DOSSIER
La carte
et le territoire
à l’ère numérique
Henri DESBOIS
Nous n’avons peut-être pas encore pris la mesure du bouleversement
épistémologique et culturel que représente le recours généralisé aux
techniques numériques pour les humanités. J’emploie à dessein un mot
qui semblait démodé, jusqu’à son récent retour en grâce dans l’expression
« humanités numériques ». Si l’on considère que les humanités se sont
justement constituées dans une culture très littéraire, fort étrangère, pour
l’essentiel, au monde de la quantiication, de la mesure et du calcul, comme
l’atteste la structuration même des disciplines académiques, on comprendra ce que cette formule a de presque choquant. Avec la généralisation des
bases de données, la faculté de traiter de grands volumes d’information de
manière automatique, etc., les changements liés au numérique affectent
le contexte institutionnel et technique de la production et de la diffusion
des connaissances, la façon d’appréhender et de manipuler les objets.
Le cas de la géographie à cet égard est particulier, non seulement parce
que son ancrage dans les humanités est problématique, tant la discipline est
tiraillée entre les sciences de la nature et celles de l’homme et de la société,
Socio • 04 • mars 2015 • p. 39-60
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
mais surtout en raison de la façon dont les techniques numériques ont
transformé la cartographie.
L’introduction de l’informatique en géographie :
un phénomène précoce
La géographie, en tant que discipline universitaire, ne se confond pas avec
la cartographie, entendue comme l’ensemble des techniques de production
des cartes. La carte, cependant, est un objet central dans l’organisation de
la discipline géographique. En témoignent par exemple la place qu’occupe
le commentaire de cartes topographiques dans les études de géographie ou
encore l’obligation faite aux candidats aux concours de recrutement des
professeurs du secondaire, lors des épreuves écrites de géographie, d’illustrer leur dissertation par un croquis cartographique. Dans une discipline
thématiquement très éclatée, la carte a valeur de signe de reconnaissance,
et sa présence ou son absence, par exemple dans un travail de thèse, peut
peser d’un grand poids lorsque l’institution doit se prononcer sur le
caractère géographique ou non d’une recherche, notamment pour décider
d’octroyer ou de refuser à son auteur le droit de se présenter sur les postes
d’enseignant-chercheur.
Il n’est donc pas étonnant que la géographie ait été profondément affectée
par les techniques de la cartographie numérique. Aujourd’hui, les globes
virtuels, la cartographie en ligne, les GPS intégrés dans les smartphones
ont tout à fait banalisé auprès du grand public les techniques que l’on
regroupe globalement sous l’appellation de géographie numérique. Mais
l’ordinateur a servi à produire des cartes avant même que le traitement
de texte ne se répande.
L’histoire détaillée de l’informatique appliquée à la cartographie reste
à écrire, on peut cependant en esquisser les grandes lignes. La masse de
données produites, à partir des années 1960, par les satellites de reconnaissance américains dans le cadre d’un effort pour cartographier l’URSS et
les pays du bloc communiste a conduit à automatiser leur traitement.
Quoique ces efforts aient été initialement secrets, le domaine militaire a
servi d’incubateur à toutes les techniques contemporaines de la géographie
numérique (Cloud, 2002). Parallèlement, à peu près à la même époque, la
disponibilité de moyens informatiques dans les grandes administrations
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La carte et le territoire à l’ère numérique
et dans les universités les mieux dotées, d’abord surtout aux États-Unis),
a permis d’expérimenter le traitement de données spatialisées. Cette
tendance s’est accrue à partir de la mise en service des premiers satellites
civils d’observation de la Terre (ERTS 1 1 , premier satellite du programme
Landsat 1, est lancé en 1972). Contrairement aux satellites militaires qui
utilisent alors des ilms photographiques, seul moyen à cette époque
d’atteindre la résolution nécessaire aux missions de renseignement, les
satellites civils sont équipés de capteurs électroniques, beaucoup moins
précis mais bien moins coûteux à exploiter : ils peuvent produire autant
d’images qu’on le souhaite tant qu’ils sont en état de fonctionner, tandis
que les satellites militaires ont une durée de vie limitée par la quantité
de ilm embarquée. Le premier satellite Landsat a fonctionné pendant
six ans, alors que les missions des satellites militaires contemporains, de
la série Hexagon, duraient de quelques semaines à quelques mois. L’exploitation eficace des données acquises par les satellites nécessite l’emploi de
l’ordinateur (même si les laboratoires les moins fortunés peuvent acquérir
directement des tirages sur papier photographique).
Les premiers systèmes de traitement de données géographiques par
ordinateur sont antérieurs à l’apparition de la micro-informatique, mais
ce n’est qu’avec le développement de celle-ci dans les années 1980 qu’ils se
banalisent, sous la forme des « systèmes d’information géographique » (SIG).
