Obéissance à la loi ?
François Sureau
Dans Pouvoirs 2015/4 (N° 155),
155) pages 73 à 80
Éditions Le Seuil
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ISSN 0152-0768
ISBN 9782021232684
DOI 10.3917/pouv.155.0073
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ur plusieurs drapeaux de la Révolution, conservés au musée
Carnavalet à Paris, on peut lire ces mots : « obéissance à la loi ».
D’autres mentionnent : « liberté, égalité, fraternité, ou la mort ». Ainsi
donc la vie, la vraie, la seule, devait naître de cette soumission à la loi, instrument du projet républicain. Des bruits mécaniques et pré-totalitaires
sortaient bien sûr de cette fabrique de l’homme nouveau. Reste que la
France a vécu pendant deux siècles de ces principes, auxquels la tournure
d’esprit de la fin du xixe a donné, malgré les embardées de la persécution
anticatholique, un air plus aimable. Se combinaient alors l’idée et le réel :
l’idée, c’était que la vie ne valait pas d’être vécue sans que les droits du
citoyen libre fussent garantis, et de manière égale, par l’effet de la loi.
Le réel, c’était la France, relue par Michelet, Lavisse et Malet-Isaac,
cet espace romancé, presque magique, où devait s’incarner, malgré les
erreurs, à travers les vicissitudes, la conscience universelle d’un homme
à la fois enraciné par nature et cosmopolite par destinée : les républicains
sont des hommes, les esclaves sont des enfants, comme on peut l’entendre
dans le « Chant du départ ».
L’obéissance était donc un devoir sacré. Les lycées eux-mêmes copiaient
les casernes et, sur les photographies, Lautréamont, Rimbaud, Vallès
jeunes ressemblent à des élèves officiers. Les ordres militaires s’exécutaient « sans hésitation ni murmure ». Les juges, du tribunal de police
à la Cour de cassation, n’étaient que la « bouche de la loi », renfermés
dans le prononcé des sentences et l’application du tarif. Chaque mois, le
La Martinière quittait Saint Martin-de-Ré pour le bagne de Cayenne, et,
tous les trente ans, la guerre venait réconcilier les hommes et les femmes,
et mettre à l’épreuve l’esprit de sacrifice. C’était un monde dur, assez
vite borné par la mort, où l’on ne plaisantait pas.
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Mais ce monde a cédé sous son propre poids, entraînant avec lui le rêve
de la loi et l’idée d’obéissance absolue qui l’accompagnait. La grande
époque libérale de l’idéal républicain s’est achevée dans la guerre civile
européenne de 1914-1918, opposant des pays qui, pour l’essentiel,
partageaient la même ambition émancipatrice, ouvrant la voie à ce grand
procès en imposture dont l’art de l’entre-deux-guerres a recueilli les
traces. La vogue des totalitarismes a conduit le xxe siècle sur le chemin
de la déréliction politique et morale. Au centre du procès d’Eichmann,
on trouve la question de l’obéissance. L’administration, les juges de la
France occupée, n’ont pas mis trois semaines, l’extraordinaire journal
de Maurice Garçon en témoigne 1, pour abandonner les principes les
mieux assis, poursuivant sans ciller leurs carrières – jusqu’assez loin dans
l’après-guerre. Le droit positif compromis par le statut des juifs, la nation
discréditée par son abaissement, l’Europe et les droits de l’homme – traité
de Rome, Convention européenne des droits de l’homme –, sont venus
combler un grand vide politique et moral.
Dans ce contexte nouveau, la question de l’obéissance à la loi se pose
de manière différente, pour plusieurs raisons. En premier lieu, comme le
relève Pierre Manent dans La Raison des nations 2, le « projet occidental »
sur lequel se fonde la philosophie des droits et la philosophie de l’Europe
apparaît, après bien des vicissitudes historiques, réalisé : la relative égalité
des conditions sociales et l’égalité devant la loi. L’échafaudage juridique
subsiste, mais le bâtiment est apparemment construit. On en prend l’impression – souvent fausse – qu’on pourrait le démonter par endroits (pour
assurer plus de sécurité, plus de répression, ou moins d’immigration) sans
trop de dommages. En deuxième lieu, la mobilisation collective, même
implicite, à laquelle ce projet avait donné lieu, apparaissant désormais
vaine, elle se trouve remplacée par les vagues successives des revendications particulières visant à établir, au bénéfice de chaque groupe intéressé, des droits de créance sur la société immobile dans laquelle nous
