité, etc.). Est irrationnel ce qui n’est pas
réductible au calcul et au bon fonctionnement : le désir, la défense improduc-
tive… Les formes culturelles qui peuvent être contaminées par cette rationalité et
donner lieu alors à des singulières combinaisons dépassent les ordres empiricopragmatiques ou scientifiques, car elles visent un irrationnel absolu.
(5)
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Parlant de MAUSS, Camille Tarot écrit : « Ma thèse est que DURKHEIM
avait su pouvoir établir la notion de faits sociaux en mettant tout simplement de
côté les faits de symbolisme : la signification traitée comme un effet de surface
doit être mise de côté pour faire voir en dessous la réalité du social qu’elle traduit
et trahit, réalité qu’on mettra à jour par des méthodes objectives comme la quantification ou la comparaison. Parce que MAUSS ne travaille pas exactement sur
les mêmes faits et avec une autre formation, il découvre peu à peu que les faits
sont intrinsèquement symboliques. »(6).
MAUSS écrit : « On ne peut communier et communiquer entre hommes que
par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux
individuels qui sont tout simplement successifs, par signes de groupes d’états
pris ensuite pour des réalités. »(7). Il ne se voulait nullement linguiste. Ce qui lui
importe, ce n’est pas seulement la liaison différentielle des signes entre eux, ni
même la relation qu’ils entretiennent aux choses ou aux objets, c’est avant tout
celle qui les unit aux personnes. Pour lui, le symbole doit s’entendre en son sens
étymologique premier. Il est d’abord ce qui (ré)unit ce qui est séparé. Il faut citer
ici un peu plus longuement : « Qui dit symbole dit signification commune pour les
individus -naturellement groupés- qui acceptent ce symbole, qui ont choisi plus
ou moins arbitrairement, mais avec unanimité, une onomatopée, un rite, une
croyance, un mode de travail en commun, un thème musical, une danse. Il y a
en tout accord une vérité subjective et une vérité objective ; et dans toute
séquence d’accords symboliques, un minimum de réalité, à savoir la coordination de ces accords. Et même si symboles et chaînes de symboles ne correspondent qu’imaginairement et arbitrairement aux choses, ils correspondent au
moins aux humains qui les comprennent et y croient, et pour lesquels ils servent
d’expression totale à la fois de ces choses et de leurs sciences, de leurs
logiques, de leurs techniques, en même temps que de leurs arts et de leurs
affectivités (8).
Communiquer et communier, serait-ce la même chose ou presque ? Il faut
observer, avec Tarot, que de Dürkheim à Mauss, le fait social, d’abord caractérisé
chez Dürkheim par l’obligation, est devenu chez Mauss « fait social total » et que
cette dimension qui le caractérise est incompréhensible en dehors du symbolisme. Mieux, seul le symbolisme rend le fait social « total ». Ainsi, Mauss
explique dans son texte sur les Divisions et proportions des divisions de la sociologie que « tout en elle (la société humaine) n’est que relations, même la nature
naturelle des choses (…) rien ne se comprend si ce n’est par rapport au tout, à
la collectivité tout entière et non par rapport à des parties séparées. Il n’est aucun
phénomène qui ne soit partie intégrante du tout social (…). Tout état social, toute
activité sociale, même fugitive, doivent être rapportés à cette unité, à ce total inté-
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4. Symbolisme et don : le symbolisme selon MAUSS
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gré, d’un genre extraordinaire : total des corps distraits des hommes et total des
consciences séparées et cependant unies ; unies à la fois par contrainte et volition, par fatalité et liberté » (9).
