Papers by Jean-Baptiste Amadieu
Mare et Martin, 2017
L’analyse des qualités littéraires, dans les censures de l’Index, participe à la démonstration ce... more L’analyse des qualités littéraires, dans les censures de l’Index, participe à la démonstration censoriale, en particulier pour déterminer s’il faut interdire ou non l’œuvre poursuivie. Une contradiction semble pourtant traverser le discours censorial. D’un côté, la législation canonique, par la clause dérogatoire qui autorise la lecture des œuvres obscènes mais bien écrites, fait du style une circonstance atténuante. D’un autre côté, la pratique coutumière des censeurs tend à considérer les qualités littéraires comme un moyen de séduction ; l’œuvre apparaît alors d’autant plus dangereuse et sa proscription plus justifiée. Cette apparente contradiction résulte de plusieurs facteurs se télescopant dans l’appréciation censoriale. Plusieurs distinctions s’imposent pour saisir les logiques variées qui sont à l’œuvre : 1) une distinction entre le style considéré comme modèle de composition de la phrase caractérisé par « l’élégance et la propriété du discours », et les autres procédés esthétiques, comme l’art du récit, qui nouent le fond et la forme. À s’en tenir à une lecture littérale de la législation canonique, seul le premier sert de circonstance atténuante ; 2) une distinction entre un public immature, aisément dupe de la manière dont un livre présente des événements, des personnages ou des idées, et un public à la foi et à la morale suffisamment solides pour ne pas se laisser abuser par les artifices rhétoriques mais capable d’apprécier le maniement de la langue pour lui-même ; 3) une distinction implicite selon le type de lecture. La théologie morale envisage plusieurs types de délectations possibles lors d’une lecture : on peut se délecter de ce qui est raconté ou bien de la manière dont on le raconte (soit pour l’habileté de l’intrigue, soit pour le maniement du langage). Dans le cas d’un récit immoral ou hétérodoxe, seule la première lecture est jugé coupable ; les lecteurs capables de prendre le recul suffisant par rapport aux choses racontées pour apprécier des aspects plus formels ne sont pas jugés en danger. Les considérations littéraires varient donc d’une censure à l’autre selon les réponses qu’apportent les consulteurs aux trois questions suivantes : qui lit ? de quelle manière ? quel type de facture littéraire caractérise l’œuvre ? Les trois questions ne sont pas indépendantes, puisqu’un lecteur inexpérimenté se laisse entraîner par les procédés séduisants ou séducteurs. La censure du Paris de Zola illustre la complexité des considérations littéraires, puisqu’elle envisage plusieurs lectures possibles : - selon le type de style : la composition des phrases chez Zola témoigne de beaucoup d’impropriétés et d’inélégances qui lui ôtent toute valeur d’exemplarité linguistique et l’empêchent d’être « classique » ; - selon le type de lecteurs : les ignorants et les demi-savants s’illusionneront du propos de Zola ; - selon le type de lectures : les passages énergiques ou en apparence impartiaux exerceront une persuasion sur ces lecteurs simples. Le style revêt pleinement le statut de catégorie juridique, non pour elle-même mais en corrélation avec une autre catégorie, elle aussi d’origine extra-juridique, celle de l’influence psychologique, ou de l’incitation dans la règlementation française actuelle de l’expression publique.
Le TGI de Bobigny ordonna en 2013 la suppression de quinze passages du Salut par les Juifs édité ... more Le TGI de Bobigny ordonna en 2013 la suppression de quinze passages du Salut par les Juifs édité par Alain Soral, pour injure et incitation à la haine raciale. Une annexe reproduit les extraits poursuivis et leurs qualifications judiciaires. La lecture par le tribunal s'avère approximative, parcellaire, étroitement littérale, sans considération des figures (notamment la concession rhétorique et l'ironie). Une antithèse capitale en particulier est ignorée : l'association de l'ignominie et du divin.
Le 13 janvier 1845, la Congregation de l'Index frappe "Port-Royal" de Sainte-Beuve ... more Le 13 janvier 1845, la Congregation de l'Index frappe "Port-Royal" de Sainte-Beuve d'un decret d'interdiction. La sentence romaine, comme le veut le genre, ne mentionne pas les motifs de proscription ; sans l’ouverture des archives de l’Index et du Saint-Office en 1998, il nous serait toujours impossible de connaitre le contenu de la procedure d’interdiction. On pouvait jusque-la se contenter de suppositions, ne serait-ce que grâce a la date du decret. La mise a l’Index en janvier 1845 suit la premiere publication de Port-Royal, les tomes I et II de l’edition Renduel de 1840 (t. I) et 1842 (t. II). Bien distincts des evolutions ulterieures de Sainte-Beuve, les deux volumes sont marques d’une part par le charme non encore rompu pour son objet d’etude, et d’autre part par sa volonte de menager l’auditoire protestant de son cours a Lausanne. Les precautions oratoires dont il use pour faire agreer Port-Royal a ses auditeurs nourrissent les espoirs de conversion ; A...
Revue Philosophique de Louvain, 2017
Comment composer des œuvres litteraires a la fois chretiennes et de qualite ? Selon Frederic Guge... more Comment composer des œuvres litteraires a la fois chretiennes et de qualite ? Selon Frederic Gugelot, les ecrivains catholiques du xixe et surtout du xxe siecle relevent ce defi en introduisant dans leur roman un personnage de pretre pour en analyser les luttes et les drames. Mais une telle experimentation varie d’une œuvre a l’autre ; Henry Bordeaux (dans La glorieuse Misere des pretres, Paris, Flammarion, 1928, p. 152, cite par F. Gugelot p. 29) voit le cure comme un « grand barrage spiritu...
Le 22 janvier 1852, la Congregation romaine de l’Index interdit aux fideles catholiques la lectur... more Le 22 janvier 1852, la Congregation romaine de l’Index interdit aux fideles catholiques la lecture des œuvres d’Eugene Sue. Apres le nom de l’auteur, le decret du tribunal ecclesiastique mentionne en effet la clausule generale de condamnation « Opera omnia quocumque idiomate exarata ». Publies dix ans plus tot, Les Mysteres de Paris sont inclus dans la condamnation des œuvres completes de Sue, dans quelque langue que ce soit. Sans l’ouverture des archives de l’Index par la Congregation pour la Doctrine de la foi en 1998 , on ignorerait encore le deroulement la procedure ayant abouti a cette proscription canonique, ainsi que les motifs qui justifierent la mise a l’Index. Les collections historiques de la Congregation nous apprennent meme que l’œuvre de Sue fut examinee deux fois : -un premier proces, en 1845, examina exclusivement Les Mysteres de Paris (procedure nominative) et se conclut par l’abandon des poursuites ; -apres des debuts de nouvelle procedure de la part du Maitre du S...
