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9GAG.COM: SOCIÉTÉ DU SPECTACLE ET DISCOURS SOCIAL
Soumis par Megan Bédard le 20/05/2013
Catégories: Cyberespace, Numérique
Université du Québec à Montréal
http://popenstock.ca/dossier/article/9gagcom-societe-du-spectacle-et-discours-social
Une communauté est un «[g]roupe social ayant des caractères, des intérêts
communs [ou encore l']ensemble des habitants d'un même lieu, d'un même État1», ce qui
implique alors une proximité physique entre les individus d'une même communauté une
langue commune ainsi que des références culturelles communes. L'avènement des Réseaux
et d'Internet dans les années 1990 engendre un nouveau type de communauté, ce
qu'Howard Rheingold a identifié comme étant des «communautés virtuelles». Il les définit
déjà en 1995 comme «des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un
nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de
temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se
tissent au sein du cyberespace2.» Cette tendance se développe d'abord avec les forums, puis
les blogues et se poursuit avec la multiplication des réseaux sociaux dans les années 2000,
dont Facebook et Twitter en sont les plus notables exemples aujourd'hui, pour enfin inclure
les communautés de partage de produits audiovisuels comme YouTube ou encore
9gag.com, plateforme de partage de «mèmes Internet».
Ce dernier exemple de communauté virtuelle, par sa forme, son contenu ainsi que
par la forme de son contenu, le mème, problématise les échanges socioculturels tels
qu'Howard Rheingold les pensait en 1995: «L'idée d'un réseau de communication mondial
conçu et contrôlé par les citoyens participe d'une utopie technologique qu'on pourrait
appeler "l'agora électronique". Dans l'Athènes de la première démocratie, l'agora était [...]
l'endroit où les citoyens se réunissaient pour discuter; se mesurer; se disputer; échanger des
potins; débattre de leurs idées politiques3.» Or, 9gag.com semble au contraire être une
plateforme fondamentalement aliénante, par sa forme et son contenu, tout en étant, par
son organisation, essentiellement démocratique. Après avoir défini ce qu'est la mémétique
et exposé le fonctionnement du site web 9gag.com, nous verrons, en prenant comme point
d'appui la théorie de Guy Debord sur L a société du spectacle ainsi que sur de l'étude du
discours social de Marc Angenot, comment la critique de la culture populaire peut
s'appliquer à notre sujet d'étude.
S/A, L e Petit Larousse illustré 2013, Paris, Larousse, 2013, p. 241.
Rheingold, Howard, Les Communautés Virtuelles, [en ligne] URL:
http://www.well.com/~hlr/texts/VCFRIntro.html, (page consultée le 15 avril 2013).
3
Idem.
1
2
2
Définition et organisation: mémétique et communauté virtuelle
Nous commencerons d'abord par comprendre comment, aux origines des
communautés virtuelles telles qu'elles sont décrites par Howard Rheingold dès 1995, les
Réseaux sont d'abord des «lieux» d'échanges. Il écrit que «[l]es forums électroniques
naquirent, de manière inattendue, parce qu'ils permettaient d'utiliser les possibilités de
communication des réseaux pour établir des relations de type social sans contraintes de
temps et d'espace4.» Or, ces «relations» sont essentiellement virtuelles puisque les échanges
ne sont pas physiques, mais purement «intellectuels». Howard Rheingold fait mention de
ses expériences personnelles sur des réseaux comme Well («Whole Earth 'Lectronic Link,
service électronique de la Terre entière5») dès 1985 où il arrivait fréquemment que les
membres d'une même communauté virtuelle se rencontrent dans le monde physique. Il
explique alors que «[p]ar-delà l'aspect abstrait des rapports télématiques, cette question de
communauté est fondamentale. Certains observateurs, comme Bellah (Habits of the Heart,
The Good Society), ont noté ce besoin -face à la perte du sens de la chose commune en
Amérique- de redonner un sens à la notion de communauté6.» Si nous considérons alors
que 9gag.com est une communauté virtuelle, c'est essentiellement parce que le
fonctionnement de cette plateforme est basé sur l'idée d'échange, à la fois par l'échange
d'images que sont les mèmes Internet et par l'échange d'opinion dans la section des
commentaires. Les utilisateurs sont alors partie intégrante de cette communauté d'une
façon virtuelle, mais aussi par l'essence même de son contenu qu'est le mème.
