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Les manuscrits de Tombouctou

2017, Revue Ultreïa ! 12

D'Al Andalous à Tombouctou : le voyage des manuscrits Kati

EUROPE - AFRIQUE GRENADE - TOMBOUCTOU L’esprit des Lieux D’Al-Andalous à Tombouctou Le fabuleux voyage des manuscrits Kati Florence QUENTIN C’est l’histoire d’une fuite “marquée par l’intolérance, la guerre et la cécité humaine” et qui dure depuis cinq siècles et demi. Enquête et rencontre exclusives à Grenade avec Ismaël Diadié Haïdara Kati, historien, poète hédoniste et dernier gardien des manuscrits de Tombouctou. Vue générale de Tombouctou, dessin de Lancelot d’après Barth (Le tour du monde, 1860). 37 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN Ismaël Diadié Haïdara à Grenade, en avril 2017. La mosquée de Sankoré, à Tombouctou, est une célèbre université coranique, contemporaine de la mosquée Djingareyber. Elle a été édifiée pendant la période de l’Empire du Mali (1325-1433) aux dimensions de la Kaaba de La Mecque.. “J 1. Une cabane au bord de l’eau, Ediciones del Genal, Malaga, 2015. 2. Avec le soutien d’amis moines franciscains de Grenade, il ouvrira un centre de santé et une dizaine de maternités, mettra en place un microcrédit pour que les femmes montent de petits commerces avec obligation de scolariser leurs enfants et entreprendra de planter des arbres en offrant des plants aux habitants. 38 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 e vivais dans une bibliothèque. Il ne me reste plus qu’à aimer mon exil. Cinq siècles et quarante-six saisons de pluies sont passés depuis que nous sommes partis de Tolède vers la terre des Noirs, et voici qu’encore l’aveuglement humain nous chasse, nous, reclus dans le livre… Exil ! Ce mot est incendie sur mes lèvres et je ne peux le taire sans être déchiré. J’ai cinq siècles de chemins dans mon sang et je ne peux renoncer à tout départ… Je ne mesure pas ma vie sans l’histoire de ces départs soudain là, devant l’aveuglement des hommes ! Comment conter ma vie sans compter avec l’arrachement ? J’accepte mon exil, il est mon trésor le plus caché.” 1 Admirable profession de foi, sanglot d’une âme zébrant le temps et l’espace : ainsi s’exprime Ismaël Diadié Haïdara, philosophe-poète sang-mêlé qui, outre de multiples actions humanitaires 2 menées dans sa région natale, Tombouctou, consacra quinze ans de sa vie à collecter à travers tout le Mali plus de douze mille manuscrits scientifiques ( arithmétique, astronomie, médecine… ), juridiques et religieux, collectionnés et conservés durant des siècles par une famille noble au destin extraordinaire, les Kati 3. Conviction et engagement total d’un homme s’inscrivant en digne héritier dans les pas de ses ancêtres qui placèrent dès le XIIe siècle, au Royaume d’Al-Andalous, la passion de l’écrit au centre de leur existence.4 3. Visigoths établis en Espagne depuis le Ve siècle, les ancêtres d’Ismaël, pour vivre en paix avec les musulmans, s’y convertirent à l’islam au IXe siècle ; leur nom, Al-Kuti ou Al-Quti, est issu du terme “Goths”. 4. Souleyman al-Quti est l’auteur d’un traité d’ophtalmologie qui date de 1149. D’autres membres de la famille firent la traduction des Psaumes de David et rédigèrent des traités de grammaire, de droit et de théologie. 39 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN “GRENADE SENT LE MYSTÈRE, LA CHOSE QUI NE PEUT ÊTRE ET QUI EST, CEPENDANT. QUI N’EXISTE PAS, MAIS QUI INFLUE. QUI INFLUE PRÉCISÉMENT PARCE QU’ELLE N’EXISTE PAS.” La douleur de l'exil Ismaël Diadié Haïdara à la Fondation Kati de Tombouctou (avant 2012). Le patio de la bibliothèque qui abritait le Fonds Kati à Tombouctou. Cours des Lions, Alhambra de Grenade. Son nom provient des douze lions-jets d’eau de la fontaine de marbre blanc, au centre du patio. Elle est considérée comme l’un des chefs-d’œuvre de la sculpture musulmane. 5. Des émeutes interconfessionnelles entre juifs, musulmans et chrétiens aboutirent à l’incendie de la Magdalena qui détruisit mille six cents maisons à Tolède. 