Entre 1917 et 1927, l’œuvre de Leon Bloy a ete examinee plusieurs fois par des rapporteurs et qua... more Entre 1917 et 1927, l’œuvre de Leon Bloy a ete examinee plusieurs fois par des rapporteurs et qualificateurs de la Congregation du Saint-Office, en meme temps que les auteurs du « Renouveau catholique ». L’instruction envoyee par le Saint-Office aux Ordinaires le 3 mai 1927 , si elle condamne la litterature mystique et « mystico-sensuelle » ("sensuali-mystico litterarum genere"), ne mentionne aucun auteur ni meme une ecole. Les archives du Saint-Office ouvertes par Benoit XVI pour la periode du pontificat de Pie XI nous eclairent sur l’elaboration de l’instruction de mai 1927. Elle resulte de vota de plusieurs censeurs du Saint-Office sur les auteurs catholiques, notamment convertis, soupconnes de meler aux elans religieux une sensualite coupable.
Études, 2020
Quelles sont les formes contemporaines de censure ? Carole Talon-Hugon : Les formes nouvelles de ... more Quelles sont les formes contemporaines de censure ? Carole Talon-Hugon : Les formes nouvelles de censure (et plus largement d'empêchement : boycott, sabotage, intimidation…) se spécifient par plusieurs traits. D'abord par le fait que les censeurs ne sont plus l'État, comme dans les procès de Madame Bovary de Flaubert ou des Fleurs du Mal de Baudelaire. Les censeurs sont des associations (féministes, LGTB, antispécistes, décoloniales, etc.), des groupes voire des groupuscules plus ou moins éphémères. Ensuite, par le fait que le lieu de la censure n'est plus le tribunal, mais les médias : réseaux sociaux (Facebook et autres), sites internet, journaux. Enfin par ses modus operandi spécifiques : la pétition, la tribune, la manifestation et le lynchage médiatique.
Études Renaniennes, 2012
Avec quatorze décrets de proscription, l'oeuvre de Renan fut la plus mise à l'Index au XIX e sièc... more Avec quatorze décrets de proscription, l'oeuvre de Renan fut la plus mise à l'Index au XIX e siècle. La Congrégation romaine de l'Index inscrivit dans le catalogue de l'Index librorum prohibitorum successivement Le Livre de Job, Étude d'histoire religieuse, De l'origine du langage, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques et
Revue Droit & Littérature, 2021
Les references a Moliere dans l’œuvre de Baudelaire appellent une distinction entre les mentions ... more Les references a Moliere dans l’œuvre de Baudelaire appellent une distinction entre les mentions du dramaturge dans les textes de critiques litteraires, et l’usage que fait le poete des personnages issus de l’univers molieresque. La reflexion de Baudelaire sur Moliere manifeste un conflit d’interpretations entre le poete et l’ideologie du progres. Celle-ci se meprend en confinant le dramaturge a la gaiete et a l’utilite morale du "ridendo castigat mores", et en l’utilisant a ses propres finalites politiques. L’adulation des contemporains tourne a une sorte de religion moderne ridicule. S’il semble supposer que l’œuvre de Moliere peut partiellement fonder ces lectures de la bonne conscience anticlericale, l’auteur des Fleurs du mal ne la juge pas la plus profonde, quand elle ne temoigne pas d’une mauvaise comprehension. Le meilleur hommage que Baudelaire ait pu lui rendre est sans conteste l’integration des personnages de Moliere a ses creations litteraires. Don Juan, Elvir...
Presentation des mises a l'Index de la litterature francaise du XIXe siecle: les fonds d'... more Presentation des mises a l'Index de la litterature francaise du XIXe siecle: les fonds d'archives et leurs materiaux, les etapes judiciaires de la procedure.
Quatrieme de couverture: Au commencement etait la source… Puis vinrent les difficultes. Chaque so... more Quatrieme de couverture: Au commencement etait la source… Puis vinrent les difficultes. Chaque source pose en effet des problemes specifiques. Le present recueil, issu de deux journees d’etude organisees a l’Institut catholique d’etudes superieures (La Roche-sur-Yon), s’efforce d’en brosser un panorama, a partir de cas relevant de disciplines, de periodes et de corpus suffisamment varies pour presenter au chercheur en sciences humaines une vue generale des questions que suscitent ses propres pratiques en lien avec de telles sources. A la lumiere de ces etudes, des questions recurrentes determinent la recherche documentaire : ce que sont les sources, par quel examen critique les evaluer, comment les organiser, enfin comment elaborer un recit scientifique fidele autant que possible a leurs enseignements. La source est-elle integre, authentique, sincere, representative ? Son temoignage, parfois polemique, est aussi lacunaire parce que separe de la culture dans laquelle il s’integrait e...
En juin 1926, le cardinal-archeveque de Paris Paul Dubois choisit de demander au Saint-Office une... more En juin 1926, le cardinal-archeveque de Paris Paul Dubois choisit de demander au Saint-Office une mise a l’Index de Corydon de Gide plutot que de proceder lui-meme a cette censure, suivant en cela les recommandations de son Conseil de vigilance. Apres une procedure sommaire, le Saint-Office, avec l’approbation de Pie XI, conclut que c’est a l’archeveque de condamner. Dans cet aller-retour procedural entre Paris et Rome, les juges successifs s’accordent a reconnaitre l’obscenite ex professo du plaidoyer de Gide en faveur de la pederastie, bien qu’aucun n’en assume la declaration publique. Le consensus sur le fond reduirait la discussion a la seule question ecclesiologique et canonique de l’exercice (romain ou bien decentralise) de la censure, si l’autorite diocesaine et le gouvernement romain rivalisaient pour s’arroger l’enonciation de la sentence. La volonte, au contraire, de s’en dispenser et de solliciter une declaration de l’autre tribunal temoigne aussi d’un embarras a se prono...