Un SIG est un logiciel permettant de manipuler des objets géoréférencés,
c’est-à-dire liés à un référentiel géographique, comme, par exemple, une
route représentée comme une suite de segments dont les extrémités sont
déinies par leur latitude et leur longitude, ou encore une image satellite
sur laquelle la position géographique d’un certain nombre de pixels est
connue précisément. Les SIG peuvent servir à produire des cartes à partir
de données d’origines variées en les intégrant dans un référentiel unique
(Google Earth peut être considéré comme un SIG grand public). À côté des
SIG à proprement parler, apparaissent aussi des systèmes de cartographie
par ordinateur sous la forme soit de logiciels de dessin, soit de logiciels de
cartographie statistique servant à produire des cartes non géoréférencées.
1. Earth Resources Technological Satellite.
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
On peut aujourd’hui avoir une idée de ce qu’a représenté l’introduction
de l’ordinateur dans la géographie au début des années 1980 en relisant
le numéro d’août 1983 (vol. 35, no 2) de la revue The Professional Geographer.
Jerome Dobson, dans un article intitulé « Automated Geography », tentait
d’évaluer l’impact de l’informatisation sur la discipline géographique. Il
voyait dans les techniques numériques l’avenir de la discipline, en particulier pour la géographie appliquée (Dobson, 1983). Les réponses à l’article
publiées dans le même numéro montrent que cet enthousiasme n’était
pas universellement partagé au sein de la communauté universitaire.
Il s’agit alors moins d’une approche critique, laquelle ne se développera
que plus tard, que d’un scepticisme sur le potentiel réel d’une technique
alors encore à ses débuts (Poiker, 1983). Les SIG se développent dans les
années 1980 aux États-Unis et au Royaume-Uni dans le contexte particulier
des politiques reaganienne et thatchérienne qui taillent dans les budgets
des sciences humaines, accusées d’être inutiles à l’économie, et favorisent
le inancement sur projet (Longley, 2000). Les projets les utilisant sont
alors davantage susceptibles d’attirer des inancements extérieurs, à la fois
parce que les SIG, quels que soient leurs mérites en matière de recherche,
sont des outils employés dans des métiers très variés (aménagement, marketing, logistique, etc.), et parce que, de ce fait, les étudiants formés à ces
techniques ont davantage de perspectives de carrière.
La querelle des SIG
En apparence, l’informatisation de la géographie correspond à l’apparition
de compétences (et d’ordres de grandeur de budgets) inhabituels dans cette
discipline. Cependant, la géographie n’est pas entièrement inscrite dans
les humanités de la tradition littéraire. Elle est depuis longtemps tiraillée
entre ces dernières et les sciences de la nature, et les méthodes quantitatives,
envisagées par leurs promoteurs comme la solution au déicit de scientiicité
qu’ils perçoivent dans la discipline, ont connu une vogue considérable dès
les années 1960. L’arrivée de l’ordinateur ne constitue donc pas véritablement
une rupture épistémologique au sein de la discipline, du moins à ses débuts.
En revanche, elle peut être perçue comme un danger pour l’équilibre entre
les géographes littéraires et les géographes scientiiques, notamment à cause
de la disproportion des budgets consommés par les uns et les autres. Sans
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La carte et le territoire à l’ère numérique
parler des gros systèmes tout à fait hors de portée des départements de géographie, que les pionniers du traitement informatique des données spatiales
devaient emprunter aux physiciens (Verger, 2010), les premières stations
de travail individuelles équipées de logiciels de SIG étaient extrêmement
coûteuses : un SIG représentait un investissement d’environ 500 000 dollars
au début des années 1980, avant la disponibilité des micro-ordinateurs, et,
vers la in de la même décennie, environ 10 000 dollars (Goodchild, 2008),
sur une station de travail individuelle 2 .
C’est donc sur fond de tension sur les budgets et les postes que se développe la polémique autour de l’usage de l’informatique dans la géographie
universitaire (plusieurs comptes rendus de cette querelle sont disponibles,
par exemple chez Sheppard et al., 1999 ; Schuurman, 2000 ; Ferretti, 2007).
Au-delà de ces enjeux de pouvoir au sein de la communauté de la géographie
universitaire, se posent de véritables questions épistémologiques autour
des techniques numériques. L’essentiel de la polémique au sujet des SIG
s’est déroulé dans le domaine anglophone et plus particulièrement en
Amérique du Nord, à la fois parce que le développement de l’informatique
géographique y a été plus précoce qu’ailleurs, si bien qu’elle s’est imposée
dans un contexte où l’ordinateur n’était pas encore banalisé dans tous les
secteurs du travail et de la vie quotidienne, et aussi parce que l’approche
critique des SIG a pu s’appuyer sur un mouvement intellectuel plus vaste
de mise en question du positivisme scientiique.
Une querelle épistémologique :
positivisme, techniques numériques
et conceptions de la scientiicité
Le courant des humanités nord-américaines, fortement inluencé par la
pensée critique européenne des années 1960 et 1970, qu’on désignera globalement, en refusant d’entrer dans les querelles terminologiques, sous
le qualiicatif de « postmoderne », conteste la prétention de la rationalité
2. le prix public d’une licence monoposte du plus répandu des logiciels de SIG commerciaux est aujourd’hui de 1 500 dollars, et il existe des alternatives dans le domaine
du logiciel libre.
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
scientiique issue des Lumières à produire une vision du monde hégémonique fondée sur la notion d’objectivité. On appellera « géographie
critique », la géographie qui s’inspire à des degrés divers de ce mouvement.
