De_l_importance_de_la_litterature

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2023 10:26

Lettres québécoises
La revue de l’actualité littéraire

De l’ « importance » de la littérature.
Pierre Nepveu

Numéro 19, automne 1980

URI : https://id.erudit.org/iderudit/40563ac

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Éditeur(s)
Éditions Jumonville

ISSN
0382-084X (imprimé)
1923-239X (numérique)

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Citer ce compte rendu


Nepveu, P. (1980). Compte rendu de [De l’ « importance » de la littérature.]
Lettres québécoises, (19), 28–31.

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Poésie I PAUL-MARIE LAPOINTE

De P« importance »
de la littérature.
écRi
f* 11Wm Cl
fBp* W ' -ffimÊm mJBr
tome I
Paul-Marie Lapointe
Michel Beaulieu
Roger Des Roches
Normand de Bellefeuille l'obsidienne

« Ces textes ne veulent rien dire parce qu'ils veulent ne des tendances présentes dans tous les recueils précédents de
rien dire ; ils s'expriment littéralement pour eux-mêmes Lapointe : précisément, celle qui va vers l'exhaustivité,
sans tenir compte de la problématique sociale. Ils sont c'est-à-dire aussi le non-sens, car l'exhaustivité est toujours
importants et non importants aussi, parce qu'il s'agit d'un en définitive le contraire du sens. On pense naturellement à
jeu ». C'est ainsi que Paul-Marie Lapointe a décrit à Robert la multiplication désordonnée des objets et des substances
Melançon le projet d'Écritures, dans le numéro spécial que dans le Vierge incendié ; mais aussi à Arbres, qui est moins
la revue Études françaises consacrait plus tôt cette année au une « litanie » qu'un véritable catalogue ; et enfin, à
poète du Vierge incendié. À tous égards, et dans les termes Tableaux de l'amoureuse dont Robert Richard (toujours
même de Lapointe, Écritures est une entreprise extrémiste. dans le même numéro d'Études françaises) a fort bien
Car il s'agit bien d'une « entreprise », obéissant à une montré l'exigence de « cumul excessif ».
volonté, à un dessein. Ce que corrobore le fait que
Lapointe, qui a toujours été très avare de commentaires sur Tout dire, tout décrire, tout expliquer : si la poésie se
son oeuvre, a senti le besoin de s'expliquer à propos veut « le réel absolu », elle doit concurencer le réel du point
d'Écritures. Dès 1977, il en publiait des fragments dans la de vue de la présence et de la diversité infinie. Or, elle ne
Nouvelle barre du jour, accompagnés de notes théoriques peut y parvenir qu'en cherchant à se constituer en monde
sur la poésie. Quelques-unes de ces notes sont reproduites autonome, coupé de tout réfèrent. Un des corollaires de
au dos du volume, et l'interview avec Melançon vient en cette position, dans toute l'oeuvre de Lapointe, c'est que le
quelque sorte les compléter. « réel absolu » doit constamment frôler l'« irréel absolu ».
Et les plus belles réussites du Vierge incendié, comme des
Voici donc un livre qui existe d'abord en tant qu'inten- recueils suivants et, notamment, de Pour les âmes, tiennent
tion, que concept. D'abord, un effet de masse : près de 900 justement à la réalisation parfaite de ce « frôlement ». Cet
pages de texte, réparties en deux forts tomes. A côté de équilibre n'est pas le fruit d'un système, d'une recette. Mais
l'édition courante, une somptueuse édition de luxe, que il n'est pas non plus un mystère, il s'analyse, il provient de
scandent les belles encres, sortes d'idéogrammes multico- convergences sémantiques, de procédés syntaxiques, de
lores, de Gisèle Verrault. L'extrémisme se retourne ici en traces (d'une subjectivité, d'une problématique sociale).
paradoxe : « vouloir ne rien dire » en 50 pages n'a pas le
même impact, n'est pas la même chose que « vouloir ne Dans Écritures, Lapointe, soudainement, fait système, il
rien dire » en 900 pages. Le gigantisme matériel, me écrit et réécrit des mots croisés, entrecroisés. Ce n'est pas,
semble-t-il, a dans ce cas quelque chose de terrifiant : comme on pourrait le croire, un retour à la démarche du
l'encyclopédisme, la turbulence des textes eux-mêmes s'en Vierge incendié, bien que l'on en retrouve le sens du
trouvent comme entraînés vers une exhaustivité du non- burlesque, les grands éclats de rire, comme en ce début du
sens. Comme si l'on cherchait, follement, impossiblement, texte 191 :
à épuiser toutes les possibilités du « vouloir-ne-rien-dire ». agitation artistique dans les élevages de sauterelles, une
dent dans la soupe de Tripoli attrape T.S. Eliot, animal
Cette exhaustivité, certes, n'est pas entièrement nouvelle
enjoué ; les sabres, doux et chaud breuvage pour un
chez Lapointe, et elle constitue à mon avis le fil conducteur
prince perdu de la bible, sonnaient trompettes pour la
entre son oeuvre précédente et ce dernier livre. Et cela,
glissade dans le LochNess . . .
malgré le flottement de l'auteur lui-même à ce sujet, qui
parle tantôt d'une « remise en question absolue de (sa) Alors que les incongruités du Vierge étaient pour ainsi dire
démarche », tantôt de « la même démarche ». Distraction ? récupérées par le palhos d'une subjectivité (désir, haine,
Contradiction ? La vérité se trouve probablement dans le ironie), elles ont ici libre cours. En ce sens, c'est moins le
fait qu'Écritures développe une (mais peut-être une seule) radicalisme des images qui frappe que l'absence de pro-

