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PLUTARQUE
OEUVRES MORALES
SUR L'UTILIT� QU'ON PEUT
RETIRER DE SES ENNEMIS. Pour avoir le texte grec d'un paragraphe, cliquer sur le paragraphe. Plutarque se propose, dans ce trait�, de montrer d'abord, par plusieurs exemples pris des choses naturelles, que puisqu'il est impossible de n'avoir pas d'ennemis, on peut du moins tirer parti de leur haine. Ce qu'elli; semble m�me avoir de plus f�cheux pour nous est pr�cis�ment ce qui peut tourner davantage � notre bien. Le d�sir de nous nuire lient nos ennemis tr�s attentifs � nos d�fauts, et en fait des censeurs amers et impitoyables. Profitons, dit Plutarque, de leur censure, et corrigeons ce qu'il y a en nous de r�pr�hensible. Faute d'avoir des ennemis, nous tomberions dans une n�gligence sur nous-m�mes qui nous entra�nerait facilement au vice. En nous obligeant � la vigilance, ils nous rendent meilleurs, et c'est la plus douce comme la plus noble vengeance que nous puissions tirer de leur haine. R�pondre � leur censure par des r�criminations, ce serait se la rendre inutile, les irriter en pure perte, et m�me devenir les complices de leur m�chancet�. Ce n'est pas encore assez: il faut nous-m�mes rendre justice aux bonnes qualit�s que nous leur connaissons, et, par une impartialit� qui nous honore, ou d�sarmer enti�rement leur haine, ou du moins en adoucir la violence. [86b] Je vois, mon cher Corn�lius, que vous avez choisi le genre de vie le plus tranquille et le plus doux, et qu'en vous tenant sagement �loign� du gouvernement, vous savez vous rendre aussi utile au public [86c] qu'agr�able aux particuliers. En effet, on peut bien trouver des pays o� il n'y ait point d'animaux sauvages, comme on le dit entre autres de l'�le de Cr�te ; mais conna�t-on une administration politique qui n'ait pas expos� ceux qui l'exer�aient � la jalousie de leurs rivaux, � l'envie et � l'ambition, sources f�condes d'inimiti�s et de haines ? L'amiti� toute seule ne suffit-elle pas pour en faire na�tre ? Quelqu'un se vantait devant Chilon de n'avoir point d'ennemi : � Vous n'avez donc pas d'ami, � lui dit ce philosophe. Un homme d'�tat doit, pour plusieurs raisons, avoir r�fl�chi sur cet objet important, et en particulier, pour savoir mettre � profit cet avis si utile de X�nophon : � Il est d'un homme sage de tirer parti de ses page 195 ennemis m�me. � J'ai donc rassembl� ce que j'eus occasion de dire, il y a peu de jours, sur cette mati�re, et je vous l'envoie tel que je l'ai prononc�, en �vitant, autant qu'il m'a �t� possible, d'y rien r�p�ter de ce que contiennent mes pr�ceptes politiques, [86d] sachant que ce dernier ouvrage est presque toujours entre vos mains. Les anciens, en combattant les b�tes f�roces, n'avaient d'autre but que de se d�fendre de leurs attaques. Les hommes aujourd'hui ont appris � se rendre utiles leurs d�pouilles. Ils se nourrissent de leur chair, font des �toffes de leur poil, des rem�des de leur fiel et de leur pr�sure, et de leur peau des armes d�fensives. Et l'on peut dire que, si les animaux f�roces venaient � manquer � l'homme, il m�nerait une vie moins agr�able, moins commode, et risquerait de devenir lui-m�me sauvage. Mais si les hommes ordinaires se bornent � pr�venir la mauvaise volont� [86e] de leurs ennemis, et que les gens sages, au dire de X�nophon, sachent la mettre � profit, d'apr�s l'avis de ce philosophe, cherchons les moyens de tirer avantage d'un mal qu'il est impossible d'�viter. 