EUROPE - AFRIQUE
GRENADE - TOMBOUCTOU
L’esprit des Lieux
D’Al-Andalous à
Tombouctou
Le fabuleux voyage
des manuscrits Kati
Florence QUENTIN
C’est l’histoire d’une fuite “marquée par l’intolérance,
la guerre et la cécité humaine” et qui dure
depuis cinq siècles et demi.
Enquête et rencontre exclusives à Grenade
avec Ismaël Diadié Haïdara Kati, historien,
poète hédoniste et dernier gardien
des manuscrits de Tombouctou.
Vue générale de Tombouctou, dessin de Lancelot d’après Barth (Le tour du monde, 1860).
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
Ismaël Diadié Haïdara
à Grenade, en avril 2017.
La mosquée de
Sankoré,
à Tombouctou,
est une célèbre
université coranique,
contemporaine de la
mosquée Djingareyber.
Elle a été édifiée pendant
la période de l’Empire
du Mali (1325-1433) aux
dimensions de la Kaaba
de La Mecque..
“J
1. Une cabane au bord de
l’eau, Ediciones del Genal,
Malaga, 2015.
2. Avec le soutien d’amis
moines franciscains de Grenade, il ouvrira un centre de
santé et une dizaine de maternités, mettra en place un
microcrédit pour que les
femmes montent de petits
commerces avec obligation
de scolariser leurs enfants et
entreprendra de planter des
arbres en offrant des plants
aux habitants.
38 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
e vivais dans une bibliothèque.
Il ne me reste plus qu’à aimer
mon exil. Cinq siècles et quarante-six
saisons de pluies sont passés depuis que
nous sommes partis de Tolède vers la
terre des Noirs, et voici qu’encore l’aveuglement humain nous chasse, nous, reclus
dans le livre… Exil ! Ce mot est incendie
sur mes lèvres et je ne peux le taire sans
être déchiré. J’ai cinq siècles de chemins
dans mon sang et je ne peux renoncer à
tout départ… Je ne mesure pas ma vie
sans l’histoire de ces départs soudain là,
devant l’aveuglement des hommes ! Comment conter ma vie sans compter avec
l’arrachement ? J’accepte mon exil, il est
mon trésor le plus caché.” 1
Admirable profession de foi, sanglot
d’une âme zébrant le temps et l’espace :
ainsi s’exprime Ismaël Diadié Haïdara,
philosophe-poète sang-mêlé qui, outre
de multiples actions humanitaires 2 menées dans sa région natale, Tombouctou,
consacra quinze ans de sa vie à collecter
à travers tout le Mali plus de douze mille
manuscrits scientifiques ( arithmétique,
astronomie, médecine… ), juridiques et
religieux, collectionnés et conservés durant des siècles par une famille noble au
destin extraordinaire, les Kati 3. Conviction et engagement total d’un homme
s’inscrivant en digne héritier dans les
pas de ses ancêtres qui placèrent dès le
XIIe siècle, au Royaume d’Al-Andalous, la
passion de l’écrit au centre de leur existence.4
3. Visigoths établis en Espagne depuis le Ve siècle, les
ancêtres d’Ismaël, pour vivre
en paix avec les musulmans,
s’y convertirent à l’islam au
IXe siècle ; leur nom, Al-Kuti
ou Al-Quti, est issu du terme
“Goths”.
4. Souleyman al-Quti est l’auteur d’un traité d’ophtalmologie qui date de 1149. D’autres
membres de la famille firent
la traduction des Psaumes de
David et rédigèrent des traités
de grammaire, de droit et de
théologie.
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
“GRENADE SENT
LE MYSTÈRE,
LA CHOSE QUI
NE PEUT ÊTRE ET
QUI EST, CEPENDANT.
QUI N’EXISTE PAS,
MAIS QUI INFLUE.
QUI INFLUE
PRÉCISÉMENT PARCE
QU’ELLE N’EXISTE PAS.”
La douleur de l'exil
Ismaël Diadié Haïdara
à la Fondation Kati de
Tombouctou (avant 2012).
