Études rurales
194 | 2014
Altérités, inégalités et mobilités dans les îles de
l’océan Indien
De la pierre à la croix
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de
Madagascar)
From stones to crosses. Interpreting a commemorative landscape (Anosy,
southeastern Madagascar)
Dominique Somda
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10123
DOI : 10.4000/etudesrurales.10123
ISSN : 1777-537X
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 16 mars 2014
Pagination : 79-102
Référence électronique
Dominique Somda, « De la pierre à la croix », Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01
janvier 2014, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10123 ;
DOI : 10.4000/etudesrurales.10123
© Tous droits réservés
DE LA PIERRE À LA CROIX
Dominique Somda
INTERPRÉTATION
D’UN PAYSAGE COMMÉMORATIF
(ANÔSY, SUD-EST DE MADAGASCAR)
L
et les majestueuses pierres dressées sont les éléments les plus caractéristiques du paysage
tanôsy 1 (photos 1, 2, 3 et 4 pp. 82-84). Elles
sont disposées le long des chemins, au sommet des collines et au cœur des villages.
Ces ensembles monumentaux constituent une
innovation relativement récente.
Cet article explore les transformations
de l’art funéraire en Anôsy, au sud-est de
Madagascar, du XIXe siècle à nos jours, en
lien avec les bouleversements hiérarchiques
qui survinrent dans cette région. Je suggérerai
notamment que les édifices funéraires sont
devenus plus spectaculaires et dispendieux à
mesure que l’ordre des statuts devenait plus
fluide. Après l’abolition de l’esclavage et le
quasi-anéantissement des structures royales 2
par l’armée française et l’administration coloniale en 1896, les différences hiérarchiques
ne furent pas effacées. L’esclavage devint un
secret envahissant. J’entends par « secret »
non pas une absence de communication mais
la rétention organisée du savoir concernant
l’identité des groupes et des individus 3.
ES BLANCHES OBÉLISQUES
Le « secret de l’esclavage » impose des
contraintes informant les interactions sociales.
En Anôsy centrale, il produisit deux effets
notables. Le premier a trait à un changement
de nature de la hiérarchie sociale : aux rangs
multiples et bien définis (associés à une distribution politique concordante et à des rituels
complexes) furent substituées des positions
moins nombreuses (les différences identifiées
se limitent, ramenées aux catégories de nobles,
de roturiers et d’esclaves 4) et plus volatiles,
attribuées en fonction de réputations (produit
combiné de l’histoire divulguée et de la présentation de soi). Le second effet du secret
est précisément l’obsession de l’esclavage :
ce souci persistant, dans tous les groupes
d’Anôsy, d’identifier les esclaves et de ne pas
être confondus avec eux.
1. Les pratiques décrites ici concernent par défaut
l’Anôsy centrale et méridionale, où j’ai vécu dix-huit
mois entre 2003 et 2004, et où j’ai séjourné plus brièvement en 2011 et 2013. Les noms des personnes, des
clans et les toponymes ont été modifiés.
2. En Anôsy centrale, la dynastie des Zafiraminia
contrôlait un système politique instable rassemblant une
douzaine de domaines dirigés par des rois zafiraminia,
détenteurs de la maîtrise rituelle, politique et militaire
et du privilège exclusif de posséder des esclaves.
3. Ma définition du secret [Somda 2009] s’appuie
notamment sur des travaux portant sur les secrets
publics [Simmel 1991 ; Taussig 1999] et sur des études
ayant trait à la circulation du savoir dans les rituels
initiatiques [Barth 1975 ; Houseman 1993 ; Zempléni
1996].
4. En Anôsy, on emploie aujourd’hui fréquemment les
termes andriana (« nobles » : emprunté au malgache
officiel), vohitsy (qui désigne les groupes qui ne furent
ni nobles ni esclaves) et ondevo (esclaves).
Études rurales, juillet-décembre 2014, 194 : 79-102
Dominique Somda
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La commémoration matérielle des morts
contribue à la conquête et au maintien de
l’honneur. « Honneur » traduit ici plusieurs
termes (notamment haja, voniñahitsy) 5 qui
désignent moins « la reconnaissance de l’adéquation d’action à certaines attentes sociales » 6
qu’une qualité déterminée à la fois par l’ordre
hiérarchique et par la reconnaissance de cet
ordre. L’art funéraire participe d’une présentation de soi essentielle à la constitution
contemporaine du statut. Le coût de la monumentalité ostentatoire est souvent déploré,
mais sa nécessité est rarement mise en cause
tant il est admis que l’honneur dépend de ces
réalisations matérielles. Dans bien des régions
de Madagascar [Goedefroit et Lombard 2007 ;
Graeber 2007 ; Regnier 2012], le paysage
funéraire ne trahit plus la hiérarchie sociale
passée puisque les groupes de bas statut
(comme les descendants d’esclaves et certains
migrants), autrefois privés de lieu d’inhumation permanent et/ou honorable, ont pu utiliser les nouvelles ressources auxquelles ils
ont eu accès après l’abolition pour bâtir leurs
propres tombeaux, plus remarquables parfois
que ceux des anciens maîtres.
Le paysage commémoratif d’Anôsy fournit
des indices interprétés de façon divergente.
L’ancienne hiérarchie sociale a en partie disparu, mais l’honneur suivant lequel les groupes
sont classés est toujours défini en fonction
du passé. La réussite (et les productions
matérielles qu’elle autorise) ne peut effacer
le caractère humble des origines lorsque
celles-ci sont notoires. Ce dont un groupe doit
convaincre les autres groupes, ce n’est pas de
l’étendue de son succès mais du fait que sa
provenance sociale est aussi éloignée que
possible des groupes serviles.
En Anôsy, les monuments funéraires les
plus visibles sont rarement des sépultures : les
tsangambato (pierres dressées) et vato siman
(stèles de ciment) ne signalent pas la présence
de restes humains. La plupart des tombeaux
sont dissimulés dans des forêts sacrées.
L’éloignement entre les lieux d’inhumation et
les lieux de commémoration est une évolution
relativement récente dont les causes restent
incertaines. La monumentalité commémorative
coexiste ainsi avec un impératif de discrétion
quant aux lieux d’inhumation. L’honneur
recherché dans la monumentalité est protégé
par la dissimulation des dépouilles.
