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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

 

De l'amiti� fraternelle.

TRADUCTION fran�aise :

Victor B�TOLAUD, Oeuvres compl�tes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II , Paris, Hachette, 1870.

 


[
1] Les Spartiates appellent � Docanes � les images embl�matiques anciennement dress�es en l'honneur des Dioscures. Ce ne sont autre chose que deux pi�ces de bois parall�les jointes par deux traverses; et l'union indivisible de ces pi�ces semble repr�senter parfaitement l'amiti� qui unissait les deux fr�res. Ainsi je veux moi-m�me, mon cher Nigrinus et mon cher Quintus, vous offrir cet �crit compos� sur l'amiti� fraternelle. C'est un commun pr�sent dont vous �tes dignes. Les conseils qu'il renferme, vous les pratiquez d�j�; et vous semblez plut�t faits pour servir de mod�le � cet �gard, que pour recevoir des le�ons. Vous serez heureux, pourtant, de voir le bel exemple que vous donnez, accueilli, comme sur un th��tre, par des spectateurs vertueux et amis du beau. Cette satisfaction ne pourra que vous affermir dans la r�solution de pers�v�rer. Aristarque, p�re de Th�odecte, se raillant de la foule des sophistes, disait, qu'autrefois on avait eu bien de la peine � trouver sept sages tandis qu'aujourd'hui il serait fort difficile de trouver sept ignorants. Pour moi, je vois l'amiti� fraternelle aussi rare parmi nous, qu'�tait rare anciennement la haine entre deux fr�res. Quand des exemples de cette haine se produisaient on les transportait de la vie r�elle dans les trag�dies et sur le th��tre, en raison m�me de ce qu'on les trouvait �tranges et fabuleux. Mais de nos jours, toutes les fois que l'on rencontre deux bons fr�res, on n'est pas moins �tonn� que si l'on voyait ces fils de Molion�, qui paraissaient avoir leurs corps adh�rents l'un � l'autre. Voit-on deux fr�res user en commun des biens, des amis, des esclaves � eux laiss�s par leurs parents; cet accord semble un prodige non moins incroyable que si pour son service une seule �me disposait des mains, des yeux et des pieds d'un double corps.

[2] Cependant nous avons un exemple d'union fraternelle que la nature n'a pas plac� bien loin de nous. Dans notre corps m�me, la plupart des organes indispensables qu'elle y a si industrieusement dispos�s sont doubles, sont fr�res et fr�res jumeaux : � savoir les deux mains, les deux pieds, les deux yeux, les deux narines. La nature ne nous enseigne-t-elle pas par l� que c'est pour faire concourir tous ces organes � la conservation et � l'action commune, et non pas pour qu'ils se battent et se querellent, qu'elle les a combin�s ainsi? Les mains, pour ne parler que de ce d�tail, divis�es naturellement en plusieurs doigts, qui sont in�gaux, pr�sentent l'outil le plus ing�nieux et le plus adroit de tous : � tel point qu'Anaxagore l'Ancien pla�ait dans la main la cause de l'intelligence et de la sup�riorit� humaine. Mais il semble que pour �tre dans le vrai il faille dire tout le contraire. Ce n'est pas parce que l'homme a des mains, qu'il est l'�tre le plus intelligent; c'est parce que la nature l'a cr�� raisonnable et industrieux qu'elle l'a pourvu encore d'instruments si parfaits. Il est �vident pour tous qu'en faisant sortir d'un m�me germe et d'un principe unique deux, trois et plusieurs fr�res, la nature les a cr��s non pas pour qu'ils fussent en d�saccord et en lutte, mais pour que l'action individuelle de chacun d'eux leur f�t � tous mutuellement d'un plus utile concours. Ces g�ants � trois corps, � cent mains, s'ils ont jamais exist�, ne pouvaient, �tant indissolublement unis par tous leurs membres, rien faire hors d'eux-m�mes, ni � part les uns des autres, tandis que cette facilit� d'action est accord�e � des fr�res. Des fr�res peuvent rester ensemble, voyager ensemble, s'occuper ensemble d'affaires publiques, d'agriculture, s'ils savent conserver le principe de bienveillance et de bon accord que la nature a mis dans leur coeur. Sinon, ils ne diff�reront en rien de pieds qui voudraient se supplanter, de doigts qui s'embarrasseraient ensemble et qui se briseraient en for�ant la nature. Faisons une comparaison plus juste. Comme dans un corps les principes contraires, l'humide et le sec, le froid et le chaud, participant de la m�me nature, des m�mes causes d'entretien, se maintiennent, gr�ce � leur union et � leur bon accord, dans un �quilibre et une harmonie qui constituent la bonne sant�, (et sans la sant�, dit-on,

� Ni la richesse extr�me
Ni le tr�ne, qui rend l'homme �gal aux Dieux m�me �,

n'offrent ni agr�ment, ni utilit�), comme, au contraire, quand ces principes sont en r�volte et en lutte la destruction et la mort de l'individu en est la suite; de m�me, la bonne intelligence des fr�res assure � une maison la sant� et les heureux succ�s. Gr�ce � son influence les amis, les familiers, unis par un merveilleux accord, ne font, ne disent, ne pensent les uns et les autres jamais rien de contraire.

� Mais le m�chant triomphe o� r�gne la discorde �,

comme finissent par triompher l'esclave qui se glisse par-dessous la porte, le concitoyen envieux. Car, comme les malades ne veulent pas de ce qui serait bon pour eux parce que la maladie suscite en eux des app�tits aussi d�sordonn�s que nuisibles, de m�me lorsqu'on s'accoutume � calomnier des parents et � les suspecter, cette habitude donne lieu � d'autres intimit�s mauvaises et funestes, qui s'insinuent du dehors dans le vide laiss� par la d�sunion.

[3] Le devin d'Arcadie fut oblig� de se faire fabriquer un pied en bois, au rapport d'H�rodote , parce qu'il avait perdu le sien. Mais un fr�re qui d�clare la guerre � son fr�re, qui va chercher sur la place publique ou dans la palestre un �tranger pour camarade, semble ne rien faire autre chose que retrancher un morceau de son propre corps pour prendre et s'ajuster un lambeau postiche. Le besoin m�me qui nous fait accueillir et rechercher des amis et une soci�t� nous enseigne � appr�cier ceux qui sont de m�me sang que nous, � les m�nager, � les conserver comme ne pouvant vivre hors de notre amiti�, de notre commerce, comme ne devant pas rester isol�s de nous, comme n'ayant pas �t� cr��s dans ce dessein. Aussi M�nandre a-t-il eu raison de dire :

� A la mollesse, au luxe, aux plaisirs de la table
Irons-nous, confiants, demander le bonheur?
Non, mon p�re ; et chacun verrait un lot meilleur
Dans l'ombre seulement d'un ami v�ritable �.

Car ce sont r�ellement des ombres que la plupart des amiti�s. Ce sont des semblants, des imitations de cette amiti� primitive que la nature a inspir�e aux enfants pour les auteurs de leurs jours, aux fr�res pour leurs fr�res. Si un mortel ne r�v�re pas, n'honore pas cette amiti�-l�, quelle foi peut-il inspirer aux �trangers sur son d�vouement? Quel homme est-ce que celui qui dans un langage plein de tendresse ou en �crivant donnera le nom de fr�re � un camarade, et ne croira pas m�me devoir marcher dans la rue o� passe son propre fr�re? Comme ce serait acte de folie que de parer la statue d'un fr�re , et de le frapper ou de le mutiler en personne; ainsi, affecter devant les autres du respect et de la d�f�rence pour le nom de fr�re en g�n�ral pendant que l'on d�testerait son propre fr�re et qu'on le fuirait, ce serait ne pas jouir d'une t�te saine, ce serait n'avoir jamais compris la dignit�, l'importance d'un caract�re aussi sacr�.

[4] Je me rappelle, � ce propos, que j'acceptai � Rome le r�le de conciliateur entre deux fr�res, dont l'un passait pour s'occuper de philosophie. Or j'eus occasion de reconna�tre que s'il ne m�ritait pas le nom et le titre de fr�re, il ne m�ritait pas davantage celui de philosophe. Je voulais qu'en cette derni�re qualit� il se conduis�t � l'�gard de son fr�re comme envers un fr�re et envers un homme peu �clair�.

� Cette consid�ration que vous tirez de son peu de lumi�res est juste, me dit-il ; mais je n'attache aucun respect, aucune importance � ce que nous ayons pris naissance dans le m�me sein.

� Je vois bien, lui r�pondis-je, que vous ne trouvez rien d'int�ressant ni de respectable dans cette communaut� de naissance �.

