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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LES OPINIONS DES PHILOSOPHES.  

 

 

texte grec

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LES OPINIONS DES PHILOSOPHES.

[897e] Apr�s avoir trait� des parties g�n�rales de l'univers, je vais passer aux particuli�res.

LIVRE QUATRI�ME.

CHAPITRE PREMIER.

Des crues du Nil.

[897f] Thal�s les attribue aux vents �t�siens, qui, soufflant en face de l'�gypte, font soulever les eaux du Nil, et, poussant les vagues de la mer dans son embouchure, tiennent les eaux du fleuve suspendues. Euthym�ne de Marseille croit que le Nil est enfl� par la mer ext�rieure, dont les eaux, selon lui, sont naturellement douces. Anaxagore pense que ces crues sont caus�es par les neiges des montagnes d'Ethiopie, qui, conserv�es pendant l'hiver, se fondent dans l'�t�. [898a] Suivant D�mocrite, les neiges du Nord, en se fondant au solstice d'�t�, �l�vent des vapeurs d'o� il se forme des nuages �pais qui, pouss�s vers le midi du c�t� de l'�gypte par les vents �t�siens, y causent des pluies abondantes qui font d�border le Nil elles �tangs voisins. L'historien H�rodote dit que les sources du Nil donnent une �gale quantit� d'eau l'hiver et l'�t�, mais que ce fleuve para�t moins consid�rable l'hiver, parce que le soleil, �tant alors plus pr�s de l'�gypte, en �l�ve une plus grande masse de vapeurs. [898b] �phore l'historien pr�tend que, pendant l'�t�, le soleil de l'�gypte se fend de toute part, et que de ces crevasses il sourd une grande quantit� d'eaux qu'augmentent encore celles de l'Arabie et de la Libye, dont le terrain l�ger et sablonneux ne peut les contenir.  Suivant Eudoxe, les pr�tres �gyptiens pensent que ces crues sont caus�es par les pluies abondantes que produi-


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sent les saisons oppos�es. Car, lorsque les peuples qui habitent sous le tropique septentrional ont l'�t�, les pays situ�s sous le tropique austral ont l'hiver, et les pluies qui y tombent dans cette derni�re saison am�nent ces crues d'eau consid�rables (01).

CHAPITRE II.

De l'�me.

Thal�s a, le premier, d�fini l'�me une substance qui se meut toujours et qui est elle-m�me le principe de son mouvement. [898c] Pythagore la d�finit un nombre qui se meut par lui-m�me, et l� il prend le nombre pour l'entendement (02). Platon dit que l'�me est une substance intelligente qui se meut elle-m�me suivant les proportions d'un nombre harmonique. Aristote pr�tend qu'elle est le premier acte d'un corps naturel et organique qui a la facult� de vivre, et par ce mot acte, il faut entendre �nergie ou op�ration. Dic�arque croit que l'�me est l'harmonie des quatre �l�ments. Suivant le m�decin Ascl�piade, elle est l'exercice simultan� de tous nos sens (03).

CHAPITRE III.

De la nature de l'�me, et si elle est corporelle.

Tous les philosophes que je viens de nommer ont sup-


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pos� l'�me incorporelle et l'ont d�finie un �tre qui a en lui-m�me le principe de son mouvement, une substance intelligente, l'acte d'un corps naturel, organique, qui a la facult� de vivre. [898d] Les sectateurs d'Anaxagore la d�finissent une substance corporelle compos�e d'air. Les sto�ciens disent qu'elle est un air chaud. Suivant D�mocrite, elle est un compos� de feu, dont les parties invisibles aux sens ont des formes sph�riques d'une facult� ign�e, et par cons�quent elle est corporelle. �picure la compose de quatre choses diff�rentes : d'une qualit� ign�e, d'une qualit� a�rienne, d'une troisi�me form�e de vents, et d'une quatri�me � laquelle il ne donne point de nom, et qu'il croit d'une nature sensible. H�raclite dit que l'�me du monde est l'exhalaison des corps humides qu'il contient, et que l'�me des animaux, homog�ne � celle du monde, est form�e et des exhalaisons qui s'�l�vent de leur propre corps et de celles qui lui viennent des corps ext�rieurs.

CHAPITRE IV.

