La frontière et la guerre
René Favier, Stéphane Gal
To cite this version:
René Favier, Stéphane Gal. La frontière et la guerre. René Favier. Nouvelle Histoire du Dauphiné.
Une province face à sa mémoire, Glénat, Grenoble, pp.142-153, 2007. halshs-00376086
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La frontière et la guerre
Depuis son incorporation au royaume de France en 1349, le Dauphiné « faisait
frontière ». L’expression doit être prise au sens plein de son acception ancienne, qui
distinguait la « frontière » de la « limite ». La frontière ne désignait pas une ligne continue,
mais un réseau d’enclaves sur lequel s’organisait la défense et qui pouvait se dilater ou se
déplacer au gré des circonstances. Cette notion ancienne de « marche séparante » avait pour
fonction de protéger le territoire national, voire de permettre son agrandissement. Les guerres
incessantes qui agitèrent les Alpes tout au long des 16e et 17e siècles contribuèrent à dessiner
plus clairement cette frontière tout en donnant au Dauphiné une place de premier plan, qui
acheva son intégration définitive au royaume de France.
1. Etapes et frontière
Une étape sur la route de l’Italie
Les guerres d’Italie, qui débutèrent en 1494, transformèrent le Dauphiné en zone
stratégique de première importance. Traversé par les armées royales qui se rassemblaient à
Lyon avant de franchir les cols alpins, il devint une étape obligée. A ce titre, il se transforma
en réservoir d’hommes de guerre, de pionniers, ainsi qu’en grand pourvoyeur de munitions de
bouches et d’armes. Une douzaine d’étapes jalonnaient la province, qui devaient fournir
chacune trois livres de pain par homme et par jour, le vin, la « chair et pitance » à raison de
deux sous par homme d’armes et d’un sou pour leur serviteur, le foin pour les chevaux, sans
compter l’huile, le vinaigre, bois, lard et paille nécessaires à une armée en campagne. Le coût
financier, ajouté aux réquisitions diverses, fut considérable pour les populations.
Des points fortifiés assuraient la défense de la province et de ses principaux axes de
circulation : Quirieu au nord, Château-Dauphin à l’est et surtout Exilles, considéré comme
« l’œil » du Dauphiné sur l’Italie Mais les capacités défensives de ces places étaient
incertaines, parce que trop souvent tributaires des aléas de la politique. A partir de 1536, les
forteresses dauphinoises, reléguées en seconde ligne du fait de l’annexion de la Savoie par
François 1er, furent délaissées au profit de celles du Piémont.
L’épopée italienne fut pour beaucoup l’occasion de s’illustrer au service du roi. La
noblesse dauphinoise prit une large part aux expéditions qui permirent à quelques-uns de
sortir de l’ombre : Pierre Terrail, qui de simple homme d’armes devint lieutenant général de la
province entre 1516 et 1521, avant de terminer sa vie comme le fameux « chevalier Bayard » ;
ou Jean Rabot, diplomate et compagnon de Charles VIII, qui devint chef du grand conseil du
royaume de Naples. D’autres, comme le tristement célèbre baron des Adrets, les Simiane de
Gordes et les Maugiron, futurs acteurs des guerres de Religion, s’y forgèrent leur réputation
de capitaine sous le patronage d’un grand, duc de Guise ou connétable de Montmorency.
La population dauphinoise fournit aussi une part substantielle des contingents de
l’armée royale, en particulier une légion, à partir de 1534, aux côtés des Provençaux,
Lyonnais et Auvergnats. L’insécurité chronique autant que l’expérience acquise par les
anciens soldats favorisa la constitution de ligues de défense, notamment dans le Grésivaudan,
boulevard des invasions depuis la Savoie. Des groupements de villages purent s’y organiser
en compagnies de miliciens, qui voyaient bergers et parfois curés porter la pique ou
l’arquebuse sous le commandement des nobles locaux.