Dans Les Communautés virtuelles, l'auteur rappelle que
[m]ême si les métaphores spatiales sont plus susceptibles de véhiculer ce concept de
"lieu" partagé par les communautés virtuelles, c'est souvent la métaphore biologique
qui est plus adéquate pour marquer la manière dont la cyberculture évolue. On peut
voir le cyberespace comme une espèce de bouillon de culture social, le Réseau étant
le milieu nourricier de cette culture et les communautés virtuelles, dans toute leur
diversité, les colonies de micro-organismes qui s'y développent7.
Cette définition organique du cyberespace se rapproche de la définition du mème, puisque
le «mot "mémétique" est construit sur le modèle du mot "génétique", en utilisant le radical
"mème" proposé par Dawkins, lui-même inspiré de "gène", du grec mimesis (imitation) et du
4
5
6
7
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
3
français "même" pour représenter l’idée d’un code culturel élémentaire reproductible et
imitable8.» Le mème dans la communauté virtuelle 9gag.com devient alors un élément
organique contagieux qui se transforme, qui évolue par les échanges puisqu'il est
un morceau d’information, stocké temporairement dans le cerveau humain, qui
influence le comportement (pensée, parole, ou action) et se transmet d’une personne
à une autre par imitation (imitation est ici prise au sens large, c’est-à-dire consciente
ou non, voulue ou non, immédiate ou différée). (Définition formulée par P.Jouxtel
d’après les travaux du Dr S. Blackmore.)9
La manifestation du mème Internet sur 9gag.com possède son propre corpus
«d'informations», son propre corpus d'image à imiter. Le «processus mémétique» se produit
essentiellement par le partage certes, mais aussi par l'accumulation de ces mèmes, leur
répétition compulsive qui produit ce «stockage temporaire» dans le cerveau. Le site web
knowyourmeme.com y recense tous les mèmes Internet et constitue ainsi une base de
données qui se définit elle-même comme
a site that researches and documents Internet memes and viral phenomena. [...] Much
like wikis, any registered user can submit a meme or viral phenomena for research at
knowyourmeme.com. Other users and staff researchers can contribute to the research
of the topic and discussion about a meme. The research staff then confirms the meme
or invalidates the meme by putting it in the "Deadpool10."
On y mentionne notamment que les «Internet memes have risen in popularity with the rise
of Internet Culture as more and more people identify with and participate on the Web as
their primary method of expression and content consumption11.» Cependant, il est
important de différencier le mème Internet («piece of content or an idea that's passed from
person to person, changing and evolving along the way12.») de ce qui peut être qualifié de
«viral»: «A piece of content that is passed from person to person, but does not evolve or
change during the transmission process13».
Jouxtel, Pascal, Mémétique, tentative de définition par un méméticien, [En ligne] URL:
http://www.memetique.org/2009/01/memetique-tentative-de-definition-par-un-memeticien/#mor
e-336, page consultée le 15 avril 2013).
9
Jouxtel, Pascal, Qu'appelle-t-on un mème, [En ligne] URL:
http://www.memetique.org/2007/02/quappelle-t-on-un-meme/#more-76, (page consultée le 15 avril
2013).
10
S/A, A
bout Know your meme, [En ligne] URL: http://knowyourmeme.com/about, (page consultée le 15
avril 2013).
11
Rheingold, Howard, op. cit.
12
Idem.
13
Idem.
8
4
Donc, l'utilisation d'un corpus de base comprenant par exemple les rage faces
(catalogue d'images représentants différentes émotions) afin de créer les r age comics ou
encore des structures d'images qui encadrent une idée en imposant sa syntaxe composent
le type de mèmes que l'on partage sur 9gag.com.
