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"La casta" ou l'obsession antiprogressiste de Milei

2024, La Revue Nouvelle

Depuis l'arrivée d'une figure libertarienne au pouvoir, l'Argentine découvre l'obsession antiprogressiste présente dans d'autres pays. Encouragé par les échecs de la gauche péroniste (au pouvoir de 2003 à 2015, ensuite de 2019 à 2023), le nouveau président Javier Milei surfe sur le mécontentement justifié de la population pour installer un climat de menace permanente envers ses ennemis politiques. La figure du progressiste incarne pour lui, mais aussi pour une partie des Argentins, l'épouvantail idéal,

La Revue Nouvelle La casta ou l’obsession antiprogressiste de Milei Laura Calabrese (ULB, ReSIC) & Sol Montero (UNSAM, Conicet) Depuis l’arrivée d’une figure libertarienne au pouvoir, l’Argentine découvre l’obsession antiprogressiste présente dans d’autres pays. Encouragé par les échecs de la gauche péroniste (au pouvoir de 2003 à 2015, ensuite de 2019 à 2023), le nouveau président Javier Milei surfe sur le mécontentement justifié de la population pour installer un climat de menace permanente envers ses ennemis politiques. La figure du progressiste incarne pour lui, mais aussi pour une partie des Argentins, l’épouvantail idéal, coupable à la fois de la faillite économique, de la prolifération du féminisme, de l’hypertrophie de l’État et de la corruption. Ce qui est intéressant dans cette obsession antiprogressiste est qu’elle est à la fois locale et internationale. Elle puise dans une haine antipéroniste traditionnelle1 et se nourrit d’un imaginaire conservateur ou même putschiste, qui fait résurgence quarante ans après la fin de la dictature militaire. Mais elle partage, voire emprunte, beaucoup d’éléments à un discours réactionnaire de circulation transnationale, que l’on peut retrouver dans le libertarianisme nord-américain, le mouvement réactionnaire français ou le conservatisme d’extrême droite brésilien. A partir de procédés caricaturaux, ces discours construisent des figures menaçantes dont le but est de disqualifier les adversaires en tant que sujets politiques. La figure de la caste, l’un des piliers du discours de Milei depuis la campagne présidentielle de 2023, incarne ces adversaires de manière paradigmatique. La caste est un concept avec une trajectoire surprenante et d’une efficacité redoutable dans le discours politique. Il englobe sous une même dénomination l’establishment politique, économique et culturel progressiste. Aux origines du concept Dans son sens politique contemporain, le mot casta est popularisé grâce au livre des journalistes italiens Sergio Rizzo et Gian Stella La casta. Così i politici italiani sono diventati intoccabili, paru en 2007, qui dénonce “l’aristocratie inamovible” représentée par une classe politique qui use et abuse des privilèges de l’État. En Espagne, Íñigo Errejón, l’un des fondateurs du parti de gauche Podemos, signe la préface à la traduction espagnole du livre et introduit le concept dans le discours du mouvement, fondé en 2014. Plus tard, il expliquera que le concept servait à désigner la fracture entre les classes privilégiées et le reste des citoyens, dépassant ainsi le clivage gauche/droite à partir d’une posture que le parti assume 1 Le péronisme se définit comme une mouvance nationale et populaire. Ce mouvement et son opposition structurent la politique argentine depuis 1945, remplaçant le clivage gauche-droite. S’il y a un antipéronisme qui se constitue sur la base d’une critique de l’organisation verticaliste et corporative du mouvement, un autre versant, aux relents racistes, se nourrit du rejet de sa composante populaire. Péronisme et antipéronisme peuvent tous les deux se situer tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. La Revue Nouvelle comme “populiste”, selon leurs propres mots2. Dans la mouvance du 15M (le Mouvement des indignés), l’usage du mot caste cherchait à dénoncer les “minorités privilégiées”, c’est-à-dire les classes propriétaires protégées par l’État et ses institutions. En 2015, Podemos abandonne le concept, mais celui-ci a déjà été adopté par les journalistes et commentateurs et fait désormais partie du lexique politique. Lorsqu’éclate le scandale autour de la maison de vacances du numéro un de Podemos, Pablo Iglesias, celui-ci est accusé