Le lemme fondamental du calcul des variations est un lemme essentiel au calcul des variations. Friedrich Ludwig Stegmann l'a énoncé en 1854 et justifié par un argument très succinct et incorrect[1] ; auparavant, Joseph-Louis Lagrange l'avait tenu pour allant de soi[2] et ses successeurs jusqu'à Stegmann auraient fait de même[3],[4]. Des démonstrations correctes ont été obtenues par Eduard Heine en 1870[5] et Paul David Gustave du Bois-Reymond en 1879[6]. Des généralisations très importantes de ce lemme ont été réalisées : par Du Bois-Reymond, en 1879 également[7] (lemme de Du Bois-Reymond) ; et par Alfréd Haar, entre 1926 et 1929 (lemme de Haar)[8],[9]. Ces différents lemmes et leurs applications sont présentés dans ce qui suit.
Cas usuel du lemme fondamental du calcul des variations
Lemme fondamental du calcul des variations (cas vectoriel avec intégrale multiple) — Soient U un ouvert de ℝn, E un espace vectoriel normé[10], son dual topologique et une fonction continue.
Si, pour toute fonction test , alors f est nulle.
Démonstration
Raisonnons par contraposition, donc supposons que pour un point x0 de U. Il existe alors tel que [11] ; par continuité de f, il existe tels que sur une boule ferméeB de centre x0 et de rayon , incluse dans U. Prenons avec
Alors, h est une fonction test sur U et
Remarque sur le lemme fondamental du calcul des variations
Le résultat de ce lemme reste vrai pour f seulement localement intégrable, à valeurs dans un espace vectoriel réel de dimension finie : la conclusion est changée en « f est nulle presque partout »[12]. Ce point est fondamental en théorie de la mesure. Il montre en effet que si désigne la mesure de Radon définie par une fonction localement intégrable f, l'égalité équivaut à presque partout. Par passage au quotient, si désigne la classe de Lebesgue de f, l'application linéaire (qui est bien définie) est injective, et l'on peut donc plonger (l'espace des classes de Lebesgue de fonctions localement intégrables sur U) dans l'espace des mesures de Radon sur U (et a fortiori dans l'espace des distributions sur U)[13].
Le lemme de Du Bois-Reymond généralise le Lemme fondamental du calcul des variations dans le « cas usuel ».
Lemme de Du Bois-Reymond — Soient un espace vectoriel normé[10], son dual topologique et deux fonctions continues.
Si, pour toute fonction test alors f est dérivable, de dérivéeg.
Démonstration
Montrons d'abord qu'une intégration par parties permet de se ramener au cas : soit une primitive de ; alors, pour toute fonction test , donc (en admettant provisoirement le cas ) est dérivable et de dérivée nulle, c'est-à-dire que est dérivable et de dérivée
Supposons maintenant et, pour démontrer la contraposée de l'énoncé, non constante. Il s'agit de construire une fonction test telle que
Par hypothèse, il existe tels que et . Il existe alors tel que et même (par continuité de ) deux réels tels que et pour
Posons, comme dans la preuve précédente, , et définissons une fonction test par : et
En faisant f = 0, on retrouve le Lemme fondamental du calcul des variations.
On a vu dans la preuve comment se ramener au cas où . Le lemme de Du Bois-Reymond a originellement été énoncé dans le cas de la manière suivante : soit f continue sur [a, b], et supposons vérifiée l'égalitépour toute fonction h de classe C1 sur [a, b], vérifiant h(a) = h(b) = 0 ; alors f est constante. Une formulation voisine de celle encadrée ci-dessus est présentée (dans le cas et en remplaçant, comme ici, les fonctions test par les fonctions C1 nulles au bord) par Andrei Mikhailovich Razmadze(ru)[14].
L'hypothèse du lemme de Du Bois-Reymond s'interprète en termes de distributions : elle signifie que la distribution Tg est la dérivée de la distributionTf. Une généralisation naturelle du lemme est alors : si la dérivée d'une distribution T sur ]a, b[ est une distribution Tg associée à une fonction localement intégrableg, alors T = Tf pour une fonction absolument continuef, dont la dérivée en presque tout point t, et en tout point t où g est continue, existe et est égale à g(t)[15].
