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PLUTARQUE
EUM�NE
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N.B. Ces chapitres ne se trouvent pas dans l'�dition Richard, je les ai ajout�s pour les faire correspondre aux chapitres du texte grec. (Philippe Remacle)
Autre traduction d'Alexis Pierron
Relu et corrig�
page 87 EUM�NE. I. Naissance d'Eum�ne. Il s'attache � Philippe de Mac�doine et passe au service de son fils Alexandre. � II. Il �prouve divers d�sagr�ments, de la part de ce prince. � III. Son partage apr�s la mort d'Alexandre. � IV. Il se joint � Perdiccas. � V. Perdiccas l'�tablit dans la Cappadoce. �VI. Il remporte une victoire contre N�optol�me. � VII. Il rejette les propositions que lui fait Antipater d'abandonner Perdiccas. Crater marche contre Eum�ne.�VIII. Songe d'Eum�ne. � IX. Il livre bataille et Crater est tu�. � X. Combat singulier entre Eum�ne et N�optnl�me; celui-ci y p�rit. � XI. Eum�ne est condamne � mort par les Mac�doniens.�XII. Comment il paie ses troupes. Pr�cautions qu'elles prennent pour sa s�ret�. � XIII. Il fait pendre un des siens qui l'avait trahi et lui avait fait perdre une bataille. � XIV. Il emp�che ses troupes de piller le bagage d'Antigonus.� XV. Il se retire dans la ville de Nora. Son entrevue avec Antigonus. � XVI. Ce dernier met le si�ge devant Nora. Comment Eum�ne exer�ait ses soldats dans un espace �troit. � XVII. Accord entre Eum�ne et Antigonus. � XVIII. Il re�oit des lettres d'apr�s lesquelles il passe en Mac�doine. Comment il calme la jalousie d'Antig�nes et de Teutame. � XIX. Il ne met � l'abri de la mauvaise volont� de ses envieux. � XX. Dans une autre occasion, la vue seule de sa liti�re fait reculer Antigonus. � XXI. Stratag�me par le moyen duquel il arr�te la marche d'Antigonus. � XXII. II est nomm� seul g�n�ral. La jalousie de ce choix porte Antig�nes et Teutame � conspirer contre lui. �XXIII. Il enfonce l'arm�e d'Antigonus. L�chet� de Peucestas � XXIV. Eum�ne est livr� � Antigonus. Son discours � son arm�e. � XXV. Comment il est trait� par Antigonus. � XXVI. Ce prince le fait mourir de faim. � Parall�le de Sertorius et d'Eum�ne. M. Dacier place la mort d'Eum�ne � l'an du monde 3634. la premi�re ann�e de lu 116e olympiade, l'an de Rome 437, 314 ans avant J.-C. � Les �diteurs d'Amyot renferment sa vie depuis l'an 393, jusqu'� l'an 439 de Rome, avant J.-C. 415. [1] I. L'historien Duris rapporte qu'Eum�ne, n� � Cardie dans la Thrace, �tait fils d'un homme que sa pauvret� avait r�duit � exercer le roulage dans la Chersonn�se; mais qu'il re�ut une honn�te �ducation, fut instruit dans les lettres, et dress� � tous les exercices du gymnase (01). Il �tait encore dans l'enfance, lorsque Philippe passant par la ville de Cardie, et n'ayant point d'affaire press�e, s'arr�ta � voir les jeux d'escrime des page 88 jeunes gar�ons et la lutte des enfants. Entre ces derniers, Eum�ne eut tant de succ�s, il montra tant d'adresse et de courage, qu'il plut � ce prince, qui l'emmena avec lui. Mais je trouve plus vraisemblable le r�cit de ceux qui assurent que Philippe le prit aupr�s de sa personne, et l'avan�a, parce que le p�re d'Eum�ne �tait son h�te et son ami. Apr�s la mort de ce prince, comme il parut ne le c�der, ni en prudence, ni en fid�lit�, � aucun des amis d'Alexandre, le nouveau roi le nomma son premier secr�taire; mais il le traita toujours avec autant de distinction que ceux qui avaient le plus de part � son amiti� et � sa confiance : aussi, dans son exp�dition de l'Inde, il l'envoya commander un corps d'arm�e; et lorsque, apr�s la mort d'�phestion, il nomma Perdiccas pour remplir sa place, Eum�ne eut le gouvernement de Perdiccas. Quand Alexandre fut mort, N�optol�me, qui avait �t� son grand �cuyer, ayant dit un jour qu'il portait le bouclier et la lance de ce prince pendant qu'Eum�ne le suivait avec son �critoire et ses tablettes, il ne fit que pr�ter � rire aux Mac�doniens, qui n'ignoraient pas qu'outre bien d'autres honneurs qu'Alexandre avait d�cern�s � Eum�ne, il l'avait encore honor� de son alliance. Barsine, fille d'Artabaze, la premi�re femme qu'Alexandre e�t aim�e en Asie, et dont il avait eu un fils, nomm� Hercule, avait deux s�urs; et lorsque Alexandre choisit des femmes dans les plus nobles familles des Perses, pour les faire �pouser � ses compagnons d'armes, il donna � Ptol�m�e une des s�urs de Barsine, nomm�e Apama; et � Eum�ne, Maria, la seconde, qui s'appelait aussi Barsine (02). [2] II. Cependant il encourut souvent la disgr�ce d'Alexandre, et se vit plus d'une fois en danger � cause d'�phestion. Ce favori d'Alexandre ayant un jour donn� au joueur de fl�te �vius page 89 un logement que les domestiques d'Eum�ne avaient d�j� retenu pour lui, Eum�ne alla tout en col�re, accompagn� de Mentor, trouver Alexandre, en criant que ce qu'on avait de mieux � faire �tait de jeter les armes et d'apprendre � jouer de la fl�te, ou � r�citer des trag�dies. Alexandre, irrit� d'abord contre lui, fit ensuite de vives r�primandes � �phestion; mais changeant bient�t de disposition, il sut tr�s mauvais gr� � Eum�ne de ses plaintes, et trouva qu'il avait parl� avec plus d'insolence contre lui que de libert� contre �phestion. Dans la suite, lorsque Alexandre voulut envoyer N�arque avec sa flotte, pour reconna�tre les c�tes de l'Oc�an, comme il n'avait point d'argent dans son tr�sor, il en emprunta de ses amis. Eum�ne, � qui on avait demand� trois cents talents (03), n'en donna que cent; encore le fit-il de mauvaise gr�ce et en disant qu'il avait eu bien de la peine � les tirer de ses receveurs. Alexandre, sans lui faire aucun reproche refusa son argent; mais il commanda � ses valets de mettre secr�tement le feu � la tente d'Eum�ne, afin de le convaincre de mensonge lorsqu'il transporterait son argent. La tente fut enti�rement br�l�e, et Alexandre eut � se repentir de l'ordre qu'il avait donn� ; car tous les papiers qu'Eum�ne avait en sa garde furent consum�s. L'or et l'argent que le feu avait fondus en lingots se mont�rent � plus de mille talents (04), dont Alexandre ne prit rien; il �crivit aux satrapes et � ses g�n�raux d'envoyer des copies de toutes les d�p�ches que le feu avait consum�es, et il les fit remettre � Eum�ne. Un pr�sent qu'Alexandre avait fait � �phestion, occasionna une seconde querelle entre celui-ci et Eum�ne; ils se dirent mutuellement beaucoup d'injures, et d'abord Eum�ne n'en fut pas moins bien trait� de ce prince. Mais peu de temps apr�s �phestion �tant mort, le roi, qui en �tait inconsolable, t�moignait du ressentiment et de l'aigreur � tous ceux qu'il croyait avoir �t� jaloux d'�phestion pendant sa vie, et s'�tre r�jouis de sa mort. Il en soup�onnait surtout Eum�ne, et lui reprochait souvent les querelles qu'il avait eues page 90 avec lui, et les injures qu'il lui avait dites. Mais Eum�ne, en homme adroit et insinuant, chercha le rem�de de sa disgr�ce dans ce qui l'avait caus�e. Il s'�tudia � seconder les d�sirs et le z�le d'Alexandre pour honorer la m�moire d'�phestion; il lui sugg�ra de nouveaux moyens de relever ses obs�ques, et fournit avec autant d'empressement que de profusion aux frais de ses fun�railles et � la construction de son tombeau. [3] III. La mort d'Alexandre fit na�tre une vive dispute entre la phalange mac�donienne et les courtisans de ce prince. Eum�ne �tait port� d'inclination pour ces derniers; mais dans ses conversations il affectait une neutralit� convenable, disait-il, � un simple particulier, qui, en sa qualit� d'�tranger, ne devait pas se m�ler des disputes des Mac�doniens. Les autres courtisans �tant sortis de Babylone, il resta dans la ville, o� il parvint � adoucir le plus grand nombre des gens