À la disjonction entre commémoration et
inhumation s’est ajoutée la substitution aux
monuments « païens » (pierres dressées, tombeaux souterrains) de monuments « chrétiens »
(obélisques, croix). Ces changements architecturaux ne sont pas de simples innovations
techniques et stylistiques : ils sont presque
toujours justifiés par une conversion chrétienne. Les morts sont honorés différemment
par les jentilisy (païens) et les kristiany (chrétiens). Le destin paradoxal des nouveaux édifices funéraires est d’être inscrit à la fois dans
5. Certains auteurs ont choisi de conserver cette traduction (« honneur » en français, « honour » en anglais)
dans leurs descriptions des réalités malgaches [Middleton 2001] et africaines [Illiffe 2005]. Le concept d’honneur prévalant en Anôsy est indissociable du concept de
honte (heñatsy). Le comble de la honte c’est l’absence
de tombeau collectif ancestral. La grande honte, quant
à elle, est associée au destin servile d’inhumation, à
l’intérieur des tombeaux des anciens rois (pour servir de
couche aux cadavres) ou à proximité des tombeaux des
anciens maîtres.
6. Je reprends ici la définition que Michael Hertzfeld
[1980] proposait de substituer à « honneur » dans le
cadre axiologique méditerranéen.
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
une compétition ostentatoire et dans un espace
égalitaire. La christianisation de l’Anôsy à la
fin du XIXe siècle fut l’œuvre de missionnaires luthériens américains d’origine norvégienne et de catholiques français. Elle est
représentée comme une importante césure
temporelle. Dans la phraséologie chrétienne,
l’ère précédant la christianisation correspond
à « la grande obscurité » (Ñy aizam-be), à
laquelle succédera « la clarté » (Ñy mazava).
La christianisation fut et demeure localement
synonyme de modernisation sociale et d’égalitarisme. L’avènement du christianisme joua
un rôle décisif dans la production des nouvelles marques matérielles.
La centralité de la tombe et des rituels
funéraires dans la vie sociale malgache est
certainement le sujet qui a été le plus traité
dans les travaux anthropologiques sur Madagascar 7. Ces études ont notamment montré
comment la morphologie des groupes de
parenté était déterminée par les choix individuels d’inhumation, et comment la propriété
des territoires l’était par la présence des tombeaux. Cet article s’inscrit dans la continuité
de ces recherches. Le contexte de l’Anôsy
(caractérisé par le secret de l’esclavage)
m’encourage à faire des édifices funéraires
des indices. Ce faisant, je n’élude pas la question des conséquences de leur production sur
la morphologie sociale. Je m’intéresse, à partir des monuments qu’ils choisissent d’édifier,
à la façon dont des jugements se forment sur
l’identité des groupes de parenté. De l’interprétation du paysage commémoratif (et des
choix des groupes) dépend en effet l’assignation contemporaine des statuts.
Dans son ouvrage sur les signes matériels
et les traces des morts dans les Hautes Terres
malgaches, l’archéologue Zoe Crossland associe phénoménologie et sémiotique pour interroger les relations des humains au monde
non humain [2014]. Elle s’intéresse en particulier à la présence d’objets matériels tels
que les tombes et les pierres dressées. Dans
mon analyse de l’art funéraire en Anôsy,
m’appuyant pour ce faire sur la définition
d’Alfred Gell [1998], je considérerai les différents édifices comme des index situés dans
des rapports d’inférence causale 8. Dans le
contexte du secret de l’esclavage, les Tanôsy
imputent constamment des provenances sociales
aux groupes et aux individus en observant
leurs pratiques d’inhumation et leurs pratiques
commémoratives.
Je proposerai ici une typologie des édifices
funéraires avant d’analyser ces signes à l’aide
d’une ethnographie de la représentation matérielle des morts. J’esquisserai ensuite une
histoire de l’architecture funéraire en Anôsy
en insistant sur les effets de la conversion
chrétienne. J’examinerai, enfin, l’exemple de
stèles récemment construites dans la commune de Manasolo en l’honneur d’un souverain zafiraminia pour montrer à quel point
les monuments constituent en eux-mêmes la
matière du secret.
7. Les travaux concernant les tombeaux et les rituels
funéraires à Madagascar sont trop nombreux pour être
cités ici. Signalons toutefois M. Bloch [1971] et
P. Ottino [1998].
8. Alfred Gell [1998 : 13-14] utilise ce terme (emprunté
à Charles Sanders Peirce) pour décrire l’opération
cognitive par laquelle un observateur détermine les
intentions et les capacités d’une personne à partir d’un
index matériel (une chose visible).
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Photo 1. Pierres dressées et stèle de ciment (cliché D. Somda, 2003)
Photo 2. Pierres dressées (cliché D. Somda, 2004)
Photo 3. Stèles de ciment (cliché D. Somda, 2003)
Photo 4. Pierres dressées et bucranes (photo E. Frénée, collection du Musée du Quai Branly, 1902-1930)
Photo 5. Nouveau tombeau chrétien décoré (cliché D. Somda, 2004)
Photo 6. Pierres dressées, croix, stèles de ciment et mâts sculptés
(photo E. Boulfroy, ca 1970, collection du Musée du Quai Branly)
Photo 7. Stèles de ciment avec peintures figuratives (cliché D. Somda, 2004)
Photo 8. Pierres dressées et croix portant le nom des défunts et de leurs descendants (cliché D. Somda, 2003)
Photo 9. Pierres dressées et mâts sculptés (cliché D. Somda, 2003)
Photo 10. Obélisque commémorant le héros Rambolakanga et vestige d’un mât sculpté (cliché D. Somda, 2004)
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
Le recouvrement des morts
Localement, les tombeaux (kibory, fasa) sont
classés suivant la permanence de leur établissement. Cette distinction coïncide en partie
avec des différences de visibilité. Seuls les
tombeaux ancestraux (amoniky, fasadraza)
sont vraiment définitifs. Les possesseurs de
ces tombeaux sont toujours les maîtres de la
terre considérée (topo-tany). Ainsi, à Manasolo, le seul amoniky présent appartient aux
autochtones.
Les tombeaux ancestraux sont les constructions les plus précieuses du territoire. Les
Tanôsy les qualifient de « difficiles », recourant à des termes (sarotsy, saropady) qui renvoient à des institutions protégées par de
nombreux interdits. Les tombeaux ancestraux
ne sont pas visités en dehors des funérailles.
La présence des femmes et des enfants, auxquels manquent le sacré (hasy) et le sangfroid nécessaires à leur fréquentation, n’y est
pas autorisée. La plupart des tombeaux ancestraux se trouvent dans les bois vivants (ala
velo), interdits d’accès, où il est tabou de couper du bois et d’arracher les broussailles. Ces
tombeaux ont des gardiens (panara-maso).
Les tombeaux ancestraux définissent la
terre ancestrale. Les ancêtres d’un groupe
d’agnats sont considérés comme unis au tombeau 9. Les membres d’un tel groupe sont
d’ailleurs dits « d’un même tombeau » (fasaraiky). La composition des tombeaux varie
cependant : en Anôsy centrale, des négociations sont possibles, mais, en général, les
hommes sont enterrés dans le tombeau de leur
père et les femmes dans celui de leur mari.
