Visible n° 2 - Syncrétismes - L'hétérogénéité du visuel
Maria Giulia Dondero et Nanta Novello Paglianti
Le monogramme et le conflit des codes
Francis Edeline
Université de Liège
Qui nous expliquera maintenant les
monogrammes dans les étoiles ?
Jean Arp
I - Présentation générale de la problématique
Quelques travaux marquants ont été consacrés à la signature des peintres.
On citera avant tout ceux de Lebensztein (1974), Chastel (1974) et Calabrese
(1989). Quelques-uns des problèmes soulevés ont été bien mis en évidence,
et une typologie des solutions a même été proposée (Lebensztein) puis
améliorée (Calabrese). L’objet de la présente étude n’est pas de reprendre ces
avancées théoriques, mais plutôt de les compléter en y adjoignant des
secteurs entiers non encore abordés, et en particulier :
- le rapport entre une personne (ici : un artiste) et son nom ;
- les champs de forces qui interviennent dans cette forme particulière de
signature qu’est le monogramme ;
- le cas de la peinture abstraite (les travaux cités ne se sont préoccupés
que d’une peinture figurative où joue pleinement l’illusion tridimensionnelle) ;
- l’élaboration d’un binôme esthético-psychologique faisant intervenir
contradictoirement le souci d’effacer la différence intersémiotique et celui de
l’afficher.
Sur un plan plus général, on essayera de dégager la problématique de base
de l’intersémioticité.
Il semble qu’au départ le monogramme n’ait été qu’une marque parmi
d’autres. Comme l’a bien remarqué Frutiger (1989) c’est la division du
Francis Edeline
travail, et la spécialisation artisanale qui en est résulté, qui permit une
amélioration sensible de la qualité des produits et engendra d’une part l’esprit
de corporation, et d’autre part le désir d’authentifier son produit par une
marque spécifique. Même le marchand, qui ne produisait rien au sens strict,
avait besoin d’une marque, ne serait-ce que pour distinguer sur un marché
oriental sa marchandise de celle d’un concurrent musulman.
Le peintre, dans ce contexte, appartenait à une confrérie au même titre
que l’imprimeur, le papetier, le potier, l’armurier... Chacun se trouvait
confronté aux aspects techniques de l’apposition d’une marque à sa catégorie
de produits. Le papetier put ainsi inventer le filigrane (ou watermark),
discrètement incorporé à sa feuille de papier. Le potier et l’orfèvre pouvaient
aisément poinçonner ou graver leur marque sur une partie invisible des objets
finis. L’armurier était au contraire contraint de la graver sur le métal, quitte à
l’incorporer aux motifs ornementaux. Mais c’est le peintre surtout qui dut
faire face au problème de l’intégration d’une marque à une œuvre esthétique,
et sur la même surface 1. La présence simultanée d'éléments picturaux et
d'éléments textuels, donc de deux codes différents, n'a pas manqué
d'engendrer des problèmes sémiotiques spécifiques.
Pour établir le corpus ayant servi à la présente discussion, on a récolté des
documents de façon non systématique et avec l’aide de plusieurs
« rabatteurs ». On retiendra comme monogrammes au sens strict (i.e.
étymologique) uniquement ceux qui travaillent les lettres de façon à les
fondre en une seule entité graphique. Seront ainsi écartées les marques, mais
par contre on retiendra quelques figures non constituées de lettres mais
visiblement apparentées au monogramme vrai (n° 4c, 13, 43, 171).
Il n’est pas étonnant que le développement de telles techniques
intersémiotiques soit surtout le fait des graveurs et dessinateurs, ni même
que, pour les artistes pratiquant aussi la peinture ou l’aquarelle par exemple,
le monogramme soit souvent réservé à la partie graphique de leur œuvre. En
effet le code graphique linguistique fait exclusivement usage de traits (jamais
de surfaces, ni de couleurs, ni de textures) et se trouve donc davantage en
phase avec les arts graphiques.
A ces aspects professionnels, formels et instrumentaux vont s’ajouter des
considérations sémantiques, psychologiques et esthétiques, spécifiquement
liées au nom propre. Nous aurons à les examiner tour à tour :
1
Dans l'écrasante majorité des cas, l'incorporation se fit dans les marges,
généralement en bas à droite, comme lorsqu'on signe une lettre : ce simple fait tend
déjà à rapprocher une œuvre picturale d'un texte, à lire de gauche à droite et de haut
en bas. Cette solution n’est évidemment pas la seule possible et certains ne l'ont pas
adoptée : Rossetti p. ex. qui dispose souvent son monogramme hors tableau, dans un
cadre peint. En tout cas l'association est devenue tellement forte que lorsqu'un artiste
signe ses toiles en haut (Magritte souvent) cela apparaît comme un titre.
34
Le monogramme, un genre intersémiotique
- psychologiques : acceptation ou rejet du nom propre par son porteur ;
- sémantiques : le statut linguistique du nom propre ;
- esthétiques : esthétisation de la signature, et intégration esthétique d’une
signature à une œuvre visuelle.
La thèse que je voudrais défendre est que l’élaboration d’un
monogramme est une opération intersémiotique par elle-même, et que le
monogramme constitue un genre auto-suffisant. Après avoir essayé d’en
dégager les règles, je montrerai comment dans un deuxième temps le
monogramme, lorsqu’il est en situation dans une œuvre donnée, subit de la
part de celle-ci de nouvelles forces d’attraction ou de rejet. On peut
représenter la situation globale par un triangle :
ARTISTE
expression
ŒUVRE
(sémiotique
visuelle)
INDIVIDU
QUELCONQUE
remotivation
intégration
NOM
(sémiotique
linguistique)
SIGNATURE
(Conglomérat
linguistico- visuel)
Fig.1 - Schéma des interactions entre le nom et son porteur
Dans ce schéma le nom est situé entre l’artiste et l’œuvre. Il est donc
attiré des deux côtés et la situation est plus complexe que celle qui unit une
signature à son porteur. On peut étudier séparément les deux binômes :
Artiste/ Nom, et Nom/ Œuvre. En effet la remotivation du nom, qui est à la
base de l’élaboration d’un monogramme, est une activité en soi,
généralement pratiquée en dehors de toute œuvre, de sorte que le même
monogramme pourra se retrouver dans plusieurs œuvres différentes. Les
problèmes liés à l’intégration d’un monogramme dans une œuvre particulière
seront examinés dans une troisième section.
II Le premier binôme : les relations entre un nom propre et son porteur
II.1 Aspects psychologiques
Beaucoup peut être dit et a été dit sur le nom propre. Je ne puis ici
examiner ce problème complexe que de façon assez superficielle et en me
bornant à faire ressortir les composantes qui concourent à la formation des
monogrammes.
35
Francis Edeline
Dans notre civilisation et celles qui lui sont apparentées, le système s’est
stabilisé et l’individu « reçoit » deux noms propres. Jamais il ne les
« choisit », ils lui sont imposés de l’extérieur par des règles sociales
puissantes 2. Rien n’est plus arbitraire qu’un nom propre. Il est attribué à un
embryon encore jamais vu par personne, ou à un nourrisson non encore
psychiquement différencié. C’est un signifiant qui existe avant son signifié,
mais qui va contribuer à faire exister son signifié.
partage
synchronique des
prénoms ( soma )
EGO
filiation diachronique
du patronyme (germen)
Fig.2 - Le système de dénomination à deux noms propres.
A vrai dire l'individu n’est pas propriétaire de son patronyme, il n’en est
que le dépositaire, en tant que maillon d’une lignée. Le patronyme inscrit le
sujet dans une filiation diachronique. Mais cette dimension diachronique est
croisée par un axe synchronique où se situent les prénoms donnés par les
parents aux enfants d’une même génération. Tout en étant distinctifs, les
prénoms sont néanmoins partagés par une pluralité de sujets. Curieusement
les deux axes correspondent étroitement au germen et au soma. Le statut
d’identité ne peut donc être conféré ni par le patronyme ni par le prénom. Il
peut seulement l’être par l’intersection des deux axes, et encore de façon
approximative puisque subsiste la possibilité d’une homonymie totale entre
deux sujets (la monoréférentialité invoquée par les théoriciens [cf. Jonasson,
K., 1994] n’est pas absolue).
Qu’est-ce que l’identité ? C’est la persistance du moi, manifestée par
plusieurs permanences ou continuités essentielles :
2 Certaines traditions ont recours au double prénom, ou à des marques de filiation
telles que –vitch, O’, Mac etc. Un troisième nom peut apparaître tardivement sous la
pression du milieu social : le sobriquet. Aucune de ces pratiques n’infirme le
raisonnement qui suit.