Mais cependant tous les autres hommes, m�me quand ce n'est pas leur opinion personnelle, vont disant et r�p�tant qu'apr�s les Dieux nos parents sont les �tres � l'�gard de qui la nature et avec elle la loi, charg�e de faire observer la nature, nous imposent les premiers et les plus grands respects. Il n'est rien en quoi l'homme puisse �tre plus agr�able aux Dieux, qu'en d�dommageant avec une tendresse empress�e ceux � qui il doit le jour et l'�ducation, qu'en leur payant avec usure les bienfaits anciens et les bienfaits r�cents qu'il a re�us d'eux. Au contraire, on ne prouve jamais plus clairement que l'on est un ath�e, qu'en faisant profession de m�pris et d'indiff�rence � l'�gard de ses parents. C'est pour cela qu'il nous est simplement d�fendu de faire du mal � des �trangers; mais, en ce qui regarde notre m�re et notre p�re, si nous manquons de nous montrer empress�s � dire et � faire toujours ce qui peut les rendre heureux, nous passerons pour des impies et des sacril�ges. Or par quel acte, par quel bienfait, par quelle d�monstration convient-il mieux � notre pi�t� filiale de r�jouir les auteurs de nos jours, que par une bienveillance et une amiti� solide envers ceux que nous avons pour fr�res?

[5] C'est ce dont il est facile de se convaincre par les arguments contraires. Si un esclave n� au logis et pour qui le p�re ou la m�re montrent des �gards, est insult� par les fils de la maison, s'ils d�daignent les arbres et les enclos qu'aiment leurs parents, ces derniers en ressentent du d�plaisir. Les personnes �g�es dont le coeur est g�n�reux et sensible n'aiment pas � voir que l'on traite mal un chien ou un cheval n� chez eux. Il leur est p�nible d'entendre un fils d�pr�cier et tourner en ridicule les concerts, les spectacles, les athl�tes qui faisaient jadis leur admiration. Pourraient-ils donc voir de sang-froid leurs enfants vivre en mauvaise intelligence, se d�tester, dire du mal les uns des autres, se contrarier dans tous leurs travaux, dans tous leurs actes, et ne songer qu'� se renverser mutuellement? Non, certes, dira-t-on, des parents ne pourraient se r�signer � voir un tel spectacle. Ainsi donc les fr�res qui s'aiment et se ch�rissent, qui, s�par�s de corps par la nature , n'en veulent pour cela m�me que plus �troitement se rapprocher par les affections et par la conduite, les fr�res qui entretiennent ensemble un commerce continuel de discours, d'occupations, de jeux, ces fr�res-l� par leur amour fraternel assurent la vieillesse la plus d�licieuse � leurs parents. Il n'est point de p�re qui aime plus l'�tude, les honneurs, les richesses, qu'il n'aime ses enfants. Mais aussi il n'en est pas qui soit plus heureux de les savoir remarquables par leur �loquence, par leur fortune, par leurs dignit�s, qu'il ne se r�jouit de les voir bien unis entre eux. On rapporte qu'Apollonis de Cyzique, m�re du roi Eum�ne et de trois autres princes, Attale, Phil�t�re et Ath�n�e, se f�licitait toujours et rendait gr�ce aux Dieux, non pas � cause de ses tr�sors et de sa puissance, mais parce qu'elle voyait trois de ses fils servir de gardes � leur a�n�, et celui-ci au milieu de ses fr�res arm�s de lances et d'�p�es vivre sans aucune crainte. Au contraire, Ochus ayant dress� des emb�ches � ses fr�res, leur p�re Artaxerce mourut de d�sespoir quand il en eut �t� inform�. Les guerres fraternelles, comme a dit Euripide, sont des guerres cruelles, mais cruelles surtout pour les parents eux-m�mes. Car ceux qui d�testent leur fr�re et ne peuvent le supporter, ceux-l� ne sauraient manquer de maudire le p�re qui a donn� le jour � ce fr�re, de maudire la m�re qui le porta dans son sein.

[6] Pisistrate se remaria quand ses fils �taient d�j� grands; et il disait que les sachant bons et vertueux, il voulait leur donner encore un plus grand nombre de fr�res qui leur ressemblassent. Les enfants amis du devoir et de la justice ne se contenteront pas de s'aimer davantage entre eux � cause de leurs parents : ils en aimeront mieux leurs parents � cause de leurs fr�res m�mes. Ils penseront, ils diront constamment :

�Nous avons de bien autres obligations encore � nos parents : mais nous leur devons surtout de la reconnaissance pour les fr�res qu'il nous ont donn�s.�

Et ils resteront convaincus qu'ils n'ont pas re�u de leur famille un tr�sor plus pr�cieux et plus agr�able. Hom�re a donc bien fait de nous repr�senter T�l�maque comme s'estimant malheureux de n'avoir pas de fr�re :

� Jupiter m'a donn� seul fils � mes parents �.

Mais H�siode a tort de demander qu'un p�re n'ait pour h�ritier qu'un fils unique; et pourtant H�siode �tait un disciple des Muses, lesquelles ont �t� ainsi appel�es parce que leur amour et leur tendresse de soeurs les rendait ins�parables. Il y a donc des rapports si �troits entre la pi�t� filiale et l'amour fraternel, que quiconque aime son fr�re prouve aussit�t par cela seul qu'il ch�rit son p�re et sa m�re. Il ne saurait donner lui-m�me � ses enfants de pr�ceptes et d'exemples d'amour fraternel qui vaillent ceux-l� , comme les exemples paternels, quand ils sont contraires, autorisent par imitation � se d�tester. Qu'un p�re ait vieilli dans les proc�s, dans les querelles, dans les luttes avec ses fr�res, et qu'il pr�che ensuite l'union � ses propres fils, ce sera le m�decin qui

� Lui-m�me a la gangr�ne, et veut gu�rir les autres �

et ses actes infirmeront ses paroles. Si le Th�bain �t�ocle apr�s avoir dit � son fr�re :

� Je voudrais m'�lancer jusqu'au plus haut des cieux,
De la terre sonder l'ab�me t�n�breux,
�tre Dieu tout-puissant, et dominer en ma�tre �,

allait d'autre part recommander � ses enfants

� D'aimer l'�galit�, dont les rapports faciles
Mettent en bon accord les peuples et les villes,
Et procurent un bien plus durable que tout �;

qui n'aurait du m�pris pour �t�ocle? Que dirait-on d'Atr�e, si apr�s l'horrible festin qu'il a servi � son fr�re il venait sentencieusement dire � ses propres fils :

� Rien ne doit mieux unir que les liens du sang :
C'est contre tous les maux le seul abri puissant? �

[7] C'est donc parce qu'elle serait un supplice pour la vieillesse des parents, parce qu'elle serait plus funeste encore pour les fils, qu'il faut se garantir de la haine contre ses fr�res. Cette haine est en outre un sujet de griefs et d'accusations exploit� par les concitoyens. Ces derniers se figurent que des fr�res, apr�s avoir �t� �lev�s ensemble dans les m�mes habitudes, dans la m�me familiarit�, ne peuvent en �tre venus � se d�clarer la guerre que parce qu'ils se savent mutuellement complices d'un grand nombre de mauvaises actions. Car il faut de puissantes raisons pour briser les liens d'une �troite amiti�; et c'est ce qui rend les r�conciliations si difficiles. Que des pi�ces qui ont �t� rapproch�es viennent � se d�coller et � se d�sunir, on comprend qu'il soit possible de les rejoindre et de les ajuster de nouveau. Mais ce qui ne fait qu'un seul corps vient-il � se briser ou � se fendre; c'est une affaire que de le remettre sur pied et de le r�tablir dans son ensemble. De m�me, si les amiti�s que forma l'int�r�t se d�sunissent, c'est sans peine qu'on les renouera. Mais les fr�res, par cela m�me qu'ils ont rompu avec une loi naturelle, ne se r�concilient pas facilement. Ou bien, s'ils se r�concilient il reste toujours, � la suite du rapprochement, une premi�re cicatrice qui n'est jamais bien nettement, bien �videmment ferm�e. Toute haine d'un homme contre un homme ne p�n�tre dans le coeur qu'avec les passions les plus p�nibles, avec la rivalit�, la col�re, la jalousie, la rancune; et c'est un sentiment accompagn� d'amertumes et de troubles. Mais quand il s'agit d'un fr�re, avec qui on est oblig� d'assister � des sacrifices, � des cultes de famille, de partager les m�mes s�pultures, d'habiter parfois la m�me maison ou tout au moins une maison voisine, on a sans cesse sous les yeux l'objet de son tourment. Ce fr�re vous rappelle sans interruption que par suite de votre folie, de votre d�lire, le visage qui devrait vous �tre le plus agr�able, l'�tre qui vous tient de plus pr�s, cet �tre m�me vous inspire une horrible r�pugnance. Il vous rappelle que cette voix aim�e par vous au berceau, � laquelle vous �tiez accoutum�, est devenue redoutable pour votre oreille. Pendant que sous vos yeux beaucoup d'autres fr�res n'ont qu'une maison, qu'une table, pendant que les biens, les esclaves, tout est indivis chez eux, vous n'avez ni les m�mes amis, ni les m�mes h�tes que votre fr�re, parce que vous ne voyez qu'adversaires dans tous ceux qui lui portent de l'amiti�. Pourtant il vous serait si facile de raisonner, si facile de vous dire :

� Je peux me m�nager des amis et des convives; je peux contracter des alliances par mariage et des liaisons nouvelles quand les premi�res n'existeront plus, comme on ach�te des armes ou des instruments en remplacement d'autres qui sont bris�s; mais mon fr�re, je ne saurais le remplacer, pas plus qu'une main coup�e ou un oeil crev�! Cette femme de Perse qui avait pr�f�r� la vie de son fr�re � celle de ses propres enfants �tait bien fond�e � dire : �qu'elle pouvait avoir d'autres enfants, mais que, priv�e des auteurs de ses jours, personne ne pourrait lui rendre un fr�re.�

[8] Pourtant, dira quelqu'un, comment agir lorsque l'on a un mauvais fr�re? D'abord il faut se rappeler ceci, que toute esp�ce d'amiti� est entach�e d'imperfection. Comme l'a dit Sophocle :

� A p�n�trer au fond des choses de ce monde
On y voit dominer le hideux et l'immonde �.