C’est dans cette perspective que se place John Brian Harley, l’un des principaux artisans du renouvellement de l’histoire de la cartographie, dans
son article de 1990 « déconstruire la carte ». Bien que ce texte ne soit pas
principalement consacré à la géographie numérique, puisqu’il parle surtout
de la construction historique et politique de la cartographie moderne, il
est presque systématiquement cité dès qu’il est question du débat autour
des SIG. Dès le début, Harley afirme : « À mesure qu’ils adoptent les
techniques informatiques et les systèmes d’information géographique,
la rhétorique scientiste des producteurs de cartes devient de plus en plus
assourdissante. » Reconnaissant utiliser le terme de déconstruction en
référence au mouvement postmoderne, Harley détaille ensuite ce qu’il
appelle sa stratégie de déconstruction de la carte en la replaçant dans
son contexte historique et politique de production, en en montrant les
artiices rhétoriques, et en exposant les enjeux de pouvoir qui la soustendent. Dans son introduction à un recueil posthume de textes d’Harley,
John Harwood Andrew (2002) suggère que l’accusation de positivisme
lancée contre les cartographes n’est pas entièrement fondée. De fait, dans
un texte antérieur (Harley, 1988) sur des thèmes très voisins, les cartes
sont présentées comme des objets liés au pouvoir mais sans que le lien
soit explicitement fait entre l’activité de production cartographique et
une posture naïvement positiviste. Malgré ce que suggèrent la structure
et le titre de l’article de 1990, la cible d’Harley sur ce point n’est donc pas
tant la carte en elle-même que la géographie numérique.
La question du positivisme est centrale dans le débat qui se développe
autour des SIG dans les années 1990 3 . Ce débat consiste pour l’essentiel
en une série d’articles et de commentaires parus dans quelques-unes
des plus importantes revues anglophones de géographie (Environment
and Planning A, Progress in Human Geography, The Professional Geographer
et Political Geography, principalement). Les défenseurs de la géographie
numérique (par exemple Dobson, 1993 ; Openshaw, 1991) s’opposent à ceux
3. Voir, par exemple, Lake (1993).
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La carte et le territoire à l’ère numérique
qui portent sur la mutation en cours un regard plus critique, comme Lake,
cité précédemment, Smith (1992), ou Pickles (1993). Un ouvrage collectif
de 1995 dirigé par John Pickles, Ground Truth, présente un panorama des
rélexions critiques sur les SIG tout en donnant la parole à des défenseurs
de la géographie numérique. L’examen des SIG va bien au-delà de la seule
question du positivisme, mais le thème est abordé par une bonne partie
des auteurs 4 . Il n’est pas certain que le terme de positivisme ait toujours
été manié avec la plus grande rigueur, ni que les SIG soient par nature
positivistes (Schuurman, 2000 ; Sheppard, 2001). Mais au-delà des débats
théoriques, dans la pratique, l’emploi de l’informatique correspond souvent en effet à des positions épistémologiques implicites particulières, qui
peuvent être liées à une conception assez réductrice de ce qu’est la science.
Les techniques numériques, comme, avant elles, les approches quantitatives, valent souvent, pour leurs promoteurs, brevet de scientiicité.
Tout se passe comme si les succès de la physique mathématisée dans
la compréhension du monde, illustrés par les progrès de la technique,
fascinaient une partie des chercheurs en sciences humaines au point de
vouloir en singer les méthodes, ou du moins de se parer des apparences
de la rigueur que confère l’usage des mathématiques et de l’informatique.
Ainsi, on peut mettre en œuvre des méthodes numériques lourdes pour
arriver à des résultats déjà connus, voire évidents, à la seule in de démontrer
« scientiiquement » ce qui était déjà bien connu par l’observation. Dans un
colloque français de géographie numérique de la in des années 1990, un
géographe à qui on avait fait remarquer que ce qu’il avait mis en évidence,
concernant l’évolution des logiques de localisation de l’industrie, au moyen
d’une méthode numérique complexe, aurait pu se déduire de l’observation
d’une série de cartes topographiques (avec un pouvoir d’explication supérieur) répondit simplement que « cela n’aurait pas été scientiique ». En
l’occurrence, l’objet de la communication portait moins sur la question
géographique que sur les méthodes utilisées pour la traiter. C’est là une
propension assez commune dans les travaux de géographie numérique. La
complexité des méthodes et la dificulté du maniement des outils tendent
à induire une hypertrophie de la partie méthodologique. Dans les cas
4. Voir notamment Taylor et Johnston (1993).
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
les plus extrêmes, cela peut faire paraître l’objet de la recherche presque
secondaire par rapport à la technique employée pour l’étudier.
Il est certain que l’ordinateur, hors même toute considération sur ses
effets épistémologiques, peut exercer une fascination chez ses utilisateurs.
Des étudiants, à l’issue de leur licence, déclarent vouloir « faire du SIG ». Si
cela peut relever en partie d’une stratégie de carrière, par ailleurs en général
eficace, c’est aussi assez souvent le signe que le goût pour l’informatique
l’emporte sur l’intérêt pour la géographie. Sans doute les SIG peuvent-ils
être des instruments pertinents et puissants pour traiter certaines questions géographiques, mais ce n’est pas toujours là ce qui motive leur emploi.