Affirmer que tout dans la société n’est que relation, revient à affirmer
que tout y est l’œuvre du symbolisme. Comme le note à juste titre Bruno
Karsenti (10), la solution proposée par Mauss consiste à substituer au lien causal
généralement admis un rapport de traduction. « La sociologie, alors qu’elle
achève ses investigations au niveau de phénomènes individualisés, conserve
pleinement ses droits, puisque les formulations psychologiques et physiologiques auxquelles elle a affaire sont moins conçues comme l’effet secondaire
d’une loi sociale extérieure à son plan d’application, que comme l’expression singulière élaborée au plan individuel lui-même, d’une structure proprement sociologique. »
Mais il faut encore définir ce qu’on entend exactement par expression d’une
réalité sociologique au niveau individuel. L’étude du don est à cet égard particulièrement significative, notamment en ce qui concerne le statut qui s’y trouve
attribué à la chose échangée. Ce statut, dit Mauss, est avant tout celui d’un symbole, c’est-à-dire d’une entité qui ne renvoie pas simplement du donateur au
donataire, mais implique une pluralité de rapports qui recompose à l’état ponctuel
la totalité de la structure sociale. Tout en matérialisant une relation intersubjective restreinte, la chose donnée rassemble en elle une signification sociale globale qui lui confère précisément sa force et impose sa circulation. Cette fonction
symbolique des liens échangés est ainsi décrite comme une caractéristique
essentielle du régime du don : « La vie matérielle et morale, l’échange, y fonctionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus,
cette obligation s’exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l’on veut, symbolique et collective : elle prend l’aspect de l’intérêt accordé aux choses
échangées : celles-ci ne sont jamais complètement détachées de leurs
échangistes ; leur communion et l’alliance qu’elles établissent sont relativement
indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale - la permanence d’influence
des choses échangées - ne fait que traduire assez directement la manière dont
les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de types archaïques, sont constamment imbriquées les uns dans les autres et sentent qu’ils se doivent
tout » (11).
Ce que Mauss relève ici du rapport du sous-groupe au groupe vaut d’une
manière générale dans le rapport de la partie au tout. L’alliance formée dans
l’échange, que celui-ci engage deux individus ou deux phratries, est en fait singularisé dans la mesure où il reste attaché aux personnalités particulières du
donateur et du donataire. Mais en tant qu’il se trouve médiatisé par les choses
échangées, ce lien est symbolique et implique du même coup un dépassement
de la relation singulière vers la totalité sociale dans laquelle elle s’inscrit. Dans
ces conditions, le fait que chaque individualité engagée dans l’échange par don
sente qu’elle doit tout à l’autre ne fait qu’exprimer particulièrement l’appartenance
commune à une même totalité sociale. On assiste alors à une conception des
conduites sociales en termes d’expressions multiples et différenciées, irréductibles les unes aux autres et cependant cohérentes dans leur intrication cohérence rendue possible précisément par la consistance symbolique du lien
qui s’institue.
5. Souffrance : objectivité, légitimité et angoisse
Trois aspects seront relevés : la matérialité de la souffrance, l’injustice et
enfin peut-être ce qui est l’essentiel de la souffrance : l’angoisse.
À partir de ce cheminement, il faut reposer la question de la souffrance. La
poser par rapport aux trois mondes distingués, mais peut-être surtout s’interroger
sur la désymbolisation et poser, ce qui est l’idée centrale des textes, la créativité
culturelle comme esquisse de symbolisation.
Souffrance et matérialité
La souffrance a une dimension matérielle. Le concept de rétrécissement du
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C’est donc en privilégiant le concept de symbole par rapport à celui de
représentation que Mauss parvient à substituer une logique expressive à une
logique causale dans la compréhension des faits sociaux.
En ce sens, le symbole n’est rien d’autre qu’un opérateur de traduction :
c’est ainsi par exemple qu’il rapporte une manifestation individuelle - un cri, un
rituel, un salut… au groupe pour lequel cette manifestation signifie. « Les mots,
les saluts, les présents, solennellement échangés et reçus et rendus obligatoirement sous peine de guerre, que sont-ils sinon des symboles ? » (12). Que sont-ils
sinon des traductions individuelles, d’une part de la présence du groupe, d’autre
part « des besoins directs de chacun et de tous, de leur personnalité, de leurs
rapports réciproques ? » (13).
Ce que permet la notion de symbole, c’est en somme de dépasser la confrontation des réalités hypostasiées par les sciences sociales : il n’y a plus dans
cette conception, ni individu ni société, mais seulement un système de signes
qui, médiatisant les relations que chacun entretient avec chacun, construit dans
un même mouvement la socialisation des individus et leur unification en un
groupe. Au niveau même des manifestations individuelles et sans que la dimension particulière de celle-ci soit réduite, se trouve impliquée la réalité sociale dans
son ensemble, conçue à la fois et sans contradiction comme l’unité totalisatrice
du groupe et l’infinité des relations intersubjectives.