Le patio de
la bibliothèque
qui abritait le Fonds Kati
à Tombouctou.
Cours des Lions,
Alhambra de Grenade.
Son nom provient des
douze lions-jets d’eau de
la fontaine de marbre
blanc, au centre du patio.
Elle est considérée comme
l’un des chefs-d’œuvre de
la sculpture musulmane.
5. Des émeutes interconfessionnelles entre juifs, musulmans et chrétiens aboutirent
à l’incendie de la Magdalena
qui détruisit mille six cents
maisons à Tolède.
6. Grand érudit, ami de Léon
l’Africain et auteur de textes
astronomiques,
juridiques,
médicaux et historiques, son
Tarik-El-Fettash, ou chronique de voyage, a été rééditée sous les auspices de
l’UNESCO, comme œuvre
représentative de l’humanité,
section africaine.
40 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
Comme eux, Ismaël connaîtra un exil
forcé et déchirant, à sens inverse de
son lointain aïeul, le cadi ( juge civil ) Ali
Ben Zyad al-Quti qui, en 1468, dut quitter Tolède, sa ville natale, face à l’intolérance religieuse croissante 5 – et déjà,
avec de précieux manuscrits dans ses
bagages – pour rejoindre ultimement
Goumbu, première capitale de l’Empire
du Ghana. Celui-ci écrira en marge de
ces textes sauvés du désastre toute la
souffrance de la séparation, la douleur
de l’exil. Le journal qu’il tiendra durant
ces années d’errance est un document
inestimable qui permet de reconstituer
son incroyable périple depuis l’Espagne
jusqu’à l’actuel Mali, pérégrinant à travers le Maroc, le Sud algérien, la Tunisie, la Sicile, l’Égypte ( où ce collectionneur impénitent achètera un très beau
manuscrit, notant en exergue prix et
date d’acquisition ), puis cinglant vers La
Mecque, Damas, Bagdad, Jérusalem ( où
il continuera à acquérir des écrits précieux ), jusqu’à s’installer dans une terra
incognita avant d’épouser la princesse
Kadidja Silla, nièce du roi Ali le Grand.
De cette union naîtra Mahmud Kati 6,
ministre de la Justice, des Finances du
Songhaï occidental, historien et surtout
fondateur du Fonds Kati, qui réunit au
XVIe siècle les manuscrits de son père
en provenance d’Espagne et ceux de son
oncle, l’empereur Askia. Le Fonds Kati
sera dispersé en 1591 quand une armée
de mercenaires marocains, les Roumas,
disloquera l’Empire songhaï, puis réuni
en 1648 pour se voir à nouveau réparti
chez différents membres de la famille.
Plus de cinq cents ans après Ali Ben
Zyad, c’est de Tombouctou, après avoir
construit en 2003 la Bibliothèque andalouse pour abriter le Fonds Kati qu’il
avait patiemment réuni, qu’Ismaël Diadié
dut partir précipitamment un matin de
2012 pour échapper aux balles des djihadistes, des indépendantistes touaregs
et des militaires qui renversèrent le régime en place en mars 2012. Ceux-ci détruisirent les mausolées de ses parents,
tuèrent, violèrent, et brûlèrent les écrits,
mémoire d’un peuple. Mais c’était compter sans l’opiniâtreté de l’héritier des Kati
et le courage des habitants qui risquaient
ainsi leur vie : les 12 714 manuscrits furent
cachés au Mali, échappant ainsi à la folie
Federico Garcia Lorca
meurtrière des barbares de ce siècle. Et
une cinquantaine de ces témoignages
uniques au monde furent exfiltrés vers
l’Espagne, ainsi du Coran le plus vieux
d’Afrique, daté de 1198.
