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Yu Jian: Le Sud et le monde nouveau

1998, Perspectives Chinoises, 45

Yu Jian Frank Muyard Tianya Le Sud et le monde nouveau In: Perspectives chinoises. N°45, 1998. pp. 18-24. Citer ce document / Cite this document : Jian Yu, Muyard Frank, Tianya. Le Sud et le monde nouveau. In: Perspectives chinoises. N°45, 1998. pp. 18-24. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/perch_1021-9013_1998_num_45_1_2248 CHINE / OPINION Le Sud et le riste des Chinois au monde animal et végétal, la déprofessionalisation générale de la société après 1 949, et le désintérêt des élites pour les problèmes de la pollu tionet de la destruction de l'environnement. est Yu LE plus pièce l'Institut Jian écrit en modernisation 1997 «texte vue. acquit L'autre du parCinéma àde Né l'un l'occasion une Yu rive en des Jian grande 1»dans de 954 poètes [Bi'on], présenté Pékin, d'un àlanotoriété Kunming, revue contemporains débat montée ébranla ici chinoise fut en sur où publié par 1994 lelail monde Mou vit Chine Tianya{]]. chinois en quand toujours, février Sen et les intel laàIl Mais la position de Yu Jian est aussi la position margi naled'un homme du Sud qui défend sa culture locale. Les deux thèmes principaux de l'article, volontairement mis en opposition, sont ainsi ceux de l'identité culturel le de la Chine du Sud et de la poursuite du « nou lectuel de la capitale. Basée sur un de ses textes, veau » monde. L'union d'un fort régionalisme, d'une « Discussion linguistique à propos de l'autre rive »(2), la assimilation du « moderne » au « nouveau » et à ses pièce, écrite en collaboration avec Gao Xingjian, mett conséquences néfastes sur l'environnement, et d'un ait en cause la pensée du « meilleur des mondes » au cœur des utopies et idéologies politiques, notamment rappel de l'éthique « naturaliste » classique, prend alors bien les couleurs d'un post-modernisme sinisé qui, communiste, qui ont traversé la Chine du XXe siècle. Sa s'appuyant sur l'« échec » du monde moderne occi critique radicale de l'idée de progrès, mais aussi de dental et la fin des « grands récits », met en avant une tout « paradis », ainsi que son approche linguistique, marquèrent aux yeux de la critique littéraire une césu « sinité » ou des « valeurs asiatiques » à emploi local. redans la création contemporaine. On abattait tout L'image du Sud défendue ici pourra sembler très élo d'un coup les assises du modernisme au profit d'une ignée de la culture moderne d'autres « Sud » de la Chine, comme Shanghai ou Hong Kong. Elle accom pensée « post-moderne » saluée comme le retour de « la raison » à la réalité131. Couronné par la revue litt pagne, en fait, la relecture généreuse de la tradition chinoise par Yu Jian qui, si elle en laissera plusieurs éraire taiwanaise Lianhe bao (Unitas) pour un de ses recueils, Yu Jian vit un autre de ses poèmes, « Dossier sceptiques, est représentative des courants culturalistes du moment. zéro » [Ling dang'on) transposé au théâtre par Mou De fait, l'article de Yu Jian met en lumière l'impasse Sen en 1995. Présentée au festival de Créteil et au pratique et intellectuelle dans laquelle la Chine, et luiFestival international des Amériques de Montréal, cette pièce relatait dans un double monologue le drame per même, se trouvent plongés : d'un côté, la poursuite sonnel des familles de « mauvaise » origine sociale lors aveugle du profit et la perte de la culture et des savoirs de la Révolution culturelle, et l'écrasement des indivi traditionnels, de l'autre, la recherche angoissée de dualités par le système de dossier idéologique mis en racines identitaires, le repli traditionaliste et le maintien place par le pouvoir communiste pour contrôler la vie d'une critique sociale et culturelle à un niveau éthique de la population chinoise. toujours pré-politique. Frank Muyard On retrouve dans le texte traduit ici tant sa critique de la Révolution culturelle que celle de l'idéologie modern 1 . Yu Jian, « Nanfang yu xin shijie », Tianya (Frontiers), Haikou (Hainan), 1997, n° 2, pp. 9-13. e,notamment dans son application à la Chine. Contrairement aux articles d'un Liu Xiaobo(4) qui tentent 2. « Dui bi'an yici hanyu cixing taolun », Jinri xianfeng (Avantgarde actuelle), 1995, n° 1 (Pékin). Autres