Des parties de l'�me.

[898e] Pythagore et Platon, d'apr�s une division plus g�n�rale, distinguent dans l'�me deux parties, l'une raisonnable et l'autre irraisonnable. Mais, dans un sens moins �tendu et plus exact, ils lui donnent trois parties et subdivisent l'ame irraisonnable en concupiscible et irascible. Les sto�ciens divisent l'�me en huit parties, dont cinq r�pondent � nos sens naturels, la vue, l'ou�e, l'odorat, le go�t et le tact, la sixi�me a la facult� de la parole, la septi�me a nos germes reproductifs. [898f] La huiti�me, qui est l'entendement, commande � toutes les autres par le moyen des organes propres � chacune en particulier, comme le polype se sert de ses bras. D�mocrite et �picure admettent dans l'�me deux parties:l'une, raisonnable, dont ils placent le si�ge dans la poitrine ; et l'autre, irraison-


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nable, qu'ils supposent r�pandue dans toute l'habitude du corps. Suivant D�mocrite, la qualit� d'�me est commune � tous les corps, m�me aux corps morts, parce qu'ils conservent toujours d'une mani�re sensible quelque chaleur et quelque sentiment, quoiqu'ils en aient perdu la plus grande partie.

CHAPITRE V.

Quelle est la partie principale de l'�me et o� elle est plac�e.

[899a] Platon et D�mocrite la placent dans toute la t�te ; Straton, entre les deux sourcils; �rasistrate, dans l'�picranis, ou la membrane qui enveloppe le cerveau ; H�rophile, dans la cavit� du cerveau qui en est comme la base (04) ; Parm�nides et �picure, dans toute la poitrine ; l'�cole enti�re des sto�ciens, dans tout le c�ur ou dans la respiration, dont le c�ur est le principe ; Diog�ne, dans la cavit� de l'art�re du c�ur o� se fait le mouvement de la respiration ; Emp�docle, dans la masse enti�re du sang ; d'autres, dans l'art�re du c�ur ; ceux-ci, dans le p�ricarde ; [899b] ceux-l�, dans le diaphragme. Quelques modernes croient qu'elle est r�pandue depuis la t�te jusqu'au diaphragme. Pythagore pr�tend que la partie vitale de l'ame est dans le c�ur, et la partie raisonnable et l'intelligence dans la t�te.

CHAPITRE VI.

Du mouvement de l'�me.

Suivant Platon, l'�me est toujours en mouvement; mais l'entendement ne peut(avoir un mouvement de translation d'un lieu � un autre. Aristote dit que l'�me est immobile quant au mouvement naturel et volontaire, mais


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qu'elle peut en avoir un accidentel, semblable � celui qu'ont les formes du corps (05).

CHAPITRE VII.

De l'immortalit� de l'�me.

[899c] Pythagore et Platon assurent que l'�me est immortelle, puisqu'en sortant du corps elle va se r�unir � l'�me de l'univers, qui est de m�me nature qu'elle. Suivant les sto�ciens, quand les �mes sortent du corps, les plus faibles, c'est-�-dire celles des ignorants, se m�lent aux substances terrestres ; et les plus fortes, ou celles des sages et des savants, subsistent jusqu'� l'embrasement universel (06). D�mocrite et �picure pensent qu'elle est corruptible et qu'elle p�rit avec le corps. Pythagore et Platon attribuent l'immortalit� � l'�me raisonnable, parce qu'elle est, non pas Dieu lui-m�me, mais l'ouvrage du Dieu �ternel ; pour l'�me irraisonnable, ils la croient corruptible.

CHAPITRE VIII.

Des sens et des choses sensibles.

