RETOUR � L�ENTR�E DU SITE

ALLER � LA TABLE DES MATI�RES DE PLUTARQUE

Plutarque,

 

Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, 1840.

 

 

Vie d'Antoine

 

 

ANTOINE

I. Antoine eut pour a�eul le c�l�bre orateur Antonius, que Marius fit mourir pour avoir embrass� le parti de Sylla. Son p�re Antonius, surnomm� le Cr�tique, n'avait pas eu dans le gouvernement une r�putation �clatante ; mais c'�tait l'homme - le plus juste, le plus honn�te, et m�me le plus lib�ral. Le trait suivant en est la preuve. Comme sa fortune �tait m�diocre, sa femme l'emp�chait de suivre son penchant � faire du bien. Un de ses amis vint un jour lui demander de l'argent � emprunter; Antonius, qui n'en avait pas alors, ordonn� � un de ses esclaves de mettre de l'eau dans un bassin d'argent, et de le lui apporter. Antonius le prend, comme pour se raser; et, apr�s s'�tre mouill� la barbe, il renvoie l'esclave sous quelque pr�texte, donne le bassin � son ami, et lui dit d'en faire l'usage qu'il voudrait. Cependant les esclaves cherch�rent le bassin dans toute la maison; et Antonins, voyant sa femme tr�s en col�re, et pr�te � faire appliquer tous ses esclaves � la torture, lui avoua ce qu'il avait fait, et la pria de lui pardonner. Cette femme �tait Julie, de la maison des C�sars, qui ne le c�dait � aucune Romaine de son temps en sagesse et en vertu. Antoine, apr�s la mort de son p�re, fut �lev� par Julie sa m�re, qui s'�tait remari�e � ce Corn�lius Lentulus que Cic�ron fit mourir comme complice de Catilina. Ce fut, dit-on, le pr�texte et la source de la haine implacable d'Antoine contre Cic�ron, � qui m�me il reprochait de n'avoir voulu leur rendre le corps de Lentulus, pour lui donner la s�pulture, qu'apr�s que Julie sa veuve eut �t� se jeter aux pieds de la femme de Cic�ron pour solliciter cette gr�ce : mais ce reproche �tait d'une fausset� manifeste; car de tous ceux que Cic�ron fit ex�cuter, aucun ne fut priv� des honneurs de la s�pulture.

II. Antoine, recherch� d�s sa premi�re jeunesse par Curion, � cause de sa grande beaut�, trouva la soci�t� la plus funeste dans l'amiti� de cet homme, qui, s'abandonnant lui-m�me � toutes sortes de volupt�s, et voulant tenir Antoine sous sa d�pendance, le plongea dans la d�bauche des femmes et du vin, et lui fit contracter, par des d�penses aussi folles que honteuses, des dettes beaucoup plus fortes que son �ge ne le comportait; car il devait deux cent cinquante talents', dont Curion s'�tait rendu caution. Le p�re de Curion, ayant appris cet engagement, chassa de sa maison Antoine, qui ne tarda pas � se lier avec Clodius, le plus audacieux et le plus sc�l�rat des d�magogues de son temps, et dont les fureurs portaient le trouble dans toute la r�publique : mais bient�t las de ses folies, et craignant d'ailleurs le parti qui se formait contre Clodius, Antoine quitta l'Italie et s'embarqua pour la Gr�ce, o� il s�journa quelque temps pour s'y former aux exercices militaires et � l'�loquence. Il se proposa surtout d'imiter ce style asiatique, alors fort recherch�, qui avait beaucoup d'analogie avec sa vie fastueuse, pleine d'ostentation, et sujette � toutes les in�galit�s que l'ambition entra�ne apr�s elle (2).

III. Gabinius, homme consulaire, faisant voile pour la Syrie, passa par la Gr�ce, et lui proposa de l'accompagner � cette exp�dition. Antoine lui ayant r�pondu qu'il n'irait pas � l'arm�e comme simple particulier, Gabinius le nomma commandant de sa cavalerie, et l'emmena avec lui. Envoy� d'abord contre Aristobule, qui avait fait r�volter les Juifs, Antoine monta le premier sur la muraille d'une des places les plus fortes qu'il as, si�geait, chassa Aristobule de toutes ses forteresses; et lui ayant livr� bataille, malgr� l'inf�riorit� de ses troupes, il le d�fit, tailla en pi�ces presque toute son arm�e, et le fit prisonnier avec son fils. Dans ce m�me temps, Ptol�m�e, �tant all� trouver Gabinius, lui offrit dix mille talents pour l'engager � entrer avec lui en �gypte � la t�te de son arm�e, et � le r�tablir dans ses �tats. La plupart des officiers de Gabinius voulaient qu'il le refus�t; et Gabinius lui-m�me, quoique presque asservi par ces dix mille talents, balan�ait � entreprendre cette exp�dition. Mais Antoine, qui cherchait de grandes occasions de se signaler, et qui voulait d'ailleurs obliger le roi d'�gypte, dont les sollicitations l'avaient int�ress� en sa faveur, d�termina Gabinius � cette entreprise. On craignait moins la guerre en elle-m�me que le chemin qu'il fallait suivre pour aller � P�luse, � travers des sables profonds et arides, le long de l'embouchure par laquelle le marais Serbonide se d�charge dans la mer. Les �gyptiens l'appellent le soupirail de Typhon; niais il para�t �tre plut�t un �coulement de la mer Rouge, qui, apr�s avoir travers� sous terre la partie la plus �troite de l'isthme, qui la s�pare de la mer int�rieure, forme le regorgement qui produit ce lac.

IV. Antoine, � qui Gabinius avait fait prendre les devants avec sa cavalerie, apr�s s'�tre saisi des passages, se rendit ma�tre de P�luse, ville consid�rable, dont il fit la garnison prisonni�re, assura le chemin au reste de l'arm�e, et donna au g�n�ral la plus ferme esp�rance de la victoire. Le d�sir qu'il avait d'acqu�rir de la r�putation fut utile aux ennemis eux-m�mes : Ptol�m�e, en entrant dans P�luse, voulait, aveugl� par la haine et la col�re, en massacrer tous les habitants; Antoine s'y opposa, et arr�ta les effets de sa vengeance. Dans les batailles importantes et dans les combats fr�quents qui eurent lieu pendant cette exp�dition, il donna des preuves d'un courage extraordinaire, et de la sage pr�voyance qui convient � un g�n�ral. Il la montra surtout avec �clat, lorsqu'il sut si bien envelopper et charger les ennemis par derri�re, qu'il rendit la victoire facile � ceux qui les attaquaient de front; et ce succ�s lui m�rita les honneurs et les r�compenses qu'on d�cernait � la valeur. Les �gyptiens lui surent gr� de l'humanit� dont il usa envers Arch�la�s, qui avait �t� son ami et son h�te : oblig� n�cessairement de le combattre, il trouva son corps sur le champ de bataille, et lui fit des obs�ques magnifiques. Par cette conduite il laissa de lui l'opinion la plus favorable dans Alexandrie, et s'acquit, aupr�s des Romains qui servaient avec lui, la r�putation la plus brillante.

V. La dignit� et la noblesse de sa figure annon�aient un homme d'une grande naissance; sa barbe �paisse, son front large, son nez aquilin, et un air m�le r�pandu sur toute sa personne, lui donnaient beaucoup de ressemblance avec les statues et les portraits d'Hercule. Aussi �tait-ce une tradition ancienne, que les Antoniens �taient une famille d'H�raclides, descendus d'Ant�on, fils d'Hercule. Il semblait justifier cette opinion d'abord par sa figure, comme je viens de le dire; ensuite par sa mani�re de s'habiller : car toutes les fois qu'il devait para�tre en public, il serrait sa tunique fort bas avec sa ceinture; une large �p�e pendait � son c�t�, et il avait par-dessus une cape d'une �toffe grossi�re. Mais les honn�tes gens ne pouvaient lui passer l'habitude de se vanter � tout propos, de dire des railleries, de boire en public, et de s'asseoir avec les soldats qu'il trouvait � table. Il est vrai que ces mani�res famili�res lui attiraient une affection et un int�r�t singuliers de la part des soldats. Il avait aussi de la gr�ce et de la gaiet� dans ses amours ; il se fit beaucoup de partisans, en servant les passions des autres, en souffrant volontiers les plaisanteries qu'on lui faisait sur ses attachements. Ses lib�ralit�s, ses largesses sans bornes aux soldats et � ses amis, lui ouvrirent une route brillante aux plus grands honneurs, et accrurent de plus en plus une puissance, qu'il d�truisait d'ailleurs � mesure par des fautes sans nombre. Je rapporterai ici un exemple de sa prodigalit�. Il avait ordonn� qu'on donn�t � un de ses amis deux cent cinquante mille drachmes, somme que les Romains expriment par un million de sesterces. Son intendant, surpris d'un don si consid�rable, et voulant qu'il put en juger lui-m�me, �tala tout cet argent sur son passage. Antoine ayant demand� ce que c'�tait : � C'est, lui r�pondit l'intendant, l'argent que vous m'avez command� de donner. � Je croyais, lui dit Antoine, qui s'aper�ut de sa malice, qu'un million de sesterces faisait une bien plus grande somme; c'est si peu de chose, que vous en ajouterez encore autant. � Mais cela n'eut lieu que longtemps apr�s.

VI. Rome s'�tait divis�e en deux factions : celle des nobles, qui avaient � leur t�te Pomp�e, alors pr�sent � Rome; et celle du peuple, qui rappelait C�sar de la Gaule, o� il faisait la guerre. Curion, l'ami d'Antoine, ayant quitt� le parti du s�nat pour s'attacher � celui de C�sar, le fit embrasser � Antoine. Comme son �loquence lui donnait un grand pouvoir sur la multitude, et que d'ailleurs il r�pandait avec profusion l'argent que C�sar lui faisait passer, Antoine fut, par son cr�dit, nomm� tribun du peuple, et bient�t apr�s associ� au coll�ge des pr�tres qui pr�sagent l'avenir par le vol des oiseaux, et que les Romains nomment augures. Antoine, � peine entr� en charge, servit puissamment les vues politiques de C�sar. Il s'opposa d'abord au consul Marcellus, qui assignait � Pomp�e les troupes qui �taient d�j� sur pied, et l'autorisait � faire ne nouvelles lev�es. Antoine, au contraire, fit d�cr�ter que l'arm�e qui �tait d�j� rassembl�e marcherait en Syrie, pour renforcer celle de Bibulus qui faisait la guerre aux Parthes, et que personne ne pourrait s'enr�ler sous Pomp�e. En second lieu, le s�nat ayant refus� de recevoir les lettres de C�sar, et de les lire dans l'assembl�e, Antoine, en vertu du pouvoir que lui donnait le tribunat, les lut publiquement, et fit par l� changer de sentiment � plusieurs s�nateurs, qui virent, dans ces lettres, que C�sar ne demandait rien que de juste et de raisonnable. Enfin, toute l'affaire ayant �t� r�duite � cette double question : � Pomp�e cong�diera-t-il les l�gions qu'il commande? C�sar licenciera-t-il celles qui sont sous ses ordres? � et tr�s peu de s�nateurs ayant opin� que Pomp�e quitt�t le commandement, tandis que tous les autres �taient d'avis que C�sar s'en d�pouill�t, Antoine s'�tant lev� demanda si l'on ne trouverait pas plus convenable que C�sar et Pomp�e posassent tous deux les armes, et se d�missent ensemble du commandement.

 VII. Cet avis fut g�n�ralement adopt�; et tous les s�nateurs, ayant � l'envi combl� Antoine de louanges, demand�rent qu'on en dress�t le d�cret. Mais les consuls s'y �tant oppos�s, et les amis de C�sar ayant fait en son nom de nouvelles propositions qui parurent raisonnables, elles furent cornbattues avec force par Caton, et le consul Lentulus chassa du s�nat Antoine, qui, en sortant, chargea les s�nateurs d'impr�cations, et, apr�s s'�tre d�guis� en esclave, prit, avec Quintus Cassius, une voiture de louage, et se rendit au camp de C�sar, Ils parurent � peine � la vue des soldats, qu'ils s'�cri�rent qu'il n'y avait plus aucun ordre dans Rome; que les tribuns eux-m�mes n'y avaient pas la libert� de parler, qu'ils �taient chass�s du s�nat, et que tout homme qui osait se d�clarer pour la justice courait le plus grand danger. A l'instant C�sar se met en marche avec son arm�e, et entre en Italie; ce qui a fait dire � Cic�ron, dans ses Philippiques, que comme H�l�ne avait �t� la cause de la guerre de Troie, de m�me Antoine avait allum� le feu de la guerre civile : mais c'est une fausset� manifeste. C�sar n'�tait pas si emport�, et ne se laissait pas entra�ner si facilement par la col�re hors de ses mesures, qu'il se f�t d�termin� sur-le-champ, s'il n'en avait eu d�j� le dessein, � porter la guerre au sein de sa patrie, parce qu'il voyait arriver Antoine et Cassius avec de m�chants habits et dans une voiture de louage. Il en cherchait depuis longtemps le pr�texte; et il crut l'avoir trouv� dans le rapport qu'ils lui firent. Il entreprit une guerre g�n�rale par le m�me motif qui avait autrefois fait prendre les armes � Alexandre, et plus anciennement � Cyrus; par ce d�sir insatiable de commander, par cette incurable cupidit� d'�tre le premier et le plus grand des hommes; et C�sar ne pouvait y parvenir que par la ruine de Pomp�e.

VIII. C�sar s'�tant, � son arriv�e, rendu ma�tre de Rome, et ayant chass� Pomp�e de l'Italie, r�solut de marcher d'abord en Espagne contre les troupes qui tenaient pour le parti contraire; et ensuite d'�quiper une flotte pour aller � la poursuite de Pomp�e. Il remit donc entre les mains de L�pidus le gouvernement de la ville, et commit Antoine, alors tribun du peuple, � la garde de l'Italie, avec le commandement des troupes. Antoine se fit aimer des soldats, en s'exer�ant et en mangeant le plus souvent avec eux, en leur faisant toutes les largesses que lui permettait sa fortune; mais il se rendit insupportable � tous ses autres concitoyens, parce que sa paresse lui faisait voir avec indiff�rence les injustices qu'ils �prouvaient, qu'il s'emportait m�me contre ceux qui venaient s'en plaindre, et qu'il ne respectait pas les femmes de condition libre. Aussi fut-il cause que la domination de C�sar, qui en soi n'�tait rien moins qu'une tyrannie, devint odieuse par la faute de ses amis; et Antoine, dont les d�sordres paraissaient d'autant plus grands qu'il avait plus de puissance, �tait celui qu'on bl�mait davantage. Cependant C�sar, � son retour d'Espagne, ne tint aucun compte des plaintes qu'on fit de lui : connaissant son activit�, son courage, et sa capacit� pour le commandement des arm�es, il s'en servit dans ses guerres; et Antoine ne d�mentit pas la bonne opinion que C�sar avait con�ue de lui.

IX. C�sar �tant parti de Brufiduse avec tr�s peu de troupes, et ayant travers� la mer Ionienne, renvoya ses vaisseaux � Antoine et � Gabinius, avec ordre d'embarquer tout ce qu'ils avaient de soldats, et de passer sur-le-champ en Mac�doine. Gabinius, � qui l'hiver faisait craindre une navigation dangereuse, ayant fait prendre un long d�tour par terre � son arm�e, Antoine, qui ne vit que le p�ril de C�sar au milieu de tant d'ennemis dont il �tait environn�, risqua le passage; il attaqua Libon qui �tait � l'ancre devant le port, et, entourant les gal�res ennemies d'un tr�s grand nombre de petits b�timents, il le for�a de s'�loigner. Il fit alors embarquer vingt mille hommes de pied avec huit cents chevaux, et mit � la voile. Les ennemis ne l'eurent pas plut�t aper�u qu'ils se mirent � sa poursuite; mais un vent imp�tueux du midi ayant pouss� les vagues contre leurs vaisseaux, ils ne purent le joindre, et il �chappa � ce danger. Il est vrai que ce m�me vent le portait, avec sa flotte, contre des rochers escarp�s et sur des bas-fonds, d'o� il ne voyait aucun espoir de se sauver; lorsque tout � coup il s'�leva du fond du golfe un vent d'Afrique qui, repoussant les flots vers la haute mer, �loigna sa flotte du rivage, o� elle allait se briser. Ayant donc continu� sa route avec assurance, il vit toute la c�te couverte des d�bris des gal�res ennemies qui l'avaient poursuivi, et que le vent avait jet�es contre le rivage, o� la plupart avaient �t� fracass�es. Antoine fit un grand nombre de prisonniers, s'empara de sommes consid�rables, et s'�tant rendu ma�tre de la ville de Lissus, il releva beaucoup l'audace de C�sar, en lui amenant si � propos des renforts consid�rables.

X. Dans les divers combats qui suivirent, Antoine se distingua plus qu'aucun autre officier. En deux occasions o� les troupes de C�sar �taient en pleine d�route, il les rallia seul, les ramena contre les ennemis qui les poursuivaient; et les ayant forc�es de combattre, il remporta une double victoire. Aussi, apr�s C�sar, il avait dans le camp la plus grande r�putation; et C�sar lui-m�me fit conna�tre la haute opinion qu'il avait d'Antoine, lorsqu'� la bataille de Pharsale, qui devait d�cider de tout pour lui, en se r�servant le commandement de l'aile droite, il le mit � la t�te de l'aile gauche, comme le meilleur officier qu'il e�t sous ses ordres. Lorsque C�sar, apr�s sa victoire, eut �t� proclam� dictateur, et qu'il se mit � la poursuite de Pomp�e, il envoya Antoine � Rome avec le titre de g�n�ral de la cavaleriez : c'�tait la seconde charge de la r�publique, quand le dictateur �tait pr�sent, et la premi�re ou presque la seule en son absence; car, � l'exception du tribunat, la nomination d'un dictateur suspend toutes les autres magistratures. Cependant Dolabella, alors tribun du peuple, jeune et avide de nouveaut�s, proposait une abolition de dettes ; et voyant qu'Antoine, dont il �tait l'ami, cherchait en tout � plaire au peuple, il voulut lui persuader de s'unir � lui pour faire passer la loi : Asinius et Tr�bellius s'effor�aient de l'en d�tourner, lorsque tout � coup, on ne sait trop pourquoi, Antoine eut un violent soup�on que Dolabella l'avait d�shonor� dans la personne de sa femme, qui, fille de Ca�us Antonius, coll�gue de Cic�ron dans le consulat, �tait aussi sa cousine germaine. Antoine, ne pouvant supporter cet affront, r�pudia sa femme; et, s'unissant avec Asinius, il fit une guerre ouverte � Dolabella, qui, r�solu de faire passer la loi de force, s'�tait empar� de la place publique. Antoine, d'apr�s le d�cret du s�nat qui ordonnait qu'on prendrait les armes contre lui, alla l'attaquer sur la place; il lui tua beaucoup de monde, et perdit lui m�me quelques-uns des siens.

XI. Cette action le rendit odieux � la multitude ; et le reste de sa conduite le fit m�priser et ha�r des gens sages et honn�tes, qui d�testaient ses d�bauches de table � des heures indues, ses d�penses excessives, ses dissolutions dans les lieux les plus inf�mes, son sommeil en plein jour, ses promenades dans un �tat d'ivresse, ses repas continu�s bien avant dans la nuit, ses com�dies et ses festins pour c�l�brer les noces de farceurs et de bouffons. On dit qu'� la noce du mime Hippias il passa la nuit � boire, et que le lendemain, ayant convoqu� l'assembl�e du peuple, il s'y rendit si gorg� de viandes et de vin, qu'il vomit publiquement, et qu'un de ses amis tendit sa robe devant lui. Un autre mime, nomm� Sergius, avait sur lui le plus grand cr�dit; et la courtisane Cyth�ris, sortie de la m�me �cole, lui avait inspir� la plus violente passion . Quand il parcourait les villes, il la menait avec lui dans une liti�re, qui avait un cort�ge aussi nombreux que celle de sa m�re. On ne pouvait voir sans indignation la quantit� de vaisselle d'or et d'argent qu'il faisait porter dans ses voyages, qui ressemblaient � des pompes triomphales; les haltes qu'il faisait dans les chemins, et dans lesquelles on tendait ses pavillons sur les bords des rivi�res ou dans des bois �pais; les d�ners somptueux qu'on y servait; ses chars attel�s de lions; le choix qu'on faisait, dans les villes o� il s�journait, des maisons habit�es par les hommes les plus honn�tes, par les femmes les plus respectables, pour y loger des courtisanes et des m�n�tri�res. On �tait surtout r�volt� que lorsque C�sar passait les nuits dans un camp, hors de l'Italie, pour �teindre, au milieu de tant de peines et de dangers, les restes d'une guerre si importante, d'autres, abusant de son autorit�, insultassent � leurs concitoyens par le luxe le plus insolent.

XII. Il para�t que tous ces exc�s augment�rent la r�volte contre C�sar, et donn�rent lieu aux soldats de se porter � toutes sortes d'injustices et de violences. Aussi, lorsque C�sar revint en Italie, il fit gr�ce � Dolabella; et ayant �t� nomm� consul pour la troisi�me fois, il prit pour coll�gue Lepidus, et non pas Antoine. La maison de Pomp�e ayant �t� vendue � l'ench�re Antoine l'acheta; et quand on lui en demanda le payement, il en fut si indign�, que cela seul, comme il le dit lui-m�me, l'emp�cha d'accompagner C�sar � son exp�dition d'Afrique, parce qu'il n'avait pas �t�, disait-il, assez r�compens� des premiers services qu'il lui avait rendus. II para�t cependant que C�sar, en ne lui dissimulant pas combien il �tait offens� de ses d�bauches et de son intemp�rance, le d�termina, par ses remontrances, � les mod�rer. En effet, Antoine, renon�ant � une vie si licencieuse, songea � se marier, et '�pousa Fulvie, veuve de Clodius, ce fameux d�magogue; femme peu faite pour les travaux et les soins domestiques, qui n'e�t pas m�me �t� flatt�e de ma�triser son mari, s'il n'e�t �t� qu'un simple particulier : son ambition �tait de dominer un homme qui command�t aux autres, et de donner des ordres � un g�n�ral d'arm�e. Ainsi c'est � Fulvie que Cl�op�tre e�t d� payer le prix des le�ons de docilit� qu'elle avait donn�es � son mari, et qui le livr�rent � cette reine si souple et si soumis aux volont�s des femmes. Cependant il cherchait quelquefois � �gayer par des jeux dignes d'un jeune mari le caract�re s�rieux de Fulvie. Par exemple, lorsque C�sar revint � Rome apr�s sa victoire d'Espagne, et qu'on sortit en foule au-devant de lui, Antoine y alla comme les autres; mais ensuite, le bruit s'�tant subitement r�pandu dans l'Italie que C�sar �tait mort et que les ennemis arrivaient, il revint sur-le-champ � Rome. Il avait pris un habit d'esclave; et �tant venu la nuit � sa maison, il dit qu'il apportait � Fulvie une lettre d'Antoine. Il fut introduit chez sa femme la t�te couverte; Fulvie, qui �tait dans la plus vive inqui�tude, lui demanda, avant de prendre la lettre, si Antoine se portait bien : il lui remit la lettre sans rien r�pondre; et lorsqu'elle l'eut d�cachet�e et qu'elle commen�ait � la lire, il se jeta � son cou et l'embrassa. Je pourrais citer plusieurs autres traits semblables; mais celui-l� suffit pour faire conna�tre Antoine.