The Roman Index continually banned publications throughout the “Christian Republic” for four cent... more The Roman Index continually banned publications throughout the “Christian Republic” for four centuries, from the 16th to the 20th century. In the light of this system of censorship, its laws and jurisprudential practice in matters of literature, the present article questions current-day regulations regarding public speech. Some questions run through the whole history of censorship in spite of cultural differences: Do lawgivers accept their role as censors? Do they target an author’s intention, statements or the publicreception of such statements? Is censorship limited to legal prohibitions? Is an offensive book necessarily dangerous? Does the literary value of a text defuse or exacerbate the danger? What type of influence can a book have on the public? Can and should less impressionable readers be granted exemptions from censorship?
Revue Philosophique de Louvain, 2017
Comment composer des œuvres litteraires a la fois chretiennes et de qualite ? Selon Frederic Guge... more Comment composer des œuvres litteraires a la fois chretiennes et de qualite ? Selon Frederic Gugelot, les ecrivains catholiques du XIXe et surtout du XXe siecle relevent ce defi en introduisant dans leur roman un personnage de pretre pour en analyser les luttes et les drames. Mais une telle experimentation varie d’une œuvre a l’autre. Le principal merite de ce travail consiste a proposer une typologie des litteratures d’inspiration chretienne. Barbey, Bloy, Bourget, Bordeaux, Bernanos, Mauriac, Cesbron, Michel de Saint-Pierre creent chacun des univers fictionnels et religieux bien differents, sinon antagonistes (songeons aux diatribes de Bloy contre Bourget). La qualification « catholique » accolee a tel ou tel roman a parfois souleve de fortes divisions au sein de la critique confessionnelle, en particulier durant l’entre-deux-guerres. La Messe est dite permet d’y voir plus clair dans le brouillard de ces polemiques internes au monde catholique. Frederic Gugelot distingue en effet ...
""Plusieurs dates: - 5 avril 2013 - octobre 2013 - printemps 20... more ""Plusieurs dates: - 5 avril 2013 - octobre 2013 - printemps 2014 - octobre 2014""
Jugees par Rome dangereuses pour l’esprit et le cœur, les œuvres de Verlaine et de Rimbaud n’ont ... more Jugees par Rome dangereuses pour l’esprit et le cœur, les œuvres de Verlaine et de Rimbaud n’ont pourtant pas ete condamnees. En 1917, le Saint-Office engage en effet une procedure relative aux ecrivains du « Renouveau catholique », mais aussi a leurs modeles. Les eloges prodigues par Bloy et Claudel aux deux poetes risquent de les recommander aupres des fideles. Ils sont donc examines a ce titre : l’œuvre de Rimbaud, dont la Congregation releve les blasphemes et les obscenites, ne justifie pas les interpretations spirituelles pretees aux passages obscurs. Quant a Verlaine, l’erotisme de compositions posterieures a Sagesse laisse perplexe sur sa conversion. Les consulteurs se divisent cependant sur une eventuelle mise a l’Index ; l’idee d’un texte doctrinal a portee generale, finalement retenue, aboutit a l’instruction de mai 1927 sur la litterature « mystico-sensuelle», mais sans indice clair permettant d’identifier un mouvement ou des auteurs.
Du concile de Trente a Vatican II, l’Eglise romaine interdit a ses fideles la lecture d’ouvrages ... more Du concile de Trente a Vatican II, l’Eglise romaine interdit a ses fideles la lecture d’ouvrages par leur inscription dans la liste des livres prohibes, l’Index librorum prohibitorum. Au XIXe siecle, tout ou partie des œuvres romanesques de Balzac, George Sand, Victor Hugo, Eugene Sue, Dumas pere et fils, Flaubert, Stendhal et Zola subirent une mise a l’Index. Les decrets ne mentionnaient pourtant pas pour quel motif ni dans quelle circonstance la Congregation de l’Index avait frappe d’interdit Le Lys dans la vallee, Notre-Dame de Paris, Les Miserables, Madame Bovary ou Le Rouge et le Noir. Il serait encore impossible de reconstituer les proces et de connaitre la teneur des debats, si le Saint-Siege, au nom de la « repentance » voulue par Jean-Paul II, n’avait pas ouvert les archives historiques de la Congregation a la recherche savante. Apres un bref rappel historique sur la legislation canonique en matiere de livres depuis l’invention de l’imprimerie, Jean-Baptiste Amadieu expose ...
Criminaliser un texte bénin, décriminaliser une oeuvre mauvaise Deux romans de Dumas au crible de... more Criminaliser un texte bénin, décriminaliser une oeuvre mauvaise Deux romans de Dumas au crible de l'art rhétorique censorial Type de publication: Article de collectif Collectif: Pouvoir, rhétorique et justice Auteur: Amadieu (Jean-Baptiste) Résumé: Un double rapport censorial de l'Index, rédigé par le même consulteur en 1863, conclut de manière paradoxale que La Régence et Louis XV de Dumas père est impie et immoral mais non dangereux, alors que La Guerre des femmes du même auteur est considéré comme périlleux pour le lecteur, en dépit de son absence d'immoralité. La différence de jugement ne tient pas aux canons doctrinaux ou moraux, qui restent stables, mais relève de l'analyse rhétorique et littéraire des deux ouvrages par le censeur.
L’article etudie les proces des œuvres litteraires relevant du « Renouveau catholique » par le Sa... more L’article etudie les proces des œuvres litteraires relevant du « Renouveau catholique » par le Saint-Office et le Conseil de vigilance de Paris, pour une periode immediatement posterieure a la crise moderniste. Le magistere definit l’heterodoxie de cette litterature comme un « faux mysticisme » associant aspiration spirituelle et desir charnel. Introduction: Les premieres decennies du XXe siecle voient emerger un renouvellement de la litterature catholique, parfois qualifiee de « Renouveau catholique ». Au sein d’une chronologie ecclesiologique, il suit le modernisme. Il s’apparente en effet a une adaptation a la modernite, non pas a la science moderne, mais a la litterature contemporaine par rapport a ses productions, mais aussi aux nouveaux maitres du siecle precedent, parmi lesquels Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Les ecrivains du Renouveau catholique rejettent une conception de la litterature confessionnelle normee par le recit moral edifiant, juge pudibond, lenifiant, sans int...