Les propos de Mauss accréditent l’interprétation faite des rapports entre
don et symbolisme, qui fait non seulement des dons des symboles, mais qui voit
du don dans le symbole. Non seulement les accords et les alliances se nouent
par échange de dons, qui ne valent que comme symboles, par don et contre-don
de symboles donc. Mais, réciproquement, nous venons de le voir, « il n’y a symbole que parce qu’il y a communion ». Traduisons : il n’est de symbole que de ce
qui est donné et partagé. C.Tarot écrit : « Le symbole maussien du symbole, ce
n’est pas le mot ou le phonème, c’est le don » (14). Définissons les signes par leur
auto- référentialité, par le fait qu’ils ne revêtent de valeur qu’en raison des liens
d’opposition différentielle qui les définissent, indépendamment de tout lien avec
autre chose qu’eux-mêmes. À l’inverse, les symboles se caractérisent par leur
hétéro-référentialité. Les symboles lient les relations qu’ils nouent entre eux
avec un ensemble à la fois déterminé et ouvert de relations entre des objets, des
sujets et des actions. Ils sont relations de relations qui lient en se liant.
milieu repris aux philosophes de la biologie (Goldstein, Ganguilhem) nous semble intéressant. Goldstein 15) dira : « Les normes de vie pathologique sont celles
qui obligent désormais l’organisme à vivre dans un milieu « rétréci » différent
qualitativement dans sa structure du milieu antérieur de vie. » Le rétrécissement
du milieu signifie à la fois déficit, déficience et en même temps une organisation
autre du rapport entre le vivant et son milieu.
C’est en ce sens que l’on peut dire que l’état pathologique ou anormal n’est
pas fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie,
mais c’est une norme inférieure, en ce sens, qu’elle ne tolère aucun écart des
conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une
autre norme.
Illustrons notre propos à partir de la pauvreté. Généralement parlant, on
peut dire qu’un individu appartenant à une société donnée, considérée dans une
temporalité donnée, est absolument pauvre quand il se situe en deçà du seuil
de subsistance minimale, c’est-à-dire quand il vit dans des conditions humainement indignes pour la moyenne des habitants de la société dans laquelle il vit.
Dans une société globalement pauvre, les deux seuils coïncident. Par contre,
plus une société se développe, plus le seuil de tolérance minimal devient
supérieur au seuil de subsistance.
Au travers de telles approches, on essaye « d’objectiver » le phénomène
observé : c’est un état de choses données dans un cadre spatio-temporel, interprété du point de vue de ce qui est.
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La souffrance peut aussi être envisagée comme rupture entre une virtualité
ayant une valeur existentielle pour le sujet et un événement qui, de par ce fait,
est intolérable. Cette rupture est au fondement d’un sentiment d’injustice.
L’injustice peut-être agie ou subie. Dans le premier cas, c’est-à-dire l’injustice
agie, la souffrance provient de ce qu’on appelle quelquefois le ressentiment,
lequel correspond plus généralement au regret d’être maltraité par autrui ou par
soi-même. Dans le second cas, l’injustice subie, la souffrance provient de ce
qu’on appelle quelquefois le sentiment de culpabilité, lequel correspond plus
généralement au regret de maltraiter soi-même ou autrui.
On souffre du fait d’être victime d’une injustice ou, par ses actes, de faire
subir des injustices aux autres ou à soi-même.
On pourrait dégager huit types de structures formelles qui apparaissent
couramment dans l’expression de la souffrance morale et qu’on peut présenter
sous la forme de huit structures intentionnelles 16).
J’aurais dû faire ce que je n’ai pas fait
Je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait
J’aurais dû subir ce que je n’ai pas subi.
Je n’aurais pas dû subir ce que j’ai subi
Je devrais faire ce que je ne vais pas faire
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Souffrance et injustice
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Reprenons l’exemple de la pauvreté. La paupérisation, absolue ou relative
est, une chute du revenu individuel résolument en « deçà » du niveau de subsistance ou du niveau de tolérance minimale. Cette chute est le résultat de la survenance d’un événement paupérigène (l’âge, le décès du conjoint, un accident,
une maladie, l’évolution des techniques…) dans le chef d’un individu déjà en situation de précarité, c’est-à-dire démuni face à une série de risques. Un même
événement peut donc avoir un effet nul, lorsqu’il se produit sur une personne déjà
nantie au point de vue du capital d’insertion ou avoir un effet extrêmement
paupérigène quand il se produit sur une personne en situation de précarité qui
cumule déjà une bonne partie des handicaps à l’insertion. Ainsi, par exemple, l’alcoolisme ou le veuvage ou l’irrégularité dans le travail peuvent avoir un effet
quasi nul dans les classes supérieures de la population, mais un effet extrêmement paupérigène dans les classes les plus fragiles. La personne peut vivre
l’événement et la catastrophe qui s’ensuit sous l’aspect de l’injustice soit agie,
soit subie ou encore un extrêmement de deux.