œuvres importantes, de promouvoir la pensée critique de la modernité des « Soixante poèmes de Yu Jian » [Shi liushi shou), Yunnan renmin Lumières, Yu Jian, en appelle, lui, par le biais d'une chubanshe, 1 988, « Nommer un corbeau » (Dui yizhi wuya de référence à Heidegger, à un retour a l'idéal tradition mingming), Guoji wenhua chubanshe, 1993. nel chinois de l'union de l'homme et du ciel. En ceci, il 3. Voir le documentaire de Jiang Yue, « L'autre rive » (Bi'an), 1995, qui relate le processus de création de la pièce, et ses répercus pourrait se placer dans la ligne de pensée néo-conserv sions tant sur son public que sur ses acteurs. atrice qui tend à dominer les cercles intellectuels chi 4. Voir les deux articles de Liu Xiaobo in Perspectives chinoises n° nois ces dernières années'51. Il fait, par ailleurs, une cr 40, mars/avril 1997, pp. 29-37. itique acerbe de certains aspects de la société chinoise. 5. Voir Chen Yan, «Les courants d'idées en Chine», Perspectives chi Il épingle notamment le rapport excessivement utilitanoises n° 36, juillet/août 1996, pp. 6-12. 18 PERSPECTIVES CHINOISES N°45 JANVIER / f EVRIER 1998 CHINE / OPINION monde nouveau quoi en Chine il y a des vieux mais peu d'Anciens, il y a de vieux meubles mais peu d'esprit de conservation, il y a de l'histoire mais peu de tradition. La tradition TRADUIT YU TIANYA, A et le chinois fermement l'évolution politique l'avant-garde siècle. «XXe leur l'avant-garde, Suivre vieux propos mot de JIAN sens lad'ordre siècle, Dans FÉVRIER du »la tradition DU du perdirent XXe de marche convaincus. CHINOIS neutre. tant début la les artistique l'époque la dont siècle langue 1997, révolution, de mots de dules PAR ainsi Neuf PP. l'époque l'avant-garde furent siècle intellectuels de chinoise Il«9-13 FRANK atrès neuf lasignifia marqué le lefin que posit »plus vite MUYARD est du de et c'est toujours ce que l'on rejette avec mépris. Si les gens font bien parfois un retour au passé, c'est seu lement quand ce passé peut servir le nouveau. Ne peuvent-ils donc pas s'arrêter un peu et réfléchir sur cette drôle de chose qu'on appelle « époque » et dont ils suivent la marche ? Quelle est-elle ? Qui estif,l'ascension, le bon. Vieux prit le elle ? Est-ce une chose concrète, sens d'arriéré, de réactionnaire, de faite de sang, qui a une vie ? ce qui va être anéanti, de ce qui est à Pourquoi a-t-elle un si fort pouvoir l'article de la mort. Le tournant de d'attraction sur nous ? Au point gauche des intellectuels des années qu'elle remplacerait notre 1930, l'extension de la campagne réflexion ? Qu'elle nous ferait aban anti-droitiste de 1957, la donner à la légère notre village « Révolution culturelle » de 1966, la natal, l'amour des jours anciens, les mode du départ à l'étranger des collines de poiriers en fleur, la années 1980, la Nouvelle Vague vieille maison de grand-mère, les artistique, tout comme le « saut dans vieilles boutiques, et le dialecte ou les affaires » et la « post-critique » la langue maternelle de notre bout des années 1990 résultent tous de de pays ? Pourquoi est-ce que nous cette tendance à « suivre la marche avons aussi peur de nous faire appel de l'époque ». La peur d'être balayé erdes « ploucs », des « vieux » ? Si par l'époque, l'empressement à l'on doit personnifier l'époque, entrer dans le courant du moment sera-t-elle «je»? «tu»? «il»? sont devenus un modèle de vie, une De toute évidence elle ne peut être parole d'autorité. Ainsi, dans la li représentée par une seule personne, t érature contemporaine, partout la car si elle a du poids c'est que c'est critique de la vie et des personnages un phénomène de masse. Elle ne à la Oblomov est prise pour vérité peut être que « nous » ou « eux ». établie. Ce pays a non seulement En fait, le mot époque sert souvent, mis au ban l'ancien à travers des en chinois, à désigner « nous ». mouvements politiques excessive Suivre la marche du temps signifie ment simplificateurs, mais il a encor suivre « notre » marche. Être délais e profondément planté la haine de sé par l'époque, c'est être abandon dans un « je » sans « nous ». tout ce qui est vieux dans la langue né quotidienne du peuple. C'est Combien de sens cette drôle de PLRSPLCTIV CS CHINOISES N 45 J \\\ 1ER / F L\ RILR 1998 chose qu'on appelle époque