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Papers by Jean-Baptiste Amadieu
Né en 1846, ce Périgourdin qui aima toute sa vie faire rimer ce mot avec gourdin entra tardivement en littérature. Venu à Paris pour y chercher fortune, il grossit d'abord les rangs d'une jeunesse famélique en quête d'une voie difficile à tracer. Violent, exalté, vomissant son siècle, il se tourna instinctivement vers les cercles blanquistes et fut, selon son propre mot, « un communard d'avant la Commune ». Mais, en décembre 1867, la rencontre de Barbey d'Aurevilly bouleverse son existence : auprès du Connétable des Lettres, Bloy devient une espèce de secrétaire et fait ses débuts dans le journalisme. Ceux-ci lui permettent de camper un personnage de catholique intransigeant, qui attaque les fondements de la modernité : le culte de la raison bourgeoise, l'esprit de révolte issu du protestantisme, la sécularisation engendrée par la Révolution.
Mais son adhésion aux thèses du traditionalisme n'est encore que la profession de foi toute intellectuelle d'un jeune homme bardé de références, qui, du reste, en fait trop : loin de parvenir à une position respectable et sûre, il est repoussé par les milieux cléricaux qui n'apprécient guère l'exaspération de son style et la vigueur de son imagination. En dépit de cette déception, sa foi s'approfondit dans la solitude, dans la misère et dans une passion échevelée pour une prostituée occasionnelle, Anne-Marie Roulé, qu’il convertit et avec qui il vit une expérience mystique et sensuelle avant que la jeune femme ne sombre dans la folie.
En 1884, il publie son premier ouvrage de critique à l'emporte-pièce, les Propos d'un entrepreneur de démolitions, et son premier essai historique, Le Révélateur du Globe, que Barbey a accepté de préfacer. Mais les terribles expériences qu'il vient de vivre lui fournissent surtout, en 1887, la matière de son premier roman, Le Désespéré, qui marque le point de départ de sa légende. Avec Caïn Marchenoir, il donne, en effet, consistance à un personnage haut en couleur, qu'il présente volontiers comme son double transparent.
Cet alter ego est d'abord un redoutable pamphlétaire dont les outrances déchaîneront bientôt contre son géniteur la célèbre « conspiration du silence ». Sous des pseudonymes transparents, il éreinte avec une violence inouïe toutes les « catins de lettres » suscitées « pour la supplantation du génie ». Alphonse Daudet, Jean Richepin, Catulle Mendès, bien d'autres encore font les frais de ses pointes assassines. Bloy, en dépit de son désir de n'être pas « le pamphlétaire à perpétuité », conservera tout au long de sa carrière cette manière brutale et joyeuse d'occuper les marges de la littérature contemporaine.
A côté du pamphlétaire, Le Désespéré révèle un autre aspect de Léon Bloy, qui va nourrir sa légende : son inspiration prophétique qui le porte à situer sans cesse ses propos dans l'Absolu. On connaît l'anecdote relatée dans Le Mendiant ingrat, le 11 décembre 1894 : « Il n'y a rien à faire avec vous, m'a dit une dame, vous marchez dans l'Absolu. – Dans quoi voulez-vous que je marche ? ai-je répondu ». Tout Bloy est dans ce mot. Sous cette bannière, son œuvre entière, – du Symbolisme de l'Apparition au Salut par les Juifs, – constitue un retour à une forme de « pensée prélogique », selon le mot de Lévy-Bruhl, qui manifeste une faille dans l'empire de la raison. D'inspiration biblique, elle fait appel à la grande tradition exégétique des Pères de l'Église, qu'elle a le mérite de ressusciter à une époque de réelle indigence théologique, même si elle lui adjoint des spéculations hétérodoxes, héritées de la religiosité romantique ou marquées par la curiosité fin-de-siècle pour les déviations spirituelles.
Bloy s'inscrit donc dans ce courant qui, tout au long du siècle, postule la dimension transcendante de l'histoire humaine et y décèle la trace d'une révélation divine. Tout événement lui apparaît comme une figure, véritable miroir par lequel Dieu se manifeste dans la réalité. Les faits historiques constituent à ses yeux le lexique d'un Texte divin à l’image de la Bible. Marchenoir prétend être « le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation ». Persuadé que derrière la combinaison hasardeuse des circonstances, Dieu fait entendre sa Parole, il célèbre les noces de l'histoire et de la poésie, sous l'égide de l'imagination.
Mais cette image de l'écrivain, entretenue par la légende de Marchenoir et ses avatars successifs (le Mendiant ingrat, le Pèlerin de l'Absolu…) est trop affectée pour ne pas tenir de la pose. Avec délectation, Bloy joue un personnage dans la République des Lettres du XIXe siècle finissant. Son intransigeance religieuse, sa férocité littéraire, son jusqu'auboutisme l'inféodent moins à un système religieux ou politique qu'ils ne révèlent un sens aigu de la provocation et du sarcasme. On aurait tort d'oublier qu'il commença sa carrière littéraire au Chat noir, où l'appela son cousin Émile Goudeau, le fondateur de Hydropathe, et qu'il fut l'ami d'un certain Alphonse Allais. Il y a du mystificateur en Bloy.
Prenant pour cible privilégiée l'immense bêtise moderne, son rire qui a pour vocation de malmener le bourgeois et de l'inquiéter, en le tirant de sa torpeur de brute, fait de Bloy le proche parent de Flaubert, de Lautréamont, dont il fut le découvreur en France, et de Villiers de l'Isle-Adam. « J'ai beau frapper. Aucun tombeau ne s'entr'ouvre. Dans les cimetières de l'intelligence, il n'y a plus que des concessions à perpétuité ». Cette dédicace de ses Histoires désobligeantes s'accorde parfaitement à l'esprit général de son œuvre où « le Démon de la Sottise, […] ce Captateur de la multitude » est constamment exorcisé.
Roboratif, mordant, cruel, un tel rire ne permet pas d'établir une complicité trop compromettante entre l'auteur qui plaisante et ses destinataires, Son agressivité déconcertante enfreint les règles de la courtoisie littéraire, en confondant sans ménagement le lecteur naïf avec l'objet même dont l'écrivain entend se moquer. Figure emblématique de ce benêt, Monsieur Prudhomme n'est jamais assuré d'échapper aux pièges redoutables d'une œuvre qui défie le bon sens et embarrasse la raison.