6. Grand érudit, ami de Léon l’Africain et auteur de textes astronomiques, juridiques, médicaux et historiques, son Tarik-El-Fettash, ou chronique de voyage, a été rééditée sous les auspices de l’UNESCO, comme œuvre représentative de l’humanité, section africaine. 40 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 Comme eux, Ismaël connaîtra un exil forcé et déchirant, à sens inverse de son lointain aïeul, le cadi ( juge civil ) Ali Ben Zyad al-Quti qui, en 1468, dut quitter Tolède, sa ville natale, face à l’intolérance religieuse croissante 5 – et déjà, avec de précieux manuscrits dans ses bagages – pour rejoindre ultimement Goumbu, première capitale de l’Empire du Ghana. Celui-ci écrira en marge de ces textes sauvés du désastre toute la souffrance de la séparation, la douleur de l’exil. Le journal qu’il tiendra durant ces années d’errance est un document inestimable qui permet de reconstituer son incroyable périple depuis l’Espagne jusqu’à l’actuel Mali, pérégrinant à travers le Maroc, le Sud algérien, la Tunisie, la Sicile, l’Égypte ( où ce collectionneur impénitent achètera un très beau manuscrit, notant en exergue prix et date d’acquisition ), puis cinglant vers La Mecque, Damas, Bagdad, Jérusalem ( où il continuera à acquérir des écrits précieux ), jusqu’à s’installer dans une terra incognita avant d’épouser la princesse Kadidja Silla, nièce du roi Ali le Grand. De cette union naîtra Mahmud Kati 6, ministre de la Justice, des Finances du Songhaï occidental, historien et surtout fondateur du Fonds Kati, qui réunit au XVIe siècle les manuscrits de son père en provenance d’Espagne et ceux de son oncle, l’empereur Askia. Le Fonds Kati sera dispersé en 1591 quand une armée de mercenaires marocains, les Roumas, disloquera l’Empire songhaï, puis réuni en 1648 pour se voir à nouveau réparti chez différents membres de la famille. Plus de cinq cents ans après Ali Ben Zyad, c’est de Tombouctou, après avoir construit en 2003 la Bibliothèque andalouse pour abriter le Fonds Kati qu’il avait patiemment réuni, qu’Ismaël Diadié dut partir précipitamment un matin de 2012 pour échapper aux balles des djihadistes, des indépendantistes touaregs et des militaires qui renversèrent le régime en place en mars 2012. Ceux-ci détruisirent les mausolées de ses parents, tuèrent, violèrent, et brûlèrent les écrits, mémoire d’un peuple. Mais c’était compter sans l’opiniâtreté de l’héritier des Kati et le courage des habitants qui risquaient ainsi leur vie : les 12 714 manuscrits furent cachés au Mali, échappant ainsi à la folie Federico Garcia Lorca meurtrière des barbares de ce siècle. Et une cinquantaine de ces témoignages uniques au monde furent exfiltrés vers l’Espagne, ainsi du Coran le plus vieux d’Afrique, daté de 1198. À travers la ville du duende Grenade, avril 2017. Nous avons rendezvous avec Ismaël Diadié qui, éternel recommencement de l’histoire, vit aujourd’hui en Andalousie. Grenade : la ville la plus mystérieuse, la plus mélancolique du sud de l’Espagne, cité des Nasrides et des somptueux palais de l’Alhambra, des jardins opulents du Generalife, ancienne demeure champêtre des émirs qui régnèrent ici aux XIIIe et XIVe siècles. Mais aussi celle des mille et un huertas noyés dans les bougainvillées, cachés derrière les hauts murs blancs de l’ancien quartier maure de l’Albaicin, avec sa médina, ses anciens bains arabes, sa médersa et ses maisons andalouses bordées d’azulejos, d’où montent les rumeurs sourdes et poignantes d’un chant flamenco. Grenade, amour sans partage du poète Federico Garcia Lorca qui, au Sacromonte gitan, 41 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN Depuis la colline de l’Albaicin se dévoile l’ensemble monumental des palais de l’Alhambra. Porte de la Torre de las Infantas, Grenade. Dessin de Gustave Doré (Le tour du monde, 1864). 