d’appartenir à la caste qu’il entend combattre. Dans la foulée, le parti d’extrême droite Vox s’approprie le concept. Selon le politologue espagnol José Rama, le mot vient prendre la place d’autres concepts employés dans le passé par le mouvement d’extrême droite : “La caste désigne ce qui était autrefois qualifié d’"anti-Espagne", d’"ennemis de la patrie" ou de "progressistes" (los progres en espagnol) »3. En Argentine, le journaliste conservateur Luis Gasulla publie en 2021 le livre La casta, La patria somos nosotros (“La caste. La patrie, c’est nous”)4, un réquisitoire contre le kirchnérisme5, qu’il accuse de corruption, de privilèges mal acquis et d’hypocrisie : “Le péronisme est devenu une caste de gouvernants et de syndicalistes millionnaires, des seigneurs féodaux qui s’éternisent au pouvoir. La version K [kirchnériste] a perfectionné ces méthodes ; elle est aujourd’hui la nouvelle oligarchie. Ils créent des lois mais ne les respectent pas. Ils jurent lutter contre un pouvoir hégémonique fantasmé, mais accumulent plus de pouvoir qu’aucun autre gouvernement démocratique récent, en détruisant les institutions et en minant les contre-pouvoirs”. Sur le compte Twitter de Milei, la mention la plus ancienne du concept remontre à 2015, mais c’est à partir de 2021 qu’il commence à l’utiliser couramment, lorsqu’il entre en campagne pour un siège de député. La trajectoire contemporaine de casta en espagnol rappelle celle de beaucoup d’autres concepts politiques provenant de la gauche et utilisés par la droite conservatrice ou l’extrême droite. Un exemple paradigmatique est celui de « bataille culturelle », une notion qui découle Dans de nombreux articles, discours et entretiens, Errejón a déclaré que Podemos était l’expression d’un “populisme de gauche” en Europe. Il revendique les figures d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe comme des référents idéologiques. 3 Gómez Urzaiz, B. (26 juillet 2021). “La casta, el talismán léxico que migró de Podemos a Vox”. El País. URL: 4 Le titre parodie le slogan de Cristina Fernández de Kirchner “La patrie, c’est l’autre”, qui cherche à rendre moins abstraite la notion de patrie en la déplaçant vers ces “autres” qui auraient besoin de la protection de l’État. 5 Le kirchnérisme est un mouvement péroniste de gauche, émergeant en 2003 lors de l'accession à la présidence de Néstor Kirchner. Sous son mandat, le pays parvient à se remettre de la crise économique et à liquider la dette contractée auprès du FMI. Par la suite, Cristina Fernández de Kirchner, sa femme, lui succède et gouverne pendant deux mandats successifs. 2 La Revue Nouvelle du concept d’« hégémonie culturelle » du philosophe marxiste Antonio Gramsci6, actuellement mobilisé par les droites radicales. Toutefois à la différence de ce dernier, l’appropriation de casta opère un changement de sens important, car le mot est utilisé contre ses énonciateurs premiers avec une connotation provocatrice et polémique. Dans ce sens, elle évoque plutôt les détournements sémantiques décrits par Victor Klemperer dans son étude sur la langue du Troisième Reich7, laquelle modifiait le parcours des mots courants en changeant leur sens et en augmentant leur fréquence d’usage dans le langage de tous les jours. Elle rappelle aussi le parcours du mot totalitaire, qui surgit comme une dénonciation du fascisme et est rapidement repris par Mussolini pour décrire le fonctionnement d’un État qui prendrait toute la place, au point d’éclipser les individus. Un mot au sens plastique La carrière contemporaine de casta et ses usages polémiques en font un « concept politique », au sens que donne l’historien Reinhardt Koselleck à cette notion, c’est-à-dire une unité lexicale qui condense les débats d’une époque et qui façonne l’action sociale. Comme tous les concepts politiques, il s’adapte aux contextes et aux intentions des locuteurs. Le sens des concepts politiques est donc éloigné de leur sens stable et de leur étymologie, car la diversité d’usages et appropriations le chargent progressivement de couches de sens. Il faut dire que les caractéristiques du mot casta le prédisposent à des usages assez variés. Il s’agit de ce qu’on appelle en linguistique un nom collectif, c’est-à-dire un nom singulier qui désigne pourtant une pluralité d’éléments et les amalgament sous une seule entité, sans