Application du lemme de Du Bois-Reymond au calcul des variations
Soient E un espace vectoriel normé, F l'espace vectoriel , le même ensemble mais vu comme espace affine de directionF, un ouvert de et une fonction réelle de classe C1, définie sur la partie de , et dont on notera et les dérivées partielles par rapport aux 2e et 3e variables. Cherchons les extrémalesx de la fonctionnelle
telles que (i) et ont des valeurs fixées et (ii) est à valeurs dans Le sous-espace de constitué des fonctions x vérifiant (i) est un sous-espace affine dont la direction G est le sous-espace vectoriel de F constitué des fonctions nulles en a et b. On restreint à G la norme naturelle de F :
Le sous-ensemble constitué des fonctions x vérifiant (ii) est alors un ouvert de , et la différentielle de J au point x est la forme linéaire continue
Une condition nécessaire pour que soit une extrémale de est , soit encore pour tout . Par le lemme de Du Bois-Reymond, une condition nécessaire d'extremum est donc que la fonction soit dérivable sur et de dérivée donnée par l'équation d'Euler-Lagrange :
On aurait pu être tenté d'intégrer par parties le second terme dans l'intégrale donnant l'expression initiale de , puis appliquer lemme fondamental du calcul des variations, mais alors il aurait fallu supposer et de classe C1 (voir la démonstration classique de l'équation d'Euler-Lagrange).
On obtient une généralisation du lemme de Du Bois-Reymond, dans le cas où , en supposant seulement g intégrable au sens de Lebesgue sur et en remplaçant par une mesure à valeurs dans (ℝn)*, ainsi que par où est une fonction continue de dans l'algèbre des endomorphismes de ℝn[17]. On parvient alors à l'énoncé suivant :
Lemme de Du Bois-Reymond généralisé — Avec les notations ci-dessus, supposons que pour toute fonction test h (à valeurs dans ℝn),
Alors la mesure admet (par rapport à la mesure de Lebesgue) une densité continue , qui vérifie -presque partout.
La généralisation ci-dessus du lemme de Du Bois-Reymond est utilisée pour résoudre les problèmes de commande optimale.
On considère le critère
à minimiser sous la contrainte dynamique
pour des conditions initiales et finales fixées, où les fonctions l et sont de classe C1 de dans ℝ et ℝn respectivement, où et sont des ouverts non vides dans ℝn et ℝm respectivement. On recherche ici un « minimum faible », à savoir que la « commande optimale » est cherchée parmi les fonctions de classe C1 de dans ; la dérivée de l'« état » correspondant appartient alors nécessairement à l'espace E des fonctions continues de dans ℝn ; E est un espace de Banach muni de la "norme du sup" habituelle.
On utilise un multiplicateur de Lagrange appartenant au dual topologique de E, à savoir une mesure de Radon à valeurs dans le dual (ℝn)*, et on forme le lagrangien
avec , où l'on représente les vecteurs de ℝn et ℝm par des colonnes et les covecteurs par des lignes. Écrivons que, pour que soit minimum pour les valeurs , de x et de u sous la contrainte dynamique considérée, il doit exister un multiplicateur de Lagrange pour lequel . On a
où et
,
où les différentielles partielles sont évaluées en . Le Lemme de Du Bois-Reymond généralisé implique que la mesure est absolument continue. De plus, en appelant la densité de , i.e. où est une fonction continue de dans (ℝn)* et, en définissant le « pseudo-hamiltonien »
,
qui implique évidemment
(« première équation canonique »)
on obtient les conditions
(« deuxième équation canonique ») et
(« condition de stationnarité »)
qui doivent être vérifiées presque partout.
Ceci peut être vu comme un cas particulier du principe du maximum de Pontryagin. Ce dernier s'obtient avec des « variations fortes » de la commande (variations « en aiguilles » ou « en pointes ») alors que ci-dessus on a réalisé des « variations faibles ». Le Principe du maximum entraîne dans le cas considéré la condition de stationnarité (car la maximisation s'effectue sur un ouvert) mais la réciproque est fausse.
Le lemme fondamental du calcul des variations conduit facilement à une généralisation de l'équation d'Euler-Lagrange pour des extrémales de classe C2 dans le cas du calcul des variations à intégrale multiple (voir § Calcul des variations à intégrale multiple). Le lemme de Du Bois-Reymond, comme on l'a vu plus haut, permet de rechercher, dans le cas du calcul des variations à intégrale simple, des extrémales de classe C1. La recherche d'extrémales de classe C1 pour le calcul des variations à intégrale multiple se réalise grâce aux conditions obtenues par Alfréd Haar entre 1926 et 1929.