36
Le monogramme, un genre intersémiotique
_____________________________________________________
NATURELLES empreintes digitales ou génétiques,
indices
iris, physionomie, silhouette, profil,
voix, allure, démarche...
REÇUES
nom
symboles
document
_____________________________________________________
CHOISIES et signature, monogramme
?
PRODUITES
_____________________________________________________
Tableau I - Les signes de l’identité
Sémiotiquement au départ, le nom et les initiales appartiennent au code
linguistique, sont arbitraires, et fonctionnent comme symboles (au sens
peircien). Leur transformation en signature et en monogramme témoigne de
leur attraction vers le corps : ils sont personnalisés au point de devenir
exclusifs et inimitables, ils en viennent à pouvoir témoigner comme des
indices. L’indice a en effet cette supériorité sur le symbole qu’il retient
quelque chose de la matérialité de son référent. Nom et initiales transformés
respectivement en signature et en monogramme, sont des symboles qu’on
transforme en indices. L’écriture manuelle est une forme d’indice, et en cela
le futur Lewis Carroll, dans le paraphe trilittère (n° 24) avec lequel il signait
certains documents, combine donc symbole et indice.
Parmi les indices, l’empreinte digitale fut mise à l’honneur par Faulds en
1880 (Symons, 1968), mais déjà au début du 19° S le graveur Thomas
Bewick apposait la marque de son pouce à côté de son nom, comme
colophon pour certaines de ses œuvres. Admirons la pertinence de ce geste
puisque la prise d’une empreinte digitale est une opération exactement
homologue de l’impression d’une gravure.
On conçoit qu’une certaine tension puisse résulter de ces divers aspects,
bien que dans la plupart des cas l’imposition du nom se fasse de façon si
précoce et si persuasive que le sujet en vient à considérer son nom comme
« naturel ». Les problèmes, lorsqu’ils surviennent, sont multiples.
Tout d’abord on doit assimiler le fait qu’étant une seule personne on porte
néanmoins deux noms. La convenance mutuelle des deux noms est, au
mieux, lâchement garantie par un souci d’euphonie de la part des parents lors
du choix du prénom, mais on peut affirmer que cette convenance n’est
pratiquement jamais envisagée sur le plan graphique. Nous ne nous
étonnerons donc pas de voir des artistes, afin de résorber la dualité des noms
37
Francis Edeline
propres, tenter de créer par le monogramme un symbole unique à partir des
deux noms, et parallèlement essayer de remotiver les signifiants de ces noms.
Mais l’identité n’exclut pas une évolution de l’individu ou une influence
des circonstances de sa vie, que refléteront son écriture et bien souvent aussi
son monogramme. Un exemple bien documenté (n° 4a-b-c) est celui de Lukas
Cranach. Il a commencé par créer plusieurs monogrammes classiques basés
sur ses initiales. Puis son protecteur Frédéric II lui a accordé l’usage d’un
emblème : le serpent ailé. Ultérieurement, en 1537, à l’âge de 65 ans, très
affecté par la mort de son fils Hans, il modifia son emblème et ne l’utilisa
plus que les ailes dirigées vers le bas. Ainsi également le peintre Mathurin
Méheut (n° 172a), dont le monogramme consistait en deux M entrelacés,
parfois dans un cartouche circulaire, l'a transformé profondément après un
voyage au Japon : les M sont élargis et leur forme modifiée en allusion au
Mont Fuji. 3 (n° 171d).
II.2 Aspects sémantiques.
Un autre problème est que les noms propres, même si on l’a oublié, si on
l’a mis en suspens, ou si la chose est devenue obscure, signifient toujours.
Cela peut donc ne pas convenir à un sujet, en particulier à un artiste, de se
prénommer Claude (boiteux), Cécile (aveugle) ou Martial. De même on peut
imaginer qu’un peintre ne soit pas heureux de s’appeler Duchamp 4 s’il ne
peint jamais de paysages. Pseudonyme, nom d'emprunt, nom de plume, sont
l'illustration évidente d'un tel rejet 5. Il y a là une des quatre raisons de
ramener nom et prénom aux initiales : évacuer le sémantisme premier.
A ce moment on est passé de la première articulation à la seconde,
précisément distinctive et non significative. Les initiales deviennent alors
libres pour un réinvestissement sémantique dont nous verrons toutes les
modalités dans le monogramme. Plus précisément nous devrons examiner
comment, à partir de ce matériel désémantisé, il est possible de reconstruire
une entité signifiante dont le mécanisme de renvoi exclue la convention
symbolique, au profit d’une motivation intégrale 6.
II.3 Aspects esthétiques (I)
Puisque le monogramme est une création, il participe de l’activité
expressive de l’artiste émetteur et peut hériter de certains traits stylistiques 7
3
Je remercie Annie Renonciat (2000) de m'avoir communiqué cet exemple.
…et on sait combien il a, justement, joué avec son nom : Duchamp du Signe,
Marchand du sel, Rose Sélavy, Belle Haleine, R. Mutt…
5 On connaît bien entendu des cas inverses, comme celui du poète Kenneth White,
dont le nom a aimanté la vie et la personnalité.
6 Il n’est pas sans intérêt de rapprocher ce travail sur le nom d’une pratique autrefois
quasi divinatoire et eumolpique : l’anagramme du nom propre. V. à ce sujet les
intéressantes recherches de F. Hallyn (1996), ainsi que les jeux surréalistes.
7 Pour une discussion de cette notion, v. plus loin §III.
4
38
Le monogramme, un genre intersémiotique
de cet émetteur. Toutefois cette influence se limite généralement au choix ou
à l’invention d’un type de caractères. De telles graphies personnalisées se
retrouvent évidemment aussi dans les signatures ordinaires. Les aspects
esthétiques, au niveau du premier binôme, paraissent ainsi secondaires au
regard de la revendication et de l’affirmation identitaire.
II.4 Le monogramme comme solution graphématique
Le monogramme constitue un moyen très efficace pour résoudre
simultanément les trois problèmes liés au premier binôme. Il consiste à lier
les initiales (généralement deux ou trois) en un tout organisé. Les principes
organisateurs sont au nombre de six (liste non exhaustive) et leur présentation
est simple et claire sous forme de tableaux (tab. II et III) précisant en même
temps l’effet obtenu. Certains de ces principes peuvent se combiner
ensemble, d’autres s’excluent l’un l’autre.
Dans le monogramme on recherche un degré élevé d’intégration des
lettres, par leur mise en contact, par leur croisement, par leur emboîtement :
c’est une tendance synthétique générale. Dans le corpus de 200
monogrammes examiné, peu ne manifestent pas cette tendance : l'un est celui
de Georges Auriol (n° 49), un dessinateur connu, émule de Mucha, et qui
disjoint son monogramme en trois éléments ne se touchant pas. On
remarquera cependant une exploitation astucieuse et originale de la loi
gestaltique qui veut que l’œil crée une droite fictive là où il perçoit des points
alignés, ainsi que de la redondance graphématique. La verticale centrale du
monogramme est ainsi à la fois absente et présente. Elle est amenée à l’avantplan, colonne vertébrale ou support axial d’un Homo erectus. Si on tient
compte de cette droite fictive le monogramme réintègre le troupeau des
autres, sous les rubriques combinées du « partage d’éléments » et de la
« séparation des droites et courbes » (v. aussi 29 et 100).
L’utilisation de la symétrie, le plus souvent à axe vertical (n° 2, 19, 55...),
outre qu’elle renvoie au concept de stabilité et mime la symétrie de l’être
humain (effets sémantiques), a le grand avantage de produire des
ambigrammes, lisibles indifféremment dans les deux sens, et donc de
neutraliser la vectorialité du signe. Ceci se révélera très important lors de
l’intégration d’un monogramme dans une œuvre plastique.
A propos du célèbre monogramme de Dürer (n° 1) (ou celui de Altdorfer,
n° 2) je voudrais risquer une lecture encore plus radicale. Non seulement le
vecteur latéral de lecture y est neutralisé, mais il crée un vecteur de
profondeur, perpendiculaire au plan de l’image. Les deux lettres, dont le
corps est nécessairement différent, sont lues comme situées l’une derrière
l’autre, dans une vision perspectiviste. Un effet semblable est perceptible aux
n° 2, 5, 6, 8, 19, 51, 53...
39
Francis Edeline
Bien que la plupart des monogrammistes utilisent des caractères du même
corps, éventuellement déformés, Dürer est loin d’être le seul à superposer des
lettres de corps différent. Il est possible de voir mais non de prononcer ces
lettres simultanément : elles doivent être lues l’une après l’autre, ce qui
renforce le vecteur temporel perpendiculaire au plan de l’image. Le même
résultat est obtenu en cas de concentricité. Ceci n’est rien d’autre qu’une
suggestion de profondeur, s’ajoutant aux autres artifices habituels lorsqu’on
vise l’illusion tridimensionnelle : ombrages, modelés, perspective... On
s’aperçoit ainsi que non seulement on a supprimé un opposant, mais qu’on l’a
transformé en adjuvant.