[899d] Le sens, disent les sto�ciens, est l'appr�hension de l'or-


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 gane sensible (07). Le mot sens a plusieurs acceptions : il signifie disposition, facult�, op�ration, imagination qui se repr�sente les objets ; toutes ces qualit�s agissent par les organes des sens. On entend aussi par ce terme la huiti�me partie de l'�me qui commande � toutes les autres et leur communique la facult� sensitive. On appelle encore sens les esprits intelligents qui sont dirig�s par la partie principale de l'�me et distribu�s dans tous nos organes. Suivant �picure, une des significations du mot sens d�signe le sens lui-m�me ou la facult� de sentir. Dans une seconde acception, il se prend pour la sensation m�me qui est l'op�ration de la facult�. Il distingue donc un double sens : le sens facult� et le sens op�ration. [899e] Platon dit que le sens est un commerce de l'�me et du corps, dont la fin est d'apercevoir les objets ext�rieurs. Car la facult� de sentir est dans l'�me, et l'organe dans le corps ; l'un et l'autre, par le moyen de l'imagination, saisissent les objets du dehors. Suivant Leucippe et D�mocrite, le sens et l'intelligence pr�c�dent des images qu'envoient les objets ext�rieurs, car personne n'�prouve aucune de ces deux affections sans une image qui vienne le frapper.

CHAPITRE IX.

Si les sensations et les imaginations sont vraies.

[899f] Les sto�ciens disent que les sensations sont vraies et les imaginations en partie vraies et en partie fausses. �picure croit que les unes et les autres sont toujours vraies (08) mais


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que les opinions sont tant�t vraies et tant�t fausses ; que le sens ne se trompe que d'une seule mani�re, c'est-�-dire sur les choses qui sont du ressort de l'entendement ; que l'imagination peut nous tromper doublement, parce qu'elle a pour objet et les choses sensibles et les choses intellectuelles. Emp�docle et H�raclite pr�tendent que les sensations particuli�res sont produites par la juste proportion de nos pores, parce que chaque objet sensible est adapt� � un organe qui lui est propre.

CHAPITRE X.

Combien il y a de sens.

[900a] Les sto�ciens en comptent proprement cinq : la vue, l'ou�e, l'odorat, le go�t et le tact. Aristote n'en ajoute pas pr�cis�ment un sixi�me, mais il admet un sens commun qui discerne les id�es compos�es, auquel les autres sens particuliers rapportent leurs sensations et o� se repr�sentent les passages d'un sens � un autre, comme de la figure au mouvement. D�mocrite croit que les animaux ont plus de sens que les dieux et que les hommes sages.

CHAPITRE XI.

Comment se forment nos sensations, nos pens�es et nos discours.

[900b] Lorsqu'un homme vient de na�tre, disent les sto�ciens, la partie principale de l'�me est en lui comme une table rase destin�e � recevoir les notions qu'il y tracera. Ses premi�res impressions lui viennent des sens ; car lorsque nous avons eu une sensation, par exemple celle de la couleur blanche, et que l'objet a disparu, nous en conservons le souvenir, et quand nous avons r�uni plusieurs souvenirs de la m�me esp�ce, alors, suivant ces philosophes


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qu'un grand nombre de notions du m�me genre. De ces notions, les unes sont acquises naturellement et sans aucun art par les divers moyens dont nous avons d�j� parl� ; les autres sont l'effet de l'enseignement [900c] et de l'�tude. Celles-ci s'appellent simplement notions, et les autres, pr�notions. La raison, cette facult� qui nous fait donner le nom d'�tres raisonnables, se forme de ces pr�notions dans le cours de nos sept premi�res ann�es. La notion est l'image de la pens�e que produit l'animal raisonnable ; car l'image qui vient frapper une �me raisonnable s'appelle notion ou pens�e, et son nom est d�riv� du mot entendement ou connaissance (09). Voil� pourquoi ces sortes d'images ne se trouvent pas dans les autres animaux qui n'ont pas la raison en partage ; on ne donne ce nom qu'� celles qui sont communes aux dieux et aux hommes. Celles que nous avons consid�r�es g�n�ralement s'appellent des imaginations, et, dans une acception plus particuli�re, [900d] des notions. Par exemple, les deniers et les stat�res (10), consid�r�s en eux-m�mes et dans leur substance, sont des pi�ces de monnaie ; mais quand quelqu'un les donne pour payer sa place dans un vaisseau, alors, outre leur propri�t� mon�taire, ils sont encore le prix du naulage.

CHAPITRE XII.

En quoi diff�rent l'imagination et la chose imagin�e, le fantastique et le fant�me.