de guerre, et les disposa � des voies d'accommodement. Lors donc qu'une entrevue des g�n�raux eut apais� les premiers troubles, et qu'ils partag�rent entre eux les gouvernements des provinces et les commandements des arm�es, Eum�ne eut la Cappadoce, la Paphlagonie, et toute la c�te qui est au-dessous de la mer du Pont jusqu'� Trapezunte; elle n'�tait pas encore sous la domination des Mac�doniens, et Ariarathe en �tait roi; mais L�onatus et Antigonus �taient charg�s d'y conduire Eum�ne avec une puissante arm�e, et de l'�tablir satrape de cette contr�e. IV. Antigonus n'eut aucun �gard � ce que Perdiccas lui avait �crit � ce sujet; rempli des plus hautes esp�rances, il m�prisait tous les autres g�n�raux. L�onatus donc entreprit cette conqu�te pour Eum�ne, et descendit en Phrygie ; mais H�cat�e, tyran des Cardianiens, l'�tant venu prier de donner plut�t du secours � Antipater et aux Mac�doniens assi�g�s dans la ville de Lamia (05), il consentit � cette exp�dition, et pressa Eum�ne de l'y accompagner, et de se r�concilier avec H�cat�e; car il y avait entre lui et ce tyran une d�fiance mu- page 91 tuelle, suite de quelques d�m�l�s que leurs p�res avaient eus sur le gouvernement de leur patrie. Souvent m�me Eum�ne, du vivant d'Alexandre, accusait ouvertement H�cat�e de tyrannie, et sollicitait le roi de rendre la libert� aux Cardianiens. Il d�tournait donc L�onatus de cette guerre contre les Grecs : � Je crains, lui disait-il, qu'Antipater, autant pour faire plaisir � H�cat�e que par la vieille haine qu'il a contre moi, ne me fasse mourir. � Alors L�onatus, se fiant pleinement � Eum�ne, ne lui laissa rien ignorer de ses v�ritables desseins. Il lui avoua que le secours qu'il promettait � Antipater n'�tait qu'un pr�texte, et qu'il �tait r�solu de passer en Mac�doine pour s'en rendre ma�tre; il lui montra des lettres de Cl�op�tre (06), qui lui proposait de venir � Pella et lui promettait de l'�pouser. Eum�ne, soit crainte d'Antipater, soit mauvaise opinion de L�onatus, en qui il ne voyait qu'un homme inconsid�r�, plein d'un emportement t�m�raire, partit la nuit m�me avec toute sa suite, compos�e de trois cents chevaux et de deux cents domestiques bien arm�s. Il avait en or cinq mille talents (07), avec lesquels il se retira aupr�s de Perdiccas, � qui il d�clara les projets de L�onatus. Cette d�marche lui donna tout de suite le plus grand cr�dit aupr�s de Perdiccas, qui le fit entrer dans tous ses conseils. V. Peu de temps apr�s Perdiccas le conduisit en Cappadoce, � la t�te d'une arm�e qu'il commandait lui-m�me. Ariarathe fut pris, la province subjugu�e; et Eum�ne, d�clar� satrape, donna aussit�t � ses amis les gouvernements des villes de la Cappadoce, y �tablit des commandants pour les garnisons, nomma les juges et les intendants qu'il voulut, sans que Perdiccas se m�l�t en rien de ces choix. Il partit ensuite avec ce prince, pour m�nager son amiti�, et pour ne pas trop s'�loigner des autres rois. [4] Mais Perdiccas, qui se croyait s�r du succ�s de ses desseins, et qui voyait aussi que les pays qu'il laissait derri�re lui ne pouvaient �tre contenus que par un homme fid�le et actif, renvoya Eum�ne de Cilicie, en appa- rence pour le laisser dans son gouvernement, mais en effet pour tenir dans la soumission l'Arm�nie, qui, contigu� � ses �tats, �tait troubl�e par N�optol�me, homme enfl� d'orgueil et rempli d'une vaine confiance. Emm�ne essaya de le gagner par la persuasion; et ayant trouv� la phalange mac�donienne pleine de fiert� et d'audace, il forma, pour �tre en �tat de lui tenir t�te, un corps de cavalerie, compos� des naturels du pays qui savaient monter � cheval, et leur accorda des immunit�s et des exemptions d'imp�ts; il acheta m�me des chevaux, qu'il donna � ceux de ses officiers en qui il avait le plus de confiance; aiguisa leur courage par les r�compenses et les dons qu'il leur distribua, et endurcit leurs corps � la fatigue par des exercices et des mouvements continuels. Aussi, de tous ces Mac�doniens, les uns furent fort surpris, les autres tr�s rassur�s, lorsqu'ils virent qu'en si peu de temps il avait rassembl� autour de sa personne six mille trois cents chevaux. [5] VI. Cependant Crat�re et Antipater, apr�s avoir soumis les Grecs, pass�rent en Asie, pour y d�truire la puissance de Perdiccas; et l'on annon�ait, d�j� qu'ils �taient pr�ts � se jeter dans la Cappadoce. Perdiccas, qui se pr�parait � faire la guerre contre Ptol�m�e, donna � Eum�ne le commandement g�n�ral de toutes les troupes d'Arm�nie et de Cappadoce; il �crivit � Alc�tas et � N�optol�me d'ob�ir � Eum�ne, � qui il mandait en m�me temps de tout ordonner comme il le jugerait � propos. Alc�tas refusa nettement de prendre part � cette exp�dition, parce que les Mac�doniens qu'il commandait avaient honte de combattre contre Antipater, et que m�me, par affection pour Crat�re, ils �taient tout dispos�s � lui ob�ir. N�optol�me ne se cachait pas de la trahison qu'il tramait contre Eum�ne; au lieu de suivre l'ordre qu'il avait re�u de se joindre � lui, il rangea son arm�e en bataille, et l'attaqua. Eum�ne recueillit en cette occasion les premiers fruits de sa pr�voyance et de ses sages pr�paratifs. Son infanterie fut battue; mais avec sa cavalerie il mit N�optol�me en fuite, page 93 prit tous ses bagages, et, revenant sur la phalange ennemie qui s'�tait d�band�e � la poursuite de son infanterie, il lui fit mettre bas les armes, et l'incorpora dans ses troupes, apr�s lui avoir fait pr�ter serment de fid�lit�. VII. N�optol�me ayant ralli� quelques fuyards, se r�fugia aupr�s de Crat�re et d'Antipater, qui envoy�rent une ambassade � Eum�ne, pour l'inviter � passer dans leur parti; ils lui promettaient de lui assurer la libre jouissance de son gouvernement, et d'y joindre m�me d'autres provinces avec de nouvelles troupes, � la seule condition de devenir l'ami d'Antipater, et de ne pas renoncer � l'amiti� de Crat�re. � Mon ancienne liaison avec Antipater, r�pondit Eum�ne aux ambassadeurs, ne me permet pas de devenir son ami, lorsque je le vois traiter hostilement le mien; je suis pr�t � r�concilier Crat�re avec Perdiccas, � cimenter m�me leur amiti� � des conditions justes et raisonnables; mais si Crat�re entreprend de lui enlever ses �tats, je le d�fendrai contre l'injustice de ses agresseurs, tant qu'il me restera une goutte de sang; et j'abandonnerai mon corps et ma vie, plut�t que de trahir la foi que je lui ai jur�e. � [6] D'apr�s cette r�ponse, Antipater et Crat�re d�lib�raient � loisir sur le parti qu'ils devaient prendre dans une affaire si importante, lorsqu'ils virent arriver N�optol�me qui venait leur apprendre sa d�faite, et les presser l'un et l'autre de le secourir. Il s'adressa surtout � Crat�re : � Les Mac�doniens, lui dit-il, d�sirent vivement de vous avoir pour chef; ils n'auront pas plut�t vu votre chapeau � la mac�donienne, et entendu votre voix, qu'ils iront se rendre � vous avec leurs armes. � Il est vrai que Crat�re jouissait d'une si grande r�putation parmi les Mac�doniens, qu'apr�s la mort d'Alexandre ils l'avaient la plupart d�sir� pour roi, se souvenant que son affection pour eux lui avait fait encourir plus d'une fois la disgr�ce de ce prince. Lorsque Alexandre affectait les mani�res des Perses, Crat�re cherchait � l'en �loigner, et d�fendait les coutumes de son pays, que le roi commen�ait � d�daigner, page 94 pour se livrer au faste et � l'orgueil des Barbares. Crat�re envoya donc Antipater en Cilicie, et prenant lui-m�me la plus grande partie de l'arm�e, il marcha avec N�optol�me contre Eum�ne, persuad� que, n'�tant pas attendu, il �craserait ais�ment ses troupes, qui, dans la joie d'une victoire r�cente, devaient �tre en