Le désarroi qui met en défaut toutes les idéologies est bien celui dans lequel Bloy veut plonger ses contemporains que la bêtise rend aveugles et sourds. Dans son rôle mi-sérieux mi-fumiste de persécuteur implacable, il forge des œuvres où le sens commun s'enferme dans des cercles vicieux que la grossière logique des philistins, en pure perte, s'exténue à élucider. Réversible et ambivalent, son rire taciturne vient combler le vide laissé par une transcendance dont les manifestations semblent dangereusement altérées. Dans sa neutralité essentielle, il rapproche les contraires, à égale distance de la plénitude de la Joie et des abysses du parfait désespoir. Plus encore que la Parole, il est, pour Bloy, « la monnaie de l'Indicible désigné par ce Silence d'or, éternellement désirable, auquel sont si vainement conviés tous les bourgeois ».
Le 3 novembre 1917 mourait Léon Bloy. Un siècle après la disparition de l’écrivain, ce colloque international, qui aura lieu au Collège de France et à l’École Normale Supérieure les 8, 9 et 10 novembre 2017 dans le cadre des célébrations nationales, se propose de faire le bilan d’un siècle de réception de son œuvre et d’explorer les nouveaux chemins de la critique bloyenne.
1840 à 1863. Jusqu’à 1998, date de l’ouverture des Archives des Congrégations romaines du Saint-Office et de l’Index, les motifs de condamnation des auteurs étaient ignorés. Les décrets du Saint-Siège ne mentionnaient que le nom de l’auteur suivi de l’œuvre proscrite, avant d’être repris dans l’Index librorum prohibitorum, la liste des livres proscrits aux fidèles catholiques, sous peine de graves sanctions, en raison des dangers qu’ils pouvaient provoquer sur la foi ou les mœurs. Depuis l’ouverture des
archives, on peut éclairer les motifs de proscription, grâce aux rapports que dressaient les censeurs sur les titres examinés. Ces rapports de censure fournissent l’essentiel de l’analyse censoriale. Ils servaient de base de travail aux commissions chargées de délibérer sur le titre examiné. L’un des censeurs de Sand, Augustin Theiner, oratorien et théologien de renom, la rangea parmi les « impudici scrittori » de la France, et la désigna comme « impudica ed empia autrice ».
Parmi les motifs de proscription de certaines œuvres de Sand, nous trouvons celui de l’obscénité, décliné sous des terminologies variées, et s’appliquant à des situations diverses. Nous examinerons les deux premiers décrets de condamnation de Sand, en 1840 et 1841, en essayant de voir quelle interprétation les censeurs romains donnent à la notion de morale dans le domaine de la sexualité.
26-27 mai 2016, Université Paris-Sorbonne.
«Le XIXe siècle de Philippe Muray»
Guillaume Cuchet
« L’histoire au noir de Philippe Muray»
Alexandre de Vitry
«La littérature contre elle-même : les deux écritures du XIXe siècle selon Philippe Muray.»
Jean-Baptiste Amadieu
«Muray, une autre histoire religieuse de la littérature.»
Sylvain Milbach
«Si on ouvrait les placards biographiques : les acteurs du XIXe siècle selon Muray.»
Vendredi 5 juin 2015 / 14h - 17h
Université Paris-Est Créteil - Campus centre / Salle i2 - 220
Mais Auctorem fidei dépasse la simple question du jansénisme. Si le contexte de son élaboration conduit les commentateurs à interpréter la bulle à la lumière des démêlés jansénistes, d’autres lectures s’ajoutent à ce débat, notamment en raison de la postérité qu’a connue ce texte. Même si le document cible des propositions circonstanciées, les interprètes romains ou ultramontains ont conféré à cette bulle pontificale une autorité durable et une portée plus générale que les circonstances ponctuelles de sa rédaction. Les consulteurs de la Congrégation de l’Index se servent de la bulle pour censurer les religiosités romantiques héritées de Lamennais, en particulier pour mettre à l’Index le Voyage en Orient de Lamartine. En 1850, le futur cardinal Villecourt, polémiste intransigeant, traduit et diffuse le texte de l’autre côté des Alpes. Philippe Boutry montre ainsi que la bulle quitte alors le domaine strict de la querelle janséniste pour apparaître comme « le "chaînon manquant" entre les textes pontificaux du XVIIIe siècle et l’encyclique Mirari vos » de Grégoire XVI portant condamnation des thèses de Lamennais, en particulier de l’indifférentisme (équivalent conceptuel du « relativisme religieux »).
Sommaire:
Introduction au dossier coordonné par Jean-Baptiste Amadieu et Thomas Hochmann
Jean-Baptiste AMADIEU, « Échappe-t-on à la censure grâce aux figures rhétoriques ? »
Anna ARZOUMANOV, « Le style, un bouclier juridique ? L’argument du style et la liberté de création »
Éric BORDAS, « De Balzac à Houellebecq (en passant par quelques autres), le ‘complexe du style’ comme autocensure »
Maria-Pia DONATO, « L’Index a-t-il un style ? Remarques sur la censure romaine comme pratique performative, XVIIe-XIXe siècle »
Thomas HOCHMANN, « L’art d’écrire mis au service de la persécution »
Tamara KAMATOVIC, « Metternich’s Censors at Work: Philosophy and Practices of Censorship in the Early Nineteenth Century »
Laurence MACE, « Y a-t-il une pensée du style dans les censures des Lumières ? »
Elisabeth-Marie RICHTER, « ‘... quelle così dette grazie di stile’: the implications of style on the verdicts of Roman book censorship on English literature in the nineteenth century »
Anne URBAIN, « La lyre et les ciseaux : censure morale et ‘évaluation littéraire’ en France au vingtième siècle »
Introduction au dossier coordonné par Jean-Baptiste Amadieu et Paola Cattani
Pascal ENGEL, « Julien Benda et la responsabilité de l’écrivain »
Peter SCHNYDER, « "Il faut travailler avec acharnement..." Aspects de la morale de l’effort du Gide d’avant La NRF »
Jean-Michel WITTMANN, « De La NRF de Rivière aux Faux-monnayeurs de Gide : l’affirmation d’une politique de la littérature »
Hélène BATY-DELALANDE, « Comment "se désintéresser" ? Sur Roger Martin du Gard »
Philippe CHENAUX, « "Politique d’abord"? L’après-guerre des écrivains catholiques »
Paola CATTANI, « La poésie pure de Paul Valéry : significations et équivoques »
François TREMOLIERES, « L’enjeu mystique d’une querelle littéraire »
Aude BONORD, « "Seriez-vous dadaïste, monsieur ?" Regards croisés sur la querelle de la poésie pure et la poétique de Joseph Delteil »
intellectuels sur le bien-fondé de la morale, sur la part d’autonomie de l’art, sur la psychologie du public, sur la légitimité des tribunaux à prononcer des sentences sur les oeuvres de l’esprit, sur la neutralité de l’autorité politique à l’égard des convictions éthiques – autant de questions toujours discutées.