À travers la ville du duende
Grenade, avril 2017. Nous avons rendezvous avec Ismaël Diadié qui, éternel
recommencement de l’histoire, vit aujourd’hui en Andalousie. Grenade : la ville
la plus mystérieuse, la plus mélancolique
du sud de l’Espagne, cité des Nasrides et
des somptueux palais de l’Alhambra, des
jardins opulents du Generalife, ancienne
demeure champêtre des émirs qui régnèrent ici aux XIIIe et XIVe siècles. Mais
aussi celle des mille et un huertas noyés
dans les bougainvillées, cachés derrière
les hauts murs blancs de l’ancien quartier
maure de l’Albaicin, avec sa médina, ses
anciens bains arabes, sa médersa et ses
maisons andalouses bordées d’azulejos,
d’où montent les rumeurs sourdes et poignantes d’un chant flamenco. Grenade,
amour sans partage du poète Federico
Garcia Lorca qui, au Sacromonte gitan,
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
Depuis la colline
de l’Albaicin
se dévoile l’ensemble
monumental des palais
de l’Alhambra.
Porte de la Torre
de las Infantas,
Grenade. Dessin de
Gustave Doré
(Le tour du monde, 1864).
7. “J’appelle duende, dans
l’art, ce fluide insaisissable
qui lui donne sa saveur, qui
est sa racine, un peu comme
un tire-bouchon qui s’enfonce
dans la sensibilité des gens.
Le duende que quelquesuns d’entre nous portent en
eux, est cet être mystérieux,
mi-diabolique, mi-angélique
– les deux à la fois – qui a
coutume d’inspirer ceux qui
croient en lui.” F. G. Lorca
8. Son nom vient d’al-hamra
(= la rouge), à cause de la couleur des matériaux employés
pour sa construction.
42 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
parvint comme personne à saisir l’indéfinissable duende andalou7 et fut arrêté
dans la ville de son cœur par les phalangistes, puis exécuté en août 1936 dans
les proches collines.
C’est ici qu’Ismaël Diadié, quant à lui
philosophe-poète de Tombouctou, nous
racontera, dans un français élégant et
châtié, l’histoire à rebondissements de sa
famille et la sienne propre, qui s’inscrit
de manière si troublante dans un destin
transgénérationnel.
Mais avant de nous embarquer dans son
récit à travers califats, mers, déserts, villes
mythiques, nous cinglons vers l’admirable vigie de Grenade, l’Alhambra, avec
ses créneaux de pisé rougeoyant au
couchant 8 sur fond de Sierra Nevada
encore enneigée ici ou là. Depuis l’Albaicin, l’autre colline de Grenade, que notre
hôte, de rue pentue en rue pentue, nous
fait parcourir d’un pas de sénateur. “Ici
vivait le Grand Inquisiteur de la ville”,
raconte Ismaël en nous désignant une
lourde porte cloutée. “Je louais une
chambre juste en face lorsque j’étais
étudiant”, se souvient-il dans un sourire, comme une revanche sur un passé
marqué au fer rouge par l’aveuglement
religieux du catholicisme triomphant. La
magie opère encore devant ce panorama pourtant mille fois reproduit, dominé
par l’impériale Torre de Comares ( XIVe
siècle ). Apogée de l’architecture mauresque, l’Alhambra déploie une décoration d’une richesse inouïe, qui résume
toutes les influences collectées par des
conquérants-voyageurs. Comment, alors,
ne pas souscrire à ces vers des Orientales, écrits par un Victor Hugo subjugué :
“L'Alhambra ! L’Alhambra !
Palais que les Génies
Ont doré comme un rêve
et rempli d'harmonies,
Forteresse aux créneaux festonnés
et croulants,
Où l'on entend la nuit
de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers
les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs !”
En 1238, Abou-Abdallah-ben-Naser entrait triomphalement dans Grenade et
élaborait le premier noyau du palais.
Ville fortifiée, ou médina, l’Alhambra
occupait la majeure partie de la colline
La Sabika. Dotée de son propre système
de fortification, elle assurait ainsi son
autonomie par rapport à la ville et l’on
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
“Je vous demande, vous mes enfants,
mes petits-enfants
et tous ceux qui viendront d’eux,
de vous entendre,
de maintenir vos liens,
de garder votre fraternité
et de vous fréquenter.