a-t-elle déjà détruits ! Beaucoup lui imput ent ainsi leur incapacité à écrire, que ce soit la campagne anti-droitist e de 1957, la « Révolution culturell e », ou l'économie de marché... pourtant, il n'y a jamais eu dans l'histoire ce qu'on pourrait appeler un Age d'or de l'écriture. Les gens qui ne peuvent pas écrire, quelle que soit l'époque, n'arrivent pas à écrire, mais ceux qui peuvent écrire écri vent toute leur vie. Je ne crois donc pas qu'il y ait de soi-disant époques où l'on ne peut pas écrire, et tous ceux qui donnent ce prétexte pour leur abandon de l'écriture, ont, selon moi, une autre but dans la vie. Dans ce dernier siècle de révolu tionininterrompue, d'avant-gardisme et de réforme du vieux monde, un grand nombre de gens, en suivant la marche de l'époque, se sont, sp irituel ement ou techniquement, transformés en amateurs. Il manque maintenant d'employés fidèlement professionnels, il manque d'élé ments conservateurs, de vieux irr éductibles. Alors que le profession nalismesignifie la norme, le dile ttantisme c'est « tout peut conven ir ». S'il y a une norme, on l'échan ge tout de suite contre argent compt ant. Le monde post-moderne du profit réel a, dans ce pays, une base sociale idéologique naturelle. Dans les années 1950, quelques intellectuels versés dans la culture chinoise recommandèrent que le nouveau pays se dirige vers la professionnalisation. Ce fut rejeté. Le résultat en fut l'« amateurisation » générale de la Chine. Chaque per19 CHINE / OPINION sonne alla s'occuper des « grandes affaires », chaque personne crut au soi-disant « le monde est à nous ». Le cœur de l'époque se trouva alors sur la place publique et non dans les ateliers. Au lieu de « à chacun sa tâche », la règle fut « au premier appel, tout le monde accourt ». Ceci est la marque d'une société dilettant e. Une autre de ses conséquences est la méfiance générale envers le professionnalisme, qui fut si forte que lors des périodes extrêmes, des mesures de répression furent prises contre tout savoir spécialisé, toute « expertise ». La critique de la voie « bourgeoise » du professionnalis me conduisit finalement à la perte générale des normes de qualité de vie, alors que la norme idéologique, elle, uniformisa tout à un point jamais vu. Or, si la norme idéolo gique peut être changée alternativ ement par le pouvoir, la perte des normes générales de qualité de vie ne peut en aucun cas être annulée en un court laps de temps, car leur reconstruction nécessite une accu mulation progressive de la qualité de vie. Aujourd'hui, la norme idéo logique fondamentale a changé. C'est, disons-le, l'objectif d'une vie conforme au bonheur des gens. Mais on n'en hérite pas moins dans la vie quotidienne des résultats désastreux de la perte des normes professionnelles. La prétendue conscience malheu reusedes intellectuels chinois est ramenée ainsi en fait toujours aux arguties de « où va-t-on ? » ou de « la situation actuelle et nos tâches ». Pendant qu'ils font de grands discours sur « la perte de l'âme », ces intellectuels restent pourtant aveugles devant la pollu tionurbaine, la question des canali sations de gaz des petits quartiers, ou encore la démolition en série des maisons avec une cour (siheyuan) pour le seul profit des promoteurs immobiliers. Cette conscience mal heureuse est de fait complice de ses propres malheurs. J'estime que si, en dehors de notre spécialité, on veut à ses moments libres se pen20 La pollution: un vrai problème de société cher sur les malheurs de la société, il vaudrait mieux, au lieu de discuter de la « profondeur spirituelle » et autres questions oiseuses de ce style, simplement débattre des pro blèmes concrets de la planification urbaine et de la pollution de l'env ironnement. Mais les intellectuels ne daignent même pas y accorder un regard. Dans ce pays, si vous discu tezde la justesse de la ligne idéolo gique, il vous sera facile de briller et de gagner les faveurs du public. Mais si vous discutez du problème de la pollution du fleuve Panlong à Kunming, la majorité des gens pré féreront boire cette eau sale que de donner le moindre avis sur la quest ion. Ah, si seulement on avait pu dans les années 1950 discuter de la question démographique soulevée par Ma Yinchu (1) et de celle de la transformation de la