Liaisons de parent�, liaisons de camarades, liaisons d'amour, on n'en saurait trouver aucunes qui soient sinc�res et pures de passion et de vice. C'est pourquoi le Lac�d�monien qui avait �pous� une petite femme disait :

�qu'entre les maux il faut choisir les moindres.�

A des fr�res il serait parfaitement sage de conseiller de s'en tenir � leurs maux domestiques plut�t que d'aller chercher des maux au dehors. Car on ne saurait nous reprocher les premiers puisque la n�cessit� nous les impose, et l'on a le droit de nous bl�mer � cause des seconds puisque nous nous en sommes charg�s volontairement. L'amiti� d'un camarade de table, d'un compagnon de jeunesse, d'un h�te,

� N'est pas lien de fer, et se brise sans honte �.

Il en est autrement de nos rapports avec l'�tre qui est du m�me sang que nous, qui a �t� �lev� avec nous, qui a le m�me p�re, la m�me m�re que nous. C'est � celui-l� qu'il est juste de pardonner quelques erreurs. C'est � un fr�re, quand il a failli, qu'il est bon de montrer de l'indulgence en lui disant

� Puis-je t'abandonner, te voyant malheureux �,

te voyant vicieux, te voyant priv� de raison ? Si je t'accable de ma haine, ne serai-je pas trop s�v�re et trop cruel? Ne punirai-je pas en toi, � mon insu, quelque maladie de notre p�re ou de notre m�re, maladie qu'ils nous auront transmise avec leur sang?� Ceux qui nous sont �trangers, disait Th�ophraste, il faut, non pas nous attacher � eux avant de les avoir �prouv�s, mais les �prouver avant de nous attacher � eux. Au contraire lorsque la nature ne nous autorise pas � faire pr�c�der notre amiti� par des r�flexions, lorsque nous n'avons pas le temps d'attendre que �le fameux boisseau de sel� soit consomm�, lorsque c'est la naissance qui a �t� le principe de l'attachement, c'est alors qu'il ne faut pas apporter trop de s�v�rit� et d'attention dans l'examen des fautes commises. Que direz-vous donc de ceux qui, s'�tant li�s de fa�on assez honteuse avec des h�tes, avec des �trangers, � la suite d'un festin, d'une partie de plaisir, d'exercices de gymnase, tol�rent facilement les d�sordres de ces gens-l�, y prennent plaisir, tandis qu'ils se montrent exigeants et inflexibles � l'�gard de leurs fr�res? Il y en a qui ont des chiens et des chevaux vicieux; plusieurs �l�vent des loups cerviers, des chats, des singes, des lions, et les aiment ; mais de leurs fr�res ils ne supportent ni la col�re, ni l'ignorance, ni l'ambition. Il y en a qui ali�nent des propri�t�s de ville et des propri�t�s de campagne en faveur de leurs ma�tresses et de femmes de mauvaise vie, et qui disputent obstin�ment � des fr�res un terrain de construction ou un coin de pr�. Puis, couvrant leur inimiti� du nom de haine contre les m�chants, ils vont partout publier et condamner les d�fauts fraternels, tandis qu'ils ne songent pas � se scandaliser de ceux des �trangers. Souvent m�me ils en profitent et s'y associent.

[9] Les consid�rations pr�c�dentes servant de pr�ambule � tout ce discours, nous ferons commencer notre enseignement, non pas comme les autres moralistes, au partage des biens paternels, mais aux manoeuvres de jalousie et de rivalit� que les fr�res pratiquent du vivant m�me des auteurs de leurs jours. Les �phores ayant su qu'Ag�silas offrait toujours un b�uf, en hommage d'estime, � chacun de ceux qui avaient �t� d�sign�s s�nateurs, le condamn�rent � l'amende. Ils donn�rent en m�me temps pour raison, qu'en s'attirant la popularit� et en cherchant � plaire, Ag�silas rendait d�vou�s � sa propre personne ceux dont le d�vouement appartenait � tous. De m�me on peut recommander � un fils de se m�nager l'affection de ses parents, mais sans permettre qu'il veuille obtenir tout pour lui seul et qu'il d�tourne leur tendresse � son profit. Plusieurs, en vrais d�magogues, supplantent ainsi leurs fr�res, colorant cette avidit� d'un pr�texte sp�cieux, mais injuste. Ils les privent de leur plus pr�cieux, de leur plus beau patrimoine, qui est la tendresse paternelle. Ils proc�dent par basses manoeuvres et par intrigues, en profitant des occupations ou de l'ignorance de leurs fr�res, en se pr�sentant eux-m�mes comme des mod�les de bonne conduite, de docilit�, de sagesse, l� o� ils voient ces m�mes fr�res commettre, ou du moins sembler commettre des fautes. Ils devraient au contraire, quand le p�re est irrit�, accepter et subir une partie de son courroux, en all�ger le poids, comme s'il s'agissait d'un travail � partager, et mettre leurs fr�res de moiti� dans les complaisances et les attentions qu'ils prodiguent eux-m�mes. Si leur fr�re est en d�faut dans une occasion, ils devraient all�guer qu'il avait une autre affaire, que par son aptitude naturelle il sera plus utile et r�ussira mieux pour autre chose. Voyez combien, par exemple, il y a de convenance dans ces paroles d'Agamemnon, lorsqu'il dit de son fr�re :

� Ce n'est pas ineptie ou bien l�che indolence :
Mais il comptait sur moi, sachant ma vigilance �;

et c'est moi qu'il avait charg� de l'accomplissement de ce devoir. Les parents, de leur c�t�, acceptent avec bonheur ces changements dans les mots. Ils croiront tr�s volontiers le fils qui appellera simplicit� la nonchalance d'un fr�re, qui donnera � la gaucherie le nom de simplicit� de coeur, � l'opini�tret� querelleuse le nom de bonne et droite conscience. C'est ainsi qu'en plaidant la cause fraternelle, tout � la fois on calmera un p�re irrit� et on acquerra plus de titres encore � sa tendresse.

[10] Il est vrai qu'apr�s avoir ainsi justifi� son fr�re on doit ensuite le prendre � part, lui reprocher s�v�rement sa faute, et lui montrer franchement en quoi il a manqu�. Car on n'a pas plus le droit de passer sur les erreurs d'un fr�re, que l'on n'a droit de l'accabler quand il les a commises. Ce serait ou en �tre bien aise d'un c�t�, ou de l'autre s'en rendre le complice. Mais il faut, en le r�primandant, lui faire voir qu'on est soi-m�me afflig� et honteux; et les reproches seront d'autant plus s�v�res, que l'on se sera montr� d�fenseur plus z�l� en pr�sence de la famille. Que si ce fr�re a �t� accus� sans �tre coupable, dans d'autres circonstances il conviendrait de soutenir les parents et de mettre � leur service tout ce que l'on a de col�re et d'indignation. Mais du moment qu'il s'agit d'un fr�re soup�onn� � tort ou injustement puni, la r�sistance et les r�clamations, loin d'�tre inconvenantes, sont parfaitement honorables, et il ne faut pas craindre de s'entendre dire, comme dans Sophocle :

� Fils ingrat! Quoi! tra�ner en justice ton p�re ! �

Oui, toute franchise est autoris�e en faveur d'un fr�re dont l'innocence est m�connue. Il y a mieux : de semblables d�bats rendent la d�faite plus douce aux vaincus que ne leur e�t �t� la victoire et le gain de cause.

