00 5 SC Hum Sociales Article Alpha Cisse e
00 5 SC Hum Sociales Article Alpha Cisse e
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Abstract: Sufism is generally defined as a mystical and Muslim current whose objective would
be, by means of absolute submission to the intrinsic principles of a rigidly orthodox Islam, to
achieve moral and spiritual perfection. In a straight line of always recalling the profound meaning
and supreme purpose of religion, al-Ghazâlî was always of the opinion that Islam must be
apprehended in the outward and inward dimensions, the letter and the spirit. This prompted him,
at the end of a decade-long spiritual retreat, to try to breathe, through an orthodoxized mysticism,
a new breath into an Islam that has never been seen before threatened to ankylose in a fixed
juridism. However, Sufism was often stumbled against the delusions used by narcissistic introverts
to mystify the less informed, hence the all-out criticism it has always been the object of since its
outbreak. His definitive rehabilitation passed through Abû Ḥâmid al-Ghazâlî whose panacea he
proposed managed, all the same, to give him the right of citizenship in the Islamic landscape while
bringing together systematically the jurists and the Sufis.
Mots clés : Taṣawwuf, soufis, juristes, jihâd, renoncement, soif spirituelle, dévoilement…
Keywords : Taṣawwuf, soufis, juristes, jihâd, renoncement, soif spirituelle, dévoilement…
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Volume Numéro 3 / Décembre 2023
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
INTRODUCTION
Depuis son apparition, le soufisme n’a cessé de faire l’objet de beaucoup de dissimilitudes entre
ses défenseurs et ses antagonistes. Pour les premiers, le soufisme (Taṣawwuf) est le cœur de l’Islam,
mais pour les seconds à savoir les mouvements religieux réformistes, notamment les Salafistes1, il
n’est rien d’autre qu’une tendance étrangère introduite dans l’Islam, et dont les conséquences ne
sauraient être que funestes pour ceux qui s’y adonnent. Ce qui a installé dans le monde islamique
un climat inquisitorial. Sachant que ce climat ne profite en rien l’Islam, al-Ghazâlî dut tenter une
réconciliation en faisant approuver beaucoup de théologiens des soufis et beaucoup de soufis des
théologiens. Or, étant donné que l’Islam est une religion complète et parfaite qui suffit à tout,
comprenant le temporel et le spirituel, il ne serait plus judicieux de lui refuser une pensée purement
divine ; ce qu’al-Ghazâlî appelle « al-ʽilm ar-rabbânî »2, c’est-à-dire une science divinement
spirituelle. Toutefois al-Ghazâlî demeure convaincu de la nécessité de recadrer la pensée soufie et de
l’assainir des altérations qui l’éclaboussaient tout en examinant ses composantes à la lumière des
principes normatifs de l’orthodoxie.
Considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’Islam, l’effort grandiose d’al-Ghazâlî dans
la revivification de l’Islam est presque reconnu de tous. Tout donne à croire qu’il le doit, avant
tout, à sa culture exceptionnelle, à l’étendue de son érudition, à la profondeur de ses écrits ainsi qu’à
son autorité savantissime qui forcent, toutes, l’admiration. Le titre honorifique « Ḥujja al-Islam »
(La Preuve de l’Islam) qui lui est décerné, attesté par son œuvre scientifique, superbement illustrée,
dévoile indubitablement une hagiographie riche en réalisations savamment éclairées. Son chef
d’œuvre « Iḥyâ’ ʻulûm ad-dîn » (Revivification des sciences de la Religion), qui est une œuvre
puissante au service de l’Islam3, en est un éloquent témoignage.
En effet, nul n’ignore que le soufisme, domaine de prédilection d’al-Ghazâlî, a été toujours le
théâtre des polémiques les plus acerbes. Par conséquent, un certain nombre de questions se pose,
dont : le soufisme peut-il avoir un soubassement purement coranique, alors que l’Islam a déjà
atteint toute sa plénitude ? En outre, quelles seront les solutions qu’aura préconisées al-Ghazâlî
1
Bengarai, Tarik, 2019, Le soufi et juriste Muḥammad Ibn Ḥarrāq (m. 1845), son œuvre spirituelle et juridique,
Thèse de doctorat préparée à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris, p. 6.