d�sordre, et ne songer qu'� faire bonne ch�re. VIII. Qu'Eum�ne e�t pr�vu de bonne heure l'arriv�e de Crat�re, et qu'il se f�t pr�par� � le bien recevoir, c'est le fait d'un g�n�ral vigilant et sage, et non la preuve d'une extr�me habilet�; mais d'avoir su d�rober � ses ennemis la connaissance de tout ce qu'il lui importait de leur laisser ignorer, d'avoir tu � ses troupes le nom du g�n�ral qu'elles avaient en t�te, et de leur avoir fait attaquer Crat�re sans qu'elles sussent qui elles allaient combattre; c'est, � mon avis, le chef-d'oeuvre d'un grand capitaine. Il fit donc courir le bruit que c'�taient N�optol�me et Pigr�s qui revenaient � la t�te d'une troupe de cavaliers de Cappadoce et de Paphlagonie. Il avait r�solu de d�camper la nuit; mais il fut surpris par le sommeil, et eut une vision fort singuli�re : il crut voir deux Alexandre pr�ts � combattre l'un contre l'autre, chacun � la t�te de sa phalange; Minerve vint au secours de l'un, et C�r�s � la d�fense de l'autre; apr�s un combat sanglant, le prot�g� de Minerve fut vaincu, et C�r�s fit une couronne d'�pis, qu'elle mit sur la t�te du vainqueur (08). Eum�ne ne douta point que ce songe ne lui f�t favorable, parce qu'il combattait pour un pays excellent, d�j� tout couvert d'�pis; car cette terre �tait tout ensemenc�e, et offrait le spectacle d'une campagne qui, apr�s une longue paix, est couronn�e de riches moissons. Sa confiance s'accrut encore lorsqu'il sut que le mot de la bataille �tait, pour les ennemis, Minerve et Alexandre : il donna � ses troupes celui de C�r�s et Alexandre, et commanda � tous page 95 ses soldats de mettre sur leurs t�tes des couronnes d'�pis, et d'en entourer leurs armes. Il fut plusieurs fois sur le point de d�clarer � ses capitaines et � ses officiers � quel g�n�ral ils avaient affaire, n'osant prendre sur lui de garder seul un secret qu'il �tait peut-�tre n�cessaire de leur r�v�ler; mais enfin il s'en tint � sa premi�re r�solution, et ne confia ce danger qu'� sa pens�e. [7] IX. Quand il rangea son arm�e en bataille, il ne mit aucun Mac�donien en face de Crat�re; il lui opposa deux corps de cavalerie �trang�re, command�s, l'un par Pharnabaze, fils d'Artabaze, l'autre par Ph�nix de T�n�dos, avec ordre de courir � l'ennemi aussit�t qu'il serait � leur vue, et de le charger vivement, sans lui donner le temps de se retirer, ni de parler, sans recevoir aucun des h�rauts qu'il pourrait envoyer; car ce qu'il craignait le plus, c'�tait que les Mac�doniens, s'ils venaient � reconna�tre Crat�re, ne passassent aussit�t dans son arm�e. Pour lui, avec l'�lite de sa cavalerie, qui formait un corps de trois cents hommes, il se pla�a � l'aile droite, o� il devait combattre contre N�optol�me. Quand les soldats d'Eum�ne eurent pass� une colline qui s�parait les deux arm�es, et qu'ils aper�urent les ennemis, ils fondirent sur eux avec tant d'imp�tuosit�, que Crat�re, �tonn�, maudit mille fois N�optol�me, qui lui avait donn� la fausse esp�rance de la d�sertion des Mac�doniens; il exhorta n�anmoins ses officiers � combattre avec courage, et chargea vigoureusement l'ennemi. Le premier choc fut des plus rudes ; les lances vol�rent bient�t en �clats, et on en vint aux �p�es. Crat�re, bien loin de d�shonorer la m�moire d'Alexandre, fit mordre la poussi�re � plusieurs ennemis, et renversa plus d'une fois tout ce qui lui faisait r�sistance; enfin, bless� dans le flanc par un Thrace, il tomba de cheval. Les ennemis pass�rent pr�s de lui sans le reconna�tre; le seul Gorias, un des officiers d'Eum�ne, le reconnut, et ayant mis pied � terre, il pla�a une garde autour de lui, comme il �tait pr�t � rendre le dernier soupir. page 96 X. N�optol�me, de son c�t�, attaqua le corps que commandait Eum�ne. L'ancienne haine dont ils �taient anim�s l'un contre l'autre, et la col�re qui les transportait dans l'action, les aveuglaient tellement qu'ils firent deux attaques sans se rencontrer; ils se reconnurent � la troisi�me, et mettant aussit�t l'�p�e � la main, ils fondirent l'un sur l'autre en jetant de grands cris. Leurs chevaux, qui couraient avec imp�tuosit�, se heurt�rent de front comme deux gal�res qui vont � l'abordage; alors, abandonnant la bride, ils se saisissent des mains, s'efforcent de s'arracher les casques et de rompre les courroies de leurs cuirasses. Pendant qu'ils sont ainsi aux prises l'un contre l'autre, les chevaux s'�chappent, et ils tombent tous deux � terre, mais, au lieu de se l�cher mutuellement, ils continuent � lutter avec la m�me force. N�optol�me s'�tant relev� le premier, Eum�ne lui coupe le jarret, et se rel�ve aussit�t lui-m�me. Son ennemi ne pouvant se soutenir sur sa jambe bless�e, et forc� de mettre un genou en terre, se d�fendait n�anmoins d'en bas avec beaucoup de courage, mais il ne pouvait porter aucun coup mortel; bless� enfin � la gorge, il tombe �tendu par terre. Emm�ne, aveugl� par sa col�re et par sa haine inv�t�r�e, lui arrache ses armes et l'accable d'injures, sans s'apercevoir que N�optol�me tenait encore son �p�e : il l'en frappe dans l'aine, au d�faut de la cuirasse; mais le coup, port� par une main d�faillante, fit � Eum�ne plus de peur que de mal. XI. Eum�ne, apr�s l'avoir d�pouill� de ses armes, sentit lui-m�me les douleurs d� ses blessures, car il avait les cuisses et les bras perc�s de coups : cependant il remonte � cheval, et court � l'aile droite, o� il croyait que les ennemis tenaient encore ferme. L�, ayant appris que Crat�re avait �t� tu�, il court � lui � toute bride, il le trouve respirant encore, et n'ayant pas perdu toute connaissance; il met pied � terre, et, fondant en larmes, lui tend la main, d�plore son infortune, maudit N�optol�me, et g�mit sur la n�cessit� o� on l'a r�duit de combattre contre son compagnon et son ami, et de lui por- page 97 ter ou de recevoir de lui un coup funeste. [8] Cette seconde bataille qu'Eum�ne gagna � dix jours de la premi�re, et dans laquelle il avait vaincu l'un de ses ennemis par sa prudence, et l'autre par son courage, accrut beaucoup sa r�putation ; mais elle alluma contre lui une haine et une envie extr�mes, et parmi ses alli�s autant que parmi ses ennemis; ils voyaient tous avec la plus grande peine qu'un �tranger e�t, avec les armes et les bras des Mac�doniens, d�fait et tu� le premier et le plus c�l�bre de leurs capitaines. Si la nouvelle de la mort de Crat�re f�t parvenue plus t�t � Perdiccas, aucun autre que lui n'e�t r�gn� sur les Mac�doniens; mais elle n'arriva � son arm�e que deux jours apr�s que Perdiccas eut �t� tu� en �gypte dans une s�dition. Les Mac�doniens n'eurent pas plut�t appris la mort de Crat�re, qu'ils prononc�rent contre Eum�ne une sentence de proscription, et qu'ils charg�rent Antigonos et Antipater de marcher contre lui. XII. Eum�ne ayant rencontr� les haras du roi qui passaient sur le mont Ida (09), prit les chevaux dont il avait besoin, et en envoya la d�charge � ceux qui en avaient l'intendance. Antipater l'ayant appris : � J'admire, dit-il, en riant, la pr�voyance d'Eum�ne, qui s'imagine qu'il nous rendra ou qu'il nous demandera compte des biens du roi. � Eum�ne, dont la cavalerie faisait la principale force, qui d'ailleurs avait l'ambition de faire voir � Cl�op�tre toute sa puissance, voulait livrer bataille aupr�s de Sardes, dans les plaines de la Lydie; mais � la pri�re de cette princesse, qui craignait qu'Antipater ne la soup�onn�t d'intelligence avec Eum�ne, il gagna la haute Phrygie, et hiverna dans la ville de C�l�nes, o� Alc�tas, Pol�mon et Docimus, lui ayant disput� le commandement de l'arm�e : � Voil� bien, dit Eum�ne, ce qu'on dit commun�ment : personne ne tient compte du danger de tout perdre (10). � Il avait promis � ses