7. “J’appelle duende, dans l’art, ce fluide insaisissable qui lui donne sa saveur, qui est sa racine, un peu comme un tire-bouchon qui s’enfonce dans la sensibilité des gens. Le duende que quelquesuns d’entre nous portent en eux, est cet être mystérieux, mi-diabolique, mi-angélique – les deux à la fois – qui a coutume d’inspirer ceux qui croient en lui.” F. G. Lorca 8. Son nom vient d’al-hamra (= la rouge), à cause de la couleur des matériaux employés pour sa construction. 42 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 parvint comme personne à saisir l’indéfinissable duende andalou7 et fut arrêté dans la ville de son cœur par les phalangistes, puis exécuté en août 1936 dans les proches collines. C’est ici qu’Ismaël Diadié, quant à lui philosophe-poète de Tombouctou, nous racontera, dans un français élégant et châtié, l’histoire à rebondissements de sa famille et la sienne propre, qui s’inscrit de manière si troublante dans un destin transgénérationnel. Mais avant de nous embarquer dans son récit à travers califats, mers, déserts, villes mythiques, nous cinglons vers l’admirable vigie de Grenade, l’Alhambra, avec ses créneaux de pisé rougeoyant au couchant 8 sur fond de Sierra Nevada encore enneigée ici ou là. Depuis l’Albaicin, l’autre colline de Grenade, que notre hôte, de rue pentue en rue pentue, nous fait parcourir d’un pas de sénateur. “Ici vivait le Grand Inquisiteur de la ville”, raconte Ismaël en nous désignant une lourde porte cloutée. “Je louais une chambre juste en face lorsque j’étais étudiant”, se souvient-il dans un sourire, comme une revanche sur un passé marqué au fer rouge par l’aveuglement religieux du catholicisme triomphant. La magie opère encore devant ce panorama pourtant mille fois reproduit, dominé par l’impériale Torre de Comares ( XIVe siècle ). Apogée de l’architecture mauresque, l’Alhambra déploie une décoration d’une richesse inouïe, qui résume toutes les influences collectées par des conquérants-voyageurs. Comment, alors, ne pas souscrire à ces vers des Orientales, écrits par un Victor Hugo subjugué : “L'Alhambra ! L’Alhambra ! Palais que les Génies Ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies, Forteresse aux créneaux festonnés et croulants, Où l'on entend la nuit de magiques syllabes, Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes, Sème les murs de trèfles blancs !” En 1238, Abou-Abdallah-ben-Naser entrait triomphalement dans Grenade et élaborait le premier noyau du palais. Ville fortifiée, ou médina, l’Alhambra occupait la majeure partie de la colline La Sabika. Dotée de son propre système de fortification, elle assurait ainsi son autonomie par rapport à la ville et l’on 43 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN “Je vous demande, vous mes enfants, mes petits-enfants et tous ceux qui viendront d’eux, de vous entendre, de maintenir vos liens, de garder votre fraternité et de vous fréquenter. Aimez-vous les uns les autres. Cultivez cet amour dans le cœur de vos enfants dès leur prime jeunesse, avant qu’ils ne grandissent. L’amour est la racine de l’entente dans une famille. Page du Kitab as-Sifa du cadi Lyad de Ceuta, acheté par Ali b. Ziyad alQuti de Tolède pour 225 g d’or, au Touat (Algérie). Cette “Biographie du prophète”, datée de 1468, comporte des enluminures réalisées à la feuille d’or ainsi que des gloses en marge du texte et en lien avec ce dernier. Ismaël Diadié commente un des manuscrits de la famille Kati. Allée de la mosquée des Askia à Gao (Mali). 44 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 y trouvait tous les aménagements nécessaires à son fonctionnement : palais royal, mosquées, écoles, ateliers… Aujourd’hui, ces lieux mythiques abritent un atelier réputé de restauration de manuscrits, où nous nous rendons avec Ismaël Diadié pour découvrir l’un de ceux qu’il a pu sauver dans sa fuite. Les restaurateurs nous expliquent les techniques employées pour faire face aux multiples défis que leur posent ces papiers et parchemins – comme leurs couvertures en cuir –, abîmés par l’humidité, rongés par les rats et les insectes et dont les encres s’oxydent. Et c’est avec émotion et infini respect que tous se pencheront