L’attrait de la nouveauté, le prestige de la technique, l’autorité de la chose
numérique, ont des séductions puissantes. La certitude des utilisateurs
d’être du côté du progrès transparaît souvent dans leurs discours : même
quand ils reconnaissent les imperfections et les insufisances de leurs
outils, celles-ci ne sont imputées qu’à la jeunesse de la technique. Ainsi,
Michael Batty, éminent spécialiste de géographie numérique, ne cherchet-il probablement ni à être ironique, ni provocateur, lorsqu’il déclare que
les techniques numériques permettront, d’ici une cinquantaine d’années,
l’avènement de la psychohistoire imaginée par Isaac Asimov dans son
cycle de romans de science-iction Fondation, c’est-à-dire l’avènement d’une
science humaine aussi exacte dans son pouvoir d’explication et surtout
de prédiction que la science physique 5 . La référence à la science-iction est
signiicative : ce genre littéraire est un élément important de la culture
partagée par une grande partie des praticiens de l’informatique 6 . La forte
valorisation de l’innovation technique qui imprègne ce milieu favorise un
intérêt pour la prospective technologique dont la science-iction représente
la traduction dans l’imaginaire. La coniance ainsi afichée dans le progrès
technique, autant au moins que des positions épistémologiques précises,
peut troubler la part de la communauté académique la plus méiante vis-àvis du positivisme en général. Les dissensions épistémologiques traduisent
en partie des différences de cultures, mais aussi de visions politiques.
5. Voir la déclaration sur son CV publié sur son blog : <http://www.complexcity.info/cv/>.
6. À ce sujet, voir notamment Flichy (2001).
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La carte et le territoire à l’ère numérique
À qui proitent les SIG ?
Les réticences d’une partie des géographes face à l’emploi des SIG, telles
qu’elles s’expriment dans les années 1990, ne sont pas uniquement en
rapport avec leur positivisme supposé. Elles concernent aussi leur nature
et leurs usages opérationnels. Leur diffusion massive dans la géographie
universitaire repose essentiellement sur des logiciels commerciaux. Cette
discipline forme de nombreux experts dans le maniement des SIG, mais
n’a pratiquement aucune part à leur conception et leur développement
(Longley, 2000 : 39), mis à part quelques idées issues de l’analyse spatiale
formelle telle qu’elle s’est développée dans les années 1960. Les logiques
qui structurent les SIG, comme la façon dont les objets, dans les logiciels
les plus courants, sont organisés en couches superposables, doivent plus
aux informaticiens qu’aux géographes, mais elles sont si bien intégrées
par les utilisateurs qu’ils n’en perçoivent plus les limites. Lorsqu’on
demande à l’un d’eux pourquoi il n’explore pas telle ou telle hypothèse,
il n’est pas rare qu’il réponde « ArcView 7 ne le permet pas » (Chrisman,
2005 : 29). Les données qui alimentent les SIG, par exemple celles issues
de recensement, sont elles aussi structurées selon des logiques relétant
les préoccupations et les priorités de leurs producteurs, qui peuvent être
des institutions publiques ou des entreprises privées 8 . Or, il est facile
de se soumettre à l’autorité de la technique, de se laisser hypnotiser par
le vertige de la combinatoire ininie des données et la séduction de leur
visualisation, au point d’oublier qu’elles sont chargées de présupposés, et
que le simple fait d’appréhender le monde à travers la mesure, le calcul et
la statistique est en soi un parti pris fort. Au-delà de la question des limites
inhérentes au logiciel ou des biais des données, l’approche imposée par
les SIG privilégie presque inéluctablement un point de vue statistique,
surplombant, désincarné et technocratique, soit le regard du dominant,
seul en position de produire la donnée. C’est là un des fondements d’une
critique féministe, qui prend racine en particulier dans la dénonciation
par Haraway (1988) des techniques de la vision en général dans les mécanismes de la domination masculine.
7. ArcView, aujourd’hui ArcGis, est le plus répandu des logiciels commerciaux de SIG.
8. Voir Curry (1998 : 45-47) pour des exemples de producteurs de données privés.
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
Une autre dimension importante de la critique des SIG concerne leur
emploi concret hors du contexte universitaire, et en premier lieu leur
usage militaire. La première guerre du Golfe (1990-1991) marque à cet
égard un tournant. Elle est en effet la première guerre géonumérique à
grande échelle, pour reprendre une expression de Neil Smith (« the irst
full scale GIS war », 1992 : 257 9). Le lien entre la géographie numérique et
la guerre est fondamental 10 . Il n’est pas exagéré d’afirmer que toutes les
techniques de la géographie contemporaine ont une origine militaire :
le satellite d’observation de la Terre, la nouvelle géodésie, le traitement
numérique des données géographiques, le GPS ont tous été développés
spéciiquement dans le cadre de la dissuasion nucléaire américaine, et ont
trouvé leurs premières applications dans le domaine militaire. Les mêmes
techniques sont aussi au cœur des mutations de la sécurité, les SIG étant
très adaptés à l’intégration de tous les dispositifs de surveillance qui se
sont multipliés dans les villes (Graham, 1998, 1999). L’origine militaire et
l’usage guerrier ou policier des SIG ne disqualiient pas leur usage civil, ni
ne condamnent par avance leur mise en œuvre dans une perspective critique et émancipatrice (Saint-Amour, 2010). Il ne faut pas non plus négliger
le fait que, même dans la communauté des géographes, l’extension de la
surveillance et l’amélioration de l’eficacité des systèmes d’armes peuvent
être de puissants arguments en faveur de la promotion des SIG (Lake, 1993 :
406). Cependant, il y a là de quoi rendre méiants les géographes attachés
à une pensée plus critique, et de quoi tempérer l’enthousiasme des plus
ardents promoteurs de l’informatique géographique.
