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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE LA VERTU ET DU VICE.

AUTRE TRADUCTION fran�aise : Victor B�TOLAUD, Oeuvres compl�tes de Plutarque - Oeuvres morales, t. I ,
Paris, Hachette, 1870.

 

texte grec

 

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SUR LE VICE ET LA VERTU.

L'objet de Plutarque, dans ce trait�, est de porter les hommes � la vertu et de les �loigner du vice par le tableau vif el frappant qu'il leur pr�sente des avantages de l'une et des inconv�nients de l'autre. Il leur montre la premi�re comme la source d'o� d�couient les plaisirs et les joies v�ritables, et le vice, comme la cause des peines et des tourments qu'ils �prouvent. Il n'est point de genre de vie que la vertu ne rende agr�able, et le vice r�pand une amertume cuisante sur tous les biens que l'homme corrompu recherche avec le plus d'ardeur. C'est donc de la disposition d'un c�ur vertueux que na�t la vraie satisfactien; c'est par elle que l'homme vit heureux et content, dans quelque situation qu'il se trouve.

[100b] On croit commun�ment que c'est des habits dont on on est v�tu qu'on tire sa chaleur. Mais ces habits �tant eux-m�mes froids, comment pourraient-ils �chauffer le corps? Ne voyons-nous pas au contraire que pendant les grandes chaleurs, ou dans l'ardeur de la fi�vre, [100c] on change souvent de linge et d'habits pour se rafra�chir? L'homme porte donc sa chaleur en lui-m�me ; et les v�tements, en serrant le corps, retiennent ce feu naturel et l'emp�chent de s'�vaporer et de se r�pandre. Une erreur � peu pr�s semblable en morale fait croire � la plupart des hommes qu'en s'entourant de maisons magnifiques, d'esclaves nombreux, de monceaux d'or et d'argent, ils jouiront du bonheur. Mais est-ce du dehors que peut venir � l'homme la douceur et le charme de la vie? N'est-ce pas plut�t de la sagesse de ses m�urs que d�coulent, comme d'une source heureuse, ses plaisirs et ses joies v�ritables?

[100d] A nos maisons le feu pr�te un nouvel �clat.

C'est aussi la joie du c�ur qui rend plus agr�able la possession des richesses : c'est d'elle que la puissance et la gloire tirent leur �clat le plus solide. La douceur et la facilit� du caract�re font supporter avec �galit� l'indigence, la vieillesse et l'exil. Les parfums communiquent


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aux plus vils haillons une odeur agr�able. Au contraire, la robe d'Anchise couvrait des plaies secr�tes d'o� sortait une humeur corrompue,

Dont l'odeur infectait ses riches v�tements (01).

De m�me il n'est point de genre de vie que la vertu ne rende agr�able et commode ; mais avec le vice, la gloire, [100e] les richesses et les honneurs nous d�plaisent et nous tourmentent.

Tel qu'on vante au dehors comme un mortel heureux,
Trouve en rentrant chez lui le sort le plus f�cheux.

Sa femme y est la ma�tresse et y commande en despote. Sans cesse elle crie et s'emporte. Encore peut-on facilement se s�parer d'une m�chante femme, pour peu qu'on sache se conduire en homme et ne pas �tre esclave de ses caprices; mais peut-on faire aussi ais�ment divorce avec le vice, et se d�livrer des tourments qu'il cause, en sorte que rendu � soi-m�me on go�te un doux repos ? Non ; fix� dans le c�ur de l'homme corrompu, il ne le quitte ni nuit ni jour :

Un feu lent et secret consume ses beaux jours,
Et d�j� lui pr�pare une affreuse vieillesse.

[100f] Dans les voyages, compagnon f�cheux par son arrogance ; � table, convive ruineux par sa d�licate sensualit� ; importun au lit par les inqui�tudes, les soucis et les jalousies qu'il excite, jamais il ne lui laisse un instant de tranquillit�. Le sommeil d'un homme qui craint la vengeance des dieux donne tout au plus quelque repos � ses


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sens ; mais son �me est en proie aux songes et aux agitations que lui causent des songes effrayants.