Aimez-vous les uns les autres.
Cultivez cet amour dans
le cœur de vos enfants dès
leur prime jeunesse,
avant qu’ils ne grandissent.
L’amour est la racine de l’entente
dans une famille.
Page du Kitab as-Sifa
du cadi Lyad de Ceuta,
acheté par Ali b. Ziyad alQuti de Tolède pour 225 g
d’or, au Touat (Algérie).
Cette “Biographie du
prophète”, datée de
1468, comporte des
enluminures réalisées à la
feuille d’or ainsi que des
gloses en marge du texte
et en lien avec ce dernier.
Ismaël Diadié
commente un
des manuscrits
de la famille Kati.
Allée de la mosquée
des Askia à Gao (Mali).
44 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
y trouvait tous les aménagements nécessaires à son fonctionnement : palais royal,
mosquées, écoles, ateliers… Aujourd’hui,
ces lieux mythiques abritent un atelier
réputé de restauration de manuscrits, où
nous nous rendons avec Ismaël Diadié
pour découvrir l’un de ceux qu’il a pu
sauver dans sa fuite. Les restaurateurs
nous expliquent les techniques employées pour faire face aux multiples
défis que leur posent ces papiers et parchemins – comme leurs couvertures en
cuir –, abîmés par l’humidité, rongés par
les rats et les insectes et dont les encres
s’oxydent. Et c’est avec émotion et infini
respect que tous se pencheront autour
du bibliothécaire-collectionneur qui
ouvrira pour nous cet Éloge du Prophète
datant du XIIIe siècle, principale composition d’Al-Fazazi, né à Cordoue, le plus
célèbre des chantres de poésie religieuse
d’alors. “Aucune puissance ne peut arrêter la vie des idées”, souffle Ismaël en
racontant combien cet écrit est important car son auteur, comme Averroès
ou Maïmonide, rencontra lui aussi des
problèmes théologico-politiques à Cordoue et dut partir au Maroc. Mais plus
encore car ce texte, rédigé sous forme
de feuillets volants, sera copié pour
atteindre Tombouctou au XVe siècle, où
il fait depuis l’objet d’une lecture rituelle
éminemment symbolique, qui se déroule
quarante jours durant.
7, 33 : la symbolique de Tombouctou
Tout d’abord, pendant un mois entier, un
apprentissage de la lecture de cet éloge
est exigé. Celui-ci est chanté par des
familles spécialisées dans ce domaine,
dont des membres des confréries soufies Qadiriyya et Tidjaniya : chacun a sa
manière de mémoriser et d’entonner ce
texte. Durant quarante jours, de manière
Sachez que cela est vrai pour
une maison, un groupe,
une famille, une communauté
et surtout une ethnie comme
la nôtre qui a commencé
à se disperser depuis le temps
de nos ancêtres.
Le Prophète a dit : «Allah est
avec une communauté unie.»
C’est chose connue que la
séparation mène à la dispersion.
C’est avec la dispersion que
vient la dégradation.
Elle emporte toute valeur.
Le Prophète a également dit :
«Sans l’entente mutuelle et
l’union, le monde se détruira.”
Testament d’Alfa Kati Mahmud
ben Ali ben Ziyad al-Quti
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
De haut en bas et de gauche à droite :
manuscrit haoussa ;
page centrale de la Sifa
du cadi Lyad de Ceuta (1468) ;
colophon du Coran de Ceuta,
copié en 1198 ;
couverture en peau de la Sifa
du cadi Lyad de Ceuta.
46 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
consécutive, celui-ci est lu le matin et en
début de nuit dans les sept mosquées
de Tombouctou. La dernière semaine de
ces quarante jours doit coïncider avec
la naissance du Prophète. Jusqu’à la 33e
nuit, la lecture est entonnée toutes portes
closes, seuls les initiés étant admis. La
première nuit du 7e jour, une lecture – à
laquelle hommes et femmes peuvent
assister – est faite dans chaque mosquée.