1l est des arbres si sauvages, que la culture ne peut leur faire porter du fruit, et des animaux si f�roces, que nulle industrie ne saurait les apprivoiser. On ne laisse pas de faire servir les uns et les autres � bien des usages. L'eau de la mer n'est point potable; mais elle nourrit les poissons, et ouvre, par la navigation, un commerce facile entre tous les peuples de l'univers. Un satyre voyant du feu [86f] pour la premi�re fois, voulut le baiser. � Prends garde, lui cria Prom�th�e :
� Tu pleureras
pour ton menton, page 196 Oui, mais il donne la lumi�re et la chaleur, et dans les mains de ceux qui savent l'employer, il sert � une infinit� d'usages. Voyez de m�me si un ennemi qui vous nuit � certains �gards ne peut pas, sous d'autres rapports, [87a] vous devenir utile. Les �v�nements de la vie sont souvent p�nibles et contrarient nos projets. Mais combien de gens que les maladies, par exemple, ont forc�s � prendre un repos n�cessaire ? Combien ont trouv�, dans des travaux impr�vus, un exercice qui les a fortifi�s ? Quelques-uns, tels que Diog�ne et Crat�s, n'ont-ils pas eu dans l'exil et dans la perte de leurs biens, une occasion d'embrasser l'�tude de la philosophie ? Z�non apprit que le seul vaisseau qui lui restait avait fait naufrage : � Bon, fortune, s'�cria-t-il, tu me renvoies au manteau de philosophe. � Les animaux d'un temp�rament sain et robuste dig�rent les serpents et les scorpions ; [87b] il en est m�me qui se nourrissent de pierres et de coquillages; la force et la chaleur des esprits vitaux les convertissent pour eux en aliment. Au contraire, ceux qui sont fluets et d�licats ont peine � supporter le pain et le vin. Ainsi les hommes d'un esprit faible corrompent m�me les amiti�s, et les sages savent tourner � leur profit les inimiti�s m�me. Et d'abord, ce que la haine de nos ennemis semble avoir de plus dangereux pour nous, est pr�cis�ment ce qui peut nous la rendre plus utile. Que veux-je dire par l�? C'est qu'un ennemi a toujours les yeux ouverts sur nous : il �pie avec soin notre conduite pour trouver l'occasion de nous nuire. Sa vue, comme celle de Lync�e, ne p�n�tre pas les arbres et les pierres ; [87c] mais il nous voit � travers nos esclaves, nos amis et tous ceux qui nous fr�quentent. Instruit par l�, autant qu'il est possible, de tout ce que nous faisons, il d�couvre nos desseins et nos vues. Souvent froids et n�gligents pour nos amis, nous ignorons leurs maladies ou m�me leur mort. Bien plus vigilants sur nos ennemis, nous voudrions savoir jusqu'� leurs page 197 songes. Leurs maladies, leurs dettes, leurs dissensions domestiques, nous sont, pour ainsi dire, mieux connues qu'� eux-m�mes. C'est surtout � d�couvrir leurs fautes que nous employons nos recherches. Semblable � ces oiseaux carnassiers, [87d] dont les corps sains ne frappent point l'odorat, et qui ne sont attir�s que par l'odeur infecte des cadavres, un ennemi n'est excit� que par ce qu'a de vicieux et de bl�mable la conduite d'un homme qu'il hait. C'est � cela seul que sa haine s'attache pour en faire sa proie. Voulez-vous faire servir cette haine � votre utilit�? veillez sur vous-m�me ; vivez avec circonspection ; ne vous permettez aucune action ni aucune parole inconsid�r�e, et r�glez si bien votre vie, qu'elle ne donne jamais prise � la censure. [87e] Cette vigilance continuelle, en resserrant les passions dans de justes bornes, en contenant la raison elle-m�me, vous tiendra toujours en haleine, et vous accoutumera � une conduite sage et irr�prochable. Les villes, que des guerres fr�quentes avec leurs voisins ont form�es � la temp�rance, sont celles o� r�gnent les plus justes lois et la politique la plus saine. Il en est de m�me des particuliers. La haine d'un ennemi les oblige-t-elle � veiller sur eux-m�mes, � se tenir en garde contre la n�gligence et la paresse, � ne rien faire que dans des vues raisonnables? pour peu qu'ils y joignent le secours de leurs propres r�flexions, ils contractent insensiblement l'habitude d'une vie r�gl�e, exempte de tout reproche. Ayez toujours pr�sent � l'esprit ce que dit Nestor dans Hom�re : [87f] Pour Priam et ses fils quel grand sujet de joie ! Cette pens�e, au besoin, vous fera rentrer promptement en vous-m�me, et vous d�tournera de ces actions qui pr�teraient � rire � vos ennemis. Ne voyons-nous pas sur nos th��tres les acteurs qui n'ont point de concurrents, se n�gliger et remplir non- page 198 chalamment leurs r�les?.Leur oppose-t-on des rivaux qui excitent leur �mulation? Ils s'appliquent davantage, disposent mieux leurs instruments, et mettent dans leur chant et dans leur jeu plus d'harmonie et de r�gularit�. De m�me, quand on se conna�t [88a] un ennemi qui, jaloux de notre gloire, cherche dans notre vie de quoi nous rabaisser, n'est-on pas plus attentif sur soi-m�me? ne p�se-t-on pas avec plus de soin toutes ses actions? ne met-on pas dans sa conduite plus d'accord et d'harmonie ? On disait devant Scipion Nasica que la puissance romaine n'avait plus rien � craindre depuis que Carthage �tait d�truite et la Gr�ce soumise. � Au contraire, r�pondit-il, nous sommes bien moins en s�ret�, maintenant que nous n'avons plus personne qui puisse nous faire craindre ni rougir. � [88b] Rien n'est plus sens� ni plus conforme � la saine politique que la r�ponse de Diog�ne � un homme qui lui demandait comment il se vengerait de son ennemi : � En devenant vous-m�me plus homme de bien. � Quand on voit les chevaux ou les chiens d'un homme qu'on n'aime pas, pris�s et estim�s, ses terres et ses jardins bien cultiv�s et en bon rapport, n'�prouvet-on pas une sorte de tristesse ? Que sera-ce donc si votre ennemi vous voit juste, prudent et bon, sens� dans vos discours, honn�te dans vos actions, r�gl� dans votre conduite,
Et
recueillant les fruits d'une raison profonde � Ceux qui sont vaincus, dit Pindare, ont la langue li�e, et n'osent pas parler. � [88c] Cela est-il vrai de tous en g�n�ral ? Non ; mais de ceux-l� seulement qui se voient vaincus par leurs ennemis, en vigilance, en bont�, en grandeur d'�me, en bienfaisance, en humanit�. Voil�, selon D�mosth�ne, ce qui lie la langue, ferme la bouche, suffoque et r�duit au plus triste silence. page 199
Vous, des hommes
