Regards croisés sur « elles@centrepompidou »
Nathalie Ernoult, Catherine Gonnard
Dans Diogène 2009/1 (n° 225),
225) pages 189 à 193
Éditions Presses Universitaires de France
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ISSN 0419-1633
ISBN 9782130572152
DOI 10.3917/dio.225.0189
REGARDS CROISÉS SUR
«!ELLES@CENTREPOMPIDOU1!»
par
NATHALIE ERNOULT & CATHERINE GONNARD
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Il est aujourd’hui difficile d’ignorer la montée en puissance des
artistes femmes sur la scène internationale. Majoritaires dans les
écoles d’art, celles-ci s’affirment peu à peu dans un marché jusquelà essentiellement masculin. Les institutions muséales commencent très timidement à reconnaître leur travail (monographies,
expositions sur l’art féministe, etc.)!; des travaux universitaires
leur sont peu à peu consacrés et récemment un ouvrage synthétique, écrit à deux mains par C. Gonnard et É. Lebovici, a fait sortir
de l’ombre un grand nombre d’entre elles2.
Les femmes artistes sont pourtant encore largement sousreprésentées dans les collections des grands musées (moins de 20%
dans les collections du MNAM, 30% des acquisitions ces cinq dernières années) et les revendications des Guerrilla Girls – ce groupe
d’artistes anonymes qui placardent des affiches sur les murs de
New York, dénonçant la faible présence des artistes femmes dans
les musées!: «!3% d’artistes femmes au MET contre 83% de nus féminins!» – demeurent d’une étonnante actualité. Bien qu’en légère
amélioration, le sort des femmes artistes, surtout lorsqu’elles sont
au début de leur carrière, est encore parsemé d’embuches. Citons
quelques exemples récents qui nous ont été rapportés. Alors qu’elle
démarchait une galerie pour présenter son travail, le directeur
annonce aussitôt et sans aucune malice à cette jeune artiste!:
«!votre travail est intéressant mais nous avons déjà deux femmes
dans notre galerie, nous ne pouvons en prendre une autre!»!; autre
exemple, lors du vernissage de l’exposition elles@centrepompidou,
un journaliste de Canal+ s’approche d’une des artistes exposées
pour l’interviewer!et lui pose cette question édifiante!: «!Avez-vous
des enfants!?!» (Oserait-il demander la même chose à un homme!?).
Malgré la qualité de leur travail, malgré leur professionnalisme,
les jeunes artistes femmes sont sans cesse renvoyées à leur condi-
1. Exposition au Centre Pompidou, Paris, du 27 mai 2009 à juin 2010.
2. Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici (2007) Femmes artistes, Artistes femmes!: Paris, de 1880 à nos jours. Paris!: Hazan.
Diogène n° 225, janvier-mars 2009.
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«!Une brèche dans le plafond de verre!»
NATHALIE ERNOULT, CATHERINE GONNARD
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tion de femme. Il est donc paradoxal, dans un tel contexte,
d’organiser une Exposition-collection qui leur soit entièrement
dédiée.
À l’origine du projet, Camille Morineau, la commissaire générale de elles@centrepompidou avait proposé, dans la lignée des
grandes expositions américaines (Wack!! et Global Feminism) ou
européennes (Kiss Kiss Bing Bang en Espagne) de monter une exposition sur «!l’art féministe!». Pour différentes raisons – peut-être
le terme de féminisme fait-il encore peur en France – cette initiative a été refusée par le comité de programmation. Tenace, elle a
cherché à transformer l’essai en proposant de consacrer le nouvel
accrochage des collections contemporaines aux femmes artistes.
Sans doute a-t-on pensé en haut lieu qu’une telle manifestation
était moins risquée qu’un projet féministe, puisque, malgré quelques résistances internes, il a été accepté. Sa réalisation, ainsi que
celle du catalogue, a pris un an et demi. Rappelons qu’un accrochage des collections n’est pas une exposition comme les autres. Le
choix des œuvres, forcément limité, engage entièrement
l’institution en révélant ses points forts mais aussi ses manques,
ses faiblesses. Mais c’est également l’occasion pour le musée de
compléter sa collection par de nouvelles acquisitions et d’y introduire de nouvelles artistes. À ce titre, un accrochage se révèle plus
intéressant pour la visibilité des artistes femmes qu’une exposition!: il dure plus longtemps et les œuvres acquises, inaliénables,
pourront être présentées ultérieurement dans d’autres circonstances. Rendre visible le travail des femmes, rendre compte de la multiplicité de leurs approches artistiques est en effet le principal objectif des commissaires (Camille Morineau, Emma Lavigne, Quentin Bajac, Cécile Debray, Valérie Guillaume). Lorsqu’on sait qu’un
accrochage classique des collections contemporaines au Musée national d’art moderne n’accueille que 13% d’artistes femmes, il n’est
pas inutile d’inverser la tendance. Au risque, comme le suggère
dans Le Monde Emmanuelle Lequeux, «!de les placer dans un ghetto!»!? Ou au contraire, comme l’affirme Camille Morineau dans ce
même article, de «!mieux dissoudre le critère Femme artiste3!»?