Un rempart face à la Savoie
Après l’éphémère annexion de la Savoie entre 1536 et 1559 et la reconstitution d’une
Allogrogie mythique, la question de la frontière du Dauphiné et de sa défense, un temps
occulté par les troubles entre protestants et catholiques, revint de manière spectaculaire sur le
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devant de la scène en 1588. Charles-Emmanuel 1er, duc de Savoie, désireux d’agrandir ses
Etats, profita des guerres de Religion pour envahir le marquisat de Saluces qui relevait alors
du parlement de Dauphiné. La nouvelle fut annoncée en pleine séance des Etats généraux
réunis à Blois autour du roi. Les vues du duc de Savoie toutefois allaient bien au-delà des
Alpes, puisqu’il envisageait de repousser la frontière jusqu’au Rhône et d’annexer Genève, la
Provence et le Dauphiné. Il pouvait compter sur place sur le soutien de ceux qui préféraient un
souverain étranger catholique à un roi français protestant. Ces projets rencontrèrent cependant
un écho très limité chez les Dauphinois. La majeure partie de la noblesse, fidèle à Henri IV, se
regroupa derrière son représentant, François de Bonne, futur duc de Lesdiguières, qui opposa
une résistance acharnée au duc de Savoie de la Méditerranée au Léman.
Cette guerre ne s’acheva qu’au traité de Lyon en 1601. Si la France y gagnait la
Bresse, le pays de Gex, le Valromey et le Bugey rattachés à la Bourgogne, le Dauphiné en
revanche y perdait le marquisat de Saluces, cédé à la Savoie. Toutefois, cette longue guerre
fut une étape importante dans l’histoire de la province. Ralliés au parti des « Bons Français »
par la propagande royale, les Dauphinois retrouvèrent dans la lutte contre l’envahisseur
étranger une unité que les guerres de Religion avaient fait voler en éclats. Elle facilita d’autant
la pacification des consciences qui se faisait au même moment autour du nom du roi et de ses
lois, jetant ainsi les bases d’une identité nouvelle fondée sur l’idée de nation.
Les menaces que faisaient planer les ambitions savoyardes et la proximité du « chemin
des Espagnols », déterminèrent Lesdiguières, tout-puissant lieutenant général de la province
depuis 1597, à renforcer sa défense par la réfection de toutes ses places fortes. Il édifia une
véritable ceinture de pierre qui verrouillait les axes de circulation et mettait les villes
principales hors de danger. Il fut aidé dans sa tâche par la qualité des nombreuses cartes
dessinées par l’ingénieur Jean de Beins. Pour la première fois, il était possible de visualiser la
province et la dentelle de ses confins. Grenoble, pôle de commandement militaire et politique,
fut doté de remparts vastes et modernes, c’est-à-dire susceptibles de résister face à l’artillerie,
tandis que le fort de Barraux, soufflé au duc de Savoie, devint le fer de lance de cette nouvelle
ligne de défense. A partir de 1604, le tiers des crédits alloués annuellement à la défense de la
province, soit 34 000 livres, lui était consacré.
Une interface entre la France et l’Italie
Le jeu diplomatique éloigna pourtant bientôt les menaces, transformant la Savoie en
alliée fidèle face aux prétentions des Habsbourg en Italie du nord. Lesdiguières avait été pour
beaucoup dans ce renversement des alliances. Selon lui, la géopolitique européenne
commandait désormais de déplacer la guerre des Alpes à l’Italie du nord, afin de rompre « le
chemin des Espagnols » qui permettait d’assurer les communications au sein du vaste empire
des Habsbourg et reliait Milan aux Pays-Bas grâce aux passages alpins du nord de l’Italie.
Dans une telle perspective, la Savoie devenait une partenaire essentielle. Lesdiguières en était
à ce point convaincu qu’il s’engagea personnellement aux côtés du duc Charles-Emmanuel 1er
contre l’Espagne, forçant ainsi la main au jeune Louis XIII encore incertain quant à l’attitude
à adopter. La dimension acquise par le personnage, fait connétable de France en 1622, lui
donna bientôt un poids considérable. Milan et Gênes devinrent les nouveaux objectifs de la
politique extérieure rêvée par le premier officier de la couronne.
Les diverses expéditions militaires menées en Italie, en 1617, 1625 et 1629, préludes à
l’intervention française dans la guerre de Trente Ans (1635), firent du Dauphiné une nouvelle
base stratégique essentielle aux regroupements et aux passages des armées. A cette époque,
Grenoble devint un cadre favorable aux négociations qui rapprochèrent la maison de Savoie
de celle de France. En 1619, de grandes cérémonies y eurent lieu lors de l’entrée solennelle de
Christine de France, sœur de Louis XIII et future duchesse de Savoie. Elle se rendait à Turin
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pour y retrouver Victor-Amédée, qu’elle avait épousé quelques mois plus tôt, scellant de sa
vie l’alliance entre les deux couronnes.