vivons (lois mémorielles, particularismes sexuels, etc.). En troisième lieu,
le surgissement du droit naturel, conséquence de la faillite morale du
droit positif, ébranle l’institution judiciaire dans les fondements de son
activité intellectuelle (Convention européenne des droits de l’homme,
question prioritaire de constitutionnalité). En quatrième lieu enfin, le
1. Maurice Garçon, Journal (1939-1945), Paris, Les Belles Lettres, 2015.
2. Paris, Gallimard, 2006.
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Origines
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cadre national, qui était jusqu’alors le cadre naturel de la garantie des
droits et de la réalisation du projet émancipateur, cède devant le progrès
du droit européen, animé à la fois par des valeurs communes et par une
énergie technocratique inentamée, d’autant plus facilement que le patriotisme, jugé coupable, inutile ou daté, s’affadit dans les consciences.
À chaque instant donc, l’obéissance à la loi peut être mise en cause,
y compris par ceux qui ont la charge de la faire respecter. D’absolue,
elle est devenue contingente. Je ne sais pas s’il faut s’en plaindre ou
s’en féliciter. On peut y voir les signes avant-coureurs de la dislocation du
système des libertés ou, au contraire, l’indice d’une plus grande fidélité
au réel dans la poursuite du respect des droits. Je voudrais en donner
quelques exemples tirés de l’histoire juridique récente.
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Dans la conception ancienne, où la loi ne peut mal faire et où force doit
lui rester, la désobéissance était à peu près impossible. Désobéir, ce n’était
pas seulement faire preuve d’esprit d’insoumission, c’était, plus profondément, compromettre cet avenir radieux que l’obéissance préparait. La
désobéissance ne pouvait se concevoir que sur un mode révolutionnaire
ou pathologique. Les tempéraments étaient peu nombreux. Ils tenaient
soit à la substitution d’un ordre à l’autre en période de circonstances
exceptionnelles (la « désobéissance gaulliste » face au régime de Vichy),
soit, dans l’ordinaire des jours, à ces concessions sociales (droit de grève
dans la fonction publique) ou morales (l’ordre manifestement illégal)
justifiées par exception.
Conséquence de l’évolution rappelée plus haut, le refus d’exécution
de l’ordre illégal s’est vu plus largement consacré par la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme 3. Dans le même temps,
la Cour investissait le champ de l’obéissance pour réduire la portée
d’exceptions autrefois généralement admises : 2 octobre 2014, Mattely
c. France, sur le droit syndical et la liberté d’association des militaires.
On se reportera aussi là-dessus à l’article de la professeure Lochak sur
les lanceurs d’alerte, sujet désormais largement débattu 4.
Mais il ne s’agit là, en définitive, que de progrès dans l’application d’une
norme ancienne. Plus préoccupant est le surgissement d’une hypothèse
3. cedh, 12 février 2008, Guja c. Moldavie ; et 8 janvier 2013, Bucur et Toma c. Roumanie.
4. Danièle Lochak, « L’alerte éthique, entre dénonciation et désobéissance », AJDA, 2014,
p. 2236 et suiv.
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de désobéissance rendue possible par l’affadissement du caractère « transcendant » de la loi, justifiant qu’on s’abstienne de l’exécuter lorsqu’elle
vous déplaît et qu’on milite pour une abrogation que l’accoutumance
à l’instabilité législative rend en effet possible. Sous ce rapport, les
destructeurs de maïs transgénique, tout comme les maires refusant de
marier les personnes de même sexe, sont moins, pour de larges fractions de l’opinion, des coupables que des précurseurs, qui attendent
simplement dans l’illégalité que l’illégalité disparaisse par l’effet d’un
changement de la loi. Que le Conseil constitutionnel ait, à juste titre,
refusé d’admettre la clause de conscience de l’officier d’état civil ne
change rien 5. L’hypothèse de l’abrogation fait partie du débat politique,
et ce fait en lui-même est significatif. Il est assez logique qu’il en aille
ainsi, puisque la loi désormais vise moins à fixer des normes intangibles
qu’à procéder à des ajustements. Sous ce rapport, l’usage administratif
de la loi, sa substitution au règlement, le fait qu’il soit devenu un simple
prolongement du discours politique, son caractère émotionnel, et pour
finir la prolifération qui en résulte, ne contribuent pas peu à entraîner
une désaffection qui en retour rend toute désobéissance moins coupable.