Le chef des coryphées entonne le premier vers et le chœur reprend et poursuit
en chantant cet éloge.
La première nuit, on tourne trois fois
autour de la Grande Mosquée Djingareyber de Tombouctou ( construite vers
1325 par Abu Ishaq es-Sahéli, un poète,
diplomate et architecte… de Grenade ).
La 7e nuit, dite de baptême, est celle
d’une lecture longue qui commence vers
20 heures et se poursuit jusqu’à 3 heures
du matin : on fait alors sept fois le tour
de la Grande Mosquée, imitant ainsi les
circonvolutions autour de la Kaaba. Ce
dernier rite marque la fin de cette lecture,
jusqu’à l’année suivante.
Ismaël souligne le “caractère poétique”
de ces nuits uniques où se mêlent vapeurs d’encens et voix, liberté de circulation, parures et vêtures, chants, et où
chacun se fait témoin du premier jet de
voix, suivi de bénédictions. Un cercle,
symbolique lui aussi, est formé autour
du manuscrit, seulement éclairé par des
lumières ; tout l’environnement disparaît
alors au profit de la psalmodie et d’un
recueillement nimbé de joie. “Cette apologétique d’Al-Fazazi, souligne Ismaël
Diadié, se situe aux antipodes de l’islamisme rigoriste qui interdit toute célébration du Prophète. Elle fait preuve
d’une très grande ouverture religieuse, à
l’opposé des wahhabites qui ont voulu
détruire le riche passé de Tombouctou,
une ville de mystiques avec ses cultes
rendus à 333 saints. Pour les fondamentalistes, la vénération des cheikhs, cette
symbolique du 7, du 33, tout autant que
ce qu’incarnait notre ville, ont été considérés comme un ajout irréligieux aux
traditions de l’islam.
Abdel Kader Haïdara
rangeant des manuscrits
dans une bibliothèque
privée, à Tombouctou
(page gauche).
Le cheikh Soufian,
soufi de la Tidjaniya,
devant les rayons de la
bibliothèque Fonds Kati de
Tombouctou, avant 2012
et l’invasion djihadiste.
Représentation
de la Kaaba, à la Mecque.
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L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
Omar Khayyâm et
Amadou Hampâté Bâ :
deux maîtres pour
une vie
9. Les confréries de Tombouctou célébraient le Prophète et
ses intermédiaires. Ibn ‘Arabî,
l’un des plus grands mystiques
musulmans, parle de différentes stations, les saints en
incarnant une, vers le monde
céleste et le Prophète, qui fut
un transmetteur. “Ce qui fait
la grandeur de Mahomet, c’est
l’union de la sainteté et de la
prophétie”, souligne Ismaël
Diadié.
Une fois Tombouctou occupée, cette
vision étroite issue de la Péninsule
arabique a entraîné la destruction de
nos espaces de lecture, de nos mausolées 9, de nos manuscrits. Celui d’AlFazazi, poète de Cordoue déjà persécuté
au XIIIe siècle, était une fois de plus au
cœur de la menace. Miraculeusement, il
est là devant nous !”
La mosquée Djingareyber,
construite à Tombouctou
par Es-Sahili de Grenade.
48 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
Quelques jours plus tard, nous aurons le
privilège de découvrir d’autres manuscrits à
l’Institut andalou du patrimoine historique,
à Séville : devant ce Coran (1198) à la calligraphie élégante ponctuée de vignettes
dorées, aux enluminures effacées et aux
pages somptueuses en dépit des déchirures et des fils grossiers qui ont tenté de
le rapiécer par endroits, on ressent l’épaisseur du temps qui se fait soudain presque
palpable… “Détruire la mémoire – une terrible arme de guerre – c’est annihiler toute
possibilité de référence pour un peuple.
Sans ces références, il est réellement vaincu”,
commente Ismaël Diadié devant l’équipe
pluridisciplinaire sévillane, en charge de
l’étude et de la restauration de ces trésors.