Le traité de Cherasco, en 1630, figea pour longtemps les relations entre la Savoie et la
France. Louis XIII obtenait la place de Pignerol, qui devait servir à la fois de poste de
surveillance de Turin et de tête de pont pour les futures expéditions d’outre-monts. Au cours
de cette période, le Dauphiné avait acquis un rôle d’interface privilégiée entre la France et
l’Italie, tandis que la Savoie était devenue un Etat tampon, satellite du roi soleil jusqu’à la fin
du Grand Siècle.
2. Une province de seconde ligne au 17e siècle
Jusqu’à la fin du 17e siècle, les places cisalpines (Barraux excepté) ne jouèrent qu’un
rôle modeste dans la défense de la frontière qui reposait principalement sur les forts
transalpins d’Exilles, Châteaudauphin et Pignerol. Grenoble certes avait été dotée de
nouvelles enceintes par le duc de Lesdiguières. Mais les autres places étaient considérées
comme sans véritable valeur.
La médiocre valeur des places dauphinoises
Après la déclaration royale du 31 juillet 1628 qui stipulait le « razement et desmolition
de toutes sortes de fortifications des villes et chasteaux qui ne sont frontières et importantes
du royaume », les députés du parlement de Grenoble en avaient eux-mêmes demandé une
application rigoureuse en Dauphiné lors de l’assemblée des notables réunie en décembre aux
Tuileries. Pas davantage que la citadelle d’Embrun, les châteaux de Queyras et Briançon
n’étaient à leurs yeux nécessaires à la défense de la province. Soucieux de conforter l’autorité
du magistrat aux dépens de celle du militaire au lendemain de la mort de Lesdiguières, le
parlement demandait aussi pour Grenoble la destruction des fortifications de l’Arsenal « qui
sont du costé de la ville » au prétexte que celles-ci avaient été édifiées sans autorisation
royale, et que cette présence militaire affaiblissait l’autorité des magistrats du roi.
A défaut d’être rasées, aucune place de la frontière ne bénéficia d’une attention
particulière de la part des ingénieurs militaires au 17e siècle. Briançon resta presque ignorée
de Jean de Beins. Le château, construit « à l’ancienne », était incapable de résister à
l’artillerie, tandis que les remparts de la ville restaient percés de fenêtres, bouchées
provisoirement quand la guerre menaçait aux frais des habitants de la ville et des
communautés de l’escarton « qui voudroient s’y réfugier ». « L’on n’avait pas projeté d’en
faire une place de guerre, écrivait en 1729 l’intendant Fontanieu, parce qu’on avait Pignerol
en avant qui faisait la défense de la frontière. » Inspectant la frontière en 1692, Vauban,
soucieux de mettre en place sa « ceinture de fer », avait dressé un constat sévère tant de
Château-Queyras « qui ne doit estre estimé qu’à l’épreuve du mousquet » que de Guillestre
dont « on ne saurait rien faire de bon », d’Embrun « l’une des plus mauvaise places qui se
puisse voir » ou Gap comparée à « un manteau de gueux rapiéceté en mille endroicts de toutes
sortes, de morceaux d’étoffes mal cousus et mal appliqués ». La médiocrité de ces places, il
est vrai, était compensée par le relief qui rendait difficile à l’ennemi l’usage du canon et lui
imposait des campagnes rapides. Une place de montagne, même médiocre, était regardée
comme forte dès lors qu’elle imposait à l’ennemi un retard suffisant pour permettre à des
secours d’arriver, ou le contraignait à intervenir « dans le court intervalle qui existe… entre la
fonte des neiges et leur prochain retour. »
Dans la vallée du Grésivaudan, la situation n’était guère meilleure. Barraux ne
couvrait que la rive droite de l’Isère, tandis que les fortifications de Grenoble ne trouvaient
guère grâce aux yeux de Vauban. De fait, tout au long du 17e siècle, les villes dauphinoises ne
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jouèrent-elles aucun rôle militaire d’importance dans la défense de la frontière. Au mieux,
constituèrent-elles des positions de deuxième, voire de troisième ligne. Pour autant, la
proximité de la frontière se traduisait-elle pour elles par les lourdes charges imposées par le
passage répété des soldats ou les quartiers d’hiver.