vieille ville de Pékin avancée par Liang Sicheng (2) avec autant de ferveur que de la pièce « La destitution de Hairui » (3) ou encore du débat d'il y a deux ans sur la perte de l'esprit humaniste ! Mais ce n'est même pas concevable ! A propos du Sud et de la langue Dans l'histoire chinoise, le Sud a toujours représenté une culture marg inale. La riche variété des condi tions géographiques du Sud a déte rminé la multiplicité des formes d'existence de ses habitants, favori santdans leur rapport au monde le développement d'une capacité d'imagination créative. La culture dominante chinoise a principale ment grandi dans le Nord et la plai necentrale, là où la nature est relat ivement aride et pauvre, et les condi tions de vie très difficiles. Un monde gris sans nuances s'adapte beaucoup mieux aux guerres de grande échelle et à l'unification impériale. Mais il rend souvent per plexe un homme du Sud qui aime ardemment la vie et qui vient d'un monde à la topographie complexe, parsemé de hautes montagnes et de grands fleuves, de forêts et de sources, de rocs et de ravins, au ciel éternellement bleu, aux mets déli cieux et aux populations autoch tonessimples et candides. Au XXe siècle, le symbole li nguistique de la nouvelle unification de la société chinoise fut, dans les années 1950, l'extension du mandar in à travers la formation d'un grand nombre de poètes à la création dans cette langue. La dernière manifestat ion de cette empreinte fut visible dans le couronnement pour « pro fondeur de sentiments » d'écrits possédant « un niveau spirituel » et qui n'était en fait que la reconnais sance d'une communauté de sensi bilité avec les critiques et les poètes de la « langue du Nord » (qui n'est pas le dialecte de Pékin de Lao She). Mais le Sud s'est toujours obstiné dans sa différence et c'est pourquoi il est souvent un casse-tête pour le centre. Partant de Shanghai, remont ant le cours du Yangzi, dépassant le bassin du Sichuan et jusqu'aux confins chinois du Yunnan, le mand arin est vu partout comme le mode d'expression des haut-parleurs et des éditoriaux officiels. Héritant de la tradition de Qu Yuan, au Sud, c'est le dialecte qui est la langue nourricière de la poésie. Le Sud désigne un monde en perPERSPECTIVES CHINOISES N°45 JANVIER / TÉVRIER 1998 CHINE / OPINION pétuel bouillonnement, tandis que le Nord est le «jardin des plaisirs». On peut le voir au niveau de la langue locale. Tous les Chinois peu vent comprendre le mandarin fondé sur la langue du nord, mais seuls les Shanghaïens, les Sichuanais, les Yunnanais... peuvent comprendre leur dialecte local. Le président de la Biennale de Venise a dit une phrase au sujet du monde de langue anglaise qui s'ap plique également au monde sinophone : « Dans chaque pays, le Sud n'est pas du tout un lieu géogra phique, et en général, présente encor e moins de conditions favorables au développement économique. Il symb olise plutôt un lieu de création artistique. Là, chaque individu va manifester sa capacité d'imaginat ion dans une forme artisanale et cachée pour résister à la culture dominante. En ce sens, le Sud repré sente un espace artistique modèle, un espace où l'imagination indivi duelle résiste à l'environnement externe. C'est ainsi que le Sud a donné naissance à de nombreux poètes qui ne savaient s'exprimer clairement que dans la langue de leur région natale et qui ne se sen taient à l'aise que dans la vie quoti dienne. Dans le Nord de la Chine, le mand arin, étant considéré comme le symbole du monde nouveau, a pénét rédepuis longtemps toutes les régions dialectales. Pékin, en tant que centre politique et culturel de la Chine, suscite évidemment le res pect des Chinois et du monde entier. Mais la vie traditionnelle typique de l'humanité confucéenne de la Chine du Nord, telle qu'elle pouvait être exprimée dans l'emploi du dialecte pékinois chez Lao She, a déjà gr aduel ement disparu à Pékin. Un Pékin qui perd ses maisons à cour et ses murailles bâties sous les Ming et les Qing, un Pékin de langue mand arine, est au niveau de la vie quoti dienne un échantillon type du monde nouveau, à la fois le point de convergence et le baromètre de la politique chinoise, l'exposition PERSPECTIVES CHINOISES V45 JANVIER / FEVRIER 1998 turelle universelle et le quai de 1' im monde