Face à l’injustice peut se construire un mouvement de quête d’une justice
ou encore d’une action légitime, une quête de ce qui devrait être. C’est toute la
question des droits des rapports entre les droits de l’individu et l’intérêt de la
société dans son ensemble. Dans le cadre de l’application des lois scientifiques,
on peut parler d’une techné pour l’application technique, d’où l’intérêt des technologies sociales, des thérapeutiques… Dans le cadre de l’application politique
de principes juridiques, on parlera d’une praxis. C’est peut-être à partir de ce
monde que peuvent être interprétés divers mouvements sociaux : homosexuels,
victimes, etc.
Esthétique et souffrance
L’angoisse caractérise la souffrance. L’angoisse correspond au non-sens, à
l’impossible construction d’un projet. La souffrance est fondamentalement liée au
mal. Le mal est excès. « Alors que la notion d’excès évoque, d’emblée, l’idée
quantitative d’intensité, de son degré dépassant la mesure, le mal est excès, de
son degré dépassant la mesure, le mal est excès dans sa quiddité même.
Notation très importante : le mal n’est pas excès parce que la souffrance peut
être forte et ainsi aller au-delà du supportable. La rupture avec le normal et le
normatif, avec l’ordre, avec la synthèse, avec le monde constitue déjà son
essence qualitative. La souffrance, en tant que souffrance n’est qu’une manifestation concrète et quasi sensible du non-intégrable, du non-justifiable. La « qualité » du mal, c’est cette non-intégrabilité même, si on peut user d’un tel terme :
cette qualité concrète se définit par cette notion abstraite. Le mal n’est pas seulement le non-intégrable, il est aussi la non-intégralité du non-intégrable (17). Dans
l’apparaître du mal, dans sa phénoménalité originaire, s’annonce une manière :
le-ne-pas -trouver-de-place, le refus de tout accommodement avec…une contrenature, une monstruosité, le, de soi, dérangeant et étranger.
L’angoisse se caractérise par une impossibilité de projet dans le temps nor132
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Je ne devrais pas faire ce que je vais faire
Je devrais subir ce que je ne vais pas subir
Je ne devrais pas subir ce que je vais subir
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mal. C’est la disparition de toute occasion de projet, car projeter devient subitement absurde, qui marque une nouvelle modalité du temps. Le mode commun
est la confiance dans le déroulement de l’expérience de la quotidienneté.
« La vie n’apparaît plus sous l’angle de son indéfinie efflorescence, de son
perpétuel renouvellement, je ne suis plus placé devant un trésor dans lequel on
puise sans l’épuiser, qui réserve surprises et rebondissements ; je suis placé
devant une limite que je ne puis contourner » (18).
Métaphoriquement, alors que le regard, en temps normal est toujours porté
sur la chose que l’on projette, subitement le projet devient impossible parce que
le temps pour le réaliser manque, et le regard n’ayant rien en vue tombe dans le
noir.