TABLE DES MATIERES
Avertissement
Introduction par Jean-Baptiste Amadieu : « L’immoralité littéraire et des juges : problèmes et perspectives »
I. LES PROCÈS POUR IMMORALITÉ
Michèle Rosellini, « Théophile devant ses juges ou l’œuvre en procès »
Laurence Macé, « Immoralité et hétérodoxie : les Lumières devant la censure romaine »
Jean-Baptiste Amadieu, « Les mises à l’Index de Notre-Dame de Paris et des Misérables par le Saint-Siège »
Philippe Roger, « Le chant du cygne des censeurs français ? Les "scandales" de 1966 »
Anne Urbain, « Un éditeur immoral ? Jean-Jacques Pauvert face à la censure et à l’opinion publique »
« L’immoralité littéraire à l’épreuve des tribunaux », Compte-rendu par Thomas Hochmann de la table ronde avec Valérie Barthez, Bernard Edelman, Thomas Hochmann, Nicolas Jones-Gorlin, Emmanuel Pierrat, Gisèle Sapiro.
II. LA MORALITÉ DES IMMORALITÉS
André Guyaux, « "Il y a plusieurs morales." Retour sur le procès des Fleurs du mal »
Pierre Glaudes, « Barbey d’Aurevilly et les paradoxes de l’exemple négatif. À propos du Bonheur dans le crime »
Frank Lestringant, « "Jeter des torches dans nos abîmes" : la moralité de l’immoralisme, selon Mauriac, juge de Gide »
Thomas Pavel, « La littérature réfléchit sur l’immoralité : un exemple portugais »
III. L’IMMORALITÉ, UN CONCEPT INCERTAIN
Philippe Desan, « De la censure à l’éducation de la jeunesse : les transformations morales de Montaigne à travers les siècles »
Emmanuelle Tabet, « "Anéantissez ces chimères" : création littéraire et auto-censure chez Chateaubriand »
Daniel Desormeaux, « Alexandre Dumas, auteur immoral »
Elisabeth Ladenson, « La censure à l’usage des censeurs »
Index des noms cités
Dans son précédent livre ("La Littérature française du XIXe siècle mise à l’Index. Les Procédures", Cerf, 2017), Jean-Baptiste Amadieu s’intéressait au fonctionnement procédural du tribunal romain et à sa réception par le public au dix-neuvième siècle. Le présent ouvrage se centre sur les débats de fond : il édite et traduit cette documentation inédite que sont les rapports des censeurs romains. Ils examinent les fictions d’écrivains à la manière de critiques littéraires, mais d’une espèce bien singulière – l’Index s’inquiétant surtout de l’influence de certains écrits sur l’intelligence, la sensibilité et le comportement d’un public vulnérable, en particulier de la "jeunesse inexperte".
Après un bref rappel historique sur la législation canonique en matière de livres depuis l’invention de l’imprimerie, Jean-Baptiste Amadieu expose le déroulement des procès intentés aux œuvres de fiction pour le XIXe siècle français à la lumière des archives de l’Index : la dénonciation de l’œuvre, son examen détaillé par un rapporteur, la congrégation préparatoire des consulteurs, la congrégation générale des cardinaux, la promulgation du décret par le pape. Quel fut cependant le degré exact d’observance des interdits romains en un siècle où la discipline ecclésiastique hésitait entre un « gallicanisme » ecclésiologique en plein reflux et la docilité croissante à l’égard des décisions de Curie ?
La source est-elle intègre, authentique, sincère, représentative ? Son témoignage, parfois polémique, est aussi lacunaire parce que séparé de la culture dans laquelle il s’intégrait et que cherche à reconstituer le chercheur, à la manière d’un puzzle dont il ne subsisterait que quelques pièces. La critique des sources navigue entre une lecture littérale et une lecture hypercritique. Cette dernière risque de disqualifier par principe tout récit historien fondé sur des sources jugées ni sûres, ni vérifiables, ni exploitables, comme les récits légendaires de la fondation de Rome. L’esprit critique, pourtant nécessaire à la déontologie scientifique, peut paralyser le discours savant quand il est systématisé. Mais comment apprécier un degré approprié de critique et un degré excessif ? La question des sources en vient donc à en ouvrir une autre, une interrogation de nature épistémologique et philosophique : comment fonder le savoir ?