En quittant le Carmen de la Victoria, face
à l’Alhambra, où nous avons remonté le fil
de l’histoire pendant des heures, celui qui
est aussi un spirituel soufi ayant renoncé
à toute richesse et qui se veut gyrovague
sur les chemins du monde, en quête d’un
silence qui “ouvre la cage du moi et laisse
l’âme s’exprimer librement”, lance, avec un
sourire indéfinissable : “Quand je sauve
cette bibliothèque, c’est aussi moi que je
sauve. Nous sommes notre passé. Je suis
cette bibliothèque. Nous, les Kati, nous
ne sommes ni d’ici, ni d’ailleurs. Où se
trouve le sol où poser nos pieds ? C’est la
bibliothèque. Notre mémoire, notre patrie ?
L’encre et le papier. Elle ne peut donc être
détruite.”
“Se taire et brûler de l'intérieur est la pire
des punitions qu'on puisse s'infliger”,
écrivait son frère en poésie, F. G. Lorca.
Face à la barbarie qui consume tout,
Ismaël Diadié Haïdara, lui, a choisi de
parler, de transmettre. De partager l’héritage des Kati, en fidèle gardien de la mémoire d’un monde disparu. “Comme un
fils de son ancêtre.”
© GEORGES COURRÈGES (2) ; DR (2) ; SYLVIE QUENTIN (7) ; ALEXANDRA HUDDLESTON (3) ; COLL. ISMAËL DIADIÉ HAÏDARA (4) ; AKG-IMAGES / GERARD DEGEORGE ; CHRISTOPHE BOISVIEUX
Remonter le fil de l'histoire
Né à Tombouctou
(Mali) en 1957,
Ismaël Diadié Haïdara est
le douzième patriarche
de la famille Kati.
Il a étudié l’art dramatique
et la philosophie et
publié des œuvres
poétiques, historiques et
philosophiques :
Territoire de la douleur, 1979
Ultreïa ! : Vous vous réclamez de la philosophie
“hédoniste”. Qu’entendez-vous par là ?
Ismaël Diadié Haïdara : J’ai découvert la
philosophie du plaisir à travers les Quatrains
d’Omar Khayyâm. C’était juste après la grande
sécheresse de 1973 qui fit un million de morts
le long du Sahel. Désespérés et désemparés,
nous étions fort jeunes et sans horizons autres
que ceux de la famine et de la mort. C’est à
cette époque qu’un ami, Abey, découvrit ce
petit livre du poète persan et l’apporta chez nos
camarades d’enfance. Ceux-ci le mémorisèrent
en entier chez le poète Sane Alfa Saloum puis
entreprirent de le copier dans un cahier qui
se mit à circuler parmi nous. Khayyâm nous
ouvrait les charmes du plaisir dans le vécu de
l’instant, en un temps où il n’y avait plus de
lendemain qui chante. Nous connaissions les
quatrains de mémoire et nous vivions selon sa
pensée, en remplaçant son vin par le thé.
Aussi rapides que l’eau du fleuve
ou le vent du désert,
Nos jours s’enfuient.
Deux jours, cependant, me laissent indifférent :
Celui qui est parti hier et celui qui arrivera
demain.
Nous vivions dans la tension de jouir de chaque
instant car nul ne sait – et ne savait alors – de
quoi demain sera fait.
Aujourd’hui, sur demain tu ne peux avoir prise.
Penser au lendemain, c’est être d’humeur grise.
Ne perds pas cet instant, si ton cœur n’est pas noir,
Car nul ne sait comment nos lendemains se
déguisent.
Cette jouissance effrénée de l’instant présent
et cette vie dans l’urgence finirent par
s’assagir, laissant place à une existence plus
proche des Essais de Montaigne, que mon
père m’enseignait. L’hédonisme n’est pas
nécessairement une course effrénée vers tous
les plaisirs du moment, sans mesure.
Ni Aristippe de Cyrène, ni Épicure dans le monde
grec, ni Tchouang-tseu en Chine ou Aïssa
Alamiridjé n’enseignent une vie sans retenue.