[11] Un p�re vient-il � mourir; il faut que des fr�res s'attachent � resserrer plus �troitement encore les liens de tendresse qui les unissent. Tout d'abord leur pi�t� filiale devra se confondre dans une commune manifestation de larmes et de douleur. Il leur faudra se tenir en garde contre les soup�ons provoqu�s par des valets infid�les, qui se rangent du parti de tel fr�re ou du parti de tel autre. On fera son profit, entre divers enseignements, de la tradition que nous a conserv�e la Fable, � propos de l'amiti� fraternelle des Dioscures. Un homme murmurant � l'oreille de Pollux de m�chant, propos contre Castor, il frappa cet homme d'un coup de poing et l'assomma. S'il s'agit de partager les biens de la succession, on ne se d�clarera point la guerre. On ne criera pas, comme tant d'autres :

� Exauce-moi: marchons, � fille des combats! �

On ne se constituera pas, de parti d�lib�r�, en opposition mutuelle. Il faut bien prendre garde � une telle journ�e : car elle d�cide pour les uns d'une haine et d'une division irr�conciliable, pour les autres d'une amiti� et d'un d�vouement � toute �preuve. Quand viendra le partage m�me, on proc�dera entre soi, ou tout au plus en pr�sence d'un ami commun qui servira de t�moin. On acceptera, en personnes sens�es, �les distributions de la justice,� comme les appelle Platon. Tout sera respectivement pris et c�d� de mani�re � tenir compte des pr�f�rences et des convenances r�ciproques. Ce sera surtout le soin des biens et leur administration que l'on tiendra � partager entre soi, pour laisser indivises et en commun la jouissance et la propri�t�. Que dire de ceux qui s'arrachent mutuellement leurs nourrices, et les enfants avec lesquels ils ont �t� eux-m�mes �lev�s et nourris? Il peut se faire que, restant les ma�tres apr�s l'ench�re, ils se retirent avec l'esclave adjug� au plus offrant. Mais ils ont perdu le lot le plus important et le plus pr�cieux de la succession paternelle, je veux dire l'amiti� et le d�vouement d'un fr�re. Nous en savons m�me, qui sans y chercher leur profit, par humeur querelleuse n'ont pas montr� plus de pudeur � se partager ce qui appartenait � leur p�re que s'il se f�t agi de butin fait sur des ennemis. De ce nombre furent Charicl�s et Antiochus de la ville d'Opunte. Ils bris�rent une coupe d'argent, ils coup�rent un manteau, et s'en all�rent comme si � la suite d'une impr�cation tragique, ils avaient

� Pris leur part d'h�ritage au tranchant de l'�p�e �.

D'autres vont jusqu'� raconter d'un air satisfait � des amis comment � force d'adresse, de subtilit�, d'imposture, ils ont trouv� le moyen d'avoir dans le partage un lot meilleur que leurs fr�res. Au contraire, s'il y avait lieu de se f�liciter et de se glorifier de quelque chose, ce serait de s'�tre montr� sup�rieur en courtoisie, en bonne gr�ce, en condescendance. La conduite d'Ath�nodore est digne d'�tre cit�e, et tout le monde parmi nous se pla�t � en garder le souvenir. Il avait un fr�re a�n� nomm� Z�non qui, charg� de la tutelle, avait dissip� la plus grande partie de leur fortune. Ce Z�non finit, � la suite d'une condamnation pour crime de rapt, par perdre tous leurs biens, qui pass�rent dans le tr�sor de l'empereur. Ath�nodore n'�tait � cette �poque qu'un tout jeune homme, et il n'avait pas atteint l'�ge de pubert�. Quand on l'eut remis en possession de sa fortune, loin d'abandonner son fr�re il mit � sa disposition ce qu'il poss�dait, il partagea tout avec lui. Pendant ce partage m�me l'autre le traitait avec la derni�re ingratitude. Sans s'indigner, sans concevoir aucun regret, Ath�nodore opposa la plus grande douceur et la plus grande s�r�nit� � cette d�mence fraternelle, qui du reste est devenue notoire dans la Gr�ce enti�re.

[12] Solon d�clare que dans un gouvernement l'�galit� ne saurait donner lieu � des s�ditions. C'est l� un principe trop favorable � la multitude, attendu qu'il substitue la proportion arithm�tique, base de la d�mocratie, � la belle proportion g�om�trique. Mais dans les familles celui qui conseillerait � des fr�res, comme Platon le faisait � ses concitoyens, de bannir autant que possible du milieu d'eux le Tien et le Mien, ou du moins de ch�rir l'�galit�, de s'y attacher, celui-l� leur offrirait une base solide et durable de paix et de concorde. On pourrait citer, � ce propos, des exemples illustres : celui de Pittacus entre autres. Le roi de Lydie lui demandait s'il avait de l'argent :

� Deux fois plus que je n'en voudrais, r�pondit Pittacus : car mon fr�re est mort �.

Ce n'est pas seulement dans la possession des richesses et dans leur amoindrissement que le plus se constitue l'ennemi du moins. En g�n�ral, comme le dit Platon, l'in�galit� produit l'agitation. L'�galit�, au contraire, est un gage de stabilit� et de permanence. Ainsi toute in�galit� entre fr�res est une pente qui peut les mener � la discorde. Il est vrai que leur position respective ne saurait �tre en tout �gale et identique : c'est chose impossible. La nature, � l'instant o� des fr�res viennent au monde, et plus tard la Fortune, rendent les partages in�gaux. De l� ces rivalit�s, ces haines, plaies honteuses et fatales, qui ruinent non seulement les familles, mais encore les cit�s. Il faut pr�venir de tels maux, et y rem�dier s'ils se produisent. Je conseillerai donc tout d'abord � celui qui sera plus favoris�, de partager avec ses fr�res les avantages qui semblent le placer au-dessus d'eux, de les illustrer ainsi de sa gloire, de les associer � ses amiti�s, de mettre son talent de parole � leur disposition comme si ce talent leur appartenait autant qu'� lui. Je lui conseillerai ensuite de ne jamais montrer ni faste ni d�dain, d'affecter bien plut�t une grande condescendance de caract�re, de s'abaisser, pour ne pas rendre sa sup�riorit� insupportable, et de compenser autant que possible l'in�galit� des positions par la modestie de sa conduite. Lucullus, quoiqu'il f�t l'a�n�, ne jugea pas convenable d'entrer en charge avant son fr�re; et il laissa passer le moment o� il pouvait �tre �lu pour attendre que ce fr�re le p�t �tre �galement. Pollux ne voulut pas �tre dieu tout seul. Il pr�f�ra n'�tre que demi-dieu en compagnie de son fr�re et participer avec lui de la condition mortelle pour lui faire partager son immortalit�. Mais vous, cher ami, pourrait vous dire quelqu'un, il vous est facile, sans rien diminuer des biens que vous avez, d'�lever votre fr�re au m�me niveau que vous et de reporter une partie de votre �clat sur lui, en l'associant � votre gloire, � votre m�rite ou � vos prosp�rit�s. Ainsi Platon, en faisant figurer ses fr�res dans les plus beaux dialogues qu'il ait compos�s, Glaucon et Adimante dans la R�publique, Antiphon, le plus jeune de tous, dans son Parm�nide, a rendu leurs noms immortels.

[13] Autre chose encore. De m�me que la nature et la fortune constituent des in�galit�s entre les fr�res, de m�me il est impossible qu'un d'eux soit absolument et sous tous les rapports sup�rieur � ses autres fr�res. Les �l�ments, qui se composent, � ce que l'on dit, d'une seule et m�me mati�re, ont des qualit�s et des forces tout oppos�es. Mais de deux fils n�s du m�me p�re et de la m�me m�re, on n'a jamais vu que l'un ait �t� sage comme le sage des Sto�ciens, et qu'en m�me temps il ait �t� beau, gracieux, lib�ral, honor�, riche, �loquent, instruit, compatissant, tandis que l'autre �tait laid, d�sagr�able, m�pris�, pauvre, mauvais orateur, ennemi de l'�tude, ennemi de ses semblables. Il y a, jusqu'� un certain point, dans les plus obscurs et les plus humbles un certain partage de gr�ce, de force ou d'aptitude naturelle pour ce qui est bien.

� Ainsi pr�s du chardon, de la ronce �toil�e,
Brille ta douce fleur, � blanche girofl�e �.

Si celui qui semble le mieux partag� ne rabaisse et n'efface pas son fr�re, s'il n'�carte pas de ce fr�re toutes les couronnes comme dans un de ces jeux o� l'on se dispute les prix, et qu'au contraire il lui en c�de quelques-unes, s'attachant � montrer que ce fr�re est souvent meilleur et de plus utile service que lui-m�me, un tel soin pour enlever tout pr�texte � la haine comme on refuse un aliment au feu, ne tardera pas � la faire dispara�tre, ou plut�t emp�chera qu'elle ne naisse et ne se d�veloppe. Associez-vous votre fr�re, m�me dans les choses o� vous semblerez lui �tre sup�rieur. Prenez ses conseils pour vos plaidoiries si vous �tes orateur, pour l'exercice de votre charge si vous �tes magistrat, et pareillement pour vos relations si vous avez beaucoup d'amis. Bref, ne souffrez point qu'il reste en dehors d'aucun acte important et propre � lui donner du relief. M�nagez-lui une place dans tout ce que vous ferez de bien. S'il est pr�sent, utilisez ses services; s'il est absent, attendez-le. Mettez-le constamment en lumi�re. Prouvez qu'il n'est pas moins habile que vous-m�me. Faites voir que seulement il c�de avec plus de facilit� que vous quand il s'agit d'acqu�rir de la gloire et de la puissance. De cette mani�re, sans rien diminuer de votre propre m�rite vous ajouterez beaucoup � l'estime qu'on lui accordera.