autour du bibliothécaire-collectionneur qui ouvrira pour nous cet Éloge du Prophète datant du XIIIe siècle, principale composition d’Al-Fazazi, né à Cordoue, le plus célèbre des chantres de poésie religieuse d’alors. “Aucune puissance ne peut arrêter la vie des idées”, souffle Ismaël en racontant combien cet écrit est important car son auteur, comme Averroès ou Maïmonide, rencontra lui aussi des problèmes théologico-politiques à Cordoue et dut partir au Maroc. Mais plus encore car ce texte, rédigé sous forme de feuillets volants, sera copié pour atteindre Tombouctou au XVe siècle, où il fait depuis l’objet d’une lecture rituelle éminemment symbolique, qui se déroule quarante jours durant. 7, 33 : la symbolique de Tombouctou Tout d’abord, pendant un mois entier, un apprentissage de la lecture de cet éloge est exigé. Celui-ci est chanté par des familles spécialisées dans ce domaine, dont des membres des confréries soufies Qadiriyya et Tidjaniya : chacun a sa manière de mémoriser et d’entonner ce texte. Durant quarante jours, de manière Sachez que cela est vrai pour une maison, un groupe, une famille, une communauté et surtout une ethnie comme la nôtre qui a commencé à se disperser depuis le temps de nos ancêtres. Le Prophète a dit : «Allah est avec une communauté unie.» C’est chose connue que la séparation mène à la dispersion. C’est avec la dispersion que vient la dégradation. Elle emporte toute valeur. Le Prophète a également dit : «Sans l’entente mutuelle et l’union, le monde se détruira.” Testament d’Alfa Kati Mahmud ben Ali ben Ziyad al-Quti 45 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN De haut en bas et de gauche à droite : manuscrit haoussa ; page centrale de la Sifa du cadi Lyad de Ceuta (1468) ; colophon du Coran de Ceuta, copié en 1198 ; couverture en peau de la Sifa du cadi Lyad de Ceuta. 46 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 consécutive, celui-ci est lu le matin et en début de nuit dans les sept mosquées de Tombouctou. La dernière semaine de ces quarante jours doit coïncider avec la naissance du Prophète. Jusqu’à la 33e nuit, la lecture est entonnée toutes portes closes, seuls les initiés étant admis. La première nuit du 7e jour, une lecture – à laquelle hommes et femmes peuvent assister – est faite dans chaque mosquée. Le chef des coryphées entonne le premier vers et le chœur reprend et poursuit en chantant cet éloge. La première nuit, on tourne trois fois autour de la Grande Mosquée Djingareyber de Tombouctou ( construite vers 1325 par Abu Ishaq es-Sahéli, un poète, diplomate et architecte… de Grenade ). La 7e nuit, dite de baptême, est celle d’une lecture longue qui commence vers 20 heures et se poursuit jusqu’à 3 heures du matin : on fait alors sept fois le tour de la Grande Mosquée, imitant ainsi les circonvolutions autour de la Kaaba. Ce dernier rite marque la fin de cette lecture, jusqu’à l’année suivante. Ismaël souligne le “caractère poétique” de ces nuits uniques où se mêlent vapeurs d’encens et voix, liberté de circulation, parures et vêtures, chants, et où chacun se fait témoin du premier jet de voix, suivi de bénédictions. Un cercle, symbolique lui aussi, est formé autour du manuscrit, seulement éclairé par des lumières ; tout l’environnement disparaît alors au profit de la psalmodie et d’un recueillement nimbé de joie. “Cette apologétique d’Al-Fazazi, souligne Ismaël Diadié, se situe aux antipodes de l’islamisme rigoriste qui interdit toute célébration du Prophète. Elle fait preuve d’une très grande ouverture religieuse, à l’opposé des wahhabites qui ont voulu détruire le riche passé de Tombouctou, une ville de mystiques avec ses cultes rendus à 333 saints. Pour les fondamentalistes, la vénération des cheikhs, cette symbolique du 7, du 33, tout autant que ce qu’incarnait notre ville, ont été considérés comme un ajout irréligieux aux traditions de l’islam. Abdel Kader Haïdara rangeant des manuscrits dans une bibliothèque privée, à Tombouctou (page gauche). Le cheikh Soufian, soufi de la Tidjaniya, devant les rayons de la bibliothèque Fonds Kati de Tombouctou, avant 2012 et l’invasion djihadiste. Représentation de la Kaaba, à la Mecque. 