soldats de les payer dans trois jours; mais page 98 comme il manquait d'argent, il leur vendit les fermes et les ch�teaux du pays avec les troupeaux et les hommes, qui s'y trouvaient en grand nombre. Les capitaines et les chefs des mercenaires qui avaient fait ces acquisitions s'en emparaient de force, avec les machines et les batteries qu'Eum�ne leur fournissait, et du butin qu'ils y faisaient, ils acquittaient la paie de leurs soldats. Cette conduite rendit tellement � Eum�ne l'affection des troupes, que les officiers des ennemis ayant jet� dans le camp des billets par lesquels ils promettaient cent talents (11) et de grands honneurs � quiconque tuerait Eum�ne, les Mac�doniens, indign�s, arr�t�rent sur-le-champ que mille de leurs principaux officiers feraient tour � tour aupr�s de lui les fonctions de gardes du corps; qu'ils seraient sans cesse � ses c�t�s, et passeraient la nuit devant sa tente. Tous les officiers s'y pr�t�rent volontiers, et re�urent de lui avec plaisir les marques d'honneurs que les rois de Mac�doine donnaient � leurs amis; car Eum�ne avait le droit de distribuer des chapeaux, des manteaux de pourpre � la fa�on du pays; et ces sortes de pr�sents passaient chez les Mac�doniens pour les plus honorables qu'un roi p�t faire. [9] XIII. La prosp�rit� �l�ve les �mes naturellement faibles et petites, qui, vues de ce degr� d'�l�vation o� la fortune les a plac�es, paraissaient avoir un certain air de grandeur et de dignit� ; mais l'homme v�ritablement grand et ferme montre bien mieux dans l'adversit� la grandeur naturelle de son caract�re, et tel parut Eum�ne. Trahi par un des siens, battu et poursuivi par Antigonus, dans le pays des Orciniens (12) en Cappadoce, il ne donna pas au tra�tre le temps de fuir chez les ennemis; il le fit arr�ter et pendre sur-le-champ. Au milieu de sa fuite, il revint tout � coup sur ses pas, et, prenant un chemin oppos� � celui des ennemis qui le poursuivaient, il page 99 passa pr�s d'eux sans �tre aper�u, et arriv� sur le champ de bataille o� il venait d'�tre vaincu, il y campa, fit ramasser les corps de ceux qui avaient p�ri dans le combat, construisit un b�cher avec les portes des maisons de-tous les villages voisins, br�la s�par�ment les corps des capitaines et ceux des soldats ; et apr�s leur avoir �lev� des monceaux de terre pour tombeaux, il d�campa. Antigonus, qui revint bient�t apr�s dans le m�me endroit, ne pouvait assez admirer son audace et sa fermet�. XIV. Ayant rencontr� dans sa route les bagages d'Antigonus, il lui �tait facile de faire prisonniers un tr�s grand nombre d'hommes libres et d'esclaves, de s'emparer de toutes les richesses que ce prince avait amass�es dans tant de guerres et de pillages; s'il n'e�t pas craint que ses soldats, appesantis dans leur fuite par ce butin immense, n'eussent plus la force de soutenir des courses continuelles, ni la patience d'attendre que le temps, dont il esp�rait le plus pour le succ�s de cette guerre oblige�t Antigonus de porter ailleurs ses pas. Mais comme il �tait presque impossible d'emp�cher les Mac�doniens de se jeter sur une proie qu'ils avaient sous la main, il leur ordonna de prendre leur repas, de faire repa�tre leurs chevaux et de marcher ensuite � l'ennemi. Cependant il fit dire secr�tement � M�nandre, qui �tait charg� de la conduite du bagage, qu'�tant depuis longtemps son ami et lui voulant toujours du bien, il l'avertissait de pourvoir � sa s�ret�, de quitter au plus t�t la plaine, o� il serait facilement enlev�, et de se retirer au pied de la montagne, qui n'�tait pas accessible � la cavalerie, o� il ne pourrait �tre envelopp�. M�nandre ayant senti dans quel danger il �tait, gagna sur-le-champ la montagne. Alors Eum�ne fit partir ouvertement ses coureurs pour battre la plaine, et donna l'ordre de brider les chevaux, comme devant les mener tout de suite � l'ennemi. Dans ce moment les coureurs �tant venus rapporter que M�nandre avait gagn� des lieux tr�s difficiles o� il ne pouvait �tre forc�, Eum�ne, affectant le plus grand chagrin, fit continuer la page 100 marche. Lorsque M�nandre raconta ce trait � Antigonus, tous les Mac�doniens qui �taient pr�sents lou�rent fort Eum�ne, et t�moign�rent de l'affection pour un g�n�ral qui, pouvant r�duire leurs enfants � l'esclavage et d�shonorer leurs femmes, les avait �pargn�s et avait favoris� leur fuite. "Mes amis, leur dit Antigonus, ce n'est pas par int�r�t pour nous qu'il les a trait�s ainsi ; c'est qu'il a craint de se donner des entraves qui pouvaient l'arr�ter dans sa retraite." [10] XV. Cependant Eum�ne, qui, fuyant toujours devant Antigonus, errait de tous c�t�s, conseilla � la plupart de ses soldats de se retirer, soit qu'il voul�t pourvoir � leur s�ret�, soit qu'il craign�t ale tra�ner apr�s lui une troupe trop faible pour combattre, et trop nombreuse pour cacher sa fuite. Il alla s'enfermer dans Nora, lieu fort d'assiette sur les confins de la Lycaonie et de la Cappadoce, n'ayant avec lui que cinq cents chevaux et deux cents hommes de pied. L�, plusieurs de ses amis qui ne purent supporter les incommodit�s de ce s�jour, et la disette o� ils se trouvaient, lui ayant demand� leur cong�, il les embrassa tous, les combla de t�moignages d'amiti�, et leur permit d'aller o� ils voudraient. Antigonus l'avait suivi de pr�s, et avant de mettre le si�ge devant la place il lui fit proposer une conf�rence. Eum�ne r�pondit qu'Antigonus avait aupr�s de lui plusieurs amis et plusieurs capitaines qui pourraient le remplacer; mais qu'aucun de ceux qu'il s'�tait charg� de d�fendre, n'�tait capable de commander � sa place ; que s'il voulait avoir une conf�rence, il n'avait qu'� lui envoyer des otages. Antigonus lui ayant fait dire par un second message que c'�tait � lui � venir trouver celui qui �tait le plus fort : " Tant que je serai ma�tre de mon �p�e, r�pliqua Eum�ne, je ne croirai personne plus fort que moi. � Antigonus envoya donc pour otage, comme Eum�ne l'avait demand�, Ptol�m�e son propre neveu, et Eum�ne se rendit aupr�s de lui. Ils se salu�rent et s'embrass�rent avec de grandes d�monstrations d'amiti�, comme ayant v�cu longtemps ensemble dans la plus intime familiarit�. Leur entrevue page 101 fut assez longue : Eum�ne ne demanda ni s�ret� pour sa personne, ni oubli du pass�, mais son r�tablissement dans ses �tats, et la restitution de tout ce qu'on lui avait assign� pour partage. Sa grandeur d'�me et sa hardiesse �tonn�rent et remplirent d'admiration tous ceux qui �taient pr�sents � cette conf�rence. Les Mac�doniens accouraient en foule pour voir quel homme c'�tait qu'Eum�ne ; car depuis la mort de Crat�re personne n'avait fait tant de bruit dans l'arm�e. Mais Antigonus, craignant qu'on ne lui f�t quelque violence, cria d'abord aux soldats de ne point approcher, et ensuite fit chasser � coups de pierre ceux qui s'�taient avanc�s. Enfin, prenant Eum�ne entre ses bras, il tit �carter la foule par ses gardes, et eut encore assez de peine � le reconduire en s�ret�. [11] XVI. D�s qu'il s'en fut retourn�, Antigonus environna de murailles le fort de Nora, y laissa un corps de troupes pour continuer le si�ge, et partit avec le reste de son arm�e. La place �tait abondamment pourvue de bl�, d'eau et de sel, mais elle manquait de toute autre esp�ce de nourriture qui p�t rendre le pain plus agr�able � manger. Cependant Eum�ne, avec le peu qu'il avait et malgr� le si�ge, traitait de son mieux ses compagnons d'armes, et, les invitant tour � tour � sa table, il assaisonnait ses repas d'un conversation pleine de gr�ces et d'une aimable familiarit�. Son air doux et gracieux ne ressemblait pas � celui d'un guerrier qui avait toujours �t� sous les armes. Il avait la