Chrysippe croit que ces quatre objets diff�rent entre


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eux. L'imagination est une affection excit�e dans l'�me, [900e] o� elle est repr�sent�e elle-m�me avec l'objet qui l'a excit�e. Ainsi, quand nous voyons du blanc, notre �me �prouve une impression qui est produite en elle par l'organe de la vue, et d'apr�s laquelle nous pouvons conclure que l'objet qui nous [affecte est blanc ; il en est de m�me du tact et de l'odorat. Le mot d'imagination vient de celui de lumi�re (11). Comme la lumi�re, en m�me temps qu'elle est sensible � nos yeux, nous fait apercevoir les objets qu'elle �claire, de m�me l'imagination se repr�sente elle-m�me � nous avec l'objet qui la produit. La chose imagin�e est l'objet qui excite la sensation, comme le blanc, le froid et en g�n�ral tout ce qui peut affecter notre �me. Le fantastique est [900f] une vaine impulsion, une affection chim�rique et qui n'est produite par aucun objet r�el, comme en �prouvent ceux qui se battent contre une ombre et dont les coups portent � faux. Dans l'imagination il existe toujours un objet r�el qui produit la sensation; mais dans le fantastique, il n'existe aucun objet. Le fant�me est une vaine et fausse impulsion vers des �tres fantastiques, assez ordinaire aux m�lancoliques et aux furieux. C'est ainsi qu'Oreste dit dans Euripide :

Qu'apercois-je, grands dieux ! Clytemnestre! � ma m�re!
N'armez plus contre moi la troupe sanguinaire
[901a] De ces monstres cruels, dont les serpents affreux
Versent dans tous mes sens leur poison odieux.

C'est la fureur qui le fait parler ainsi, car il ne voit r�ellement rien autour de lui, et c'est son esprit troubl� qui lui pr�sente des fant�mes. Aussi �lectre lui dit-elle :

Malheureux! rends le calme � ton �me agit�e:
Sur des fant�mes vains ta vue est arr�t�e.
 �

Il en est de m�me de Th�oclym�ne dans Hom�re (12).


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CHAPITRE XIII.

De la vue, et comment nous voyons les objets.

D�mocrite et �picure disent que les images qui partent [901b] des objets et viennent frapper l'organe de la vue sont la cause de la vision. D'autres philosophes (13) croient qu'elle est excit�e par des rayons visuels qui, s'�lan�ant de l'�il, vont frapper les objets ext�rieurs et sont de l� r�fl�chis vers l'organe de la vue. Emp�docle a admis les rayons avec les images, et il appelle le r�sultat de ces deux moyens r�unis les rayons de l'image compos�e. Dans l'opinion d'Hipparque, des rayons qui partent de nos deux yeux atteignent de leurs extr�mit�s les objets ext�rieurs, comme nos mains saisissent les corps, et ils en portent la perception � l'organe de la vue. Suivant Platon, c'est la r�union d'une double lumi�re qui cause la vision : celle qui, partant des yeux, se r�pand � une certaine distance dans l'air, qui est homog�ne, et celle qui �mane des objets. L'air interm�diaire, [901c] qui a la facilit� de se diviser et de prendre de nouvelles formes, se m�le avec la substance ign�e qui sort de nos yeux. Voil� ce qu'on appelle la corradiation platonique (14).

CHAPITRE XIV.

Des images repr�sent�es dans les miroirs.

Emp�docle dit qu'elles sont l'effet des �manations, qui, partant des objets ext�rieurs, vont se r�unir sur la surface du miroir, et y re�oivent leur derni�re forme de la qualit� ign�e, qui, en sortant de la glace, entra�ne avec elle l'air interm�diaire, au travers duquel ces �manations


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sont port�es. Suivant D�mocrite et �picure, ces repr�sentations sont form�es par la consistance que prennent sur la surface du miroir les effigies qui partent de nos yeux, et qui, trouvant de la r�sistance, se r�fl�chissent vers nous et paraissent fix�es sur la glace. [901d] Les pythagoriciens les attribuent � la r�flexion de notre vue, qui, se portant sur la surface dense et polie du miroir, y �prouve de la r�sistance et revient sur elle-m�me par un mouvement semblable � celui que nous faisons lorsque, apr�s avoir �tendu la main, nous la ramenons vers l'�paule. On peut employer toutes ces opinions pour expliquer le m�canisme de la vision (15).

CHAPITRE XV.