Chaque principe peut être appliqué selon des degrés croissants
d’intégration, géométriquement définissables, et indiqués dans le tableau III à
double entrée. Le monogramme n°61 est intéressant du point de vue de
l’intégration 8. Disposé en oblique il tend à suggérer un point de fuite, donc la
troisième dimension. Mais surtout les lettres B et C sont superposées de telle
sorte qu’il apparaît des continuités fictives de traits. Des formes plus
prégnantes que les lettres interviennent, de sorte que ces dernières
disparaissent selon une des techniques bien connues du camouflage militaire :
détruire les alignements significatifs et créer des alignements trompeurs ou
fausses relations (v. aussi n° 147).
Certains artistes ont adopté des solutions très particulières, n’entrant pas
directement dans l’analyse qui précède mais dont on verra facilement qu’elles
obéissent aux mêmes forces. C’est le cas notamment d’Aubrey Beardsley.
Au cours de sa brève existence, le génial dessinateur que fut Beardsley
changea plusieurs fois de signature, d’abord en utilisant son nom complet,
puis ses initiales, et enfin, à peu près de 1893 à 1907, l’étonnant et
mystérieux graphisme qui lui tenait lieu de monogramme (n° 29) et qu’il
appelait sa « marque ».
En tant que graphisme il ne se relie pas à l’alphabet latin, mais évoque
tout de même un système formalisé de signes, par exemple l’alphabet Morse.
Toutefois en supposant que les signes Morse [inventés en 1838] soient
simplement placés verticalement, cela donnerait T. B. T., dont seul le B
correspond à une initiale de l’auteur, ce qui obligerait à considérer les deux
barres non comme des T mais comme des marques de segmentation. En
lisant de bas en haut cela donnerait T. V. T., également mystérieux… La
structure d’ensemble est conforme à ce que j’ai déjà souligné comme
caractérisant les tendances globales du monogramme : grande symétrie,
nombre égal de traits et de points, grande intégration des composants même
s’ils sont disjoints...
8
Je remercie D. Gamboni d’avoir attiré mon attention sur ce document.
40
Le monogramme, un genre intersémiotique
La figure reste énigmatique et plusieurs interprétations en ont été
formulées. Celle de son biographe le plus récent et le plus méticuleux
(Sturgis, 1998) la rattache à des « pictoglyphes japonais », car on connaît la
foucade qu’avait eu Beardsley pour l’estampe japonaise à cette époque.
D’autres cependant (rapportés par Sturgis) se basent sur une lettre de l’artiste
à Ross et estiment qu’il s’agit de chandelles. Une relation avec les armoiries
du Prince de Galles semble peu plausible, et quant aux connotations
sexuelles, si elles sont vraisemblables, elles ne sont pas démontrées. Le
mystère, au moins partiel, subsiste.
Pour ma part, puisque nous en sommes de toute façon réduits aux
conjectures, je pense qu'une explication polysémique et partiellement
cryptique est à retenir : l'œuvre n'a-t-elle pas été produite à l'époque du
symbolisme ? La disposition verticale est un trait en faveur de l'influence
japonaise. La version érotique rend mieux compte de la verticalité, et
représenterait ce que désigne en français l'expression grivoise « service trois
pièces », corsé d'une éjaculation. Elle n'est pas du tout incompatible avec les
bougies de la lettre à Ross, qu'une longue tradition de métaphores paillardes
associe aux mêmes organes (cf. le cierge des Filles de Camaret). Plus
finement sans doute on notera les gouttes de cire comme signe de
déperdition, ainsi que la « flamme » amoureuse.
Une autre singularité du monogramme de Beardsley est sa plasticité et la
façon dont l’auteur l’intégrait à ses dessins : nous aurons à y revenir au chap.
IV.3.
Lorsqu'il recourt à un monogramme graphématique, l'artiste doit
évidemment tenir compte d'un donné : les initiales de son nom, lesquelles
permettent, suggèrent ou interdisent certaines combinaisons, même s'il
s'autorise à en déformer les lettres. Divers cas sont en effet possibles : (a) les
initiales n’ont que des droites, (b) n'ont que des courbes, (c) ont les deux, soit
sur la même lettre (cas le plus ingrat) soit sur des lettres différentes. Quelques
monogrammes partent de minuscules plutôt que de capitales (n° 161), ou
encore de l'écriture cursive, ce qui permet d’obtenir plus facilement
l'unilinéarité (n° 24, 50… noter à ce propos le n° 85, unilinéaire et
réversible). Au-delà de solutions élémentaires et peu inventives telles que le
simple accolement d’un H et d’un M (n° 44) maintes élaborations raffinées
sont possibles (v. tableaux). La diversité des opérations rend même compte
de l'existence de plusieurs monogrammes pour la même paire d'initiales (HM,
PS, LC…) Inversement on peut concevoir une résistance aux aspects
graphématiques du nom propre. Butor (1969) suggère que Mondrian, dans la
période où il n’utilisait que des lignes droites et signait de ses initiales, était
gêné par l’arrondi du P de son prénom... Il lui était cependant loisible de
tracer un P anguleux...
41
Francis Edeline
Partant de lettres et désirant demeurer lisible, le monogramme reste
presque toujours constitué de lignes et non de surfaces. Les quelques rares
cas de monogramme graphématique utilisant des surfaces en diminuent en
effet la lisibilité (n° 69b, 88, 161). Ce caractère se transmet curieusement au
monogramme iconique, où il n'est cependant plus nécessaire. Au fil de cette
étude nous verrons se confirmer le fait que les monogrammes sont tous situés
sur une voie qui conduit de l'écriture à l'image. Or l'écriture exploite
seulement une des dimensions du signe visuel (la forme) alors que l'image
exploite également les autres (couleur, texture et césie, qui sont des propriétés
de surface). On peut s'étonner de ce que le monogramme reste, dans son
écrasante majorité, inféodé à la forme, manifestée par des lignes. Il se refuse
couleur et surface. Il hésite à devenir cryptique. On pourrait y voir, outre la
tyrannie de la ligne, un barrage psychologique devant une mutation
intersémiotique qui ferait de la ligne creuse de l'écriture une ligne-contour.
Il n’y a guère d’exceptions à cette observation (le carré noir de Malévitch
n° 43 ou le dragon de Lukas Cranach n° 4c ne sont pas le résultat d'une
évolution à partir de l’écriture et n'entrent donc pas en considération dans ce
débat). Un exemple révélateur de la résistance est celui d’Otto Dix (n° 73e)
qui choisit pour son O un Ouroboros et pour son D un arc bandé : ce sont des
objets, et comme tels ils ont des contours et peuvent être colorés, mais ce sont
précisément des objets dont l’élongation est telle qu’ils se distinguent à peine
de la ligne. S'ils ne sont pas allongés ils seront représentés par leur contour :
voir le Mont Fuji chez Méheut (n° 172). Seuls des Ernst, Van Doesburg,
Whistler, Baugniet… ont abouti à des surfaces véritables et ont donc franchi
l’obstacle.
Tableau II
42
Le monogramme, un genre intersémiotique
Tableau III
II.5 Le monogramme comme solution iconique
Loin de se limiter à de simples arrangements, combinaisons et distorsions
de lettres, le monogramme s'avance souvent hardiment en terrain iconique.
Dans un premier temps une image est simplement apposée aux lettres, puis
c'est une lettre ou une partie de lettre qui est remplacée par une image, et
enfin c'est la totalité du monogramme qui devient image. Le glissement se
fait à la faveur de plusieurs mécanismes rhétoriques : métaphore iconique,
métonymie, paronomase, emblème, étymologie… J'en décrirai quelques-uns.
Le passage des lettres au dessin peut se faire de plusieurs façons, et reposer
sur au moins deux mécanismes : à partir de la forme des lettres et à partir du
sens du nom. Le choix arbitraire d’un emblème 9 ne nous intéresse pas ici,
mais seulement ce qui, dans le nom, peut engendrer une image.
Au nombre des métaphores iconiques on relèvera le poignard d’Urs Graf
(n° 8b) qui prend la place d'un jambage du V de son prénom (écrit VRS).