taille belle, la fra�cheur d'un jeune homme, et une telle proportion dans toutes les parties de son corps, que l'art le plus parfait n'aurait pu la surpasser. Il avait peu d'�loquence, mais son style �tait doux et persuasif, comme on peut en juger par ses lettres. Rien n'incommodait tant ses soldats que l'espace �troit o� ils �taient resserr�s; enferm�s dans de petites maisons, n'ayant qu'un terrain de deux stades de circuit (13), ils pouvaient � peine s'y retourner, et faire quelque exercice apr�s les repas; leurs chevaux m�me, faute d'action, devenaient lourds et pesants. page 102 Eum�ne, pour dissiper cette langueur caus�e par leur oisivet�, et pour les rendre aussi plus l�gers � la fuite, si elle devenait n�cessaire, leur assigna pour lieu d'exercice la plus grande maison qui f�t dans la place, et qui avait quatorze coud�es de long; il leur ordonna de s'y promener d'abord lentement, et ensuite de doubler peu � peu le pas. Pour les chevaux, il les faisait suspendre les uns apr�s les autres avec de longues sangles attach�es au plancher, et qu'on leur passait sous le cou; apr�s quoi on les �levait en l'air par le moyen de poulies, de mani�re qu'ils n'�taient appuy�s que sur les pieds de derri�re, et que, des pieds de devant, ils touchaient � peine la terre du bout de la pince. Dans cette position, les palefreniers les excitaient par leurs cris et par les coups de fouet qu'ils leur donnaient. Ces animaux, pleins de fureur, ruaient de leurs pieds de derri�re et s'agitaient avec violence; en cherchent � s'appuyer de leurs pieds de devant et � frapper la terre, ils donnaient � tout leur corps une tension si forte, qu'ils �taient tout essouffl�s et couverts de sueur. Cet exercice �tait aussi propre � leur donner de la force qu'� les rendre souples et agiles; on leur faisait manger ensuite leur orge pil�e, afin qu'il f�t plus facile et plus prompt � dig�rer. [12] XVII. Pendant que le si�ge tra�nait en longueur, Antigonus apprit qu'Antipater �tait mort en Mac�doine, et que les intrigues de Cassandre et de Polyperchon y excitaient de grands troubles : concevant alors les plus grandes esp�rances, et embrassant d�j� tout l'empire dans ses vastes pens�es, il voulut avoir Eum�ne pour ami et pour second dans l'ex�cution de ses projets. Il lui d�puta donc Hi�ronyme, pour lui proposer un trait� de paix, avec une formule de serment, � laquelle Eum�ne fit quelque changement, apr�s avoir pris les Mac�doniens m�me qui l'assi�geaient pour juges de celui des deux serments qui �tait le plus juste. Antigonus, au commencement du sien, ne disait qu'un mot en passant de la maison royale, et dans le reste du serment il ne liait Eum�ne qu'� lui. Eum�ne, au contraire, dans celui qu'il proposait, nommait page 103 Olympias la premi�re, avec les rois ses enfants ; il jurait ensuite, non qu'il s'attacherait � Antigonus seul, et qu'il aurait les m�mes amis et les m�mes ennemis que lui; mais qu'il servirait Olympias et les princes, dont les amis et les ennemis seraient aussi les siens. Ce serment ayant paru le plus �quitable, les Mac�doniens le lui firent pr�ter, et aussit�t levant le si�ge, ils envoy�rent vers Antigonus, afin qu'il se li�t � Eum�ne par le m�me serment. Eum�ne rendit aux Cappadociens tous leurs otages qu'il avait � Nora; et ceux qui les re�urent lui donn�rent en �change des chevaux, des b�tes de somme et des tentes. Il rallia tous ceux de ses soldats qui, ayant fui apr�s la perte de la bataille, erraient dans la campagne. Il en forma un corps d'environ mille chevaux, avec lesquels il se retira pr�cipitamment; car il craignait toujours Antigonus, et il avait raison; non seulement ce prince envoya ordre de l'assi�ger de nouveau et de l'enfermer de murailles, mais encore il �crivit une lettre pleine d'aigreur aux Mac�doniens qui avaient approuv� la correction qu'Eum�ne avait faite � son serment. [13] XVIII. Pendant qu'Eum�ne errait de c�t� et d'autre, on lui apporta des lettres de la part de ceux qui, en Mac�doine, craignaient l'agrandissement d'Antigonus ; Olympias l'appelait aupr�s d'elle pour se charger de la tutelle et de l'�ducation du fils d'Alexandre, qu'on cherchait � faire p�rir. Poliyperchon et le roi Philippe lui mandaient de se mettre � la t�te de l'arm�e qui �tait en Cappadoce, et d'aller faire la guerre � Antigonus ; de prendre dans le tr�sor de Cyndes cinq cents talents (14) pour r�parer ses propres pertes, et autant qu'il en aurait besoin pour les frais de la guerre. Ils firent passer le m�me ordre � Antig�nes et � Teutame, commandants des Argyraspides. Ces deux officiers ayant re�u ces lettres, se pr�sent�rent � Eum�ne avec tous les dehors de l'amiti� ; mais ils ne purent cacher la jalousie dont ils �taient remplis, ne se croyant pas faits pour servir sous Eum�ne. Celui-ci, afin d'apaiser leur en- page 104 vie, dit qu'il n'avait pas besoin de l'argent qu'on lui avait assign� sur ce tr�sor, et ne voulut en rien prendre; il chercha dans la superstition un rem�de � leur ambition et � leur jalousie, qui leur faisaient refuser d'ob�ir, quoiqu'ils fussent incapables de commander. Il leur dit qu'Alexandre lui avait apparu pendant son sommeil, et lui avait montr� une tente par�e avec une magnificence royale, dans laquelle �tait plac� un tr�ne; que ce prince lui avait assur� que s'ils voulaient ne d�lib�rer sur leurs affaires que dans cette tente, il y serait toujours pr�sent lui-m�me, pour les seconder dans tous leurs desseins et dans toutes leurs entreprises, pourvu qu'ils les commen�assent sous ses auspices. Antig�nes et Teutame, qui ne voulaient pas aller tenir le conseil chez Eum�ne, comme il e�t cru lui-m�me contraire � sa dignit� qu'on le v�t � leur porte, se laiss�rent facilement persuader par cette vision. Ils dress�rent donc une tente magnifique, o� ils plac�rent un tr�ne, qu'ils appel�rent le tr�ne d'Alexandre ; et c'�tait l� qu'ils s'assemblaient pour d�lib�rer sur leurs plus grands int�r�ts. XIX. Ils s'�taient mis en marche vers les hautes provinces, lorsque Peucestas, un ami d'Eum�ne, �tant venu les joindre avec les autres satrapes, ils r�unirent toutes leurs troupes, qui, par leur nombre et par la richesse de leur �quipage, relev�rent beaucoup la confiance des Mac�doniens. Mais la licence dans laquelle ces troupes vivaient depuis la mort d'Alexandre les avait rendus si indociles, si recherch�s dans leur mani�re de vivre ; elle leur avait inspir� un orgueil si tyrannique, accru encore par l'arrogance des Barbares, que les soldats ne pouvaient ni s'accorder, ni se supporter les uns les autres. On les voyait flatter sans mesure les Mac�doniens, faire pour eux les frais des festins et des sacrifices; en sorte qu'en peu de temps le camp ne fut plus qu'un lieu de dissolution et de d�bauche, et les soldats, une multitude indisciplin�e dont on achetait les suffrages, comme on fait dans un gouvernement d�mocratique, pour parvenir aux dignit�s et page 105 aux emplois. Eum�ne s'�tant aper�u qu'ils se m�prisaient r�ciproquement, mais qu'ils le craignaient tous, et qu'ils cherchaient une occasion de se d�faire de lui, feignit d'avoir besoin d'argent, et emprunta des sommes consid�rables � ceux qui le ha�ssaient le plus, afin de forcer leur confiance, et de les int�resser � sa s�ret� par la crainte de perdre ce qu'ils lui avaient pr�t�. Ainsi l'argent d'autrui devint sa propre sauvegarde ; et au lieu que les autres en donnent pour sauver leur vie, il mit la sienne en s�ret�, en empruntant celui des autres. [14] Tant que les Mac�doniens n'eurent rien � craindre des ennemis, ils se livr�rent � tous ceux qui voulurent les corrompre; ils se trouvaient � leur lever pour leur faire la cour, et se faisaient les satellites