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On en voudra pour preuve l’apparition d’un phénomène assez nouveau :
la désobéissance à la norme des institutions chargées de la faire appliquer.
Jusque-là exceptionnels, ces comportements deviennent plus fréquents,
au point qu’on peut essayer d’en faire la typologie.
J’en exclus tout d’abord ce qui ne relève pas de la désobéissance, mais
du dialogue des juges dans un univers incertain, où la validité de la loi
française peut, dans des ordres de juridiction différents, être contestée
par rapport aux normes européennes, constitutionnelles ou conventionnelles. Même en cas de persévérance dans des solutions différentes 6, il
ne s’agit pas là de désobéissance mais du jeu d’appréciations complexes
5. Décision 2013-353 QPC du 18 octobre 2013.
6. cedh, 2 février 2012, I. M. c. France : la cedh sanctionne l’absence de recours suspensif
dans la procédure « prioritaire » qui autorise le renvoi de demandeurs d’asile dans leurs pays
avant la fin de l’examen de leurs craintes d’y être persécutés et la juge incompatible avec
les obligations issues de la Convention européenne des droits de l’homme ; 26 juin 2014,
Mennesson & Labassée c. France : la France est condamnée pour son refus de transcrire sur l’état
civil français l’acte de naissance d’un enfant né par mère porteuse à l’étranger ; et 14 octobre
2010, Brusco c. France : la cedh estime que le droit français ne répond pas aux exigences du
procès équitable et que les personnes gardées à vue doivent pouvoir bénéficier d’un avocat
dès le début de la procédure et durant tous les interrogatoires.
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dans un univers globalement plus favorable aux libertés individuelles.
J’en exclus aussi des manifestations que tout le monde connaît, mais qui
n’ont jamais pour autant que je sache donné lieu à des sanctions significatives ou à des arrêts de principe, et d’abord la violation fréquente par
les juges d’instruction, au bénéfice de la presse qui les encense, du secret
de l’instruction, c’est-à-dire, en pratique, de la présomption d’innocence.
On peut en premier lieu relever les cas de refus d’exécution directs
de la part de l’État, refus qui n’est guère sanctionné, qu’il s’agisse de
la carence à exécuter les jugements (le cas est très fréquent en matière
de demande d’asile 7) ou, plus significativement, de la rébellion pure et
simple. On connaît l’exemple de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré, où deux décisions rendues à cinq ans d’intervalle
ont été nécessaires pour obtenir l’application de la norme 8. La réticence
de l’administration – sur laquelle les ministres paraissent, trop adonnés
qu’ils sont aux congrès et aux réseaux sociaux, insusceptibles d’exercer
une autorité suffisante – à se plier à une norme qui lui déplaît ou remet
en cause ses pratiques a été de nombreuses fois commentée.
Deviennent également courants les refus d’exécution indirects, lorsque
l’administration reprend à l’identique une mesure annulée par le juge 9.
Sont assimilables à ce cas les occurrences où l’administration réintroduit
par voie de circulaire des dispositions dont l’illégalité a été constatée
par le juge, par exemple en ce qui concerne le compte nominatif des
détenus 10 ou le mode de calcul de l’aide juridictionnelle 11.
La matière du droit d’asile offre quantité d’exemples navrants et
rarement sanctionnés de refus d’exécution résultant de la pratique, essentiellement préfectorale : refus, ou délais injustifiés, de délivrance de la
liasse ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) pour
les réexamens, contraires à la jurisprudence 12 ; refus d’examen personnalisé de la situation du demandeur pour l’application de la clause de
souveraineté, en ce qui concerne les renvois dans un autre État de
l’Union européenne selon les règlements dits Dublin II et Dublin III 13.