Graf était un reître helvétique, violent et batailleur. Devenu graveur il tenait à
rappeler sa profession de mercenaire. Il fallait, pour que cela puisse se faire,
que l'objet représenté (le poignard) présente une similitude suffisante avec
une lettre ou une partie de lettre : ici, une élongation rectiligne. Parmi les
substitutions partielles, basées cette fois, en plus, sur un jeu de mots plus ou
moins étymologique, on trouve Ludger Tom Ring, qui remplace son nom par
9
Le cas des emblèmes est plus délicat : ils ne dérivent ni de la forme des lettres du
nom, ni du sens du nom, même par un jeu de mots. Il s'agit d'une image traduisant une
préférence de l'artiste et non d'un véritable monogramme. Je les mentionne ici car ils
ont valeur de signature. Herri met de Blès signe d'une chouette (n° 13), Joachim
Patinier d'un lapin (selon certains), Jacopo de’ Barbari d'un caducée (n° 145), Farinati
et son escargot, Cranach et son serpent ailé (emblème que lui conféra Frédéric II).
Bien plus tard Cocteau signera un dessin d'une étoile pointée (n° 87).
43
Francis Edeline
un anneau (n° 54), ou Le Corrège qui incorpore au sien un cœur, surmonté du
mot REGIO (n° 15).
Les substitutions totales sont assez nombreuses. Le cas d’Otto Dix est un
des plus remarquables. Malgré son nom si bref 10, ce peintre n'a pas utilisé
moins de 7 monogrammes correspondant à des étapes successives de son
existence. L’un d'entre eux, élaboré entre 1924 et 1926 environ, consiste à
remplacer le O de son prénom par un petit serpent se mordant la queue, et le
D de son nom par un arc. Les deux images sont en intersection (n° 73e) et
sont peintes avec soin, coloriées et variant légèrement d'une occurrence à
l'autre 11. Connaissant le peintre et sa thématique habituelle, on n'est pas
étonné de trouver dans ce superbe monogramme deux expressions de son
agressivité : l'une tournée vers lui-même dans l'Ouroboros, l'autre tournée
vers autrui dans l'arc. Les monogrammes ultérieurs indiquent une influence
des graveurs gothiques. Comme eux il a été jusqu'à tracer son monogramme
en perspective sur un plancher.
James Collinson, peintre préraphaélite, en juxtaposant le J et le C de ses
initiales, obtient une ancre, qu'il dessine avec minutie, y ajoutant l'organeau,
les pattes et le cordage (n° 105).
Nous avons la chance de posséder plusieurs exemples contemporains non
équivoques de cette mutation intersémiotique. Le premier est celui de
Whistler (James Abbott McNeill Whistler, 1834-1903). Après avoir signé de
son patronyme entier, il remarqua qu’un monogramme classiquement
constitué de ses initiales superposées : un J centré sur un W lui-même placé
sous un M, évoquait la silhouette d’un papillon. Le J fournissait le corps et la
trompe, et il suffisait de « fermer » les deux branches latérales du W et du M
pour obtenir des ailes (n° 27). Ce signe se diversifia, mais cependant toujours
en maintenant courbes toutes les lignes. On peut supposer que la quasi
identification de l’artiste au papillon, répondant à celle de son ami le comte
de Montesquiou aux chauves-souris, s’alimenta aussi d’un jeu de mot sur
butterfly tab, la petite languette dépassant au bas des épreuves de ses
gravures, et sur laquelle il apposait son monogramme. On a ainsi l’exemple
rare d’un monogramme s’insérant dans un système saussurien d’oppositions :
papillon vs chauve-souris.
Devenu à peu près illisible en tant que message linguistique, le
monogramme au papillon au contraire prenait vie et recevait divers
compléments. Le plus fréquent était une corolle florale de trois pétales 12.
Parfois le papillon (aux ailes toujours pointues) recevait également une
Même sa signature complète est révélatrice : il remplaçait le D par un Δ.
Par exemple le serpent peut porter deux petites cornes, ou être noué. Mais l'arc n'est
jamais accompagné d'une flèche.
12 ...corolle dont semble bien s’être inspiré Fernand Khnopff : n 32b.
10
11
44
Le monogramme, un genre intersémiotique
longue queue de scorpion terminée par un aiguillon : le monogramme
devenait une sorte de portrait emblématique du peintre, affirmant son double
caractère de butineur insouciant préoccupé uniquement de beauté, mais
sachant être mordant, comme en témoignent ses célèbres colères et ses procès
retentissants (v. aussi fig. 3) 13.
Fig. 3 – Whistler, Le papillon
Or il se fait qu’un autre dessinateur, Walter Crane (1845-1915) représenta
Whistler en papillon 14. La tête humaine, très petite, devait reprendre, pour
fonctionner efficacement comme portrait, des traits signalétiques du
personnage. On relève avant tout, comme les plus identifiables, la célèbre
mèche blanche au milieu du front et le monocle. Dans une moindre mesure
les moustaches et la chevelure bouclée. On a donc cette combinaison
exceptionnelle d’un portrait emblématique moral auquel se superpose un
portrait iconique mais ramené à ses traits distinctifs.
Crane lui-même était également un amateur de monogrammes. Il avait
composé le sien à partir d’un jeu de mot sur son patronyme (crane = grue) :
une silhouette de grue à l’intérieur d’une lettre C (n°28). Contrairement à
Whistler chez qui c’était la forme du signifiant qui avait conduit à l’image,
c’est ici le signifié, normalement mis en suspens, qui se trouvait revitalisé 15.
13
Pour une discussion plus complète du monogramme de Whistler, v. notamment
D. Gamboni (1998).
14 A. Beardsley fit aussi une caricature de Whistler, où il est représenté pointant du
doigt un papillon : son propre monogramme...
15 C'est le principe des « armes parlantes » (canting arms), bien connu dans le blason.
Et quelle différence de principe y a-t-il entre l'Anglais John Sponeley qui se compose
un blason de « trois cuillers d'or (spoons) sur champ de sable », la région de Gruyère
qui arbore une grue sur son drapeau, et le monogramme de Crane (dont le cartouche
prend d'ailleurs parfois la forme d'un écu minuscule) ?
45
Francis Edeline
Le monogramme de Dürer peut à nouveau être évoqué ici. Marc Arabyan
en a suggéré une interprétation sexuelle : Dürer s'introduisant entre les
« jambes » largement ouvertes du A, le rond dans l'anguleux. De son côté
Gérard Baudoin (1953) suggère que la barre du A, en se retroussant de plus
en plus haut, fait tendre le A vers un ∏, signe platonicien présent aussi sur la
Melancolia I : dans ce cas le monogramme tend vers le portrait emblématique, tel que l'est Melancolia I elle-même. Il peut d'ailleurs y avoir
surdétermination et je suggérerais plutôt que le monogramme représente
Dürer franchissant une porte. En effet le A retroussé fait penser à une porte
très semblable à celle que le peintre a représentée plusieurs fois dans ses
armoiries (un modèle de porte fréquent en Europe centrale, fig. 4) et faisant
allusion au fait (bien connu) que son nom est la germanisation de celui du
village hongrois dont provenait sa famille. Ce hameau se nommait en effet
Ajtós, or ajtó signifie « porte » et bien entendu en allemand « porte » se dit
Tür.
Fig. 4 - Dürer, Melancolia I
Un autre graveur gothique, Hans Schäufelein, dont le nom signifie
« petite pelle », signe parfois simplement en disposant une pelle sur le sol de
son œuvre, ou utilise une telle pelle comme cartouche pour y inscrire ses
initiales.
Plus complexe est le cas du serpent ailé que Lukas Cranach obtient (en
1508) l'autorisation d'utiliser comme signature et qui remplacera désormais
son monogramme classique (n° 4a, 4b et 4c). Ce n'est bien entendu pas
l'empereur qui a choisi cette image, mais le peintre lui-même. Or dans son
Lexikon des traditions symboliques Cooper (1986) précise que « un serpent
ou un dragon ailé sont solaires et signifient en image l'unité de l'esprit et de la
matière, l'union de l'aigle et du serpent ainsi que tous les opposés; (ils)
représentent également la 'compréhension remplie de vie' [mit Leben erfülltes
46
Le monogramme, un genre intersémiotique
Verstehen]. ». On voit que cette image est choisie par Cranach comme
portrait spirituel. Cette tendance vers le portrait spirituel ou emblématique est
du reste la caractéristique la plus évidente de ces monogrammes iconisés, et
se verra confirmée dans les exemples qui suivent.
La carrière de Malévitch a connu, après les succès du futurisme et du
suprématisme, une longue période d’inhibition due au dirigisme du régime
soviétique, qui imposait notamment le retour à la figuration et à certains
thèmes idéologiquement privilégiés. Il est clair, au vu de sa production
tardive, que l’artiste a été bridé par cette situation, et n’est plus guère parvenu
à équilibrer ses souhaits de plasticien avec les impératifs politiques.