pour autant spécifier quels sont ces éléments. Car contrairement à « la police » (composée de policiers) ou à « la gauche » (composée de gens qui votent à gauche), on ne sait pas exactement qui compose « la caste ». Comme le souligne la linguiste Michelle Lecolle, ces caractéristiques contribuent à construire un sens homogène et globalisant propice à la généralisation. En l’absence d’un sens plus ou moins établi, c’est l’usage et la mémoire collective qui vont faire office de dictionnaire. Il faut donc observer comment l’expression circule pour comprendre le sens que lui donnent les énonciateurs. En contraste avec l’usage qu’en faisait Podemos, pour qui le mot caste visait le monde politique, Milei considère que tous les hommes et femmes politiques appartiennent à une caste (ou plutôt LA caste), ce qui lui permet de valoriser sa position d’outsider. Cependant, la dénomination va bien au-delà, comme l’a écrit Milei dans un tweet durant la campagne présidentielle : Selon Gramsci, le changement social ne s’impose pas par le pouvoir mais par la culture, entendue au sens large. Le discours devient ainsi un terrain de lutte pour les différents groupes idéologiques, qui se battent pour établir leur domination sur les représentations collectives. 7 LTI. La langue du III Reich en édition française. 6 La Revue Nouvelle LA CASTE c’est : 1. Politiciens voleurs 2. Cadres planqués 3. Syndicats transfuges 4. Journaleux corrompus 5. Professionnels complices (@JMilei 10/10/2023) À mesure que le terme casta se répand dans le discours social, son sens devient plus créatif, englobant souvent des acteurs qui, intuitivement, ne seraient pas considérés comme faisant partie des groupes dominants. Ainsi, appartiennent à « la casta » les chômeurs, les retraités, les professeurs universitaires ou les syndicalistes, par opposition aux « Argentins travailleurs ». Ces secteurs sont pointés du doigt pour leur proximité avec le pouvoir, pour avoir soutenu un discours hégémonique ou avoir fait partie des gouvernements kirchnéristes successifs. Dans ce sens, le vocable caste a un fonctionnement similaire au syntagme fake news tel qu’il était utilisé par Donald Trump lorsqu’il était président, qui servait tout simplement à discréditer ceux qui ne partageaient pas ses points de vue. Loin de l’insulte classique en politique, qui sert à dégrader l’adversaire, ces dénominations disqualifient le rival qui devient illégitime. Féru de slogans, Milei intègre le mot caste à des phrases courtes et percutantes qui circulent bien à l’oral comme dans les réseaux sociaux : “caste ou liberté”, “la caste tremble” ou “la caste a peur”. Ces slogans dévoilent une des principales caractéristiques de l’expression, à savoir la désignation d’un collectif avec lequel on ne peut ni négocier ni débattre, et qu’il est donc impératif de supprimer. Les membres de la caste craignent le moment où les privilèges mal acquis leur seront retirés. Ces slogans sont une promesse, un acte de wishful thinking dont la seule énonciation constitue une argumentation. Ils prospèrent dans un climat politique où le dégagisme est dominant. Il ne faut pas oublier qu’en 2001, au plus fort de la crise politique et économique en Argentine, le mot d’ordre de la population était “que se vayan todos” (“qu’ils dégagent tous”). La haine progressiste de Milei envers “la caste” évoque ce mouvement, où la politique devait à tout prix être remplacée par des initiatives excentrées. Une dénomination couronnée de succès Comme beaucoup d’éléments de langage provenant de formations politiques radicales, le concept de caste a rapidement trouvé sa place dans le discours public, comme s’il venait nommer quelque chose de perceptible mais d’innommé. Le mot a gagné en popularité à un tel point que, en dépit de sa nature polémique et de sa signification vague, il est repris par des personnalités provenant d’autres formations politiques et par le grand public. Si le sens du mot est rarement interrogé, les hommes et femmes politiques vont en revanche débattre sur qui appartient ou non à la caste. Quant aux journalistes, ils l’adoptent comme une catégorie politique descriptive, la remettant rarement en question. Au plus fort de sa circulation, le nom devient un adjectif dans des phrases telles que “un tel est très caste”, une construction que l’espagnol permet, passant