47 L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU - LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN Omar Khayyâm et Amadou Hampâté Bâ : deux maîtres pour une vie 9. Les confréries de Tombouctou célébraient le Prophète et ses intermédiaires. Ibn ‘Arabî, l’un des plus grands mystiques musulmans, parle de différentes stations, les saints en incarnant une, vers le monde céleste et le Prophète, qui fut un transmetteur. “Ce qui fait la grandeur de Mahomet, c’est l’union de la sainteté et de la prophétie”, souligne Ismaël Diadié. Une fois Tombouctou occupée, cette vision étroite issue de la Péninsule arabique a entraîné la destruction de nos espaces de lecture, de nos mausolées 9, de nos manuscrits. Celui d’AlFazazi, poète de Cordoue déjà persécuté au XIIIe siècle, était une fois de plus au cœur de la menace. Miraculeusement, il est là devant nous !” La mosquée Djingareyber, construite à Tombouctou par Es-Sahili de Grenade. 48 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 Quelques jours plus tard, nous aurons le privilège de découvrir d’autres manuscrits à l’Institut andalou du patrimoine historique, à Séville : devant ce Coran (1198) à la calligraphie élégante ponctuée de vignettes dorées, aux enluminures effacées et aux pages somptueuses en dépit des déchirures et des fils grossiers qui ont tenté de le rapiécer par endroits, on ressent l’épaisseur du temps qui se fait soudain presque palpable… “Détruire la mémoire – une terrible arme de guerre – c’est annihiler toute possibilité de référence pour un peuple. Sans ces références, il est réellement vaincu”, commente Ismaël Diadié devant l’équipe pluridisciplinaire sévillane, en charge de l’étude et de la restauration de ces trésors. En quittant le Carmen de la Victoria, face à l’Alhambra, où nous avons remonté le fil de l’histoire pendant des heures, celui qui est aussi un spirituel soufi ayant renoncé à toute richesse et qui se veut gyrovague sur les chemins du monde, en quête d’un silence qui “ouvre la cage du moi et laisse l’âme s’exprimer librement”, lance, avec un sourire indéfinissable : “Quand je sauve cette bibliothèque, c’est aussi moi que je sauve. Nous sommes notre passé. Je suis cette bibliothèque. Nous, les Kati, nous ne sommes ni d’ici, ni d’ailleurs. Où se trouve le sol où poser nos pieds ? C’est la bibliothèque. Notre mémoire, notre patrie ? L’encre et le papier. Elle ne peut donc être détruite.” “Se taire et brûler de l'intérieur est la pire des punitions qu'on puisse s'infliger”, écrivait son frère en poésie, F. G. Lorca. Face à la barbarie qui consume tout, Ismaël Diadié Haïdara, lui, a choisi de parler, de transmettre. De partager l’héritage des Kati, en fidèle gardien de la mémoire d’un monde disparu. “Comme un fils de son ancêtre.” © GEORGES COURRÈGES (2) ; DR (2) ; SYLVIE QUENTIN (7) ; ALEXANDRA HUDDLESTON (3) ; COLL. ISMAËL DIADIÉ HAÏDARA (4) ; AKG-IMAGES / GERARD DEGEORGE ; CHRISTOPHE BOISVIEUX Remonter le fil de l'histoire Né à Tombouctou (Mali) en 1957, Ismaël Diadié Haïdara est le douzième patriarche de la famille Kati. Il a étudié l’art dramatique et la philosophie et publié des œuvres poétiques, historiques et philosophiques : Territoire de la douleur, 1979 Ultreïa ! : Vous vous réclamez de la philosophie “hédoniste”. Qu’entendez-vous par là ? Ismaël Diadié Haïdara : J’ai découvert la philosophie du plaisir à travers les Quatrains d’Omar Khayyâm. C’était juste après la grande sécheresse de 1973 qui fit un million de morts le long du Sahel. Désespérés et désemparés, nous étions fort jeunes et sans horizons autres que ceux de la famine et de la mort. C’est à cette époque qu’un ami, Abey, découvrit ce petit livre du poète persan et l’apporta chez nos camarades d’enfance. Ceux-ci le mémorisèrent en entier chez le poète Sane Alfa Saloum puis entreprirent de le copier dans un cahier qui se mit à circuler