L’association étroite entre SIG et guerre soulève deux questions principales. Tout d’abord, est-il éthiquement responsable de promouvoir, en
formant des étudiants, et éventuellement de contribuer à perfectionner
une technique dont une des inalités est la guerre ? La question est posée,
par exemple par Smith (1992 : 258-259), qui remarque que le service géogra-
9. Voir également Clarke (1992).
10. Voir à ce sujet Woodward (2004) et Barnes (2008), sur le lien particulier entre
guerre froide, simulation et technique numérique.
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La carte et le territoire à l’ère numérique
phique de l’armée américaine 11 est le premier employeur de diplômés en
géographie. Quelque légitimes que soient ces scrupules, il faut distinguer
le fait d’employer une technique d’origine militaire à des ins paciiques
et la contribution plus ou moins directe à la géographie militaire. Le
géographe confronté à ce dernier cas doit arbitrer entre sa conscience
et les considérations pragmatiques : entre le refus par principe de toute
compromission et l’acquiescement résigné à la fatalité de la persistance de
la guerre au cœur de l’État moderne, le choix individuel dépend souvent
davantage des circonstances matérielles que de l’exercice éclairé du libre
arbitre. L’autre question que soulève l’origine militaire des SIG est celle
de leur inluence sur les principes de fonctionnement de ces systèmes.
En d’autres termes, le type de représentation de l’espace géographique
produit par les SIG souffre-t-il d’un biais militariste ? On rejoint ici toutes
les interrogations sur le point de vue qu’imposent les SIG, en mettant plus
spéciiquement l’accent sur l’aspect militaire.
Les SIG commerciaux ne sont pas entièrement conçus pour les militaires.
Ils sont aussi destinés à de nombreuses applications civiles (urbanisme,
administration territoriale, logistique, et, de manière plus générale, tous
les métiers qui utilisaient la cartographie papier). Il est dificile de dire, par
conséquent, quelle est la part spéciiquement militaire dans la géographie
numérique contemporaine, et si cette part engage fortement une vision
du monde. L’hypothèse selon laquelle les techniques géonumériques
participeraient à une forme de militarisation des modes d’appréhension
de l’espace géographique ne peut pas être entièrement écartée.
Un débat aux effets limités
Le débat intense qui s’est poursuivi dans la géographie anglophone tout
au long des années 1990 a légèrement inléchi l’évolution de l’usage de
l’informatique dans la géographie universitaire. Des chercheurs ont
défendu la possibilité d’un usage critique des SIG, notamment incarné
dans une géographie féministe (Kwan, 2002 ; Schuurman et Pratt, 2002 ;
11. À l’époque : Defense Mapping Agency (DMA), dont les missions sont aujourd’hui du
ressort de la National Geospatial-intelligence Agency (NGA).
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DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
McLafferty, 2005), et dans la promotion des « SIG participatifs », destinés à
introduire les techniques géonumériques dans des actions de démocratie
participative (Corbett et Keller, 2005). Certains auteurs hésitent cependant
à ranger l’ensemble de cette dernière pratique parmi les SIG critiques,
l’usage de l’outil n’étant pas toujours accompagné d’une réelle rélexion
sur sa nature et ses effets (O’Sullivan, 2006 : 785).
Les SIG critiques deviennent une sous-discipline de la géographie numérique vers la in des années 1990, où se rencontrent des géographes critiques
qui explorent les applications des techniques numériques (Sheppard, 2001,
2005 ; Couclelis, 2004) et des spécialistes de SIG qui s’efforcent de dépasser les
limites inhérentes aux systèmes informatiques, et essayent par exemple de
développer des logiques loues et des classiications souples, et d’introduire
une dimension qualitative dans l’approche quantitative (Fisher et Unwin,
2005 ; Pavlovskaya, 2006 ; Schuurman, 2009). Les SIG critiques, cependant,
restent extrêmement minoritaires par rapport à l’ensemble de la géographie
numérique universitaire. En 2004, Nadine Schuurman, ayant analysé
566 articles parus au cours des années précédentes dans quatre revues
scientiiques majeures du domaine, n’en compte que 45 se rapportant aux
SIG critiques, dont vingt publiés pendant la seule année 1995, année de la
publication de Ground Truth, au plus fort de la controverse. Si l’on élimine
l’effet Ground Truth il ne reste qu’environ 4 % des articles qui s’intéressent
aux relations entre SIG et société (Schuurman et Kwan, 2004). Malgré toute
la bonne volonté des promoteurs des SIG critiques, dans la majorité des
cas, le fossé épistémologique, politique, et, probablement, philosophique
entre les géographes critiques et les spécialistes de géographie numérique
est trop large pour que le dialogue soit possible (Leszczynski, 2009). Ce
dialogue n’est toutefois pas inexistant, mais il est marginal.