Un témoignage assez bouleversant de cette tension est fourni par son
dernier autoportrait (1933), où il se représente dans le costume d’un prince de
la Renaissance italienne. Le problème de l’identité y éclate de façon
complète. Le visage et la main,- les parties les plus importantes du corps d’un
peintre,- sont bien les siens. Il a cependant choisi de se travestir, dans une
allusion à cette pratique de la Renaissance où le peintre (de même que ses
commanditaires) se représentait volontiers sur son œuvre parmi la foule.
C’est aussi une allusion à son propre passé créateur. Mais un portrait n’a pas
besoin de signature : il porte en lui sa propre authentification. Or Malévitch
précisément signe son œuvre par le « carré noir », celle de ses peintures
(1913-1915) le plus associée, métonymiquement, à son nom et à sa célébrité
(n° 43). Il n’avait plus le droit de produire une œuvre suprématiste et s’est
donc résigné à y faire une allusion miniaturisée. La signature est ici une
minuscule peinture et on pourrait soutenir que le peintre a inversé l’échelle
des dimensions, que la signature c’est l’autoportrait, qui occupe la plus
grande partie de la surface, alors que l’œuvre réelle est réduite à ce petit carré
noir dans un cadre blanc.
III Le second binôme : les relations entre l’artiste et son œuvre
Ces relations existent bien sûr mais sont malaisées à cerner. Leur
existence est démontrée, à partir du récepteur, par la possibilité d’attribuer
une œuvre à un artiste même lorsqu’elle n’est pas signée 16. Quant à nous
(Groupe µ, 1995) nous avons défini le style comme « un produit de
transformations ». Les traits stylistiques, que certains proposent d’appeler
stylèmes, consisteraient en transformations spécifiques appliquées au monde
perçu. Chaque artiste se définirait par une matrice de transformations
récurrentes dans son œuvre, de sorte que le récepteur, ayant détecté cette
récurrence, puisse
(a) effectuer les transformations inverses pour identifier les référents de
départ ;
(b) repérer la matrice spécifique et s’en servir pour identifier l’artiste
émetteur.
16
Pour une excellente mise au point de cette question, v. S. Caliandro (1998).
47
Francis Edeline
Une telle analyse n’est cependant valable que pour des images figuratives,
et nécessiterait de sérieux aménagements pour s’appliquer à l’art abstrait.
Il y a une présomption que la matrice spécifique opère aussi bien lors de
l’élaboration d’un monogramme que lors de la création d’une œuvre
quelconque. Dans ce cas il y aurait convenance réciproque entre les deux
productions. On en a une démonstration oblique dans l’observation que le
monogramme évolue en même temps que la production artistique, le cas de
Kandinsky étant exemplaire à cet égard. Pendant près de 45 ans il signe de
son nom entier des œuvres figuratives. Vers 1910-1912 apparaît son
monogramme triangulaire (n° 42a) dans ses premiers dessins et gravures
abstraits. Enfin après 1914 il adopte définitivement son monogramme ouvert
(n° 42b), en même temps qu’il est devenu un peintre abstrait. Bram van
Velde connaît la même évolution (v. ci-après IV.2), ainsi qu’Otto Dix.
IV Le troisième binôme : l’intégration du monogramme à une œuvre
visuelle.
(Aspects esthétiques, II).
La démarche pourrait s’arrêter là. Le monogramme est un produit
artistique comme un autre. La nature de sa substance (le nom) comme les
principes d’organisation retenus pour son élaboration en font un genre à part
entière. En synthèse on pourrait dire que le monogramme est une forme de
portrait non iconique mais conceptuel, pouvant être conçu en dehors de toute
insertion dans une œuvre picturale. Mais c'est précisément cette insertion qui
va, chez quelques-uns, engendrer de nouvelles insatisfactions.
La coapparition sur une même surface d’éléments textuels et d’éléments
picturaux équivaut à l’affrontement de deux codes inconciliables. En voici les
raisons :
- sur le plan du signifiant, la ligne (le trait) y a un statut tout à fait
différent : alors que dans le pictural elle est un contour, de sorte que la
surface enclose entre deux lignes est lue comme pleine (c'est la lignecontour), dans un texte le trait constituant les lettres ne délimite pas des
surfaces, même lorsqu’il est bouclé comme dans un O (c'est la ligne creuse).
Nous utilisons donc deux programmes de lecture différents pour déchiffrer
l’un et l’autre.
- sur le plan du signifié, la fonction référentielle est plus immédiate dans
les éléments picturaux (ce sont des icônes), alors que les éléments textuels ne
renvoient à un signifié que via l’identification conventionnelle des signes et
des mots (ce sont des symboles).
- enfin le code linguistique est linéaire et orienté (produisant le vecteur de
lecture directionnel et temporel déjà mentionné plus haut) alors que le
pictural est bidimensionnel et non orienté.
Cet affrontement se solde toujours par un effet négatif sur l’image : la
présence de mots dénonce l’image en tant qu’image. Bien entendu un
48
Le monogramme, un genre intersémiotique
Magritte, désireux précisément de montrer de mille façons l’artificialité des
images, se réjouira plutôt de cet effet et signera toujours ses toiles de façon
très voyante. Par contre un artiste soucieux de préserver ses images d’une
telle autodestruction, mais désireux néanmoins de signer ses œuvres, pourra
choisir parmi les trois solutions qu'on verra plus loin, allant du refus total à
l’assimilation totale.
Le problème s’aggrave du fait que le nom propre est toujours plus long
que large et occupe une bande sur la surface picturale. Frutiger, toujours lui, a
remarqué avec acuité que toutes les « marques » se caractérisent par une
tendance à retenir un motif approximativement aussi haut que large. La
remarque de Frutiger n’était cependant qu’une observation inexpliquée. C’est
en la combinant avec un passage de Butor que l’explication apparaît. Toute
mention écrite comporte une linéarité de gauche à droite, et force l’œil à s’y
conformer : c’est ce que Butor appelle le « vecteur ». Ce vecteur est d’autant
plus intense que la phrase est longue, de sorte que pour le neutraliser il faut
raccourcir la phrase en un mot, ramener les mots à leurs initiales (nouvelle
raison pour le faire) et à la limite combiner celles-ci en un monogramme. Le
pourquoi de ce désir de neutralisation apparaîtra bientôt mais passons d'abord
en revue divers modes d'intégration.
Certains, surtout à l'époque actuelle, pourraient considérer que ce vecteur
n'a aucune nuisance réelle et que ce souci est purement académique. Le fait
que le monogramme est très souvent accompagné de la date (écrite, elle, sans
nul souci de vecteur) est un argument convaincant dans ce sens. Trois
exemples curieux vont montrer du moins que ce n'est pas toujours le cas. Le
premier fut l'objet d'une polémique. Dominique-Vivant Denon, créateur
d'estampes gravées au début du 19° S, publie une Sainte Famille dans le goût
de Dürer. Une plaque posée sur le sol porte un monogramme étrange
rappelant celui de Dürer : c'est un A mais sans barre transversale, et dans
lequel on lit un petit D tracé à l'envers (n° 160). Roux le considérait comme
une imitation maladroite de celui de Dürer, le D gravé à l'endroit se
retrouvant à l'envers sur les épreuves. En fait il s'agit bien d'un clin d'œil à
Dürer mais nullement maladroit : il suffit de retourner l'eau-forte pour voir
apparaître, parfaitement à l'endroit, un D inscrit dans un V, le monogramme
de Vivant Denon lui-même 17. Tout le monde connaît d'autre part les belles
illustrations de John Tenniel pour Lewis Carroll. Une paire particulièrement
célèbre montre Alice en train de traverser le miroir et émergeant de l'autre
côté. Dans la première le monogramme du dessinateur (n° 25) est à l'endroit
et situé en bas à droite, alors que dans la seconde il est inversé et situé en bas
à gauche. Enfin il est une xylogravure de M.C. Escher intitulée Tourbillons et
où l'artiste a disposé son monogramme en deux endroits. En rapport avec le
thème de l'œuvre il voulait à tout prix éviter que celle-ci ait un dessus et un
17
Je suis reconnaissant à Valérie Mainz de m'avoir fait connaître ce très curieux
exemple.
49
Francis Edeline
dessous : le dessin est parfaitement symétrique, et en quelque sens qu'on le
tourne on trouve toujours un monogramme en bas à droite.
IV.1 Le cartouche : séparation des codes.
La solution la plus simple est le cartouche. Tout comme le cadre isole
l’image du milieu extérieur et délimite la zone de validité des conventions
picturales, le cartouche est en quelque sorte un cadre dans le cadre, qui
permet d’isoler une zone textuelle (au sens large : signature, initiales, date,
dédicace, devise, monogramme...) de la zone picturale sans qu’il y ait
recouvrement des domaines de validité respectifs. La lisibilité y gagne.