Les zanak’ampela (enfants des femmes) vivant
auprès des zanadahy (enfants des hommes)
sont parfois enterrés (provisoirement ou définitivement) à proximité des tombeaux collectifs des hommes 10. L’éloignement ou un désir
d’autonomie sont, le plus souvent, à l’origine
de la fondation de nouveaux tombeaux
ancestraux.
L’élévation d’un tombeau provisoire au
rang de tombeau ancestral signale l’achèvement d’un long processus de segmentation.
De multiples possibilités existent entre les
pôles opposés de l’extranéité et de l’autochtonie, et à ces positions correspondent des
pratiques funéraires variées. À Manasolo, aux
9. Les Tanôsy sont organisés en groupes de filiation
patrilinéaire. Les groupes les plus élevés dans la hiérarchie (les groupes dynastiques) et les plus humbles (les
descendants d’esclaves) ont tendance à pratiquer l’endogamie (les premiers par souci de distinction ; les
seconds à cause de leur exclusion). Les groupes intermédiaires (« libres », « bons ») suivent généralement la
règle exogame.
10. Les zanak’ampela (enfants des filles) sont les descendants des membres féminins d’un lignage donné. Ils
sont membres à part entière des lignages de leurs pères
et sont normalement enterrés dans les tombeaux de
ceux-ci. Au cas où le tombeau ancestral du lignage
paternel serait trop éloigné, ils peuvent être enterrés
à proximité du tombeau du père de leur mère.
« Zanak’ampela » et « zanadahy » ne renvoient pas à
des corporate groups. Ce sont des entités relatives et
contextuelles. Chaque individu (reconnu par son côté
paternel) est à la fois (ou à tour de rôle) zanak’ampela
en présence des agnats du père de sa mère et zanadahy
en présence des agnats de son père. Seuls les individus
qui n’ont pas de côté paternel sont des zanak’ampela
« absolus ». Les zanadahy sont plus honorables que
les zanak’ampela. « Zanak’ampela » est d’ailleurs un
euphémisme utilisé pour désigner les descendants
d’esclaves.
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Dominique Somda
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marges du village, on découvre un cimetière
communal (fasambahiny) où sont enterrés les
migrants (piavy) et les malades morts à
l’hôpital. Les sépultures individuelles sont
toujours provisoires. Ces tombes, relativement
modestes, portent des marques chrétiennes.
Les cimetières ne sont pas des lieux appropriés pour enterrer les morts : ils ne font pas
l’objet d’interdits et sont ainsi exposés aux
vols. D’aucuns vont jusqu’à les assimiler à
des tombeaux d’esclaves.
Entre les tombeaux ancestraux (toujours
cachés) et les cimetières (toujours découverts)
s’intercale la grande variété des tombeaux
fondés sur des concessions privées. À
Manasolo, de nombreux groupes lignagers
possèdent des tombeaux collectifs en périphérie du village. La possession de tombeaux
séparés et dissimulés, associée à la référence
à un tombeau ancestral éloigné, garantit honneur et autonomie. Certains groupes ne transportent plus leurs morts depuis longtemps,
mais la référence à la terre ancestrale (et à son
tombeau) demeure essentielle : elle contribue
à distinguer les hommes libres des descendants
d’esclaves. Ces tombeaux « semi-permanents »
varient quant à leur facture et leur visibilité.
La plupart ne sont pas moins dissimulés que
les tombeaux ancestraux. Mais de plus en plus
de tombeaux sont désormais visibles sur de
petites éminences ou en bordure des chemins.
Ornés de croix monumentales, peints en
blanc, ils sont parfois décorés de frises biographiques colorées (photo 5 p. 84).
Bois, pierre, ciment
À la différence des tombeaux, les édifices
commémoratifs sont toujours individuels et
visibles (photo 6 p. 85). Une pierre dressée,
une stèle ou une croix représentent les singularités du défunt (son sexe et son âge, parfois
son passé et sa personnalité). Ces monuments
sont fabriqués avec des matériaux aussi imputrescibles que ceux des tombeaux : bois dur
(teza), pierre, ciment. Élever une croix (manao
lakroa) ou une stèle (manao siman) est considéré comme un choix chrétien, qui s’oppose
à l’érection d’une pierre (manao vato), une
pratique ancestrale et païenne.
LES PIERRES DRESSÉES
Ce sont les édifices commémoratifs les plus
couramment érigés, spécialement en milieu
rural. La dimension des pierres et leur orientation cardinale indique l’honneur relatif des
défunts parmi les morts des lignages. Les
pierres les plus hautes (jusqu’à plus de
6 mètres) sont réservées aux hommes ; des
pierres de plus petite taille sont réservées
aux femmes. Des pierres de quelques dizaines
de centimètres seulement représentent les
enfants. Les pierres des hommes sont placées
au nord de celles des femmes.
LES STÈLES DE CIMENT
Présentées comme un substitut des pierres
dressées, les stèles de ciment sont des obélisques qui reposent sur des socles massifs.
Elles sont rarement aussi hautes que les
pierres dressées 11. Le ciment est considéré
11. Elles sont formellement identiques aux obélisques
commémoratifs individuels que l’on retrouve dans les
cimetières des États-Unis dès la fin du XVIIIe siècle et
qui relèvent de l’egyptian revival du monumentalisme
nord-américain [Wittler Eckels 1950 ; Zukowsky 1976].
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
comme un matériau onéreux. Enduites, comme
les tombeaux chrétiens, de peinture blanche,
elles peuvent aussi inclure la représentation
d’éléments biographiques sous la forme de
fresques évoquant des événements de la
vie du défunt ou des activités typiques de
son genre : le labour des rizières, pour les
hommes ; le repiquage, pour les femmes
(photo 7 p. 85).
LES CROIX
Les croix monumentales en ciment sont
désormais fréquentes à côté des stèles et
des pierres dressées (photo 8 p. 86). Elles
portent parfois des inscriptions, comme le
nom et la date de naissance du défunt. Elles
sont de dimension modeste (moins de 1 mètre)
et uniformes (on ne fait pas de croix plus
petites pour les femmes, par exemple).