Le récit de Job nous présente l'algorithme de la terreur : Si je me couche,
je dis : « Quand me lèverais-je ? et quand viendra le soir ? » et je suis rassasié
d’angoisses jusqu’à l'aube (VII, 4)
L’angoisse enclôt. Le passé est un non-dépassé. Le sujet reste continuellement sur un seuil de présent, sans jamais oser sauter le pas. Il est paralysé
et ne prend aucun élan vers l'avenir. L'espace et la temporalité de l'individu sont
totalement enclos sur eux-mêmes, car il n'y a jamais de franchissement de la limite du seuil. L'angoisse ne peut passer pour un simple « état d'âme », pour une
« forme de l'affectivité morale », pour une simple conscience de la finitude ou
pour un symptôme moral précédant, accompagnant ou suivant une douleur que,
à la légère, sans doute, on appellerait physique. L'angoisse est la pointe aiguë
au cœur du mal. « Maladie, mal de chair vivante, vieillissante, corruptible,
dépérissement et pourrissement, ce seraient là les modalités de l'angoisse ellemême ; par elles et en elles, le mourir, en quelque façon, vécu et la vérité de cette
mort, inoubliable, irrécusable, irrémissible, dans l'impossibilité de se le dissimuler
la non-dissimulation même, et peut-être, le dévoilement et la vérité par excellence, le, de soi, ouvert, l'insomnie originaire de l'être ; rongement de l'identité
humaine qui n'est pas un inviolable esprit accablé d'un corps périssable, mais
l’incarnation dans toute la gravité d'une identité qui s'altère en elle-même. Nous
voilà en deçà ou déjà au-delà du dualisme cartésien de la pensée et de l'étendue dans l'homme. Le goût et l'odeur de pourriture ne s'ajoutent pas ici à la spiritualité d'un savoir tragique, à un pressentiment ou à une prévision quelconque,
fussent-ils désespérés, de la mort. Le désespoir désespère comme mal de la
chair. Le mal physique est la profondeur même de l'angoisse et, dès lors, l'angoisse, dans son acuité charnelle est la racine de toutes les misères sociales, de
toute la déréliction humaine : de l'humiliation, de la solitude, de la persécution »(19).
La déréliction aboutit au rejet, à l'insulte, à l'outrage. Job n'a « pour compagnons que des railleurs, dont la dureté obsède ses veilles ». « Ah ! si les
railleurs ne m'environnaient pas, mon œil passant la nuit dans leurs outrages »
Son domaine est maudit dans le pays, nul ne prend le chemin de sa vigne.
L’œuvre de Bettelheim est marquante à ce propos. Dans « le cœur conscient », il décrit et analyse les expériences qu'il a vécues avec ses compagnons
dans les camps de Dachau et Buchenwald. Dans les camps, écrit-il « j'étais aussi
témoin de changements rapides non seulement du comportement, mais de la
personnalité. Ces changements étaient beaucoup plus rapides et souvent beau-
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coup plus profonds que ceux que peut opérer une cure psychanalytique (20). La
séquestration n'est pas l'unique trait de l'expérience du camp de concentration ;
les conditions d'existence avilissantes, la menace constante de violence ou la
violence effective des gardes, la rareté de nourriture et d'autres choses nécessaires au maintien de la vie perturbaient de façon radicale les formes habituelles
de la vie quotidienne. « L'initiative » qui, selon ERIKSON (21) est au cœur de l'autonomie d'action chez les humains, fut très rapidement minée ; de façon partiellement délibérée, la Gestapo força les prisonniers à adopter des comportements infantiles.
« La plupart des prisonniers n'étaient jamais fouettés publiquement. Mais ils
entendaient plusieurs fois par jour hurler la menace de recevoir vingt-cinq coups
sur les fesses (...). Ces menaces et les injures dont les SS et les kapos
abreuvaient les prisonniers concernaient presque tous la sphère anale. Il était
rare que l'on s'adressât au prisonnier autrement qu'en le qualifiant de « tas de
merde » ou de « trou de cul » (22).
Comme l'ont montré les phénoménologues, la rationalité implique quelque
chose comme une intersubjectivité constituante, une communauté où s'éprouve
et se détermine le vrai comme objet de convergence et de reconnaissance
réciproque. La rationalité est exactement mesurée aux expériences dans
lesquelles elle se révèle. Il y a de la rationalité, c'est-à-dire que les perspectives
se recoupent, les perceptions se conforment, un sens apparaît. Mais il ne doit
pas être posé à part, transformé en esprit absolu ou en monde au sens
réaliste (23).
Le « sens d'être » propre aux objets culturels qui nous entourent ne peut
être fondé que dans et par l'activité créatrice d'une communauté historique, ce
qui suppose une activité systématique et finalisée qui vient s'incarner et se
cristalliser dans la matière œuvrée.