2
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 2008, Iḥyâ ʽulûm ad-dîn, Dâr al-kutub al-ʽilmiyya, Beyrouth-Liban, tome 3, p. 23
3
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2010-2011, El Hadji Omar Foutiyou Tall, une grande figure de la Tijâniyya en Afrique
occidentale au 19e siècle : pensée juridico-mystique à travers Rimâḥ, Thèse de Doctorat de 3e cycle, FLSH-UCAD,
p. 31.
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
pour faire cesser sinon réduire le déchainement dont il fut l’objet depuis fort longtemps ? Pour
répondre à ces interrogations, nous nous proposons la méthode analytique. Elle nous permettra
d’étudier la pensée d’al-Ghazâlî et d’analyser ses efforts intellectuels de premier plan, qui ont
abouti, après tant de pressions et d’oppressions, à une réhabilitation du soufisme dans la sphère
islamique.
Notre propos consistera, dans un premier temps, à retracer, succinctement, les origines du
soufisme, allant de sa matrice originelle islamique et de l’option soufie d’al-Ghazâlî, dont la crise
de conscience aigüe qu’il a traversée lui a indiqué les principales causes de l’éloignement entre les
juristes et les soufis. Dans un second temps, il sera question de voir le plaidoyer qu’al-Ghazâlî fera
pour tirer le soufisme du gouffre de l’incompréhension après s’être longtemps enfoncé dans une
terrible léthargie.
Au IIe siècle de l’hégire, alors que le commun des hommes commençait à être attiré par les plaisirs,
les fortunes et les honneurs frivoles, il eut des hommes qui, pour se consacrer davantage à la dévotion,
préférèrent se rattacher à l’idée du renoncement au monde (az-zuhd), répondant à l’autocontrôle de
soi et les veillées nocturnes auxquelles le Coran invitait le Prophète (Psl)4. Au fil du temps, l’ascétisme
va s’ériger en doctrine en cédant progressivement la place au soufisme5. Et là, il ne saurait être
question d’épiloguer sur l’origine islamique et/ou coranique du concept. L’important, pour nous, se
trouve dans son contenu doctrinal ainsi que les principes sur lesquels il se fonde. En effet, si les racines
de l’ascétisme dont on parlait un peu plus haut telles que la solitude, la pénitence, la frugalité, le
détachement des choses mondaines constituaient, entre autres, les soubassements fondamentaux du
soufisme6, le Taṣawwuf (soufisme) aura une origine coranique indéniable. Junayd7 disait : « Notre
4
Ibn Khaldûn, ῾Abd ar-Raḥmân Ibn Muḥammad, 2004, Muqaddima ibn Khaldûn, Dâr al-Balkhî, Dimashq, p. 225.
5
Mbaye, El Hadji Ravane, 2003, Le grand savant El Hadji Malick Sy, Pensée et Action, vie et œuvre, Tome1, Paris,
Albouraq, p. 254.
6
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2020, Le livre des lances (Rimâḥ), Réflexion sur la pensée soufie d’El Hadji Omar
Foutiyou Tall, Sénégal, Harmattan, p. 37.
7
Surnommé le Maître de la Communauté soufie « Sayyid aṭ-ṭâ’ifa », Junayd naquit à Nihawand, appartint également à
la grande école de Baghdad, où il mourut en 298H/910. Savant prudent, conscient des périls d’hétérodoxie particuliers
au Taṣawwuf, il faisait preuve d’une extrême réserve, attendant, pour donner une décision, l’expérience décisive, cruciale.
Il fut le maître d’al-Ḥallâj.
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Taṣawwuf n’est pas fondé sur des théories, mais sur la faim, l’abandon de ce bas-monde et le
renoncement aux choses agréables »8.
Avec le temps, le Taṣawwuf évolua tant et si bien qu’il sera, comme l’a fait remarquer Matthew
Gordon, la manifestation la plus épurée de la quête d’une conscience hautement spirituelle du
divin. Dans le contexte musulman, ajoute-t-il, il faut voir dans cette quête une dimension intégrante
de la vie, plutôt que la poursuite d’un idéal coupé des pratiques et des doctrines traditionnelles9.