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longements et de liaisons. Car prises isolément, de nom- Einstein, de la Thessalie aux Aléoutiennes, de Aida à
breuses séquences sont loin de relever de la pure absurdité. Minelli, Vous avez le choix entre « les punaises d'Oslo » et
Ainsi, cette ouverture « poétique » du texte 271 : les « chapeaux du fromage suisse », à moins que vous
murmure père préfériez « les fins lettrés sur Broadway en 1929 ». À
ton vieux langage de buisson parfumé, travers ce chassé-croisé, l'écriture, ici et là, s'auto-désigne
ou renvoie à l'institution littéraire, évoquant ces « fabricants
ou, plus loin, cette clôture presque traditionnelle : de vers (qui) remportent des prix Pulitzer » ou décrétant une
et tous les affluents du Danube soudain ne charroyent que fois pour toutes que « la production littéraire est une reine
larmes (644) de beauté ».

Par moments, certains textes miment le discours référentiel, On pourra lire Écritures comme un jeu, presque toujours
faisant croire à une description ou à renonciation d'un divertissant, totalement imprévisible. Et, très évidemment,
savoir : tout discours à portée critique s'en trouve du fait même
invalidé. Mais à moins de croire que l'écriture est réductible
une sorte de viande rouge très coûteuse à sa seule fonction ludique, à moins d'accepter qu'un
pourrait constituer parfois de l'obstruction langage, quel qu'il soit, peut s'ériger en absolu, je ne vois
mais elle conserve ses décorations ruinées pas comment on pourrait consentir à une telle retraite. Je
et pourrait même initier une contre-attaque (596) tiens Lapointe pour l'un de nos poètes essentiels et plu-
sieurs, c'est connu, le placent au premier rang. Mais dans
Pourtant, ces relevés ponctuels rendent très mal compte Écritures, il me paraît faire la preuve par l'absurde (mais
de la totalité de l'ouvrage qui pourrait (j'emploie à dessein cette preuve n'a-t-elle pas déjà été faite, par les dadaïstes,
le conditionnel) se lire comme une incroyable « rigolade du par certaines tentatives surréalistes et formalistes ?) que la
temps présent » (273), une série interminable de coqs-à- course vers la poésie absolue est perdue d'avance, et
l'âne qui réduisent en miettes tout l'espace culturel. Si surtout, qu'elle aggrave son cas en croyant se dégager de la
Écritures ne comporte pas de registre ou de thèmes question du sens, de celle du sujet et de celle du social. Peu
privilégiés, il reste que c'est bien l'espace culturel, au sens d'oeuvres à ma connaissance, dans la poésie moderne, vont
le plus large, qu'il ne cesse d'évoquer, par l'accumulation la aussi loin dans la pratique du hasard objectif : à peu de
plus hétéroclite des noms propres, de Franz Halls à choses près, il ne reste plus que cela :