Organisé par Jean-Baptiste Amadieu et Cristina Marinho
République des Savoirs – Labex TransferS
7-9 juin 2017, Paris Ve (École Normale Supérieure, Collège de France, Sorbonne)
7 juin, 9h30
(École Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm – salle des actes)
Sous la présidence de Laurence Macé
Introduction au colloque par Jean-Baptiste Amadieu et Cristina Marinho
Thomas Hochmann (Université de Reims), « Droit et style »
Cristina Marinho (Universidade do Porto), « La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Critique littéraire, censure anthropologique »
Armando Nascimento Rosa (École Supérieure de Théâtre et de Cinéma de Lisbonne), « "Fado de la Censure" : exemple rare de poésie d’intervention politique pour être chantée, dans l’œuvre de Fernando Pessoa »
7 juin, 14h
(École Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm – salle des actes)
Sous la présidence de Cristina Marinho
Ângela de Almeida (Université d’Açores), « Censure et style au Portugal (1926-1974) : censeurs et écrivains »
Fátima Cristina Vilar (Universidade do Porto), « La Censure de O Encoberto de Natália Correia avant et après la révolution d’avril »
Elizângela Gonçalves Pinheiro (Universidade do Porto), « Éthique et esthétique des autos luso-brésiliens »
Isabelle de Vendeuvre (ENS Ulm – République des Savoirs), « Censure et style dans l’œuvre de João Guimarães Rosa »
8 juin, 9h30
(Collège de France, 11 place Marcelin Berthelot – salle 5)
Sous la présidence de Jean-Yves Mollier
Robert Darnton (Harvard) : « Les censeurs au travail : un survol d’histoire comparée »
Jean-Charles Darmon (Université de Versailles-Saint-Quentin – CRRLPM), « Usages de l’équivoque et jeux avec la censure : ressources de l’ironie au temps du libertinage érudit »
Laurence Macé (Université de Rouen), « Y-a-t-il un style des Lumières aux yeux de la censure ? »
8 juin, 14h
(Sorbonne, 1 rue Victor-Cousin – amphithéâtre Milne-Edwards)
Sous la présidence d’Isabelle de Vendeuvre
Guia Boni (Università degli Studi di Napoli "l’Orientale"), « Dinis Machado : Le policier au temps de la dictature »
Maria da Graça Gomes de Pina (Università degli Studi di Napoli "l’Orientale"), « Il était une fois une fable qui ne fut pas censurée »
Tamara Kamatovic (University of Chicago), « Metternich’s Censors at Work: Practicing Censorship and Defining Popular Style in the Early Nineteenth Century »
Anne Urbain (Londres), « La lyre et les ciseaux : censure morale et "évaluation" littéraire au XXe siècle (France) »
9 juin, 9h30
(Sorbonne, 1 rue Victor-Cousin – amphithéâtre Milne-Edwards)
Sous la présidence d’Éric Bordas
Carole Talon-Hugon (Université de Nice), « Malebranche et "la contagion des imaginations fortes" »
Maria Pia Donato (IHMC, ENS), « La doctrine a-t-elle un style? Remarques sur la censure romaine »
Elisabeth Richter (Université de Muenster), « "... quelle così dette grazie di stile": the implications of style on the verdicts of Roman book censorship on English literature in the 19th century »
9 juin, 14h
(Sorbonne, 1 rue Victor-Cousin – amphithéâtre Milne-Edwards)
Sous la présidence de Carole Talon-Hugon
Éric Bordas (École Normale Supérieure de Lyon), « De Balzac à Houellebecq (en passant par quelques autres), le "complexe du style" comme autocensure »
Elisabeth Ladenson (Columbia University), « Flaubert et Nabokov »
Anna Arzoumanov (Université Paris-Sorbonne), « Le style comme "bouclier juridique" ? L’argument du style dans quelques procès de fictions contemporains »
Jean-Baptiste Amadieu (CNRS – République des Savoirs), « La figure de style comme contournement de l’autocensure »
Pour des raisons de sécurité, les auditeurs qui souhaitent écouter les interventions en Sorbonne des 8 et 9 juin doivent s’inscrire auprès de Mme Cécile Alrivie : cecile.alrivie[at]ens.fr.
Placée entre la Constitution civile du clergé et le Concordat, Auctorem fidei avait toute la palette pour colorer le crépuscule de la querelle janséniste, pour lui donner son aspect « fin de siècle ». Même si l’on défend la conception couramment reçue d’un jansénisme du XVIIIe siècle, né de la contestation de l’Unigenitus et symboliquement clos par cette bulle de 1794, on peut s’interroger sur le pôle habituellement placé en 1713. Auctorem fidei n’est-elle que la réplique, au sens sismique du terme, du « choc » de l’Unigenitus ?
Auctorem fidei dépasse aussi la simple question du jansénisme, notamment en raison de la postérité qu’a connue ce texte. Les interprètes romains ou ultramontains ont conféré à cette condamnation une autorité durable et une portée plus générale que les circonstances ponctuelles de sa rédaction. En 1850, le futur cardinal Villecourt, polémiste intransigeant, traduit et diffuse le texte de l’autre côté des Alpes. Philippe Boutry montre ainsi que la Bulle quitte alors le domaine strict de la querelle janséniste pour apparaître comme « le "chaînon manquant" entre les textes pontificaux du XVIIIe siècle et l’encyclique Mirari vos » de Grégoire XVI portant condamnation des thèses de Lamennais, en particulier de l’indifférentisme.
Aussi ce document souvent ignoré représente-t-il « un tournant fondamental dans l’élaboration de la théologie intransigeante du premier XIXe siècle ». Auctorem fidei remet en cause une périodisation trop clivée entre l’obsession du jansénisme (XVIIe et XVIIIe siècles) et la traque du relativisme et du modernisme (XIXe et XXe siècles) ; la Bulle peut apparaître comme un document de transition.
Né en 1846, ce Périgourdin qui aima toute sa vie faire rimer ce mot avec gourdin entra tardivement en littérature. Venu à Paris pour y chercher fortune, il grossit d'abord les rangs d'une jeunesse famélique en quête d'une voie difficile à tracer. Violent, exalté, vomissant son siècle, il se tourna instinctivement vers les cercles blanquistes et fut, selon son propre mot, « un communard d'avant la Commune ». Mais, en décembre 1867, la rencontre de Barbey d'Aurevilly bouleverse son existence : auprès du Connétable des Lettres, Bloy devient une espèce de secrétaire et fait ses débuts dans le journalisme. Ceux-ci lui permettent de camper un personnage de catholique intransigeant, qui attaque les fondements de la modernité : le culte de la raison bourgeoise, l'esprit de révolte issu du protestantisme, la sécularisation engendrée par la Révolution.
Mais son adhésion aux thèses du traditionalisme n'est encore que la profession de foi toute intellectuelle d'un jeune homme bardé de références, qui, du reste, en fait trop : loin de parvenir à une position respectable et sûre, il est repoussé par les milieux cléricaux qui n'apprécient guère l'exaspération de son style et la vigueur de son imagination. En dépit de cette déception, sa foi s'approfondit dans la solitude, dans la misère et dans une passion échevelée pour une prostituée occasionnelle, Anne-Marie Roulé, qu’il convertit et avec qui il vit une expérience mystique et sensuelle avant que la jeune femme ne sombre dans la folie.
En 1884, il publie son premier ouvrage de critique à l'emporte-pièce, les Propos d'un entrepreneur de démolitions, et son premier essai historique, Le Révélateur du Globe, que Barbey a accepté de préfacer. Mais les terribles expériences qu'il vient de vivre lui fournissent surtout, en 1887, la matière de son premier roman, Le Désespéré, qui marque le point de départ de sa légende. Avec Caïn Marchenoir, il donne, en effet, consistance à un personnage haut en couleur, qu'il présente volontiers comme son double transparent.