LES MÂTS DE BOIS SCULPTÉS
Généralement appelés sambañarivo, on en
distingue au moins trois sortes. Le premier
type de mât est surmonté de sculptures de
bois anthropomorphes ou zoomorphes et est
placé au milieu d’ensembles de pierres dressées [Vérin 1964] (photo 9 p. 87). Il s’agit
soit de cénotaphes soit d’édifices commémoratifs funéraires, semblables aux pierres
dressées. Le deuxième type de mât est érigé
isolément, en des lieux bien visibles. Il commémore des hommes exceptionnels : les héros
guerriers des clans libres autonomes (fañalolahy) qui s’opposaient aux rois ou, encore,
des hommes devenus particulièrement riches
(pañarivo) (photo 10 p. 88). Un troisième
type de sambañarivo, placé auprès des tombeaux des membres du groupe dynastique des
Zafiraminia, représentait notamment des lances
et des oiseaux.
De la représentation des morts
L’argument de la séparation posthume de
l’âme (fañahy) et du corps (vata) justifie la
dualité des constructions funéraires tanôsy :
« Les os se mélangent, mais pas les âmes » ;
c’est pourquoi les os n’ont pas besoin de
monuments individuels là où les âmes
requièrent des édifices séparés. Les édifices
commémoratifs s’opposent aux tombeaux,
comme l’individuel s’oppose au collectif, l’individué à l’indifférencié. L’argument eschatologique induit aussi la possibilité d’une divergence dans les modes de représentation :
les édifices commémoratifs et les tombeaux
signifient les morts différemment.
Les morts singuliers (faty) ne sont pas
les bienvenus dans l’univers quotidien des
vivants. L’espace résidentiel est pourtant vécu
comme un lieu ancestral : la trañobe (grande
maison), le coin nord-est à l’extérieur de
celle-ci et le pieu cérémoniel (hazomanga)
marquent des lieux sacrés (masy) associés
aux ancêtres (raza), où l’on s’installe, par
exemple, pour solliciter des bénédictions ou
procéder à des actions de grâce. Toutefois, les
morts ne sont pas les ancêtres. L’absence et
l’oubli des morts individuels semble être
la condition de l’avènement des ancêtres, un
groupe non différencié, saint et bienfaisant.
Les termes qui qualifient les âmes sont à
l’opposé de ceux qui décrivent les ancêtres.
Les âmes sont féroces (masiaky), et leurs
attaques sont parfois fatales. Les rituels d’inhumation et de commémoration assurent la séparation des vivants et des morts et empêchent
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ces derniers, devenus âmes nomades et sans
attaches, de revenir hanter et posséder les
vivants. Les corps sont ensevelis dans les
tombeaux ; les âmes habitent les édifices
commémoratifs.
Les ancêtres invisibles ne sont pas séparés
de la réalité matérielle que constituent les
morts ensevelis. Les corps qui se défont, et
ce tombeau qui les contient, sont davantage,
pour les ancêtres, que les symboles de leur
unité : ce sont des traces de leur existence
passée, attestant leur réalité. Le lien, gnoséologique d’abord, est aussi substantiel puisque
toute intervention au tombeau peut affecter
les ancêtres. Les corps honteux, ceux des
descendants d’esclaves ou des morts-vivants
(lolo-vokatsy), sont ainsi censés « abîmer »
les ancêtres.
Les édifices commémoratifs sont, eux, souvent décrits comme les résidences des âmes. Le
rapport des âmes avec ces édifices n’est toutefois pas identique à celui que les ancêtres entretiennent avec le tombeau. Les âmes habitent
les pierres et les stèles comme elles habitent
les corps : les pierres et les stèles tiennent
lieu de corps. Ce que semblent corroborer les
différences de taille entre ces édifices, qui non
seulement marquent des différences d’honneur
mais reproduisent également les statures avec
un certain réalisme dans les proportions.
Les rituels d’inauguration des pierres dressées
(tary-bato) eux-mêmes sont décrits comme
des funérailles où les pierres figurent les
corps. Les croix et les stèles de ciment sont
certainement moins ressemblantes. Et moins
ces édifices imitent les corps plus ils intègrent
des éléments décoratifs représentant les morts
(sculptures, photographies).
Le missionnaire luthérien Peter Stolee rapporte un conte sur l’origine des rites d’inhumation qui nous livre des indices quant à la
signification des pierres dressées. Peter Stolee
suggère que ces pierres auraient été un jour le
décalque des dépouilles. Les cadavres d’autrefois auraient été fixés aux pierres avant d’être
immergés. Lorsque l’inhumation fut instituée,
ces mêmes pierres auraient été plantées à
l’emplacement de la tête du défunt (à l’est) ;
ces supports des corps en seraient ainsi venus
à représenter les âmes [1938 : 87].
En Anôsy, deux termes décrivent les rapports de représentations (entre objets, entre
individus, et entre objets et individus) : solo
et sary. Pierres et stèles appartiennent assurément à la catégorie des sary, les tombeaux
relevant plutôt de la catégorie des solo. Solo
(remplaçant, représentant, substitut) n’implique
pas une ressemblance formelle mais une
identité de fonction. Le terme révèle aussi
une communauté de substance, qui assure la
reconnaissance d’une légitimité. Ainsi peuton dire d’un chef de lignage qu’il est le solo
de ses prédécesseurs et le solo du pieu cérémoniel (hazomanga) ; de même peut-on dire
d’un pieu cérémoniel (hazomanga) qu’il est
le solo d’une grande maison (trañobe). Sary
(image, imitation) est une reproduction formelle, sans identité de fonction ni connexion
substantielle avec son modèle. Ces représentations sont ontologiquement des dégradations :
un homme peut être une imitation de femme
(sary-ampela), une femme, une imitation
d’homme (sary-lahy), un morceau de bois
être le sary d’un téléphone portable, des bouts
de glaise, des sary d’animaux. Les solo d’un
être saint ou d’un objet sacré sont traités
dignement, comme le serait l’original, quand
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
les sary, fussent-ils des sary-zañahary (représentations de dieu), sont, eux, traités sans
égards. C’est pourquoi, me semble-t-il, les
tombeaux sont protégés par des interdits, à la
différence des pierres et des stèles.
Les photographies des défunts constituent
un exemple intéressant de représentation : ce
sont des sary de morts, auxquels les monuments commémoratifs peuvent être comparés.
Ces photographies sont des commémorations
intimes, exposées principalement à l’intention
des parents et des amis proches. Posséder des
images fut longtemps un signe d’aisance. Mais,
malgré leur valeur de prestige, les images des
défunts sont souvent dissimulées. Sur celles
qui sont exposées, le visage du mort est
découpé ou marqué d’une croix. Le souvenir
suscité par la ressemblance d’une représentation pourrait causer une peine violente.
Commentant une photographie qui décorait
un édifice commémoratif (une récente innovation), un de mes amis jugeait cette pratique
dangereuse : les photographies peuvent rendre
l’esprit malade (mamparary say), me disait-il.