La portée pratique du travail critique sur les outils de la géographie
numérique est encore plus limitée. Dans un contexte d’informatisation
généralisée, les subtiles réserves épistémologiques au sujet de la géographie
numérique sont de peu de poids. En partie pour se conformer à une injonction de modernisation, en partie pour répondre à une demande du marché
de l’emploi (Arrowsmith et al., 2011 : 368), les SIG se sont répandus dans les
départements de géographie des universités, qui leur consacrent une part
importante des postes et des budgets. La nécessité de former des étudiants
aux outils géonumériques pousse à recruter des enseignants maîtrisant
50
La carte et le territoire à l’ère numérique
ces techniques, et la rélexion épistémologique n’est pas une priorité. La
géographie critique peut subsister dans la petite niche écologique qu’elle
occupe dans le monde universitaire anglophone, mais ses positions n’ont
qu’une inluence très faible sur les évolutions globales de la discipline.
Quelle que soit la reconnaissance académique dont peuvent jouir les
recherches inspirées par la pensée critique, elles semblent condamnées à
voir presque toujours leurs succès intellectuels désavoués, dans les faits,
par le contexte institutionnel, économique et politique.
La géographie numérique grand public, nouvel objet
pour l’approche critique
La rélexion élaborée pendant la controverse sur les SIG connaît pourtant aujourd’hui une actualité renouvelée. La diffusion des techniques
géonumériques grand public donne une tout autre portée à ce qui n’était
jusque-là qu’un débat assez marginal à l’intérieur d’une discipline universitaire. Le GPS est disponible depuis 1996 pour les civils (sans dégradation
depuis 2000), Google Earth et Google Maps sont en ligne depuis 2005.
La combinaison des techniques de géolocalisation et de l’Internet a complètement transformé la place et la nature des techniques géographiques
dans la vie quotidienne.
Le premier effet de ces changements techniques a été de multiplier les
cartes. Inclure une carte de localisation sur un site web ne demande guère
plus d’une ligne de code si on utilise par exemple Google Maps. D’une
manière plus générale, produire et publier une carte est à la portée de quiconque dispose d’une culture technique informatique un peu développée.
De plus, la banalisation du GPS et des terminaux mobiles se traduit par la
multiplication des services fondés sur la géolocalisation des utilisateurs.
Denis Wood (1992 : 34) a écrit que nous vivions dans un monde « baigné
de cartes 12 ». S’il est vrai que la culture occidentale est en effet, à bien des
égards, carto-centrique depuis le xviie siècle environ, la quantité de cartes,
principalement sur écran, présentes dans l’environnement quotidien s’est
12. Sur l’importance de la carte dans notre univers mental, voir aussi Retaillé (1996),
Monmonier (1999), et Turnbull (2000 : chapitre 3).
51
DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
considérablement accrue depuis une dizaine d’années. On nomme parfois
« geoweb » l’ensemble des informations géographiques et des applications
associées accessibles par l’Internet, et « néogéographie » les usages des
techniques géonumériques qui se répandent hors de la sphère des utilisateurs professionnels (Joliveau, 2011 ; Desbois, 2012).
Les cartes numériques sur écran ont tendance à supplanter de plus
en plus les anciennes cartes papier, et il n’est pas exagéré de dire que les
conceptions communes de l’espace géographique se forment à présent
à travers ces nouvelles représentations. La majorité des techniques de
la néogéographie dérivent des SIG. Une partie des commentaires qui
ont accompagné la diffusion des SIG restent pertinents pour analyser
le géoweb et la néogéographie (Sui et Goodchild, 2011). Plus que le fond
des analyses, la démarche d’une approche critique peut être transposée
des SIG à la néogéographie. Les questions portent sur les effets cognitifs
des nouvelles techniques et sur leurs conséquences sociales et politiques.
Parmi tous les objets de la néogéographie, les globes virtuels dont Google
Earth est le plus connu (il n’est cependant pas le premier, puisque WorldWind, de la NASA, a été mis en ligne en 2004) sont les plus complexes et
les plus riches à étudier, car ils concentrent une grande partie des techniques et des pratiques nouvelles, à l’exception de certains aspects plus
spéciiquement liés aux réseaux sociaux et au web collaboratif (réseaux
sociaux géolocalisés et cartographie participative). La carte numérique
est devenue la norme du document géographique, comme en témoigne
l’usage des images de type Google Earth dans les médias : elles ont, surtout à la télévision, presque totalement remplacé les cartes de localisation
traditionnelles. Même l’éditeur de cartes routières Michelin, sur sa série
départementale au 1/150 000, appose un macaron « relief image satellite »,
comme si le papier avait à présent besoin de la caution des techniques
géonumériques pour asseoir sa crédibilité.