L’illustrateur Arthur Rackham appose systématiquement sa signature dans
un petit phylactère faussement parcheminé et échancré. Félix Vallotton
entoure ses initiales d’un petit rectangle. L’unicité de la personne, même
porteuse de deux ou trois initiales distinctes, peut être affirmée visuellement
par un cartouche. Le cartouche, outre sa fonction sémiotique délimitative, a
aussi une signification rhétorique iconique : c’est une métaphore de la peau,
de la coquille, qui enveloppe et protège l’individu. Et en effet la théorie de la
Gestalt nous dit que le contour appartient à l'objet et non au fond.
Un simple rectangle, ou un cercle, sont déjà remarquablement efficaces
quoique constituant encore une perforation dans l’image, à laquelle beaucoup
d’artistes ne peuvent consentir. Une solution plus complexe et plus
ingénieuse est de remplacer le cartouche par une plaque, un cartellino, un
écu, une dalle gravée, soit tout objet vraisemblable à disposer le plus
« naturellement » possible dans l’œuvre. Selon ces formules on évite de
rompre l’illusion réaliste des trois dimensions : même si les mentions écrites
demeurent fondamentalement bidimensionnelles, elles seront tracées en
respectant les règles de la perspective. La plaque par exemple sera pendue à
un arbre, apposée à un mur, scellée dans le sol etc. Le graveur allemand Hans
Schäufelein, par une interprétation littérale de son nom (= petite pelle),
dispose sur le sol une petite pelle qui peut lui servir de cartouche (n° 5). L’Et
in Arcadia ego gravé sur un cénotaphe, dans la peinture de Poussin, est en
effet lu par le berger sans qu’aucun conflit de code n’en résulte. Il s’agit
d’obtenir un résultat analogue avec une signature.
Assez souvent le monogramme rejoint de lui-même le cartouche. La
tendance à un tracé ramassé et symétrique, le souhait de suggérer l’unicité de
la personne par un tracé fermé, font que l’enveloppe externe du monogramme
peut servir de cartouche ou de protocartouche (Crane, n° 28, Rossetti, n° 26).
Certaines lettres, comme le O et le C, s'y prêtent très bien. De même un
monogramme unilinéaire peut s’achever en un paraphe plus ou moins
enveloppant constituant un cartouche (Pétronio, n° 50). Ainsi se confirment
les équations : monogramme = portrait et cartouche = peau.
50
Le monogramme, un genre intersémiotique
Le cartouche peut être rond ou quadrangulaire 18, i.e. purement géométrique (Mucha, n° 48, Escher, n° 45, Dom Sylvester Houédard, n° 52,...) avec
pour unique fonction de séparer et d’isoler. Le cercle est cependant plus rare,
car plus difficile à concilier avec la forme des lettres. Ou à son tour il peut
participer du mouvement d’iconisation : il faudra distinguer alors si cette
iconisation se fait en fonction de l’extérieur (cas le plus fréquent : Cranach,
n° 4) ou de l’intérieur (Dali, n° 47). On aura donc trois types de cartouches :
exogène - neutre - endogène.
IV.2 L’aménagement : modification stylistique
Le monogramme lui-même, et non plus seulement le cartouche qui
l’entoure, peut se trouver soumis à des forces d’assimilation qui l’attirent vers
l’œuvre picturale, grâce à des modifications stylistiques appropriées
(couleurs, formes...) Soit encore le monogramme se camoufle dans l’œuvre,
où il trouve place plastiquement et où il devient parfois difficile de le repérer,
comme dans Love and the Maiden (1877) de John Roddam Spencer Stanhope
où le monogramme, entouré d'un double cartouche, est ingénieusement tracé
sur un tronc d'arbre sectionné de sorte qu'il se confond avec les cernes. Il peut
même contribuer à l'œuvre. Un exemple de cette dernière possibilité serait
donné par Niklaus Manuel Deutsch, reître comme son compatriote Urs Graf,
et rappelant constamment son poignard et sa lanière, mais en l'apposant, sans
l'incorporer, à son monogramme (n° 7). Or il arrive que ce poignard, dans une
œuvre comme La décollation de saint Jean-Baptiste (1517), soit parfaitement
en accord avec le thème. T. Migliore, qui fait cette observation, rend ainsi
compte du fait que le monogramme, loin de se dissimuler dans un coin,
occupe une place inhabituellement grande et en plein milieu de la peinture.
Il saute aux yeux que le monogramme d’Escher (n° 45) est composé avec
une recherche typique de ce graveur : il est parvenu à supprimer toutes les
courbes et toutes les obliques, imposant à ses trois initiales un gabarit et des
contraintes sévères. En outre il cherche à le disposer en des endroits où sa
présence est en quelque sorte justifiée par le graphisme, ou où il se dissimule.
Theo van Doesburg s'est composé deux monogrammes parfaitement
symétriques (n° 69a et b), le second allant jusqu'à proposer des surfaces et
non simplement des lignes. Cette recherche est parfaitement en ligne avec sa
démarche picturale. Dans une peinture intitulée Arbre (1916) et qui
représente un arbre fortement stylisé sous la forme de triangles enchâssés, il
signe en apposant son second monogramme au milieu du tronc, en couleur,
au point qu'un premier regard ne le remarque pas. De même dans
Pérégrination d’une comète (1849) on ne découvre le monogramme de
J.J. Grandville que sous la forme d'une constellation jetée parmi les autres. A
l’opposé de cette modestie réservée ou joueuse, un Dali affichera son
monogramme de façon voyante (n° 47a, b, c, et Riese-Hubert, R. 1992).
18
Kandinsky (n° 42a) a même utilisé un triangle.
51
Francis Edeline
Beardsley aussi modifie le style de son monogramme en fonction du dessin
dans lequel il l’insère. Mais il est des exemples plus ingénieux encore.
Bram van Velde nous offre un cas particulièrement net de monogramme
intégré stylistiquement. Cet artiste s’est toujours préoccupé de sa signature et
en a adopté plusieurs, toujours en lettres capitales et toujours dans une
couleur appartenant à la palette de l’œuvre à signer. Au début de sa carrière il
signait de son nom plus ou moins entier, mais vers 1967 il a déclaré : « Je ne
signe plus mes toiles. On ne peut pas mettre un nom sur ce qui dépasse
l’individu ».
C’est surtout entre 1924 et 1948 que se situe la période qui nous intéresse,
quand il a adopté les deux versions que nous avons à retenir. Il faut d’abord
se souvenir que Bram est le diminutif d’Abraham, et qu’il pouvait par
conséquent abréger son prénom en A. En 1924, dans La Femme de l’artiste,
alors qu’il est toujours un peintre figuratif, apparaît la première version (n°
51a), où s’entrelacent un Λ et un V, tracés dans une des couleurs principales
de la composition (sauf erreur c’est une règle qu’il a toujours suivie.) Il s’agit
d’un monogramme au sens strict : les initiales sont combinées en un
graphisme symétrique unique, et l’utilisation multiple des traits est
recherchée : la barre transversale du A a disparu et est remplacée par l’angle
inférieur du V.
Mais c’est vers 1933 que commence à se stabiliser le répertoire plastique
abstrait qui le caractérise, tant du côté des formes que de celui des couleurs.
Un examen comparatif attentif montre qu’il s’agit principalement d’angles
aigus à axe vertical, qu’il n’est pas exclu de faire remonter à une origine
figurative : des visages émaciés et allongés, au menton pointu, que l’on voit
sur ses premières toiles de Worpswede, mais aussi sur les photographies qui
le représentent. A nouveau le monogramme devient un portrait. Remarquant
que ses trois initiales entraient aisément dans ce répertoire, il modifia la
composition monogrammatique de 1924, malgré l’élégance et l’ingéniosité
de cette solution, et il adopta ΛvV, qui évitait les croisements et se glissait
dans la toile de façon presque imperceptible, comme si même elle faisait
partie intégrante de l’œuvre. Dans cette version le A a totalement perdu sa
barre horizontale, afin de se plier au schéma formel global, illustrant à
nouveau le fait que la lettre, dans le monogramme, ne doit pas
nécessairement s’astreindre au type.
IV.3 L’exploitation : l’assimilation totale.
Le degré ultime d’intégration du monogramme est son utilisation
délibérée pour collaborer au sens global de l’œuvre. Ceci peut se faire de
façons très diverses, comme les quatre exemples suivants le montreront.