9gag.com et la société du spectacle
Lorsque Guy Debord publie L a Société du spectacle en 1967, il écrit sur la société
qu'il connait, celle qu'il a vu se former dans les années 1950-1960, ce qui implique
évidemment qu'il n'y avait pas alors de réseaux sociaux ni Internet. Or, certains passages de
son ouvrage semblent bien décrire le phénomène 9gag.com. Guy Debord écrit d'abord que
«[l]e spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes,
médiatisé par des images14.» Cet extrait peut rappeler au lecteur d'aujourd'hui (plus de 40
ans après!) les nouveaux rapports humains virtuels qu'on peut entretenir avec des sites web
comme Facebook et, évidemment, 9gag.com dans lesquels la vie est «médiatisée par des
images», où les nouvelles communautés virtuelles ne communiquent majoritairement que
par ces «images» que sont les mèmes: c'est par cette syntaxe qui s'impose à l'esprit que l'on
exprime le réel. Dans le même ordre d'idée, Guy Debord ajoute que «[t]oute la vie des
sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme
une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné
dans une représentation15.» Le phénomène semble s'être amplifié avec l'avènement
d'Internet puisqu'avec la création d'un monde interactif virtuel, celui-ci acquiert une plus
grande complexité que la télévision et le cinéma avec lesquels le spectateur entretient un
rapport essentiellement passif. Or, dans ce monde interactif virtuel, les répétitions sont
exponentielles puisqu'il y a accumulation des représentations du réel. La nouvelle réalité
devient alors virtuelle (et ainsi, plus «complète», d'une certaine façon, parce que figée dans
le temps); Guy Debord écrit sur la réalité que
là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des
êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle,
comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui
n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain
Debord, Guy, L a Société du spectacle, [En ligne] URL:
http://classiques.uqac.ca/contemporains/debord_guy/societe_du_spectacle/societe_du_spectacle.p
df, (page consultée le 15 avril 2013), p. 10.
15
I bid., p. 10.
14
5
privilégié qui fut à d’autres époques le toucher; le sens le plus abstrait, et le plus
mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle16.
Nous pouvons actualiser ses propos en mentionnant alors que ce n'est plus simplement une
«abstraction généralisée», mais bien une «virtualisation» généralisée de la société, puisque
le réseau Internet se conçoit alors comme un univers parallèle de la réalité physique, où se
forment des communautés qui se regroupent autour d'échanges particuliers.
La plateforme 9gag.com et les mèmes Internet qu'on y partage peuvent se rapporter
à cet extrait de L a Société du spectacle dans lequel Guy Debord écrit que «[l]e spectacle
moderne exprime au contraire ce que la société peut faire, mais dans cette expression le
permis s’oppose absolument au possible. Le spectacle est la conservation de l’inconscience
dans le changement pratique des conditions d’existence. Il est son propre produit, et c’est
lui-même qui a posé ses règles: c’est un pseudo-sacré17.» Dans ce que nous avons identifié
comme la «syntaxe imposée par le mème», nous pouvons y voir cette «permission»
s'opposant au «possible». Sur 9gag.com, si l'on veut entrer dans la logique du mème, il faut
alors imiter ce qui a été fait et ce qui continue à être publié. Ainsi, le culte du corpus initial
devient une religion, fondamentalement aliénante par sa répétition tout comme par les
restrictions syntaxiques qu'elle impose18. La mauvaise utilisation du corpus est alors rejetée
par le processus démocratique de la plateforme, tout comme la mauvaise utilisation d'un
culte religieux puisque sur 9gag.com, la publication des mèmes Internet se divise en trois
«pages» distinctes. Dans la première «page», la vote page, se retrouvent toutes les
publications, quelque soit leur contenu, des mèmes Internet aux photographies de chats et
chiens ou encore des recueils imagés de citations diverses (vraies ou fausses), paysages
impressionnants, etc.19
Les utilisateurs votent pour faire accéder ces publications à la «page» suivante qui est
la trending page dans laquelle s'opère un processus de sélection semblable, par vote, qui
amènera les publications choisies à la hot page. Ce processus démocratique, basé sur le
Ibid., p. 15.
Ibid., p. 18.