Si les t�n�bres sont visibles.

Les sto�ciens les ont crues visibles : ils disent qu'il sort de l'organe de notre vue une lueur qui se r�pand sur les t�n�bres et qui fait que nos yeux, dont le rapport ne peut nous tromper, nous assurent de leur existence. Suivant Chrysippe, nous voyons par un effet de la compression de l'air [901e] pouss� par les rayons visuels qui vont de la partie principale de l'�me � la prunelle de l'�il, et qui, apr�s avoir frapp� l'air ext�rieur qui leur est homog�ne, forment une esp�ce de c�ne. Ces rayons ign�s qui partent de l'�il ne sont ni noirs ni obscurs, et c'est par leur moyen que nous apercevons les t�n�bres.

CHAPITRE XVI.

De l'ou�e.

[901f] Suivant Emp�docle, l'ou�e est produite par l'impres-


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sion de l'air sur la vis suspendue dans l'int�rieur de l'oreille et qui est frapp�e comme une cloche. Alcm�on croit que nous entendons par le moyen du vide qui est dans l'oreille et o� l'air frapp� produit le son, car tous les corps vides r�sonnent. Diog�ne dit que l'ou�e vient de l'air qui est dans la t�te, lors qu'il est frapp� et agit� par la voix. Dans l'opinion de Platon et de ses sectateurs, l'air que la t�te renferme, frapp� par un son ext�rieur, se r�fl�chit vers la partie principale de l'�me et y produit l'ou�e.

CHAPITRE XVII.

De l'odorat.

[902a] Alcm�on croit que la partie principale de l'�me, dont le si�ge est dans le cerveau, attire les odeurs par la respiration, et excite l'odorat. Emp�docle dit que les odeurs p�n�trent dans le corps par la respiration des poumons. Ainsi, quand cette respiration est p�nible, la difficult� emp�che qu'on ne sente les odeurs, comme il arrive � ceux qui sont enrhum�s.

CHAPITRE XVIII.

Du go�t.

[902b] Suivant Alcm�on, l'humidit� qui couvre le tissu de la langue, aussi bien que sa ti�deur et sa mollesse, font le discernement des saveurs. Diog�ne l'attribue � la finesse et � la mollesse de ce tissu, auquel viennent aboutir toutes les veines du corps, et qui, comme une �ponge, attire et divise les saveurs, pour les porter ensuite � la partie principale de l'�me, si�ge de nos sensations.

CHAPITRE XIX.

De la voix.

Platon d�finit la voix un souffle de l'�me rendu sen-


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sible par la bouche, et une impulsion donn�e � l'air, qui la communique � l'�me par l'oreille, [902c] le cerveau et le sang. On attribue improprement la voix aux animaux irraisonnables, et m�me aux �tres inanim�s ; et on donne ce nom aux hennissements des chevaux et au bruit que font les corps ; mais la voix proprement dite est un son articul�, qui manifeste une pens�e de l'�me. Suivant �picure, la voix est une �manation produite par les �tres qui parlent, par les corps qui r�sonnent, et par ceux qui font du bruit. Elle se divise en plusieurs parcelles de m�me figure que les corps qui l'envoient ; rondes, si les corps sont ronds, triangulaires ou de forme scal�ne, si telles sont les figures de ces corps ; et ces parcelles venant � tomber dans l'oreille, y font entendre la voix : c'est ce qu'on voit sensiblement dans les outres d'o� l'air s'�chappe, et dans les �toffes qui ont �t� gonfl�es par les foulons. [902d] D�mocrite dit que l'air se divise en corpuscules de m�me figure que les corps qui le mettent en mouvement; ronds, si les corps qui l'agitent sont ronds, et que ces corpuscules d'air sont emport�s circulairement avec les parcelles de la voix. On dit en proverbe :

Toujours aupr�s du geai le geai va se placer ;

on dit aussi,

Nous recherchons toujours celui qui nous ressemble.