Etapes et quartiers d’hiver
Base arrière de toutes les opérations militaires italiennes, le Dauphiné ne cessa d’être
traversé par les armées royales durant tout le 17e siècle. Si Grenoble resta longtemps
privilégiée et échappa à l’obligation du logement militaire, plus que toutes autres au contraire
les villes de la haute vallée de la Durance durent supporter, année après année, des charges
souvent harassantes.
Tant pour les soldats en marche, que pour les quartiers d’hiver, les habitants devaient
en effet l’« ustensile », c’est-à-dire « lit, linge de table, pot, écuelle, verre, place à son feu et à
sa chandelle ». En plus du logement, les habitants devaient en outre assurer
l’approvisionnement des soldats, charge qui leur était en principe remboursée selon un tarif
fixé par la monarchie. Il en résultait des difficultés innombrables dont les moindres étaient la
nécessité fréquente de s’endetter pour pouvoir disposer de quoi entretenir les soldats, et le
retard fréquent de la monarchie à rembourser les fournitures avancées. Les prélèvements
répétés contribuaient aussi à un considérable enchérissement des denrées, rendant la simple
survie des habitants parfois difficile. Le passage de 22.000 fantassins et de 3000 cavaliers
provoqua à Briançon en 1629 une multiplication par quatre des prix en quelques jours. En
août 1699, le setier de seigle y passa de même de 3 à 12 livres, le quintal de foin de 25 sous à
5 livres.
En bien des cas surtout, les débordements des soldats, pour lesquels le pillage était
davantage un trait de mœurs qu’un véritable délit, étaient cause d’affrontements plus ou
moins violents. En 1628, les troupes du marquis d’Uxelles, envoyées par Richelieu débloquer
Montferrat, laissèrent l’Embrunais entièrement ravagé « comme si un Attila eut tenu la
campagne ». Les quartiers d’hiver de 1655 donnèrent lieu à Gap à des violences répétées :
habitants rançonnés par les soldats, magistrats municipaux poursuivis l’épée au rein. De
janvier à avril, la troupe multiplia les violences avant de déloger au grand soulagement des
habitants qui, quelques mois plus tard, s’estimèrent vengés par la Providence à l’annonce de
son extermination en Italie : « Nota, souligna la greffier en marge des délibérations
consulaires, qu’ils ont servi d’exemple à la justice vengeresse de Dieu, estant la pluspart des
officiers et soldats péris et morts misérablement suivant leurs démérites et vie débordée,
pareils à des Cannibales et des Lestrigonds. »
Sans doute, le passage des troupes animait-il un commerce marchand fort lucratif pour
les entrepreneurs des affaires militaires. C’est sur ces activités que prit ainsi naissance la
fortune des frères Pâris. Mais si les fournisseurs des étapes tiraient profit de ces marchés, il en
résultait surtout un considérable endettement individuel ou collectif, dont les populations ne
parvinrent généralement à se libérer que des dizaines d’années plus tard. Le passage des
troupes pouvait aussi être vecteur de diffusion épidémique. Outre la violence, les soldats du
marquis d’Uxelles colportèrent également la peste qui fit des ravages considérables en
Embrunais, comme dans l’avant pays. Face aux menaces multiples, certains n’avaient d’autre
solution que la fuite. Si les autorités municipales cherchaient à les éviter en menaçant les
déserteurs de confiscation de leurs biens et d’un logement à leurs frais des soldats dans des
auberges ou cabarets, ces fuites constituaient également leur argument principal pour
revendiquer un allègement de l’impôt royal. En 1666, l’intendant Sarron de Champigny luimême affirmait que la moitié des habitants de Gap avaient fui. « Les étapes la ruinent,
confirmait Vauban en 1693, ainsi que toutes les autres villes de la route de Pignerol, dont les
peuples désertent à cause des incommodités qu’ils en souffrent, notamment Embrun,
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Guillestre, Chorges et Gap. ». A plus forte raison, la charge était-elle lourde quand l’ennemi
envahissait. L’incursion savoyarde de 1692 ne laissa que ruines et cendre de Guillestre à Gap,
avant de prendre fin aux portes de la Matésine.