Cependant, cette image archétypale du soufisme n’échappera pas aux affronts du
fondamentalisme. Elle va être, au fil du temps, abattement putréfiée par des pseudo-soufis qui
commencèrent à y introduire des attitudes qui sont à l’opposé des obligations religieuses prescrites
par la Sharî῾a10 dont la conséquence la plus périlleuse serait l’abandon progressif des pratiques de
base de l’Islam au bénéfice d’une mystique viciée.
Né à Tûs en 450H, Abû Ḥâmid al-Ghazâlî fut un savant réputé et fort respecté. Il fit de brillantes
et solides études dans beaucoup de localités notamment Tûs, Jurjân et Nishâpûr où il rencontra
l’Imâm al-Juwaynî dont il devint l’un des disciples les plus en vue. Il apprit auprès de lui le kalâm
(la théologie spéculative), la falsafa (la philosophie islamique), le fiqh (le droit musulman) et toutes
les branches du savoir musulman. Il a, en outre, sous les directives de Fâramdi, fait l’expérience
du soufisme, expérience dont il était sorti insatisfait11. Après la mort d’al-Juwynî, Niẓâm al-Mulk,
8
Mbaye, El Hadji Ravane, 2003, Le grand savant El Hadji Malick Sy, Pensée et Action, vie et œuvre, Tome1, Paris,
Albouraq, p. 251 et sq.
9
Gordon, Matthew S., 2003, Comprendre les religions, Islam : origines, croyances, rituels, textes sacrés, lieux du sacré.
Editions Gründ pour l’édition française, p. 29.
10
Meir, Fritz, 1976, La voie mystique, la tradition soufie. In Le monde de l’Islam, Paris/Bruxelles, Elsevier Séquoia, p.
136.
11
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 48.
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alors directeur de l’institut Niẓâmiyya, attendri par la vaste érudition d’al-Ghazâlî, lui confia la
direction dudit institut, après l’avoir soumis à de rudes confrontations avec les oulémas de
Baghdâd ; confrontations confirmant son autorité intellectuelle qui, à la longue, fit drainer des
masses considérables.
En 488H, al-Ghazâlî quitta Baghdâd en quête d’une « thérapeutique divine ». Il prit, après tant
d’aventures studieuses et d’expériences mystiques, la voie des soufis qu’il considérait comme étant
la seule capable de dégrossir les incartades de l’âme. Al-Ghazali décéda en 503H, à l’âge de 53
ans, après une vie admirablement remplie, essentiellement consacrée à la quête de la vérité et du
savoir. Il légua à la postérité un héritage autrement riche que le monde musulman ne cesse encore
de s’en approprier. Sans doute, ce grand savant a beaucoup contribué au rayonnement de l’Islam,
mais son plus grand succès reste la réhabilitation de la doctrine soufie dans le monde musulman à
travers la recherche implacable de la perfection intérieure et le respect strict des Prescriptions.
Anawati approuve cet exploit en faisant remarquer qu’al-Ghazâlî est parvenu à instaurer ce qu’on
peut appeler « la mystique orthodoxisée »12.
12
Anawati, Georges et Gardet, Louis, 1976, Mystique musulmane : Aspects et Tendances, Expériences et Techniques,
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, p. 46.
13
Kébé, Moussa, 2018, La quintessence des cinq piliers de l’Islam selon al-Ghazâlî, Sénégal, Harmattan, p. 124.
14
Kébé, Moussa, 2018, La quintessence des cinq piliers de l’Islam selon al-Ghazâlî, Sénégal, Harmattan, p. 124.
15
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1969, Ayyuhal-walad (Lettre au disciple), traduction française par Toufic Sabbagh,
Troisième Edition, Beyrouth, Liban, p. 15.
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voyait-il que ces derniers étaient souverains de leurs états d’âme, et non maîtres de mots, et que cette
souveraineté ne pouvait s’atteindre par le moyen de la connaissance, sans quoi, il l’eût déjà atteinte16.