de ceux qui briguaient leurs suffrages pour s'�lever au commandement. Mais d�s qu'ils virent Antigonus camp� aupr�s d'eux avec une puissante arm�e, les affaires elles-m�mes appelant, pour ainsi dire, � haute voix un v�ritable g�n�ral, non seulement les soldats tourn�rent les yeux vers Eum�ne, mais ces satrapes eux-m�mes, qui, pendant la paix et au sein d'une vie voluptueuse, affectaient tant de grandeur, lui c�d�rent le droit de commander, et se soumirent en silence � prendre le poste qui leur fut assign�. Antigonus ayant tent� le passage du fleuve Pasitigre, aucun de ces satrapes qui occupaient divers postes, pour l'en emp�cher, ne s'en aper�ut; Eum�ne seul l'arr�ta, lui livra bataille, remplit de morts le lit du fleuve, et fit quatre mille prisonniers. XX. Ce fut surtout dans une maladie d'Eum�ne que les Mac�doniens firent conna�tre qu'ils croyaient les autres capitaines faits pour ordonner des festins et des f�tes, et Eum�ne seul capable de commander et de faire la guerre. Peucestas, qui leur avait donn� en Perse un banquet magnifique, et distribu� � chaque soldat un mouton pour le sacrifice (15), croyait avoir acquis aupr�s d'eux la plus grande autorit� ; mais peu de jours apr�s, comme on �tait en marche pour aller au page 106 devant de l'ennemi, Eum�ne, attaqu� d'une maladie grave et travaill� d'insomnie, se faisait porter dans une liti�re, assez loin de l'arm�e pour ne pas en entendre le bruit. Quand ils furent un peu avanc�s, ils d�couvrirent tout � coup les ennemis, qui, ayant franchi quelques hauteurs, descendaient dans la plaine. D�s qu'ils virent briller, du sommet de ces collines, la lueur �tincelante de leurs armes dor�es, qui r�fl�chissaient les rayons du soleil; qu'ils remarqu�rent la belle ordonnance de leurs bataillons, leurs �l�phants charg�s de tours, les cottes d'armes de pourpre, qui faisaient l'ornement ordinaire de la cavalerie quand elle marchait � l'ennemi; les premiers rangs s'arr�t�rent aussit�t, et demand�rent � grands cris qu'on appel�t Eum�ne, protestant qu'ils n'avanceraient pas, s'il ne venait se mettre � leur t�te. En m�me temps ils posent leurs boucliers � terre, s'invitent mutuellement � rester o� ils sont, et d�clarent � leurs officiers qu'ils peuvent eux-m�mes se tenir tranquilles, sans combattre, afin de ne pas exposer les troupes contre les ennemis, tant qu'Eum�ne ne les commandera pas. Celui-ci en �tant inform�, ordonne aux esclaves qui le portaient de faire la plus grande diligence; et ouvrant des deux c�t�s les rideaux de sa liti�re, il tend la main aux soldats, avec un air qui t�moignait sa joie. Les soldats ne l'ont pas plut�t vu, que le saluant en langage mac�donien, ils rel�vent leurs boucliers, les frappent de leurs longues piques, et d�fient les ennemis en jetant des cris d'all�gresse, ne doutant plus de la victoire, d�s qu'ils ont avec eux leur g�n�ral. [15] Antigonus, qui avait su par des prisonniers qu'Eum�ne �tait attaqu� d'une maladie si grave qu'on le portait en liti�re, crut que, le chef �tant malade, il aurait bon march� de toutes les troupes, et se h�tait de les attaquer; mais lorsqu'en avan�ant il eut reconnu l'ordonnance de leur bataille et leur belle disposition, frapp� d'�tonnement, il resta longtemps arr�t�. Il vit ensuite la liti�re qu'on portait d'une aile � l'autre; et riant aux �clats, selon sa coutume, il dit � ses amis : � Voil� cette liti�re qui range les troupes en ba- page 107 taille pour nous combattre. � Aussit�t il fait sonner la retraite, et rentre dans son camp. XXI. A peine les troupes d'Eum�ne respiraient de la frayeur qu'elles avaient eue, que retournant � leur premi�re licence, et insultant leurs officiers, ils �tendirent dans presque toute la province de Gab�ne leurs quartiers d'hiver, qui par l� se trouv�rent si �loign�s les uns des autres, que les premiers �taient � mille stades (16) des derniers. Antigonus, qui en eut avis, revint promptement sur eux par un chemin difficile et sans eau, mais beaucoup plus court; il esp�rait qu'en tombant sur ces troupes pendant qu'elles �taient ainsi dispers�es dans leurs cantonnements, il �terait � leurs officiers la facilit� de les rassembler. Mais � peine entr� dans ce d�sert, il fut expos� � des vents si froids, � une gel�e si forte, que ses troupes, ne pouvant en soutenir la rigueur, furent forc�es de s'arr�ter, et de chercher dans le grand nombre de feux qu'elles allumaient un rem�de devenu absolument n�cessaire. Elles ne purent donc d�rober leur marche aux ennemis. Quelques-uns des Barbares qui habitaient les montagnes voisines, d'o� la vue s'�tend sur tout ce d�sert, surpris de cette grande quantit� de feux, firent partir des courriers sur des chameaux (17), pour avertir Peucestas. Il en fut si effray�, que tout hors de lui, et voyant les autres officiers dans le m�me trouble, il n'eut d'autre pens�e que de prendre la fuite, et il entra�na tous les soldats des autres quartiers qui se trouvaient sur son passage. Eum�ne calma ce trouble et dissipa leur frayeur, en leur promettant qu'il arr�terait la marche pr�cipit�e des ennemis, et qu'ils arriveraient trois jours plus tard qu'on ne les attendait. Il le leur persuada facilement, et aussit�t il d�p�cha des courriers � tous les capitaines, pour page 108 leur porter l'ordre de lever leurs quartiers, et de venir promptement le joindre. Ensuite, montant � cheval avec les officiers qui se trouvaient aupr�s de lui, il choisit un lieu fort �lev�, qui pouvait �tre vu de tous ceux qui marchaient dans ce d�sert; il y mesura un grand espace, dans lequel il fit allumer des feux de distance en distance, comme dans un v�ritable camp (18). D�s que toutes ces mesures furent ex�cut�es, et qu'Antigonus vit sur le haut des montagnes tous ces feux allum�s, le chagrin et le d�couragement s'empar�rent de lui (19) ; il ne douta pas que les ennemis, inform�s de bonne heure de sa marche, ne vinssent au-devant de lui; et ne voulant pas �tre forc� de combattre avec des soldats accabl�s d'une marche si p�nible, contre des troupes qui, s'�tant repos�es dans de bons quartiers d'hiver, �taient toutes pr�tes � agir, il abandonna le chemin plus court qu'il avait pris, et conduisit son arm�e par une route sem�e de bourgs et de villes, o� elle aurait le temps de se refaire en marchant � petites journ�es. XXII. Mais voyant que personne ne le harcelait dans sa marche, comme il arrive ordinairement lorsque deux arm�es sont si pr�s l'une de l'autre; inform� d'ailleurs par les gens du pays qu'ils n'avaient point vu de troupes dans les environs, mais seulement un grand nombre de feux, il reconnut que c'�tait un stratag�me d'Eum�ne; et, outr� de d�pit d'avoir �t� tromp�, il s'avan�a, bien r�solu de lui livrer bataille. [16] La plus grande partie des troupes d'Eum�ne, s'�tant rassembl�es aupr�s de leur chef, admir�rent sa rare prudence, et voulaient qu'il command�t seul l'arm�e. Ce t�moignage, si honorable page 109 pour lui, irrita singuli�rement les deux capitaines des Argyraspides, Antig�nes et Teutame, et ils en con�urent une telle jalousie, qu'ils form�rent le projet de le faire p�rir; ils attir�rent dans leur complot le plus grand nombre des satrapes et des officiers, et d�lib�r�rent ensemble sur les moyens et sur le temps de l'ex�cuter. Ils convinrent tous qu'il fallait se servir de lui pour cette bataille, et le tuer aussit�t apr�s. Mais Ph�dime et Eudamus, qui commandaient les �l�phants, d�couvrirent secr�tement � Eum�ne cette conjuration, non par un sentiment d'affection et de reconnaissance, mais par la seule crainte de perdre l'argent qu'ils lui avaient pr�t�. Eum�ne loua leur fid�lit�, et s'�tant retir� dans sa tente, il dit � ses amis qu'il �tait au milieu