Ainsi, sur le rivage de la mer, on voit les cailloux d'une m�me esp�ce rassembl�s les uns aupr�s des autres ; ici tous ceux qui sont ronds ; l� ceux d'une forme oblongue. [902e] De m�me, quand on crible les grains, ceux qui ont l� m�me figure se r�unissent en un m�me lieu ; les f�ves, par exemple, sont toutes d'un c�t�, et les pois chiches de l'autre. Mais, objectera-t-on peut-�tre, comment des particules d'air peuvent-elles remplir un th��tre qui contient jusqu'� dix mille personnes ? A cela les sto�ciens r�pon-


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dent que l'air n'est pas compos� de particules s�par�es, mais qu'il est continu, et ne laisse aucun espace vide. Quand donc il est frapp� par la voix, il va orbiculairement par des ondulations r�guli�res � l'infini, jusqu'� ce qu'il ait embrass� dans son mouvement tout le volume d'air environnant ; comme dans un bassin d'eau, o� l'on a jet� une pierre, on voit l'eau se mouvoir circulairement, avec la diff�rence que l'air est agit� en forme sph�rique. Anaxagore pr�tend que la voix est produite par un souffle qui tombe sur une masse d'air solide, [902f] et qui, trouvant de la r�sistance, est r�fl�chi vers l'oreille. L'�cho se fait de la m�me mani�re.

CHAPITRE XX.

Si la voix est incorporelle, et comment se fait l'�cho.

Pythagore, Platon et Aristote disent qu'elle est incorporelle; parce que ce n'est pas l'air lui-m�me, mais sa figure et sa superficie qui, suivant la qualit� de l'impression qu'il re�oit, forment la voix. Or, toute superficie est incorporelle ; elle se meut, � la v�rit�, en m�me temps que les corps, mais elle n'a point de corps. Ainsi, par exemple, quand on courbe un b�ton, sa superficie n'�prouve aucun changement; c'est la mati�re seule qui plie. Suivant les sto�ciens, la voix est un corps ; car, disent-ils, tout ce qui agit, tout ce qui op�re quelque chose, est corporel. [903a] Or, la voix agit et op�re un effet, puisque nous l'entendons et que nous la sentons, lorsqu'elle vient frapper notre oreille, et qu'elle s'y imprime, comme le cachet sur la cire. D'ailleurs, tout ce qui nous cause du plaisir ou du chagrin est corporel : l'harmonie nous affecte agr�ablement ; les dissonances nous d�plaisent. Enfin, tout ce qui se meut est corps. Or, la voix se meut, et vient frapper des corps, par lesquels elle est r�fl�chie, comme une balle l'est par un mur. Aussi, dans les pyra-


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mides d'�gypte, la voix est tellement r�fl�chie, qu'elle s'y r�p�te jusqu'� quatre et cinq fois.

CHAPITRE XXI.

Quel est le principe des sensations dans l'�me, et quelle est sa partie principale.

Les sto�ciens pr�tendent que la partie la plus �lev�e de l'�me est aussi la principale ; que c'est elle qui produit les imaginations, les sensations, [903b] les assentiments et les d�sirs ; c'est ce qu'on appelle le raisonnement. Cette partie principale donne naissance � sept autres, qui s'�tendent dans tout le corps, comme un polype �tend ses bras de tous c�t�s. De ces sept parties, cinq forment les sens naturels, la vue, l'odorat, l'ou�e, le go�t et le tact. La vue est un esprit qui va de la partie principale de notre �me jusqu'� nos yeux. L'ou�e, l'odorat et le go�t, sont de m�me des esprits qui vont de cette partie jusqu'aux organes qui leur correspondent. Le tact est aussi un esprit qui va de la partie principale de l'�me jusqu'� la surface des corps [903c] qui sont de nature � �tre touch�s. Des deux autres parties, l'une est le germe productif, qu'on d�finit aussi un esprit r�pandu depuis la partie principale de l'�me jusqu'aux organes qui lui sont destin�s. La septi�me, que Z�non d�signe par le nom de vocale, et que les autres sto�ciens appellent voix, est un esprit qui s'�tend de la partie principale de l'�me jusqu'� la trach�e-art�re, la langue et les autres organes de la parole. Pour la partie principale de l'�me, elle habite dans la sph�re de la t�te, comme dans un monde (16).


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CHAPITRE XXII.

De la respiration.