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escalier ovale éparpillé dans un langage de l'hyper-dérision, truffé de citations, de
deux fois la pâte en tube vers l'impossible iota s'élève commentaires entre parenthèses ou en bas de page, de clins
carène douce pliée dont s'illumine la crête d'oeil. À la « tache de l'âme » correspond la « tache dans la
culotte » et si « la tristesse est infinie, ce n'est souvent que
huile des fautes parant les bras des bidonvilles
le résultat d'une digestion laborieuse (p. 37) ». Humour
ides aux avoines dégénérées facile ? parfois, mais il y a dans ce livre déconcertant,
le cours d'écru catholique oblitère son marécage où irritant, plus que de l'humour : un appareil à faire parler
menu l'intimité en dehors de la littérature (« le privé est littéraire,
s'avance le manoir de fromage à pas de magicien (583) la souffrance surtout », écrit De Bellefeuille), à questionner
Un exemple entre mille. La question n'est pas de savoir si les rapports humains en échappant aux « écoles de
ce texte peut produire des effets, faire rire, entraîner l'Histoire ». En ce sens, le sous-titre du livre,
l'imagination : il le peut assurément comme toute rencontre « Confidences », n'est pas seulement parodique : si « le
inopinée de signes. dérisoire est de rigueur » (p. 36), c'est que toute l'entreprise
voudrait « faire enfin d'ici quelque chose de désespéré ; de
La question est de savoir si ce « typhon de l'outre-sens », la passion pour vivre » (p. 36). Du moins est-ce le désir
qui cherche la « totale liberté des mots », n'aboutit pas à momentané de De Bellefeuille (dont le ton, me semble-t-il,
une réduction du travail de l'écriture, si à se définir ainsi est toujours d'un cran plus grave que celui de Des Roches,
par opposition à la pensée, à la subjectivité, au savoir, à la plus cynique et gouailleur). Mais ce désir, qui s'oppose,
temporalité (etc.), le texte ne s'écroule pas dans un fracas faut-il le dire, à toute « psychologie » et à toute « théorie
de décibels poétiques. La discontinuité, seule, ne fait pas un des émotions » n'est sans doute supportable que s'il refuse
texte, et il me paraît faux de croire qu'une image isolée a de s'engager dans le pur tragique : au désespoir répondent
nécessairement plus d'impact qu'une image s'insérant dans l'« administration » et la fantaisie, ce dont témoigne l'un
un parcours. Écrire « la terre est bleue comme une orange » des meilleurs passages du livre, écrit par Des Roches :
ne suffit pas à faire un bon poème, même si on a fait d'un
tel vers (un peu sottement d'ailleurs) un des emblèmes de la Nos petits organes sont des organes antiques. Ils dorment
poésie moderne. La grandeur d'Éluard, comme de Lapointe, dans des replis avec des airs, mais leur sommeil demeure
tient à plus. agité (tous ces noeuds). Bouclés à leur base, bouclés,
bien davantage, comment dire, ils le sont plus encore que
Il est loin d'être sûr, en tout cas, qu'une telle fête
leur argument, leurs papillons de peau (bien sûr froissés
« concurrence le réel ». Ce désir même pourrait bien ne
et contents), dans les replis du temps et de l'argent
plus être fondé. On peut plutôt imaginer une écriture (elle
(comment dire ? ils trouvent leur place sur nos tables et
existe, et d'abord, chez Lapointe lui-même) qui, au lieu de
ils y vivent heureux et fichus), (p. 47)
prendre le réel pour un concurrent, le traverse, le désigne de
loin, l'infléchit, pour qu'il nous parle et que nous parlions Contrairement à De Bellefeuille, qui conclura son dernier
en lui. texte par cette remarque : « le corps, enfin, enseigne
l'écriture et inquiète le style » (p. 69), je dirais plutôt que,
dans un tel texte, ce sont l'écriture et le style qui inquiètent
***
le corps, et qui le ramènent, sans doute malgré lui, dans
l'espace de la littérature. Mais peut-on écrire sans que, tôt
ou tard, cela devienne « important » ?
« La parole dépourvue de sens annonce toujours un
bouleversement prochain. Nous l'avons appris », écrit René
Char, cité par Normand de Bellefeuille dans Pourvu que ça
ait mon nom. S'agit-il, ici encore, de « vouloir ne rien
dire » ? Du moins, dans une toute autre forme que chez
Lapointe. Le livre de De Bellefeuille et Roger Des Roches,
résolument parodique, n'est guère soucieux de faire jouer
les mots. Il s'agit d'une conversation, d'un vrai dialogue où
la page de droite répond à celle de gauche. Le ton (d'une MICHEL BEAULIEU
fausseté étudiée) est celui de la confidence, voire de la
« confession d'homme » (p. 45). Tout le livre est parcouru
par des allusions au style « catholique » ou « chrétien » de
la confession, ce discours privilégié du « privé », de
l'intime, récit toujours recommencé du désir et des senti-
ments s'exposant aux regards et aux oreilles de l'autre : jeux
de maîtrise, de pouvoir, de chantage, d'auto-compassion.
Un thème central évidemment : le corps sexué dans la poème* t f f t l - t * »