parmi nous. Khayyâm nous ouvrait les charmes du plaisir dans le vécu de l’instant, en un temps où il n’y avait plus de lendemain qui chante. Nous connaissions les quatrains de mémoire et nous vivions selon sa pensée, en remplaçant son vin par le thé. Aussi rapides que l’eau du fleuve ou le vent du désert, Nos jours s’enfuient. Deux jours, cependant, me laissent indifférent : Celui qui est parti hier et celui qui arrivera demain. Nous vivions dans la tension de jouir de chaque instant car nul ne sait – et ne savait alors – de quoi demain sera fait. Aujourd’hui, sur demain tu ne peux avoir prise. Penser au lendemain, c’est être d’humeur grise. Ne perds pas cet instant, si ton cœur n’est pas noir, Car nul ne sait comment nos lendemains se déguisent. Cette jouissance effrénée de l’instant présent et cette vie dans l’urgence finirent par s’assagir, laissant place à une existence plus proche des Essais de Montaigne, que mon père m’enseignait. L’hédonisme n’est pas nécessairement une course effrénée vers tous les plaisirs du moment, sans mesure. Ni Aristippe de Cyrène, ni Épicure dans le monde grec, ni Tchouang-tseu en Chine ou Aïssa Alamiridjé n’enseignent une vie sans retenue. Le plaisir représente pour moi une vie de jouissance, et pas seulement de la chair, parce que l’homme ne vit pas seulement de celle-ci. Il existe des plaisirs spirituels, des plaisirs issus du vécu spirituel qui se donnent dans le silence, la pauvreté volontaire et l’errance. Le plaisir maintenant est pour moi une réponse aux besoins du corps et une vie selon les exigences de l’esprit. Ultreïa ! : Par ailleurs, vous vous inscrivez dans la voie soufie de l’islam. À quelle confrérie appartenez-vous : Qadiriyya ou Tidjaniya ? Ismaël Diadié Haïdara : Ma famille a toujours appartenu à la Qadiriyya, mais le vieux Tombo, un proche ami, m’a transmis les exercices spirituels de mes grandes tantes : Diahara Mahmud Cota (ou Kati) vécut la pratique du silence comme exercice spirituel, sa sœur Aïssata Mahmud expérimentait quant à elle la danse du samâ et leur frère, Alfa Ibrahim, avait le don des larmes et pratiquait une errance qu’il n’interrompait que pour diriger la prière à Kirchamba, à quelques heures de Tombouctou. Comme une blessure dans les vannes du soleil, 1981 Necesidad, posibilidad y contingencia en la obra de Ibn Arabi, 1992 L’Espagne musulmane et l’Afrique subsaharienne, 1998 Les juifs à Tombouctou, 1999 Zimma, 2014 Une cabane au bord de l’eau Ismaël Diadié Haïdara Ediciones del Genal, 596 pages, 2015. Dans ce recueil élégant et poignant, l’auteur relate la prise de Tombouctou en 2012 par les djihadistes, la nostalgie des jours d’harmonie et de bonheur, désormais enfuis, dans cette “ville des savoirs” qu’il a tant aimée. Composé en lélé, une prose poétique pratiquée de la boucle du Niger au Sahel mauritanien, Une cabane au bord de l’eau se veut “geste de l’hédoniste, jardin édénique où tous les plaisirs sont cultivés, où tous les jours bourgeonnent”, véritable hymne à la joie de vivre et “caisse de résonance où les états d’âme du poète s’égrènent”. 49 PLUS LOIN, PLUS HAUT… LE FABULEUX VOYAGE DES MANUSCRITS KATI Florence QUENTIN La fondation Fonds Kati Ultreïa ! : Que pensez-vous de l’enseignement d’Amadou Hampâté Bâ, qui écrivait qu’il ne fallait pas regrouper les hommes sous des emblèmes religieux différents : “Tous les hommes, et plus particulièrement ceux qui sont animés d’une foi sincère, ne renferment-ils pas une parcelle de l’Esprit de Dieu ?”, ajoutait-il. Ismaël Diadié Haïdara : J’ai connu Amadou Hampâté Bâ le 24 septembre 1977. J’avais 20 ans. Depuis j’ai suivi ses enseignements, qui lui furent transmis par le vieux sage de Bandiagara, Tierno Bokar, que mon regretté ami, Théodore Monod, a appelé avec affection “le François d’Assise de à découvrir… l’Afrique”. Je crois profondément dans le dialogue des cultures, la complémentarité des pratiques Trésors de l’islam en Afrique religieuses et des sagesses du monde. Les De Tombouctou religions, disait Monod, sont