18
Guy Debord écrit: «L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa
propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit». (Ibid., p. 20) La plateforme
provoque en effet, comme il est possible de le remarquer dans le discours autoréflexif qui se déploie à
travers les mèmes, une dépendance compulsive tout comme le site web est utilisé comme objet servant à
la procrastination, qui nous éloigne du travail.
19
La plateforme étant essentiellement composée de mèmes Internet, il serait intéressant de voir comment
la prolifération de photographies de chats, chiens et autres animaux tout comme ce corpus visuel de
«paysages impressionnants» peuvent constituer des mèmes puisque leur répétition, même si elle ne se
base pas sur un corpus d'image, est du même ordre: la répétition est présente dans le contenu et non
dans la forme.
16
17
6
vote populaire de la communauté, reste tout de même hiérarchisant, recréant de nouvelles
sortes de «classes sociales» basées sur le goût populaire des utilisateurs.
Guy Debord écrit: «Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le
monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation.
Ce qui relie les spectateurs n’est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient
leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé20 .» Sur la
plateforme 9gag.com, il semble y avoir une double séparation dont la première est, comme
nous l'avons dit, une division hiérarchique des publications et la deuxième est, comme le dit
Guy Debord, la division entre ceux qui publient et ceux qui regardent. Or, cette séparation
est problématique sur 9gag.com puisque ce n'est plus comme à l'époque de La Société du
spectacle où ceux qui produisent ne sont pas les consommateurs de leurs produits: la
plateforme interactive transforme les producteurs en spectateurs tout comme la production
que sont les mèmes, de par leur essence, transforment les spectateurs en producteurs.
Howard Rheingold écrit déjà en 1995 qu'«[à] observer une communauté virtuelle donnée,
son évolution, on éprouve l'excitation intellectuelle que peut procurer une recherche
anthropologique en chambre ainsi qu'un certain sentiment de voyeurisme; on a un peu
l'impression de regarder un feuilleton américain pour lequel il n'y aurait pas de séparation
nette entre les acteurs et les spectateurs21.» La communauté virtuelle n'est donc peut-être
pas seulement qu'une «société du spectacle» comme le définit Guy Debord, mais quelque
chose d'un peut plus complexe de par son statut interactif et virtuel.
9gag.com: une manifestation du discours social
La théorie développée par Marc Angenot dans son étude sur ce qu'il appelle le
«discours social» semble s'appliquer à la communauté que forment les utilisateurs de
9gag.com. Beaucoup plus que de simples spectateurs, ceux-ci sont, comme nous l'avons dit,
aussi les producteurs des publications de ce site. Les échanges qui y ont lieu sont alors
discours sur la société. Même si, comme le dit Guy Debord, il ne s'agit que de la
représentation du réel, la traduction imposée par le cadre du mème est tout aussi
révélatrice que son contenu. Nous pourrions alors appliquer cette vaste théorie à la
plateforme 9gag.com à partir de trois points. Dans un premier temps, nous verrons que la
définition que Marc Angenot fait du discours social s'apparente au mode de fonctionnement
du mème Internet et de 9gag.com pour ensuite voir comment la publication de mèmes, par
la façon dont elle est partagée par la communauté virtuelle, est révélatrice de certaines
idéologies. Enfin, il nous faudra définir comment le mème Internet, par sa forme, son
20
21
Ibid., p. 20.
Rheingold, op. cit.
7
contenu et son mode de publication en communauté, est aliénant. Évidemment, le corpus
de Marc Angenot est immensément vaste et nous n'avons pas ici l'ambition d'en faire
autant, bien qu'il soit possible de faire des rapprochements afin de mieux comprendre
l'importance de 9gag.com et des mèmes Internet.