3. Une province de première ligne au 18e siècle
Au lendemain des grandes guerres de Louis XIV, l’équilibre des forces conduisit les
Etat à renoncer aux avantages stratégiques que constituaient les têtes de ponts.
Progressivement, sous l’influence de Vauban, se développa l'idée que les obstacles naturels et
des limites bien définies fournissaient des positions avantageuses pour l'organisation de la
défense. En Dauphiné, ces nouvelles dispositions imposèrent, après la perte de Pignerol en
1697, et l’abandon des vallées transalpines du Briançonnais en 1713, un renforcement des
dispositifs de défense.
Redéfinition et renforcement de la frontière
Pour les autorités administratives nourries des idées nouvelles de rationalité des
Lumières, régulariser la frontière permettait tout à la fois d’assurer la sécurité militaire et de
répondre en partie aux difficultés rencontrées dans la lutte contre la contrebande. Pour les
administrateurs, l'argumentation juridique et historique cédait la place, dans la fixation des
limites, aux exigences de type géographique (rivières, lignes de crêtes…) et de réciprocité.
D’une définition féodale de la limite, on passait à une représentation nouvelle, géographique,
de la frontière linéaire qui ne se satisfaisait plus de la complexité des situations antérieures.
Sur ces bases, le traité de Turin fixa en 1760 la frontière avec la Savoie le long du Guiers, à
travers la Chartreuse, le Grésivaudan et le long des lignes de crête du massif de Belledonne.
Le déplacement de la frontière imposait en conséquence le renforcement des lignes de
défense et l’établissement d’une « ceinture de fer ». Malgré son ouverture sur la Savoie, la
vallée du Grésivaudan ne fut guère affectée. Les crédits manquaient pour le renforcement de
Barraux dont les ingénieurs renoncèrent à faire « une place de premier ordre ». Pas davantage
ne fut engagé de travaux à Grenoble où les consuls refusaient même de participer à l’entretien
des enceintes construites par Lesdiguières. A défaut d’obtenir les subsides nécessaires, ils
proposèrent même en 1738 de les détruire et de rendre « le passage libre ». La réalité n’était
pas très différente, demi-lunes et bastions étant au milieu du 18e siècle fréquemment occupés
par des habitations sommaires ou des échoppes d’artisans.
C’est sur les places du haut Dauphiné que reposait tout le système de défense. Au pied
du Montgenèvre, Briançon devint la place principale. Dès 1692, Vauban avait proposé un
premier projet de renforcement. La priorité donnée à l’enceinte de la ville fut cependant vite
abandonnée par le marquis d’Asfeld qui lui préféra l’occupation de la montagne. En 1720, un
crédit de 400.000 livres fut consacré à la construction des forts des Têtes et du Randouillet.
Plus en aval, Montdauphin devint la plaque tournante du dispositif militaire. Au carrefour du
Guil et de la Durance, le site avait été visité dès 1692 par Vauban qui en avait proposé
immédiatement la fortification : « Je ne sais point de poste en Dauphiné, ni même en France,
qui puisse lui être comparé pour l’utilité, ni qui favorise plus nos entrées dans le pays ennemi
et défende mieux toutes les siennes dans le nôtre, et quand Dieu l’aurait fait exprès, il ne
pourrait pas être mieux ». Comme pour Briançon, c’est au lendemain de la perte de Pignerol
que les travaux commencèrent véritablement, pour ne jamais cesser jusqu’à la Révolution.
L’établissement de garnisons permanentes
Le renforcement de la frontière s’accompagna de l’établissement de garnisons
permanentes dans toute la province. Si la présence de soldats s’imposait sur la frontière, il
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convenait aussi de tenir compte des impératifs matériels, et de la nécessité de leur donner des
conditions de vie suffisamment acceptables pour éviter leur désertion.
Les effectifs n’étaient pas stables. Dans les régions de montagne, la rudesse du climat,
le coût des denrées, les difficultés à assurer l’approvisionnement imposaient de fréquentes
rotations, notamment durant l’hiver. Sur l’effectif théorique de quatre bataillons, seuls 900 à
1000 soldats restaient ordinairement en résidence à Briançon. A Montdauphin, la garnison de
deux bataillons qui travailla à la construction de la place au début du siècle, se réduisit ensuite
souvent à un seul, dont une partie séjournait à Embrun, d’autres soldats passant l’hiver à Gap.