XIII. Quand C�sar revint d'Espagne, tout ce qu'il y avait de gens consid�rables dans Rome all�rent, comme je l'ai dit, au-devant de lui, � plusieurs journ�es de chemin. Il donna dans cette occasion, � Antoine, la plus grande preuve de consid�ration : il traversa l'Italie, l'ayant � ses c�t�s dans son char, et derri�re lui Brutus Albinus, avec le fils de sa ni�ce, le jeune Octave, qui prit ensuite le nom de C�sar, et r�gna si longtemps sur les Romains. C�sar, nomm� consul pour la cinqui�me fois, se donna Antoine pour coll�gue. Bient�t voulant se d�mettre du consulat et le r�signer � Dolabella, il en fit l'ouverture au s�nat ; mais Antoine s'y opposa avec tant d'aigreur, il dit tant d'injures � Dolabella et en re�ut tant de lui, que C�sar, honteux d'une sc�ne si scandaleuse, renon�a pour le moment � ce projet. Il ne tarda pas cependant � y revenir, et � vouloir d�clarer Dolabella consul ; mais Antoine s'�tant r�cri� que les augures y �taient contraires, C�sar finit par c�der, et abandonna Dolabella, qui en fut tr�s piqu�. Ce n'est pas qu'il n'e�t pour Dolabella autant de m�pris que pour Antoine; car on assure que quelqu'un les lui ayant d�nonc�s tous deux comme suspects : � Ce ne sont pas, r�pondit-il, ces gens si gras et si bien fris�s que je redoute, mais ces hommes maigres et p�les; � d�signant par l� Brutus et Cassius, qui furent les chefs de la conjuration qui le fit p�rir : il est vrai qu'Antoine leur en donna, sans le vouloir, le pr�texte le plus sp�cieux.

XIV. Le jour que les Romains c�l�braient la f�te des Lupercales, C�sar, v�tu de la robe de triomphateur, et assis, dans la place, sur la tribune, regardait courir les luperques. Ce sont les jeunes gens des premi�res familles et les magistrats eux-m�mes qui courent � cette f�te, tout couverts d'huile, ayant � la main des lani�res de cuir blanches, dont il frappent, en s'amusant, ceux qu'ils rencontrent. Antoine �tait un des coureurs; et, au m�pris des anciens usages, prenant une couronne de laurier qu'il avait entour�e d'un diad�me, il s'approcha de la tribune, se fit soulever par ses compagnons, et mit la couronne sur la t�te de C�sar, le d�signant ainsi comme le seul digne de r�gner. C�sar ayant d�tourn� la t�te et refus� la couronne, le peuple battit des mains pour t�moigner sa satisfaction. Antoine ayant insist�, C�sar le repoussa de nouveau. Cette esp�ce de combat dura quelque temps; et lorsque Antoine paraissait l'emporter, il n'�tait applaudi que par un petit nombre de ses amis; quand C�sar refusait la couronne, tout le peuple applaudissait en poussant de grands cris : contradiction �tonnante, qu'un peuple qui souffrait qu'on exer��t sur lui toute la puissance royale e�t une telle horreur du titre de roi, et le regard�t comme la ruine de la libert�. C�sar, tout troubl�, se leva de son si�ge; et retirant le pan de sa robe qui couvrait son cou, il s'�cria qu'il le pr�sentait au premier qui voudrait l'�gorger. Quelques tribuns du peuple ayant d�chir� la couronne qu'on avait pos�e sur une des statues du dictateur, le peuple les suivit avec de vifs applaudissements et les combla de b�n�dictions: mais C�sar les destitua de leur charge.

XV. Tous ces �v�nements fortifi�rent Brutus et Cassius dans le projet de leur conjuration. Ils s'associ�rent d'abord ceux de leurs amis dont ils �taient le plus s�rs, et d�lib�r�rent s'ils y feraient entrer Antoine; la plupart en �taient d'avis; mais Tr�bonius s'y opposa, et leur dit que lorsqu'on �tait all� au-devant de C�sar, � son retour d'Espagne, il avait toujours voyag� et log� m�me avec Antoine; qu'il lui avait fait une l�g�re ouverture sur la conspiration, avec toute la pr�caution n�cessaire; qu'Antoine, qui l'avait tr�s bien compris, n'avait point accueilli sa proposition, mais qu'il n'en avait rien d�couvert � C�sar et avait gard� fid�lement le secret. Ils d�lib�r�rent alors si, apr�s avoir tu� C�sar, il ne se d�feraient pas aussi d'Antoine; mais Brutus l'emp�cha, en leur disant qu'une entreprise si hardie, dont le but �tait le maintien de la justice et des lois; ne devait �tre souill�e par aucune injustice. Cependant, comme ils craignaient la force extraordinaire d'Antoine et la grande autorit� de sa charge, ils attach�rent � sa personne quelques-uns des conjur�s, qui devaient, apr�s que C�sar serait entr� dans le s�nat et qu'on serait au moment de l'ex�cution, le retenir au dehors, sous pr�texte de lui parler de quelque affaire importante. La chose s'�tant ex�cut�e comme ils en �taient convenus, et C�sar ayant �t� mis � mort en plein s�nat, Antoine, effray� d'abord, prit un habit d'esclave et se cacha : mais quand il vit que les conjur�s n'attentaient � la vie de personne, et qu'ils s'�taient r�unis dans le Capitole, il leur persuada d'eu descendre, apr�s leur avoir donn� son fils pour otage; et le soir m�me Cassius soupa chez lui, et Brutus chez L�pidus.

XVI. Le lendemain, Antoine ayant assembl� le s�nat, proposa une amnistie g�n�rale., et demanda qu'on assign�t des provinces � Brutus et � Cassius. Le s�nat donna force de loi � ces propositions, et d�cr�ta aussi que tous les actes de la dictature de C�sar seraient maintenus. Antoine sortit du s�nat couvert de gloire : on ne doutait pas qu'il n'e�t pr�venu la guerre civile, et mani� avec la prudence d'un politique consomm� des affaires difficiles, et qui pouvaient entra�ner les plus grands troubles. Mais, trop flatt� de la haute opinion que le peuple avait con�ue de lui, il abandonna des mesures si sages, persuad� que la premi�re place lui serait bien plus assur�e dans Rome, s'il parvenait � d�truire l'autorit� de Brutus. Lorsqu'on porta le corps de C�sar sur le b�cher, Antoine, suivant l'usage, pronon�a son oraison fun�bre, et voyant le peuple singuli�rement �mu et attendri par ce discours, il m�la tout � coup � l'�loge de. C�sar ce qu'il crut de plus propre � exciter la piti�, � enflammer l'�me de ses auditeurs. En finissant, il d�ploya la robe de C�sar, ensanglant�e et perc�e de coups, et traitant de sc�l�rats et de parricides les auteurs de ce meurtre, il �chauffa tellement l'esprit du peuple, que faisant, � l'heure m�me, un b�cher des bancs et des tables qu'ils trouv�rent sur la place, ils y br�l�rent le corps de C�sar; prenant ensuite du b�cher des tisons enflamm�s, ils coururent aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu et les attaquer eux-m�mes.

XVII. Cette violence ayant oblig� Brutus et les autres conjur�s � sortir de Rome, les amis de C�sar s'unirent avec Antoine; et Calpurnia sa veuve, lui confiant tout l'argent qu'elle avait, fit porter et mettre en d�p�t chez lui une somme de quatre mille talents'. Il re�ut aussi d'elle tous les papiers et tous les m�moires dans lesquels C�sar avait �crit tout ce qu'il avait fait dans le gouvernement, et ce qu'il se proposait de faire dans la suite. Antoine ins�ra dans ses registres tout ce qu'il voulut; il nomma des magistrats et des s�nateurs, il rappela des bannis, mit en libert� des prisonniers, et donna toutes ces mesures pour des r�solutions prises par C�sar. Ces personnes ainsi r�tablies furent appel�es, par plaisanterie, des charonites, parce que somm�s de produire leurs titres, ils les allaient chercher dans les registres d'un mort. Antoine disposa de tout avec l'autorit� la plus absolue : �tant lui-m�me consul, il eut ses deux fr�res, Ca�us pour pr�teur, et Lucius pour tribun du peuple. Tel �tait l'�tat des affaires, lorsque le jeune C�sar vint � Rome; il �tait, comme je l'ai d�j� dit, fils de la ni�ce de C�sar3, et son oncle l'avait d�clar�, par son testament, h�ritier de tous ses biens. Il �tait � Apollonie, quand C�sar fut tu�. En arrivant, il alla saluer Antoine, comme l'ami de son p�re adoptif; et, dans la conversation, il lui rappela le d�p�t que Calpurnia lui avait confi� : car il devait payer � chaque citoyen romain soixante-quinze drachmes ', que C�sar leur avait laiss�es par testament. Antoine, m�prisant sa jeunesse, lui r�pondit que ce serait � lui une folie, avec le peu de capacit� et le petit nombre d'amis qu'il avait, de se charger d'un fardeau bien au-dessus de ses forces, en acceptant la succession de C�sar. Le jeune Octave ne se payant pas de ces raisons, et persistant � lui redemander l'argent dont il �tait d�positaire, Antoine, d�s ce moment, ne cessa de dire et de faire contre lui tout ce qu'il crut capable de le mortifier; il le traversa dans la demande du tribunat; et quand Octave voulut faire placer dans le th��tre le si�ge dor� que le s�nat avait accord� � son oncle, Antoine le mena�a de le faire tra�ner en prison, s'il continuait � soulever le peuple. Mais lorsque le jeune C�sar se fut enti�rement abandonn� � Cic�ron et aux autres ennemis d'Antoine, qui lui concili�rent la faveur du s�nat; que de son c�t� il eut gagn� les bonnes gr�ces du peuple, et rassembl� les soldats v�t�rans qui �taient dispers�s dans les colonies; Antoine, commen�ant � le craindre, eut avec lui une entrevue dans le Capitole, et leurs amis m�nag�rent un accommodement.

XVIII. La nuit suivante, Antoine eut un songe assez �trange : il lui sembla que la foudre �tait tomb�e sur lui, et l'avait bless� � la main droite. et, peu de jours apr�s, on vint lui dire que le jeune Octave lui tendait des emb�ches. Celui-ci s'en d�fendait; mais il n'�tait cru de personne. Ces rapports ranim�rent leur haine; ils coururent tous deux l'Italie, pour solliciter, par de grandes r�compenses, les v�t�rans �tablis dans les colonies, et cherch�rent � se pr�venir mutuellement pour attirer � leur parti les l�gions qui �taient encore sous les armes. Cic�ron, qui avait alors la plus grande autorit� dans Rome, et qui soulevait tout le Inonde contre Antoine, parvint enfin � persuader au s�nat d'envoyer � Octave les faisceaux avec les autres ornements de la pr�ture, et de donner des troupes � Hirtius et � Pansa, pour chasser Antoine de l'Italie : c'�taient les deux consuls de cette ann�e. Ils attaqu�rent Antoine pr�s de la ville de Mod�ne 3, et le battirent compl�tement; mais ils p�rirent tous deux 'dans l'action. Le jeune Octave �tait � la bataille, et paya de sa personne. Antoine, oblig� de fuir, se trouva dans de grandes difficult�s, et fut r�duit surtout � une faim extr�me. Mais tel �tait son caract�re, que le malheur l'�levait au-dessus de lui-m�me, et lui donnait tous les dehors d'un homme vertueux. Il est vrai que c'est une disposition assez commune aux personnes malheureuses, que de se tourner vers la vertu : mais il n'est pas donn� � tout le monde de conserver dans les grands revers assez de force d'�me pour imiter ce qu'ils approuvent et pour fuir ce qu'ils condamnent; plusieurs m�me retombent par faiblesse dans leurs premi�res habitudes, et d�mentent les lumi�res de leur raison. Antoine, dans cette occasion, fut pour tous les soldats un exemple �tonnant de patience et de courage : accoutum� depuis longtemps � une vie de luxe et de d�lices, il buvait sans r�pugnance de l'eau corrompue, et se nourrissait de racines et de fruits sauvages : on assure m�me que, dans le passage des Alpes, il v�cut, avec ses soldats, d'�corces d'arbres, et d'animaux que jusqu'alors personne n'avait mang�s. Son dessein, en traversant ces montagnes, �tait d'aller joindre les l�gions que commandait L�pidus, qu'il regardait comme son ami, et qui lui avait d� tous les avantages qu'il avait retir�s de l'amiti� de C�sar.

XIX. Lorsqu'il eut assis son camp aupr�s du sien, et qu'il vit que L�pidus ne lui faisait aucune avance, il r�solut de tout risquer. Il avait les cheveux n�glig�s; et sa barbe, qu'il avait laiss� cro�tre depuis sa d�faite, �tait fort longue. Il prend donc une robe noire; et, s'approchant des retranchements de L�pidus, il commence � lui parler. L�pidus, voyant la plupart de ses soldats touch�s de sa mis�re et vivement �mus par ses discours, en craignit l'impression, et fit faire un grand bruit de trompettes pour l'emp�cher d'�tre entendu. Cette duret� ne fit qu'accro�tre la compassion de ses soldats pour Antoine; ils lui envoy�rent secr�tement L�lius et Clodius d�guis�s en courtisanes, pour lui dire d'attaquer sans crainte le camp de L�pidus; que le plus grand nombre d'entre eux �tait dispos� � le recevoir, et m�me, s'il le voulait, � tuer L�pidus. Antoine ne permit pas qu'on touch�t � L�pidus; mais le lendemain, d�s la pointe du jour, se mettant � la t�te de ses troupes, il sonde le gu� d'une rivi�re qui s�parait les deux camps, et se jetant le premier dans l'eau, il passe � l'autre rive, encourag� par les soldats de L�pidus, qu'il voit en tr�s grand nombre lui tendre les mains et arracher les palissades. A peine entr� dans le camp, il se vit ma�tre de toute l'arm�e, et traita L�pidus avec beaucoup de douceur; en le saluant, il lui donna le nom de p�re; et quoique investi seul de toute l'autorit�, il lui laissa le titre et les honneurs du commandement. Cette mod�ration d�termina Munatius Plancus, qui campait assez pr�s de l� avec un gros corps de troupes, � aller se joindre � lui. Des forces si consid�rables lui ayant redonn� toute sa confiance, il repassa les Alpes, et rentra dans l'Italie, � la t�te de dix-sept l�gions et de dix mille chevaux, outre six l�gions qu'il laissa pour garder la Gaule, sous les ordres d'un certain Varius, son ami et son compagnon de d�bauche, qu'il appelait Cotylon.

XX. C�sar, voyant que toutes les pens�es de Cic�ron �taient pour la libert�, se s�para de lui, et fit faire � Antoine, par ses amis, des propositions d'accommodement. Ils s'assembl�rent tous trois, C�sar, Antoine et L�pidus, dans une petite �le, au milieu de la rivi�re : l�, ils furent bient�t d'accord sur le partage de l'empire, qu'ils divis�rent entre eux comme une succession paternelle; mais ils disput�rent longtemps sur les proscriptions qu'ils avaient r�solues ; chacun voulait faire p�rir ses ennemis, et sauver ses amis ou ses parents. La haine enfin l'ayant emport� sur les droits du sang et de l'amiti�, C�sar sacrifia Cic�ron � Antoine, qui de son c�t� lui abandonna Lucius C�sar, son oncle maternel; et tous deux laiss�rent L�pidus placer son fr�re Paulus sur la liste des proscrits. D'autres disent que L�pidus leur sacrifia son fr�re, dont ils avaient exig� la mort. Je ne crois pas qu'il se soit jamais rien fait de plus inhumain ni de plus f�roce qu'un pareil �change : en obtenant ainsi le meurtre par le meurtre, ils n'�taient pas moins les meurtriers de ceux qu'ils abandonnaient aux autres que de ceux qu'on leur sacrifiait : mais c'�tait le comble de l'injustice que de livrer au fer des autres leurs propres astis, sans avoir contre eux aucun motif de haine.

XXI. Les soldats qu'ils avaient autour d'eux voulurent que ce trait� sanguinaire f�t scell� par un mariage, et ils demand�rent que C�sar ciment�t son amiti� avec Antoine en �pousant Clodia, fille de sa femme Fulvie. Ce mariage arr�t�, ils firent la liste de trois cents proscrits qu'ils d�vouaient � la mort. Antoine exigea que celui qui tuerait Cic�ron Iui coup�t la t�te, et la main droite dont il avait �crit ses Philippiques. Quand on les lui apporta, ils les consid�ra longtemps avec plaisir, et, dans les transports de sa joie, il fit plusieurs fois de grands �clats de rire. Apr�s s'�tre rassasi� de ce spectacle horrible, il ordonna qu'on les attach�t au haut de la tribune, sur la place publique, pour insulter � Cic�ron m�me apr�s sa mort; mais c'�tait bien plut�t insulter � sa propre fortune, et d�shonorer publiquement sa puissance. Son oncle Lucius C�sar, poursuivi par les meurtriers, se r�fugia chez sa soeur. Il �tait � peine entr� dans la maison, que les meurtriers y arriv�rent et voulurent forcer la porte de la chambre o� il �tait enferm�; mais sa soeur, se tenant sur la porte et �tendant les bras, leur cria plusieurs fois : � Vous ne tuerez pas Lucius C�sar, que vous ne m'ayez �gorg�e la premi�re, moi, la m�re de votre g�n�ral. � Son courage extraordinaire en ayant impos� � ces satellites, son fr�re eut le temps de se cacher et de se d�rober � leur poursuite. La domination de ces trois hommes, si odieuse aux Romains, fut surtout imput�e � Antoine, plus �g� que C�sar et plus puissant que L�pidus; il ne se vit pas plut�t d�gag� des affaires qu'il avait eues sur les bras, qu'il se replongea dans sa vie ordinaire de dissolution et de d�bauche. D�j� d�cri� par cette conduite, il s'attira encore la haine publique en habitant la maison du grand Pomp�e, ce personnage illustre, qui ne s'�tait pas fait moins admirer par sa temp�rance, par la sagesse et la popularit� de sa vie, que par l'�clat de ses trois triomphes. On ne pouvait voir sans indignation cette maison presque toujours ferm�e aux g�n�raux, aux principaux officiers, aux ambassadeurs, � qui l'on en refusait l'entr�e avec insolence, tandis qu'elle �tait remplie de mimes, de farceurs de vils adulateurs, toujours plong�s dans la d�bauche, et dont l'entretien consumait des sommes immenses, fruits des extorsions et des violences les plus odieuses. Non contents de vendre les biens des proscrits, qu'ils enlevaient � leurs veuves ou � leurs enfants par des accusations calomnieuses, et d'�tablir les imp�ts les plus on�reux, ils all�rent enlever de force, du temple des vestales, des sommes consid�rables que des citoyens et des �trangers y avaient mises en d�p�t.

XXII. Comme rien ne pouvait assouvir l'avidit� d'Antoine, C�sar exigea qu'il partage�t avec lui les revenus de la r�publique; ils divis�rent aussi l'arm�e entre eux, peur aller ensemble en Mac�doine combattre Brutus et Cassius, et ils 'laiss�rent � L�pidus le gouvernement de Rome. Lorsqu'ils eurent travers� la mer, et qu'ils se furent camp�s aupr�s des ennemis pour commencer la guerre, Antoine se trouva oppos� � Cassius, et C�sar � Brutus. C�sar ne fit rien de remarquable; mais Antoine avait toujours l'avantage et demeurait vainqueur dans tous les combats qui se livraient. A la premi�re bataille, C�sar vaincu par Brutus avait perdu son camp, et s'�tait vu sur le point d'�tre pris ; il ne pr�vint que d'un instant ceux qui le poursuivaient. Cependant il �crit lui-m�me dans ses Commentaires, que, d'apr�s le songe qu'avait eu un de ses amis, il s'�tait retir� avant que l'action commen��t. Antoine d�lit Cassius, quoiqu'on ait dit qu'il ne s'�tait pas trouv� � la bataille et qu'il n'arriva que lorsqu'on �tait � la poursuite des ennemis d�j� vaincus. Cassius fit tant par ses pri�res et par ses ordres, qu'il obligea Pindarus, le plus fid�le de ses affranchis, � le percer de son �p�e; il ignorait que Brutus avait vaincu de son c�t�. Peu de jours apr�s il se livra un second combat, dans lequel Brutus fut d�fait et se donna la mort. Antoine eut presque seul l'honneur de cette victoire, parce que C�sar �tait malade. Il trouva sur le champ de bataille le corps de Brutus, et lui adressa quelques reproches sur la mort de Ca�us Antonius son fr�re, que Brutus avait fait mourir en Mac�doine pour venger la mort de Cic�ron. Il ajouta pourtant qu'Hortensius �tait beaucoup plus coupable que Brutus de la mort de son fr�re : aussi le fit-il �gorger sur le tombeau de Ca�us Antonius. Mais ayant jet� sur le corps de Brutus sa cotte d'armes, qui �tait d'un tr�s grand prix, il ordonna � un de ses affranchis de rester aupr�s de lui pour avoir soin de ses fun�railles. Dans la suite, ayant su que l'affranchi n'avait pas br�l� la cotte d'armes avec le corps de Brutus et qu'il avait soustrait une grande partie de la d�pense qu'il lui avait assign�e pour les obs�ques, il le punit de mort.

XXIII. C�sar, toujours malade, se fit porter � Rome, o� la faiblesse de sa sant� faisait croire qu'il ne vivrait pas longtemps. Antoine alla dans les provinces de l'Asie orientale pour y lever des contributions, et de l� il passa en Gr�ce avec une arm�e nombreuse. Comme les triumvirs avaient promis � leurs soldats cinq mille drachmes par t�te, ils �taient oblig�s de forcer les impositions pour trouver l'argent qui leur �tait n�cessaire. Antoine ne se montra d'abord ni dur ni exigeant envers les Grecs; il se faisait m�me un plaisir d'�couter leurs gens de lettres, d'�tre t�moin de leurs jeux, et d'assister aux c�r�monies de leurs initiations; ii rendait la justice avec beaucoup de douceur, et aimait � s'entendre appeler l'ami des Grecs, et plus encore l'ami des Ath�niens; il fit m�me de grands pr�sents � leur ville. Les M�gariens, � l'envi de ceux d'Ath�nes, ayant voulu lui montrer ce qu'ils avaient de curieux, et lui faire voir en particulier le palais o� ils tenaient leur conseil, il se rendit � M�gare; et Ies habitants lui ayant demand� comment il le trouvait : � Il est petit, leur dit-il, et menace ruine. � Il fit prendre la mesure du temple d'Apollon Pythien, et laissa voir l'intention de l'achever; il le promit m�me au s�nat. Lorsqu'il eut laiss� Lucius Censorinus en Gr�ce pour aller lui-m�me dans l'Asie; que l� il eut commenc� � go�ter des richesses de cette province; qu'il eut vu les rois venir � sa porte pour lui faire la cour, les reines lui envoyer � l'envi des pr�sents et lui �taler leurs charmes pour m�riter ses bonnes gr�ces, pendant que C�sar �tait � Rome travaill� de s�ditions et de guerres, lui, au sein du loisir et de la paix, il s'abandonnait � ses passions, et menait une vie de plaisirs et de d�lices.

XXIV. Il avait appel� chez lui un certain Anaxenor, joueur de cithare; un Xuthus, qui jouait de la fl�te; un baladin nomm� M�trodore, et une troupe enti�re de farceurs asiatiques, qui surpassaient en bouffonneries, en plaisanteries grossi�res, tous les gens de cette esp�ce qu'il avait amen�s d'Italie ; et d�s qu'une fois sa cour fut infect�e de ces pestes publiques, son exemple entra�na tout le Inonde, et l'on ne garda plus aucune retenue. Toute l'Asie, semblable � cette ville dont parle Sophocle, �tait pleine de la fum�e de l'encens, et retentissait � la fois De cantiques sacr�s et de g�missements Il entra dans �ph�se, pr�c�d� par des femmes v�tues en bacchantes, et par des jeunes gens habill�s en pans et en satyres : on ne voyait dans toute la ville que thyrses couronn�s de lierre; on n'y entendait que le son des fl�tes, des chalumeaux, et d'autres instruments de musique. On l'appelait Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Il l'�tait � la v�rit� pour quelques personnes ; mais pour le plus grand nombre, c'�tait Bacchus Omeste et Agrionien a. Il d�pouillait de leurs possessions des hommes distingu�s par leur naissance, pour les donner � de vils flatteurs, � des hommes inf�mes, qui lui demandaient le bien d'une personne vivante comme si elle �tait morte, et ils �taient s�rs de l'obtenir. Il donna � un de ses cuisiniers la maison d'un habitant de Magn�sie, parce qu'il lui avait appr�t� un excellent repas. Il imposa enfin un second tribut aux villes; et un orateur, nomm� Hybr�as, qui d�fendait les int�r�ts de l'Asie, osa lui dire, par une plaisanterie assez bonne et qui �tait dans le go�t d'Antoine : � Si vous avez le pouvoir d'exiger de nous deux tributs par an, vous avez donc aussi celui de nous donner chaque ann�e deux �t�s et deux automnes. � Mais comme l'Asie avait d�j� pay� deux cent mille talents, il ajouta, avec un courage qui n'�tait pas sans danger : � Si vous n'avez pas re�u ces �normes contributions, demandez-les � ceux qui les ont lev�es; si, les ayant re�ues, vous ne les avez plus, nous sommes perdus.