Incompréhension entre le souffrant et les proches. Ayant basculé dans une
toute autre vision de lui-même, des autres, de la réalité et du temps, il est dans
un autre monde. La parole des autruis significatifs ne peut être appropriée. Peutêtre peut-elle être saisie intellectuellement, mais elle ne peut être intégrée dans
la réalité. La distance entre le souffrant et les proches est maximale. Elle n'est
pas dans le discours. Nous n'assistons pas à une « dispute » dans le sens intellectuel. Car n'être pas d'accord dans le discours, ce serait être au moins d'accord
sur le fait de discourir pour dire le désaccord des discours. La distance entre le
souffrant et les autres réside dans le fait qu'il ne trouve plus dans le discours ni
consistance ni prise.
L'altérité naît de l'altération de l'angoisse. Elle est plus forte que l'identité
imaginée et voulue de la personne. L'autre n'est plus comme moi, il n'y a plus de
réciprocité des points de vue. La séparation entre le souffrant et les autres est
radicale. L'autre n'est plus un moi autre et un autre moi, il est l'étranger.
La souffrance ne se réduit pas à un sentiment d’injustice. On sait que certains auteurs disent que Job souffre parce qu'il serait injustement frappé. La souffrance serait purement « morale» : il verrait dans sa maladie un châtiment et,
comme il se croit innocent, il estimerait ce châtiment injuste et cette injustice le
feraient souffrir. Le récit montre au contraire de façon probante, que Job souffre
d'un mal démesuré qui l'atteint jusqu'à briser son « moi », que c'est la folie de
La souffrance referme l'homme sur lui-même. Elle peut certes s'exprimer,
mais non se figurer ni se communiquer. Elle s'oppose à la communication. La grimace brutalement figée, le corps qui se cabre, le cri : ces gestes ne figurent pas
la souffrance, ils sont la souffrance elle-même. Le cri ne dit rien, il n'est pas éloquent. Dans le cri, la voix jaillit du corps, la tête est rejetée en arrière pour que la
voix puisse sans détour venir de l'intérieur. Mais cette posture n'est ni geste, ni
signe, elle fait partie du corps souffrant. Contrairement à d'autres états intérieurs,
la souffrance est dépourvue d'intentionnalité. Elle est pure sensation. Elle n'est
dirigée sur rien. Une perception est toujours perception de quelque chose, la faim
a un objet, la crainte est crainte de quelque chose, mais la souffrance n'a pas
d'objet. Elle n'est qu'elle-même. En cela, elle ressemble à la panique, à l’effroi,
au terme final de la peur.
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cette souffrance qu'il qualifie d'injuste et que c'est à supprimer cette souffrance
que visent tous ses propos et toutes ses démarches. L'ordre « des causes »
serait inversé. Une chose est de se sentir victime d’une injustice, autre chose de
tomber dans l'abîme. La souffrance est une chute dans l'indéterminé. Tout bascule dans le chaos, dans la confusion ; on perd littéralement pied, car le vide est
en dessous, autour de soi. Les mots valent, quand le monde est là pour les
soutenir et leur correspondre. Dans le vide du vertige, ils perdent leur sens. « Qui
suis-je ? » « Où suis-je ? » « Ce n'est pas moi ! » Le non-sens est spécifique à
l'angoisse. Définir une situation uniquement comme injuste, c'est la définir, lui
donner sens, la construire.
Le désespoir n’est pas une faiblesse de la volonté qui ne sait que devenir,
c’est une fracture du rapport à soi. Le désespoir envahit l'être qui capitule devant
lui. Le corps apeuré et tourmenté devient son propre ennemi, l'ennemi intérieur
de l'homme et résiste à tout effort de volonté. L'énergie fait défaut pour agir. Le
désespéré a beau tenter de vouloir, il ne peut plus, Il désespère de lui-même, de
son corps. Cette impuissance constitue le fondement de ce rapport négatif à soi
que l'on nomme désespoir (24).