Marc Angenot explique dans T
héorie du discours social qu'elle est sa démarche pour
dégager d'un certain corpus ce qu'il nomme le discours social: il tente alors de «prendre "à
bras le corps" [...] l'énorme masse discordante des langages qui viennent à l'oreille de
l'homme-en-société, voir si une figure quelconque se dégage de leur amoncellement et
reconquérir ainsi une perspective totalisatrice22.» La plateforme 9gag.com, par son statut de
communauté virtuelle, rassemble déjà un corpus certes beaucoup plus restreint que celui
de Marc Angenot, mais qui est essentiellement «totalisant». Le discours est unifié de
lui-même par le contenu de la plateforme que sont les mèmes. Bien qu'il ne reflète pas le
discours social d'une société donnée, comme Marc Angenot le fait avec le corpus
francophone de 1889, 9gag.com expose le discours social d'une communauté virtuelle qui
n'est pas rassemblée autour d'intérêts communs, mais bien autour d'une culture populaire
commune23 dont l'iconographie sert au renouvellement des mèmes. Tout en continuant à
expliquer sa démarche pour l'étude du discours social, Marc Angenot précise qu'il a
«cherché à faire voir les contraintes et les entropies, non pour décrire un système statique,
mais une h
égémonie, ensemble complexe de règles prescriptives de diversification des
dicibles et de cohésion, de coalescence, d'intégration. [Il retient] toutefois de Bakhtine l'idée
d'une i nteraction généralisée, d'une interdiscursivité globale24.» L'interaction dans une
communauté réduite comme 9gag.com est beaucoup plus évidente que dans un corpus
comme celui de l'année 1889. De plus, la notion de mème de par sa nature implique
nécessairement cette «interdiscursivité globale». Marc Angenot écrit: «ils ne se suffisent pas
à eux-mêmes, ils sont les reflets les uns des autres, ils sont pleins d'échos et de rappels,
pénétrés des visions du monde, tendances et théories de l'époque25.» Le partage de mèmes
fait alors cette opération de liaison entre les publications puisqu’en plus de s'imiter les uns
les autres, il arrive souvent que les mèmes reprennent des publications telles quelles pour y
faire un ajout, par exemple.
Angenot, Marc, Théorie du discours social: Notions de topographie des discours et de coupures
cognitives, Montréal, Chaire James McGill d'étude du discours social de l'Université McGill, 2006, p. 9.
23
Les références à la culture populaire ainsi qu'aux contenus viraux du web sont multiples et éphémères:
les films présentement à l'affiche, les séries télévisuelles présentement diffusées ou encore des images
d'événements télévisuels qui sont devenus viraux (souvenons-nous de la photographie de Beyoncé aux
lendemains du S
uperbowl 2013) et qui disparaissent par la suite, alors que certains éléments référentiels
deviennent eux aussi des mèmes Internet (des images tirées du film T
he Hobbit ou encore de L ord of the
Ring en sont des exemples).
24
Debord, Guy, op. cit., p. 10.
25
Idem.
22
8
Pour Marc Angenot,
l'effet de "masse synchronique" du discours social surdétermine la lisibilité (le mode
de lecture) des textes particuliers qui forment cette masse. À la lecture d'un texte
donné, se surimposent vaguement d'autres textes occupant le même espace, par un
phénomène analogue à celui de la rémanence rétinienne. Cette surimposition
s'appelle dans les discours sociaux et antiques a
llégorèse (notion reprise jadis par Paul
Zumthor) -rabattement centripète des textes du réseau sur un texte-tuteur, un corpus
fétichisé26 .
Si avec Guy Debord nous avions un culte du corpus de référence, ici il s'agit d'une
fétichisation. La notion d'allégorèse s'applique d'une certaine façon à la notion de mème,
puisque dans ce dernier, comme nous l'avons dit précédemment, le message, le discours est
filtré non pas par un «texte-tuteur», mais bien une «image-tutrice» qui lui donne sa forme
syntaxique. La production de mèmes Internet devient donc un exercice de composition sous
la contrainte alors qu'en même temps, sa lecture au sein d'une communauté crée cet effet
de «masse» qui se lie comme un tout hégémonique. Selon Marc Angenot,
le concept d'h
égémonie, compris comme la résultante synergique d'un ensemble de
mécanismes unificateurs et régulateurs qui assurent à la fois la division du travail
discursif et l'homogénéisation des rhétoriques, des topiques et des doxaï. Ces
mécanismes procurent à ce qui se dit et s'écrit des quanta d'a
cceptabilité, ils
stratifient des degrés de légitimité. L'hégémonie se compose des règles canoniques
des genres et des discours [...] des formes acceptables [...] de la cognition discursive;
d'un répertoire de thèmes qui "s'imposent" à tous les esprits [...], de telle sorte que
leur traitement ouvre le champ de débats et de dissensions, eux-mêmes réglés par
des contraintes de forme et de contenu27.