Le plaisir représente pour moi une vie de
jouissance, et pas seulement de la chair, parce
que l’homme ne vit pas seulement de celle-ci.
Il existe des plaisirs spirituels, des plaisirs issus
du vécu spirituel qui se donnent dans le silence,
la pauvreté volontaire et l’errance.
Le plaisir maintenant est pour moi une réponse
aux besoins du corps et une vie selon les
exigences de l’esprit.
Ultreïa ! : Par ailleurs, vous vous inscrivez dans
la voie soufie de l’islam. À quelle confrérie
appartenez-vous : Qadiriyya ou Tidjaniya ?
Ismaël Diadié Haïdara : Ma famille a toujours
appartenu à la Qadiriyya, mais le vieux Tombo,
un proche ami, m’a transmis les exercices
spirituels de mes grandes tantes : Diahara
Mahmud Cota (ou Kati) vécut la pratique
du silence comme exercice spirituel, sa sœur
Aïssata Mahmud expérimentait quant à elle la
danse du samâ et leur frère, Alfa Ibrahim, avait
le don des larmes et pratiquait une errance
qu’il n’interrompait que pour diriger la prière à
Kirchamba, à quelques heures de Tombouctou.
Comme une blessure dans
les vannes du soleil, 1981
Necesidad, posibilidad y
contingencia en la obra de
Ibn Arabi, 1992
L’Espagne musulmane et
l’Afrique subsaharienne, 1998
Les juifs à Tombouctou, 1999
Zimma, 2014
Une cabane
au bord de l’eau
Ismaël Diadié Haïdara
Ediciones del Genal,
596 pages, 2015.
Dans ce recueil élégant et
poignant, l’auteur relate la prise
de Tombouctou en 2012 par
les djihadistes, la nostalgie des
jours d’harmonie et de bonheur,
désormais enfuis, dans cette “ville
des savoirs” qu’il a tant aimée.
Composé en lélé, une prose
poétique pratiquée de la boucle
du Niger au Sahel mauritanien,
Une cabane au bord de l’eau se
veut “geste de l’hédoniste, jardin
édénique où tous les plaisirs
sont cultivés, où tous les jours
bourgeonnent”, véritable hymne
à la joie de vivre et “caisse de
résonance où les états d’âme du
poète s’égrènent”.
49
PLUS LOIN, PLUS HAUT…
LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI
Florence QUENTIN
La fondation Fonds Kati
Ultreïa ! : Que pensez-vous de l’enseignement
d’Amadou Hampâté Bâ, qui écrivait qu’il ne fallait
pas regrouper les hommes sous des emblèmes
religieux différents : “Tous les hommes, et plus
particulièrement ceux qui sont animés d’une foi
sincère, ne renferment-ils pas une parcelle de
l’Esprit de Dieu ?”, ajoutait-il.
Ismaël Diadié Haïdara : J’ai connu Amadou
Hampâté Bâ le 24 septembre 1977. J’avais 20 ans.
Depuis j’ai suivi ses enseignements, qui lui furent
transmis par le vieux sage de Bandiagara, Tierno
Bokar, que mon regretté ami, Théodore Monod,
a appelé avec affection “le François d’Assise de
à découvrir… l’Afrique”. Je crois profondément dans le dialogue
des cultures, la complémentarité des pratiques
Trésors de l’islam
en Afrique religieuses et des sagesses du monde. Les
De Tombouctou religions, disait Monod, sont comme des chemins
à Zanzibar différents qui conduisent au sommet d’une même
Jusqu’au 30 juillet. montagne. Et Hampâté Bâ assurait de son côté
De Dakar à Zanzibar, de que ce qui fait la beauté de l’arc-en-ciel, c’est la
Tombouctou à Harar, l’Insti- différence de ses couleurs. À part ces deux maîtres,
tut du monde arabe met un troisième m’a beaucoup aidé, le juif André
à l’honneur des sociétés
Chouraqui, l’homme des trois Livres. Accompagné
fortes de treize siècles
d’échanges culturels et dans ma vie spirituelle par un musulman, Hampaté
spirituels avec le Maghreb Bâ, un chrétien, Théodore Monod, et un juif, André
et le Moyen-Orient. Chouraqui, j’ai depuis suivi le chemin d’Ibn ‘Arabî
Archéologie, architecture,
patrimoine immatériel, art de Murcie qui écrivait dans L’Interprète des désirs :
contemporain… :
une première qui réunit
sur 1 100 m2 près de
300 œuvres multidisciplinaires, pour témoigner de
la richesse artistique et
culturelle de la pratique de
l’islam en Afrique
subsaharienne.