où la mort est indubitable, port-export, le modèle. Mais la vivent comme toujours jusqu'au situation du Sud n'est pas la même. bout dans l'amour de la terre. Dans le Sud des littératures de Pourtant, le poète avait tort. S'il langue yue (cantonaise), \vu observait bien un monde à l'histoire (Jiangnan) et autres — jadis dénomb vieille de cinq mille ans, face aux réespar Hu Shi — le mandarin est changements gigantesques du un peu l'anglais de la langue chinois monde de ces cent dernières années, e, un simple outil de communicat tout n'était juste qu'un commencem ion entre des cultures différentes. ent. Je partage l'opinion de Gu Le Sud de la Chine, dernier bastion Hongmin : la Chine ancienne est de la vie quotidienne traditionnelle restée cinq mille ans dans un état chinoise, est difficilement unifiable d'enfance. par le mandarin. Pourtant, on peut se faire du souci pour sa capacité de A propos des insectes résistance. Parce qu'il n'y avait et du monde nouveau aucune idéologie pratique capable II y a peu, je suis allé résider un de défendre la société chinoise tradi moment dans la campagne près de tionnelle, après 1966, le développe Kunming. A ma grande surprise j'ai ment de la culture chinoise est deve réalisé que les nuits n'y étaient plus nu,en effet, souvent vide de sens. remplies par le coassement des gre En revanche, le monde nouveau nouil es. A la place s'étendait une passa très vite du statut de slogan terre au silence mortuaire absolu des intellectuels radicaux minorit ment terrifiant. Les grenouilles aires du début du siècle au rang avaient toutes été tuées par les d'idéologie concrète dominante. insecticides. La belle terre du Sud Aujourd'hui, les gens savent ainsi où « reinettes peuplent mares et généralement copier toutes les roseaux » est maintenant partout manières d'entrer dans le monde considérée comme une page blanche nouveau, mais ils ne savent pas où « l'on peut peindre le plus beau comment préserver la tradition qui et le plus neuf des tableaux ». Les est en eux. Aujourd'hui, ce qui villageois n'aspirent plus ardem pénètre l'univers intérieur des mentà l'automne, mais à la signatu enfants comme des vieillards, ce re le lendemain d'un contrat de n'est plus la pensée close, et mori vente de leur terre à une compagnie bonde, de la société confucéenne. de bâtiment. Un Sud qui n'a plus C'est l'appel et la mise en œuvre d'insectes peut-il encore s'appeler le d'une vie moderne aux changements Sud? quotidiens qui est devenue la L'esprit esthétique et la perception conscience commune et sans rivale du droit à l'existence libre des de tout le peuple. insectes vont à rencontre de l'idéo « Le Sud a du beau bois » (4). Ce logie du profit en vogue dans la vers d'un poème ancien qui a su Chine moderne. Ainsi, il y a résumer tout l'aspect et la réserve de quelques jours, j'ai encore vu la la terre chinoise du Sud devient télévision et les journaux appeler les chaque jour davantage un poème du gens à s'enrichir en attrapant les passé. Jadis, lorsque ce poète écrivit papillons de leur région. La loi ce vers qui allait se transmettre à tra morale (rendao) traditionnelle chi vers les âges, il pensait, je crois, noise n'inclut pas les insectes, ni les nommer un monde qui se perpétuer animaux sauvages : « Une fois ait jusqu'à la fin des temps. Le l'écurie brûlée, le Maître demanda : poète finit par mourir, et nous ne "Y a-t-il des blessés ? Les chevaux savons pas trop aujourd'hui qui est ne comptent pas" ». Et c'est ainsi l'auteur de ce bijou. Mais cela suffit que dans la nouvelle édition (1996) que le Sud ait du beau bois, car cela du Dictionnaire de chinois moderne, à mille-pattes est écrit « peut entrer suffit à ce que les gens, dans ce 21 CHINE / OPINION dans la composition de médica ments». A grillon, « nuisible à l'agriculture ». A hanneton, « nui sible à l'agriculture ». A cerf, « la peau peut faire du cuir, les bois du jeune cerf peuvent entrer dans la composition de médicaments ». A criquet, « insecte nuisible ». A cigal e,« la cosse peut entrer dans la composition de médicaments ». A lombric, « leurs excréments peuvent enrichir le sol, animal utile ». C'est aussi pourquoi quand vous allez au zoo tous les animaux sont présentés au public en distinguant ceux que l'homme peut manger et ceux qui