XXV. Antoine fut vivement piqu� de cette parole; il ignorait la plus grande partie des d�sordres qui se commettaient sous son nom, moins encore par une suite de son indolence, que par l'effet d'une simplicit� naturelle qui le rendait trop confiant; car il �tait simple de caract�re, et avait m�me l'esprit un peu pesant. Quand il apprenait les injustices de ses agents, il en �tait vivement affect�, et il les reconnaissait devant ceux qui les avaient �prouv�es. Excessif dans ses r�compenses comme dans ses punitions, c'�tait surtout dans les premi�res qu'il �tait naturellement port� � passer les bornes. Ses plaisanteries et ses bons mots, qu'il poussait jusqu'� l'offense, portaient avec eux leur rem�de; car il permettait qu'on le raill�t avec aussi peu de m�nagement, et il ne prenait pas moins de plaisir � �tre plaisant� qu'� plaisanter les autres. Mais aussi rien ne contribua tant � sa perte que ce go�t pour la raillerie : persuad� que ceux qui le raillaient avec libert� ne le flattaient pas dans les affaires s�rieuses, il se laissait ais�ment prendre � l'app�t de leurs louanges. Il ne s'apercevait pas que ses courtisans m�laient cette franchise � leurs flatteries, comme un ingr�dient dont la vertu astringente pr�venait le d�go�t que lui auraient caus� les adulations outr�es qu'ils lui prodiguaient � table; qu'ils voulaient par l� lui persuader que lorsqu'ils lui c�daient dans les affaires importantes, ce n'�tait pas pour lui complaire, mais parce qu'ils se reconnaissaient ses inf�rieurs en prudence et en capacit�.

XXVI. Avec un tel caract�re, Antoine mit le comble � ses maux par l'amour qu'il con�ut pour Cl�op�tre, et qui, rallumant en lui avec fureur des passions encore cach�es et endormies, acheva d'�teindre et d'�touffer ce qui pouvait lui rester encore de sentiments honn�tes et vertueux. Voici comment il fut pris � ce pi�ge. Quand il partit pour aller faire la guerre aux Parthes, il envoya dire � Cl�op�tre de venir le joindre en Cilicie, pour s'y justifier des imputations qu'on lui faisait d'avoir puissamment aid� Brutus et Cassius dans leur guerre contre Antoine. Dellius, qu'il avait charg� de cet ordre, n'eut pas plut�t vu la beaut� de cette reine, et reconnu le charme et la finesse de sa conversation, qu'il sentit bien qu'Antoine ne causerait jamais de d�plaisir � une femme si aimable, et qu'elle aurait bient�t le plus grand pouvoir ' sur son esprit. Il s'attacha donc � lui faire la cour; il la pressa d'aller en Cilicie, par�e, comme dit Hom�re, de tout ce qui pouvait Ajouter plus de prix � l'�clat de ses charmes x et l'exhorta � ne pas craindre Antoine', le plus doux, le plus humain des g�n�raux. Cl�op�tre crut ais�ment ce que lui disait Dellius; d'ailleurs l'exp�rience qu'elle avait faite du pouvoir de sa beaut� sur Jules C�sar et sur le fils de Pomp�e lui promettait qu'elle n'aurait pas de peine � captiver Antoine; d'autant que les deux premiers ne l'avaient connue que dans sa premi�re jeunesse, et lorsqu'elle n'avait encore aucune exp�rience des affaires; au lieu qu'Antoine la verrait � cet �ge o� la beaut� d'une femme est dans tout son �clat, et son esprit dans toute sa force. Elle prit avec elle des pr�sents magnifiques, des sommes d'argent consid�rables, et un appareil aussi riche que pouvait l'avoir une reine si puissante, et dont le royaume �tait dans l'�tat le plus florissant; mais c'�tait sur elle-m�me et sur le prestige de ses charmes qu'elle fondait ses plus grandes esp�rances.

XXVII. Elle recevait coup sur coup des lettres d'Antoine et de ses amis, qui l'engageaient � presser son voyage; niais elle n'en tint aucun compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu'elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe �tait d'or, les voiles de pourpre, les avirons d'argent, et le mouvement des rames cadenc� au son des fl�tes, qui se mariait � celui des lyres et des chalumeaux. Elle-m�me, magnifiquement par�e, et telle qu'on peint la d�esse V�nus, �tait couch�e sous un pavillon brod� en or : de jeunes enfants, habill�s comme les peintres peignent les Amours, �taient � ses c�t�s avec des �ventails pour la rafra�chir : ses femmes, toutes parfaitement belles, v�tues en N�r�ides et en Gr�ces, �taient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve �taient embaum�es de l'odeur des parfums qu'on br�lait dans le vaisseau, et couvertes d'une foule immense qui accompagnait Cl�op�tre; et l'on accourait de toute la ville pour jouir d'un spectacle si extraordinaire. Le peuple qui �tait sur la place s'�tant pr�cipit� au- devant d'elle, Antoine resta seul dans le tribunal o� il donnait audience; et le bruit courut partout que c'�tait V�nus qui, pour le bonheur de l'Asie, venait en masque chez Bacchus. Antoine envoya sur-le-champ la prier � souper; mais, sur le d�sir qu'elle t�moigna de le recevoir chez elle, Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanit�, se rendit � son invitation. Il trouva chez elle des pr�paratifs dont la magnificence ne peut s'exprimer; mais rien ne le surprit tant que l'immense quantit� de flambeaux qu'il vit allum�s de toutes parts, et qui, suspendus au plancher ou attach�s � la muraille, formaient avec une admirable sym�trie des figures carr�es et circulaires : de toutes les f�tes dont l'histoire nous a conserv� le d�tail, on n'en conna�t pas de si brillante.

XXVIII. Le lendemain, Antoine lui donna � souper, et se piqua de la surpasser en go�t et en magnificence; mais, bien inf�rieur en l'un et en l'autre, il fut oblig� de s'avouer vaincu, et railla le premier la mesquinerie et la grossi�ret� de son repas. Cl�op�tre voyant que les plaisanteries d'Antoine n'avaient rien que de commun, et qu'elles sentaient le soldat, lui r�pondit sur le m�me ton, sans aucun m�nagement et avec la plus grande hardiesse. On pr�tend que sa beaut�, consid�r�e en elle-m�me, n'�tait pas si incomparable qu'elle rav�t d'�tonnement et d'admiration : mais son commerce avait un attrait auquel il �tait impossible de r�sister; les agr�ments de sa figure, soutenus des charmes de sa conversation et de toutes les gr�ces qui peuvent relever un heureux naturel, laissaient dans l'�me un aiguillon qui p�n�trait jusqu'au vif. Sa voix �tait pleine de douceur; et sa langue, telle qu'un instrument � plusieurs cordes, qu'elle maniait avec la plus grande facilit�, pronon�ait �galement bien plusieurs langages diff�rents. Il y avait peu de nations barbares avec qui elle e�t besoin d'interpr�te; et elle parlait dans leur propre langue aux �thiopiens, aux Troglodytes, aux H�breux, aux Arabes, aux Syriens, aux M�des et aux Parthes. Elle savait plusieurs autres langues, tandis que les rois d'�gypte, ses pr�d�cesseurs, avaient eu bien de la peine � apprendre l'�gyptien, et quelques-uns m�me d'entre eux avaient oubli� le mac�donien, leur langue naturelle. Aussi elle s'empara tellement de l'esprit d'Antoine, qu'oubliant et sa femme Fulvie, qui, pour les int�r�ts de son mari, combattait � Rome contre C�sar, et l'arm�e des Parthes, dont les g�n�raux du roi avaient donn� le commandement � Labi�nus, qui avait embrass� le parti de ce prince, et qui d�j� dans la M�sopotamie, � la t�te de cette arm�e, n'attendait que le moment d'entrer en Syrie; oubliant, dis-je, toutes ces consid�rations, il se laissa entra�ner par cette femme � Alexandrie, o� il sacrifia dans l'oisivet�, dans les amusements et dans les volupt�s les plus indignes de son �ge, la d�pense la plus pr�cieuse qu'on puisse faire, au jugement d'Antiphon, celle du temps. Ils avaient form� une association sous le titre d'Amim�tobies', o� ils se traitaient mutuellement tous les jours avec une profusion qui ne connaissait aucune borne.

XXIX. Le m�decin Philotas d'Amphisse racontait � mon a�eul Lamprias que, suivant alors � Alexandrie les �coles de m�decine, il fit connaissance avec un officier de bouche de la maison d'Antoine, qui lui proposa un jour de venir voir les pr�paratifs d'un de ces soupers si somptueux. Comme il �tait fort jeune, il s'y laissa entra�ner; et introduit dans la cuisine, entre plusieurs choses qui le frapp�rent, il vit � la broche huit sangliers. Il se r�cria sur le grand nombre de convives qu'il devait y avoir � souper : mais l'officier lui dit en riant qu'ils ne seraient pas aussi nombreux qu'il le croyait; qu'il n'y aurait en tout que douze personnes. � Mais, ajouta-t-il, chaque mets doit �tre servi � un degr� de bont� qui ne dure qu'un instant; peut-�tre Antoine va-t-il demander tout-�-l'heure � souper, et un moment apr�s il fera dire qu'on diff�re, parce qu'il voudra boire, ou qu'il sera retenu par une conversation qui l'int�ressera : on pr�pare donc plusieurs soupers, parce qu'on ne peut deviner � quelle heure il voudra qu'on serve. � Voil� ce que disait Philotas. Dans la suite il fut admis � faire sa cour au fils a�n� qu'Antoine avait eu de Fulvie; et il mangeait famili�rement � sa table avec ses autres amis, quand ce jeune homme ne soupait pas chez son p�re. Il avait un soir pour convive un m�decin pr�somptueux qui importunait tout le monde de son babil. Philotas lui ferma la bouche par le sophisme suivant : � Il faut, lui dit-il, donner de l'eau froide � un homme qui a la fi�vre de quelque mani�re : or, tout homme qui a la fi�vre l'a de quelque mani�re; il faut donc donner de l'eau froide � tout homme qui a la fi�vre. � Le m�decin, frapp� de ce sophisme, resta muet Le jeune Antoine, charm� de son embarras et riant de tout son coeur : � Philotas, dit-il, je te donne tout ce qui est l�, � en lui montrant un buffet couvert d'une superbe vaisselle d'argent. Philotas, bien �loign� de croire qu'un enfant de cet �ge p�t disposer de meubles d'un si grand prix, le remercia de sa bonne volont�. Le lendemain, il vit arriver chez lui un officier d'Antoine qui apportait dans une grande corbeille toute cette vaisselle, et qui lui dit d'y mettre son sceau. Philotas, qui craignait d'�tre bl�m� en la recevant, persistait � la refuser. � Eh quoi, innocent que vous �tes, lui dit cet officier, vous balancez � accepter ce pr�sent! Ignorez-vous donc que c'est le fils d'Antoine qui vous l'envoie, et qu'il pourrait vous donner la m�me quantit� de vaisselle d'or? Il est vrai, si vous voulez m'en croire, que vous en recevrez la valeur en argent; car il serait possible que le p�re d�sir�t d'avoir quelqu'un de ces vases antiques qui sont si recherch�s pour la beaut� du travail. � Voil� ce que mon a�eul me disait avoir souvent entendu raconter � Philotas.

XXX. Pour Cl�op�tre, elle fit voir que l'art de la flatterie, qui, suivant Platon, ne s'exerce que de quatre mani�res diff�rentes, est susceptible d'une infinit� de formes. Dans les affaires s�rieuses, et dans les amusements qui partageaient le temps d'Antoine, elle imaginait toujours quelque nouveau plaisir, quelque nouveau genre d'attrait polir le divertir. Elle ne le quittait ni jour ni nuit; elle jouait, buvait, chassait avec lui, et assistait m�me � ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et qu'il s'arr�tait aux portes et aux fen�tres des simples particuliers pour les plaisanter, elle l'accompagnait habill�e en servante, �tant lui-m�me d�guis� en valet : ce qui lui attirait souvent des injures et quelquefois des coups. Quoiqu'il se rend�t par l� suspect aux Alexandrins, ils s'amusaient n�anmoins de ses plaisanteries, et y r�pondaient m�me avec assez de finesse; ils aimaient � dire qu'il prenait un masque tragique pour les Romains, et qu'il gardait pour eux le masque de la com�die. II serait long et pu�ril de rapporter plusieurs de ses traits de plaisanterie ; je n'en citerai qu'un seul. Il p�chait un jour � la ligne, sans rien prendre; ce qui le mortifiait, parce que Cl�op�tre �tait pr�sente. Il commanda donc � des p�cheurs d'aller, sans �tre aper�us, sous l'eau, attacher � l'hame�on un des poissons qu'ils avaient d�j� pris : ils le firent, et Antoine retira deux ou trois fois sa ligne, charg�e d'un poisson. L'�gyptienne ne fut pas sa dupe : elle feignit d'admirer le bonheur d'Antoine; mais elle d�couvrit � ses amis la ruse qu'il avait employ�e, et les invita de retourner le lendemain voir la p�che. Quand ils furent tous mont�s dans des barques, et qu'Antoine eut jet� sa ligne, elle donna ordre � un de ses gens de pr�venir les p�cheurs d'Antoine, et d'attacher � son hame�on un de ces poissons sal�s qu'on apporte du royaume de Pont. Antoine ayant senti sa ligne charg�e, la retira; et la vue de ce poisson sal� ayant excit� de grands �clats de rire : � G�n�ral, lui dit-elle, laissez-nous la ligne, � nous qui r�gnons au Phare et � Canope; votre chasse � vous est de prendre les villes, les rois et les continents. �

XXXI. Pendant qu'il s'amusait ainsi � des jeux d enfant, il re�ut deux f�cheuses nouvelles : l'une 1 de Rome, d'o� on lui mandait que Lucius son fr�re et sa femme Fulvie, apr�s avoir �t� brouill�s ensemble, s'�taient r�unis pour faire la guerre � C�sar, et que, r�duits � la derni�re extr�mit�, ils avaient abandonn� l'Italie; la seconde nouvelle, plus inqui�tante encore, lui apprenait que Labi�nus, � la t�te des Parthes, subjuguait toutes les provinces d'Asie, depuis l'Euphrate et la Syrie, jusqu'� la Lydie et l'Ionie. Se r�veillant alors, quoique avec peine, comme d'un long sommeil et d'une profonde ivresse, il se mit en devoir de marcher contre les Parthes, et s'avan�a jusqu'en Ph�nicie. L�, il re�ut de Fulvie des lettres pleines de g�missements, qui le d�termin�rent � repasser en Italie avec une flotte de deux cents vaisseaux. Dans le cours de sa navigation, il recueillit ceux de ses amis qui s'�taient enfuis de Rome, et apprit d'eux que Fulvie avait �t� seule cause de la guerre ; que, naturellement inqui�te et audacieuse, elle avait encore esp�r� qu'en excitant des troubles en Italie, elle arracherait Antoine des bras de Cl�op�tre : mais par bonheur pour lui, apr�s s'�tre embarqu�e pour aller le joindre, elle mourut de maladie a Sicyone. Cet �v�nement rendit beaucoup plus facile la r�conciliation de C�sar et d'Antoine. D�s que celui-ci fut arriv� en Italie, et qu'on vit que C�sar ne lui faisait personnellement aucun reproche; qu'Antoine, de son c�t�, rejetait sur Fulvie tous les torts dont on pouvait se plaindre, leurs amis communs ne leur laiss�rent pas approfondir leurs sujets respectifs de m�contentement; ils les remirent en bonne intelligence, et leur firent un nouveau partage de l'empire, dont la mer d'Ionie faisait les bornes : ils assign�rent � Antoine toutes les provinces de l'Orient, et � C�sar celles de l'Occident; ils laiss�rent l'Afrique � L�pidus, et convinrent que, lorsqu'ils ne voudraient pas exercer le consulat, ils y nommeraient tour � tour leurs amis.

XXXII. Ce trait�, qu'on approuva g�n�ralement, parut avoir besoin d'une garantie plus solide, et la fortune la leur offrit. C�sar avait une soeur nomm�e Octavie, qui '�tait son a�n�e, mais d'une autre m�re que lui; elle �tait fille d'Ancharia, et C�sar �tait n�, bien apr�s elle, d'Attia, seconde femme de son p�re. Il aimait tendrement cette soeur, femme d'un m�rite rare; elle �tait veuve de Marcellus, qui venait de mourir. Depuis la mort de Fulvie, Antoine passait pour veuf : car il ne niait pas son attachement pour Cl�op�tre; mais il n'avouait pas qu'il lui f�t uni par le mariage; et sur ce point sa raison lui fournissait encore des armes pour combattre sa passion, et l'emp�cher d'�pouser cette .reine. Tout le inonde se r�unit � proposer le mariage d'Octavie, dans l'esp�rance que cette femme, dont la grande beaut� �tait accompagn�e de tant de prudence et de gravit�, �tant unie avec Antoine, et fixant sa tendresse, comme son m�rite lui donnait droit d'y compter, maintiendrait l'harmonie entre C�sar et lui, et ferait ainsi la s�ret� de l'un et de l'autre. Ce mariage ayant �t� du go�t de C�sar et d'Antoine, ils s'en retourn�rent � Rome, et c�l�br�rent tout de suite les noces, malgr� la loi qui d�fendait aux veuves de ne se remarier que dix mois apr�s la mort de leur mari; mais Octavie fut dispens�e (le la loi par un d�cret du s�nat.

XXXIII. Cependant Sextus Pomp�e, s'�tant rendu ma�tre de la Sicile, ravageait l'Italie; et, avec un grand nombre de vaisseaux corsaires que commandaient M�n�crate et le pirate M�nas, il interceptait la navigation de toutes les mers voisines. Mais comme il avait montr� beaucoup d'�gards pour Antoine, en recevant tr�s bien sa m�re lorsqu'elle s'enfuyait de Rome avec Fulvie, C�sar et Antoine voulurent le comprendre dans le trait�. Ils s'abouch�rent tous trois sur la pointe du cap de Mis�ne qui s'avance le plus dans la mer. Pomp�e avait sa flotte � l'ancre pr�s de lui, et les arm�es des deux triumvirs �taient vis-�-vis en bataille. Ils convinrent que Pomp�e aurait la Sardaigne et la Sicile, qu'il purgerait la mer de pirates, et qu'il enverrait � Rome une quantit� de bl� d�termin�e. Le trait� conclu, ils s'invit�rent r�ciproquement � souper, en tirant au sort quel serait le premier qui traiterait les deux autres. Le sort d�signa Pomp�e; et Antoine lui ayant demand� o� ilg souperaient ; � L�, lui r�pondit Pomp�e, en lui montrant sa gal�re amirale � six rangs de rames; � c'est, ajouta-t-il, la seule maison paternelle qu'on ait laiss�e � Pomp�e. � C'�tait un reproche indirect � Antoine, qui occupait � Rome la maison du grand Pomp�e, son p�re. II fit donc affermir sa gal�re sur ses ancres, et construire un pont du promontoire de Mis�ne � son bord, o� il les re�ut avec beaucoup de gr�ce. Au milieu du repas, lorsque les convives, �chauff�s par le vin, lan�aient mille traits de raillerie contre Antoine et Cl�op�tre, le pirate M�nas s'�tant approch� de Pomp�e, lui dit assez bas pour n'�tre pas entendu des autres : � Voulez-vous que je coupe les c�bles de vos ancres, et que je vous rende ma�tre, non seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'empire romain?,, Pomp�e, qui l'entendit tr�s bien, lui dit, apr�s un moment de r�flexion : � Il fallait le faire, M�nas, sans m'en pr�venir : maintenant contentons- nous de notre fortune pr�sente ; je ne dois pas violer la foi que j'ai jur�e. Apr�s avoir �t� trait� � son tour par C�sar et par Antoine il fit voile pour la Sicile.

XXXIV. D�s que le trait� eut �t� conclu entre C�sar et Antoine, celui-ci fit prendre les devants � Ventidius, pour aller en Asie arr�ter les progr�s des Parthes; et lui-m�me, pour faire plaisir � c�sar, il voulut bien �tre un des pr�tres du dictateur. Ils trait�rent depuis en commun, et sur un ton d'amiti�, toutes les affaires politiques les plus importantes ; niais dans les divers combats auxquels donnaient lieu les jeux dont ils s'amusaient ensemble, Antoine avait toujours le chagrin d'�tre vaincu par C�sar. Il avait aupr�s de lui un de ces devins d'�gypte qui tirent l'horoscope d'apr�s l'�poque de la naissance. Ce devin, soit qu'il voul�t plaire � Cl�op�tre, soit qu'il parl�t avec franchise � Antoine, lui disait que sa fortune, toute grande, tout �clatante qu'elle �tait, s'�clipsait devant celle de C�sar, et il lui conseillait de s'�loigner de ce jeune homme le plus qu'il lui serait possible. � Votre g�nie, lui disait-il, redoute le sien; fier et �lev� quand il est seul, il perd devant celui de C�sar toute sa grandeur, il devient faible et timide. � L'�gyptien voyait tous les jours ses conjectures se v�rifier; toutes les fois que, pour s'amuser, ils tiraient quelque chose au sort, ou jouaient aux d�s, Antoine avait toujours le dessous. Souvent ils faisaient combattre des coqs ou des cailles dress�s � cet effet, et ceux de C�sar avaient toujours l'avantage. Antoine, secr�tement bless� de cette sup�riorit� si marqu�e, et prenant par l� plus de confiance en cet �gyptien, quitta l'Italie, remit toutes ses affaires entre les mains de C�sar, et mena avec lui, jusqu'en Gr�ce, sa femme Octavie, dont il avait eu une fille. Il passait l'hiver � Ath�nes, lorsqu'il y re�ut la nouvelle des premiers succ�s de Ventidius; il avait d�fait les Parthes en bataille rang�e, et Labi�nus �tait rest� parmi les morts avec Pharnapates, le plus habile des g�n�raux du roi Orodes. Ces avantages lui caus�rent tant de joie, qu'il donna aux Grecs un grand festin, pr�sida aux exercices gymnastiques d'Ath�nes, et, laissant chez lui toutes les marques du commandement, il se rendit au gymnase, v�tu d'une longue robe, avec des pantoufles � la grecque, ayant en main la verge que portent les gymnasiarques; et lorsque les jeunes gens avaient assez combattu, il allait lui-m�me les s�parer.