La propension au mimétisme, au sens où la carte se donne de plus en
plus souvent comme une vision depuis l’espace plutôt que comme un
assemblage de igurés symboliques, est une caractéristique importante
des cartes numériques. La carte topographique classique, en particulier
lorsqu’elle est à grande échelle, avec ses repères, ses points géodésiques,
ses carroyages, n’a de cesse de rappeler les techniques et les principes
mathématiques qui ont servi à la construire. Par exemple, une carte de
52
La carte et le territoire à l’ère numérique
l’Institut géographique national (IGN) série orange des années 1990 peut
comporter jusqu’à six graduations différentes dans sa marge. On peut y voir
le souci de satisfaire tous les utilisateurs, mais il y a aussi, pour reprendre
l’expression d’Harley (1990 : 3), un effet rhétorique puissant par lequel est
posé le statut d’objet scientiique de la carte. L’esthétique de Google Earth
est presque complètement à l’opposé de ces partis pris. Tout est fait pour
masquer le processus d’acquisition et de traitement des données au proit
de la création d’une simulation de voyage virtuel : l’interface sous forme
de globe escamote la question de la projection, l’expression du niveau de
zoom en termes d’altitude du point de vue élimine le principe d’une échelle
numérique (par ailleurs dificile à calculer faute de connaître a priori la
taille physique de l’afichage). Le déplacement d’un lieu à un autre suivant
des trajectoires paraboliques, le basculement par défaut en vue oblique
aux niveaux de zoom les plus élevés, et la transition animée qui permet de
passer en vue au niveau du sol (fonction streetview) vont dans le même sens.
Ces choix sont cohérents si l’on considère que la principale fonction
de Google Earth est récréative. L’usage ludique des cartes, qui consiste à
voyager mentalement en les contemplant, est attesté depuis longtemps :
il est décrit dès le xviie siècle par Robert Burton, dans l’Anatomie de la
mélancolie (2-2-4), et on le retrouve chez Gustave Flaubert (Madame Bovary,
chapitre 9), Stevenson (Essays in the Art of Writing) et Joseph Conrad (Au cœur
des ténèbres, chapitre 1). La contemplation de la carte, dans ces exemples,
est décrite comme un voyage imaginaire. Google Earth n’invente pas
l’usage ludique de la cartographie, mais il le met en scène, et ce n’est pas
nécessairement délibéré : les globes virtuels ont une généalogie complexe,
des grands globes pédagogiques du xixe siècle au projet de terre virtuelle
d’Al Gore 13 (1998) en passant par le projet de geoscope de Richard Buckminster
Fuller 14 (Fuller, 1977 : 137-138). Les critiques des SIG qui s’en prenaient
13. Dans un discours de 1998, Al Gore, alors vice-président des États-Unis, avait suggéré
la création, dans un but pédagogique, d’une terre virtuelle constituée d’un assemblage
d’images satellite enrichies de données statistiques.
14. Proposé par Buckminster Fuller dans les années 1960, le geoscope était un globe
terrestre géant, couvert de voyants lumineux commandés par ordinateur, qui aurait permis de visualiser à volonté toutes sortes de données démographiques ou économiques.
Le projet n’a jamais été réalisé.
53
DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
au positivisme reprochaient aux utilisateurs de ces systèmes d’entretenir
la iction trompeuse d’une représentation objective du monde à travers la
technique. Le réalisme photographique des globes virtuels rend plus dificile, et, probablement, plus nécessaire, la déconstruction de l’objectivité
de la représentation.
La rhétorique propre aux globes virtuels et à d’autres objets néogéographiques ne se déchiffre pas aussi aisément que celle de la carte papier.
L’autorité de la technique y a sa part, et plus spéciiquement celle des techniques spatiales et militaires. Non seulement les techniques d’imagerie et de
traitement de l’information géographique des globes virtuels sont d’origine
militaire, mais de plus, la technique spéciique d’assemblage en mosaïques
d’images satellite et leur visualisation par une interface 3D à travers l’outil
Earth Viewer de la société Keyhole (2001), précurseur de Google Earth, ont
d’abord servi aux médias télévisés pour illustrer la seconde guerre du Golfe
(2003). Ces images simulées ont été abondamment utilisées par les télévisions
en conjonction avec les vidéos fournies par l’armée, en particulier certaines
images provenant des systèmes de visée des armes, dont les effets de zoom présentent des similitudes troublantes avec ceux d’Earth Viewer (Stahl, 2010 : 29).
Lorsque les premiers globes virtuels sont mis en ligne, ils relèvent d’une
esthétique déjà identiiable, et associée à la guerre moderne. L’image spatiale
en elle-même a de fortes connotations militaires. L’observation de la Terre
depuis l’espace est à l’origine essentiellement destinée aux militaires, et
aujourd’hui encore, les principales sociétés qui produisent de l’imagerie
spatiale ont l’armée pour client privilégié (avec parfois, comme pour certains satellites de la société World View, un accès exclusif aux images de
plus ine résolution). Le degré d’association entre l’imagerie spatiale et le
monde militaire transparaît avec la présence massive de satellites dans
les ictions américaines militaires et d’espionnage (ibid. : 87 15). Une part
de la séduction de Google Earth vient d’ailleurs de ce qu’il paraît donner
accès à un régime de vision naguère réservé aux détenteurs d’habilitations
de sécurité. De là le succès des sites recensant les lieux secrets visibles (ou
masqués) sur le globe virtuel (Perkins et Dodge, 2009).