m�chants fuyez la ressemblance ; Voulez-vous mortifier un homme qui vous hait? au lieu de lui reprocher qu'il est mou et eff�min�, qu'il vit dans le libertinage, qu'il est injuste et avare, soyez vous-m�me homme de bien, vivez avec temp�rance, respectez la v�rit�, paraissez en toute rencontre ami de la justice et de l'humanit�. [88d] Vous croyez-vous oblig� de le reprendre ? prenez garde de tomber dans aucun des vices que vous bl�mez en lui. Sondez votre �me, examinez tous ses endroits faibles, pour n'�tre pas expos� � vous entendre dire comme dans la trag�die : De blessures couvert, tu veux gu�rir les autres. Un ennemi vous reproche-t-il votre ignorance? redoublez d'ardeur pour le travail et de go�t pour les sciences. Vous accuse-t-il de l�chet�? ranimez votre courage. Vous traite-t-il de lascif et d'intemp�rant? voyez si vous n'avez pas quelque penchant � la volupt�, et effacez-en de votre �me jusqu'� l'apparence. Rien ne serait plus honteux ni plus mortifiant que de voir retomber sur soi-m�me la censure qu'on aurait faite d'autrui. Les vues faibles sont plus bless�es d'une lumi�re r�fl�chie que de celle qui les frappe directement. De m�me rien n'est plus p�nible pour les gens vicieux que de voir repouss�s contre eux-m�mes les traits qu'ils lancent aux autres : [88e] comme le vent du midi rassemble les nuages, une mauvaise conduite attire aussi de justes reproches. Quand Platon se trouvait avec des hommes vicieux, il rentrait dans son propre c�ur, et se demandait s'il n'�tait pas tel lui-m�me. Si, apr�s avoir bl�m� la conduite d'un autre, on examine la sienne propre, et qu'on r�forme ce qu'elle a de r�pr�hensible, du moins alors tire-t-on quelque profit de la m�disance, la chose d'ailleurs la plus inutile et la plus frivole. Que penser d'un chauve ou d'un page 200 bossu qui reproche � un autre le d�faut qu'il a lui-m�me? [88f] Est-on moins ridicule lorsqu'on se permet de faire � autrui un reproche qu'il peut retourner contre nous? Un bossu raillait un jour L�on de Byzance sur sa mauvaise vue. � Tu me plaisantes, lui r�pondit L�on, sur une imperfection naturelle, tandis que tu portes sur ton dos les marques de la vengeance c�leste. � De quel droit bl�merez-vous un prodigue, si vous �tes avare ou adult�re, si vous �tes sujet � des vices encore plus honteux ? Alcm�on, dans Euripide, dit � Adraste : Du sang de son �poux ta s�ur souilla ses mains. Que lui r�pond Adraste ? Il lui reproche, non le crime d'un autre, mais un meurtre qui lui �tait personnel : [89a] Tu plongeas le poignard dans le sein de ta m�re. Domitius faisait honte � Crassus d'avoir pleur� la mort d'une lamproie qu'il nourrissait dans un vivier. � Et toi, lui r�pondit Crassus, tu as enterr� trois femmes, sans verser une larme. � Croyez-vous que pour avoir droit de censurer, il suffise d'�tre bien n�, de parler haut, d'�tre fier et hardi ? Non, il faut �tre soi-m�me � l'abri de tout reproche. Il n'est personne � qui le pr�cepte d'Apollon : Connais-toi toi-m�me, s'adresse plus particuli�rement qu'� celui qui s'ing�re de bl�mer les autres. En disant tout ce qu'il lui pla�t, il s'expose � entendre des choses qui lui d�plaisent ; et, comme a dit Sophocle :
[89b] Celui dont en