[903d] Emp�docle croit que la premi�re respiration dans un animal, ou un enfant qui vient de na�tre, se fait par la s�cr�tion de l'humidit� superflue, et par l'introduction de l'air ext�rieur qui la remplace et va occuper les vaisseaux destin�s � la respiration. Ensuite la chaleur naturelle poussant avec force au dehors l'air int�rieur, produit l'expiration ; et quand la chaleur rentre en dedans et introduit l'air dans les poumons, alors l'inspiration a lieu. [903e] Quant � la respiration habituelle, elle vient, selon ce philosophe, de ce que le sang, se portant � la surface ext�rieure du corps, chasse dans son cours l'air int�rieur par les narines, et sa sortie produit l'expiration. Quand ensuite le sang retourne vers le c�ur, et que l'air remplit les vides qu'il laisse, alors c'est la respiration. Il en donne pour exemple les clepsydres. Ascl�piade suppose que le poumon a la forme d'un entonnoir, et il donne pour cause de la respiration la t�nuit� des parties int�rieures de la poitrine, dans lesquelles l'air ext�rieur, qui est beaucoup plus �pais, cherche � s'insinuer, et d'o� il est bient�t chass�, parce qu la poitrine ne peut ni le contenir ni en �tre priv�e. [903f] Il reste toujours les parties les plus subtiles et les plus l�g�res ; car l'expiration ne fait pas sortir tout l'air qui y est entr� ; et celui du dehors, qui est plus pesant, s'y porte de nouveau avec la m�me imp�tuosit�. Ascl�piade compare ce m�canisme � celui des ventouses. Il dit que la respiration volontaire se fait en nous par la contraction des plus petits pores du poumon, et par la compression des bronches ; or, l'un et l'autre mouvement d�pend de notre volont�. H�rophile place les forces motrices du corps dans les nerfs, dans les art�res et dans les muscles. Il croit que le poumon seul a, par sa nature et


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par une sorte de d�sir, le mouvement de systole et de diastole, [904a] mais que les autres parties du corps y concourent ; que la fonction propre du poumon est d'attirer l'air ext�rieur que son abondance y fait entrer avec force : et lorsqu'il en est rempli, la poitrine, par une seconde attraction, se remplit elle-m�me d'air ; et quand elle ne peut plus en attirer, elle fait passer le reste dans le poumon, qui le repousse au dehors. Ainsi, diff�rentes parties du corps concourent r�ciproquement � ce m�canisme. Le mouvement de diastole se fait dans le poumon, parce que la poitrine se remplit et se vide d'air alternativement; en sorte qu'il y a quatre mouvements dans le poumon : par le premier, il attire l'air ext�rieur, [904b] le second introduit dans la poitrine l'air qu'il a re�u, le troisi�me lui fait passer de nouveau l'air qui a �t� comprim� dans la poitrine, et par le quatri�me, il repousse au dehors l'air qu'il a re�u une seconde fois. De ces quatre mouvements, il y en a deux de diastole, l'un qui pousse l'air hors du corps, l'autre qui le chasse de la poitrine dans le poumon ; et deux de systole, le premier, quand la poitrine attire l'air � elle, et le second, quand le poumon l'attire dans sa concavit�. La poitrine n'a que deux mouvements, celui de diastole, quand elle attire l'air du poumon, [904c] et celui de systole, quand elle repousse l'air qu'elle avait re�u.

CHAPITRE XXIII.

Des affections du corps, et si l'�me partage ses douleurs.

Les sto�ciens attribuent les affections aux parties du corps qui sont affect�es, et les sensations � la partie principale de l'�me. �picure croit que les affections et les sensations sont �galement dans les parties souffrantes, parce que, selon lui, la partie principale de l'�me est impassible. Straton, au contraire, place les affections et les sensations dans la partie principale de l'�me, et non dans les


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parties du corps affect�es. Car, dit-il, l'�me est le si�ge de la patience, comme on le voit dans les �v�nements terribles et douloureux, aussi bien que dans les hommes courageux ou timides.


(01) Les causes des crues r�guli�res du Nil ont beaucoup exerc� les anciens philosophes. Il est reconnu aujourd'hui que la vraie cause de ces inondations p�riodiques est la grande quantit� des pluies qui, chaque ann�e, tombent en Abyssinie et en �thiopie depuis juin jusqu'en septembre, en sorte qu'il ne s'y passe pas un jour sans pluie.