« vie de couple » (titre d'un recueil précédent de Des


Roches). Mais qu'on ne s'y méprenne pas : De Bellefeuille
et Des Roches n'ont que faire des « poètes du quotidien »
(p. 52). L'intimité, ici, s'expose et en même temps se défait 1-mrtONS Dfc L'HËXAÉKWiK

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pourrait se définir comme un sentiment d'effritement inté-
rieur, dont « Garrots cassés », dans le Pain quotidien, rend
déjà compte. S'il y a du pays, il y a plus encore de la perte,
de la nuit, de la dérive : celle-ci, observée à l'extérieur
(« j'ai vu partout des visages désabusés/traînant sur les
coins de rues leurs masques effarés » — p. 42), se rappro-
che progressivement du sujet lui-même, de son imaginaire,
de son langage :
inestimables vont les fleuves
intarrissables leurs sources
les mots se décortiquent
mercure chaud jeté sur un miroir
le grand jour se lève
et c'est la nuit (p. 93)
Cet univers, dont l'abondance même semble être un gage
de déperdition et d'opacité, est bien celui de Beaulieu,
touché et déployé avec de plus en plus d'urgence à partir
d'Allusions, en 1964, et plus encore dans Érosions. Ce qui
frappe par ailleurs dans ces recueils de la « deuxième
partie », c'est qu'ils paraissent coïncider avec la découverte
d'un certain régime formel. Les poèmes d'avant 1964
allaient un peu dans tous les sens, hésitaient entre le long
verset et le vers très court (comparer « Mots étranges »,
p. 77 et « Liora », p. 61). Avec Allusions l'écriture devient
plus compacte et régulière, comme si elle avait trouvé le
souffle qui lui convient, une sorte de présence à elle-même
qui est aussi la présence à soi d'une subjectivité. Mais c'est
Revenons presque vingt ans en arrière. Un jeune poète là, précisément, que le sens se met à vaciller, et que ce qui
commence à écrire : pourrait être le dernier mot se met à reculer à la vitesse de la
lumière. Parler, enfin, devient un problème important :
ce sang mien naît de ton sang
du centre des veines funambule au filin de l'os
du noeud des artères et cette veine poursuivie à travers la plaie
ce sang mien palpite au creux des rosaces faibles dents langue affadie (p. 182)
au bout de ton doigt (p. 20) Il reste dès lors beaucoup à dire.
C'est modeste. Vers 1966, le même poète parlera de Desseins est donc plus que le simple compte rendu d'un
moi qui poursuis sur la ligne apprentissage. Mais cette dimension reste essentielle et, à ce
le plan vertical des os sujet, il faut féliciter Beaulieu de ne pas avoir cru bon de
le sens du sang des nerfs nidifies nous donner à tout prix ses « oeuvres de jeunesse
C • •) complètes ». Cette « rétrospective » est construite comme
frayeur d'être si présent à moi-même (p. 241) un vrai recueil, elle offre un « choix » des premiers livres
Entre ce premier et ce dernier poème, Michel Beaulieu a de Beaulieu, et aussi plusieurs inédits. Cela suffit ample-
traversé sa période d'apprentissage. Les poèmes qui consti- ment pour retracer l'itinéraire qui conduira vers Charmes de
tuent le premier tome de sa rétrospective, Desseins, forment la fureur, Pulsions et la quinzaine d'autres recueils qui
donc, dans les termes même du poète, son « oeuvre de forment aujourd'hui l'oeuvre de Beaulieu.
jeunesse », entre 1961 et 1966. Pierre Nepveu
C'est un cliché de dire qu'une oeuvre inscrit souvent
d'emblée ses thèmes essentiels, et que sa maturation Paul-Marie Lapointe, Écritures, 2 tomes, l'Obsidienne, 1980, non
consiste à dégager ces thèmes d'un tas de scories et de paginé.
Normand de Bellefeuille et Roger Des Roches, Pourvu que ça ait
thèmes parasites. Mais ce cliché a du vrai, notamment chez mon nom, les Herbes rouges, coll. « Lecture en vélocipède »,
Beaulieu, dont on a déjà dit qu'il avait commencé par être 1979, 71 p.
un poète assez traditionnel de la femme et du pays. Et Michel Beaulieu, Desseins, poèmes 1961-1966, l'Hexagone, coll.
« Rétrospectives », 1980, 246 p.
personne ne niera que lorsqu'il écrit, dans Apatride : « le
désir de toi me consume/pays/femme » (p. 141), il demeure
tout à fait fidèle aux lieux communs de l'époque. Mais il
importe plus de remarquer que, dès ses premières tentatives,
Beaulieu effleure ici et là une sorte de noyau, qu'il va
retrouver de plus en plus fréquemment. Ce centre vital

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