7. Cf. par exemple, dans le domaine du versement de l’allocation temporaire d’attente, ta
Montreuil, 26 novembre 2014 ou, dans le domaine de l’attribution de logement, cedh, 9 avril
2015, Tchokontio Happi c. France.
8. cedh, 7 juin 2001, Kress c. France ; et 12 avril 2006, Martini c. France.
9. On lira en ce sens, sur la question des fouilles, ce, 6 juin 2013, Section française de l’observatoire international des prisons.
10. ce, 18 octobre 2006, Section française de l’observatoire international des prisons.
11. ce, sect., 18 décembre 2002, Duvignères.
12. ta Cergy-Pontoise, 4 juin 2008 ; AJDA 2009, p. 60.
13. ce, 29 août 2013, n° 371572 ; et 29 janvier 2015, n° 387329.
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Les rapports de la Cimade 14 et du Gisti 15 présentent un désolant catalogue de ces comportements abusifs.
La même matière fournit également un exemple topique, et trop
rarement commenté, du refus d’exécution par simple carence. En 2010,
le Conseil constitutionnel a censuré la composition des tribunaux
maritimes en ce qu’ils comprenaient des fonctionnaires soumis à
l’autorité hiérarchique 16. Cette jurisprudence a été confirmée par
deux décisions relatives à la composition du tribunal pour enfants 17 et
à celle de la commission d’asile sociale 18. Première juridiction française
par le nombre de dossiers traités, la Cour nationale du droit d’asile, qui
statue sur la base de principes fondamentaux, soit constitutionnels, soit
conventionnels, dans un domaine hautement symbolique, rendant des
décisions qui engagent la vie des personnes à un degré de gravité que
personne ne conteste, peut, en l’état des textes, compter parmi ses
juges des fonctionnaires en activité de service. Le Conseil d’État refuse
de transmettre les questions de constitutionnalité y relatives 19, comme
de sanctionner directement l’irrégularité de la composition de cette
juridiction 20.
Ni l’administration ni même les juridictions n’ont en ce domaine le
monopole de la désobéissance à la loi. Signe du caractère désormais
tout relatif de celle-ci et, en conséquence, du respect qui lui est dû, le
Parlement méconnaît aussi fréquemment la portée de la jurisprudence
constitutionnelle (à propos de la taxation des boissons énergisantes 21).
La théorie de ces relations compliquées entre le Parlement et son juge
constitutionnel a été présentée par Marc Guillaume 22. On peut penser
que la suppression – hors lois de financement de l’année – de la saisine
directe mettrait un terme à l’ambiguïté des rapports du législateur et du
Conseil constitutionnel. D’une manière plus générale, on relèvera que
le contempt of court (« mépris du tribunal ») est d’ailleurs une figure
obligée de la rhétorique politique française, des propos du général de
14. Voyage au centre de l’asile : enquête sur la procédure de détermination d’asile, 2010.
15. Droit d’asile en France : conditions d’accueil. État des lieux, 2013.
16. Décision 2010-10 QPC du 2 juillet 2010, avec un commentaire aux cahiers, n° 30.
17. Décision 2011-147 QPC du 8 juillet 2011.
18. Décision 2012-250 QPC du 8 juin 2012.
19. ce, 21 octobre 2013, n° 370480 ; et 5 juillet 2013, n° 347271.
20. ce, 5 mars 2014, n° 370480.
21. Cf., en ce sens, décision 2012-659 DC du 12 décembre 2012, puis décision 2014-417 QPC
du 19 septembre 2014.
22. « L’autorité des décisions du Conseil constitutionnel : vers de nouveaux équilibres ? »,
Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 30, janvier 2011.
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Gaulle après la décision d’assemblée Canal de 1962 à telles éructations
récentes d’hommes d’État de moindre calibre.