XXXV. Quand il fut pr�t � partir pour l'arm�e, il prit une couronne faite de branches de l'olivier sacr� ; et, d'apr�s un oracle qui lui avait �t� rendu, il remplit un vase de l'eau de la fontaine de Clepsydre, et l'emporta avec lui. Cependant Ventidius battit, dans la Cirrhestique, Pacorus, fils du roi des Parthes, qui, � la t�te d'une nombreuse arm�e, �tait rentr� dans la Syrie, et qui p�rit dans l'action avec un grand nombre des siens. Cet exploit, un des plus c�l�bres que l'histoire nous ait transmis, fut pour les Romains une vengeance �clatante des malheurs qu'ils avaient �prouv�s sous Crassus dans ce pays, et obligea les Parthes, battus dans trois grands combats cons�cutifs, � se renfermer dans la M�die et la M�sopotamie. Ventidius ne voulut pas les poursuivre plus loin, de peur d'exciter la jalousie d'Antoine : il se contenta de faire rentrer dans l'ob�issance les peuples qui s'�taient r�volt�s; ensuite il alla assi�ger dans Samosate Antiochus Comag�ne, qui, pour l'en d�tourner, lui offrait mille talents, et promettait de faire tout ce qu'Antoine lui commanderait. Ventidius lui ordonna d'envoyer faire ses propositions � ce g�n�ral lui-m�me, qui s'avan�ait vers Samosate afin d'emp�cher que Ventidius ne fit la paix avec ce prince; il voulait que cette paix f�t faite sous son nom, et que son lieutenant n'e�t pas l'honneur de tous les succ�s. Mais le si�ge tra�nant eu longueur, et les assi�g�s, qui n'esp�raient plus de capitulation, ayant fait une d�fense vigoureuse, Antoine ne put avoir sur eux aucun avantage : alors, plein de honte et de repentir, il fut trop heureux de faire la paix avec Antiochus pour trois cents talents ; et apr�s avoir termin� en Syrie quelques affaires de peu d'importance, il s'en retourna � Ath�nes, o� il rendit � Ventidius tous les honneurs dus � ses grands exploits, et le renvoya � Rome pour y recevoir celui du triomphe. C'est, jusqu'� nos jours, le seul g�n�ral romain qui ait triomph� des Parthes. Ventidius, n� dans une condition obscure, dut � l'amiti� d'Antoine les occasions de se signaler par des actions d'�clat; et il en profita si bien, qu'il confirma le mot qu'on disait sur Antoine et sur C�sar, qu'ils �taient plus heureux quand ils faisaient la guerre par leurs lieutenants que lorsqu'ils la faisaient en personne. En effet, Sossius, lieutenant d'Antoine, eut de grands succ�s en Syrie; Canidius, qu'il avait laiss� en Arm�nie, soumit cette province, d�fit les rois des Ib�riens et des Albaniens, et s'avan�a jusqu'au mont Caucase. Tant d'exploits augmentaient, parmi tes Barbares, la gloire du nom d'Antoine, et leur donnaient la p1u& haute id�e de sa puissance.

XXXVI. Lui cependant, d'apr�s de nouveaux rapports qu'on lui avait faits contre C�sar, et qui l'avaient fort irrit�, fit voile pour l'Italie avec trois cents vaisseaux. Les Brundusiens ayant refus� l'entr�e de leur port � sa flotte, il gagna celui de Tarente. L�, sa femme Octavie, qui �tait partie de Gr�ce avec lui, et qui, apr�s avoir eu une seconde fille, �tait encore enceinte, le conjura de lui permettre d'aller trouver son fr�re : Antoine y consentit. Octavie, ayant rencontr� C�sar en chemin, eut une conf�rence avec lui, en pr�sence de ses deux amis, M�c�ne et Agrippa; elle le conjura, de la mani�re la plus pressante, de ne pas faire que de la plus heureuse des femmes, elle dev�nt la plus mis�rable. � En ce moment, lui dit-elle, tout le monde a les yeux fix�s sur moi, en qui l'on voit la femme d'un de nos empereurs, et la soeur de l'autre. Si les conseils les plus f�cheux l'emportent et que la guerre se d�clare, il est douteux � qui de vous deux le destin accordera la victoire; mais il est certain que, pour quelque parti qu'elle se d�clare, je serai toujours malheureuse. � C�sar, attendri pas ce discours, se rendit � Tarente avec des dispositions pacifiques. C'�tait un beau spectacle que de voir pr�s du rivage une arm�e nombreuse qui semblait immobile, et � la rade une flotte puissante qui se tenait � l'ancre, pendant que des deux c�t�s les chefs et les amis se visitaient r�ciproquement, et se donnaient les t�moignages d'amiti� les plus touchants. Antoine re�ut le premier � souper C�sar, qui voulut bien, par amiti� pour sa soeur, lui c�der la priorit�. Ils convinrent entre eux que C�sar donnerait � Antoine deux l�gions pour la guerre contre les Parthes, et qu'Antoine c�derait � C�sar cent gal�res � proues d'airain. Octavie demanda de plus � son mari vingt brigantins pour son fr�re, et � celui-ci mille hommes de plus pour son mari. Apr�s ces conventions r�ciproques, il se s�par�rent : C�sar alla sur-le-champ faire la guerre au fils de Pomp�e, sur qui il voulait reconqu�rir la Sicile; et Antoine, lui ayant remis Octavie avec ses deux enfants et ceux qu'il avait eus de Fulvie, repassa en Asie.

XXXVII. Mais le plus funeste de ses maux, sa passion pour Cl�op�tre, qui paraissait assoupie depuis longtemps, qui semblait m�me avoir c�d� � des conseils plus sages, se r�veilla tout � coup lorsqu'il fut pr�s de la Syrie, et se ralluma avec plus de fureur que jamais. Le coursier indocile et fougueux de son �me, comme dit Platon ayant enfin rejet� toutes les r�flexions utiles qui auraient pu le retenir, il envoya Font�ius Capito � Alexandrie, pour lui amener Cl�op�tre en Syrie. A son arriv�e, il lui t�moigna la joie qu'il avait de la revoir, non par des pr�sents modiques, mais par le don qu'il lui fit de la Ph�nicie, de la Coel�syrie, de l'�le de Cypre, et d'une grande partie de la Cilicie. II y ajouta le canton de la Jud�e qui porte le baume, et l'Arabie des Nabath�ens, qui touche � la mer ext�rieure 3. La peine que causaient aux Romains ces dons excessifs ne l'emp�cha pas �e donner � de simples particuliers des t�trarchies et de vastes royaumes; il d�pouilla aussi plusieurs rois de leurs �tats, et entre autres Antigonus, roi des Juifs, qu'il fit m�me d�capiter publiquement, supplice dont jusqu'alors aucun roi n'avait �t� puni. Mais rien ne paraissait plus honteux et plus humiliant aux Romains que les honneurs dont il comblait Cl�op�tre; et ce qui en augmenta l'infamie, c'est qu'il fit �lever deux enfants jumeaux qu'il avait eus d'elle, un fils qu'il appela Alexandre, et une fille qu'il nomma Cl�op�tre : il donna aussi au premier le surnom de Soleil, et � l'autre celui de Lune. Fait pour tirer vanit� des choses m�me les plus honteuses, il disait que la grandeur de l'empire romain paraissait bien moins dans ses conqu�tes que dans les pr�sents qu'il faisait; que la noblesse s'�tait propag�e par les successions et la post�rit� de plusieurs rois; qu'ainsi le premier auteur de sa race �tait n� d'Hercule, qui n'avait pas voulu borner ses descendants aux enfants d'une seule femme, et, sans craindre ni les lois de Solon, ni les sentences des tribunaux contre ceux qui violaient les lois du mariage, avait donn� � la nature les tiges de plusieurs familles, en laissant des enfants en divers lieux.

XXXVIII. La mort d'Orodes, tu� par son fils Phraate, qui s'empara du royaume, �loigna de sa cour plusieurs grands d'entre les Parthes, et en particulier Mones�s, l'un des seigneurs les plus illustres et les plus puissants; il se r�fugia aupr�s d'Antoine, qui, pour assimiler la fortune de Mones�s � celle de Th�mistocle, et disputer de magnificence et de g�n�rosit� avec le roi de Perse, lui donna trois villes pour son entretien, Larisse, Ar�thuse et Hi�rapolis, appel�e autrefois Bambyc�. Mais le roi des Parthes ayant envoy� donner toute s�ret� � Mones�s, s'il voulait revenir � sa cour, Antoine le laissa partir volontiers, se flattant de tromper Phraate en lui donnant l'esp�rance de la paix, s'il voulait lui rendre les enseignes romaines prises sur Crassus, et les prisonneirs qui restaient encore dans ses �tats. Apr�s avoir renvoy� Cl�op�tre en �gypte, il prit la route de l'Arabie et de l'Arm�nie, o� il fut joint par ses troupes et par celles des rois ses alli�s, car il en avait plusieurs, et entre autres Artavasde, roi d'Arm�nie, le plus puissant de tous, qui lui avait amen� six mille chevaux et sept mille hommes de pied. L�, il fit la revue de son arm�e, qui se trouva forte de soixante mille hommes d'infanterie, tous Romains, et de dix mille cavaliers, tant Espagnols que Gaulois, qui �taient r�put�s Romains. Il y avait trente mille hommes de diverses nations, en y comprenant la cavalerie et les troupes l�g�res.

XXXIX. Une arm�e si puissante, et les pr�paratifs de guerre qu'il avait faits, jet�rent l'effroi parmi le Indiens situ�s au del� de la Bactriane, et firent trembler l'Asie. Mais sa passion pour Cl�op�tre les rendit inutiles. Impatient d'aller passer l'hiver avec elle, il commen�a la guerre avant la saison convenable, et agit en tout avec une extr�me pr�cipitation : incapable de faire usage de sa raison, et comme charm� par des breuvages et des enchantements, il tournait sans cesse ses regards vers cette femme, plus occup� d'aller bient�t la rejoindre que des moyens de vaincre les ennemis. Il aurait d�. prendre ses quartiers d'hiver dans l'Arm�nie, pour y faire reposer ses troupes fatigu�es d'une marche de huit mille stades =, et, avant que les Parthes eussent quitt� leurs cantonnements, s'emparer de la M�die aux premiers jours du printemps : mais, au lieu de suivre ces mesures prudentes, il leur fit continuer tout de suite leur marche; et laissant l'Arm�nie � gauche, il entra dans l'Atropat�ne, et la ravagea. Il faisait porter sur trois cents chariots toutes les batteries de si�ge, parmi lesquelles �tait un b�lier de quatre-vingts pieds de long : si une seule de ces machines s'�tait rompue, il e�t �t� impossible de la refaire � temps, parce que les bois des provinces de la haute Asie ne sont ni assez longs ni assez durs pour �tre employ�s � cet usage. Il �tait si press�, que regardant ces batteries comme un obstacle � la promptitude de sa marche, il les laissa en chemin, sous la garde d'un officier nomm� Tatianus, avec un corps de troupes, et alla mettre le si�ge devant Phraata, ville consid�rable, o� �taient les femmes et les enfants des rois des M�des. Le besoin lui fit bient�t sentir le tort qu'il avait eu de laisser ses batteries; et, pour y suppl�er, il fit pousser contre la ville une lev�e qui co�ta beaucoup de temps et de peine.

XL. Phraate, en arrivant avec une arm�e tr�s nombreuse, apprit qu'Anrtoine avait laiss� derri�re lui les chariots qui portaient ses machines de guerre; il envoya sur-le-champ une gros corps de cavalerie qui enveloppa Tatianus : cet officier fut tu� en combattant, et avec lui dix mille hommes de son d�tachement. Les Barbares se saisirent de toutes les batteries, et les mirent en pi�ces : ils firent aussi un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouva le roi Pol�mon. Cet �chec re�u contre toute attente, au commencement de la guerre, affligea vivement les Romains; et le roi d'Arm�nie, Artavasde, d�sesp�rant des affaires d'Antoine, se retira avec ses troupes, quoiqu'il f�t le principal auteur de cette guerre. Les Parthes s'�tant pr�sent�s avec fiert� devant les assi�geants avec des bravades mena�antes, Antoine, qui ne voulait pas, en laissant ses troupes dans l'inaction, les abandonner au d�couragement et � la frayeur, prit avec lui dix l�gions et trois cohortes pr�toriennes pesamment arm�es, avec toute sa cavalerie, et les mena au fourrage, persuad� que c'�tait le plus s�r moyen d'attirer les ennemis hors de leurs retranchements. et d'en venir � une bataille rang�e. Il avait fait une journ�e de chemin, lorsqu'il vit les Parthes qui, r�pandus autour de lui, cherchaient � tomber sur ses troupes pendant leur marche. Il �leva d'abord dans son camp le signal de la bataille : mais ensuite il fit plier les tentes, comme s'il e�t eu l'intention de ne pas combattre et de ramener ses troupes; il passa devant l'arm�e des Barbares, qui �tait dispos�e en forme de croissant; il avait ordonn� � sa cavalerie qu'aussit�t que les premiers rangs des ennemis seraient � port�e d'�tre charg�s par l'infanterie romaine, elle fond�t sur eux avec imp�tuosit�. Les Parthes, rang�s en bataille vis-�-vis des Romains, ne pouvaient assez admirer l'ordonnance de leur arm�e, qui marchait sans jamais rompre ses intervalles ni ses rangs, et agitait ses javelots dans le plus grand silence.

XLI. Le signal du combat �tait � peine donn�, que la cavalerie romaine, tournant bride, chargea vivement les Parthes en poussant de grands cris. Quoiqu'elle e�t d�j� pass� la port�e du trait, les Barbares la re�urent avec vigueur : mais l'infanterie les ayant attaqu�s en m�me temps, en jetant aussi de grands cris et faisant r�sonner leurs armes, les chevaux des Parthes, effarouch�s de ce double bruit, se cabr�rent, et les cavaliers eux-m�mes, sans attendre qu'on en v�nt aux mains, prirent ouvertement la fuite. Antoine s'attacha vivement � leur poursuite, dans l'esp�rance que ce seul combat terminerait la guerre, ou du moins en avancerait la fin. Apr�s que l'infanterie les eut poursuivis l'espace de cinquante stades, et la cavalerie trois fois autant, les Romains voulurent reconna�tre le nombre des morts et des prisonniers ennemis, et ils ne trouv�rent que trente de ces derniers et quatre-vingts des autres. Ce fut alors un d�couragement et un d�sespoir g�n�ral, quand ils virent que dans leur victoire ils avaient tu� si peu de monde, et que dans leur d�faite, � la prise des batteries, ils avaient perdu un si grand nombre de soldats. Le lendemain, ayant pli� bagage, ils reprirent le chemin de la ville de Phraata et de leur camp. Dans la route, ils rencontr�rent d'abord un corps d'ennemis peu consid�rable, ensuite un plus grand nombre, enfin toute l'arm�e, qui, 'comme des troupes fra�ches qu'on n'aurait pas mises en d�route, les harcelait de tous c�t�s et les d�fiait au combat : ces fr�quentes escarmouches rendirent le retour des Romains � leur camp difficile et laborieux.

XLII. Cependant les M�des qu'on tenait assi�g�s ayant fait une sortie sur ceux qui gardaient la lev�e, leur caus�rent un tel effroi, qu'ils les mirent en fuite. Antoine, irrit� contre eux, employa, pour punir leur l�chet�, l'ancienne peine de la d�cimation; il les partagea par dizaines, fit mourir de chaque dizaine celui que le sort avait d�sign�, et ordonna qu'on donn�t aux autres de l'orge au lieu de froment pour leur nourriture. Cette guerre, d�j� si f�cheuse pour les deux partis, leur faisait envisager encore un avenir plus terrible. Antoine �tait menac� d'une disette prochaine; il ne pouvait aller au fourrage sans remporter un grand nombre de morts et de bless�s. Phraate, de son c�t�, sachant que rien ne co�tait tant aux Parthes que d'�tre camp�s pendant l'hiver, et de passer cette saison hors de leurs villes, craignait que si les Romains s'obstinaient � rester dans le pays, ses troupes ne l'abandonnassent, rebut�es par le froid qui commen�ait � se faire sentir apr�s l'�quinoxe d'automne : il eut recours � la ruse, et ordonna aux plus distingu�s d'entre les Parthes de charger plus faiblement les Romains dans les fourrages et dans les autres rencontres, de leur laisser m�me � dessein prendre certaines choses, de louer leur valeur, et de leur dire que le roi des Parthes lui-m�me rendait justice � leur courage, et les regardait avec admiration comme les soldats les plus aguerris. Ces officiers s'approchant peu � peu, et restant paisiblement sur leurs chevaux, entr�rent en conversation avec les Romains, et accabl�rent Antoine d'injures, de ce que, refusant les propositions de paix que Phraate lui faisait, afin d'�pargner tant de braves gens, il s'opini�trait � attendre les deux ennemis les plus redoutables, l'hiver et la faim, auxquels il leur serait impossible d'�chapper, quand m�me les Parthes voudraient leur en faciliter les moyens.

XLIII. Antoine, � qui ces propos furent rapport�s par plusieurs des siens, quoique adouci par les esp�rances qu'il en con�ut, ne voulut pas cependant entrer en n�gociation avec les Parthes, sans savoir auparavant de ces Barbares si pr�venants dans leurs paroles, s'ils parlaient ainsi de l'aveu de leur roi. Ils lui en donn�rent l'assurance, et l'exhort�rent � ne rien craindre, et � ne point se d�fier de leur ma�tre. Alors il envoya quelques-uns de ses amis redemander les enseignes et les prisonniers qui restaient de la d�faite de Crassus, ne voulant pas que Phraate le cr�t trop heureux de se sauver de ses mains � quelque prix que ce f�t. Le Parthe lui fit dire de ne plus parler de cette restitution; mais s'il voulait se retirer sur-le-champ, il lui promettait la,paix, et une enti�re s�ret� pour sa retraite. Antoine y consentit; et peu de jours apr�s, ayant fait charger ses bagages, il se mit en marche. Il avait plus de talent que personne pour parler � une grande multitude, et conduire une arm�e par l'ascendant de ses discours; mais la honte et l'abattement o� il �tait alors ne lui permirent pas de parler aux troupes pour les encourager, et il chargea de ce soin Domitius �nobarbus. Il y en eut qui, prenant ce silence pour du m�pris, se crurent offens�s; mais tous les autres, qui en devin�rent la cause, furent touch�s de sa peine, et y virent un nouveau motif de lui t�moigner plus de respect et plus d'ob�issance. Il se disposait � reprendre le chemin par lequel il �tait venu, � travers une plaine d�couverte et sans arbres, lorsqu'un homme du pays des Mardes, qui avait une longue exp�rience des moeurs des Parthes, et qui, dans le combat o� Antoine avait perdu ses machines, venait de donner aux Romains des preuves de sa fid�lit�, vint le trouver, et lui conseilla de faire sa retraite par la droite, afin de gagner les montagnes, et de ne pas engager des troupes charg�es d'armes et de bagage dans les plaines nues et d�couvertes, o� elles seraient expos�es � la cavalerie et aux fl�ches des Parthes. � C'est, ajouta-t-il, dans cette esp�rance que Phraate vous a accord� des conditions de paix si favorables, pour vous engager � lever le si�ge ; mais si vous voulez, je serai votre guide, et je vous conduirai par un chemin plus court, o� vous aurez abondamment toutes les choses n�cessaires.

XLIV. Antoine, apr�s l'avoir entendu, d�lib�ra sur le parti qu'il devait prendre : il ne voulait pas, apr�s le trait� qu'il venait de faire, montrer de la d�fiance des Parthes; mais d'un autre c�t�, s�duit par l'avantage de suivre un chemin plus court et de passer par des bourgs bien habit�s, o� il trouverait tout ce qui lui serait n�cessaire, il demanda � cet homme quelle garantie il lui donnerait de sa fid�lit�. � Faites-moi lier, lui r�pondit le Marde, jusqu'� ce que j'aie rendu votre arm�e en Arm�nie. Il les conduisit, ainsi li�, les deux premiers jours, sans que rien troubl�t leur marche. Le troisi�me jour, Antoine ne songeant � rien moins qu'aux Parthes, et plein de confiance, marchait n�gligemment, lorsque le Marde, s'apercevant que la digue qui retenait les eaux du fleuve �tait fra�chement rompue, et le chemin qu'il fallait tenir enti�rement inond�, comprit que c'�tait l'ouvrage des Parthes, qui, pour embarrasser et retarder la marche des Romains, avaient couvert le chemin de ces eaux. Il le fit remarquer � Antoine, et l'avertit d'avancer avec pr�caution, parce que les ennemis n'�taient pas loin. En effet, il avait � peine rang� ses troupes en bataille, et plac� entre les lignes les frondeurs et les gens de trait pour �carter les ennemis, que les Parthes parurent et se r�pandirent de tous c�t�s, dans le dessein d'envelopper les Romains, et de porter le d�sordre dans tous les rangs. Mais les troupes l�g�res ayant fondu sur eux, les Parthes, apr�s en avoir bless� plusieurs � coups de fl�ches, et en avoir eu au moins autant des leurs de bless�s par les frondeurs et les gens de trait, s'�loign�rent � quelque distance : ils ne tard�rent pas � revenir � la charge ; mais la cavalerie gauloise ayant couru sur eux � toute bride, les poussa avec tant de vigueur, qu'ils furent enti�rement dispers�s, et ne reparurent plus de ce jour-l�.

XLV. Antoine, instruit, par cette tentative des Parthes, de ce qu'il devait faire, garnit de frondeurs et de gens de trait, non seulement son arri�re-garde, niais encore les deux ailes; et donnant � son arm�e la forme d'un bataillon carr�, il marcha avec pr�caution, apr�s avoir donn� ordre � sa cavalerie, si l'ennemi revenait � la charge, de se borner � le repousser; et, quand elle l'aurait rompu, de ne pas le poursuivre bien loin. Par l�, les quatre jours suivants, les Parthes ayant re�u des Romains autant de mal qu'ils leur en faisaient eux-m�mes, devinrent moins ardents � les attaquer; et prenant l'hiver pour pr�texte, ils s'occup�rent de leur retraite. Le cinqui�me jour, Flavius Gallus, homme plein de courage et d'activit�, qui avait un commandement dans l'arm�e, vint demander � Antoine la plus grande partie des troupes l�g�res de l'arri�re-garde, et une partie de la cavalerie qui �tait au front de l'arm�e, promettant de faire quelque exploit signal�. Antoine lui ayant donn� ce d�tachement, il repoussa les ennemis qui �taient venus � la charge; mais au lieu de se retirer apr�s cet avantage vers le gros de l'infanterie, comme Antoine le lui avait ordonn�, il s'opini�tra � tenir ferme, avec plus de t�m�rit� que de prudence. Les officiers de l'arri�re-garde le voyant s�' par� d'eux, renvoy�rent rappeler; mais il n'eut aucun �gard � leur avis. Alors un questeur, nomm� Titius, prenant une des enseignes, voulut faire retourner celui qui la portait, et accabla Gallus d'injures, en lui reprochant de faire p�rir sans n�cessit� tant de braves gens. Gallus, lui ayant r�pondu sur le m�me ton, ordonna � ses troupes de rester aupr�s de lui; et Titius se retira. Gallus, poussant toujours les ennemis qu'il avait en t�te, ne s'apercevait pas qu'il �tait enferm� par-derri�re; enfin se voyant charg� de tous c�t�s, il envoya demander du secours.