1) Dans le cas d'intégrales doubles, le résultat de Haar s'énonce comme suit[18] : soit D un ouvert simplement connexe de ℝ2, et u et v des fonctions continues de D dans ℝ. Supposons que pour toute fonction test h (de D dans ℝ) on ait
Alors il existe une fonction telle que et
Démonstration
Par simple connexité, il suffit de démontrer sur tout rectangle l'existence d'une telle primitive, autrement dit : de deux fonctions et telles que
Il s'agit donc de prouver que la fonction définie par
est la somme d'une fonction de et d'une fonction de , ou encore : que ne dépend pas de
D'après le lemme de Du Bois-Reymond, cela revient à montrer que pour toute fonction test sur
À nouveau d'après ce lemme, il suffit pour cela de vérifier que pour toute fonction test sur
Or en intégrant par parties, cette intégrale est l'opposée de , qui est bien nulle, d'après l'hypothèse appliquée à
2) Comme l'a montré Haar dans son second article cité en référence, le procédé utilisé dans la démonstration ci-dessus s'étend sans difficulté au cas d'une intégrale multiple :
Lemme de Haar — Soient D un ouvert simplement connexe de ℝn et des fonctions continues. Supposons que pour toute fonction test h (de D dans ℝ) on ait
Alors il existe n fonctions de classe Cn–1 telles que et
De même que dans le lemme de Du Bois-Reymond sur lequel il repose, on peut remplacer, dans le lemme de Haar, l'espace d'arrivée ℝ des fonctions test par un espace vectoriel normé , et l'espace d'arrivée ℝ des fonctions par le dual
Pour n = 1, on retrouve le lemme de Du Bois-Reymond.
Application du lemme de Haar au calcul des variations
Illustrons le lemme de Haar dans le cas n = 2. Soit , , des ouverts non vides de ℝ, et
une fonction de classe C1 telle que les dérivées partielles et sont également de classe C1. Considérons la fonctionnelle
où y est une fonction de classe C1 dans D, à valeurs réelles, et . On se propose de déterminer une condition nécessaire pour qu'une fonction soit une extrémale de classe C1 ayant des valeurs fixées sur .
La différentielle de J au point y est
avec , et .
(1) Supposons tout d'abord que ne dépende pas explicitement de y, donc que l'on ait . Pour que soit solution du problème, il est nécessaire, d'après le lemme de Haar, qu'il existe une fonction de classe C1 telle que et .
(2) Dans le cas où dépend explicitement de y, on se ramène au cas précédent en introduisant une fonction de classe C2 telle que
où . Soit h une fonction de classe C1 s'annulant sur . Des intégrations par parties permettent d'obtenir
et par conséquent
On a donc obtenu le
Théorème — Pour que soit une extrémale de classe C1 de J, ayant des valeurs fixées sur , il est nécessaire qu'il existe des fonctions et , de D dans ℝ, de classe C1 et C2 respectivement, telles que
.
En particulier, si l'on recherche de classe C2, sera de classe C2 ; d'après le théorème de Schwarz, on obtient alors
et par conséquent
Cette généralisation de l'équation d'Euler-Lagrange, appelée équation d'Ostrogradski, peut également s'obtenir à partir du lemme fondamental du calcul des variations.
↑Voir par exemple la manière dont Antoine Meyer évacue la difficulté dans son livre pourtant paru deux années après celui de Stegmann : Antoine Meyer, Nouveaux éléments du calcul des variations, Liège, (lire en ligne), p. 70, 74.
↑(de) Eduard Heine, « Aus brieflichen Mittelheilungen (namentlich über Variationsrechnung) », Mathematische Annalen, vol. 2, , p. 187-191 (lire en ligne).
↑(de) Paul du Bois-Reymond, « Erläuterungen zu den Anfangsgründen der Variationsrechnung », Mathematische Annalen, vol. 15, no 2, , p. 283-314 (lire en ligne).
↑(de) Paul du Bois-Reymond, « Fortsetzung der Erläuterungen zu den Anfangsgründen der Variationsrechnung », Mathematische Annalen, vol. 15, no 2, , p. 564-576 (lire en ligne).
↑(de) Alfréd Haar, « Über die Variation der Doppelintegrale », Journal für die reine und angewandte
Mathematik, vol. 149, nos 1/2, , p. 1-18 (lire en ligne).
↑C'est ici le même procédé que celui utilisé par Laurent Schwartz, Analyse II, Hermann, , 436 p. (ISBN978-2-7056-6162-5) dans la démonstration du Lemme 3.11.25, qu'il appelle de manière impropre « lemme de Haar ».
↑On ne peut réaliser ce plongement lorsque E est un espace de Banach (même réflexif) de dimension infinie si l'on n'impose pas de conditions supplémentaires à f (N. Bourbaki, Intégration, Hermann, , chap. 6 (« Intégration vectorielle »)), § 2 ; Laurent Schwartz, « Théorie des distributions à valeurs vectorielles, 1re partie », Annales de l'Institut Fourier, t. 7, , p. 1-141 (lire en ligne), p. 66).
↑(de) André Razmadzé, « Über das Fundamentallemma der Variationsrechnung », Mathematische Annalen, vol. 84, nos 1-2, , p. 115-116 (lire en ligne).
↑Laurent Schwartz, Théorie des distributions, Hermann, , p. 54, th. III.