propos la langue se d�borde, Voil� comment on peut bl�mer utilement son ennemi ; mais il n'est pas moins utile d'�tre bl�m� soi-m�me par ceux qui nous veulent du mal, lorsqu'on sait en profiter. Aussi Anthisth�ne disait-il, avec beaucoup de sens, que page 201 pour �tre homme de bien, il fallait avoir ou des amis sinc�res, ou des ennemis ardents. Les premiers nous �loignent du mal par leurs avis, les seconds par leur censure. Mais comme aujourd'hui l'amiti� flatte hautement, et qu'� peine elle ose �lever la voix quand elle devrait parler avec libert�, [89c] c'est de la bouche d'un ennemi qu'il faut se r�soudre � entendre la v�rit�. T�l�phe, qui n'avait re�u aucun soulagement de ses m�decins ordinaires, trouva dans le fer de son ennemi un rem�de � sa blessure. Ainsi, quand nous manquons d'un ami sinc�re qui nous redresse par ses conseils, �coutons patiemment les reproches d'un ennemi qui gourmande nos vices, et arr�tons-nous bien moins � la mauvaise intention qui le guide, qu'au service r�el qu'il nous rend. Un ennemi de Prom�th�e le Thessalien, l'ayant frapp� de son �p�e � dessein de le tuer, per�a du coup un abc�s qu'il avait, et lui sauva la vie. Tel est souvent l'effet d'une m�disance dict�e par la col�re ou l'inimiti� ; [89d] elle gu�rit notre �me d'une maladie qui nous �tait inconnue, ou que nous avions n�glig�e. Mais que font la plupart des hommes quand on les reprend? Au lieu d'examiner si ces r�primandes sont fond�es, ils usent de r�crimination. Semblables aux lutteurs qui ne secouent pas la poussi�re dont ils sont couverts, mais qui en couvrent leurs adversaires, ils ne pensent point � se justifier, mais ils se chargent mutuellement d'injures, et s'accablent les uns les autres des traits de la plus noire m�disance. Ne serait-il pas plus raisonnable, dans ces occasions, de corriger le vice dont nous sommes justement repris avec plus de soin que nous n'�terions de dessus nos habits une tache qu'on nous aurait montr�e ? Le reproche est-il injuste? [89e] il n'en faut pas moins rechercher ce qui a pu y donner lieu, et prendre garde si, sans le savoir, nous n'avons pas � nous reprocher quelque chose de ce genre. Ainsi des cheveux peign�s avec trop de soin, une d�marche molle et d�licate, firent im- page 202 puter � Lacyde, roi des Argiens, du d�r�glement dans ses m�urs. Pomp�e, tout �loign� qu'il �tait de m�riter une pareille imputation, en fut cependant soup�onn�, parce qu'il avait l'habitude de se gratter la t�te avec un doigt. On accusa Crassus d'avoir commerce avec une vestale, sur ce que, voulant acheter d'elle une maison de campagne, il �tait venu la voir plusieurs fois, et paraissait lui faire trop assid�ment la cour. Une autre vestale nomm�e Posthumia [89f] fut accus�e de s'�tre laiss� corrompre, parce qe'on la voyait rire et parler trop librement avec les hommes. Elle fut, il est vrai, d�clar�e innocente ; mais le pontife Spurius Minucius, en pronon�ant la sentence d'absolution, l'avertit de n'�tre pas moins r�serv�e dans ses discours que dans sa conduite. L'amiti� de Th�mistocle pour Pausanias, les lettres et les messages fr�quents qu'il lui envoyait, le firent soup�onner de trahison, quoiqu'il en f�t tr�s innocent. Ne m�prisez donc pas une accusation, lors m�me que vous en connaissez la fausset� ; mais examinez [90a] vos discours et vos actions, la conduite de vos amis ou des personnes que vous fr�quentez, pour voir ce qui a pu servir de pr�texte � la calomnie, et pour l'�viter d�sormais avec soin. Les accidents et les disgr�ces sont pour bien des gens des ma�tres utiles, et comme dit M�rope :
La fortune fin