XLVI. Les commandants des l�gions, parmi lesquels �tait Canidius, qui avait le plus grand cr�dit aupr�s d'Antoine, firent alors une grande faute : au lieu de faire marcher au secours de Gallus toute leur infanterie, ils n'envoy�rent que de faibles d�tachements, qui, battus les uns apr�s les autres, auraient, par ces d�faites partielles, rempli le camp d'�pouvante, et entra�n� une d�route g�n�rale, si Antoine lui-m�me, accourant du front avec sou corps d'infanterie, n'e�t ouvert au milieu des fuyards un passage � la troisi�me l�gion, qui arr�ta la poursuite des ennemis. Il ne p�rit pas moins de trois mille hommes dans cette occasion, et l'on rapporta cinq mille bless�s, au nombre desquels �tait Gallus, qui �tait perc� par-devant de quatre fl�ches, et qui mourut bient�t de ses blessures. Antoine alla visiter tous les autres, et, fondant en larmes, il les consolait; il partageait leurs souffrances. Les bless�s, malgr� leurs douleurs, mon, traient un air satisfait; ils lui prenaient la main; ils le conjuraient de se retirer, pour prendre soin de lui-m�me, et de ne pas se fatiguer pour eux; et, l'appelant leur empereur, ils lui protestaient qu'ils croiraient leur vie assur�e, tant qu'il serait lui- m�me bien portant. En g�n�ral, on peut dire que dans ces temps-l� aucun autre empereur n'assembla une arm�e ni plus forte, ni compos�e d'une jeunesse plus brillante, ni plus patiente dans les peines ; qui ne le c�dait pas m�me aux anciens Romains par son respect pour le g�n�ral, par son ob�issance et son affection, par un d�vouement g�n�reux qui, commun aux officiers et aux soldats, aux nobles et aux gens obscurs, leur faisait pr�f�rer l'estime et les bonnes gr�ces d'Antoine � leur s�ret� personnelle et � leur vie. On peut en assigner plusieurs causes, que nous avons d�j� fait conna�tre : c'�tait la grande naissance d'Antoine, la force de son �loquence, la simplicit� de son caract�re, sa lib�ralit�, sa magnificence, l'agr�ment de ses plaisanteries et la facilit� de son commerce. Dans cette occasion en particulier, la compassion qu'il t�moignait pour leurs maux et pour leurs souffrances, la g�n�rosit� avec laquelle il fournissait � leurs besoins, rendit les bless�s m�mes et les malades plus empress�s � lui ob�ir que ceux qui n'�prouvaient aucun mal.

XLVII. Les ennemis, qui, fatigu�s de tant d'attaques, se disposaient � cesser leur poursuite, furent tellement ranim�s par cette victoire, et con�urent un tel m�pris pour les Romains, qu'ils pass�rent la nuit pr�s de leur camp, persuad�s que le lendemain ils trouveraient les tentes abandonn�es, et qu'ils en pilleraient toutes les richesses. Aussi, d�s la pointe du jour, parurent-ils en bien plus grand nombre que les jours pr�c�dents : on assure qu'ils n'�taient pas moins de quarante mille chevaux, et que le roi y avait envoy� jusqu'� sa compagnie des gardes, comme � une victoire qui ne pouvait leur �chapper : pour lui, il ne se trouva jamais en personne � aucun combat. Antoine, qui se disposait � haranguer ses soldats, demanda une robe noire, afin d'exciter davantage leur compassion; mais ses amis s'y �tant oppos�s, il sortit avec sa cotte d'armes de g�n�ral, et, dans le discours qu'il leur fit, il donna des �loges � ceux qui avaient vaincu l'ennemi, et fit de vifs reproches � ceux qui avaient pris la fuite. Les premiers l'exhort�rent � avoir confiance en eux : les autres, en se justifiant, se soumirent � �tre d�cim�s, ou � subir � son gr� toute autre esp�ce de punition; ils le conjur�rent seulement de bannir la tristesse et le chagrin qu'ils lui avaient caus�s. Antoine alors levant les mains au ciel, demanda aux dieux que si ses prosp�rit�s pr�c�dentes devaient �tre compens�s par quelque malheur, ils le fissent tomber sur lui seul, et qu'ils donnassent � son armee le salut et la victoire.

XLVIII. Le lendemain, apr�s avoir fortifi� leurs flancs, ils se remirent en marche. Les Parthes, s'�tant pr�sent�s pour les charger, trouv�rent tout autre chose que ce qu'ils avaient attendu : ils croyaient marcher, non � un combat, mais � un pillage et � un butin assur�, lorsque les Romains, faisant pleuvoir sur eux une gr�le de traits, montr�rent autant de courage et d'ardeur que s'ils eussent eu des troupes toutes fra�ches, et jet�rent les ennemis dans le d�couragement. Mais les Romains ayant eu � descendre des coteaux dont la pente �tait rapide et o� ils ne pouvaient aller que lentement, ils furent assaillis par les fl�ches des Parthes. Alors les soldats l�gionnaires, se tournant vers l'ennemi, enferm�rent dans leurs rangs l'infanterie l�g�re : le premier rang mit un genou en terre et se couvrit de ses boucliers; le second plia de m�me un genou, et �leva ses boucliers sur ceux du premier rang; le troisi�me en fit autant: et cette suite de boucliers, qui, semblable � un toit, pr�sentait l'image des degr�s d'un th��tre, fut, pour les soldats, la plus s�re d�fense contre les fl�ches des Parthes, qui glissaient sur cette surface d'airain. Les ennemis, prenant pour une marque de lassitude et d'�puisement, le mouvement que les Romains avaient fait de mettre un. genou � terre, laiss�rent leurs arcs et leurs fl�ches, et, arm�s de leurs piques, s'approch�rent pour les charger : � l'instant les Romains, se levant en poussant de grands cris, et frappant les ennemis de leurs �pieux, abattent � leurs pieds ceux qui sont le plus pr�s d'eux, et mettent les autres en fuite. Cette manoeuvre, qu'ils furent oblig�s de r�p�ter les jours suivants, ne leur permit pas de faire beaucoup de chemin.

XLIX. Cependant la famine commen�ait � se faire sentir dans l'arm�e, qui ne pouvait se procurer de bl� sans combat, et qui manquait de moulins pour le moudre. On avait �t� oblig� de les abandonner, la plupart des b�tes de somme ayant p�ri, et les autres �tant employ�es � porter les malades et les bless�s. Le boisseau attique de froment se vendait, dit-on, dans le camp, cinquante drachmes, et les pains d'orge valaient leur poids en argent. Ils eurent donc recours aux herbes et aux racines ; et comme ils en trouvaient peu de celles qu'ils avaient coutume de manger, la n�cessit� les for�a de se nourrir de celles qu'ils ne connaissaient pas : ils en rencontr�rent une qui leur �tait le sens et les faisait mourir. Ceux qui en avaient mang� ne se souvenaient de rien, ne reconnaissaient rien, et ne faisaient autre chose que de remuer et de retourner des pierres, comme l'ouvrage le plus important et le plus digne de les occuper. Toute la plaine �tait couverte de soldats qui, courb�s vers la terre, arrachaient des pierres et les changeaient de place. Enfin, apr�s avoir vomi beaucoup de bile, ils mouraient subitement, surtout depuis que le vin, le seul rem�de qu'on e�t trouv� contre ce poison, leur eut manqu�. II en avait p�ri plusieurs; et Antoine voyant que les Parthes ne s'�loignaient pas, s'�cria plusieurs fois : "O retraite des dix mille!" par un sentiment d'admiration pour ces dix mille Grecs qui, sous la conduite de X�nophon, avaient fait bien plus de chemin que ses troupes pour retourner de la Babylonie en Gr�ce, et qui, ayant eu bien plus d'ennemis � combattre, �taient rentr�s heureusement dans leur patrie.

L. Les Parthes, qui ne pouvaient ni enfoncer ni rompre l'ordonnance des Romains, et qui avaient �t� d�j� plusieurs fois battus et mis en fuite, eurent de nouveau recours � la ruse; ils se m�l�rent., comme en pleine paix, avec ceux qui allaient chercher du bl� ou des vivres, et, leur montrant leurs arcs d�band�s, ils leur assuraient qu'ils allaient retourner sur leurs pas et cesser de les poursuivre; que seulement ils seraient suivis un ou deux jours par quelques M�des qui ne les troubleraient pas dans leur marche, et qui se borneraient � d�fendre du pillage les bourgs les plus �cart�s. Ils accompagnaient ces paroles d'adieux et de t�moignages d'amiti�, en apparence si sinc�res, que les Romains y prirent confiance, et qu'Antoine lui-m�me, � qui l'on en rendit compte, d�sira de prendre le chemin de la plaine, parce qu'il ne devait pas trouver de l'eau dans les montagnes. Il se disposait � le faire, lorsqu'il vit arriver dans son camp un officier parthe, nomm� Mithridate, cousin de ce Mones�s qui avait pass� quelque temps aupr�s d'Antoine et avait re�u de lui trois villes en pr�sent. Cet officier demanda qu'on l'abouch�t avec quelqu'un qui entend�t la langue des Parthes ou celle des Syriens. On fit venir Alexandre d'Antioche, un des amis d'Antoine, � qui le Partite se fit conna�tre : il dit qu'il venait de la part de Mones�s qui voulait reconna�tre les bienfaits d'Antoine; il lui demanda ensuite s'il voyait dans le lointain une longue cha�ne de hautes montagnes. Sur la r�ponse affirmative d'Alexandre : C'est, continua Mithridate, au pied de ces montagnes que les Parthes vous dressent des emb�ches avec toutes leurs troupes. Au-dessous des montagnes sont de vastes plaines o� ils vous attendent, apr�s vous avoir tromp�s, en vous persuadant de prendre ce chemin et de quitter celui des hauteurs. Ce dernier, � la v�rit�, vous fera �prouver la soif et les fatigues auxquelles vous �tes d�j� accoutum�s; mais si Antoine prend l'autre, il y trouvera les m�mes malheurs que Crassus. � Apr�s lui avoir donn� cet avis, il se retira.

LI. Antoine, troubl� du rapport qu'on vint lui en faire, assembla ses amis, et consulta le Marde qui lui servait de guide, et qui lui dit qu'il n'avait pas un autre avis que l'officier parie. � Je sais par exp�rience, ajouta-t-il que quand m�me vous n'auriez pas d'ennemis � craindre, le chemin de la plaine serait toujours tr�s difficile; les d�tours qu'on est oblig� de prendre n'ont point de traces battues qui puissent les faire reconna�tre; au lieu que l'autre route, quoique plus rude, ne vous exposera � d'autre fatigue que d'�tre une journ�e sans eau. � Sur cette r�ponse, Antoine changea d'avis; et d�s la nuit m�me il se mit en marche, apr�s avoir ordonn� � ses soldats de porter avec eux de l'eau : mais la plupart manquaient de vases pour la mettre; quelques-uns donc en remplirent leurs casques, et d'autres en mirent dans des outres. Les Parthes, avertis de leur d�part, se mirent, contre leur usage, d�s la nuit m�me, � les poursuivre, et, au lever du soleil, ils atteignirent l'arri�re-garde. Les Romains, qui avaient fait cette nuit deux cent quarante stades, �taient accabl�s de veilles et de fatigue : l'arriv�e subite des ennemis, qu'ils �taient bien loin d'attendre, les jeta dans ie d�couragement. Les combats continuels qu'il fallait livrer � chaque pas augmentaient encore leur soif. Ceux qui marchaient les premiers arriv�rent aux bords d'une rivi�re, dont l'eau fra�che et limpide �tait sal�e et malfaisante; on en avait � peine bu, qu'elle causait des tranch�es violentes et des douleurs tr�s vives, et qu'elle irritait la soif au lieu de l'apaiser. Le Marde les en avait avertis; mais, malgr� tout ce qu'on put leur dire, il fut impossible de les emp�cher d'en boire. Antoine parcourait les rangs, et les conjurait de souffrir un peu de temps, en les assurant qu'ils trouveraient pr�s de l� une autre rivi�re dont l'eau �tait tr�s saine, qu'ensuite le reste du chemin �tant escarp� et impraticable a la cavalerie, les ennemis seraient oblig�s de se retirer. En m�me temps il fit sonner la retraite pour rappeler ceux qui combattaient, et donna le signal de dresser les tentes, afin que les soldats pussent respirer quelque temps la fra�cheur de l'ombre.

LII. Les tentes �taient � peine dress�es, et les Parthes retir�s, selon leur coutume, que Mithridate vint une seconde fois parler � Alexandre, et lui dire qu'il exhortait Antoine � se remettre en marche d�s que ses troupes seraient un peu repos�es, et � gagner la rivi�re le plus promptement qu'il pourrait, parce que les ennemis ne la passeraient point, et borneraient l� leur poursuite. Alexandre alla faire part de cet avis � Antoine, qui le chargea de porter � Mithridate une grande quantit� de coupes et de flacons d'or. Cet officier en prit autant qu'il put en cacher sous sa robe, et se retira. Il faisait encore jour lorsque les Romains ayant lev� leurs tentes se mirent en marche sans �tre harcel�s par les ennemis; mais ils se donn�rent eux-m�mes la nuit la plus f�cheuse et la plus alarmante qu'ils eussent encore pass�e. Des soldats, apr�s avoir massacr� ceux qui �taient charg�s de l'or ou de l'argent de l'arm�e, se mirent � le piller avec celui que portaient les b�tes de somme; enfin, se jetant sur les �quipages m�me d'Antoine, ils rompirent sa vaisselle et ses tables, qui �taient d'un grand,prix, et se les partag�rent. Les troupes, persuad�es que les ennemis, dans une attaque nocturne, avaient mis tout le camp en d�route, �taient dans le trouble et l'effroi. Antoine appelant un de ses gardes, nomm� Rhamus, qui �tait son affranchi, lui fait jurer qu'au premier ordre qu'il lui en donnera il lui passera son �p�e au travers du corps, et lui coupera la t�te, afin qu'il ne puisse ni tomber en vie dans les mains des ennemis, ni �tre reconnu apr�s sa mort. Ses amis fondaient en larmes, et le Marde s'effor�ait de le rassurer, en lui disant que la rivi�re �tait proche, qu'il en jugeait � un vent frais et humide qui, commen�ant � se faire sentir, rendait la respiration plus facile et plus douce; que le temps qu'ils avaient mis dans leur marche �tait une preuve certaine qu'ils touchaient au terme de leur course, puisqu'il ne restait que tr�s peu de nuit. On vint en m�me temps lui apprendre que le tumulte n'avait eu d'autre cause que l'avarice et la violence de quelques soldats : alors, pour r�tablir l'ordre parmi ses troupes, apr�s l'agitation et l'effroi qu'elles venaient d'�prouver, il fit donner l'ordre de camper.

LIII. Le jour commen�ait � para�tre, et l'arm�e reprenait son ordre et sa tranquillit�, lorsque l'arri�re-garde se sentit assaillie par les fl�ches des Parthes. Aussit�t Antoine fait donner aux troupes l�g�res le signal du combat; et le corps de l'infanterie se couvrant de ses boucliers, comme il avait fait auparavant, re�oit sans danger les fl�ches des ennemis, qui n'osent plus les approcher. Ceux qui formaient les premiers rangs, avan�ant ainsi peu � peu, aper�oivent bient�t la rivi�re; et Antoine, pla�ant la cavalerie sur le bord pour tenir t�te � l'ennemi, fait d'abord passer les malades. Bient�t ceux qui soutenaient l'attaque des ennemis eurent la facilit� de boire sans inqui�tude; car les Parthes n'eurent pas plut�t vu la rivi�re, que, d�bandant leurs arcs, ils exhort�rent les Romains � la passer paisiblement, et donn�rent de grands �loges � leur valeur. Quand les Romains l'eurent pass�e sans obstacle; et qu'ils eurent repris haleine, ils continu�rent leur marche, mais sans trop se fier aux Parthes. Enfin, le sixi�me jour depuis le dernier combat, ils arriv�rent aux bords de l'Araxe, qui s�pare la M�die (le l'Arm�nie, et qui leur parut difficile a traverser par sa profondeur et sa rapidit�; d'ailleurs, il courut un bruit dans l'arm�e que les ennemis �taient en embuscade dans les environs, pour les charger au passage. Mais apr�s l'avoir pass� en s�ret�, ils entr�rent dans l'Arm�nie; et alors, comme s'ils revoyaient la terre apr�s une longue navigation, ils l'ador�rent; ensuite, fondant en larmes et �prouvant la plus douce joie, ils s'embrass�rent mutuellement. Comme ils traversaient un pays riche et fertile, o�, apr�s une grande disette, ils trouvaient une nourriture abondante et vari�e, ils mang�rent avec exc�s, et se donn�rent des hydropisies et des coliques violentes.

LIV. Antoine ayant fait la revue de son arm�e, la trouva diminu�e de vingt mille hommes de pied et de quatre mille chevaux; sur ce nombre il n'y en avait pas la moiti� qui e�t p�ri par les mains des ennemis, tout le reste �tait mort de maladie. Ils eurent vingt-sept jours de marche depuis leur d�part de la ville de Phraata jusqu'en Arm�nie, et dans cet espace de temps ils avaient battu dix-huit fois les Parthes; niais ces victoires n'avaient pas un succ�s complet, parce qu'ils ne pouvaient poursuivre bien loin les ennemis. Ce fut surtout � cela qu'on reconnut qu'Artavasde, roi d'Arm�nie, avait seul enlev� au g�n�ral romain toute la gloire que celui-ci pouvait attendre de cette guerre. Si les seize mille chevaux qu'il avait amen�s de la M�die fussent rest�s aupr�s d'Antoine, comme ils �taient arm�s � la mani�re des Parthes et accoutum�s � combattre contre eux, lorsque les Romains avaient eu mis en fuite les ennemis, ces Arm�niens, en s'attachant � leur poursuite, les auraient emp�ch�s de se rallier apr�s leur d�faite, et de revenir si souvent � la charge. Aussi tous les Romains, dans le ressentiment qu'ils en conservaient, pressaient-ils Antoine de punir cet Arm�nien : mais Antoine, plus prudent et plus sage, ne voulut ni lui reprocher sa trahison, ni lui donner moins de t�moignages d'affection et de marques d'honneur qu'il n'avait fait jusqu'alors : la faiblesse et les besoins de son arm�e lui prescrivaient ces m�nagements. Mais dans la suite, lorsqu'il rentra en armes dans l'Arm�nie, il lui persuada, par les invitations et les promesses les plus pressantes, de venir le trouver; et quand il l'eut entre les mains, il le retint prisonnier, et le conduisit charg� de fers � Alexandrie, o� il le fit servir � orner son triomphe. Il est vrai qu'il indisposa fort les Romains, en prostituant � des �gyptiens, pour plaire � Cl�op�tre, une pompe qui faisait le plus bel ornement de leur patrie; niais cela n'eut lieu que longtemps apr�s.

LV. Impatient d'arriver en �gypte, Antoine pressa tellement sa marche, dans un hiver rigoureux et au milieu de neiges continuelles, qu'il perdit huit mille hommes dans le chemin, et qu'il n'arriva qu'avec tr�s peu de troupes aupr�s de la mer, dans un bourg appel� Leucocome, entre B�ryte et Sidon : ce fut l� qu'il attendit Cl�op�tre; et comme elle tardait � venir, il tomba dans la tristesse et dans la langueur. Cependant il chercha bient�t une distraction � son chagrin dans la d�bauche de la table; mais il ne pouvait s'y tenir longtemps tranquille; il se levait � tout moment, et, laissant les autres convives continuer de boire, il allait au rivage, pour voir si Cl�op�tre venait. Elle arriva enfin, avec des habits et de l'argent pour les soldats. Quelques �crivains disent qu'elle n'apporta que les habits, et qu'Antoine leur distribua de son argent, comme si Cl�op�tre le leur donnait. Il s'�leva vers ce m�me temps entre le roi des M�des et Phraate, roi des Parthes, une grande contestation, qui eut, dit-on, pour premi�re cause le partage des d�pouilles romaines, mais qui s'accrut ensuite au point de faire craindre au roi des M�des la perte de son royaume. Il envoya donc des ambassadeurs � Antoine, pour l'engager � d�clarer la guerre aux Parthes, lui promettant de le seconder de toutes ses forces. Cette proposition fit concevoir � Antoine les plus grandes esp�rances; elle lui assurait la seule ressource qui lui e�t manqu� dans la premi�re exp�dition pour soumettre les Parthes, de la cavalerie et des gens de trait; et maintenant, loin d'avoir � en demander, on venait les lui offrir, et on regardait comme un service important qu'il voul�t les accepter. Il se disposa donc � rentrer en Arm�nie, et apr�s qu'il se serait abouch� avec le roi des M�des, sur les bords de l'Araxe, � commencer la guerre contre les Parthes.

LVI. Cependant � Rome Octavie ayant d�sir� de s'embarquer pour aller trouver Antoine, C�sar y consentit, moins pour satisfaire le d�sir de sa soeur, que dans l'esp�rance, comme le disent la plupart des historiens, que le m�pris et les outrages qu'elle recevrait lui fourniraient un pr�texte sp�cieux de faire la guerre � Antoine. En arrivant � Ath�nes, elle re�ut des lettres de son mari qui lui ordonnait de l'y attendre, et qui lui apprenait l'exp�dition qu'il avait projet�e en Asie. Octavie, qui devina sans peine le motif d'un ordre si offensant pour elle, lui r�pondit pour lui demander o� il voulait qu'elle lui fit passer tout ce qu'elle avait apport� pour lui : c'�tait une grande provision d'habits pour les soldats, beaucoup de b�tes de somme, de l'argent et des pr�sents consid�rables pour les officiers et pour ses amis. Elle lui avait amen� aussi deux mille hommes d'�lite, tr�s bien �quip�s, et couverts d'aussi belles armes que les cohortes pr�toriennes. Niger, un des amis d'Antoine, qu'elle avait charg� de cette lettre, apr�s avoir remplir sa commission, ajouta des �loges d'Octavie, qui �taient bien m�rit�s. Cl�op�tre, qui sentit qu'Octavie venait lui disputer le coeur d'Antoine, craignant qu'une femme si estimable par la dignit� de ses moeurs, et soutenue de toute la puissance de C�sar, n'employ�t pas longtemps aupr�s de son mari les charmes de sa conversation et l'attrait de ses caresses, sans prendre sur lui un ascendant invincible et s'en rendre enti�rement ma�tresse, feignit d'avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d'att�nuer son corps, en prenant peu de nourriture. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il lui trouvait le regard �tonn� ; et quand il en sortait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive � para�tre souvent en larmes, elle se h�tait de les essuyer et de les cacher, afin de les d�rober � Antoine; elle faisait surtout usage de ces ressources lorsqu'elle le voyait dispos� � quitter la Syrie pour aller joindre le roi des M�des.

LVII. Ses flatteurs, qui voulaient para�tre jaloux de la servir, faisaient � Antoine les plus vifs reproches : ils le traitaient de coeur dur et insensible; ils l'accusaient de laisser mourir de chagrin une femme qui ne respirait que pour lui. � Octavie, lui disaient- ils, ne vous est unie que pour les int�r�ts de son fr�re; elle jouit de tous les avantages attach�s au titre d'�pouse, et Cl�op�tre, reine de tant de peuples, n'est appel�e que la ma�tresse d'Antoine : cependant elle ne refuse pas ce nom, et ne s'en croira pas d�shonor�e, pourvu qu'elle puisse vous voir et vivre avec vous; mais, si vous l'abandonnez, elle ne survivra pas � son malheur. � Antoine, attendri ou plut�t amolli par ces discours, et craignant que Cl�op�tre ne renon��t en effet � la vie, retourna tout de suite � Alexandrie, et renvoya au printemps l'exp�dition de M�die, quoiqu'il e�t appris que les Parthes �taient agit�s de s�ditions. Il rentra cependant dans la M�die; mais ce fut simplement pour faire alliance avec le roi, en mariant � une fille de ce prince, qui �tait encore fort jeune, un des fils qu'il avait eus de Cl�op�tre I ; et aussit�t apr�s le mariage il s'en retourna, d�j� tout occup� de ses projets de guerre civile.

LVIII. D�s qu'Octavie fut de retour d'Ath�nes, C�sar, indign� de l'affront qu'elle avait re�u, lui ordonna de quitter la maison d'Antoine, et de se loger seule ailleurs : mais elle lui r�pondit qu'elle ne sortirait pas de la maison de son mari, et que s'il n'avait pas lui-m�me d'autre motif de faire la guerre � Antoine, elle le conjurait d'oublier tout ce qui la regardait personnellement; qu'il serait odieux que deux grands empereurs plongeassent les Romains dans une guerre civile, l'un par l'amour d'une femme, et l'autre par jalousie. Sa conduite prouva ses dispositions encore mieux que ses paroles; elle continua d'habiter la maison de son mari, comme s'il e�t �t� pr�sent; elle fit �lever avec autant de soin que de magnificence, non seulement les enfants qu'elle avait eus d'Antoine, mais encore ceux qu'il avait eus de Fulvie; les amis de son mari qui venaient de sa part � Rome, soit pour briguer des charges, soit pour suivre des affaires particuli�res, elle les recevait chez elle, et leur faisait obtenir de son fr�re les gr�ces qu'ils sollicitaient. En agissant ainsi, elle nuisit, contre son intention, � Antoine, dont les injustices envers une telle femme excitaient contre lui la haine publique.