peuvent manger l'homme. C'est aussi pourquoi vous pourrez voir dans les jardins botaniques de nomb reuses espèces catégorisées sur la base de leurs propriétés médicinales ou encore de leur qualité de maté riaux de menuiseries. Le critère de tri pour les végétaux, les animaux sauvages et les insectes est leur uti lité ou leur nuisance pour l'homme, s'ils peuvent être mangés ou s'ils peuvent servir à faire des médica ments. De telles valeurs déterminant les usages populaires sont aujour d'huiuniversellement répandues en Chine, et le résultat est qu'à force d'être mangés, les grands insectes et animaux sauvages ont quasiment disparu. Les gens en arrivent même maintenant à manger les fourmis et les vers de terre. Ceux qui étaient nuisibles ont déjà été tous mangés ; manger ceux qui ne font aucun mal, c'est la loi morale. A cet égard, à quoi cela sert-il encore d'être triste ? Si tu n'en manges pas, d'autres vont en manger, et pas seulement un ou deux. C'est dans les mœurs de le faire. Ne pas en manger ne sert donc à rien, « c'est la loi morale », et comme ça on a la conscience tran quille. Ce qui reste ce ne sont que des souvenirs. Et le souvenir, c'est juste une forme d'auto-sentimenta lisme de l'imagination dans une existence de survie entourée par la mort. D'un autre côté, au moment même où l'on tue les insectes nui sibles de l'espèce des hannetons à coup d'insecticide, rien n'arrête les gens de lettres d'écrire des « Ah, l'or jaune des cétoines dorées, les dieux de mes jeunes années ». Ainsi, quand la Nature se remplit de morts, la langue chinoise est, elle, pleine de belles phrases qui chantent la Nature « éternelle ». Le plus effrayant c'est que cette « loi morale » ne s'applique pas seu lement aux insectes mais à l'e nsemble du monde naturel et à toutes les choses anciennes. Que reste-t-il des « Quatre cents poèmes des Dynasties du Sud, mille terrasses dans les vapeurs et la pluie »? A nouveau lors d'un voyage de Kunming à Shanghai, j'ai vu ce que les industries du bâtiment étaient en train d'apporter, sans la moindre retenue, dans ce Sud éclatant de soleil : un monde standardisé de ciment et d'acier sans terrasses. Le i1 ^ »l i % ,-"•-»«■* V' f" : 1 t ilj 'Al Les \ieilles maisons de Kunming ont aujourd'hui presque toutes disparu 22 l'LRSI'LCIlYLSCHI\OISrS\ 45 JANVILR / f LVRILR IW8 CHINE / OPINION Sud est en passe d'être recouvert par les carreaux de céramique. Toutes les villes, tous les quartiers résident iels s'appliquent à faire la même chose. Les gens ne comprennent peut-être toujours pas leurs dialectes réciproques, mais la standardisation des marques extérieures de vie et d'architecture conduit déjà ces dia lectes et les modes de pensée locaux à être considérés comme des obs tacles à la modernisation. Le Sud pourra-t-il encore voir émerger des écrivains comme Li Jieren, Shen Congwen, Faulkner ? En Occident, le moderne est la création et la poursuite de la tradi tion, et c'est ainsi qu'en même temps que le moderne, on peut voir l'ancien monde volontairement pré servé dans sa plus grande étendue. Le moderne témoigne ainsi d'une part de l'énergie créatrice de l'hu manité, et atteste d'autre part de la grandeur des époques passées. Mais en Chine, les gens considèrent la tradition comme l'ennemi et l'obs tacle à la modernité, comme une chose arriérée et réactionnaire qui entrave la vie des gens et dont il faut radicalement se distinguer. La révo lution contre la tradition qui a duré tout ce siècle a atteint son extrême avec la « Révolution culturelle », et aujourd'hui les Chinois se trouvent en rupture à tous les niveaux avec elle. La soi-disant page blanche où l'on peut peindre le plus beau et le plus nouveau des tableaux est déjà bien entrée dans le cœur des gens. La Chine traditionnelle, ce n'est déjà plus que les maisons à cour chancelantes qui s'apprêtent à être détruites, les vieilles murailles, les meubles anciens et les modes de vie des temps passés qui peuvent de moins en moins soutenir la compar aison. Le monde nouveau est quasi synonyme de destruction de la vie chinoise traditionnelle, et ses résul tatsde plus en plus évidents. Vous pouvez voir, par exemple, que dans toutes les villes de Chine, sans exception, on démolit les vieux quartiers, et que les vieux artisans et les vieilles