Pour autant, ces simples images n’offrent
aucune communication possible avec les
ancêtres. Le statut ontologique des représentations sary, dont les édifices commémoratifs
sont un cas particulier, peut expliquer le fait
que ces monuments soient moins perçus
comme des sites de dévotion que comme des
indices évoquant le statut, l’histoire et la
condition des défunts.
pratiques, qui variaient originellement suivant
le rang. L’archéologue Michael P. Pearson,
qui a étudié l’évolution de l’art funéraire dans
l’Androy, fournit des éléments comparatifs
concordants : il note l’abandon progressif, à
la fin du XIXe siècle, du cimetière forestier
(lonake) au bénéfice des tombeaux ostentatoires, monumentaux et ornementés [1999].
En Anôsy, des évolutions pertinentes peuvent
être repérées dans la chronologie incomplète
dont nous disposons : le développement de la
visibilité des édifices funéraires et leur individualisation. Mes informateurs insistent sur
les transformations les plus récentes des
sépultures : on est passé de caveaux souterrains (fasan-gato) à des tombeaux-maisons
(fasan-traño). L’un des événements les plus
signifiants dans l’histoire de l’architecture
funéraire tanôsy correspond à la séparation
spatiale des tombeaux et des édifices commémoratifs. Cet éloignement, rapporté par mes
informateurs 12, fut pour la première fois
décrit au XIXe siècle [Tou 1898 : 16]. Les
observateurs plus anciens font état de tombeaux dissimulés, entourés de pierres et de
mâts [Flacourt 1995 : 183].
L’appartenance à une catégorie hiérarchique
détermina longtemps la forme de l’inhumation
et de la commémoration. Par exemple, on dit
des nobles zafiraminia qu’ils ne recourent pas
aux pierres dressées. À Madagascar, il n’est
pas incongru que les tombes des rois soient
plus discrètes que celles de leurs sujets
[Bloch 1981]. Dans le passé, la spécificité
Le style et le rang
L’histoire de l’architecture funéraire en Anôsy
n’a pas été écrite. Les faits connus suggèrent
cependant l’homogénéisation progressive des
12. Voir aussi N. Dahl [1934 : 116-117] et P. Vérin
[1964].
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des pratiques funéraires zafiraminia ne se
résumait pas à une plus grande sobriété matérielle. Les funérailles royales étaient tenues
vraiment secrètes, au moins jusqu’à l’inhumation [Ramanambintana 1938]. Ainsi, les coups
de fusil et les pleurs par lesquels débutaient
les célébrations funéraires dans les groupes
ordinaires n’intervenaient qu’après l’ensevelissement dans le cas des funérailles royales.
Les tombeaux de ce clan dynastique zafiraminia étaient autrefois rassemblés dans
une nécropole très protégée. Aujourd’hui, les
tombes les plus anciennes sont des maisons
de bois dur (teza) surplombées de sambañarivo, sculptures d’oiseaux et de sagaies 13. On
trouve aussi quelques petites tombes individuelles surmontées de croix. La nécropole
est fermée à de nouvelles inhumations depuis
plusieurs années. Maints Zafiraminia, au cours
du XXe siècle, renoncèrent à l’inhumation dans
la nécropole royale et fondèrent de nouveaux
lieux d’inhumation. Quelques tombeaux « semipermanents » de Manasolo appartiennent ainsi
à des segments du clan zafiraminia. La plupart
des nouveaux tombeaux, visibles et découverts,
sont des tombeaux chrétiens. Le christianisme,
toutefois, n’est pas toujours la seule raison
déclarée du changement de lieu d’inhumation.
Les maîtres des nouveaux tombeaux souhaitent
parfois inclure dans leurs lieux d’inhumation
des descendants de mères non zafiraminia ou
font aussi valoir parfois une conversion. Leurs
détracteurs (des descendants de groupes intermédiaires ou serviles) interprètent leur renoncement à leur droit d’inhumation dans la
nécropole royale comme un aveu de miscégénation. Les unions mises en cause lient les
segments du groupe dynastique à des membres
de groupes considérés comme suspects (auxquels on assigne une origine servile) plutôt
qu’à des membres de groupes dont la servilité
est avérée.
Pour des raisons opposées mais corrélées,
les esclaves ne possédaient pas d’édifices
ostentatoires. Comme ailleurs à Madagascar,
ils n’avaient pas accès à des sites d’inhumation séparés mais étaient enterrés dans le
domaine de leurs maîtres zafiraminia, parfois
même avec eux. Des esclaves étaient ainsi
sacrifiés, au moment de l’inhumation des souverains, pour servir, dans les tombeaux des
rois, de couche mortuaire (lafiky). Aujourd’hui,
certains groupes descendant d’esclaves continuent à utiliser leurs anciens sites d’inhumation dans les domaines royaux ; d’autres en
ont bâti de nouveaux sur des concessions privées. Les plus aisés d’entre eux construisent
des tombeaux chrétiens, visibles et ornés, et
élèvent des édifices commémoratifs (croix et
stèles de ciment) près de leurs résidences.
Au nord de la commune de Manasolo,
dans un ancien village royal, les vestiges d’un
tombeau abandonné seraient, à en croire la
rumeur, les traces d’un ancien tombeau d’esclaves. Après l’abolition de l’esclavage, les
maîtres du tombeau l’auraient déplacé d’un
lieu visible à un lieu invisible, d’un bord de
chemin à une forêt dense (ala mendry). Que
la rumeur soit fondée ou non, l’émancipation
figurerait alors le passage d’une inhumation
visible à une inhumation invisible, suivant
le modèle traditionnel du recouvrement des
13. François Cauche, au XVIIe siècle, a laissé une description assez conforme à celle que m’en fit un gardien
de la nécropole [1651 : 86-88].
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
morts. Pourtant, les exemples les plus récents
manifestent au contraire un renforcement de
la visibilité. Ainsi, dans un autre village
royal du nord de Manasolo, des descendants
d’esclaves ont construit un beau tombeau
chrétien, très décoré. À Manasolo même, les
édifices commémoratifs les plus visibles et les
inaugurations les plus festives furent, jusqu’à
un événement récent, le fait de descendants
d’esclaves.
Le paysage chrétien
La présence chrétienne est aujourd’hui inscrite
dans le paysage de l’Anôsy. Les croix monumentales et les clochers comptent parmi les
signes les plus remarquables. À l’arrivée des
missionnaires, le paysage païen se distinguait
par l’existence de « sites à helo » (les helo
sont des créatures invisibles et nuisibles,
causant aux hommes maints tourments). Les
grands arbres, les grottes et les montagnes
étaient leur repaire de prédilection. Le paysage des helo fut défait par les premiers missionnaires, qui les combattirent autant que les
idoles (sampy). Les différents charmes (oly)
étaient préparés ou fabriqués par des devins
guérisseurs (ombiasy). Les récits des premiers
missionnaires mettent en scène les victoires
héroïques des chrétiens sur les ombiasy, et
celles de la prière sur les charmes.