Le monogramme de Kandinsky (n° 42), élaboré concurremment à la
peinture abstraite, est d’un intérêt formel tout particulier. Il obéit aux
52
Le monogramme, un genre intersémiotique
pressions habituelles qui visent à souder les deux initiales et à supprimer le
vecteur de lecture. Or ici la symétrie est mise à profit de façon spécialement
ingénieuse. Les initiales V et K sont toutes deux symétriques, mais selon
deux axes perpendiculaires. D’où l’idée d’obtenir un axe unique en faisant
pivoter le K de 45° vers la gauche et le V de 45° vers la droite, puis en
plaçant le K à l’intérieur du V. Ceci produit deux angles semblables, à côtés
parallèles, et ouverts dans la même direction, libérant de ce fait un nouveau
vecteur directionnel, oblique, issu cette fois des forces perceptives de la
Gestalt et non plus des impulsions conventionnelles du code linguistique.
Très logiquement Kandinsky va alors déplacer son monogramme vers le coin
inférieur gauche (N.B. il signait jusqu’alors ses toiles figuratives dans l’autre
coin), et le disposer de façon que l’œuvre elle-même semble comme issue de,
ou émise par, ce double pavillon évasé.
La marque de Beardsley a subi nous l’avons vu de nombreuses variations
stylistiques, mais il est au moins un cas où elle s’est intégrée fonctionnellement dans le dessin (fig. 5) en y cumulant sa fonction de marque et celle
des trois plis marquant le coin d’une couche. L’intégration est totale et la
marque pourrait fort bien passer inaperçue : l’œuvre picturale a phagocyté le
nom de son auteur.
Fig. 5 - Beardsley, Salomé sur un tabouret
Max Ernst fut pendant un temps intéressé par « l'œuf cosmique ». Une
œuvre de cette époque, intitulée précisément L'Œuf comporte un monogramme en forme d'œuf (n° 161).
Il y a donc deux types de mutations possibles entre le linguistique et
l’iconique, tous deux préservant l’efficacité identitaire de la marque. Sans
vouloir établir un parallèle superficiel et facile entre les deux domaines, je
53
Francis Edeline
voudrais suggérer qu’on prenne la peine de comparer ces deux types
d’intersémioticité avec les opérations qui ont présidé à la naissance des
systèmes d’écriture, hiéroglyphique notamment.
V Conclusions
V.I Le monogramme
Plusieurs résultats peuvent être enregistrés en conclusion des analyses qui
précèdent.
Le principal est que le monogramme est un genre en soi, qui dépasse
largement la population des artistes graphiques. Si je me suis concentré sur
les leurs, c’est que je supposais de leur part une plus grande attention et une
plus grande ingéniosité graphique. L’objectif général du monogramme est
une remise en forme du nom propre obéissant à deux motivations distinctes.
La première est négative et vise à atténuer voire à supprimer le conflit entre
les deux codes : celui de l'image et celui du langage. La seconde est positive
et cherche à remotiver le nom propre afin de le transformer en portrait.
La description et la classification formelle des monogrammes sont
difficiles, vu leur grande diversité. Dans son impressionnant Dictionary of
Symbols (1991), Liungman retient les quatre critères suivants :
- symétrie (simple, multiple, nulle) ;
- ouverture (ouvert, fermé, mixte) ;
- tracé (rectilinéaire, curvilinéaire, mixte) ;
- intersection (avec, sans).
On voit qu'ils sont identiques à ceux du tableau de la section II.4, avec en
sus l'ouverture, dont il faudrait en effet examiner la pertinence, tant du point
de vue de la perception que de celui de ses associations symboliques. Les
opérations constitutives du genre, ainsi passées en revue, pourraient sans
difficulté être ramenées à trois des quatre opérations du Groupe µ (la
permutation ne semblant pas ici d’application) [1970].
Sans doute la liaison entre ces critères et un quelconque sémantisme
n’est-elle encore saisissable que de façon assez vague, mais l'analyse a au
moins montré de telles associations pour la symétrie et pour la fermeture. Par
contre ce sous-groupe très particulier de symboles graphiques se révèle
répondre fortement, outre à ces quatre critères, à des critères plus spécifiques
comme l’unilinéarité 19.
Une première suppression de redondance a permis, en ne conservant que
les initiales du nom, d’affaiblir considérablement le vecteur directionnel et
temporel de lecture. Une neutralisation complète de ce vecteur a même été
obtenue par des formes symétriques ou ambigrammes, soit par des formes
19
Rappelons que l’ouvrage de Liungman ne concerne pas les signes alphabétiques,
encore qu’il y accepte les runes...
54
Le monogramme, un genre intersémiotique
liées qui, apparaissant comme une entité, ne sont plus attachées à une
directionnalité quelconque. Les autres raisons de ramener les noms propres à
leurs initiales sont :
- résorber la pluralité des noms ;
- éliminer leur sémantisme ;
- conserver néanmoins le maximum d’information (au sens de la
théorie de l’information).
Mais la redondance restante suffit encore pour faire subir aux deux ou
trois graphèmes subsistants un traitement de remotivation pouvant aller dans
deux directions : faire évoluer le symbole soit vers l’indice, soit vers l’icône.
Afin de ne plus employer le mot « portrait » d’une façon vague dans ce
contexte, il y aurait lieu d’approfondir la distinction entre un portrait Π
(iconique) et un portrait Σ (conceptuel) 20. Dans les cas les plus subtilement
élaborés apparaît clairement le souhait d'aboutir à une image complexe,
conglomérat linguistico - iconique, qui soit un véritable portrait spirituel de
l'artiste.
Un autre résultat concerne les possibilités d’intégration du monogramme
à une œuvre (gravure, dessin, peinture figurative ou non). Certains artistes
ont porté une attention très particulière à ce problème d’intégration, en
veillant toutefois à subordonner toujours le monogramme à l’œuvre. Les
incompatibilités formelles, l’hétérogénéité des codes de lecture, ont pu dans
certains cas être surmontées avec une élégance étonnante, voire même en
tirant parti du monogramme. Exemplaires à cet égard seraient les solutions
proposées par Kandinsky, Beardsley, et Bram van Velde.
V.II L’intersémiotique
Qu’il s’agisse du monogramme en tant que tel, ou de son intégration
ultérieure à une œuvre, les problèmes soulevés sont d’ordre intersémiotique.
Le monogramme est un cas pratique d’interaction entre code linguistique et
conventions picturales dont l’étude est du plus grand intérêt pour la
formulation des lois empiriques qui les régissent.
On remarquera tout d’abord que le monogramme fait florès dans le sillage
de la gravure gothique germanique, et que les peintres n’ont commencé à
signer leurs œuvres que vers environ 1500, sous l’influence des artistes du
Nord (Chastel, 1974). On était à cette époque dans une esthétique
exclusivement figurative.
C’est d’autre part en 1435 qu’Alberti modifie les rapports entre le peintre
(ou le spectateur) et le tableau, et vise à rendre parfaite l’illusion de
20
Victor Brauner (n° 46) semble avoir bien saisi cette distinction dans son Portrait de
René Char (1965), bien dans la ligne de ses déclarations sur son art qu’il qualifie de
picto-poésie et de langage hiéroglyphique moderne. Dans le même esprit Brancusi a
dessiné le célèbre portrait de Joyce sous la forme d'une simple spirale.
55
Francis Edeline
profondeur. Conscient de ce que sa technique est un artifice, il aura soin de
conseiller aux artistes d’effacer soigneusement toute trace de cet artifice.
E. Gigante (1989) pose bien cette problématique qui mène à deux exigences
contradictoires : la peinture est un énoncé et la signature est un acte
d’énonciation, or on recommande, en vue d’une efficacité maximale du
dispositif pictural, « la dissimulation de toute trace de l’activité
énonciatrice ». Bien sûr, en positionnant un « point de vue » coïncidant avec
l’énonciateur, la perspective ne peut éviter un renvoi à ce même énonciateur :
c’est une contrainte insuppressible et d’ailleurs virtuelle puisque ce point se
situe hors du tableau. Mais le renvoi via la signature peut par contre être
évité : sans doute y a-t-il là une des raisons qui ont mené à la réduction de la
signature en monogramme ou en emblème.
Mais même en dehors de l’emprise intellectuelle exercée par Alberti, et
pour des œuvres antérieures à la diffusion de sa théorie, existait déjà la
difficulté, perçue par les artistes, de faire coexister deux codes si étrangers
l’un à l’autre. La peinture figurative joue de toute façon de l’illusion réaliste,
et crée un espace imaginaire chez le spectateur. Le spectateur pénètre en
pensée à l’intérieur de cet espace, aidé en cela par le cadre. Il s’y projette par
le regard et, en un sens, s’y déplace. Toute mention écrite étrangère au thème
de l’œuvre l’en fait sortir, le ramène à sa condition de spectateur, et lui
rappelle la dualité de ce qu’il a devant les yeux : à la fois espace fictif ouvert
pour son imaginaire, et objet manufacturé. En la signant, l’artiste lui-même se
met à distance de son travail.