d'une troupe de b�tes f�roces. Aussit�t il fit son testament, d�chira ou br�la toutes les lettres qu'il avait re�ues, de peur qu'apr�s sa mort ceux qui lui avaient confi� leur secret ne fussent expos�s � des accusations et � des calomnies. XXIII. Lorsqu'il eut mis ordre � ses affaires, il d�lib�ra s'il abandonnerait la victoire aux ennemis, ou s'il irait, � travers la M�die et l'Arm�nie, se r�fugier dans la Cappadoce. Il ne s'arr�ta, en pr�sence de ses amis, � aucun de ces deux partis; et apr�s avoir roul� dans son esprit des projets contraires que sa situation critique lui sugg�rait, il finit par ranger son arm�e en bataille, et exhorta les Grecs et les Barbares � se bien conduire : pour les phalanges des Argyraspides, elles �taient les premi�res � l'encourager lui-m�me, et � l'assurer que les ennemis ne les attendraient pas. C'�taient les plus vieux des soldats qui avaient servi sous Philippe et sous Alexandre; tels que des athl�tes invincibles, ils n'avaient jamais �prouv� aucun �chec : ils �taient la plupart �g�s de soixante-dix ans, et les moins vieux n'en avaient pas moins de soixante. Aussi en chargeant les troupes d'Antigonus, ils leur criaient : "Sc�l�rats, c'est contre vos p�res que vous combattez". Ils tomb�rent sur eux avec furie, enfonc�rent tous ces bataillons, dont un seul ne put soutenir leur choc, et page 110 en taill�rent en pi�ces la plus grande partie. Le corps d'arm�e o� se trouvait Antigonus fut compl�tement battu; mais sa cavalerie remporta la victoire sur Peucestas, qui se conduisit indignement et combattit avec la plus grande mollesse (20) ; il laissa tout le bagage au pouvoir d'Antigonus, qui avait toujours conserv� son sang-froid au milieu des plus grands p�rils, et qui d'ailleurs avait �t� favoris� par la nature du lieu. C'�tait une vaste plaine dont le terrain n'�tait ni trop ferme ni trop mou, mais couvert d'un sable fin et sec, qui, remu� par les courses de tant de milliers d'hommes et de chevaux, �leva, au moment du combat, une poussi�re blanche comme de la chaux, qui, en �paississant l'air, obscurcissait la vue, et dont Antigonus profita pour enlever, sans �tre aper�u, le bagage des ennemis. [17] XXIV. Le combat fut � peine fini, que Teutame d�puta vers Antigonus pour r�clamer les bagages. Le roi promit de les rendre aux Argyraspides, et de leur donner m�me en toute autre chose des marques de bont�, s'ils voulaient lui remettre Eum�ne entre les mains. Sur cette r�ponse, ils prennent l'inf�me r�solution de le livrer vivant � ses ennemis. D'abord ils s'approchent de sa personne, de mani�re � ne lui donner aucun soup�on, et comme pour le garder � leur ordinaire : les uns d�plorent la perte de leur bagage; les autres exhortent Eum�ne � reprendre confiance, puisqu'il a remport� la victoire; ceux-ci rejettent sur les autres capitaines l'�chec qu'a re�u une partie de l'arm�e. Mais tout � coup, au milieu de ces propos, ils se jettent sur lui, saisissent son �p�e, et avec sa ceinture ils lui lient les mains derri�re le dos. Antigonus avait page 111 envoy� Nicanor pour le prendre; et, comme on le menait � travers la phalange mac�donienne, il demanda la permission de parler aux soldats, non pour leur faire quelque pri�re ou pour les d�tourner de leur dessein, mais pour leur dire des choses qui les int�ressaient. Il se fit un grand silence. Eum�ne monta sur un lieu �lev�, et �tendant ses mains li�es : � Oh! les plus m�chants des Mac�doniens, leur dit-il, quel aussi grand troph�e Antigonus e�t-il jamais pu dresser � sa gloire, que celui que vous �levez vous-m�mes � votre honte en lui livrant votre g�n�ral, charg� de cha�nes? N'est-ce pas d�j� une assez grande l�chet�, qu'apr�s avoir remport� la victoire, vous vous soyez avou�s vaincus pour retirer des bagages, comme si la victoire consistait dans les richesses et non pas dans les armes? faut-il encore que pour la ran�on de ces bagages vous livriez votre g�n�ral? Pour moi, je suis emmen� captif, mais je n'ai pas �t� vaincu; j'ai m�me triomph� de mes ennemis, et je ne suis trahi que par mes alli�s. Je vous en conjure, au nom de Jupiter, le dieu des arm�es, au nom des dieux qui pr�sident aux serments, tuez-moi ici de vos propres mains; pour p�rir de celle d'Antigonus, ma mort n'en sera pas moins votre ouvrage. Antigonus ne vous le reprochera pas, il ne veut avoir Eum�ne que mort, et non pas vivant. Si vous n'osez porter vos mains sur moi, d�liez une des miennes, elle me suffira pour ce minist�re. Craignez-vous de me confier une �p�e, jetez-moi aux b�tes ainsi li�; si vous m'accordez ce bienfait, je vous absous des peines que vous pouvez craindre de la vengeance c�leste (21), et je vous d�clare les plus pieux et les plus justes des hommes envers votre g�n�ral". [18] XXV. A ce discours d'Eum�ne, le reste de l'arm�e, p�n�tr� de douleur, �clate en g�missements; mais les Argyraspides page 112 demandent � grands cris qu'on l'emm�ne, sans s'arr�ter � ses vains discours : "Quel si grand malheur, disent-ils, que ce maudit Cherson�sien soit puni d'avoir tourment� les Mac�doniens par tant de guerres? C'en serait un bien plus f�cheux pour les braves soldats de Philippe et d'Alexandre, de se voir, apr�s tant de fatigues et de combats, priv�s, dans leur vieillesse, du prix de leurs travaux, et r�duits � mendier leur vie. Voil� d�j� la troisi�me nuit que nos femmes sont livr�es � nos ennemis." En disant ces mots, ils l'emm�nent avec pr�cipitation. Antigonus, craignant que la multitude qui �tait sortie au-devant de lui (car il n'�tait rest� personne dans le camp) ne caus�t quelque tumulte, envoya dix de ses plus forts �l�phants, avec un d�tachement assez nombreux de lanciers m�des et parthyens, pour �carter la foule; mais se souvenant de son ancienne amiti� pour Eum�ne, et de la familiarit� avec laquelle ils avaient v�cu ensemble, il n'eut pas le courage de le voir. Les soldats � qui il l'avait confi� �tant venus lui demander comment il voulait qu'on le gard�t : � Comme un �l�phant, leur r�pondit-il, ou comme un lion. � Cependant peu de jours apr�s, touch� de compassion, il ordonna qu'on lui �t�t ses fers les plus pesants, et qu'on lui donn�t un de ses domestiques pour le servir; il laissa � ses amis la libert� de passer avec lui la journ�e, et de lui porter tout ce qui lui serait n�cessaire. Il d�lib�ra plusieurs jours sur ce qu'il en ferait, �coutant � la fois et les promesses que faisaient pour lui N�arque de Cr�te et D�m�trius son propre fils, qui voulaient lui sauver la vie, et ce que lui disaient tous les autres capitaines, qui le pressaient de le faire mourir. XXVI. Eum�ne demanda, dit-on, un jour � Onomarchus qui le gardait, pourquoi Antigonus, ayant son ennemi entre les mains, ne le faisait pas promptement mourir, ou ne lui rendait pas g�n�reusement la libert�. � Ce n'est pas maintenant, lui r�pondit insolemment Onomarchus, qu'il faut se montrer brave contre la mort; c'�tait sur le champ page 113 de bataille qu'il fallait l'�tre. � Je l'ai �t� aussi alors, lui r�pliqua Eum�ne, j'en prends les dieux � t�moin : demande-le � tous ceux qui en sont venus aux mains avec moi; je n'ai trouv� personne qui me surpass�t en force. � Eh bien! reprit Onomarchus, aujourd'hui que tu as trouv� quelqu'un de plus fort que toi, attends son heure. � [19] Quand enfin Antigonus eut d�cid� sa mort, il d�fendit de lui donner � manger. Eum�ne ayant ainsi pass� deux ou trois jours sans prendre de nourriture, ne se consumait que lentement Antigonus donc, oblig� de d�camper promptement, le fit �gorger dans la prison. Il rendit le corps � ses amis, leur permit de le br�ler, de recueillir ses cendres, et de les enfermer dans une urne d'argent pour les porter � sa femme et � ses