Le désespéré ne peut que s’abandonner lui-même. Il ne peut plus en sortir, ne peut plus sortir de lui-même. Il est comme étranglé. Le désespoir cloue
l'homme lui-même. Ainsi ligoté à la pure intériorité, il n'est plus capable de laisser naître en lui-même la moindre image verbale, la moindre expression. la moindre voix annonçant quelque chose, le moindre projet pouvant surmonter le
présent. La victime devient muette. Il n'y a plus rien à dire. Le désespoir prive de
langage et anéantit tout « pas encore. » Le désespoir n'est rien que lui-même. Le
corps souffrant et le désespoir démentent le principe espérance. Le désespoir
détruit le mode d'existence sociale. La victime n'est plus capable de s'aider ellemême, et elle sait qu'aucune aide n'est à attendre des autres non plus. Le social
perd tout caractère protecteur, Il n'y a plus de compagnons de misère qui partagent le malheur, personne auprès de qui l'on puisse trouver réconfort, sollicitude
ou refuge. Cet abandon ne signifie pas qu'on se sente solitaire, c'est un isolement complet, une coupure définitive, sans changement de perspectives, sans
anticipation, ni attente sociale et sans l'imagination d'un autre. Chacun est seul
et se sent seul. Le désespoir ruine tout. Il s'empare du soi tout entier.
6. Conclusion.
Reconstruire du lien social suppose une articulation et une tension
entre 3 mondes. Cette reconstruction suppose une intervention technique, une
reconnaissance en justice et enfin une reconstruction du lien. Le poids respectif
de chaque monde est pondérable selon les situations, les contextes. On
observera des compromis divers entre ces mondes. Yves Bibrowski souligne
bien cette nécessité de construire des compromis entre la thérapeutique et l’art.
Or, construire un compromis ne signifie pas la dilution de l’un dans l’autre. Le
compromis est une construction de lien tout en assurant l’autonomie et la particularité de chaque acteur. Citons cet auteur : « L’Art éminemment n’a pas à
chercher de lettres de noblesse. Quand elles lui sont nécessaires, c’est souvent
pour masquer un manque. Le fait pour un psy de jouer un peu de guitare ne l’institue pas en musico-thérapeute, l’assistant social qui a fait un peu de théâtre
n’est pas un art-thérapeute. »
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Le symbolique suppose une tension entre le même et le différent. Dans le
cadre d’une analyse du symbolique, on pose que la réalité ne se conçoit pas
comme une représentation d’un substrat « objectif ». Elle se conçoit dans le système de rapports qu’instituent le même et le différent. En d’autres termes, les
choses se définissent les unes par rapport aux autres et non par rapport à ce qui
est tenu pour réel dans notre culture, par rapport à ce qui est tenu pour irréel.
Principe d’identité et principe de différence ne doivent pas se concevoir par rapport à une réalité naturelle ou objective qu’ils découperaient. Ils doivent se concevoir tous deux comme des produits culturels qui l’impliquent mutuellement.
Dire que la réalité est symbolique renvoie à ce qu’elle est « toujours déjà symbolique ». On ne quitte jamais le symbolique. Nous voudrions reprendre cette
idée de la création comme « quitter la même ». La souffrance est répétition, mais
répétition pathologique
Bibliographie.
1.Georges Gusdorf, La Parole, Paris, P.U.F., 1966
2. Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, 2T, T1, Le sujet et le verbe, Paris, Éditions
du Cerf, 1991.
3. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
4. Raymond Ledrut : La Forme et le Sens dans la société, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.
5. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1989
6. Camille Tarot, Du fait social de Dürkheim au fait social total de Marcel Mauss, Paris, la revue
de Mauss semestrielle, n°8, 1996
7. Marcel Mauss, op cit
8. Marcel Mauss, Œuvres, 3 T, T3, Paris, Editions de Minuit, 1969 p.151.
9. Ibid, p.214
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Création et créativité
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10. Bruno Karsenti, Marcel Mauss, Le fait social total, Paris, P.U.F. 1994, p.85
11. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, op cit p.194
12. Ibid, p.294-295
13. Ibid, p.294-295
14. Camille Tarot, op cit p.86
15. Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1971
16. Patrick Pharo, Phénoménologie du lien civil, Paris, L’Harmattan, 1992
17. Emmanuel Levinas, Transcendance et mal, pp.145 à 163, in Philippe Nemo, Job et l’excès
du mal, Paris, Bibliothèque Albin Michel, 1999
18. Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 1991, pp.62 à 63
19. Emmanuel Levinas, op cit, p.152
20. Bruno Bettelheim, le cœur conscient, Paris, Laffont, 1972, p.41
21. Erik H. Erikson, Enfance et société, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966 et Adolescence
et crise, La quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1968
22. Bruno Bettelheim, op cit p.183
23. Patrick Pharo, Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, Paris, L’Harmattan, 1993
24. Gören Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949