LIX. Il se rendit encore plus odieux par le partage qu'il fit, � Alexandrie, aux enfants de Cl�op�tre; partage dict� par l'orgueil digne d'un roi de th��tre, et qui parut fait en haine des Romains. Apr�s avoir rempli le gymnase d'une multitude immense, et fait dresser sur un tribunal d'argent deux tr�nes d'or, l'un pour lui-m�me et l'autre pour Cl�op�tre; il la d�clara reine d'�gypte, de Cypre, d'Afrique et de la Cml�syrie, et lui associa Cesarion, qui passait pour fils du premier C�sar, qui avait laiss� Cl�op�tre enceinte. Il conf�ra ensuite le titre de rois des rois aux enfants qu'il avait eus de cette reine, et donna � Alexandre l'Arm�nie, la M�die, et le royaume des Parthes, quand il en aurait fait la conqu�te : Ptol�m�e, son second fils, eut la Ph�nicie, la Syrie et la Cilicie. Il les pr�senta tous les deux au peuple : Alexandre �tait v�tu d'une robe m�dique, et portait sur la t�te la tiare et le bonnet pointu qu'on appelle cidaris, ornements des rois des M�des et des Arm�niens; Ptol�m�e avait un long manteau, des pantoufles, et un bonnet entour� d'un diad�me, habillement des successeurs d'Alexandre. Apr�s que ces deux princes eurent salu� leur p�re et leur m�re, ils furent environn�s l'un d'une garde d'Arm�niens, l'autre d'une garde mac�donienne. Depuis ce jour, Cl�op�tre ne parut plus en public que v�tue de la robe consacr�e � Isis, et donna ses audiences au peuple sous le nom de la nouvelle Isis.

LX. C�sar, par le rapport qu'il fit au s�nat de ce partage, par les accusations qu'il reproduisit souvent contre Antoine dans les assembl�es du peuple, lui attira une haine universelle. Antoine, de son .c�t�, envoya des gens � Rome pour accuser C�sar. Les plus grands de ses griefs �taient, premi�rement, que C�sar, apr�s avoir enlev� la Sicile � Sextus Pomp�e, ne lui e�t pas donn� la moiti� de cette �le; secondement, que, cette guerre finie, il e�t gard� les vaisseaux qu'il avait emprunt�s de lui pour la faire; troisi�mement, qu'ayant chass� L�pidus de ses gouvernements, et l'ayant r�duit � l'�tat obscur de simple particulier, il e�t retenu l'arm�e, les provinces et les revenus qu'on avait assign�s � ce triumvir; quatri�mement enfin, qu'il e�t distribu� � ses soldats presque toutes les terres de l'Italie, sans en rien laisser pour les troupes d'Antoine. A ces accusations C�sar r�pondait qu'il avait d�pouill� L�pidus de ses gouvernements, parce qu'il abusait insolemment de son autorit�: qu'il partagerait avec Antoine les provinces qu'il avait conquises, lorsque Antoine lui ferait part de l'Arm�nie; que les soldats d'Antoine ne devaient. pas entrer dans le partage de l'Italie, puisqu'ils avaient d�j� la M�die et les pays des Parthes, ajout�s � l'empire romain par les exploits glorieux qu'ils avaient faits avec leur g�n�ral. Antoine �tait en Arm�nie, lorsqu'il apprit ce qui se passait � Rome : aussit�t il ordonne � Canidius de prendre seize l�gions et de les conduire vers la mer, tandis qu'il se rendrait lui- m�me � �ph�se avec Cl�op�tre. Ce fut dans cette ville qu'il vit arriver de tous c�t�s sa flotte, qui, en y comprenant les vaisseaux de charge, �tait forte de huit cents voiles : Cl�op�tre en avait fourni deux cents, outre vingt mille talents., et des vivres pour toute l'arm�e pendant la dur�e de la guerre.

LXI. Domitius et quelques autres amis d'Antoine lui avaient persuad� de renvoyer Cl�op�tre en �gypte, pour y attendre la fin de la guerre : mais cette reine, craignant qu'Octavie ne le r�concili�t une seconde fois avec C�sar, persuada � Canidius, � force d'argent, de parler en sa faveur � Antoine, de lui repr�senter qu'il n'�tait ni juste d'�loigner de cette guerre une princesse qui fournissait pour la faire des secours si consid�rables, ni utile � ses int�r�ts de d�courager, par la retraite de leur reine, les �gyptiens, qui faisaient une grande partie de ses forces navales. Canidius ajouta que Cl�op�tre. ne lui paraissait inf�rieure en prudence � aucun des rois qui combattaient sous ses ordres; elle qui avait longtemps gouvern� seule un empire si vaste, et qui, depuis qu'elle vivait avec lui, avait appris � conduire les plus grandes affaires. Ces raisons triomph�rent de l'opposition d'Antoine; car il fallait que C�sar devint seul ma�tre de tout l'empire romain. Lorsqu'il eut rassembl� toutes ses forces, ils firent voile pour Samos, o� ils pass�rent tout leur temps en plaisirs et en f�tes. Comme les rois, les princes, les t�trarques, les nations et les villes, depuis la Syrie jusqu'aux Palus-M�otides, � l'Arm�nie et � l'Illyrie', avaient re�u l'ordre d'apporter ou d'envoyer toutes les provisions dont Antoine avait besoin pour la guerre, on n'avait pas non plus oubli� de convoquer � Samos tous les com�diens, tous les farceurs, tous les artisans du dieu Bacchus'. Ainsi, pendant que la terre enti�re poussait des soupirs et des g�missements, une seule �le retentit, durant plusieurs jours, du son des fl�tes et des autres instruments de musique; tous les th��tres �taient remplis de choeurs qui disputaient le prix, des divers genres de po�sie. Chaque ville envoyait un boeuf pour les sacrifices, et c'�tait entre les rois une rivalit� de magnificence et de faste dans les repas et dans les pr�sents qu'ils se donnaient. Aussi l'on se demandait partout ce que feraient donc tous ces rois pour c�l�brer leurs victoires dans leurs pompes triomphales, puisque dans les pr�paratifs de la guerre ils donnaient des f�tes si magnifiques.

LXII. Apr�s qu'Antoine eut termin� toutes ces f�tes, il donna aux com�diens qu'il avait employ�s la ville de Pri�ne pour habitation, et s'embarqua pour Ath�nes, o� tous les jours se pass�rent aussi en jeux et en spectacles. Cl�op�tre, jalouse des honneurs qu'Octavie avait re�us dans cette ville, dont les habitants lui avaient donn� des marques singuli�res d'affection, gagna le peuple par les largesses qu'elle lui fit. Les Ath�niens lui d�cern�rent donc des honneurs particuliers, et lui envoy�rent le d�cret par des d�put�s : Antoine, comme citoyen d'Ath�nes, �tait � leur t�te; et il porta la parole au nom de la ville. Ce fut alors qu'il envoya des gens � Rome pour chasser Octavie de sa maison : elle en sortit, emmenant avec elle tous les enfants d'Antoine, except� l'a�n� de ceux qu'il avait eus de Fulvie, et qui �tait aupr�s de son p�re; elle fondait en larmes, et se d�solait de pouvoir �tre regard�e par les Romains comme une des causes de la guerre civile. Le peuple g�missait moins sur le sort d'Octavie que sur l'aveuglement d'Antoine, principalement ceux qui, ayant vu Cl�op�tre, savaient que cette reine ne l'emportait sur Octavie ni pour la beaut�, ni pour la fleur de la jeunesse.

LXIII. C�sar ayant appris la grandeur et la promptitude des pr�paratifs d'Antoine, en fut troubl�, et craignit d'�tre oblig� de commencer la guerre cet �t�-l� m�me, lorsqu'il manquait encore de beaucoup de provisions, et que le peuple �tait m�content des imp�ts dont il l'accablait. Tous les citoyens �taient forc�s de payer le quart de leur revenu, et les fils d'affranchi de donner la valeur du huiti�me de leurs fonds. Des contributions si on�reuses excitaient des plaintes g�n�rales, et causaient des troubles dans toute l'Italie. Aussi une des plus grandes fautes qu'Antoine put faire, c'�tait de diff�rer d'attaquer C�sar, et de lui donner par ce d�lai le temps de faire ses pr�paratifs et de dissiper les troubles qui s'�taient �lev�s; car le peuple, qui s'aigrissait quand on levait les imp�ts, redevenait calme quand il les avait pay�s. Titius et Plancus, deux amis d'Antoine, et tous deux hommes consulaires, devenus l'objet des mauvais traitements de Cl�op�tre, parce qu'ils s'�taient le plus oppos�s � son s�jour � l'arm�e, abandonn�rent Antoine, et se retir�rent aupr�s de C�sar, � qui ils firent conna�tre le testament d'Antoine, dont ils savaient toutes les dispositions. Il �tait entre les mains des vestales, qui refus�rent de le remettre � C�sar, et qui lui dirent que s'il voulait l'avoir, il v�nt le prendre lui-m�me. Il y alla, le prit, et en le lisant seul en particulier, il marqua les endroits qui lui parurent les plus r�pr�hensibles.

LXIV. Ayant ensuite assembl� le s�nat, il en lit la lecture, action dont la plupart des s�nateurs furent r�volt�s; il leur parut �trange et odieux qu'on voul�t rendre un homme responsable durant sa vie de ce qui ne devait �tre ex�cut� qu'apr�s sa mort'. C�sar releva surtout les dispositions relatives � sa s�pulture : il voulait que, quand m�me il mourrait � Rome, son corps, apr�s avoir travers� en pompe la place publique, f�t transport� � Alexandrie, et remis � Cl�op�tre. Calvisius, ami de C�sar, fit conna�tre le tort qu'Antoine s'�tait donn� pour faire plaisir � cette reine, en lui donnant la biblioth�que de Pergame, compos�e de deux cent mille volumes ; il ajouta que dans un festin, en pr�sence d'une compagnie nombreuse, il s'�tait lev� de table et avait touch� le pied de Cl�op�tre, signal de convention pour leur rendez-vous. Il avait souffert que les �ph�siens appelassent devant lui Cl�op�tre leur souveraine; et souvent, pendant qu'assis sur son tribunal, il donnait audience aux rois et aux t�trarques, il recevait d'elle, dans des tablettes de cristal et de cornaline, des billets tendres qu'il ne rougissait pas de lire. Furnius, homme d'une tr�s grande dignit�, et alors le plus �loquent des Romains, plaidait un jour devant lui : Cl�op�tre ayant pass� sur la place dans une liti�re, Anteirxe, qui l'aper�ut, quitta l'audience, et l'accompagna en soutenant sa liti�re. Mais on soup�onnait Calvisius d'avoir forg� la plupart de ces accusations ; les amis qu'Antoine avait � Rome sollicit�rent le peuple en sa faveur, et lui envoy�rent G�minius, l'un d'entre eux, pour le conjurer de penser � lui, de prendre garde qu'on n'en v�nt � le d�pouiller de toute sa puissance, et � le d�clarer ennemi du peuple romain.

LXV. G�minius ne fut pas plut�t arriv� en Gr�ce, que Cl�op�tre, le soup�onnant d'�tre venu pour les int�r�ts d'Octavie, ne cessa de le railler � table, o� elle lui donnait toujours les places les moins honorables. Il souffrit tranquillement ces mortifications, en attendant l'occasion de parler � Antoine, qui enfin lui ayant ordonn� dans un repas de dire publiquement le sujet qui l'avait amen� : � Les choses dont j'ai � vous parler, lui r�pondit G�minius, ne pouvaient se traiter qu'� jeun : la seule que- je puisse vous dire, apr�s avoir bu comme en �tat de sobri�t�, c'est que tout irait bien si Cl�op�tre s'en retournait en �gypte. � Cette r�ponse mit Antoine en col�re, et Cl�op�tre dit � G�minius qu'il avait bien fait de dire la v�rit� avant -que la torture l'y for��t. G�minius, peu de jours apr�s, s'�tant d�rob� de la cour d'Antoine, reprit le chemin de Rome. Les flatteurs de Cl�op�tre firent prendre le m�me parti � plusieurs autres amis d'Antoine, qui ne pouvaient plus supporter les outrages et les plaisanteries grossi�res qu'ils �prouvaient tous les jours. De ce nombre furent Marcus Silanus et l'historien Dellius : ce dernier m�me rapporte qu'il fut averti par le m�decin Clausus des emb�ches que lui dressait Cl�op�tre; il l'avait offens�e, en disant un soir � table qu'on leur donnait du vinaigre � boire, tandis que Sarmentus buvait � Rome le meilleur falerne. Sarmentus �tait un de ces jeunes gens qui servaient aux go�ts inf�mes de C�sar, et que les Romains appellent d�lices.

LXVI. C�sar eut � peine fini tous ses pr�paratifs, que, par un d�cret du s�nat, il fit d�clarer la guerre � Cl�op�tre, et �ter � Antoine une autorit� qu'il avait d�j� abandonn�e � une femme : il dit m�me hautement qu'ensorcel� par les breuvages que Cl�op�tre lui avait fait prendre, il avait perdu l'usage de sa raison ; que ce ne serait pas lui que les Romains auraient � combattre; mais l'eunuque Mardion, mais un Pothin, une Iras, coiffeuse de Cl�op�tre, une Charmion, qui seuls d�cidaient des affaires de l'empire les plus importantes. La guerre fut pr�c�d�e par plusieurs signes mena�ants. La ville de Pisaure, colonie qu'Antoine avait �tablie sur la mer Adriatique, fut ab�m�e dans le sein de la terre, qui s'entr'ouvrit. A Albe, une statue de marbre qu'on avait �rig�e a l'honneur d'Antoine fut, durant plusieurs jours, inond�e d'une sueur qu'on ne put point arr�ter en l'essuyant. Pendant qu'il �tait � Patras, la foudre consuma le temple d'Hercule. A Ath�nes, dans le lieu appel� la Gigantomachie', un tourbillon de vent enleva la statue de Bacchus, et la transporta dans le th��tre. Or, Antoine rapportait son origine � Hercule, et se piquait d'imiter en tout Bacchus; il se faisait m�me appeler, comme on l'a d�j� dit, Bacchus le jeune. La m�me temp�te fondit � Ath�nes sur les colosses d'�um�ne et d'Attalus, inscrits du nom d'Antoine; et ils furent les seuls renvers�s entre un grand nombre d'autres. Il y eut sur la gal�re amirale de Cl�op�tre, qu'elle avait nomm�e Antoniade, le signe le plus effrayant des hirondelles avaient fait leur nid sous la poupe; il en survint d'autres qui chass�rent les premi�res et tu�rent les petits.

LXVII. Lorsqu'on fut pr�s de commencer la guerre, Antoine n'avait pas moins de cinq cents vaisseaux, parmi lesquels plusieurs �taient � huit et � dix rangs de rames, tous aussi magnifiquement arm�s que s'ils n'eussent d� servir qu'� la pompe d'un triomphe. Son arm�e �tait de deux cent mille hommes de pied et de douze mille chevaux. Il avait sous ses ordres plusieurs rois ses alli�s; Bocchus qui r�gnait en Afrique; Tarcond�mus, dans la Cilicie sup�rieure; Arch�laiis, dans la Cappadoce; Philadelphe, roi de Paphlagonie; Mithridate, de la Comag�ne, et Adallas, de Thrace. Plusieurs autres princes, qui n'avaient pu s'y trouver en personne, lui avaient envoy� leurs troupes, tels que Pol�mon, roi de Pont; Manchus, roi des Arabes; H�rode, des Juifs; Amyntas, des Lycaoniens et des Galates : le roi des M�des lui-m�me lui avait envoy� un renfort consid�rable. C�sar n'avait que deux cent cinquante vaisseaux de guerre, quatre- vingt mille hommes de pied, et presque autant de cavalerie que les ennemis. L'empire d'Antoine s'�tendait depuis l'Euphrate et l'Arm�nie jusqu'� la mer Ionienne et l'Illyrie : celui de C�sar embrassait tous les pays situ�s entre l'Illyrie et l'Oc�an occidental, et depuis cet Oc�an jusqu'aux mers d'�trurie et de Sicile; il renfermait encore la portion de l'Afrique qui regarde l'Italie, la Gaule et l'Ib�rie, jusqu'aux colonnes d'Hercule : la partie de l'Afrique qui s'�tend de la Cyr�na�que � l'�thiopie, ob�issait � Antoine.

LXVIII. Mais il s'�tait rendu si d�pendant d'une femme, qu'avec une telle sup�riorit� de forces de terre, il pr�f�ra de combattre sur mer, par le seul motif de plaire � Cl�op�tre; et cela quand il voyait ses tri�rarques, faute de rameurs, enlever, dans Dette Gr�ce d�j� si malheureuse, les voyageurs, les muletiers, les moissonneurs et les jeunes gens, sans pouvoir compl�ter les �quipages de ses vaisseaux, dont un grand nombre manquaient de matelots, et ne naviguaient que difficilement. Les vaisseaux de C�sar n'avaient ni cette masse ni cette hauteur qui ne sont bonnes que pour l'ostentation; ils �taient agiles, propres � toutes les manoeuvres, et fournis de tout abondamment. Il les tenait dans les ports de Tarente et de Brunduse, d'o� il envoya dire � Antoine de ne plus perdre un temps pr�cieux, mais de venir avec toutes ses forces, en lui offrant des rades et des ports o� il aborderait sans obstacle, et lui promettant de se retirer, avec son arm�e de terre, loin de la c�te d'Italie, de tout l'espace que fournit un cheval dans une course, jusqu'� ce qu'il e�t d�barqu� ses troupes en s�ret�, et �tabli son camp. Antoine, pour r�pondre � cette bravade, lui proposa, quoique le plus vieux, un combat singulier, et lui fit dire que s'il s'y refusait, il n'avait qu'a se rendre dans la plaine de Pharsale pour y combattre en bataille rang�e, comme l'avaient d�j� fait C�sar et Pomp�e. Pendant qu'Antoine se tenait � l'ancre pr�s du promontoire d'Actium, � l'endroit o� est aujourd'hui la ville de Nicopolis, C�sar le pr�vint, et, traversant la nier Ionienne, alla s'emparer d'une petite ville du continent de l'�pire, appel�e Toryne. Antoine paraissant troubl� de cette nouvelle, parce qu'il n'avait pas encore son arm�e de terre, Cl�op�tre lui dit, en jouant sur ce mot : � Eh bien! qu'y a-t-il donc de si f�cheux que C�sar soit assis � Toryne?

LXIX. Le lendemain � la pointe du jour, Antoine voyant les ennemis se mettre en mouvement, et craignant qu'ils ne vinssent s'emparer de ses vaisseaux, qu'ils trouveraient sans d�fenseurs, fit armer ses rameurs, qu'il pla�a sur les ponts, seulement pour la montre; et leur ayant ordonn� de faire sortir leurs rames des deux c�t�s des vaisseaux, il tint sa flotte au port d'Actium, la proue tourn�e vers l'ennemi, pour lui faire croire que ses vaisseaux �taient garnis de tout leur �quipage et dispos�s � combattre. C�sar, dupe de ce stratag�me, se retira. Antoine sut aussi lui couper adroitement l'eau, qui, dans tous les environs, n'�tait ni abondante ni bonne, et qu'il environna de tranch�es, pour emp�cher l'ennemi d'aller en chercher. Il montra encore, contre l'avis de Cl�op�tre, une grande g�n�rosit� envers Domitius, qui, ayant la fi�vre, et s'�tant mis dans une chaloupe comme pour prendre l'air, passa du c�t� de C�sar. Antoine, malgr� le chagrin qu'il eut de sa d�sertion, lui renvoya tous ses �quipages, ses amis et ses domestiques. Domitius, apparemment par une suite du remords que lui causa la publicit� donn�e � sa perfidie et � sa trahison, mourut tr�s peu de temps apr�s. Deux des rois ses alli�s, Amyntas et D�jotarus, le quitt�rent aussi, et se rendirent aupr�s de C�sar. Antoine, � qui rien ne r�ussissait, voyant que sa flotte n'arrivait pas assez t�t pour pouvoir lui �tre de quelque secours fut forc� de recourir encore � son arm�e de terre. Canidius, qui la commandait, changeant d'avis � l'approche du danger, conseillait � Antoine de renvoyer Cl�op�tre, et de se retirer dans la Thrace ou dans la Mac�doine, pour y combattre par terre ; car Dicomes, roi des G�tes, promettait de lui amener un renfort consid�rable. � Il ne peut y avoir de honte pour vous, ajouta-t- il, d'abandonner la mer � C�sar, qui, dans la guerre de Sicile, s'est d�j� exerc� aux combats maritimes; mais il serait fort �trange qu'ayant l'exp�rience la plus consomm�e dans les combats de terre, vous rendissiez inutile la valeur de vos l�gions, en les dispersant sur des vaisseaux et y consumant sans fruit toute leur force. � Mais ces repr�sentations �chou�rent contre la volont� de Cl�op�tre, qui fit d�cider qu'on combattrait sur mer; car d�j� elle songeait � la fuite, et avait cl� son c�t� tout dispos�, non pour contribuer � la victoire, mais pour s'assurer une retraite facile quand elle ne verrait plus de ressource.

LXX. Une longue chauss�e menait du camp d'Antoine � la rade o� ses vaisseaux �taient � l'ancre; c'�tait par l� qu'il allait, avec la plus grande s�curit�, visiter sa flotte. Un domestique de C�sar ayant dit � son ma�tre qu'il serait facile d'enlever Antoine quand il passait sur cette chauss�e, C�sar y pla�a des soldats en embuscade : ils furent si pr�s de le prendre, qu'ils se saisirent de la personne qui marchait devant lui ; mais ils s'�taient lev�s trop t�t de leur embuscade, et. Antoine se sauva, non sans peine, en courant de toute sa force. D�s qu'il fut d�cid� qu'on combattrait sur mer, il fit br�ler tous les vaisseaux �gyptiens, � l'exception de soixante; et sur ses gal�res les plus grandes et les meilleures, depuis celles � trois rangs de rames jusqu'� celles de dix, il pla�a vingt mille soldats l�gionnaires et deux mille hommes de trait. Un chef de bandes d'infanterie, qui avait combattu plusieurs fois sous les ordres d'Antoine, et dont le corps �tait cribl� de blessures, le voyant passer, lui dit d'une voix douloureuse : � Eh! mon g�n�ral, pourquoi, vous d�fiant de ces blessures et de cette �p�e, mettez-vous vos esp�rances dans un bois pourri? Laissez les hommes d'�gypte et de Ph�nicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle, accoutum�s � tenir ferme, nous savons ou vaincre ou mourir. � Antoine ne lui r�pondit rien : il se contenta seulement de lui faire signe en passant de la t�te et de la main, comme pour l'encourager, et lui donner une esp�rance qu'il n'avait pas lui-m�me; car ses pilotes ayant voulu laisser les voiles, il les obligea de les prendre et de les mettre sur les vaisseaux, � afin, leur dit- il, qu'il ne puisse �chapper � votre poursuite aucun ennemi. �

LXXI. Ce jour-l� et les trois suivants, l'agitation de la mer emp�cha de combattre; mais le cinqui�me jour, la chute du vent ayant r�tabli le calme sur les eaux, les deux flottes s'avanc�rent l'une contre l'autre. Antoine et Publicola �taient � l'aile droite, C�lius � la gauche; Marcus Octavius et Marcus .tust�ius occupaient le centre. C�sar avait donn� son aile gauche � Agrippa, et s'�tait r�serv� la droite. Canidius commandait l'arm�e de terre d'Antoine; Taurus, celle de C�sar : toutes deux rang�es en bataille sur le rivage, s'y tenaient immobiles. Quant aux deux g�n�raux, Antoine, sur une chaloupe, parcourait ses lignes, exhortant ses soldats � profiter de la pesanteur de leurs vaisseaux, pour y combattre de pied ferme, comme sur la terre : il ordonnait aux pilotes de soutenir le choc des ennemis avec la m�me immobilit� que s'ils �taient � l'ancre, et d'�viter les difficult�s qu'offrait aux vaisseaux l'issue du port. C�sar, en sortant de sa tente avant le jour, pour aller visiter sa flotte, rencontra, dit-on, un homme qui conduisait un �ne; il lui demanda son nom. Cet homme, qui le reconnut, lui dit qu'il s'appelait Eutychus, et son �ne Nicon. Dans la suite, lorsqu'il fit orner ce lieu des becs des gal�res qu'il avait prises, il y pla�a deux statues de bronze, dont l'une repr�sentait l'homme, et l'autre son �ne.