De cette longue citation ressort la définition du mème Internet tel qu'il apparaît sur
9gag.com: le mème qui se construit à partir d'un corpus référentiel «homogénéisant» le
discours par des «contraintes de forme et de contenu», qui «s'imposent» à l'esprit,
puisqu'on les imite et qui, enfin, «stratifie les degrés de légitimité» par le processus de
sélection démocratique hiérarchisant (tout ce qui s'éloigne trop d'une utilisation
conventionnelle du mème est rejeté). Nous pouvons donc affirmer que la plateforme web
9gag.com étant essentiellement hégémonique peut être une manifestation du discours
social, ce qui implique qu'il y a, à travers ses thèmes récurrents, la présence de certaines
idéologies (comme le dit Bakhtine: «Tout ce qui s'analyse comme signe, langage et discours
26
27
Angenot, Marc, op. cit., p. 11.
Ibid., p. 13.
9
est idéologique28») telles que la misogynie29 ou l'homophobie. Ce type de discours nous
ramène toujours, malgré le fait qu'il s'agisse d'une communauté internationale, à une
certaine forme d'ethnocentrisme de l'homme blanc hétérosexuel, majoritairement
américain (puisque la langue d'usage est l'anglais américain).
Aliénation: 9gag.com et le mème
Ce qui nous amène à essayer de voir comment le mème Internet et sa publication
sur 9gag.com est un élément de la culture populaire essentiellement aliénant. D'abord,
comme nous venons de le voir, certaines idéologies se cachent derrière les mèmes sur
9gag.com et comme Marc Angenot l'écrit: «À celui qui reste immergé dans les discours de
son époque, les arbres cachent la forêt30 .» Donc, la répétition des mèmes et surtout, le fait
que cette idéologie se cache derrière une certaine normalité de la rigolade, permettent
conséquemment la répétition de comportements misogynes ou homophobes pour ne
nommer que ceux-là. Angenot précise notamment que «[l]'approche socio-discursive qu['il]
prône a pour axiome [...] de ne pas dissocier le "contenu" de la "forme", ce qui se dit et la
manière de le dire. Le discours social en tout temps unit des "idées" et des "façons de
parler", de sorte qu'il suffit souvent de s'abandonner à une phraséologie pour se laisser
absorber par l'idéologique qui lui est immanente31.» Pour imiter sa démarche, nous verrons
aussi que la forme du mème, tout comme son contenu, est en elle-même aliénante d'une
part par l'imposition d'une syntaxe et d'un corpus d'image qui balisent le contenu et d'autre
part, par la répétition et l'accumulation.
Nous pouvons comparer la forme visuelle et narrative du mème Internet à ce que
Marc Angenot nomme comme étant la gnoséologie:
Si tout acte de discours est aussi nécessairement acte de connaissance, il faut
poursuivre au-delà d'un répertoire topique pour aborder la gnoséologie, c'est-à-dire,
un ensemble de règles fondamentales qui décident de la fonction cognitive des
Bakhtine cité par Angenot, op. cit., p. 18.
Sans faire une analyse exhaustive de son contenu, nous pouvons noter la présence, par exemple par la
répétition d'un sujet en particulier tel que l'idée du F riendzoning dans les Rage comics, d'une certaine
misogynie. L'idée de la friendzone serait l'existence d'une zone dans l'amitié entre homme et femme où
l'un (le plus souvent il s'agit d'un homme) des protagonistes a envie d'une relation amoureuse alors que
l'autre (généralement la femme) ne désire qu'un ami. À travers le sujet apparemment insignifiant, relatant
une situation quotidienne, nous pouvons y voir le présupposé masculin qui implique que la femme doit
toujours dire «oui», créature qui doit se soumettre à la volonté du mâle dominant sous peine de se voir
métamorphosée en un monstre sans cœur.
30
Angenot, op. cit., 17.
31
I bid., p. 8.