enfants. Les dieux, irrit�s de cette mort, ne choisirent pas d'autre vengeur sur les officiers et les soldats qui avaient trahi Eum�ne, qu'Antigonus lui-m�me, qui, ne voyant plus dans les Argyraspides que des sc�l�rats dignes d'horreur, que des monstres plus cruels que les b�tes f�roces, les livra � Ibyrtius, gouverneur de l'Arachosie, avec ordre de les exterminer tous de diff�rentes mani�res, afin qu'il n'y en e�t pas un seul qui rev�nt en Mac�doine et qui v�t seulement la mer de Gr�ce. PARALL�LE DE SERTORIUS ET D'EUM�NE. I. Voil� ce que nous avons recueilli de plus m�morable des actions d'Eum�ne et de Sertorius. Leur parall�le nous offrira ce trait de conformit� entre eux : qu'�trangers l'un et l'autre, bannis de leur patrie, et servant dans des pays �loign�s, ils ont, pendant toute leur vie, command� � des nations diverses, � des arm�es aussi nombreuses qu'aguerries ; mais Sertorius a cela de particulier, que tous ses alli�s lui c�d�rent volontiers un commandement dont ils le jugeaient le plus digne. Eum�ne au contraire ne dut qu'� ses exploits la premi�re place qui lui �tait disput�e par plusieurs rivaux ; ainsi, l'un se vit ob�i par ceux qui le regardaient, avec raison, comme le plus page 114 capable de commander ; l'autre le fut par des hommes qui, incapables eux-m�mes du commandement, ne lui ob�issaient que pour leur propre int�r�t. Sertorius, citoyen de Rome,.eut sous ses ordres des arm�es d'Espagnols et de Lusitaniens : Eum�ne, n� dans la Cherson�se, fut chef de troupes mac�doniennes ; mais les premiers �taient depuis longtemps sous la domination romaine, les autres avaient soumis � leur empire toutes les nations. Lorsque Sertorius parvint au commandement, il jouissait d�j� d'une grande r�putation, qu'il devait � sa dignit� de s�nateur et � ses belles actions. Eum�ne y arriva m�pris� de tout le monde, � cause de sa charge de secr�taire d'Alexandre ; aussi eut-il pour commencer sa fortune bien moins de moyens que Sertorius, et �prouva-t-il beaucoup plus d'obstacles pour l'augmenter. Entre ses rivaux, les uns s'y oppos�rent ouvertement, les autres tram�rent sourdement sa ruine. Sertorius ne vit personne se d�clarer publiquement son rival; ce ne fut qu'� la fin de sa vie que quelques-uns de ses alli�s conspir�rent sa perte : ainsi Sertorius trouvait dans ses victoires la fin de ses p�rils ; et pour Eum�ne la victoire m�me �tait, par la malice de ses envieux, la source de ses dangers. II. Il y a peu de diff�rence entre eux pour les exploits militaires; mais ils furent tr�s-oppos�s dans leurs inclinations. Eum�ne aimait la guerre et les combats ; Sertorius e�t pr�f�r� par go�t une vie douce et paisible : le premier, pouvant vivre dans la retraite avec s�ret� et honneur, passa toute sa vie � se battre, au milieu des plus grands dangers, contre les plus puissants des Mac�doniens ; l'autre, qui e�t voulu n'�tre en guerre avec personne, fut oblig�, pour sa propre s�ret�, de prendre les armes contre ceux qui ne voulaient pas le laisser vivre en paix. Si Eum�ne e�t c�d� le premier rang � Antigonus, et qu'il se f�t content� du second, ce prince l'e�t employ� volontiers sous ses ordres; au contraire, Pomp�e ne laissa jamais Sertorius vivre en repos loin des affaires. L'un fit volontairement la guerre afin de commander, l'autre com- page 115 manda malgr� lui, pour repousser la guerre qu'on lui faisait. L'homme qui pr�f�re son ambition � su s�ret� aime la guerre: mais le v�ritable guerrier ne la fait que pour obtenir la s�ret�. III. La mort surprit Sertorius lorsqu'il s'y attendait le moins ; Eum�ne la re�ut en l'attendant de jour en jour. Ce fut dans l'un la preuve de sa bont�, que de ne s'�tre pas d�fi� de ses amis; c'est dans l'autre un effet de sa faiblesse ; il se laissa prendre lorsqu'il songeait � s'enfuir. La vie de Sertorius ne fut point d�shonor�e par sa mort ; il la re�ut de la main de ses alli�s, et ses ennemis n'avaient jamais pu la lui donner. Eum�ne, qui avait song� � pr�venir sa captivit� par la fuite, et qui, dans sa prison, montra le d�sir de vivre, ne sut ni pr�venir honorablement sa mort, ni la supporter courageusement : en s'abaissant � demander la vie, il mit son �me dans la d�pendance d'un ennemi qui n'�tait encore ma�tre que de son corps. (01) Il y avait dans toutes les grandes villes des lieux publics d'instruction et d'exercices, o� tons les enfants, de quelque condition qu'ils fussent, recevaient une �ducation honn�te. (02) Apr�s qu'Alexandre eut �pous� Statira, fille a�n�e de Darius, et donn� la plus jeune, nomm�e Dryp�tis, � Ephestion, afin qu'on trouv�t son mariage moins �trange, il persuada aux plus grands seigneurs de sa cour d'en faire de semblables, et de choisir dans les plus nobles familles de Perse quatre-vingt-dix filles, qu'il leur fit �pouser. (03) Environ cinq cent mille livres de notre monnaie. (04) Environ cinq millions. (05) Ville de Thessalie. (06) Soeur d'Alexandre. (07) Environ vingt-cinq millions. (08) La th�ologie de ces temps-l� accr�ditait l'opinion que les dieux eux-m�mes, dans ces grandes occasions, venaient au secours des hommes, et prenaient parti dans leurs querelles. (09) Montagne d'Asie, pr�s de Troie. (10) Ce proverbe s'applique � ceux qui, menac�s du plus grand danger, exposent ce qu'ils ont de plus pr�cieux, et leur vie m�me, pour de moindres int�r�ts, comme le faisaient alors Alc�tas, Pol�mon et Docimus, qui, voyant Antigonus pr�t � les attaquer avec des forces redoutables, disputaient � Eum�ne le commandement. (11) Environ cinq cent mille livres. (12) La position de ce pays est inconnue. (13) Deux cent cinquante toises. (14) Deux millions cinq cent mille livres de notre monnaie. (15) Diodore de Sicile a d�crit ce repas, liv. XIX, chap. XXII. (16) Cinquante lieues. Diodore dit : cinq jours de marche. (17) Le chameau, suivant Diodore de Sicile, liv. XIX, c. XXXVII, ne fait pas moins de quinze cents stades par jour : � la mesure du stade que nous avons adopt�e, cela ferait soixante-quinze lieues; cette marche para�t excessive; M. Dacier n'en compte que soixante, parce qu'il met vint;t-cinq stades � la lieue. Peut-�tre aussi que Diodore de Sicile prenait un stade plus court. (18) Diodore, d�t qu'Eum�ne ordonna � ses troupes d'allumer la nuit, dans le camp, des feux d'abord consid�rables, comme c'est l'usage � la premi�re veille, o� les soldats ne dorment pas encore, et pensent � pr�parer leurs repas ; d'en avoir de moindres � la seconde veille; et enfin � la troisi�me, de n'avoir que des feux tr�s faibles, et pr�s de s'�teindre. (19) Antigonus avait assez de troupes pour tomber sur des quartiers s�par�s, et non pour attaquer � la fois tous les corps de l'arm�e d'Eum�ne qu'il croyait rassembl�s; mais, avant de s'en aller, il aurait d� les faire reconna�tre, et s'assurer par lui-m�me de leur nombre. (20) C'est le m�me Peucestas qui s'�tait signal� par plusieurs belles actions, et qui, � l'attaque de la ville des Oxydraques, o� Alexandre s'�tait �lanc� seul du haut des murailles au milieu des ennemis, vola � son secours, chassa ceux qui d�fendaient la muraille, et, s'�tant plac� devant le roi presque mourant, le couvrit de son bouclier, et, malgr� trois fl�ches dont il �tait perc�, ne cessa point de le d�fendre jusqu'� ce que l'�puisement o� l'avait mis la quantit� de sang qu'il avait perdu l'eut forc� de l'abandonner. Sa conduite dans cette derni�re action v�rifie le proverbe: il fut brave un tel jour.
(21)
Ce sentiment tient � l'opinion o� �taient les pa�ens que lorsque ceux
qui avaient souffert quelque injustice �taient apais�s; et avaient
pardonn� � ceux qui la leur avaient faite, les dieux �taient satisfaits
et remettaient la punition du crime. |