comme des chemins à Zanzibar différents qui conduisent au sommet d’une même Jusqu’au 30 juillet. montagne. Et Hampâté Bâ assurait de son côté De Dakar à Zanzibar, de que ce qui fait la beauté de l’arc-en-ciel, c’est la Tombouctou à Harar, l’Insti- différence de ses couleurs. À part ces deux maîtres, tut du monde arabe met un troisième m’a beaucoup aidé, le juif André à l’honneur des sociétés Chouraqui, l’homme des trois Livres. Accompagné fortes de treize siècles d’échanges culturels et dans ma vie spirituelle par un musulman, Hampaté spirituels avec le Maghreb Bâ, un chrétien, Théodore Monod, et un juif, André et le Moyen-Orient. Chouraqui, j’ai depuis suivi le chemin d’Ibn ‘Arabî Archéologie, architecture, patrimoine immatériel, art de Murcie qui écrivait dans L’Interprète des désirs : contemporain… : une première qui réunit sur 1 100 m2 près de 300 œuvres multidisciplinaires, pour témoigner de la richesse artistique et culturelle de la pratique de l’islam en Afrique subsaharienne. https://www.imarabe.org /fr/expositions/tresorsde-l-islam-en-afrique Mon cœur est devenu capable D’accueillir toute forme. Il est pâturage pour les gazelles Et abbaye pour les moines ! Il est un temple pour les idoles Et la Ka’ba pour qui en fait le tour, Il est les tables de la Thora Et aussi les feuillets du Coran ! La religion que je professe Est celle de l’Amour. Partout où ses montures se tournent. L’amour est ma religion et ma foi. Propos recueillis par Florence Quentin 50 Ultreïa ! ÉTÉ 2017 PLUS LOIN, PLUS HAUT… L’esprit des Lieux - D’AL-ANDALOUS À TOMBOUCTOU Depuis novembre 2012, cette fondation sise à Grenade s’est donnée pour mission de soutenir les initiatives de la famille Kati en matière de préservation du fonds des manuscrits, en lien avec l’histoire de l’Espagne et le dialogue interculturel. Elle travaille – en collaboration avec la Junta de Andalucía, la Junta de Castilla-La Mancha, DKV seguros y Cajasol – à la restauration, conservation et diffusion de ces écrits inestimables, sous la houlette d’Ismaël Diadié Haïdara, qui se bat pour que ce fonds, qui détient une partie de l’histoire de l’Andalousie, puisse être numérisé afin de garantir sa sauvegarde et de permettre son étude. Il a lui-même traduit cinquante de ces documents. Le Fonds compte aujourd’hui 12 714 manuscrits couvrant du XIIe au XIXe siècle. Certains d’entre eux portent dans leurs marges 7 126 textes sur l’histoire d’Al-Andalous, du sud de la France, des empires du Ghana, du Mali, du Songhaï et de la propre famille Kati. La majorité sont inédits. Éminemment symboliques pour l’histoire des religions du Livre et la transmission des valeurs de tolérance, ces manuscrits ont trait aux trois confessions, juive, chrétienne et musulmane. Le 22 juillet 2017 sera commémoré le 550e anniversaire du Fonds Kati, et celui de l’incendie de Tolède, à travers une cérémonie interreligieuse dans laquelle s’uniront par la prière et pour la paix un imam, un rabbin et un moine chrétien. C’est l’église Saint Marcos, à Tolède, qui devrait accueillir des fac-similés et des originaux du Fonds Kati, des documents sonores en lien avec le Mali – mille heures d’enregistrement de tradition orale andalouse – ainsi que l’exceptionnelle collection privée d’art africain de Jesus Arrimadas, qui comporte plus de 2 300 pièces. www.fondokati.org à lire… Les manuscrits de Tombouctou Secrets, mythes et réalités Jean-Michel Djian, préface de J.-M. G. Le Clézio, postface de Souleymane Bachir Diagne, JC Lattès, 200 pages, 2012. Grâce à la collaboration d’éminents historiens, Jean-Michel Djian a enquêté sur l’un des plus beaux et des plus mystérieux trésors d’Afrique. Achevé à l’été 2012, au moment même où des rebelles armés encourageaient le pillage et les vols de documents, cet ouvrage, riche de nombreuses photographies de Seydou Camara, permettait de mesurer à quel point cette situation revêtait un caractère dramatique. Mais augurait dans le même temps d’une prise de conscience nouvelle de la richesse culturelle du Sahel…