m'�tant, pour prix de ses le�ons, Qui emp�che aussi que pour apprendre bien des choses que nous ignorons et qu'il nous importe de savoir, nous ne prenions les le�ons gratuites d'un ennemi, souvent mieux instruit que nos amis m�mes de ce qui nous int�resse? [90b] � L'amiti�, dit Platon, aveugle facilement sur le compte de ceux qu'on aime ; � la haine, au contraire, recherche avec curiosit� les d�fauts ders ennemis, et aime � les publier. Quelqu'un qui n'aimait pas Hi�ron, lui re- page 203 procha un jour qu'il avait la bouche mauvaise. Ce prince, de retour chez lui, se plaignit � sa femme de ce qu'elle ne l'en avait pas averti. Comme elle �tait aussi simple que chaste : � Je croyais, lui r�pondit-elle, que tous les hommes sentaient de m�me. � C'est ainsi qu'on apprend par un ennemi, bien plut�t que par des amis, ces d�fauts naturels qui frappent tout le monde. D'ailleurs, est-il possible d'�tre discret, et de tenir toujours sa langue sous le joug de la raison, [90c] quand une longue habitude et un travail assidu n'ont pas dompt� nos plus dangereuses passions, telles, par exemple, que la col�re ? N'est-ce pas surtout � ceux qui n'ont pas su la ma�triser, qu'il �chappe tant de paroles involontaires, qui, selon l'expression d'Hom�re, Des dents franchissent la barri�re? A qui les propos indiscrets sont-ils plus ordinaires qu'� ces esprits emport�s qui, peu ma�tres d'eux-m�mes , accoutum�s � vivre sans retenue, s'abandonnent � une passion imp�tueuse que la raison ne peut plus mod�rer? Rien, suivant Platon, n'est plus l�ger que la parole, et rien ne nous expose � plus de maux de la part des dieux et des hommes. [90d] Pour le silence, outre qu'il ne cause pas d'alt�ration, selon Hippocrate, il nous met encore � l'abri de toute peine ; mais a-t-on assez de courage pour l'opposer aux injures, alors il a une majest� digne de Socrate, ou plut�t d'Hercule m�me, si, comme un po�te l'a dit de lui, D'un m�pris souverain il payait les injures. Quoi de plus grand, en effet, que d'entendre les calomnies d'un ennemi sans en �tre -affect�, et de les laisser couler
Comme � l'approche
d'un �cueil page 204 Et quels avantages ne r�sultent pas de cette habitude de patience? Une fois accoutum� � �couter en silence les injures d'un ennemi, on souffre plus ais�ment les emportements de sa femme, on entend sans �motion les paroles offensantes d'un fr�re ou d'un ami, on re�oit sans col�re ni ressentiment les mauvais traitements d'un p�re ou d'une m�re. [90e] Socrate souffrait patiemment la mauvaise humeur de sa femme Xanthippe, afin que l'habitude qu'il en aurait prise le rend�t plus doux � l'�gard des autres. Il est encore plus beau de supporter sans la moindre alt�ration les plaisanteries, les m�disances, les emportements et les outrages de ses ennemis. La bont�, la franchise, la g�n�rosit�, sont les vertus que [90f] l'amiti� donne lieu d'exercer ; celles qu'on peut montrer envers les ennemis, sont la douceur et la patience. Il y a moins de gloire � obliger un ami que de honte � le refuser; Il est toujours grand de pardonner � son ennemi quand on peut se venger ; mais le relever de ses chutes, le secourir dans ses besoins, lui et sa famille, montrer pour ses int�r�ts une affection et un z�le v�ritables, est-il, je le demande, rien de plus estimable, rien qui m�rite davantage nos louanges et notre amour?