Dans les premières décennies de l’implantation missionnaire, l’existence d’objets et de
lieux liés à la communication ancestrale (et
pas seulement celle d’objets associés à des
êtres perçus comme démoniaques) était considérée comme un obstacle à la christianisation.
Le christianisme permit en Anôsy de contester la matérialité des commémorations. Les
missionnaires luthériens américains recommandèrent l’abstention de tout signe matériel
(famantara). Au nom des conversions chrétiennes, certaines marques (comme les pieux
cérémoniels hazomanga) furent quasiment
effacées du paysage. Il n’existe plus désormais à Manasolo que deux hazomanga 14. La
substitution de la croix et de l’iconographie
chrétienne aux pieux hazomanga et autres
monuments funéraires est essentielle dans
l’histoire de la conversion tanôsy au christianisme [Vigen 1979 : 66-67].
Le rapport du christianisme avec la matérialité est, pour le moins, ambigu. La lutte
chrétienne contre l’idolâtrie entraîna la prolifération des signes matériels : clochers, croix
monumentales, crucifix, images pieuses au
mur et « bibles complètes » 15 sur les étagères.
Au même moment, les missionnaires dissuadaient les luthériens d’Anôsy d’ériger des édifices commémoratifs en l’honneur de leurs
défunts parents. Il s’agissait non seulement
de combattre l’idolâtrie mais aussi de réduire
l’importance des ancêtres.
Le renoncement total aux commémorations
matérielles est aujourd’hui toujours promu par
les luthériens les plus pieux mais rarement
accepté par des groupes entiers de parents
responsables d’une même tombe. Du reste,
parmi les parents qui partagent un tombeau se
14. Manasolo compte aujourd’hui plus de 3 000 habitants, et des dizaines de groupes de filiation sont représentés dans le village. Même si tous les habitants n’y
sont pas établis de façon permanente, une vingtaine de
groupes au moins pourrait avoir élevé un hazomanga.
15. Une bible « complète » comprend une bible et un
livre d’hymnes placés dans un étui en simili cuir.
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retrouvent des confessions et formes de piété
variées. Il est difficile pour de nombreux
parents de s’accorder sur des positions aussi
extrêmes : les lignages et segments lignagers
les plus chrétiens optent, non pas pour la
suppression des édifices commémoratifs et
des tombeaux collectifs mais pour la christianisation des monuments (l’ajout d’une croix
sur un tombeau, la substitution d’une croix à
une pierre).
La parade des morts
C’est très souvent les motifs religieux ou
l’inspiration ancestrale qui justifient le remplacement d’un édifice ou un changement
de style. Les motifs énoncés par les parents
apparaissent généralement suspects aux nonparents, comme s’ils cherchaient à transformer l’ostentation en humilité. Le désir de
visibilité est important dans les pratiques
commémoratives. Les édifices sont d’abord
évalués à l’aune du nombre de bœufs sacrifiés, attestés par la présence de bucranes, et à
l’aune des sacs de ciment nécessaires à leur
construction.
La christianisation du paysage de l’Anôsy
est aussi l’effet de changements dans le mode
de constitution de l’honneur. Les groupes
s’acquittent de sommes considérables pour
établir ou maintenir leur honneur. L’augmentation des coûts de la commémoration signale
la transformation de l’ordre hiérarchique et
sa plasticité 16. Les dépenses funéraires sont
sujettes à des interprétations concernant le
statut des propriétaires des monuments. Dans
certains cas, elles peuvent éloigner la suspicion
d’origines serviles. L’effet de ces pratiques
ostentatoires n’est cependant jamais assuré :
elles suscitent parfois des réputations contraires
à celles qui étaient escomptées.
Explorons à présent la complexité de l’interprétation du paysage funéraire tanôsy à
partir de l’exemple de deux stèles commémorant, à Manasolo, le dernier souverain zafiraminia. Je les découvris pour la première fois
en 2011 alors que je revenais dans ce village
après plusieurs années d’absence. En contrebas de la place principale (servant de centre
civique, commercial et politique), je remarquai les deux monolithes en ciment, hauts de
plusieurs mètres, peints en blanc, composés de
piédestaux surmontés de trois petits gradins en
bandeaux aux couleurs du drapeau malgache
(vert, blanc et rouge). Le motif chrétien dominait résolument les deux édifices. Pour l’un,
le socle était surmonté d’un tronc de pyramide
effilé accueillant une croix monumentale ;
pour l’autre, le piédestal était surmonté d’un
obélisque orné d’un crucifix métallique.
Les deux stèles honorent Razomy, dernier
roi d’Anôsy, décédé en 1938. Sur la stèle
au crucifix est fixée une plaque de granit
noire, ornée de photographies en médaillon et
d’inscriptions en lettres dorées correspondant
aux noms de Razomy, de son fils Lucien (mort
en 1960) et de son petit-fils Hector (mort en
2003). La stèle à la croix monumentale est
dédiée à Razomy, à ses deux épouses et à
leurs filles. De toute évidence, ces monuments ne sont pas des stèles ordinaires. Leur
disposition fournit des indices qui orientent
l’interprétation. Leur structure évoque à la
16. Mike Parker Pearson [1999] décrit, pour l’Androy,
une évolution très comparable vers davantage de faste
et de visibilité.
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
fois des stèles individuelles ordinaires (obélisques, troncs de pyramide effilés, croix) et
un mémorial collectif et politique (hauts piédestaux). Les gradins tricolores, présents sur
les deux stèles, renforcent leur assimilation à
un monument officiel. Ces stèles ne célèbrent
pas, de fait, un individu unique : en plus de
Razomy, elles commémorent ses parents. Les
mémoriaux collectifs sont une innovation
récente en Anôsy. Deux de ces monuments
ont été érigés sur la place centrale de la capitale régionale Fort-Dauphin en 2004. À la
différence de ces derniers, le mémorial de
Razomy n’est pas indifférencié mais « pluriindividualisé » puisque les inscriptions et les
photographies désignent des défunts particuliers.
La duplication de la représentation est, elle,
véritablement incongrue. Ces stèles honorent
avant tout Razomy, mais l’une commémore
également sa descendance agnatique (les
zanadahy zafiraminia de Manasolo) tandis
que l’autre célèbre sa descendance utérine (les
zanak’ampela, descendants des femmes de
Razomy). L’existence des deux stèles dévoile
la rivalité, entre les parents utérins (zanak’
ampela) et les agnats (zanadahy), portant sur
l’appropriation de l’héritage symbolique du
dernier souverain. Cette compétition est favorisée par l’inflexion cognatique caractéristique
des segments lignagers zafiraminia 17. Le « côté
zafiraminia » est toujours le côté fort (mahery)
même lorsqu’il n’est que le côté maternel : il
ne paraît donc pas déplacé que des enfants de
femmes soient honorés au côté d’enfants des
hommes.