de la nomination de la chose à la nomination d’une qualité de la chose. De la sorte, la caste n’est plus seulement un groupe dont l’existence La Revue Nouvelle est rarement questionnée, mais un attribut de l’individu, quel que soit le groupe auquel il appartient. Comme tous les concepts adoptés par le langage politique d’une époque, la popularité de caste doit être interrogée. Elle signe le succès d’un discours libertarien que l’Argentine ne connaissait pas, mais aussi celui de l’extrême droite nationaliste que le pays n’avait plus connu depuis le retour de la démocratie. Par son alliance avec des milieux conservateurs, Milei récuse le récit majoritaire sur la dictature militaire (1976-1983), en questionnant le consensus politique sur les crimes contre l’humanité, le nombre de victimes et la portée de la violence de l’État. C’est dans ce contexte qu’il réactive un lexique et un imaginaire anticommunistes datant de la période du terrorisme d’État : communiste, gauchiste (zurdo, zurdaje), rouge (rojo), qui renvoient au discours des forces armées. Le décalage temporel entre les années 1970 et l’actualité a créé cependant des nuances dans l’actualisation de cet imaginaire anticommuniste, d’autant plus qu’aujourd’hui peu de gens se réclament de cette idéologie, y compris au Parlement où les marxistes sont très minoritaires et plutôt de tendance trotskiste. Dans son actualisation contemporaine, ce lexique cible non seulement des acteurs liés au secteur politique, mais aussi la société civile : élites économiques, politiques et culturelles, artistes, féministes, universitaires et scientifiques accusés d’accumuler des privilèges, fussent-ils symboliques. L'élasticité sémantique de ce lexique est telle que Milei a traité son rival Horacio Rodríguez Larreta (candidat de droite à la présidentielle et alors maire de Buenos Aires) de “gauchiste de merde”. Dans ce contexte, l’insulte sous-entendait que Larreta n'incarnait pas véritablement les principes du libéralisme économique. Le recours au discours anticommuniste illustre, entre autres, la dépréciation des concepts politiques au sein des discours conservateurs. Dans son actualisation contemporaine, la notion du gauchiste a subi une évolution significative. Si autrefois elle servait à discréditer certains courants non orthodoxes du communisme, aujourd’hui elle véhicule l’idée d’hypocrisie. Aussi, gauchiste évoque l’idée d’une fausse gauche, désignant des groupes qui se revendiquent populaires (à l’instar du péronisme), mais qui en réalité font partie intégrante des élites. L’accusation la plus fréquemment adressée aux progressistes réside ainsi dans leur tartufferie, que l’on retrouve dans d’autres dénominations en circulation en Europe telles que « gauche bobo » ou « gauche caviar ». Un succès au-delà des frontières En effet, les désignations de l’ennemi incarnées dans l’expression caste s’insèrent dans un réseau plus large de formules, arguments et discours antiprogressistes en vogue dans plusieurs pays (les États-Unis, la France et dans une moindre mesure la Belgique). Ces discours actualisent l'idée d’une bataille culturelle qu’il faut remporter contre le progressisme, dans le La Revue Nouvelle but de façonner les représentations collectives et, in fine, les agendas politiques. Sur les réseaux, on constate que caste partage beaucoup de caractéristiques avec des dénominations qui circulent en Europe et aux États-Unis, à commencer par celle de wokisme. Ce vocable permet de transformer en mouvement homogène des groupes militants, voire des sensibilités politiques, souvent contradictoires. La critique antiwokiste s’est aussi patiemment construite dans le temps, propulsée par des fantasmes complotistes, la circulation stratégique du discours conservateur, des réseaux sociaux attachés aux discours extrémistes, mais aussi des frustrations bien réelles envers la gauche et envers certains excès des mouvements progressistes. Il faut également tenir compte des caractéristiques des écosystèmes médiatiques. En Argentine, comme au Brésil, en France et aux Etats-Unis, la forte concentration médiatique aux mains de quelques groupes conservateurs et la présence importante de chaines d’information en continu peuvent expliquer en partie les phénomènes du type Milei, Bolsonaro, Zemmour ou Trump. La bataille culturelle engagée par