LXXII. C�sar, apr�s avoir examin� l'ordonnance de sa flotte, se transporta sur une chaloupe � l'aile droite, et vit avec surprise les ennemis se tenir dans le d�troit, tellement immobiles, qu'on e�t dit, � les voir, qu'ils �taient � l'ancre. C�sar lui-m�me en fut si persuad�, qu'il tint les siens �loign�s de la flotte ennemie de la distance de huit stades . Il �tait la sixi�me heure du jour, et les soldats d'Antoine, qui souffraient impatiemment ces d�lais, et qui d'ailleurs avaient beaucoup de confiance dans la grandeur et la hauteur de leurs vaisseaux, profit�rent d'un vent l�ger qui s'�leva de la mer, pour �branler leur aile gauche. C�sar, ravi de ce mouvement, fit reculer sa droite, afin d'attirer les ennemis plus loin du d�troit, et de pouvoir avec ses vaisseaux, qui �taient l�gers et agiles, envelopper et charger facilement les gal�res d'Antoine, que leur grande masse et le d�faut de rameurs rendaient pesantes et difficiles � mettre en action. Quand le combat fut engag�, on ne vit pas les vaisseaux se choquer et se briser les uns les autres : les navires d'Antoine, appesantis par leur grandeur, ne pouvaient fondre sur ceux des ennemis avec cette imp�tuosit� qui donne au choc tant de roideur et fait entr'ouvrir les vaisseaux; ceux de C�sar �vitaient de donner de leur proue contre la proue des gal�res ennemis, qui �taient arm�es d'un fort �peron d'airain; ils craignaient m�me de les charger en flanc, parce que leurs �perons se brisaient facilement, en quelque endroit qu'ils heurtassent ces gros vaisseaux, construits de fortes poutres carr�es, attach�es ensemble par des liens de fer. Cette bataille navale ressemblait donc � un combat de terre, ou plut�t au si�ge d'une ville. Trois ou quatre gal�res de C�sar se r�unissaient pour attaquer un seul vaisseau d'Antoine, avec des �pieux, des piques, des espontons et des traits enflamm�s; et les gal�res d'Antoine faisaient pleuvoir des batteries de leurs tours une gr�le de traits. Agrippa ayant �tendu son aile gauche pour envelopper Antoine, Publicola fut forc� de donner plus de largeur � sa droite, et par l� il se trouva s�par� du centre, dont les vaisseaux, d�j� press�s par ceux que commandait Arruntius, furent encore plus troubl�s par ce mouvement.

LXXIII. Le combat �tait encore douteux et la victoire incertaine, lorsque tout � coup les soixante vaisseaux de Cl�op�tre, d�ployant les voiles pour faire leur retraite, prirent la fuite � travers les gal�res qui combattaient : comme ils �taient plac�s derri�re les gros vaisseaux d'Antoine, en passant au milieu des lignes ils les mirent en d�sordre. Les ennemis, qui les suivaient des yeux, les virent avec la plus grande surprise, pouss�s par un bon vent, cingler vers le P�loponn�se. Ce fut alors qu'Antoine, bien loin de montrer la prudence d'un g�n�ra,, ou le courage et m�me le bon sens le plus ordinaire, v�rifia ce que quelqu'un a dit en badinant : que l'�me d'un homme amoureux vit dans un corps �tranger. Entra�n� par une femme comme s'il lui e�t �t� coll�, et qu'il f�t oblig� de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plut�t le vaisseau de Cl�op�tre d�ployer ses voiles, qu'oubliant tout, qu'abandonnant, que trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une gal�re � cinq rangs de rames, et, sans autres compagnons de sa fuite qu'Alexandre de Syrie! et Scellius, se mit � la suite d'une femme qui se perdait, et qui devait bient�t le perdre lui-m�me.

LXXIV. Cl�op�tre, ayant reconnu son vaisseau, �leva un signal sur le sien : Antoine s'en �tant approch�, y fut re�u; et sans voir la reine, sans �tre vu d'elle, il alla s'asseoir seul � la proue, gardant le plus profond silence, et tenant sa t�te entre ses mains. Cependant les vaisseaux l�gers de C�sar, qui s'�taient mis � sa poursuite, ayant paru, Antoine commanda � son pilote de tourner la proue de sa gal�re contre ces b�timents, qui furent bient�t �cart�s : un Lac�d�monien seul, nomm� Eurycl�s, s'attacha plus vivement � sa poursuite, et agitant de dessus le tillac une longue javeline, il cherchait � la lancer contre lui. Antoine s'avan�ant sur la proue : � Quel est, dit-il, celui qui s'obstine si fort � poursuivre Antoine? � C'est moi, r�pondit le Lac�d�monien, c'est Eurycl�s, fils de Lachar�s, qui profite de la fortune de C�sar pour venger, s'il le peut, la mort de son p�re. Ce Lachar�s, accus� d'un vol, avait eu la t�te tranch�e par ordre d'Antoine. Eurycl�s n'ayant pu joindre la gal�re, alla contre l'autre gal�re amirale ( car il y en avait deux), et la heurta si rudement, qu'il la fit tournoyer; et l'ayant jet�e sur le c�t�, il la prit avec un autre vaisseau sur lequel il trouva une magnifique vaisselle de table. D�s qu'Eurycl�s se fut retir�, Antoine retourna s'asseoir dans la m�me posture et le m�me silence; il passa trois jours seul sur la proue, soit qu'il f�t irrit� contre Cl�op�tre, soit qu'il e�t honte de la voir; et il arriva au cap de T�nare, o� les femmes de Cl�op�tre, leur ayant.m�nag� une entrevue particuli�re, finirent par leur persuader de souper et de passer la nuit ensemble.

LXXV. Un grand nombre de vaisseaux ronds, et plusieurs de leurs amis �chapp�s de la d�faite, s'�tant rassembl�s aupr�s d'eux', ils apprirent que la flotte �tait perdue, mais qu'on croyait l'arm�e de terre encore enti�re. A cette nouvelle, Antoine d�p�cha sur-le-champ des courriers � Canidius, pour lui porter l'ordre de se retirer en diligence dans la Mac�doine, et de passer de l� en Asie : lui- m�me, r�solu de partir du cap de T�nare pour l'Afrique, choisit un vaisseau de charge sur lequel �taient des sommes d'argent consid�rables, une grande quantit� de vaisselle d'or et d'argent, et d'autres meubles pr�cieux qui avaient servi aux rois ses alli�s; il donna toutes ces richesses � ses amis, en leur disant de les partager entre eux, et de songer ensuite � leur retraite. Ils fondaient tous en larmes, et ne voulaient:pas accepter ses pr�sents; mais il les consola d'un ton plein de douceur et d'amiti�, et les renvoya avec des lettres pour Th�ophile, gouverneur de Corinthe, qu'il priait de veiller � leur s�ret�, et de les tenir cach�s jusqu'� ce qu'ils eussent fait leur paix avec C�sar. Th�ophile �tait p�re de cet Hipparque qui, apr�s avoir eu le plus grand cr�dit aupr�s d'Antoine, fut le premier de ses affranchis qui passa dans le parti de C�sar, et alla s'�tablir ensuite � Corinthe. Voil� ce qui eut lieu du c�t� d'Antoine.

LXXVI. Sa flotte se d�fendit longtemps devant Actium; mais enfin, violemment agit�e par les flots qui la battaient en proue, elle fut oblig�e de c�der � la dixi�me heure. Il ne p�rit pas dans l'action plus de cinq mille hommes; mais il y eut, suivant le rapport de C�sar lui-m�me, trois cents vaisseaux de pris. Le gros de la flotte ne s'�tait pas aper�u de la retraite d'Antoine, et ceux qui l'apprenaient ne pouvaient la croire, ni se persuader qu'un g�n�ral e�t abandonn� dix-neuf l�gions et douze mille chevaux qui n'avaient encore re�u aucun �chec, et qu'il e�t pris l�chement la fuite, comme s'il n'e�t pas souvent �prouv� la bonne et la mauvaise fortune, et qu'il n'e�t pas une longue exp�rience de ces vicissitudes si communes dans la guerre. Les soldats, qui d�siraient fort son retour, et qui s'attendaient � chaque instant � le voir repara�tre, montr�rent tant de fid�lit� et de courage, qu'apr�s m�me qu'ils ne purent plus douter de sa fuite ils rest�rent sept jours entiers sans se s�parer, n'ayant aucun �gard aux ambassades que C�sar leur envoyait pour les attirer � son parti. Enfin Canidius, qui les commandait, s'�tant d�rob� du camp pendant la nuit, ces troupes, abandonn�es et trahies par leurs chefs, se rang�rent du c�t� du vainqueur. C�sar, apr�s sa victoire, fit voile vers Ath�nes; et, ayant pardonn� aux Grecs, il fit distribuer le bl� qui restait des provisions qu'on avait amass�es pour la guerre, � ces villes si mis�rables, qui n'avaient plus ni argent, ni esclaves, ni b�tes de somme. J'ai entendu raconter � mon bisa�eul N�arque que les habitants de Ch�ron�e avaient �t� forc�s de porter sur leurs �paules, chacun, une certaine mesure de bl� jusqu'� la mer d'Anticyre, press�s � coups de fouet par des soldats; ils avaient d�j�. fait un premier voyage, et on les avait command�s pour porter une seconde charge, lorsqu'on apprit la d�faite d'Antoine. Cette nouvelle sauva notre ville; car � l'instant les commissaires et les soldats prirent la fuite, et les habitants partag�rent entre eux le bl�.

LXXVII. Antoine ayant pris terre en Afrique, envoya Cl�op�tre de Par�tonium en �gypte, et se retira dans une vaste solitude, o� il fut errant et vagabond, accompagn� seulement de deux amis, l'un Grec (c'�tait le rh�teur Aristocrat�s), et l'autre Romain, qui �tait ce Lucius dont nous avons parl� ailleurs!, qui, � la bataille de Philippes, pour donner � Brutus le temps de s'enfuir, se fit prendre par ceux qui poursuivaient ce g�n�ral, en disant qu'il �tait Brutus, et qui, sauv� par Antoine, en frit si reconnaissant, qu'il lui garda la plus grande fid�lit�, et lui resta constamment attach� jusqu'� ses derniers moments. Lorsque Antoine apprit la d�fection du commandant � qui il avait confi� son arm�e d'Afrique, il voulut se donner la mort ; mais ses amis l'en ayant emp�ch�, il se fit porter � Alexandrie, o� il trouva Cl�op�tre tout occup�e d'une entreprise aussi grande que hardie. Entre la mer Rouge et la mer d'�gypte, est un isthme qui s�pare l'Asie de l'Afrique, et qui, dans sa partie la plus resserr�e entre les deux mers, n'a pas plus de trois cents stades : elle avait entrepris de faire transporter tous ses vaisseaux par cet isthme, de les rassembler dans le golfe Arabique avec toutes ses richesses et des forces consid�rables, pour chercher � s'�tablir dans une terre �loign�e, o� elle f�t � l'abri de la guerre et de la servitude. plais quand les Arabes qui habitent les environs de P�tra eurent br�l� les premiers vaisseaux qu'elle avait fait ainsi tra�ner le long de l'isthme, voyant qu'Antoine comptait encore sur l'arm�e qui �tait pr�s d'Actium, elle abandonna son entreprise, et fit seulement garder les passages qui, pouvaient donner entr�e dans ses �tats.

LXXVIII. Antoine ayant quitt� Alexandrie et renonc� � tout commerce avec ses amis, fit construire une jet�e dans la mer pr�s du Phare, et y b�tit une retraite, dans laquelle il se proposait de vivre loin de toute soci�t�. Il aimait et voulait imiter, disait-il, la vie de Timon, dont le sort avait �t� le m�me que le sien; l'�preuve qu'il avait faite de l'ingratitude et de l'injustice de ses amis lui avait donn� de la d�fiance et de la haine contre tous les hommes. Ce Timon �tait un Ath�nien qui vivait au temps de la guerre du P�loponn�se, comme on le voit par les com�dies d'Aristophane et de Platon!, qui le raillent sur sa misanthropie. �vitant, repoussant m�me tout rapport avec les autres Ath�niens, il recherchait Alcibiade, alors jeune et audacieux, et lui faisait beaucoup de caresses. Ap�mantus, �tonn� de cette pr�f�rence, lui en demanda la cause. � J'aime ce jeune homme, lui r�pondit Timon, parce que je pr�vois qu'il fera beaucoup de mal aux Ath�niens. � Ap�mantus �tait le seul avec qui Timon f�t quelque soci�t�, parce qu'il avait � peu pr�s le m�me caract�re, et qu'il menait le m�me genre de vie. Un des jours de la f�te des Choes, comme ils soupaient ensemble, Ap�mantus dit � Timon : � Le bon souper que nous faisons ici, Timon! � Oui, r�pondit Timon, si tu n'en �tais pas. � Un jour d'assembl�e il monta sur la tribune. La nouveaut� du fait, tenant tous les spectateurs dans l'attente de ce qu'il allait dire, lui attira le plus grand silence; alors prenant la parole : � Ath�niens, dit-il, j'ai dans ma maison une petite place occup�e par un figuier, o� plusieurs citoyens se sont d�j� pendus : comme je dois b�tir sur ce terrain, j'ai voulu vous en avertir publiquement, afin que si quelqu'un de vous a envie de s'y pendre, il se h�te de le faire avant que le figuier soit abattu. � Apr�s sa mort, il fut enterr� pr�s du bourg d'Hales, sur le bord de la mer. Le terrain s'�tant �boul� en cet endroit, les flots environn�rent son tombeau, et emp�ch�rent qu'on ne p�t eu approcher. On y avait grav� l'inscription suivante Apr�s avoir fini ma course d�plorable, Je suis en paix ici. Ne cherchez point, passants, A conna�tre mon nom; vous �tes tous m�chants : Puissiez-vous donc p�rir d'une mort mis�rable ! On pr�tend qu'il avait fait lui-m�me cette �pitaphe de son vivant. Celle qui court dans le publie est du po�te Callimaque : Je suis Timon, connu par ma misanthropie : J'habite ce tombeau. Passant, retire-toi : Maudis-moi, j'y consens pourvu que de ta vie Tu veuilles me jurer de n'approcher de moi. Voil� quelques traits, entre une foule d'autres, de la misanthropie de Timon.

LXXIX. Antoine apprit de Canidius lui-m�me la perte enti�re de son arm�e d'Actium, et fut inform� en m�me temps qu'H�rode, roi des Juifs, qui commandait quelques l�gions et quelques cohortes, avait embrass� le parti de C�sar; que les autres princes l'avaient �galement abandonn�, et qu'aucun de ses alli�s du dehors ne lui �tait rest� fid�le. Peu troubl� de ces nouvelles, paraissant m�me charm� de renoncer � ses esp�rances pour �tre d�livr� de toute esp�ce de soins, il quitta sa retraite maritime, qu'il appelait la maison de Timon. Cl�op�tre l'ayant re�u dans son palais, il remplit bient�t Alexandrie de festins, de d�bauches, et recommen�a ses prodigalit�s. Il inscrivit dans le r�le des jeunes gens le fils de Cl�op�tre et de C�sar, et donna � Antyllus, l'a�n� des fils qu'il avait eus de Fulvie, la robe virile, qui �tait une longue robe sans bordure de pourpre. Pendant les jours que dura cette c�r�monie, ce ne fut dans toute la ville que jeux, que banquets, que divertissements. Ils supprim�rent leur soci�t� des Amim�tobies, et en form�rent une autre, sous le nom des Synapothanum�nes, qui ne le c�dait � la premi�re ni en mollesse, ni en luxe, ni en magnificence. Leurs amis entr�rent dans cette association, dont la premi�re loi �tait de mourir ensemble; et ils passaient toutes les journ�es � faire bonne ch�re, et � se traiter r�ciproquement les uns les autres.

LXXX. Cependant Cl�op�tre ramassait toutes sortes de poisons mortels, dont elle faisait l'essai sur des prisonniers condamn�s � mort. Ayant reconnu par ses exp�riences que ceux dont l'effet �tait prompt faisaient mourir dans des douleurs cruelles, et que les poisons doux ne donnaient la mort que tr�s lentement, elle essaya des b�tes venimeuses, et en fit appliquer en sa pr�sence, de plusieurs esp�ces, sur diverses personnes. Apr�s avoir fait chaque jour de ces essais, elle reconnut que la morsure de l'aspic �tait la seule qui, sans causer ni convulsions ni d�chirements, jetait dans une pesanteur et un assoupissement accompagn�s d'une l�g�re moiteur au visage, et, par un affaiblissement successif de tous les sens, conduisait � une mort si douce, que ceux qui en �taient piqu�s, semblables � des personnes profond�ment endormies, �taient f�ch�s qu'on les r�veill�t ou qu'on les fit lever. Ils envoy�rent n�anmoins en Asie des ambassadeurs � C�sar : Cl�op�tre, pour lui demander d'assurer � ses enfants le royaume d'�gypte; Antoine, pour le prier, s'il ne voulait pas le laisser en �gypte, de lui permettre de vivre � Ath�nes en simple particulier. La m�fiance o� les avait jet�s la d�sertion de leurs amis les obligea de lui d�puter Euphronius, le pr�cepteur de leurs enfants; car Alexas de Laodic�e, � qui Timag�ne avait procur� � Rogne la faveur d'Antoine, et qui avait plus de cr�dit aupr�s de lui qu'aucun autre Grec, qui �tait m�me le plus fort instrument dent se serv�t Cl�op�tre pour renverser les r�solutions qu'Antoine formait quelquefois de retourner � Octavie : cet Alexas avait �t� envoy� vers H�rode pour le retenir dans le parti d'Antoine; mais il trahit sa confiance, et demeura aupr�s d'H�rode, dont la protection lui inspira l'audace d'aller trouver C�sar : cette protection lui fut inutile; C�sar le fit jeter dans une prison, d'o� il l'envoya charg� de fers dans sa patrie, en donnant l'ordre qu'on le f�t mourir. Ainsi Antoine, de son vivant, vit Alexas puni de sa trahison.

LXXXI. C�sar rejeta la demande d'Antoine, et r�pondit � Cl�op�tre qu'elle devait attendre de lui les conditions les plus favorables, pourvu qu'elle f�t mourir Antoine, ou qu'elle le bann�t de ses �tats. En m�me temps, il lui envoya Thyr�us, un de ses affranchis, qui ne manquait pas d'intelligence, et qui, d�put� par un jeune empereur � une reine naturellement fi�re, et qui comptait si fort sur sa beaut�, �tait capable de l'amener � faire ce que C�sar, d�sirait. Thyr�us ayant eu avec Cl�op�tre des entretiens plus longs que les autres personnes qui l'approchaient, et en �tant trait� avec beaucoup de distinction, devint suspect � Antoine, qui, apr�s l'avoir fait battre de verges, le renvoya � C�sar, en lui �crivant que Thyr�us l'avait irrit� par son insolence et sa fiert�, dans un temps o� ses malheurs le rendaient facile � s'aigrir. � Vous-m�me, ajoutait-il, si vous �tes offens� de ce que j'ai fait, vous avez aupr�s de vous Hipparque, un de mes affranchis, que vous pouvez aussi faire battre de verges, afin que nous n'ayons rien � nous :reprocher. � Depuis ce moment, Cl�op�tre, pour dissiper les soup�ons d'Antoine et faire cesser ses reproches, lui t�moigna plus d'affection que jamais. Apr�s avoir c�l�br�, avec une simplicit� convenable � sa fortune pr�sente, le jour anniversaire de sa naissance, elle surpassa pour celui d'Antoine l'�clat et la magnificence qu'elle avait mis dans toutes les f�tes pr�c�dentes, en sorte que des convives qui �taient venus pauvres au banquet, s'en retourn�rent riches.

LXXXII. Agrippa �crivit plusieurs fois � C�sar de revenir � Rome, o� l'�tat des affaires exigeait sa pr�sence. Ce voyage fit diff�rer la guerre; mais aussit�t apr�s l'hiver C�sar marcha contre Antoine par la Syrie, et ses lieutenants par l'Afrique. Ceux-ci s'�tant empar�s de P�luse, le bruit courut que S�leucus l'avait livr�e du consentement de Cl�op�tre, qui, pour s'en justifier aupr�s d'Antoine, lui remit la femme et les enfants de S�leueus, afin qu'il les f�t p�rir. Cette reine avait fait construire, pr�s du temple d'Isis, des tombeaux d'une �l�vation et d'une magnificence �tonnantes o� elle transporta tout ce qu'elle avait de plus pr�cieux, l'or, l'argent, les pierreries, l'�b�ne, l'ivoire, le cinnamome; apr�s quoi elle fit remplir ces monuments de torches et d'�toupes. C�sar, qui craignait que Cl�op�tre, dans un moment de d�sespoir, ne m�t le feu � tant de richesses, lui envoyait tous les jours de nouveaux �missaires, pour lui promettre de sa part le traitement le plus doux; cependant il s'approchait d'Alexandrie, � la t�te de ses troupes : quand il y fut arriv�, et qu'il eut assis son camp pr�s de l'Hippodrome, Antoine fit une sortie sur lui, et combattit avec tant de valeur, qu'il mit en fuite la cavalerie de C�sar, et la poursuivit jusqu'� ses retranchements. Tout glorieux de cette victoire, il rentra dans le palais, embrassa Cl�op�tre tout arm�, et lui pr�senta celui de ses soldats qui avait donn� les plus grandes marques de courage. La reine, pour le r�compenser, lui fit pr�sent d'une cuirasse et d'un casque d'or : cet homme, apr�s les avoir re�us, d�serta la nuit suivante, et passa dans le camp de C�sar. Antoine ayant envoy� d�fier une seconde fois C�sar � un combat singulier, C�sar r�pondit qu'Antoine avait plus d'un chemin pour aller � la mort. Cette r�ponse fit faire r�flexion � Antoine que la mort qu'on trouve en combattant �tait la plus honorable qu'il p�t choisir : il r�solut donc d'attaquer C�sar et par terre et par mer. Le soir � souper, il commanda, dit-on, � ses gens de lui servir un excellent repas, parce qu'il ne savait pas si le lendemain ils seraient � temps de le faire, ou s'ils n'auraient pas pass� � de nouveaux ma�tres, et s'il ne serait pas lui-m�me r�duit � n'�tre qu'un squelette. Voyant ses amis fondre en larmes � ce discours, il leur dit qu'il ne les m�nerait pas � un combat, o� il chercherait une mort glorieuse plut�t que la victoire et la vie.