L’indice le plus important est l’existence
même de ce monument. Son inauguration, en
2006, mit fin à plus d’une décennie de négociations et de spéculations sur la réhabilitation
de l’ancienne demeure de Razomy, l’Andonaky, qui s’était affaissée à la fin des années
1990. Précisons que, pour les non-Zafiraminia,
Razomy représentait ce qu’il y avait de plus
détestable dans l’ordre ancien : la royauté,
l’idolâtrie, la collaboration avec les colons et,
surtout, l’esclavage (l’esclavage interne et la
traite des esclaves et des engagés). L’Andonaky elle-même symbolisait la grandeur du
souverain (pour ses descendants) et tous les
maux de l’ancienne royauté (pour ses anciens
sujets et esclaves). Certains prétendaient par
ailleurs que, pour construire sa maison,
Razomy aurait reçu l’aide des missionnaires
américains d’origine norvégienne. En 2003 et
2004, lors de mon premier séjour sur place,
cette grande maison en bois dur, sur pilotis,
était dotée d’une varangue. Les bordures du
toit et des fenêtres étaient ornées de lambrequins (typiques des maisons réunionnaises des
XIXe et XXe siècles). Elle était censée receler
des regalia (couverts en argent) et des manuscrits arabico-malgaches (sorabe). Une rumeur
sombre circulait à son propos : l’Andonaky se
serait écroulée parce que le sang des esclaves
n’aurait pas permis de consacrer sa transmission.
La réticence à reconstruire l’Andonaky
vint d’abord de la famille même de Razomy,
17. Les zanak’ampela zafiraminia sont membres à part
entière des groupes de leurs pères. Ils bénéficient, dans
ces groupes, de droits qu’ils n’ont pas parmi les Zafiraminia (ils ne peuvent pas devenir chefs de lignage
par exemple) mais l’identité zafiraminia demeure leur
identité principale et il choisissent généralement d’être
inhumés parmi des Zafiraminia (aux côtés de ceux-ci
mais pas au sein des mêmes tombeaux).
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qui s’accordait difficilement sur la responsabilité financière des réparations. Elle fut
aussi le fait d’une résistance populaire : sa
restauration était perçue comme une réhabilitation symbolique d’une royauté, autrement
vouée à l’oubli. Le destin de l’Andonaky était
comparé à celui du fameux palais de l’ancien
empire merina. Certains descendants avaient
envisagé un projet muséal et évoquaient la
possibilité d’un classement à l’UNESCO,
comme pour le Rova (Palais de la Reine)
d’Ambohimanga. Les non-descendants, en
revanche, exprimaient des craintes comparables à celles qu’avait suscitées la restauration du Rova d’Antananarivo, ravagé par les
flammes.
Les vestiges de la maison effondrée étaient
demeurés comme une présence sinistre au
cœur de Manasolo. En 2011, je remarquai
pour la première fois, en même temps que le
nouveau monument, que l’Andonaky avait
disparu. Derrière les nouvelles stèles, à son
ancien emplacement, avaient été plantés des
buissons fleuris. L’Andonaky avait été démantelée, et le site nettoyé.
Le dernier déplacement que matérialise
ce monument concerne justement l’étonnante
christianisation posthume de Razomy : un
païen notoire, un idolâtre (panopo-sampy).
Les missionnaires luthériens américains d’origine norvégienne qui le rencontrèrent firent
de Manasolo l’enjeu suprême de leur évangélisation, en raison même de la superstition
extrême dont Razomy faisait preuve [Burgess
1938 ; Dahl 1938]. Par une curieuse ironie,
Razomy, qui continue d’incarner en Anôsy
l’antithèse des valeurs chrétiennes, est commémoré par un monument aussi chrétien que
faire se peut.
Matières à secret
En Anôsy, le silence sur les anciennes catégories hiérarchiques est particulièrement épais.
La transmission du « secret de l’esclavage »
dépend des contextes rituels (notamment funéraires, où l’on apprend, à travers les modes de
participation et la disposition spatiale, les statuts habituellement tus) et de l’expérience du
paysage (la présence d’indices matériels et la
répartition des groupes) à partir desquels on
déduit volontiers les identités (la résidence ou
la possession d’un tombeau dans une ancienne
capitale zafiraminia, lorsque l’on n’est pas
soi-même descendant, peut trahir une origine
servile). Les édifices funéraires ont un rôle clé
dans la production du secret et, par voie de
conséquence, dans la constitution de l’ordre
hiérarchique.
Les stèles récemment érigées en l’honneur
de Razomy établissent-elles une nouvelle
donne ? Leur visibilité contraste, certes, avec
les précautions prises habituellement pour
éviter l’exposition publique des anciennes
hiérarchies. Ainsi, les descendants zafiraminia
de Manasolo évoquent rarement le passé royal
en présence des membres d’autres groupes.
La stèle au crucifix porte l’inscription « Le
Roi » (en français) : cette absence de détours
est étonnante dans un village où l’égalitarisme
est scrupuleusement mis en scène lors des
assemblées traditionnelles et démocratiques,
dans les nombreuses associations, lors des
messes catholiques et des services luthériens.
En Anôsy, les lieux de mémoire de l’esclavage sont peu nombreux. Un programme international, à visée mémorielle et historique (« La
route de l’esclave », UNESCO), a récemment
proposé la recension mondiale des lieux de
Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de Madagascar)
mémoire de l’esclavage et de la traite en vue
de la mise en valeur de sites qui accueilleraient un tourisme mémoriel [Manjakahery et
al. 2007]. Les auteurs de l’inventaire en Anôsy
ont énuméré des toponymes évocateurs de
l’esclavage et de la traite ou des lieux indirectement associés à cette histoire. L’Andonaky
en fait partie. Sous l’impulsion de « La route
de l’esclave », une nouvelle forme de commémoration a fait son apparition. En 2004 à
Fort-Dauphin, des stèles ont été érigées sur
la place centrale, représentant la déportation
d’esclaves malgaches à La Réunion : des statues ont été placées face à la mairie, en front
de mer, et inaugurées à l’occasion de la
fet’kaf (une fête réunionnaise commémorant
la seconde abolition de l’esclavage dans les
colonies françaises) par des Réunionnais et
Malgaches réunis.