boutiques qui y avaient PERSPECTIVES CHINOISES N 45 JANVIER / TEV RIER IW8 Pour construire un monde nouveau ? prospéré ont tous été anéantis. Dans dix ans, à part l'accent, le Nord et le Sud de la Chine n'auront plus aucu ne différence visible. Sans tradition à laquelle adhérer, sans poursuite de la tradition, qu'est-ce qui pourrait distinguer encore le Nord et le Sud du monde nouveau ? Faire passer la tradition quotidienne pour un monstre revient en fait à perdre toute norme générale. Et inévitable ment, avec pour modèle une unique modernité, les gratte-ciels devien nentaux yeux de tous les symboles du monde nouveau. Mais quand la besogne aura été terminée, les gens se rendront compte un jour que la tradition, l'« ancien», c'est, à une époque moderne où tout est repro ductible, l'unique fondement par lequel ils puissent conserver une spécificité, et que seules les âmes solitaires du passé, errant dans la désolation de l'« époque », leur per mettent d'éviter l'insipidité d'une vie au goût de boîte de conserve. Du moment où la culture radicale qui a fait suite au « Mouvement du 4 mai » atteint son point extrême, ses conséquences peuvent être catastro phiques. L'histoire d'avant 1976 a déjà témoigné de ce point. Quant à la suite, cela reste peut-être encore à prouver, mais les tenants et les aboutissants de la catastrophe sont déjà bien visibles. Aujourd'hui, si la marche de la société chinoise vers le monde nouveau tourne à la radicalisation aveugle, le résultat en sera aussi, si ce n'est plus, catastro phique, car cela conduira non seule ment à la perte des sources spiri tuelles des Chinois, mais aussi au bout du compte à la perte de leur propre terre. Va-t-on maintenant au nom du monde nouveau continuer la destruction radicale de la culture tr adition el e chinoise initiée par la Révolution culturelle ? Je ne peux pas voir sans tristesse que l'on sub stitue toujours le nouveau à l'an cien. Déjà à l'époque de l'échec de Liang Sicheng, ce que l'on disait vouloir poursuivre n'était pas la des truction de la « vieille » culture mais la construction d'un monde nou veau. Le monde nouveau va, bien sûr, être bâti, mais ses bases repose rontsur la destruction totale du monde ancien. Ainsi, on rapportait dans le journal que l'ancienne demeure de Li Hongzhang à Hefei avait été démolie. La cause n'en est pas, bien sûr, un comprador qui vend le pays, ni la Révolution cultu relle, mais encore les besoins du monde nouveau. On peut, cepend ant, se demander si les ténèbres d'il y a vingt ans n'en sont pas aussi une des causes, car si cela avait été l'ancienne demeure de Lu Xun ou de Guo Moruo, aurait-elle eu la même fin ? Des journalistes écrivaient au jour 23 CHINE / OPINION 24 un vieil homme sentimental, j'ai envie de pleurer. La base philosophique du monde nouveau est le darwinisme, mais la fondation philosophique du monde chinois est l'union de l'homme et du ciel (tianren he yï). La relation que l'Occident explorateur du monde physique a avec la terre est de l'ordre du « découvreur », de « l'ad versaire » et du « conquérant ». La valeur suprême y est que l'homme possède tout, réclame tout pour lui. Cela nécessite un Dieu qui puisse approuver et consoler l'arrachement de l'Occident à l'âme de la terre. Mais au XXe siècle, l'absence de Dieu a rendu tout cela problémat ique, c'est pourquoi Heidegger a lancé son appel à « l'établissement du sens poétique ». Or cet « établi ssement du sens poétique » est just ement le mode d'existence de la Chine ancienne. La relation du monde chinois à la terre est l'affi rmation que toutes les choses ont une âme et l'union de l'homme et du ciel. Le monde de l'esprit des Chinois n'est pas déposé auprès d'un Dieu, mais auprès de la terre. L'époque avance mais la terre reste toujours là où elle est. Si l'on conti nue à considérer aveuglément la terre comme une page blanche où l'on peut tracer le plus beau et le plus nouveau des dessins, cela conduira finalement à la brisure de l'union de l'homme et du ciel, à la fin de l'âme de toutes choses. La conquête de la terre a amené les Occidentaux à construire une église de la pénitence, mais une conquête identique ne conduira les Chinois qu'à perdre leur chez-soi et les racines de leur existence. Le Sud sans beau bois ! Figurez-vous une