Cet alter ego est d'abord un redoutable pamphlétaire dont les outrances déchaîneront bientôt contre son géniteur la célèbre « conspiration du silence ». Sous des pseudonymes transparents, il éreinte avec une violence inouïe toutes les « catins de lettres » suscitées « pour la supplantation du génie ». Alphonse Daudet, Jean Richepin, Catulle Mendès, bien d'autres encore font les frais de ses pointes assassines. Bloy, en dépit de son désir de n'être pas « le pamphlétaire à perpétuité », conservera tout au long de sa carrière cette manière brutale et joyeuse d'occuper les marges de la littérature contemporaine.
A côté du pamphlétaire, Le Désespéré révèle un autre aspect de Léon Bloy, qui va nourrir sa légende : son inspiration prophétique qui le porte à situer sans cesse ses propos dans l'Absolu. On connaît l'anecdote relatée dans Le Mendiant ingrat, le 11 décembre 1894 : « Il n'y a rien à faire avec vous, m'a dit une dame, vous marchez dans l'Absolu. – Dans quoi voulez-vous que je marche ? ai-je répondu ». Tout Bloy est dans ce mot. Sous cette bannière, son œuvre entière, – du Symbolisme de l'Apparition au Salut par les Juifs, – constitue un retour à une forme de « pensée prélogique », selon le mot de Lévy-Bruhl, qui manifeste une faille dans l'empire de la raison. D'inspiration biblique, elle fait appel à la grande tradition exégétique des Pères de l'Église, qu'elle a le mérite de ressusciter à une époque de réelle indigence théologique, même si elle lui adjoint des spéculations hétérodoxes, héritées de la religiosité romantique ou marquées par la curiosité fin-de-siècle pour les déviations spirituelles.
Bloy s'inscrit donc dans ce courant qui, tout au long du siècle, postule la dimension transcendante de l'histoire humaine et y décèle la trace d'une révélation divine. Tout événement lui apparaît comme une figure, véritable miroir par lequel Dieu se manifeste dans la réalité. Les faits historiques constituent à ses yeux le lexique d'un Texte divin à l’image de la Bible. Marchenoir prétend être « le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation ». Persuadé que derrière la combinaison hasardeuse des circonstances, Dieu fait entendre sa Parole, il célèbre les noces de l'histoire et de la poésie, sous l'égide de l'imagination.
Mais cette image de l'écrivain, entretenue par la légende de Marchenoir et ses avatars successifs (le Mendiant ingrat, le Pèlerin de l'Absolu…) est trop affectée pour ne pas tenir de la pose. Avec délectation, Bloy joue un personnage dans la République des Lettres du XIXe siècle finissant. Son intransigeance religieuse, sa férocité littéraire, son jusqu'auboutisme l'inféodent moins à un système religieux ou politique qu'ils ne révèlent un sens aigu de la provocation et du sarcasme. On aurait tort d'oublier qu'il commença sa carrière littéraire au Chat noir, où l'appela son cousin Émile Goudeau, le fondateur de Hydropathe, et qu'il fut l'ami d'un certain Alphonse Allais. Il y a du mystificateur en Bloy.
Prenant pour cible privilégiée l'immense bêtise moderne, son rire qui a pour vocation de malmener le bourgeois et de l'inquiéter, en le tirant de sa torpeur de brute, fait de Bloy le proche parent de Flaubert, de Lautréamont, dont il fut le découvreur en France, et de Villiers de l'Isle-Adam. « J'ai beau frapper. Aucun tombeau ne s'entr'ouvre. Dans les cimetières de l'intelligence, il n'y a plus que des concessions à perpétuité ». Cette dédicace de ses Histoires désobligeantes s'accorde parfaitement à l'esprit général de son œuvre où « le Démon de la Sottise, […] ce Captateur de la multitude » est constamment exorcisé.
Roboratif, mordant, cruel, un tel rire ne permet pas d'établir une complicité trop compromettante entre l'auteur qui plaisante et ses destinataires, Son agressivité déconcertante enfreint les règles de la courtoisie littéraire, en confondant sans ménagement le lecteur naïf avec l'objet même dont l'écrivain entend se moquer. Figure emblématique de ce benêt, Monsieur Prudhomme n'est jamais assuré d'échapper aux pièges redoutables d'une œuvre qui défie le bon sens et embarrasse la raison.
Le désarroi qui met en défaut toutes les idéologies est bien celui dans lequel Bloy veut plonger ses contemporains que la bêtise rend aveugles et sourds. Dans son rôle mi-sérieux mi-fumiste de persécuteur implacable, il forge des œuvres où le sens commun s'enferme dans des cercles vicieux que la grossière logique des philistins, en pure perte, s'exténue à élucider. Réversible et ambivalent, son rire taciturne vient combler le vide laissé par une transcendance dont les manifestations semblent dangereusement altérées. Dans sa neutralité essentielle, il rapproche les contraires, à égale distance de la plénitude de la Joie et des abysses du parfait désespoir. Plus encore que la Parole, il est, pour Bloy, « la monnaie de l'Indicible désigné par ce Silence d'or, éternellement désirable, auquel sont si vainement conviés tous les bourgeois ».
Le 3 novembre 1917 mourait Léon Bloy. Un siècle après la disparition de l’écrivain, ce colloque international, qui aura lieu au Collège de France et à l’École Normale Supérieure les 8, 9 et 10 novembre 2017 dans le cadre des célébrations nationales, se propose de faire le bilan d’un siècle de réception de son œuvre et d’explorer les nouveaux chemins de la critique bloyenne.
De grands essais jalonnent les évolutions intellectuelles récentes. Ils ouvrent de nouveaux horizons, stimulent la réflexion ou provoquent le débat. Il importe de les connaître et de les comprendre, mais aussi d’en discuter ou d’en interroger la méthode et la portée. Comment les aborder sans contresens ? Saisir leur contribution aux disciplines dont on est peu familier ? Avoir une compréhension approfondie des perspectives critiques qu’ils ouvrent ?
L’unité de recherche La République des savoirs (USR 3608, CNRS, ENS, Collège de France), par sa singularité interdisciplinaire et ses équipes issues de domaines variés en lettres, en sciences et en philosophie, propose des rencontres pour exposer ces livres essentiels, les présenter sans les trahir, les éclairer avec érudition tout en s’adressant à un large public lettré, les scruter sans céder à l’échange entre initiés et en montrer les apports dans plusieurs disciplines.
- Jean-Baptiste Amadieu, La littérature française au xixe siècle mise à l’Index. Les procédures
- Jean-Baptiste Amadieu, Le censeur critique littéraire. Les jugements de l’Index, du romantisme au naturalisme.