Dans le bas Dauphiné, Grenoble, comme capitale provinciale, et Valence en raison des
facilités d’approvisionnement, s’imposèrent comme les places principales. De 1720 à 1777
l’Ecole d’artillerie fut le fleuron de la garnison grenobloise, complétée par des bataillons
d’infanterie. Au total, entre 1500 et 2000 hommes résidaient dans la capitale provinciale à la
veille de la Révolution.
Dans ces villes, la construction de casernes, les unes à la charge du roi dans les
forteresses (les forts de Briançon, Montdauphin), les autres à celle des villes (à Vienne,
Grenoble Romans, Valence, Montélimar) déchargea les habitants de l’obligation du logement.
Il en résultat un changement de rapports entre les soldats et les habitants. Alors qu’au 17e
siècle, les premiers étaient considérés comme une calamité, au 18e siècle ils étaient devenus
des acteurs majeurs de l’économie et de la sociabilité locale.
Partout en Dauphiné, la présence de soldats était désormais réclamée pour le débit des
productions locales, en particulier du vin dont les soldats faisaient une abondante
consommation. La fourniture des officiers constituait un marché particulièrement diversifié et
rémunérateur. Outre la location des logements ou la fréquentation des cabarets et auberges,
l’importance du paraître des officiers qui, malgré les ordres, ne portaient guère l’uniforme en
dehors du régiment, assurait aux tailleurs une clientèle régulière et aisée. Au total, c’était des
dizaines de milliers de livres qui étaient dépensés chaque année à Grenoble par les officiers
pour leurs seules dépenses quotidiennes. L’intendant Fontanieu ne s’y trompait pas qui
expliquait la plus grande facilité qu’il avait à lever les impositions dans l’élection de Grenoble
par « l’abondance de l’espèce que la proximité des armées et le séjour des officiers
répandaient dans la capitale ». De manière générale, cette sédentarisation des troupes
contribua également à fixer une partie de la population des hautes vallées. A Briançon, les
conceptions qui étaient rares durant l’hiver à la fin du 17e siècle s’harmonisèrent tout au long
de l’année un siècle plus tard, témoignant d’une présence désormais plus stable de la
population masculine, moins contrainte de descendre dans les vallées rechercher des
compléments d’activités.
L’armée était aussi source de loisirs. Elle était d’abord un spectacle, lors de ses
exercices ou des grandes fêtes publiques. Les troupes de l’artillerie prirent ainsi à Grenoble
une part importante aux festivités organisées pour le mariage de Louis XV. Aux portes de
Valence, un camp de plaisance réunit de mai à octobre 1747 plus de 12000 hommes et fut tout
à la fois l’occasion de fructueuses spéculations et de spectacles permanents. Partout, les
officiers furent des acteurs majeurs de la vie mondaine. On sait ce que l’œuvre de Choderlos
de Laclos doit à ses modèles grenoblois. Mais c’est toute la vie intellectuelle qui en tira profit.
Dans la capitale provinciale, les militaires formèrent le public le plus fidèle du théâtre
construit en 1767. A Grenoble et à Briançon, l’armée contribua à la diffusion de la pratique
maçonnique. A Valence, c’est après l’installation de l’Ecole d’artillerie que put être fondée la
Société académique et patriotique.
Rien ne dit mieux l’importance acquise par la présence des soldats dans les villes
dauphinoises que l’émoi que suscita à Grenoble le transfert de cette Ecole à Valence. Dès
1764, la rumeur avait inquiété les magistrats municipaux : « C’est ruiner cette capitale et par
conséquent toute cette province si on la prive d’un corps qui constitue son état où tous les
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citoyens ». Pour garder l’école, la ville accepta de construire à ses frais un second corps de
caserne. Mais ce fut peine perdue. Le départ de l’école en janvier 1777 ne laissa à Grenoble
qu’une garnison d’infanterie d’un millier d’hommes. Si le régiment de Gardes suisse installé
en 1786 ne rendit pas à la ville le lustre perdu de l’Ecole d’artillerie, il contribua cependant à
restaurer les effectifs anciens et conforta la ville comme première place militaire de la
province.