L’évolution dont témoigne l’inauguration
des stèles à Manasolo semble tenir aussi à
la personnalité du nouveau lonaky (chef de
lignage) zafiraminia. Éduqué en France, cet
arrière-petit-fils de Razomy a passé toute sa
vie loin de Manasolo. Revenu en Anôsy à la fin
des années 1990 (et à Manasolo plus récemment), il se conforme difficilement à l’éthique
de discrétion que partagent ses cadets et parents
(et, plus généralement, tous les Zafiraminia
vivant dans les villages d’Anôsy). Il s’efforce,
au contraire, de se créer une destinée régionale et nationale en professant son ascendance
prestigieuse. Il n’hésite pas, à l’occasion, à se
présenter comme « patriarche » de Manasolo
ou « roi » de Fort-Dauphin.
L’annonce hiérarchique à laquelle renvoient
les monuments de Manasolo n’empêche aucunement les interprétations divergentes. Leur
appartenance à un système de références complexe associé au « secret de l’esclavage » fait
que les interprétations ne sont jamais tout à
fait conformes aux intentions signifiantes des
descendants. Par exemple, la duplication des
stèles de Razomy (une stèle « agnatique » et
une stèle « utérine ») rappelle aux observateurs la séparation des tombeaux des deux
groupes (un écho à la rumeur selon laquelle
les agnats furent exclus de la nécropole royale
en raison d’une mésalliance quand les parents
utérins continuèrent d’y être inhumés plusieurs
générations durant).
L’Andonaky était honni des non-Zafiraminia.
L’embarras ou l’agacement que cause aujourd’hui la présence des stèles est non moins
évident. Les personnes qui m’accompagnaient
lorsque je photographiais les nouvelles stèles
insistèrent pour me montrer les pierres dressées qui honoraient un prêtre catholique et une
religieuse, situées dans l’enceinte de l’église
adjacente à l’ancien domaine royal. Ces monuments n’étaient pas récents. La seule motivation de mes accompagnatrices semblait être de
m’encourager à considérer l’histoire non royale
de Manasolo. Ce type de réaction m’était, du
reste, familier puisqu’à chaque fois que je
manifestais de la curiosité pour l’histoire
royale, mes interlocuteurs non zafiraminia se
faisaient fort de me rappeler les histoires
fameuses de groupes qui ne furent jamais ni
nobles ni esclaves. Ce matin-là, il s’agissait
de m’inviter à la commémoration d’une histoire alternative, chrétienne et égalitaire.
Conclusion
Cette étude des commémorations matérielles
des défunts en Anôsy éclaire le rapport
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complexe de la mémoire et de l’honneur au
sein d’une société dont les acteurs affichent
aujourd’hui des valeurs généralement égalitaires. L’histoire précoloniale de cette région
(celle des royaumes dominés par le clan
dynastique zafiraminia) informe la configuration hiérarchique présente où prévalent des
distinctions d’honneur entre les groupes nobles,
à l’histoire prestigieuse, les groupes qui parvinrent à maintenir leur autonomie, et les
groupes de descendants d’esclaves, toujours
honteux.
En contribuant à la constitution de l’honneur, les pratiques mémorielles déterminent,
autant que l’histoire des groupes, le nouvel
état hiérarchique. Le paysage de l’Anôsy est
parsemé des monuments (tombeaux et stèles
de ciment ornés, ensembles de pierres dressées et de croix) que les vivants érigent pour
honorer leurs morts. Donner à voir en commémorant maintient ou accroît l’honneur des
groupes.
Pourtant, les commémorations ne sont pas
toujours efficaces pour recouvrer l’honneur
perdu. La suspicion quant aux origines peut,
en effet, défaire les efforts de reconstitution.
Les tombeaux chrétiens ostentatoires ne sont
pas seulement célébrés et admirés : ils sont
également interprétés comme des tentatives
de camouflage des origines humbles et des
basses unions. En Anôsy, l’ostentation est
généralement synonyme de mystification.
La diversification des formes funéraires et
leurs significations respectives (identité chrétienne ou païenne, traditionnelle ou moderne,
hiérarchique ou égalitaire) ont multiplié les
combinaisons possibles et, avec elles, les
indices dont les habitants se servent pour assigner des statuts dans un ordre social incertain.
Au lieu de réaliser les intentions signifiantes
de ceux qui le modèlent, le paysage de l’Anôsy
s’avère être un champ agonistique où les
groupes se livrent à des joutes interprétatives
dont l’enjeu est l’honneur.
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Résumé
Dominique Somda, De la pierre à la croix. Interprétation d’un paysage commémoratif (Anôsy, sud-est de
Madagascar)
La commémoration matérielle des morts en Anôsy
(région du sud-est de Madagascar) renvoie à une dialectique de maintien et de conquête ou de recouvrement de
l’honneur. Les édifices funéraires matérialisent des liens
familiaux multiples. Leur existence même témoigne de
la réussite d’une inscription durable de groupes et d’individus dans le paysage. De leur coût, de leur taille et
de leur facture semble dépendre la mesure de l’honneur
gagné. Ces stratégies ostentatoires appartiennent à un
monde devenu plus égalitaire, où le statut n’est plus
attribué une fois pour toutes mais doit être acquis. Les
pierres dressées, stèles de ciments et tombeaux ornés
fonctionnent comme des indices qui peuvent être interprétés de manière inattendue et contraire aux intentions
de leurs propriétaires. Par la juxtaposition des gestes
bâtisseurs des groupes, le paysage funéraire révèle un
affrontement mémoriel dont l’enjeu est l’honneur.
Mots clés
Anôsy (sud-est de Madagascar), art funéraire, christianisation, « secret de l’esclavage », honneur, hiérarchie,
égalité
Abstract
Dominique Somda, From stones to crosses. Interpreting
a commemorative landscape (Anosy, southeastern
Madagascar)
The material commemoration of the dead in Anosy
(southeastern Madagascar) is rooted in the dialectics of
the preservation and gaining or regaining of honour.
Funeral monuments are designed to represent and materialise multiple family bonds and relationships. Their
very existence is testament to the success of a sustainable inscription of groups and individuals in the
landscape. The degree of honour earned appears to be
dependent on the cost, size and craftsmanship of monuments. Ostentation is the reflection of an increasingly
egalitarian world in which status is no longer a permanent given but must be earned and acquired. Standing
stones, cement headstones and decorated gravestones
function as signs or symbols that can be interpreted in
unexpected ways often at odds with their owners’ intentions. This paper argues that through the juxtaposition
of the building gestures of groups, the funeral landscape
reveals a confrontation in which what is stake is honour.
Keywords
Anosy (southeastern Madagascar), funeral art, Christianisation, “secret of slavery”, honour, hierarchy,
equality