[14] Voil� de quelle fa�on je conseillerai celui qui sera sup�rieur � son fr�re. Mais � celui qui aura le dessous je dirai :

�R�fl�chissez que votre fr�re n'est pas seul et unique � l'emporter sur vous en richesse, en r�putation glorieuse. Il y en a bien d'autres qui le laissent derri�re eux, et on les compterait par millions

� Entre ceux que nourrit la terre, notre m�re. �

Or, soit que vous portiez envie au sort de tous les autres, soit qu'ayant occasion de voir tant de gens heureux, vous vous affligiez seulement des succ�s de l'homme que vous devriez le plus aimer et qui vous est uni le plus �troitement, je ne sache personne au monde qui soit plus � plaindre que vous.� Comme M�tellus pensait que Rome devait remercier les Dieux de ce qu'ils n'avaient pas fait na�tre ailleurs que dans cette ville un aussi grand citoyen que Scipion, de m�me chacun doit souhaiter d'obtenir personnellement un bonheur plus grand que les autres. Mais si un pareil voeu ne se peut accomplir, on doit d�sirer pour son fr�re cette sup�riorit� et cette puissance d�sir�es par soi-m�me. Malheureusement il est bien des hommes qui sont partag�s d'une mani�re f�cheuse sous le rapport des nobles sentiments. Ils seront fiers de la gloire de leurs amis; ils seront orgueilleux de compter des magistrats et des richards parmi leurs h�tes. Au contraire, l'�clat dont brillent leurs fr�res est � leurs yeux un voile sous lequel ils se figurent qu'eux-m�mes disparaissent. Ils sont heureux des prosp�rit�s de leurs p�res, ils se glorifient des exploits guerriers de leurs a�eux, exploits dont ils n'ont jamais retir� de profit, auxquels ils ne se sont jamais associ�s. Mais que leurs fr�res recueillent des h�ritages, occupent des charges publiques, fassent des mariages glorieux, les voil� d�courag�s et humili�s. Cependant, bien que le mieux soit de ne porter envie a personne, au moins faudrait-il tourner ce sentiment contre ceux qui ne sont pas de notre famille. Ce serait sur des �trangers que nous devrions diriger les traits de notre jalousie, comme font ceux qui, mettant les s�ditions hors des remparts, les transportent de leur ville dans celle des ennemis.

� Assez d'autres Troyens et d'alli�s illustres,
Assez de Grecs aussi �

offrent naturellement mati�re � notre jalousie et � nos rivalit�s.

[15] Il n'en doit pas �tre de deux fr�res comme des plateaux d'une balance qui se meuvent en sens contraire, l'un s'abaissant lorsque l'autre s'�l�ve. Il doit en �tre plut�t d'eux comme des nombres, o� les plus petits multiplient les plus grands et sont multipli�s par eux. Il faudrait qu'un fr�re s'accr�t des biens fraternels. Parmi les doigts de la main, celui qui tient la plume ou qui fait vibrer la lyre ne passe pas pour avoir la sup�riorit� sur les doigts qui ne peuvent remplir cet office et qui en sont naturellement incapables. Cependant tous les doigts se meuvent, tous, jusqu'� un certain point, agissent ensemble. Il semble que ce soit � dessein qu'ils ont �t� faits in�gaux, pour que, plac�s autour du plus grand et du plus fort, ils puissent avoir solidement prise. Ainsi Crat�re, qui �tait le fr�re du roi Antigone, P�rila�s, qui �tait le fr�re de Cassandre, s'imposaient aupr�s de ces princes les fonctions de lieutenants, et prenaient soin de leurs communes affaires domestiques. Au contraire les Antiochus, les S�leucus, et pareillement les Grypus et les Cyzic�nus, qui, ne voulant pas se r�signer � un r�le secondaire, aspiraient � la pourpre et au diad�me, se firent mutuellement beaucoup de mal, et remplirent de calamit�s l'Asie enti�re. Ce sont principalement les esprits ambitieux dans lesquels naissent les haines et les jalousies contre ceux qui ont plus de gloire et d'honneurs. A ce point de vue, il sera tr�s utile que des fr�res ne cherchent pas tous d'une mani�re analogue � conqu�rir les distinctions et le pouvoir, mais qu'ils y tendent par des voies diff�rentes. Il y a guerre entre les b�tes farouches qui se nourrissent de m�me p�ture. Les athl�tes qui s'exercent dans des combats semblables sont ennemis les uns des autres. Au contraire vous verrez les pugiles �tre li�s avec les pancratiastes, et les coureurs du stade se montrer bienveillants pour les lutteurs : ils s'aident et se favorisent mutuellement. Ainsi, des deux fils de Tyndare, Pollux excellait au pugilat, Castor, � la course. C'est avec un esprit judicieux que le chantre de l'IIiade fait de Teucer un illustre archer, tandis que son fr�re est le premier dans les combats de pied ferme:

� Et de son bouclier Ajax couvre Teucer �.

Dans les gouvernements les g�n�raux ne vont pas, non plus, s'aviser de porter envie aux orateurs populaires. Eu mati�re d'�loquence les avocats ne sont pas jaloux des philosophes. S'il s'agit de l'art de gu�rir, les m�decins ne le sont pas des chirurgiens. Tous au contraire s'aident mutuellement de leur assistance et de leur t�moignage r�ciproques. Si les gens qui veulent atteindre par la m�me profession ou par la m�me facult� � la r�putation et � la gloire ont l'�me vicieuse, ils ne diff�rent en rien de ces amants qui, passionn�s pour la m�me ma�tresse, veulent obtenir de pr�f�rence ses faveurs et l'emporter aupr�s d'elle sur leurs rivaux. Sans doute, quand on suit des routes diff�rentes, on ne saurait s'entr'aider; mais quand l'un a choisi un �tat, l'autre un autre, on se d�fend � la fois de la jalousie et l'on travaille mutuellement pour soi. Ainsi faisaient D�mosth�ne et Char�s, Eschine et Eubule, Hyp�ride et L�osth�ne : les uns � la tribune et en proposant des d�crets, les autres � la t�te des arm�es et en agissant. Il faut donc que les d�sirs et les ambitions de fr�res s'exercent dans des voies tr�s �loign�es les unes des autres, s'ils ne se sentent pas n�s pour partager sans jalousie la gloire et la puissance. C'est ainsi que, loin de se nuira, ils �prouveront du bonheur � se rendre heureux mutuellement.

[16] Par-dessus tout on se tiendra en garde contre les familiers, contre les domestiques, et quelquefois contre les �pouses. Les discours funestes des uns et des autres s'attachent souvent � exciter notre ambition.

�Il n'y en a que pour votre fr�re : on l'admire, on le courtise. Vous, personne ne s'adresse � vous, vous n'avez aucune importance. A quoi l'on peut r�pondre, pour peu que l'on ait du sens : �Mais j'ai un fr�re qui jouit de la consid�ration publique, et la meilleure part de sa puissance est � moi.�

Socrate disait, qu'il aimait mieux avoir Darius pour ami que ses dariques. Aux yeux d'un homme sens� la richesse, le pouvoir, l'�loquence ne sont pas des biens plus pr�cieux que l'amiti� d'un fr�re qui poss�de un grand pouvoir, ou � qui l'influence, soit des biens, soit de la parole, assure la c�l�brit�. Nous venons de dire comment on peut compenser des in�galit�s de ce genre. Mais il en est d'autres qui se produisent tout d'abord en raison de l'�ge, si les fr�res ont re�u une mauvaise �ducation. Les a�n�s se croient tout naturellement appel�s � commander aux plus jeunes et � dominer sur eux : ils veulent l'emporter constamment en gloire et en puissance. Ce sont l� des pr�tentions odieuses et insupportables. Les plus jeunes, � leur tour, secouent le frein : ils se r�voltent, et prennent l'habitude du m�pris et de l'insolence. Qu'arrive-t-il? Les pu�n�s, voyant qu'on est jaloux d'eux et qu'on veut les effacer, se d�robent � des avertissements qui les irritent; les a�n�s, toujours d�sireux de la sup�riorit�, craignent de voir leurs fr�res s'agrandir, comme si ce devait �tre leur ruine propre. De m�me que quand il s'agit d'un bienfait on veut que l'oblig� en exag�re l'importance et que le bienfaiteur la dissimule, de m�me celui qui persuaderait � un fr�re a�n� de regarder la sup�riorit� de l'�ge comme peu de chose, � un fr�re plus jeune de ne pas y voir un avantage sans valeur, pr�viendrait chez tous les deux le d�dain et le manque d'�gards, l'insolence et l'insubordination. Puisque le r�le de l'a�n� consiste � veiller sur son fr�re, � le diriger, � lui donner des avertissements, celui du plus jeune est de respecter son a�n�, d'imiter son exemple, de le suivre. La sollicitude de l'un doit �tre plus amicale que paternelle. C'est � lui d'employer la persuasion plut�t que le commandement. Dans la joie et dans les f�licitations que lui inspirent les succ�s de son fr�re, un a�n� doit mettre non seulement plus d'empressement, mais encore plus de tendresse qu'il n'en apportera � le bl�mer s'il a mal fait et � le r�primander. Quant � l'�mulation de l'autre, elle doit se borner � l'imitation sans d�g�n�rer en lutte. Imiter quelqu'un, c'est l'estimer; �tre son rival, c'est se montrer jaloux de lui. Voil� pourquoi nous aimons ceux qui cherchent � nous ressembler, et pourquoi nous �crasons avec un sentiment de haine ceux qui pr�tendent s'�galer � nous. De toutes les marques d'�gards que les plus jeunes doivent aux plus �g�s, c'est l'ob�issance que ceux-ci appr�cient le mieux. Le respect fait na�tre alors une tendresse tr�s s�rieuse, et les concessions deviennent mutuelles. C'est ainsi que Caton avait pour son a�n�, C�pion, un respect qui datait de l'enfance. Il �tait toujours devant lui ob�issant, soumis, silencieux; et il finit, �tant devenu homme lui-m�me, par se l'attacher si �troitement et par lui inspirer tant de d�f�rence, que C�pion ne faisait ou ne disait rien sans l'avoir consult�. On rapporte qu'un jour il avait mis son sceau sur une d�claration destin�e � servir de t�moignage en justice. Caton, qui �tait survenu apr�s lui, n'ayant pas voulu y appliquer le sien, C�pion redemanda la pi�ce, et il en arracha le sceau avant d'avoir demand� � son fr�re par suite de quel sentiment celui-ci n'avait pas eu confiance en lui et pourquoi il avait suspect� ce t�moignage. On sait que les fr�res d'Epicure lui t�moign�rent toujours le plus grand respect en reconnaissance de son d�vouement et de sa sollicitude pour eux. Ils le montr�rent, entre autres preuves, par leur enthousiasme � suivre sa philosophie. Sans doute ils �taient dans l'erreur en s'�tant laiss� d�s leur bas �ge persuader de cette croyance, par eux r�p�t�e, que personne n'�tait plus grand philosophe qu'Epicure. Mais il n'en faut pas moins admirer et celui qui inspira un tel sentiment et ceux qui s'en �taient p�n�tr�s. Entre les philosophes modernes Apollonius le P�ripat�ticien a r�fut� victorieusement cette opinion, que la gloire n'admet point de partage, et il a donn� la preuve de ce qu'il avan�ait en �levant la renomm�e de son fr�re Sotion au-dessus de la sienne propre. Pour moi, de toutes les faveurs si nombreuses que je dois � la Fortune, nulle ne m'a �t�, nulle ne m'est plus ch�re que l'amiti� de mon fr�re Timon. C'est une tendresse connue de tous ceux avec qui je me suis, n'importe comment, trouv� en relation, et connue particuli�rement de vous autres, qui vivez avec nous dans une intimit� journali�re.

[17] Diff�rentes, maintenant, sont les obligations des fr�res quand ils marchent de front et se rapprochent par l'�ge. Ils doivent prendre garde de se susciter mutuellement des oppositions qui, petites par elles-m�mes, soient nombreuses et continuelles. La d�testable habitude de se contrarier, de s'irriter � tout propos fait que l'on finit par se vouer une haine irr�conciliable et par se d�tester. On commence par se quereller pour des plaisanteries, pour des animaux qu'on �l�ve ou que l'on fait combattre, par exemple pour des cailles ou des coqs. C'est ensuite � propos de jeunes esclaves dans les palestres, de chiens � la chasse, de chevaux dans les courses. On ne sait plus se retenir quand les conflits augmentent d'importance; et il est impossible de d�poser ces habitudes rivales et cette affectation de sup�riorit�. Ainsi de nos jours, en Gr�ce, les personnages les plus puissants se sont divis�s � cause de la pr�f�rence accord�e d'abord � des danseurs, puis � des joueurs de lyre. �'a �t� ensuite � propos des bains d'Edepse, des salles dispos�es pour les baigneurs, des galeries r�serv�es aux hommes. On s'est disput� le terrain; on a coup� des conduits de fontaines; on en a d�tourn� d'autres. Bref, les esprits se sont tellement envenim�s, tellement aigris, que le souverain a op�r� une confiscation g�n�rale. Les uns se sont enfuis, les autres ont �t� r�duits � la pauvret�. Tous sont devenus � peu pr�s m�connaissables, et il ne leur est rien rest� que leur vieille haine. Il faut donc �viter soigneusement ces petites et premi�res occasions qui suscitent entre fr�res des querelles et des d�bats hostiles. Appliquons-nous � c�der et � nous laisser vaincre. Faisons-nous une �tude de trouver plus de plaisir � rendre notre fr�re heureux qu'� l'emporter sur lui. Les anciens n'appellent pas autrement que �victoire Cadm�enne� celle des deux fr�res devant Th�bes. On a voulu d�signer ainsi la victoire la plus honteuse et la plus criminelle. Eh quoi! dira-t-on, entre ceux qui semblent mod�r�s et doux, les affaires ne provoquent-elles pas souvent des sujets de contestations et des diff�rends? Oui, certes. Mais l� comme ailleurs, il faut avoir soin que le d�bat se concentre sur ces affaires exclusivement, de mani�re � ce qu'il n'intervienne point, en outre, une humeur querelleuse et de la col�re, comme harpons qui accrocheraient tout. La justice sera la balance sur les oscillations de laquelle tous en commun porteront les yeux. On devra au plus vite remettre la d�cision � des juges, � des arbitres, et soigneusement �claircir les d�bats avant qu'ils soient comme empreints et souill�s d'une teinte que l'on aurait toutes les peines du monde � enlever et � faire dispara�tre. Ensuite on imitera les Pythagoriciens. Sans �tre unis par les liens du sang, ils voyaient une parent� dans la communaut� de leur dogme. Quand ils s'�taient laiss�s aller par col�re � quelque parole injurieuse, ils n'attendaient pas le coucher du soleil : ils se donnaient la main, ils s'embrassaient, et la r�conciliation �tait op�r�e. De m�me que si la fi�vre survient apr�s l'�ruption d'un abc�s elle n'a rien d'inqui�tant, mais que si elle subsiste encore quand l'abc�s a disparu, c'est un indice de maladie et un sympt�me des plus graves; de m�me entre fr�res un diff�rend qui se termine avec la question m�me ne tenait qu'� cette question. S'il se prolonge, c'est que l'affaire n'�tait qu'un pr�texte : il y a un ressentiment cach� qui couve au fond.

[18] Je crois � propos de faire conna�tre ici la querelle qui s'�leva entre deux fr�res Barbares. Il ne s'agissait pas d'un petit lambeau de terrain, ou de quelques esclaves, ou de quelques troupeaux, mais bien de l'empire des Perses. Darius �tant mort, les uns voulaient que la couronne f�t d�cern�e � Ariam�ne, l'a�n� de la famille, les autres � Xerx�s parce que sa m�re Atossa �tait fille de Cyrus et qu'il �tait n� depuis que Darius avait ceint le diad�me. Ariam�ne vint donc de la M�die, non pas dans un appareil hostile, mais comme on se rend � un d�bat judiciaire et fort tranquillement. Xerx�s, qui s'�tait trouv� sur les lieux, avait pris en main l'exercice des attributions r�serv�es au pouvoir royal. Aussit�t que son fr�re fut arriv� il �ta son diad�me, il abaissa la tiare que portent toute droite les monarques persans; et allant � la rencontre d'Ariam�ne, il l'embrassa. Ensuite il lui envoya des pr�sents, et chargea les porteurs de lui dire :

�Ce sont les hommages que vous offre pr�sentement Xerx�s, votre fr�re. Si le choix et le suffrage des Perses le proclament roi, il vous donnera le second rang apr�s lui.�

Ariam�ne r�pondit :

�J'accepte ces pr�sents. Je crois que le tr�ne de Perse m'appartient; mais je conserverai � mes fr�res les honneurs qui leur sont dus apr�s moi, et le premier rang parmi eux sera pour Xerx�s. �

Quand le jour d�cisif fut venu, les Perses, d'un commun accord, nomm�rent juge de ce diff�rend Artabane, fr�re de Darius. Xerx�s refusait de l'accepter pour arbitre, parce qu'il comptait sur la pluralit� des suffrages. Mais sa m�re le bl�ma :

�Mon fils, lui dit-elle, pourquoi r�cuseriez-vous Artabane, qui est votre oncle et que l'on reconna�t pour le plus vertueux des Perses? Pourquoi redouter ainsi un jugement qui assurera un r�le des plus beaux m�me au second, puisqu'il sera appel� fr�re du Roi de Perse?�

Xerx�s se laissa donc persuader. Les d�bats s'engag�rent, et Artabane d�clara que la couronne �tait adjug�e � Xerx�s. Ariam�ne s'�lan�ant aussit�t se prosterna aux pieds de son fr�re. Il lui prit ensuite la main droite, et le fit asseoir sur le tr�ne royal. A partir de ce moment il fut le plus grand de l'empire apr�s lui, et il ne cessa d'�tre d�vou� au monarque. Ce fut � tel point, qu'il se couvrit de gloire dans le combat naval livr� pr�s de Salamine et qu'il succomba pour la gloire de son fr�re. Voil� un exemple accompli et irr�prochable de bienveillance fraternelle et de magnanimit� : il m�rite d'�tre offert � l'admiration des hommes. Citons maintenant Antiochus. En supposant qu'on puisse lui reprocher un trop grand d�sir du commandement, on doit le louer du moins de ce que cette passion n'�touffa jamais en lui sa tendresse pour son fr�re. Il disputait, les armes � la main, le tr�ne de Syrie � S�leucus qui �tait son a�n�. Leur m�re �tait de son parti. Dans le plus fort de la guerre S�leucus ayant livr� bataille aux Galates fut vaincu, et l'on ne retrouvait sa trace nulle part. On crut qu'il �tait mort, d'autant plus que toute son arm�e avait �t� dans la m�me rencontre taill�e en pi�ces par les Barbares. A cette nouvelle Antiochus d�posa la pourpre, prit un v�tement de deuil; et renferm� dans son palais il pleurait la perte de son fr�re. A peu de jours de l� il apprit que S�leucus �tait sauv�, et r�unissait encore de nouvelles forces. Il reparut en public, offrit un sacrifice aux Dieux, et ordonna que dans les villes qui lui �taient soumises on fit �galement des sacrifices et que l'on se couronn�t de fleurs. Les Ath�niens qui sur la querelle des deux divinit�s ont imagin� une fable assez ridicule, en ont du moins diminu� l'invraisemblance par une r�paration tr�s judicieuse. Ils suppriment tous les ans le second jour du mois Boedromion, comme �tant celui o� Neptune et Minerve engag�rent entre eux ce diff�rend. Si un certain jour nous avons eu nous-m�mes une querelle avec des amis, avec des parents, rien emp�che-t-il que cette date soit vou�e par nous � l'oubli et regard�e comme n�faste ? Ne sera-ce pas agir mieux que si, � cause d'une seule journ�e, nous allions perdre le souvenir de tant d'autres bons moments pass�s affectueusement avec eux depuis que nous avons �t� �lev�s et que nous vivons ensemble ? Car enfin, ou c'est inutilement et sans but que la nature a mis dans nos �mes la douceur et la patience, filles de la mod�ration, ou c'est principalement avec nos parents et avec nos alli�s que nous devons en faire usage. L'empressement avec lequel on demandera et obtiendra le pardon de ses propres fautes n'est pas une moindre preuve de d�vouement et de bon coeur, que n'en est une la facilit� � pardonner les torts de ses proches. Il ne faut pas r�pondre � leur m�contentement par de l'indiff�rence, � leurs excuses par des refus. C'est m�me � nous, si nous sommes coupables, de pr�venir le plus souvent leur col�re par notre soumission. Si au contraire nous avons �t� maltrait�s, nous devons aller au-devant de leurs supplications par notre indulgence. Le mot d'Euclide le Socratique est c�l�bre dans les �coles. Son fr�re venait de lui dire en homme insens� et farouche :

�Je p�rirai ou je me vengerai de toi.�

� � Eh bien, moi, lui dit Euclide, je p�rirai, ou je te d�ciderai � calmer ta col�re et � m'aimer comme tu m'aimais auparavant.�

 Citons encore du roi Eum�ne non pas une parole, mais une action, qui d�passe tout ce que peut inspirer la douceur. Pers�e roi de Mac�doine, son ennemi, avait apost� des assassins pour le faire p�rir. Ceux-ci s'�taient embusqu�s aux environs du temple de Delphes, sachant qu'Eum�ne devait venir par mer consulter le Dieu. Ils l'assaillirent par derri�re, et firent pleuvoir sur lui une gr�le de pierres qui l'atteignirent � la t�te et au cou. Ses yeux se voil�rent; il tomba, et on le crut mort. Le bruit s'en �tant r�pandu de tout c�t�, quelques-uns de ses amis et de ses serviteurs se rendirent � Pergame, o� l'on pensa qu'ils avaient �t� t�moins eux-m�mes de l'�v�nement dont ils venaient d'apporter la nouvelle. Attale, l'a�n� de ses fr�res, prince plein de douceur et le plus distingu� de tous ceux qui entouraient Eum�ne, fut proclam� roi. Non seulement il ceignit le diad�me : il �pousa encore la femme d'Eum�ne, Stratonice, dans la couche de laquelle il le rempla�a. Mais quand on lui eut annonc� que son fr�re �tait vivant et qu'il approchait, Attale d�posa le bandeau royal, prit son armure habituelle et, m�l� avec les autres gardes, il se rendit au-devant du prince. Eum�ne lui fit un accueil bienveillant, et embrassa la reine avec respect et avec tendresse. Il v�cut encore longtemps, mais il ne laissa pas �chapper un seul mot de reproche ou de soup�on. En mourant, ce fut � Attale qu'il l�gua sa femme et sa couronne. Que fit Attale de son c�t�? Apr�s cette mort il ne voulut se charger d'aucun des enfants qu'il avait eus de sa propre femme (et elle lui en avait donn� un grand nombre). Ce fut le fils d'Eum�ne qu'il �leva, qu'il conduisit jusqu'� sa majorit�; et sans attendre son propre tr�pas, il mit le diad�me sur la t�te de ce jeune prince, qu'il proclama roi. Au contraire Cambyse, ayant �t� effray� par un songe o� son fr�re lui avait apparu comme devant r�gner sur l'Asie, n'attendit aucun indice, aucune preuve, et le fit �gorger. Ce fut ainsi qu'apr�s Cambyse le sceptre �chappa aux mains des successeurs de Cyrus. La dynastie de Darius monta sur le tr�ne, et ce prince sut admettre non seulement ses fr�res, mais encore ses amis au partage des affaires et de la puissance.

[19] Il est encore un conseil qu'il est bon de ne pas oublier. Si l'on a un diff�rend avec ses fr�res, il faut avoir bien soin de visiter leurs amis et de fr�quenter alors ces derniers plus que jamais. Mais on doit �viter leurs ennemis et ne pas les accueillir. Ce sera imiter les Cr�tois qui, ayant de fr�quentes dissensions, de fr�quentes guerres les uns contre les autres, se r�conciliaient � l'approche d'une invasion et se r�unissaient contre les adversaires du dehors. C'�tait l� ce qu'ils appelaient le syncr�tisme. Certaines gens se glissent, comme l'eau fait � travers les fentes et les interstices, pour miner les liaisons entre amis et parents. Ils d�testent les deux parties, mais ils s'attachent � celle dont la faiblesse donne sur elle le plus de prise. Qu'un jeune homme soit amoureux, ses amis, jeunes comme lui et sans malice, sympathisent � son amour. Mais quand un fr�re est irrit� contre son fr�re et qu'ils sont brouill�s, leurs plus d�testables ennemis font semblant de partager l'indignation et le courroux de l'un et de l'autre. C'est la poule et le chat d'Esope. Le chat s'informe aupr�s de la poule, avec les marques du plus vif int�r�t, des nouvelles de sa maladie, et demande comment elle se porte.

�Bien, lui r�pond-elle, si tu d�campes d'ici. �

Pareillement, � un homme de cette esp�ce, qui accumule les propos pour envenimer la querelle, qui questionne et veut d�couvrir certaines particularit�s secr�tes, il faut r�pondre :

� Moi ! Mais je n'ai aucune contestation avec mon fr�re, ni lui avec moi, du moment que nous ne pr�tons, ni l'un ni l'autre, l'oreille aux calomniateurs. �

Je ne sais comment cela se fait : quand nous avons une ophtalmie, nous croyons utile de d�tourner nos yeux sur des couleurs et sur des objets qui ne blessent ni ne contrarient notre vue. Mais si nous venons � accuser nos fr�res, � nous irriter contre eux, � les soup�onner, c'est pour nous une satisfaction d'�couter ceux qui nous d�sorganisent, et nous aimons � voir les choses sous les couleurs qu'ils nous pr�sentent. Ne serait-il pas mieux de fuir ces ennemis, ces gens mal intentionn�s, et de tromper leur tactique? Ne serait-il pas mieux de fr�quenter ceux qui prennent les int�r�ts de notre fr�re, ses familiers et ses amis? de passer la journ�e avec eux? d'aller trouver sa femme et d'exposer franchement devant elle ce que l'on a sur le c�ur? Le proverbe dit que deux fr�res qui font ensemble la m�me route ne doivent pas mettre une pierre entre eux; on serait f�ch� de voir un chien passer en courant entre son fr�re et soi; on redoute beaucoup d'autres semblables occurrences, dont aucune n'a jamais d�suni deux fr�res. Mais quand d'autres chiens, je veux dire les m�disants, viennent se jeter � la traverse, on les accueille, et l'on ne voit, pas qu'ils sont cause de bien des chutes.