LXXXIII. On pr�tend qu'au milieu de cette nuit, pendant que la ville, saisie de frayeur dans l'attente des �v�nements, �tait plong�e dans le silence et la consternation, tout � coup une harmonie d'instruments de toute esp�ce, m�l�e de cris bruyants, de danses de satyres et de chants de r�jouissance, tels que ceux qui accompagnent les f�tes de Bacchus, se fit entendre au loin : il semblait que ce f�t une troupe bachique qui, apr�s s'�tre promen�e avec grand bruit et avoir travers� la ville, s'�tait avanc�e vers la porte qui regardait le camp de C�sar : � mesure qu'elle marchait, le bruit devenait plus fort, et elle �tait enfin sortie hors de la ville par cette porte. Ceux qui r�fl�chirent sur ce prodige conjectur�rent que c'�tait le dieu qu'Antoine s'�tait toujours montr� le plus jaloux d'imiter, qui l'abandonnait aussi. Le lendemain, � la pointe du jour, il rangea son arm�e de terre en bataille sur des hauteurs qui dominaient la ville, d'o� il vit ses vaisseaux s'avancer en pleine mer contre ceux de C�sar. Il attendit, sans faire aucun mouvement, pour voir quelle serait l'issue de cette attaque : mais lorsque ses gal�res furent pr�s de celles de C�sar, elles les salu�rent de leurs reines; les gal�res de C�sar leur ayant rendu le salut, les autres pass�rent de leur c�t�; et les deux flottes n'en faisant plus qu'une vogu�rent ensemble, la proue tourn�e contre la ville. Antoine, en m�me temps qu'il vit cette d�sertion, fut abandonn� de sa cavalerie; et son infanterie ayant �t� d�faite, il rentra dans la ville, en s'�criant qu'il �tait trahi et livr� par Cl�op�tre � ceux qu'il ne combattait que pour l'amour d'elle.

LXXXIV. Cette princesse, qui craignit son emportement et son d�sespoir, s'enfuit dans le tombeau qu'elle avait construit; et ayant abattu la herse qui le fermait, et qui �tait fortifi�e par de bons leviers et de grosses pi�ces de bois, elle envoya porter � Antoine la nouvelle de sa mort. Antoine, qui la crut vraie, se dit � lui-m�me : � Qu'attends-tu de plus, Antoine? la fortune te ravit le �seul bien qui te faisait aimer la vie. � En disant ces mots, il entre dans sa chambre, d�tache sa cuirasse ; et apr�s l'avoir entr'ouverte : � Cl�op�tre, s'�cria-t-il, je ne me plains pas d'�tre priv� de toi, puisque je vais te rejoindre dans un instant; ce qui m'afflige, c'est qu'un empereur aussi puissant que moi soit vaincu en courage et en magnanimit� par une femme. � Il avait aupr�s de lui un esclave fid�le, nomm� �ros, � qui depuis longtemps il avait fait promettre qu'il lui donnerait la mort au premier ordre qu'il en recevrait. �ros, somm� de sa promesse, tire son �p�e, et se l�ve comme pour frapper Antoine; mais, d�tournant la t�te, il s'en perce lui-m�me et tombe mort � ses pieds. � Brave �ros, s'�crie Antoine, ce que tu n'as pas eu la force de faire sur moi, tu m'apprends, par ton exemple, � le faire moi-m�me. � En m�me temps il se plonge l'�p�e dans le sein, et se laisse tomber sur un petit lit. Mais le coup n'�tait pas de nature � lui donner une prompte mort; et le sang s'�tant arr�t� apr�s qu'il se fut couch�, il reprit ses sens, et pria ceux qui �taient aupr�s de lui de l'achever : mais ils s'enfuirent tous de sa chambre, le laissant s'�crier et se d�battre, jusqu'� ce que Diom�de, le secr�taire de Cl�op�tre, v�nt, de la part de cette princesse, pour le faire porter dans le tombeau.

LXXXV. Antoine, apprenant qu'elle vivait encore, demande instamment � ses esclaves de le transporter aupr�s d'elle; et ils le port�rent sur leurs bras � l'entr�e du tombeau. Cl�op�tre n'ouvrit point la porte; mais elle parut � une fen�tre, d'o� elle descendit des cha�nes et des cordes avec lesquelles on l'attacha; et � l'aide de deux de ses femmes, les seules qu'elle e�t men�es avec elle dans le tombeau, elle le tirait � elle. Jamais, au I rapport de ceux qui en furent t�moins, on ne vit de spectacle plus digne de piti�. Antoine, souill� de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, �tait tir� vers cette fen�tre ; et, se soulevant lui-m�me autant qu'il le pouvait, il tendait vers Cl�op�tre ses mains d�faillantes. Ce n'�tait pas un ouvrage ais� pour des femmes que de le monter ainsi : Cl�op�tre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui �taient en bas l'encourageaient de la voix, et l'aidaient autant qu'il leur �tait possible. Quand il fut introduit dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle d�chira ses voiles sur lui, et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-m�me de ses mains, elle lui essuyait le sang avec son visage qu'elle collait sur le sien, l'appelait son ma�tre, son mari, son empereur : sa compassion pour les maux d'Antoine lui faisait presque oublier les siens. Antoine, apr�s l'avoir calm�e, demanda du vin, soit qu'il e�t r�ellement soif, ou qu'il esp�r�t que le vin le ferait mourir plus promptement =. Quand il eut. bu il exhorta Cl�op�tre � s'occuper des moyens de s�ret� qui pouvaient se concilier avec,son honneur, et � se fier � Procul�ius plut�t qu'� aucun autre des amis de C�sar. Il la conjura de ne pas s'affliger pour ce dernier revers qu'il avait �prouv�; mais au contraire de le f�liciter des biens dont il avait joui dans sa vie, du bonheur qu'il avait eu d'�tre le plus illustre et le plus puissant des hommes, surtout de pouvoir se glorifier, � la fin de ses jours, qu'�tant Romain, il n'avait �t� vaincu que par un Romain.

LXXXVI. En achevant ces mots, il expira, au moment m�me que Procul�ius arrivait, envoy� par C�sar; car aussit�t qu'Antoine, apr�s s'�tre frapp� de son �p�e, eut �t� port� chez Cl�op�tre, Derc�t�us, un de ses gardes, prit l'�p�e, et, la cachant sous sa robe, sortit secr�tement du palais, et courut chez C�sar, � qui il apprit la mort d'Antoine en lui montrant l'�p�e teinte de sang. A cette nouvelle, C�sar s'�tant retir� au fond de sa tente, donna des larmes � la mort d'un homme son alli�, son coll�gue � l'empire, avec lequel il avait partag� les p�rils de tant de combats et le maniement de tant d'affaires politiques; appelant ensuite ses amis, et leur faisant la lecture des lettres qu'il avait �crites � Antoine, et des r�ponses qu'il en avait re�ues, il leur montra qu'� des propositions toujours justes et raisonnables Antoine n'avait jamais r�pondu qu'avec beaucoup d'emportement et de fiert�. Alors il envoya Procul�ius au palais, en lui recommandant de prendre, s'il lui �tait possible,. Cl�op�tre vivante : car, outre qu'il craignait la, perte des tr�sors de cette reine, rien ne lui paraissait plus glorieux pour lui que de la faire servir d'ornement � son triomphe. Mais elle ne voulut pas se remettre entre les mains de Procul�ius; elle eut seulement avec lui un long entretien � la, porte du tombeau, en dehors duquel se tenait Procul�ius, et dont l'entr�e, fortement barricad�e en dedans, pouvait cependant donner passage � la voix. Dans cette conversation, Cl�op�tre demanda le royaume d'�gypte pour ses enfants; et Procul�ius l'exhorta � mettre sa confiance en C�sar, et � s'en rapporter � lui de tous ses int�r�ts.

LXXXVII. Procul�ius, qui avait bien observ� les dispositions du lieu, en fit son rapport � C�sar, qui envoya Gallus � Cl�op�tre pour lui parler encore. Gallus, qui ne s'entretint avec elle qu'� travers la porte, ayant � dessein prolong� la conversation, Procul�ius, pendant ce temps-l�, approcha une �chelle de la muraille, et entra par la m�me fen�tre qui avait servi aux femmes de Cl�op�tre � introduire Antoine dans le tombeau; suivi de deux officiers qui �taient entr�s avec lui, il descendit au bas de la porte, o� Cl�op�tre n'�tait attentive qu'� ce que lui disait Gallus. Une des femmes qui �taient enferm�es avec elle les ayant vus : Malheureuse Cl�op�tre, s'�cria-t-elle, vous voil�. prise vivante! � A ces mots la reine se retourne, et voyant Procul�ius, elle veut se frapper d'un poignard qu'elle portait toujours � sa ceinture; mais Procul�ius courant � elle, et la prenant entre ses bras : � Cl�op�tre, lui dit-il, vous vous faites tort � vous-m�me, et vous �tes injuste envers C�sar, � qui vous voulez �ter la plus belle occasion de faire �clater sa douceur : vous donnerez lieu de calomnier le plus cl�ment des empereurs, en le faisant passer pour un homme sans piti�, et implacable dans ses ressentiments. � En m�me temps il lui �te le poignard de la main, et secoue sa robe, pour s'assurer qu'elle n'y avait pas cach� de poison. C�sar envoya aupr�s d'elle �paphrodite, un de ses affranchis, qu'il chargea de la garder avec le plus grand soin, de veiller � ce qu'elle n'attent�t pas � sa vie, et de lui accorder d'ailleurs tout ce qu'elle pourrait d�sirer.

LXXXVIII. C�sar entra dans Alexandrie, en s'entretenant avec le philosophe Ar�us qu'il tenait par la main, afin que cette distinction singuli�re lui attir�t plus d'honneur et de respect de la part de ses concitoyens. Il se rendit au gymnase, et monta sur un tribunal qu'on avait dress� pour lui : cous les Alexandrins, saisis de frayeur, s'�tant jet�s � ses pieds, C�sar leur ordonna de se relever. � Je pardonne, dit- il, au peuple d'Alexandrie toutes les fautes dent il s'est rendu coupable, premi�rement par respect pour Alexandre son fondateur; en second lieu par admiration pour la grandeur et la beaut� de la ville; troisi�mement enfin, pour faire plaisir au philosophe Ar�us, mon ami. � Tel fut le t�moignage honorable qu'Ar�us re�ut de C�sar. Ce philosophe lui demanda gr�ce pour plusieurs habitants, en particulier pour Philostrate, le plus habile des Philosophes de son temps � parler sans pr�paration, mais qui se donnait faussement pour un disciple de l'Acad�mie. C�sar, qui d�testait ses moeurs, rejetait les pri�res d'Ar�us; mais Philostrate, couvert d'un manteau noir, et avec sa barbe blanche qu'il avait laiss�e cro�tre � dessein, suivait toujours Ar�us, en lui r�p�tant ce vers: Les vrais sages toujours s'int�ressent aux sages. C�sar qui l'entendit, et qui voulut plut�t mettre Ar�us � l'abri de la haine, que d�livrer Philostrate de ses craintes, lui accorda sa gr�ce.

LXXXIX. Des enfants d'Antoine, Antyllus son fils a�n�, qu'il avait eu de Fulvie, fut livr� par Th�odore son pr�cepteur, et mis � mort : les soldats lui ayant coup� la t�te, Th�odore prit une pierre de tr�s grand prix que ce jeune homme portait au cou, et la cousit � sa ceinture. Il niait ce vol ; mais on trouva la pierre sur lui, et il fut attach� � une croix. C�sar ayant fait mettre sous une s�re garde les enfants de Cl�op�tre avec leurs gouverneurs, fournit honorablement � leur entretien. C�sarion, qu'on disait fils de C�sar, avait �t� envoy� par sa m�re en �thiopie avec de grandes richesses, et de l� dans l'Inde. Son pr�cepteur nomm� Rhodon, digne �mule de Th�odore, lui persuada de s'en retourner � Alexandrie, o� C�sar, lui disait-il, le rappelait pour lui donner le royaume d'�gypte. Comme C�sar d�lib�rait sur ce qu'il devait faire de ce jeune homme, on pr�tend qu'Ar�us lui dit : Cette pluralit� de C�sars n'est point bonne C�sar le fit mourir peu ;de temps apr�s la mort de Cl�op�tre. Plusieurs rois et plusieurs capitaines demand�rent le corps d'Antoine, pour lui rendre les honneurs fun�bres : mais C�sar ne voulut pas en priver Cl�op�tre ; il lui permit m�me de prendre pour ses fun�railles tout ce qu'elle voudrait; elle l'enterra de ses propres mains, avec une magnificence royale.

XC. L'exc�s de son affliction, et les douleurs qu'elle souffrait depuis que les coups dont elle s'�tait meurtrie avaient enflamm� sa poitrine, lui ayant caus� la fi�vre, elle saisit volontiers ce pr�texte pour ne point manger, et pouvoir, sans obstacle, se laisser mourir, en ne prenant point de nourriture. Elle avait pour m�decin ordinaire Olympus, � qui elle communiqua son dessein, et qui lui donna ses conseils et ses secours, pour l'aider � se d�livrer de la vie, comme il l'a consign� lui-m�me dans l'histoire qu'il en a �crite. C�sar, qui soup�onna ce qu'elle voulait faire, employa les menaces pour l'en d�tourner, en lui faisant tout craindre pour ses enfants. Ces menaces et ces craintes furent comme des batteries qui forc�rent sa r�sistance, et elle se laissa traiter comme on voulut. Peu de jours apr�s, C�sar alla la voir pour lui parler et la consoler : il la trouva couch�e sur un petit lit, dans un ext�rieur fort n�glig�. Quand il entra, quoiqu'elle n'e�t qu'une simple tunique, elle sauta promptement � bas de son lit, et courut se jeter � ses genoux, le visage horriblement d�figur�, les cheveux �pars, tous les traits alt�r�s, la voix tremblante, les yeux presque �teints � force d'avoir vers� des larmes, et le sein meurtri des coups qu'elle s'�tait donn�s; tout son corps enfin n'�tait pas en meilleur �tat que son esprit. Cependant sa gr�ce naturelle, et la fiert� que sa beaut� lui inspirait, n'�taient pas enti�rement �teintes; et du fond m�me de cet abattement o� elle �tait r�duite il sortait des traits pleins de vivacit�, qui �clataient dans tous les mouvements de son visage.

XCI. C�sar l'ayant oblig�e de se remettre au lit, et s'�tant assis aupr�s d'elle, elle entreprit de se justifier, en rejetant tout ce qui s'�tait fait sur la n�cessit� des circonstances et sur la crainte que lui inspirait Antoine. Mais comme elle se vit arr�t�e sur chaque article, et convaincue par les faits m�mes, elle ne songea plus qu'� exciter sa compassion, et eut recours aux pri�res, pour laisser croire qu'elle avait un grand d�sir de vivre. Elle finit par lui remettre un �tat de toutes ses richesses. S�leucus, un de ses tr�soriers, lui ayant reproch� d'en cacher une partie, elle se leva, le saisit par les cheveux, et lui donna plusieurs coups sur le visage. C�sar, qui ne put s'emp�cher de rire de son emportement, ayant voulu la calmer : � N'est-il pas horrible, C�sar, lui dit-elle, que lorsque vous avez daign� venir me voir et me parler dans l'�tat d�plorable o� je me trouve, mes propres domestiques viennent me faire un crime d'avoir mis en r�serve quelques bijoux de femme, non pour en parer une malheureuse comme moi, mais pour faire quelques l�gers pr�sents � votre s�ur Octavie, et � Livie votre �pouse, afin de m'assurer par leur protection votre cl�mence et votre bout�? � Ce discours fit plaisir � C�sar, qui ne douta plus qu'elle n'e�t repris l'amour de la vie il lui donna tout ce qu'elle avait r�serv� de ses bijoux; et apr�s lui avoir promis que le traitement qu'elle recevrait irait au del� m�me de ses esp�rances, il la quitta, persuad� qu'il l'avait tromp�e, mais �tant lui-m�me sa dupe.

XCII. C�sar avait au nombre de ses amis un jeune homme de la plus haute naissance, nomm� Corn�lius Dolabella, qui, sensible aux malheurs de Cl�op�tre, lui avait promis, � sa pri�re, de lui donner avis de tout ce qui passerait; il lui manda donc secr�tement que C�sar, qui se disposait � s'en retourner par terre � travers la Syrie, devait la faire partir dans trois jours avec ses enfants. Sur cet avis, elle demanda et obtint de C�sar la permission d'aller faire les effusions fun�bres sur le tombeau d'Antoine. Elle s'y fit porter; et se jetant sur ce tombeau, en pr�sence de ses femmes � Mon cher Antoine, s'�cria-t-elle, il y a peu de jours que je t'ai d�pos�, avec des mains encore libres,. dans ce dernier asile; aujourd'hui je viens faire ces libations sur tes tristes restes, captive et gard�e � vue, afin que je ne puisse d�figurer par mes coups et par mes g�missements ce corps r�duit � l'esclavage, et r�serv� pour une pompe fatale, o� l'on va triompher de toi. N'attends pas de Cl�op�tre d'autres honneurs que ces libations fun�bres : ce sont les derni�res qu'elle t'offrira, puisqu'on veut l'arracher d'aupr�s de toi. Tant que nous avons v�cu, rien n'a pu nous s�parer l'un de l'autre; maintenant nous allons �tre �loign�s, par la mort, des lieux de notre naissance. Romain, tu resteras sous cette terre d'�gypte; et moi, malheureuse, je serai enterr�e en Italie, moins malheureuse cependant de l'�tre dans les lieux o� tu es n�. Si les dieux de ton pays ont quelque force et quelque pouvoir ( car les n�tres nous ont trahis), n'abandonne pas ta femme vivante; ne souffre pas qu'on triomphe de toi, en la menant en triomphe; cache-moi dans cette terre avec toi; laisse-moi partager ta tombe : des maux innombrables qui m'accablent, le plus grand, le plus affreux pour moi, a �t� ce peu de temps que j'ai v�cu sans toi. �

XCIII. Apr�s avoir ainsi exhal� ses plaintes, elle couronna le tombeau de fleurs, l'embrassa, et commanda qu'on lui pr�par�t un bain. Quand elle l'eut pris, elle se mit � table, o� on lui servit un repas magnifique, pendant lequel il vint un homme de la campagne qui portait un panier. Les gardes lui ayant demand� ce qu'il portait, le paysan ouvrit le panier, �carta les feuilles, et leur fit voir qu'il �tait plein de figues. Les gardes ayant admir� leur grosseur et leur beaut�, cet homme en souriant les invita d'en prendre; son air de franchise �carta tout soup�on, et on le laissa entrer. Cl�op�tre, apr�s le d�ner, prit ses tablettes, o� elle avait �crit une lettre pour C�sar, et apr�s les avoir cachet�es elle les lui envoya; ensuite ayant fait sortir tous ceux qui �taient dans son appartement, except� ses deux femmes, elle ferma la porte sur elle. Lorsque C�sar eut ouvert la lettre, les pri�res vives et touchantes par lesquelles Cl�op�tre lui demandait d'�tre enterr�e aupr�s d'Antoine lui firent conna�tre ce qu'elle avait fait : il voulut d'abord courir � son secours; mais il, se contenta d'y envoyer au plus t�t pour voir ce qui s'�tait pass�. La mort de Cl�op�tre fut prompte; car les gens de C�sar, malgr� leur diligence, trouv�rent les gardes � leur poste, ignorant encore ce qui venait de se passer. Ils ouvrirent les portes, et la trouv�rent sans vie, couch�e sur un lit d'or, et v�tue de ses habits royaux. De ses deux femmes, l'une, nomm�e Iras, �tait morte � ses pieds; l'autre, qui s'appelait Charmion, d�j� appesantie par les approches de la mort, et ne pouvant plus se soutenir, lui arrangeait encore le diad�me autour de la t�te. Un des gens de C�sar lui ayant dit en col�re : Voil� qui est beau, Charmion � Oui, r�pondit-elle, tr�s beau, et digne d'une reine issue de tant de rois. � Apr�s ce peu de mots, elle tomba morte au pied du lit.

XCIV. On pr�tend qu'on avait apport� � Cl�op�tre un aspic sous ces figues couvertes de feuilles; que cette reine l'avait ordonn� ainsi, afin qu'en prenant des figues elle f�t piqu�e par le serpent, sans qu'elle le v�t : mais l'ayant aper�u en d�couvrant les figues : � Le voil� donc! s'�cria-t-elle; et en m�me temps elle pr�senta son bras nu � la piq�re. D'autres disent qu'elle gardait cet aspic enferm� dans un vase, et que l'ayant provoqu� avec un fuseau d'or, l'animal irrit� s'�lan�a sur elle, et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort. Le bruit courut m�me qu'elle portait toujours du poison dans une aiguille � cheveux qui �tait creuse, et qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piq�re, ni aucune signe de poison; on ne vit pas m�me de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir aper�u quelques traces pr�s de la mer, du c�t� o� donnaient les fen�tres du tombeau. Selon d'autres, on vit sur le bras de Cl�op�tre deux l�g�res marques de piq�re, � peine sensibles : et il para�t que c'est � ce signe que C�sar ajouta le plus de foi; car, � son triomphe, il fit porter une statue de Cl�op�tre dont le bras �tait entour� d'un aspic. Telles sont les diverses traditions des historiens. C�sar, tout f�ch� qu'il �tait de la mort de cette princesse, admira sa magnanimit�; il ordonna qu'on l'enterr�t aupr�s d'Antoine, avec toute la magnificence convenable � son rang; il fit faire aussi � ses deux femmes des obs�ques honorables. Cl�op�tre mourut � l'�ge de trente-neuf ans, apr�s en avoir r�gn� vingt-deux, dont plus de quatorze avec Antoine, qui avait � sa mort cinquante-trois ans, et, suivant d'autres, cinquante-six. Les statues d'Antoine furent abattues; mais celles de Cl�op�tre rest�rent sur pied : un certain Archibius, qui avait �t� un des amis de cette reine, donna mille talents � C�sar, afin qu'elles n'eussent pas le m�me sort que celles d'Antoine.

XCV. Antoine laissa sept enfants de ses trois femmes : Antyllus, l'a�n� de ceux qu'il avait eus de Fulvie, fut le seul que C�sar fit mourir; Octavie prit les autres, et les fit �lever avec les siens. Elle maria la jeune Cl�op�tre, fille de la reine de ce nom, � Juba, le plus aimable de tous les princes. Elle procura au jeune Antoine, second fils de Fulvie, une si grande fortune, qu'apr�s Agrippa, qui tenait le premier rang aupr�s de C�sar, et apr�s les fils de Livie qui occupaient le second, il �tait le troisi�me en puissance et en cr�dit. Octavie avait eu de Marcellus, son premier mari, deux filles et un fils, nomm� aussi Marcellus, que C�sar adopta et choisit pour son gendre. Il fit �pouser � Agrippa une des filles d'Octavie. Le jeune Marcellus �tant mort peu de temps apr�s son mariage, et C�sar ne pouvant pas choisir facilement parmi ses amis un autre gendre qui m�rit�t sa confiance, Octavie lui proposa de donner pour femme � Agrippa, qui r�pudierait sa fille, la veuve de Marcellus. C�sar d'abord, et ensuite Agrippa, ayant agr�� cette proposition, Octavie reprit sa fille, qu'elle maria au jeune Antoine; et Agrippa �pousa la fille de C�sar. Il restait deux filles d'Antoine et d'Octavie, dont l'une fut mari�e � Domitius �nobarbus, et l'autre, nomm�e Antonia, aussi c�l�bre par sa beaut� que par sa vertu, �pousa Drusus, fils de Livie et beau-fils de C�sar. De ce mariage naquirent Germanicus, et Claude, qui fut depuis empereur. Des fils de Germanicus, Ca�us, apr�s un r�gne fort court, qu'il signala par sa d�mence, fut tu� avec sa femme et sa fille. Agrippine, qui de son mari Domitius �nobarbus avait un fils nomm� Lucius Domitius, �pousa en secondes noces l'empereur Claude, qui adopta le fils de sa femme, et le nomma N�ron Germanicus. C'est celui qui a r�gn� de nos jours, qui a fait p�rir sa m�re, et qui, par ses d�bauches et ses extravagances, a �t� sur le point de renverser l'empire romain. Il �tait le cinqui�me descendant d'Antoine.