Par ailleurs, il faut noter que la vie d’al-Ghazâlî a connu un tournant décisif. Un problème de
certitude (yaqîn) hanta son esprit avec acuité, entrainant des bouleversements pathétiques tant sur
sa vie professionnelle que sur sa vie familiale. Ce fut un combat ardu, car il était écartelé entre
deux attraits tout à fait antithétiques, dont l’un lui conseillait de choisir la posture douillette et
honorable de l’enseignement, susceptible d’accroitre son prestige et sa notoriété ; tandis que l’autre
lui conseillait de s’atteler sincèrement à la quête du bonheur éternel et de fuir l’enseignement qui,
vu le plaisir et les honneurs qu’il y trouvait, pourrait conduire à sa perte17. Réflexion faite, il prit
résolument la décision d’abandonner, en 1095, l’université pour se mettre décidément à la quête
de la certitude, garant de la vérité. On imagine, dit Henry Corbin, à quel point cette décision d’al-
Ghazâlî, alors recteur de l’université Nizâmiyya, porte-parole de la doctrine ash῾arite qui
s’identifiait avec l’orthodoxie même de l’Islam sunnite, dut frapper les esprits. Elle révèle chez al-
Ghazâlî la force d’une personnalité exceptionnelle18.
Autrement dit, al-Ghazâlî s’arrêta, à un moment donné de sa vie, pour s’interroger sincèrement
sur la finalité voire la quintessence de sa vaste érudition qui était reconnue de tous. Son honnêteté
lui fit dire que la science lui était plus aisée que l’action. Mais à quelle fin dispensait-il cette
science ? Telle était la question qui heurtait conséquemment son esprit. Il dit :
Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Dieu. Mon propos n’était-il pas plutôt
de gagner la gloire et la renommée ? J’étais au bord branlant d’un précipice ; si je ne me redressais
pas, j’allais tomber dans le Feu19.
Al-Ghazâlî devait également orienter sa lutte vers trois catégories : l’exemple de tel ou tel
savant qui ne se gêne pas en matière d’actes prohibés. Un deuxième, sous prétexte qu’il pratique
le soufisme, croit pouvoir se passer des actes cultuels. Un troisième se réfugie derrière quelque
16
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1969, Ayyuhal-walad (Lettre au disciple), traduction française par Toufic Sabbagh,
Troisième Edition, Beyrouth, Liban, p. 15.
17
Kébé, Moussa, 2018, La quintessence des cinq piliers de l’Islam selon al-Ghazâlî, Sénégal, Harmattan, p. 109. Et
ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’au-delà, dit-il, ont duré près de six mois. Ghazâlî, Abû
Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec introduction et notes de
Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 98.
18
Corbin, Henry, 1986, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Editions Gallimard, p. 225.
19
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 97.
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excuse de libertin. Et Ghazâlî d’ajouter : « Ce sont ceux qui ont erré en dehors du soufisme qu’ils
prétendent pratiquer »20, d’où la fracture au sein des musulmans entre les soufis et les légistes.
La dichotomie qui existe entre Soufisme et Loi islamique était, en grande partie, tributaire de
certaines pratiques qui commençaient à miner le paysage soufi d’alors. La ferveur intransigeante que
le soufisme voulait tant préserver sera, en effet, biaisée par des pratiques que les juristes qualifiaient
d’hérétiques disant, par-là, que les préceptes islamiques doivent être appliqués à la lettre. Pour les
soufis, l’enfermement dans un formalisme juridique ne ferait qu’alanguir le degré de sanctification
devant être tiré de nos actes dévotionnels. Telle est la position d’al-Ghazâlî selon qui l’Islam ne
pouvait pas se contenter du formalisme juridique des fuqahâ’ (juristes), ces canonistes sclérosés
contre qui sa sévérité s’exerça avec fougue, mais qu’une attitude intérieure fervente devait éclairer
l’étude de la Loi21. Il s’en explique dans al-Munqidh :
En état de veille, les Mystiques contemplent les anges et les esprits des Prophètes ; ils entendent
leurs voix et profitent de leurs conseils. Puis ils se haussent, de la vision d’images et de symboles,
à des degrés ineffables. Nul ne peut tenter d’exprimer ces états d’âme, sans courir à l’inévitable
échec22.