Un c�ur forg�
d'airain ou noirci de forfaits C�sar avait r�tabli les statues de Pomp�e qu'on avait abattues. � En relevant les siennes, lui dit Cic�ron, vous � avez affermi les v�tres. � Ne refusez donc jamais � un ennemi justement estim� l'honneur et les louanges qui lui sont dues. Par l� vous serez vous-m�me estim� davantage, et l'on ajoutera foi plus facilement aux plaintes que vous pourrez faire de lui. On les attribuera, non � la haine, mais � une juste improbation de sa conduite. [91b] Un plus grand avantage encore, c'est qu'en vous accoutumant � louer vos ennemis, � n'�tre pas afflig� de leurs succ�s, page 205 vous serez bien plus �loign� de porter envie � ceux de vos amis. Et quelle habitude peut �tre plus utile � nos �mes et y produire une plus excellente disposition, que celle qui �teint en nous tout sentiment de rivalit� et d'envie? Dans la guerre, la n�cessit� introduit souvent des coutumes mauvaises qui, acqu�rant par l'usage force de loi, ne peuvent plus �tre facilement d�truites lorsqu'on en reconna�t les inconv�nients. Ainsi l'inimiti� et la haine produisent en nous la jalousie, l'envie, la joie du mal d'autrui et le sentiment des injures re�ues. [91c] D'ailleurs, la m�chancet�, les tromperies, les artifices qu'on se permet � l'�gard d'un ennemi, ne deviennent-ils pas insensiblement des dispositions permanentes dans l'�me, qu'il n'est pas facile de changer, et que l'habitude nous fait bient�t employer � l'�gard de nos amis? Pythagore avait donc raison de s'interdire, m�me contre les animaux, la violence et la cruaut�. Il achetait les prises des oiseleurs et des p�cheurs pour leur donner la libert�, et il d�fendait de tuer aucun animal domestique. Mais si cette disposition �tait admirable dans Pythagore, n'en est-ce pas une plus belle encore, que de se montrer, dans les discussions qu'on peut avoir, un ennemi g�n�reux, �quitable, incapable de mensonge [91d] et de mauvaise foi, de r�primer absolument toute passion injuste, tout sentiment bas et malhonn�te? Et n'est-ce pas le vrai moyen que, dans les affaires qu'on aura � traiter avec ses amis, on n'ait pas seulement le moindre d�sir contraire � la justice et � la bonne foi ? Scorus �tait ennemi de Domitius, et l'avait cit� en justice. Dans le cours du proc�s, un esclave de Domitius vint trouver l'accusateur, et lui offrit de lui d�couvrir des choses relatives � l'affaire et qui chargeaient l'accus�. Scaurus, sans m�me l'�couter, le fait prendre et le renvoie � son ma�tre. Caton avait accus� Mur�na de brigue. [91e] Pendant qu'il recueillait les informations, il �tait, selon l'usage, suivi de gens qui observaient ses d�marches, et page 206 qui lui demandaient s'il comptait faire ce jour-l� quelques recherches qui eussent rapport � l'information. Sur sa r�ponse n�gative, ils se retiraient avec la plus enti�re confiance. Quelle preuve de la grande opinion qu'on avait de sa probit� ! Mais l'habitude constante d'observer la plus exacte justice envers nos ennemis, n'est-elle pas un t�moignage aussi �clatant et aussi certain que nous n'userons jamais, d'injustice et de tromperie �. l'�gard de nos amis ? Toutes les alouettes, dit Simonide, ont une houppe sur la t�te, et tous les hommes vains et l�gers sont, [91f] selon Pindare, n�cessairement sujets � la jalousie, aux rivalit�s et � l'envie. Il vaut donc mieux d�tourner ces passions sur nos ennemis, et eu les d�chargeant, pour ainsi dire, dans ces �gouts naturels, les �loigner le plus que nous pourrons de nos amis. Ces ce que pensait en bon politique un citoyen de Scio appel� Onomad�me , lorsque apr�s une s�dition, o� son parti avait eu le dessus, il conseillait � ses amis.de ne pas chasser de la ville tous ceux du parti contraire, mais d'en conserver au moins quelques-uns. [92a] � Sans cela, disait-il, il est � craindre que n'ayant plus d'ennemis, nous n'ayons des querelles avec nos amis. � Ainsi nos passions , en s'exer�ant contre nos ennemis, seront