nation qui a rempli la terre de poésie Tang et Song qui se retrouve sans lune à regarder parmi les pins, sans source claire coulant sur les pierres. Même si tout le monde vit dans des suites au Hilton, et que des berlines circulent sur toutes les routes, quel sens aura encore la vie ! Le monde nouveau veut rendre la vie des gens meilleure, mais une bonne vie doit être la libération du potentiel des gens à se créer une bonne vie. Aujourd'hui, le monde nouveau est compris comme le simple développement reproductif du bien-être matériel. C'est ainsi que dans ces régions de l'Asie mar quées par le colonialisme et le mode de vie américains, il est juste une reproduction de ce qui se fait ailleurs. Or, justement, ce soi-disant monde nouveau contient une grande quantité de déchets de la modernisat ion. La créativité des gens y est devenue chose superflue. Mais s'il n'a pas de base culturelle (issue de la tradition, et pas seulement écrite), les gens ne pourront que devenir ses spectres en conserve. La perte aveugle de la raison qui le caractéri se ne rendra pas la vie des gens meilleure, mais au contraire accélé rerala mort de l'homme. La terre désolée décrite par Elliot, voilà ce à quoi le mouvement vers le monde nouveau amène l'Occident. Le jour où les mots « ancien » et « lointain » disparaîtront, et que le monde sera devenu « récent », « neuf » et sans plus d'animation ni de distance, alors les derniers jours du monde seront proches. Je le prédis. □ l.Ma Yinchu, démographe chinois célèbre pour avoir le premier proposé un contrôle de la croissance de la population chinoise dans les années 1950. Ses suggestions furent reje tées au profit de la politique nataliste préco nisée par Mao avant d'être remises à l'hon neur après l'arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. 2. Intellectuel, fils de Liang Qichao, qui défend itsans succès après 1949 un modèle de développement urbain de Pékin préservant les monuments et les portes des murailles de ville datant des Ming et des Qing. 3. Pièce de Wu Han qui, à la suite d'une critique en règle de Yao Wenyuan, servit de cible pour le lancement de la Révolution culturell e. 4. L'expression fait référence au théier. 5. Nian mt jiao poème (ci) très célèbre de Li Qingzhao, poète (femme) de la dynastie Sone. : de l'an qu'en se promenant dans ses grandes rues on se rendait compte que Kunming était devenue une nouvelle ville. Ils étaient ravis. En fait, Kunming ressemble aujour d'huià un nouveau Tangshan après le tremblement de terre. En raison de son éloignement du centre cultu reldu pays, Kunming avait pu sau vegarder beaucoup de « vieux » des innombrables révolutions cultur elles. Mais rien ne peut réfréner la soif de « neuf » des habitants. Tout le « vieux » visible qui avait survécu à la Révolution culturelle a mainte nantété nettoyé. Pourtant Kunming est, dit-on, une « cité culturelle his torique » réglementée au niveau national. C'est vraiment l'humour post-moderne du « n'importe com ment, ça marche ». Ainsi, alors qu'on abattait une rue datant des époques Ming et Qing, on voyait bien quelques résidents mécontents, mais la cause de leur mécontente ment, c'était de ne pouvoir emmén ager tout de suite dans des maisons neuves. Une fois que leur furent alloués des appartements avec un salon et quelques chambres, ils exultèrent et déménagèrent sur le champ. Il n'y avait absolument per sonne pour regretter ces portes et ces fenêtres ornées de toutes sortes d'animaux, d'oiseaux et d'insectes, auxquels les artisans avaient consa crétant de temps. Ou pour regretter les cours, les pavillons, les jardins chinois fantastiques évoqués dans les écrits de Zhu Duo, le « Nian nu jiao » (5) et les multiples sonnets de la poésie classique. Ainsi, un jour que je traversais cette rue vers midi, je l'ai vu remplie de poutres ornées et sculptées qui étaient utilisées par les ouvriers de la construction comme du bois d'œuvre. Je me suis subitement souvenu du vieux poème de Sun Ranweng chantant les innombrables pêcheurs sur le fleuve (banjiang yu huo). Comme les choses ont changé ! Aujourd'hui il ne reste rien de ces pêcheurs, et la « moitié de fleuve flamboyant de bateaux » est maintenant une mare d'eau sale et polluée. Je suis comme PERSPECTIVES CHINOISES V45 JANVIER / FEVRIER 1998