Je considère toutefois comme dépassée une discussion limitée à ces deux
considérations, car mon corpus a montré que la tendance au monogramme
existait aussi chez des artistes non figuratifs, où l’illusion réaliste et l’illusion
de profondeur ne prévalent en aucune façon. Par contre le concept d’espace
imaginaire y reste pertinent, et suffit donc à lui seul à motiver des stratégies
intersémiotiques particulières.
F. Saint-Martin (1998) souligne à juste titre que les mots ne se réduisent
jamais à de simples signifiants conventionnels, ni à de simples images
dénuées de sens. Et elle ajoute que depuis Vasari on doute « qu’il soit
possible de maintenir l’unité d’un tableau où des mots (sont) joints au champ
plastique ». Les signes linguistiques s’accompagnent toujours d’une
appréhension esthétique, d’autant mieux activée que ces mots figurent parmi
d’autres énoncés plastiques et iconiques. On ne peut donc déclarer nulle
l’influence réciproque des uns sur les autres.
Tout ceci étant posé, demeure la question fondamentale soulevée par
Meyer Shapiro (1996) :
56
Le monogramme, un genre intersémiotique
(...) on peut se demander si l’exigence d’un langage visuel homogène et
strictement unifié est inhérente ou nécessaire en art? N’est-ce pas un idéal qui
relève d’un certain style d’objectivité, avec une norme particulière de vérité
quant à la nature et à la perception visuelle ? (...). Il s’agirait dans ce cas d’une
norme culturelle.
On pourrait d’ailleurs pousser cette idée plus loin encore et voir dans cette
« exigence d’un langage visuel homogène » un ravage supplémentaire d’une
idéologie de la pureté. De toute manière selon ces critères le monogramme
est impur. Il est un exemple réussi de fusion entre les deux codes, et son
utilisation, son engendrement même, contrevient déjà à l’exigence
d’homogénéité du champ.
La possibilité d’une coexistence harmonieuse et fructueuse des deux
codes visuels est toutefois démontrée par l’existence de la poésie concrète, de
la poésie visuelle, du poème sémiotique, du calligramme. Il faut donc
s’interroger sur ce qui entraîne le succès des uns et l’échec des autres, et la
réponse paraît assez simple : il faut que les deux types d’entités visuelles
participent du même projet, c’est-à-dire que chacune apporte sa contribution
à l’ensemble, avec les moyens propres à son code. Dans le cas contraire on a
affaire à deux œuvres distinctes, hétérogènes. Dans le meilleur des cas elles
coexistent pacifiquement. Dans le pire, elles s’affrontent.
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58
Le monogramme, un genre intersémiotique
Table 1 Monogrammes
59
Francis Edeline
Table 2 Monogrammes
Table 3 Monogrammes
60
Le monogramme, un genre intersémiotique
Table 4 Monogrammes
Table 5 Monogrammes
61
Francis Edeline
Table 6 Monogrammes
Clé des Monogrammes
1. Albrecht Dürer
2. Albrecht Altdorfer
3. Wilhalm Ziegler
4. Lukas Cranach
5. Hans Schäufelein
6. Mathis Grünewald
7. Niklaus Manuel Deutsch
8. Urs Graf
9. Hans Sebald Beham
10. Hans Baldung Grien
11. Jörg Breu
12. Giovanni Britto
13. Herry Met de Bles
14. Michelangelo Buonarotti
15. Antonio Allegri, il Corregio
16. Salvator Rosa
17. Rembrandt Harmenszoon van
Rijn
18. Pietro Vannucci, il Perugino
19. Andrea del Sarto
20. Frans Hals
21. Anton Van Dijk
22. Peter Vischer
23. Gérard de Lairesse
24. Charles Lutwidge Dodgson
25. John Tenniel
26. Dante Gabriel Rossetti
27. James Whistler
28. Walter Crane
29. Aubrey Beardsley
30. Arthur Rackham
31. Georges Rouault
32. Fernand Khnopff
33. Maurice Denis
34. Henri de Toulouse-Lautrec
35. Théo van Rijsselberghe
36. Armand Rassenfosse
37. Félicien Rops.
38. Hélène Taussig
39. Alfons Walde
40. Louis-Welden Hawkins
41. Egon Schiele
42. Vassili Kandinsky
43. Kasimir Malévitch
44. Henri Michaux
45. Maurits Cornelius Escher
46. Victor Brauner
47. Salvador Dali
48. Alphonse Mucha
62
Le monogramme, un genre intersémiotique
49. Georges Auriol
50. Arthur Pétronio
51. Bram van Velde
52. Dom Sylvester Houédard
53. Arrigo Lora-Totino
54. Ludwig Tom Ring
55. Martin van Heemskerk
56. Hans Leu
57. Hendrik Goltzius
58. Ambrosius Bosschaert (l’Aîné)
59. Frans Floris
60. W. Ditterlein
61. Joachim Patinier
62. A. Van de Venne
63. Bernardo Cavallino
64. Edward Lear
65. William Holman Hunt
66. John Everett Millais
67. Ford Madox Brown
68. Carry Hauser
69. Théo van Doesburg
70. Thomas Moran
71. Matta Echaurren
72. Lucas Gassel
73. Otto Dix
74. Marcel Gimond
75. Hinricus Aldegrever
76. Frederick George Stephen
77. Gaspard Duguet
78. Piet Mondrian
79. Victor Noël
80. Emile Orlik
81. Otto Eckmann
82. Walther Klemm
83. Carl Thiemann
84. Peter Behrens
85. Erich Büttner
86. Conrad Felixmüller
87. Jean Cocteau
88. Marcel-Louis Baugniet
89. Pietro Testa
90. Mathias Gerung
91. Hans Holbein le Jeune
92. Thomas Anshelm
93. Alfred Rethel
94. Hans Neumann
95. Heinrich Ehmsen
96. Henry Niestlé
97. Pierre Bonnard
98. Pierre Paulus
99. Paul Sérusier
100. Edwin Morgan
78b. Piet Mondrian
101. Florence M. Rutland
102. Anthony Frederick Augustus
Sandys
103. Eleonor Fortescue Brickdale
104. Simeon Solomon
105. James Collinson
106. E.J. Poynter
107. Jan Sluyters
108. Lucas de Leyde
109. Karl-Heinz Hansen-Bahia
110. Cornelis Matsys
111. Edouard Manet
112. C. Le Meilleur
113. J. Lebedeff
114. Eugène Delacroix
115. Odilon Redon
116. Charles-Marie Dulac
117. Carlos Schwabe
118. Valère Bernard
119. Jean Donnay
120. Piet Zwart
121. Theodor Hosemann
122. Anthony Jacob Offermans
123. Josse Hondius Junior
124. Lutgendorff
125. Xavier Mellery
126. Luigi de F. Aguili
127. Mortimer L. Menpes
128. Christoph Daniel Henning
129. Hans Mulich
130.
131. Giovanni Jacopo Caraglio
132. Albrecht Adam
133. Andrea Marelli
134. Meier
135. Michael Ostendorfer
136. Battista Dossi
137. Jacopo Palma
138. Jean Croissant
139. Georg Hoefnagel
140. J.A.B. Nothnagel
141. Mattheus Brill Junior
142. Lionello Spada
143. Jacques de Stella
144. Bernardo Daddi
145. Jacopo de' Barbari
146. Oswald Blair
147. Dario Gamboni
148. Jozef Cantré
63
Francis Edeline
149. Charles Allston Collins
150. Edmond Deman [Khnopff]
151. Joris Minne
152. Adam Tessier
153. Jean (Hans) Arp
154. Alan Brough
155. Raoul Dufy
156. Elihu Vedder
157. Auguste Donnay
158. Théophile Alexandre Steinlen
(a-b)
159. Kamylk-Pacha (Jules Verne)
160. Dominique-Vivant Denon
161. Max Ernst
162. Marcel Lempereur-Haut
163. Paul Signac
164. Giovanni Maria Pomedelli
165. Charles-Clos Olsommer
166. Georges Rouault
167. Marcel Jefferys
168. Georges Vantongerloo
169. Jacob Smits
170. Eduardo Chillida
171. Pierre Dupuis
172. Mathurin Méheut (a-b-c-d-e)
173. Pierre Mac Orlan
174. Marcel Béalu
175. František Tichy
176. Philippe Pigouchet
177. Pierre Dubreuil
178. Guillaume Edeline
179. T. Wood
180. Vitale da Bologna
181. Anto-Carte
182. Frans Smeers
183. Francis Delamare
184. Peter De Greef
185. Paul-Auguste Masui-Castrique
186. František Kobliha
187. Joseph Hecht
188. Edouard Veuillard
189. Jacques Schuffenecker
NB : sont notées entre parenthèses les
lettres non utilisées dans chaque
monogramme.
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