une nébuleuse réactionnaire, de nature antiintellectuelle, complotiste, anti-élites et dégagiste, trouve écho dans un vaste mouvement antiprogressiste en Europe et dans les Amériques. Preuve que l’obsession antiprogressiste de Milei n’est pas un phénomène solitaire, son discours au Forum économique mondial de Davos en janvier 2024, à peine élu, mobilisant un imaginaire de Guerre froide, n’a pas causé un tollé : “L’Occident est en danger (…) car ceux qui sont censés défendre les valeurs occidentales sont dominés par une vision du monde qui, inexorablement, conduit au socialisme et en conséquence à la pauvreté (...) Les principaux leaders du monde occidental ont abandonné leurs valeurs au profit de différentes versions de ce qu’on appelle le collectivisme”. À première vue, on pourrait avoir l’impression que le discours de Milei a émergé de nulle part, mais à bien y regarder, on observe une multiplicité d’événements qui ont convergé vers cette radicalisation de l’espace politique. Tout d’abord, une polarisation entre le péronisme et l’antipéronisme qui n’a cessé de monter en intensité ces dernières années, ainsi qu’un désarroi généralisé qui a ouvert la voie royale à des discours extrêmes. Sur ce point, la gauche a une part de responsabilité, moins du fait de ses échecs (qui ne sont pas plus grands que ceux de la droite), que par le fait d’avoir approfondi la traditionnelle confrontation entre formations politiques, phénomène désigné en Argentine sous le terme “la grieta” (la brèche, la fissure). Si contrairement à la gauche européenne, le kirchnérisme a été porteur d’un vrai projet politique progressiste, celui-ci a été particulièrement clivant, dans un pays déjà très divisé politiquement. À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que Cristina Fernández de Kirchner a longtemps utilisé la notion de bataille culturelle. En 2008, elle affirmait que la lutte contre le pouvoir n’était pas seulement économique, mais qu’elle relevait principalement d’une lutte sur le plan culturel, en particulier en ce qui concerne les médias, concentrés La Revue Nouvelle autour d’un monopole conservateur. Ce n’est pas un hasard si La France insoumise, une formation basée sur une vision agonistique de la politique, s’est inspiré du kirchnérisme comme un idéal de populisme de gauche8. En deuxième lieu, on observe une fatigue croissante au progressisme, provoquée par une réaction aux gouvernements de gauche successifs, qui ont accompagné des mouvements sociaux tels que le droit à l’IVG, la promotion des politiques de genre et des organismes de droits humains, la réactivation des procès aux militaires, le soutien à la recherche des enfants volés pendant la dictature, ou encore l’appui aux langues amérindiennes. C'est dans ce contexte que se cristallise le discours antiprogressiste, plus précisément pendant le deuxième mandat de Cristina Fernández. La figure du « progre » (raccourci de “progressiste”), déclinée dans sa version plus insultante « progresía » (le suffixe ajoute clairement une couche péjorative, que l’on peut apprécier en français dans un mot comme « macronie »), cristallise ce rejet. Le discours antiprogressiste de Milei n’est finalement que la synthèse d'une série d’éléments préexistants dans le contexte local : opposition antipéroniste, rejet des politiques de gauche, misogynie envers une femme présidente, échecs du kirchnérisme, résurgence de tendances antidémocratiques et concentration médiatique, pour ne mentionner que les plus significatifs. Ces facteurs se sont solidarisés pendant la crise du covid et ont convergé vers un climat politique favorable à l’élection de Milei. Or, ces éléments propres au contexte local s’insèrent dans une conjoncture internationale, où les pays développés accordent une légitimité croissante à des discours antidémocratiques qui ciblent principalement le progressisme ou ce qui est fantasmé comme tel. Loin des postures eurocentriques qui pensent les phénomènes latino-américains comme prisonniers d’un “populisme” endémique (où “populisme” est surtout utilisé comme synonyme de démagogie ou de zèle antidémocratique), l’obsession antiprogressiste de Milei est le symptôme d’un malaise global. 8 Nous donnons à ce concept le sens qu’il a dans les projets politiques natifs, notamment en Amérique latine, sans aucune préconception négative.