moins dangereuses pour nos amis. Si H�siode ne veut pas que le potier soit jaloux du potier, ni le musicien du musicien, pourquoi porteriez-vous envie � un voisin, � un parent, qui travaille � augmenter sa fortune et qui voit couronner ses efforts par le succ�s? [92b] Que si vous ne pouvez vous d�faire enti�rement de l'envie et de la rivalit�, du moins ne les faites tomber que sur vos ennemis ; affligez-vous de leur prosp�rit�, aiguisez contre eux l'aigreur de ces passions, �puisez-l'y tout enti�re (02). Les bons jardiniers, pour rendre leurs fleurs page 207 plus belles et plus odorif�rantes, plantent dans le voisinage de l'ail et des oignons , qui attirent les sucs dont la force et l'�cret� pourraient leur nuire. De m�me, en d�tournant sur un ennemi l'envie et la malice de votre coeur, vous serez plus tranquille et plus doux dans la prosp�rit� de vos amis. Entrez donc avec vos ennemis en rivalit� de gloire, de cr�dit, de moyens l�gitimes de faire fortune. Ne vous affligez pas de leurs richesses ; [92c] mais examinez avec soin par quelles voies ils se sont enrichis , et ne n�gligez rien pour les surpasser en vigilance, en amour du travail, en pr�voyance et en �conomie. Th�mistocle disait que la victoire de Miltiade � Marathon l'emp�chait de dormir. Celui qui voit son ennemi le devancer dans le barreau, dans les charges publiques, dans l`administration des affaires , dans la faveur des grands, au lieu d'en concevoir une vive �mulation pour le surpasser, s'il le peut, se laisse-t-il aller � la jalousie? Il tombe bient�t dans le d�couragement, et de l� dans une funeste inaction. Mais sans s'aveugler injustement sur le compte d'un rival odieux, examine-t-il d'un oeil �quitable, sa vie, ses moeurs, ses discours et ses actions ? [92d] Il reconna�t souvent que les avantages qu'il lui envie sont le fruit de son industrie, de sa pr�voyance , de sa bonne conduite ; et alors , loin de s'abandonner � une l�che indolence, il fait des efforts louables pour l'�galer par des actions honn�tes. Au contraire, nos ennemis ne se sont-ils avanc�s dans les cours des princes , ou dans le gouvernement des affaires publiques, que par des flatteries et des intrigues? ne doivent-ils qu'� un usage vil et mercenaire de leurs talents ou de leurs emplois , un cr�dit d�shonorant ? Loin de porter envie � leur succ�s, f�licitons-nous plut�t des avantages que nous donne sur eux une vie pure et exempte de tout reproche. [92e] Tout l'or qui est sur la terre et dans les mines ne peut, suivant Platon, entrer en parall�le avec la vertu. Ayons tou- page 208 jours pr�sentes � l'esprit ces belles paroles de Solon :
Pourrions-nous
comparer aux fruits de la sagesse Pourquoi donc envier ces honneurs, ces applaudissements qu'on prodigue sur les th��tres, ces distinctions humiliantes dont on jouit aupr�s des grands ? [92f] Tout ce qui s'acquiert par l'infamie est-il beau et d�sirable ? Cependant, comme on s'aveugle ais�ment sur le compte de ses amis, c'est dans la conduite de nos ennemis que nous sentirons mieux ce qu'il y a de condamnable dans la n�tre. Par l�, au lieu de laisser inutiles en nous, et le chagrin que nous ressentons de leurs avantages, et la joie que nous causent leurs fautes, nous �viterons le mal qu'ils nous aurons fait, nous t�cherons de devenir meilleurs qu'eux, et d'�galer leurs succ�s, sans imiter leur malice. (01) Ce trait du satyre est conforme � ce qu'on rapporte des sauvages de l'Am�rique, lorsque les Europ�ens apport�rent,.pour la premi�re fois, le feu dans leurs contr�es. Charm�s de son �clat, ils s'approch�rent pour le loucher, et en ayant �t� br�l�s, ils le prirent pour un animal qui mordait. (02) Ce serait mal entrer dans la pens�e de Plutarque, que de croire qu'il permet d'exercer sa jalousie et sa rivalit� contre des ennemis. On vient de voir, au cop;raire, qu'il prescrit � leur �gard la conduite la plus g�n�reuse.
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