https://www.imarabe.org
/fr/expositions/tresorsde-l-islam-en-afrique
Mon cœur est devenu capable
D’accueillir toute forme.
Il est pâturage pour les gazelles
Et abbaye pour les moines !
Il est un temple pour les idoles
Et la Ka’ba pour qui en fait le tour,
Il est les tables de la Thora
Et aussi les feuillets du Coran !
La religion que je professe
Est celle de l’Amour.
Partout où ses montures se tournent.
L’amour est ma religion et ma foi.
Propos recueillis
par Florence Quentin
50 Ultreïa ! ÉTÉ 2017
PLUS LOIN, PLUS HAUT…
L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU
Depuis novembre 2012, cette fondation sise à
Grenade s’est donnée pour mission de soutenir
les initiatives de la famille Kati en matière de préservation du fonds des manuscrits, en lien avec
l’histoire de l’Espagne et le dialogue interculturel. Elle travaille – en collaboration avec la Junta
de Andalucía, la Junta de Castilla-La Mancha,
DKV seguros y Cajasol – à la restauration,
conservation et diffusion de ces écrits inestimables, sous la houlette d’Ismaël Diadié Haïdara,
qui se bat pour que ce fonds, qui détient une
partie de l’histoire de l’Andalousie, puisse être
numérisé afin de garantir sa sauvegarde et de
permettre son étude. Il a lui-même traduit cinquante de ces documents.
Le Fonds compte aujourd’hui 12 714 manuscrits
couvrant du XIIe au XIXe siècle. Certains d’entre
eux portent dans leurs marges 7 126 textes sur
l’histoire d’Al-Andalous, du sud de la France, des
empires du Ghana, du Mali, du Songhaï et de
la propre famille Kati. La majorité sont inédits.
Éminemment symboliques pour l’histoire des
religions du Livre et la transmission des valeurs
de tolérance, ces manuscrits ont trait aux trois
confessions, juive, chrétienne et musulmane.
Le 22 juillet 2017 sera commémoré le 550e anniversaire du Fonds Kati, et celui de l’incendie de
Tolède, à travers une cérémonie interreligieuse
dans laquelle s’uniront par la prière et pour la
paix un imam, un rabbin et un moine chrétien.
C’est l’église Saint Marcos, à Tolède, qui devrait
accueillir des fac-similés et des originaux du
Fonds Kati, des documents sonores en lien avec
le Mali – mille heures d’enregistrement de tradition orale andalouse – ainsi que l’exceptionnelle
collection privée d’art africain de Jesus Arrimadas, qui comporte plus de 2 300 pièces.
www.fondokati.org
à lire…
Les manuscrits
de Tombouctou
Secrets, mythes et réalités
Jean-Michel Djian, préface de
J.-M. G. Le Clézio, postface de
Souleymane Bachir Diagne,
JC Lattès, 200 pages, 2012.
Grâce à la collaboration d’éminents
historiens, Jean-Michel Djian a enquêté
sur l’un des plus beaux et des plus mystérieux trésors d’Afrique. Achevé à l’été 2012, au moment même
où des rebelles armés encourageaient le pillage et les vols de
documents, cet ouvrage, riche de nombreuses photographies
de Seydou Camara, permettait de mesurer à quel point cette
situation revêtait un caractère dramatique. Mais augurait dans
le même temps d’une prise de conscience nouvelle de la richesse
culturelle du Sahel…