(02) Suivant Aristote, qui, dans son livre premier de l'�me, chap. 4, r�fute cette d�finition, Pythagore, par le mot nombre, entendait l'unit�. Au reste, ce philosophe, dit Cic�ron, Acad., I et II, chap., IX admettait la spiritualit� de l'�me, et l'interpr�tation d'Aristote y est conforme, puisque l'unit� �tait chez Pythagore l'image de la Divinit�. 

(03) L'expression grecque peut signifier aussi l'accord et l'harmonie dans l'exercice de tous nos sens.

(04) C'est vraisemblablement le cervelet ou la glande pin�ale, o� l'on sait que quelques philosophes modernes ont aussi plac� le si�ge de l'�me.

(05) Le P. Corsini, dissert. I, pag. 57 el 38, croit que l'auteur a mal rendu l'opinion d'Aristote, et il s'appuie d'un passage de ce philosophe dans son trait� de l'�me, liv. Il, chap. 3 et 5, o� il dit que l'�me n'a par elle-m�me et de sa nature aucune esp�ce de mouvement ; que ses affections m�mes, telles que la joie, la douleur, etc., ne sont pas de v�ritables mouvements; que seulement elle para�t en avoir de ceux qu'on appelle locaux, qui, purement accidentels � l'�me, lui viennent � l'occasion du corps, dont on juge qu'elle suit les mouvements quand il se transporte d'un lieu � un autre, quoique r�ellement elle soit immobile. 

(06) Les sto�ciens ne croyaient pas les �mes immortelles ; ils supposaient seulement qu'elles n'�taient pas d�truites aussit�t apr�s leur s�paration d'avec le corps, et qu'elles subsistaient dans les airs jusqu'au moment o� un embrasement g�n�ral devait les consumer avec le reste de l'univers. Il est vrai que quelques uns d'entre eux bornaient aux �mes des seuls sages le privil�ge de cette conservation jusqu'� l'embrasement universel. C'�tait en particulier le sentiment de Chrysippe.

(07) Dans l'histoire philosophique de Galien, cette d�finition est �nonc�e autrement. Le sens, y est-il dit, est l'appr�hension de l'objet sensible par l'organe du sens. Par l�, l'id�e est beaucoup plus claire. En effet, ce n'est pas l'organe m�me qu'on aper�oit par la facult� de sentir ; mais c'est par l'organe du sens qu'on aper�oit, qu'on saisit l'objet sensible. 

(08) �picure disait que les sens nous avaient �t� donn�s pour �tre les juges de tous les objets ext�rieurs, et que lorsque nous avions pris toutes les pr�cautions n�cessaires, leur rapport ne pouvait pas nous tromper.

(09) J'ai ajout� les mots �crits en italique, pour �claircir la pens�e de l'auteur.

(10) Le stat�re d'or attique �tait une monnaie du poids de deux drachmes, et qui valait vingt livres de notre monnaie en 1789. Il y avait aussi un stat�re d'argent qui valait quatre drachmes ordinaires, ou pr�s de quatre livres. Le denier romain, monnaie d'argent, valait dix as, ou vingt sous de notre monnaie. Voyez Risenschmid, de Ponderiibus et Mensuris.

(11) Ce n'est que dans le grec que cette analogie est sensible. Les mots imagination et lumineux y ont une racine commune.

(12) Voyez Hom�re, Odyss., liv. XV, pag. 225 et suiv.

(13) Ces philosophes sont les pythagoriciens. Voyez les Propos de table.

(14) Voyez les Propos de table, liv. I, quest. 8, o� il est parl� de cette opinion de Platon sur les causes de la vision.

(15) On sent combien ces diverses explications des anciens sur cet objet sont insuffisantes. Ceux m�me qui ont le plut approch� de la v�rit� n'ont pas expliqu�, aussi bien que les modernes, le m�canisme de la vision. (Voyez l'Encyclop�die, � l'article Vision )

(16) Notre auteur se trompe ici et se contredit m�me en faisant dire aux sto�ciens que le si�ge de l'�me est dans la sph�re de la t�te. Nous avons vu, chap. V, que ces philosophes le pla�aient dans le c�ur. C'est donc l'opinion des platoniciens que notre auteur pr�te ici aux sto�ciens.