28
29
10
discours, qui modèlent les discours comme opérations cognitives. [...] Cette
gnoséologie correspond aux manières dont le "monde" peut être schématisé sur un
support langagier32.
Or, le problème c'est que «[l]e langage serait, par nature, "totalitaire", l'imposition
des dicibles sous l'apparence trompeuse de la "liberté de penser" ne produirait que de la
servitude plus ou moins volontaire; elle mettrait dans la bouche des individus les mots par
lesquels ceux-ci croient échapper à leur conditionnement33.» Dans le cas des mèmes
Internet, nous avons affaire à un corpus langagier préexistant à l'idée, ce qui est beaucoup
plus totalitaire que le langage en général: il s'agirait là d'une illusion de la liberté puisqu'à
l'endroit où les individus peuvent avoir le droit de parole, au sein de leur communauté
virtuelle, ils ne font que répéter (volontairement?) ce que les autres ont dit avant eux. On n'y
cherche plus à être contre la doxa, mais au contraire, à aller le plus possible en son sens afin
d'atteindre la hot page, la «classe» la plus distinguée de la plateforme 9gag.com. Marc
Angenot écrit que «la censure n'est pas seulement prohibition, mais surtout compulsion,
contrainte à parler selon la d
oxa: la langue "est tout simplement fasciste; car le fascisme, ce
n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire"34.» Le mème Internet et toute
l'organisation de 9gag.com parleraient alors une langue essentiellement «fasciste».
Enfin, la définition donnée en 2001 par Jean-Paul Basquiat et Christophe Jacquemin
résume bien toute cette étude:
Les mèmes sont des unités réplicatives et mutantes se développant sur le mode
darwinien dans les réseaux constitués par les cerveaux des hommes et par les divers
médias, traditionnels (parole, écrit) ou modernes (radio, TV, Internet) les reliant. Les
mèmes apparaissent, se reproduisent et se diversifient là où ils trouvent l’opportunité
d’acquérir de nouveaux espaces de vie et de nouvelles sources d’énergie. Leur action
est déterminante dans la formation des opinions humaines et, consécutivement, dans
les comportements individuels et collectifs se traduisant finalement par des
structurations sociales plus ou moins lourdes, générant à leur tour de nouveaux
mèmes. Dans cette optique, évidemment discutable, ce ne sont plus les organismes et
structures qui créent des mèmes, mais les mèmes qui créent les structures et les
organismes. Les mèmes structurants émergent évidemment d’un terrain préexistant,
mais celui-ci n’est pas différencié, pas organisé, et ce sont les mèmes qui lui donnent
vie35.
I bid., p. 28.
Ibid., p. 24.
34
Idem.
35
Jouxtel, Pascal, Qu'appelle-t-on un mème, o
p. cit.
32
33
11
Si à partir des écrits de Guy Debord sur La Société du spectacle nous pouvons tirer comme
conclusion partielle que le mème Internet et 9gag.com sont aliénants par leur statut de
«spectacle» qui éloigne du réel au profit de la représentation, ils le sont aussi en tant que
discours social d'une communauté autant par sa forme que par son contenu. Sous des
aspects de démocratie et de liberté d'expression, la plateforme web 9gag.com semble au
contraire totalitaire par sa forme et idéologique par son contenu. L'imitation, la répétition et
l'accumulation sont tout autant des éléments qui renforcent la doxa et l'idéologie populaire
qui, dans leur réitération, plongent le spectateur dans cette idéologie sans lui offrir
apparemment la possibilité de prendre un recul critique.
Or, survient un phénomène intéressant dans le fil incessant des mèmes publiés sur
9gag.com et il s'agit de publication au contenu autoréflexif, dans lesquels on commente, on
réfléchit dans la mesure du possible sur cette communauté virtuelle. Les utilisateurs,
producteurs et spectateurs, se servant de la plateforme comme d'une échappatoire,
imaginaire ou simplement «procrastinatoire», tentent de réfléchir, en se servant de la
contrainte des mèmes, entre autres sur leurs impacts dans le monde réel et sur l'utilisation
qui peut être faite de la plateforme.
BIBLIOGRAPHIE
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