15. Voir également le blog de Thierry Joliveau Monde géonumérique : <http://mondegeonumerique.wordpress.com/>.
54
La carte et le territoire à l’ère numérique
Ce dernier aspect est ambivalent. D’un côté, on pourrait y voir un
potentiel de contre-surveillance citoyenne, grâce à la diffusion d’images
et d’informations hors de la sphère secrète du renseignement (Aday et
Livingston, 2009). D’un autre côté, dans la plupart des cas, les images ne
livrent rien de réellement intéressant, soit qu’il n’y ait en effet réellement
rien à voir, soit qu’on ait pris la précaution de soustraire à l’œil du satellite
ce qu’on souhaitait garder secret (le plus souvent en le faisant à couvert,
par exemple dans des installations souterraines, ou, plus rarement, par
une censure des images). Ne reste alors que la griserie de se prendre un
moment pour un espion, l’illusion de passer du côté des puissants dont le
regard peut se projeter partout, et peut-être la satisfaction trouble de cette
forme particulière de techno-fétichisme qui s’attache souvent aux armes
modernes et à la technologie militaire. Bien que Google Earth ait suscité
des protestations de la part de plusieurs États inquiets de voir leurs secrets
exposés aux yeux de tous (Kumar, 2010 ; Norris, 2010), il s’agit davantage d’un
enjeu symbolique que d’une question de sécurité réelle. L’effet de Google
Earth est moins de mettre dans les mains de tous des moyens de surveillance
que de produire une image symbolique d’un monde entièrement visible,
avec son globe vierge de tout nuage, entièrement offert au voyeurisme
spatial. L’idée de la surveillance globale est antérieure aux globes virtuels,
mais il n’est pas indifférent que l’esthétique cartographique dominante
épouse le style visuel d’une des techniques les plus emblématiques de la
surveillance. L’accroissement global de la surveillance est étroitement
lié aux techniques numériques, comme l’ont montré, par exemple, les
révélations d’Edward Snowden sur les interceptions pratiquées par la
NSA. La surveillance n’est qu’une facette des transformations sociales,
politiques et culturelles qui accompagnent l’imprégnation croissante de
notre environnement par le numérique. La géographie numérique offre
un point de vue privilégié sur ces changements.
Résister à la fascination technologique
Toute carte est un double spectacle : celui du territoire représenté, et celui
des moyens mis en œuvre pour produire cette représentation. De même
qu’une partie des utilisateurs universitaires de SIG sont plus intéressés par
l’outil qu’ils manipulent que par les sujets que cet outil permet de traiter,
55
DOSSIER LE TOURNANT NUMÉRIQUE… ET APRÈS ?
la fascination qu’exerce Google Earth doit au moins autant à la démonstration technique qu’au spectacle du monde. Le tour de force numérique
qu’exhibent les globes virtuels et d’autres dispositifs géonumériques
comme les systèmes de navigation rappelle la colonisation croissante de
l’environnement, en particulier urbain, par l’informatique. Le spectacle
du monde offert par les techniques géonumériques est aussi, et peut-être
avant tout, celui du monde numérique. En ce sens, en mettant en scène
le double numérique du monde, le globe virtuel peut être regardé comme
une allégorie de l’emprise croissante des techniques informatiques. Il est
à cet égard très révélateur que l’auteur de science-iction William Gibson,
inventeur du mot « cyberespace » et igure centrale dans la construction
des imaginaires du virtuel, ayant délaissé dans les années 2000 le genre
qui l’avait fait connaître au proit de techno-thrillers contemporains,
ait choisi de centrer un de ses romans récents sur les techniques géonumériques, expressément présentées comme un déversement du cyberespace dans l’environnement quotidien. Parce que la part numérique
du territoire est de plus en plus importante, et parce que, de ce fait, avec
toutes les techniques de géolocalisation et de mise à jour de la carte « en
temps réel », la distinction entre carte et territoire tend à se brouiller, les
dispositifs géonumériques sont une des expressions les plus puissantes
de la révolution numérique en général.
Ce constat en lui-même n’a pas de portée critique. On peut aussi bien
s’abandonner au vertige technologique que cultiver la nostalgie d’un monde
où la grille du GPS n’avait pas encore étendu son emprise. On peut aussi y
voir un encouragement à explorer des géographies alternatives. L’hégémonie
de la mesure, du calcul et de la technique, plus manifeste que jamais dans
la construction de nos représentations de l’espace géographique, peut aussi
donner soif de représentations alternatives. Sans doute est-ce là une des
raisons qui expliquent la singulière inlation actuelle des interventions
artistiques autour de la cartographie (Monsaingeon, 2013). À l’heure où
les géomètres et les informaticiens sont les producteurs presque exclusifs
de notre géographie commune, n’oublions pas qu’il est rare que les choses
vraiment importantes de la vie s’expriment en chiffres et en équations.
Écoutons les artistes et les poètes.
56
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