[20] Ici la suite des id�es me rappelle la belle maxime de Th�ophraste :

�Si tout doit �tre commun entre amis, ce sont surtout les amis des amis�

C'est l� un conseil qu'il ne faut pas manquer de donner � des fr�res. Les liaisons et les familiarit�s qu'ils contractent chacun de leur c�t� et s�par�ment les d�tournent et les �loignent les uns des autres. Par cela m�me qu'ils s'attachent � des �trangers, il s'en suit naturellement que ce sont des �trangers qui auront leur tendresse, des �trangers qu'ils chercheront � imiter, des �trangers qui les dirigeront. Les liaisons d�terminent les moeurs; et il n'est pas de plus grande preuve de la diff�rence des caract�res que la diff�rence dans le choix des amis. L'habitude de manger, de boire et de se divertir avec son fr�re, de passer le jour entier dans sa compagnie, cimente moins puissamment l'amiti� fraternelle que ne la fortifie l'accord avec lequel on �pouse les m�mes amiti�s, les m�mes haines que lui, avec lequel on recherche en sa compagnie certaines liaisons, pour en d�tester et en fuir certaines autres. Des amiti�s en commun ne laissent pas prendre consistance � ces propos m�disants qui peuvent offenser. Si quelque mouvement de col�re, si quelque reproche �clate, la m�diation des amis en fait aussit�t justice. Ils pr�viennent et dissipent tout orage, pour peu qu'ils aiment pareillement les deux fr�res et qu'une �gale bienveillance les porte vers l'un et vers l'autre. Car comme l'�tain sert � souder les pi�ces de cuivre qui se sont cass�es parce qu'il se trouve avoir une affinit� naturelle d'adh�rence avec les fragments du m�tal, de m�me l'ami doit par son humeur conciliante et son attachement pour les deux fr�res maintenir leur bienveillance mutuelle. Cet ami n'est pas impartial s'il ne sait pas se fondre en quelque sorte avec les caract�res diff�rents. Ce sera comme un concert, o� les tons faux ne produisent que du d�saccord au lieu de l'harmonie. Ou peut douter si H�siode a eu tort ou raison de dire:

� Ne rendez pas �gaux vos amis � vos fr�res �.

En effet un ami commun, quand il est sage, devient, en s'identifiant mieux avec l'un et l'autre, comme nous l'avons dit, un lien de l'affection fraternelle. H�siode, selon toute probabilit�, craignait la foule des mauvais amis qui ne sont mus que par la jalousie et par leur int�r�t personnel. Mais il y a un excellent moyen de tout concilier. M�me en accordant � l'ami une bienveillance �gale, c'est toujours au fr�re que l'on conservera la premi�re place dans les magistratures, dans les emplois publics, dans les invitations � des repas, dans les recommandations aupr�s des Grands, dans toutes les circonstances enfin o� l'on pourra le mettre en relief et le faire briller. Ce sera un hommage l�gitime, un privil�ge accord� aux droits du sang. La pr�f�rence dont l'ami serait l'objet contribuerait moins � l'honorer qu'elle ne d�pr�cierait et amoindrirait le fr�re. Du reste, j'ai d�velopp� plus au long dans un autre endroit mon opinion � cet �gard. Cette sage parole de M�nandre :

� Quand on aime il est dur de se voir n�glig� �,

nous rappelle et nous avertit de prendre soin de nos fr�res et de ne pas les n�gliger en nous fiant trop aux sentiments que leur inspirera la nature. Le cheval est port� par son instinct aimer son cavalier, et le chien, son ma�tre ; mais s'ils ne rencontrent ni bons sentiments ni soins, le chien et le cheval cessent d'�tre aimants et ils se d�tachent. Le corps est uni intimement � l'�me; mais quand elle le n�glige et le d�daigne il ne veut plus la seconder, et il la contrarie ou lui fait d�faut dans les op�rations qu'elle m�dite.

[21] S'il est louable de prodiguer des soins � ses fr�res m�mes, il est encore plus beau de soigner leurs beaux-p�res et leurs gendres, d'�tre toujours � l'�gard de ces nouveaux parents plein de bienveillance et de z�le, d'accueillir d'une mani�re affable et cordiale tout esclave d�vou� � nos fr�res, de montrer de la reconnaissance aux m�decins qui les ont soign�s, aux amis fid�les qui ont partag� avec eux les fatigues d'un voyage lointain ou de quelque exp�dition militaire. La femme � laquelle notre fr�re s'est uni doit �tre une personne tout � fait sacr�e. Elle a droit � nos respects, � nos hommages, � nos bonnes paroles, en consid�ration de son mari ; nous devons partager les chagrins qu'elle �prouve. Si d'autres n'ont pas eu pour elle les �gards qu'elle m�ritait, il faut que nous apaisions son courroux. Vient-elle � commettre une faute l�g�re; nous calmerons le mari et nous le r�concilierons avec elle. Quand nous-m�mes aurons quelque diff�rend avec notre fr�re, nous ferons d'elle l'arbitre de nos griefs, et ce sera elle qui terminera le d�m�l�. C'est surtout contre son �tat de c�libataire sans enfants que l'en manifestera � son fr�re du chagrin. Il y a lieu de lui adresser des conseils en m�me temps que des reproches, de le pousser par tous les moyens possibles au mariage et de lui faire accepter les cha�nes d'une union l�gitime. Quand il sera devenu p�re, on redoublera de bienveillance envers lui, d'�gards envers sa femme. Pour les enfants qui pourront leur survenir, on se montrera aussi tendre, sinon plus indulgent et plus doux, que pour les siens propres : de mani�re � ce que s'ils commettent les fautes de leur �ge, ils ne s'enfuient point et n'aillent point, par crainte de leur p�re ou de leur m�re, donner t�te baiss�e dans des soci�t�s perverses et dangereuses. Leur oncle sera l� pour les en d�tourner en leur offrant un asile ; ce qui ne l'emp�chera pas de leur prodiguer des avertissements pleins de bienveillance et propres � les ramener. C'est le service que Platon rendit � Speusippe son neveu. Il le retira du sein de la mollesse et du libertinage, sans employer contre lui ni rigueurs ni mauvais traitements. Comme le jeune homme se d�robait aux accusations et aux r�primandes continuelles de ses parents, il lui ouvrit ses bras avec tendresse et indulgence. Il lui inspira une grande honte de sa conduite ainsi qu'un vrai d�sir de l'imiter, lui, son oncle, et de se vouer � la philosophie. Pourtant Platon �tait bl�m� par la plupart de ses amis, comme ne corrigeant pas le jeune libertin.

� Je le corrige suffisamment, r�pondit-il, en lui apprenant, par ma conduite et mon genre de vie, � reconna�tre la diff�rence du vice et de la vertu. �

Aleuas le Thessalien, d'un esprit fier et d�daigneux, �tait r�prim� aussi s�v�rement par son p�re qu'il trouvait d'indulgence et de bon accueil aupr�s d'un sien oncle. Lorsque les Thessaliens, voulant consulter le Dieu, envoy�rent � Delphes les suffrages recueillis pour l'�lection d'un roi, l'oncle, � l'insu du p�re, mit un bulletin en faveur d'Aleuas. Ce dernier fut d�sign� par la Pythie. Le p�re d�clara n'avoir pas vot� pour son fils, et tous pensaient qu'il y avait eu quelque erreur dans le d�pouillement des votes. On renvoya donc une seconde fois consulter le Dieu. La Pythie, comme pour confirmer sa premi�re d�signation, r�pondit :

� C'est bien lui, l'homme roux, dont Arch�dice est p�re �.

De cette mani�re, et gr�ce � son oncle, Aleuas fut nomm� roi par Apollon. Il eut une bien grande sup�riorit� sur ceux qui l'avaient pr�c�d�, et il porta tr�s haut la gloire et la puissance de sa nation. C'est qu'en effet les succ�s, les honneurs, les commandements obtenus par les fils de notre fr�re doivent nous rendre glorieux et satisfaits. Il convient que nous rehaussions ces jeunes gens � leurs propres yeux, et que nous secondions leur �lan vers le bien par des �loges donn�s sans r�serve � leurs belles actions. Les louanges que prodigue un p�re � son fils peuvent d�plaire ; mais on regarde celles que donne l'oncle comme aussi honorables que d�sint�ress�es, dict�es qu'elles sont par l'amour du beau et par un sentiment tout � fait divin. Du reste le nom m�me de cette parent� nous avertit agr�ablement, ce me semble, d'aimer et de ch�rir nos neveux. Imitons en cela les h�ros les plus illustres. Hercule, qui eut soixante-huit enfants, n'eut pas moins de tendresse pour le fils de son fr�re que pour chacun des siens. Aujourd'hui encore en bien des endroits Iolas partage les m�mes autels, et on lui adresse des voeux en l'adorant sous le nom d'assesseur d'Hercule. Lorsqu'Iphicl�s, fr�re de ce Dieu, eut �t� tu� dans le combat qu'il soutint pr�s de Lac�d�mone, le h�ros fut inconsolable et quitta pour toujours le Pelopon�se. Leucoth�e, apr�s la mort de sa soeur, nourrit l'enfant de celle-ci et le fit ensuite participer � sa divinit�. De l� vient que dans les f�tes de Leucoth�e, laquelle � Rome est appel�e Matuta, les dames romaines portent entre leurs bras non leur prog�niture mais celle de leurs soeurs ou de leurs fr�res, et c'est pour ces enfants que sont tous les honneurs.