Loin de les enfermer dans un ghetto, l’exposition répond positivement au paradoxe énoncé par Joan Scott, selon lequel les femmes
doivent «!se battre contre l’exclusion et pour l’universalisme en
faisant appel à la différence des femmes – celle-là même qui avait,
en premier lieu, conduit à leur exclusion!». Face aux difficultés que
rencontrent encore les jeunes et les moins jeunes artistes femmes à
être reconnues par les acteurs du monde de l’art, il est probablement nécessaire, avant tout, de faire découvrir au public leur travail, de le donner à voir pour que chacun puisse juger de sa qualité.
3. Le Monde, 29 mai 2009.
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À cet égard, la démarche qui consiste à leur consacrer entièrement
un espace me semble, pour le moment et en France, plus efficace
que celle des quotas revendiqués par certaines activistes américaines. On sait très bien que lorsque le travail des femmes est mis en
concurrence avec celui des hommes, il se voit la plupart du temps,
consciemment ou non, ignoré ou au mieux dévalorisé. C’est le fameux plafond de verre.
Toujours est-il que, lorsqu’on visite l’exposition-collection, on
oublie très vite, en se promenant dans les salles, que les artistes
sont des femmes pour ne retenir que la qualité esthétique et la
force des œuvres, la beauté et l’élégance de certains ensembles... Si
certaines œuvres font appel à des expériences féminines et/ou féministes, aux images du corps féminin (Marta Rosler, Semiotic of
the Kitchen!; Jana Sterbak, Vanitas!: robe de chair pour albinos
anorexique!; Valérie Belin, série des mannequins!; Ghada Amer,
Big Pink diagonal, etc.), c’est toujours pour mieux mettre en cause
les stéréotypes, interroger les conventions, s’attaquer aux regards
masculins sur les prétendues vertus féminines. Traduisant une
révolte, ces œuvres, rigoureuses et dénuées de toute complaisance,
sont même parfois violentes, brutales et dures à regarder. En outre, un grand nombre d’œuvres et d’installations plus abstraites ou
conceptuelles (Aurélie Nemours, Marthe Wéry, Véra Molnar) se
situent en dehors du genre et, à défaut de lire le cartel qui les accompagne, il s’avèrerait difficile de deviner le sexe de leurs auteurs.
En fait, la production artistique des femmes est diverse, multiple, éclectique, à l’image de l’art contemporain des trente dernières
années. Mais encore faut-il qu’on la voie, qu’on nous la montre,
pour s’en rendre compte.
C’est le pari réussi de cette exposition, riche, complexe, variée et
belle à regarder. Elle est complétée par un catalogue et un site
internet (elles.centrepompidou.fr) qui permet, grâce à une collaboration avec l’INA, d’approfondir la question et de faire le point sur
les luttes des femmes. Mais si l’intention du Musée national d’art
moderne est de favoriser l’intégration des artistes femmes dans
l’histoire de l’art, ce projet ne peut avoir lieu qu’une seule fois. Sa
répétition serait le signe de son échec.
Nathalie ERNOULT.
(MNAM – Centre Pompidou, Paris.)
«!Les passantes du 5e!»