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On touche là au domaine, non plus de la jurisprudence, mais de l’impalpable. Voici plusieurs années déjà que les valeurs les mieux établies
font l’objet de critiques assez rudes, par lesquelles les grands principes
sont appelés à céder devant les « nécessités de l’heure ». Ces critiques sont
aussi vieilles que la démocratie. Tout au long du xixe, puis du xxe, par
exemple, l’idée que les méchants ne sauraient être efficacement poursuivis
qu’en l’absence de l’avocat a constitué un lieu commun de la police et
de la partie la plus répressive de la magistrature. Vers 1930, le président
Bouchardon, qui ne passait pourtant pas pour un tendre, s’élevait déjà
contre ces idées avec vigueur. Puis c’est la multiplication des garanties qui
a fait l’objet des critiques des tenants d’un État plus moderne, plus fort,
plus efficace, pour ne rien dire de la dévalorisation des droits « formels »
par les droits « réels ». La situation redevient préoccupante aujourd’hui,
l’absence de réelle culture juridique de la population et de la classe
politique et administrative française empêchant de voir que la multiplication des exceptions aux principes, non seulement ne permet pas plus
d’efficacité, mais dégrade le climat de liberté du pays dans son ensemble.
On trouve, à l’origine de ces errements, le rêve spécifiquement moderne
de l’éradication d’un mal auquel nulle philosophie, nulle religion, ne
vient plus habituer le regard (prévention absolue de la récidive, éloignement des étrangers nécessairement perturbateurs, déchéance de la
nationalité, lois d’exception). Cet état d’esprit se trouve aggravé par la
prééminence d’un État qui ne trouve ni sa limite ni sa raison d’être dans
la défense de la personne, mais se justifie par la nécessité de maintenir
quoi qu’il en coûte un « ordre public » imprécis, dont l’énoncé en dit
long – comme d’ailleurs l’incessante invocation de la République – sur
le sentiment de fragilité qui habite la nation française. Ainsi par exemple
la fonction de la justice administrative, si on la considère d’un peu loin,
n’est-elle pas de défendre les libertés, mais d’enseigner à l’administration
à ne point trop les méconnaître, ce qui est très différent. L’absence, à cet
égard, de toute limite communément partagée ne favorise d’ailleurs pas
seulement les emballements répressifs traditionnels, pénaux (l’absurde
responsabilité pénale des personnes morales) ou fiscaux (la taxation à
75 % des revenus supérieurs à un million d’euros par an ou la garde à
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vue en matière fiscale alignée sur celle du terrorisme, deux errements
heureusement censurés par le Conseil constitutionnel), mais propulse
aussi la France au premier rang des pays adonnés à cette effarante législation « comportementale », dont les dispositions relatives au « paquet
neutre » – c’est-à-dire à la présentation uniformisée des paquets de cigarettes – offrent un bon exemple et qui risque de transformer les pays qui
y cèdent en autant d’espaces « lugubres et lunatiques », pour reprendre
un mot de Simon Leys.
Si l’on se porte à l’autre bord de la philosophie des droits du xviiie siècle,
le bord américain, on observera qu’aucun constitutionnaliste aux
États-Unis ne contestera jamais que le crime n’était ni moins douloureux
ni moins blâmable au temps des Pères fondateurs qu’aujourd’hui. Cette
pensée lui suffit, en général, pour mettre en balance – avec un résultat
naturellement variable selon la philosophie de chacun – l’effet particulier de la mesure projetée et ses conséquences générales. Les débats
récents autour de la rétention de sûreté 23 ou de la loi sur le renseignement
montrent à l’inverse une résistance insuffisante de la société française
aux divagations liberticides. À celles-ci, le Conseil constitutionnel
est pratiquement le dernier et le seul obstacle. Qu’il faille l’en féliciter
ne suffit pas à nous garantir contre toute inquiétude. Il s’agit bien ici de
la désobéissance ultime, qui nous amène à nous affranchir, peu à peu
et sans vraiment le savoir, des principes qui nous constituent, et sans
lesquels il est à la fin impossible de légiférer ou de juger.
23. Décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008.
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La notion, centrale en démocratie, d’obéissance à la loi s’est transformée au
fil du temps, pour deux raisons : le sens de la norme a changé, et l’obéissance
n’est plus conçue, dans les sociétés développées, en termes aussi radicaux
qu’autrefois. Il en résulte une incertitude profonde sur le licite et l’illicite
dont il est difficile d’imaginer les conséquences à long terme. À cet égard,
l’auteur s’interroge particulièrement sur un phénomène nouveau : la « désobéissance » à la loi des organes de l’État chargés de l’appliquer, et en particulier de ceux qui relèvent de sa fonction exécutive.
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