Si je m'endors, l'esprit � mes chagrins en proie,
Par des songes affreux je suis bient�t troubl�,

a dit un po�te.

Toutes les passions, telles que la col�re, l'envie, la crainte et l'incontinence, produisent en nous la m�me disposition. Pendant le jour, l'homme vicieux, �clair� par les regards publics, [101a] se compose au gr� de ceux qui l'environnent ; et comme il rougit int�rieurement de lui-m�me, il a grand soin de cacher ses passions. Il n'ose se livrer enti�rement � leurs go�ts d�r�gl�s. Souvent m�me il les combat et les r�prime. Mais dans le sommeil, libre de la contrainte que lui imposent les lois et l'opinion publique, affranchi de toute pudeur et de toute crainte, il donne l'essor � ses d�sirs ; il r�veille tout ce qu'il a en lui de mauvais et de corrompu. Il tente, dit Platon (Rep.; l. 9), d'avoir des commerces incestueux ; il se nourrit de mets abominables; il n'est point d'action criminelle qu'il ne se permette ; il jouit m�me, autant qu'il est en lui, de ses mauvais d�sirs, par les images et les repr�sentations qu'il se forme, et qui, sans lui procurer aucun plaisir v�ritable, [101b] sans satisfaire ses penchants, ne font qu'irriter ses passions et aigrir ses maladies.

En quoi consiste donc le plaisir du vice, s'il est toujours accompagn� d'inqui�tude et de peine, si jamais il ne go�te ni satisfaction ni repos? Les plaisirs des sens d�pendent n�cessairement de la bonne disposition du corps : de m�me, il ne peut y avoir pour I'�me de joie v�ritable, si une tranquille s�curit�, si un calme inalt�rable ne sont les fondements de ses plaisirs. Une esp�rance flatteuse. pourra lui sourire et la chatouiller un instant ; mais bient�t les soucis et les alarmes viennent �touffer cette joie naissante, comme un orage imp�tueux


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trouble tout � coup la s�r�nit� de l'air. [101c] Vous aurez beau entasser des monceaux d'or et d'argent, construire des palais superbes, remplir votre maison d'esclaves et la ville enti�re de vos cr�ances ; si, avec cela, vous ne domptez pas vos passions, si une insatiable cupidit� vous d�vore, si vous �tes en proie aux craintes et aux sollicitudes, de quoi vous servira votre opulence ? C'est donner du vin � un malade br�l� par la fi�vre, ou du miel � un bilieux; c'est charger un estomac fatigu� qui ne dig�re pas, et pour qui la nourriture se change en poison. Ne voyez-vous pas les malades rejeter, avec un d�go�t marqu�, les viandes les plus saines et les plus d�licates, [101d] quelques efforts qu'on emploie pour les leur faire prendre ? Mais quand la sant� leur est revenue, que les esprits sont purs, le sang adouci et la chaleur mod�r�e, alors leur d�go�t cesse, et ils mangent avec plaisir du pain sec, du fromage ou du cresson.

La raison met dans notre �me une disposition semblable. Un homme qui aura su go�ter ce qui est bon et honn�te sera toujours content de sa fortune. Au sein de la pauvret�, il vivra dans les d�lices, il se trouvera plus heureux qu'un roi, aussi satisfait dans sa vie obscure et priv�e que s'il avait des arm�es � conduire et un �tat � gouverner. Quand vous aurez fait des progr�s dans la philosophie, vous ne trouverez plus de situation f�cheuse. En tout �tat vous serez heureux : dans l'opulence, parce que vous pourrez �tendre davantage vos bienfaits ; dans la pauvret�, parce qu'elle vous �pargnera bien des inqui�tudes ; [101e] dans les honneurs, parce qu'ils vous attireront de la gloire ; et dans l'obscurit�, parce que vous y serez � l'abri de l'envie.


(01) Anchise avait �t� aim� de V�nus; la d�esse, dit-on, lui avait d�fendu de se vanter du commerce qu'il avait eu avec elle. Mais il oublia cette d�fense, et Jupiter le frappa de la foudre. Il n'en mourut point, mais il lui en resta une plaie dont l'odeur �tait si infecte, qu'elle ne pouvait �tre couverte par les parfums auxquels il avait recours.