Au cinquième étage du Centre Georges Pompidou sont présentées les «!pionnières!» de l’accrochage elles@centrepompidou. Sous
ce terme générique de «!Pionnières!» sont montrées des œuvres de
Suzanne Valadon, Marie Laurencin, Maria Blanchard, Natalia
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Gontcharova, Sonia Delaunay, Alice Halicka, Joan Mitchell, Maria
Elena Vieira da Silva, Dorothea Tanning, Hannah Höch, Frida
Kahlo, Remedios Varo, Germaine Richier… des photographies de
Florence Henri, Gisèle Freund, Dora Maar, Germaine Krull, Laure
Albin-Guillot, Claude Cahun, Lisette Model, Diane Arbus… et des
productions de designers architectes!: Eileen Gray, Janette Laverrière, Alison Smithson…, distribuées dans sept salles thématiques!: «!Réflexives!», «!Objectives!», «!Amazones!», «!Surréelles!»,
«!Urbaines!», «!Industrielles!», «!Abstraites!». Les salles sont ellesmêmes dispersées au milieu du parcours historique des œuvres des
grands «!hommes!» (pourrait-on dire rapidement et ironiquement)
de la modernité!: Duchamp, Picasso, Klee… Rapidement, puisque
quelques femmes parsèment aussi ce parcours, de sorte que si l’on
veut voir toutes ces «!elles!» des collections du musée, il faut partir
à leur quête de salle en salle. Le parti pris est évident!: montrer les
œuvres des artistes femmes certes, mais ne pas toucher à
l’accrochage historique, puisque les visiteurs viennent du monde
entier pour voir les Matisse, les Braque, les Malevitch…
On se heurte là, en effet, aux limites de l’exercice et du dispositif, car que penser de ces quelques salles à côté du parcours officiel
qui semblent proposer une sorte «!d’art au féminin!» détaché de
tout contexte, qui aurait une vie propre en dehors de la grande
histoire formelle. Le terme même de pionnières est impropre!: il
gomme toutes celles qui les ont précédées et qui retournent ainsi à
une totale invisibilité!; il oublie les quelque mille autres artistes,
femmes également, qui aux mêmes périodes exposaient dans les
salons et les galeries, ne serait-ce qu’à Paris. Pionnières, elles ne
l’étaient certainement pas, isolées pas davantage, éloignées des
questions formelles non plus, et l’on se surprend à chercher les
œuvres d’Alexandra Exter, Marianne Werefkin, Marlow Moss,
Gabriele Münter, Barbara Hepworth, Anni Albers, Katarzyna Kobro… Longue pourrait être la liste. Mais les listes sont tenues à
jour depuis plus d’un siècle par ceux et celles qui se sont intéressés
à dire l’existence des artistes femmes et à montrer leurs œuvres,
mais sitôt faites, sitôt oubliées puisque le problème n’est pas là.
Aussi brusquement a-t-on envie de dire «!stop!», supprimons ces
quelques salles, étranges verrues, où sont parquées les œuvres des
artistes femmes et gardons intact le grand parcours rêvé des
conservateurs, des historiens et des critiques d’art de la fin du XXe
siècle. Gardons-le précieusement comme un objet muséal, une
création fantasmée de ce XXe siècle, gardons-le pour ce qu’il est!:
«!un parcours du XXe siècle!» pensé au XXe siècle. Acceptons qu’il
soit masculin, qu’il nous parle de vocations, de théories construites
dans les cafés, de révoltes d’anciens combattants, d’alcools forts, de
quartiers cosmopolites, de femmes modèles aux mœurs légères,
qu’il raconte la pauvreté des débuts, l’incompréhension des mar-
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chands, des institutions. Passons avec lui d’un «!isme!» à l’autre,
d’une école à une autre, d’une rupture à un retour à l’ordre, et posons comme unique dialogue de cette histoire celui de l’Europe avec
New York. Acceptons qu’il nous berce de ces mythologies qui ont
traversé le siècle puisque, justement, c’est cela qu’à satiété les artistes contemporaines présentées au quatrième étage déconstruisent. Mais surtout gardons-le intact car où,!plus que là, pourrionsnous comprendre les ressorts d’une collection publique d’art, de sa
construction savante, et surtout de ce qu’elle nous dit d’une période
historique!? Les œuvres montrées ont été achetées en fonction les
unes des autres, en cohérence avec cette histoire. Dans ces dialogues des grands hommes, Marie Laurencin n’était qu’une égérie, à
l’instar d’Hannah Hoch, Dora Maar…, d’autres des mères ou des
épouses telles que Valadon, Sonia Delaunay, Sophie Taeuber Arp,
Halicka... Dans cette histoire où elles remplissent les parenthèses
des historiens d’art, elles sont les accompagnatrices oubliées des
légendes photographiques et des cartels de musée, elles n’ont pas
de place. Pour leur en donner une, il faudrait n’avoir pas acheté un
ou deux petits tableaux mais essayer, comme pour les hommes
présentés, de les évaluer dans une continuité d’œuvres. Il faudrait
les penser indispensables à la compréhension de l’art du siècle, et
non comme des curiosités ou des spécificités d’un moment. Il faudrait surtout imaginer que d’autres histoires de l’art sont possibles
en ce XXIe siècle et que le public peut aussi les découvrir et les comprendre.
Catherine GONNARD.
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(Paris.)