Eric Geoffroy n’est pas trop loin d’al-Ghazâlî. Il dit : « Le soufisme représente le cœur vivant
de l’islam, la dimension intérieure de la Révélation muḥammadienne et non une forme quelconque
d’occultisme »23. Avec de telles perceptions, le soufisme verra, sans doute, s’insurger contre lui
les jurisconsultes, champions du fondamentalisme. Il est important de noter que même si l’Islam
ne devrait pas être canalisé dans un juridisme figé, il n’en demeure pas moins que ce qu’on devrait
attendre des vrais soufis est la transmission fidèle des enseignements de l’Islam, exotériques
comme ésotériques, et non l’usage de discours captieux qui ne feraient qu’hypnotiser vénalement
les moins avertis. Un tel cheminement permettrait de débusquer les fainéants qui préfèrent croupir
aisément dans leurs coins, espérant qu’ils se situent à un niveau infiniment élevé de la sainteté
alors qu’en réalité ils sont en train, qu’ils le sachent ou pas, de dévoyer l’insigne figure de l’Islam.
20
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 39.
21
Anawati, Georges et Gardet, Louis, 1976, Mystique musulmane : Aspects et Tendances, Expériences et Techniques,
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin p. 50.
22
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 101.
23
Geoffroy, Eric, Approches du soufisme, Universitat Oberta de Catalunya, p. 5.
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Le soufisme ne consiste point à se claquemurer dans une existence de reclus, coupé du monde,
mais dans la grande sagesse qu’il enseigne, disait Cheikh Ahmadou Bamba24. Ce que comprit, en
outre, al-Ghazâlî et décida de quitter, pour de bon, sa fameuse retraite. Mais comment rester
indifférent aux malheurs des temps, se demanda-t-il ? Comment prendre son parti de la décadence
des mœurs, de l’hypocrisie et de l’arrogance des « gens de la religion », de l’abaissement de la foi, du
progrès de l’impiété et des idées fausses ? Al-Ghazâlî se résout à quitter sa retraite et à engager la
lutte25. Il se mit donc en route pour Nîshâpûr, en 499, après dix ans de repli26. Il inclina au
mysticisme, après cette véritable crise de conscience, notée plus haut, et réhabilita celui-ci, en lui
conférant droit de cité dans l’Islam officiel. La tâche n’était pas du tout aisée, car l’éclosion du
soufisme était en butte au radicalisme religieux.
La velléité de s’ériger en maître sans connaissance serait un autre point d’encombre entre soufis
et juristes27. Autrement dit, la supercherie dont les imitateurs soufis sont les victimes. Ils
s’identifient aux vrais soufis, en empruntant leurs langages, leurs jargons et en s’habillant comme
eux, abstraction faite de la purification de leurs âmes (tazkiya an-nafs) et le contrôle de soi (al-
murâqaba). Ainsi pensent-ils, à tort d’ailleurs, qu’avec cette méthode factice, ils peuvent se sauver
de tout malheur28. Bien trompés sont ceux-là qui, non seulement, ne s’éloignent pas du péché
extérieur comme intérieur, mais s’enrichissent de l’argent des gouvernants (sulṭân), croyant que
c’est un bien qui leur est dû, alors qu’ils sont, dit al-Ghazâlî, sans se rendre compte, plus mauvais
que les voleurs29. Dans le même ordre d’idées, il stigmatise ceux qui prétendent détenir la science
du dévoilement (῾ilm al-mukâshafa)30, la contemplation de la vérité (mushâhada al-ḥaqq) et
24
Ba, Oumar, 1982, Amadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927), Imprimé sur les presses de
l’Imprimerie de la Sips, Dakar-Sénégal, p. 231.
25
Anawati, G. et Gardet, Louis, 1976, Mystique musulmane : Aspects et Tendances, Expériences et Techniques, Paris,
Librairie Philosophique J. Vrin, p. 48.
26
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 39.
27
Cheikh Ahmadou Bamba soutient avec force dans Masâlik al-Jinân que la science est incontournable pour le vrai
soufi. Il dit : « Le vrai soufi est un savant, mettant réellement sa science en pratique, sans transgression d’aucune
sorte. » Ba, Oumar, 1982, Amadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927), Imprimé sur les presses de
l’Imprimerie de la Sips, Dakar-Sénégal, p. 228.
28
S’inscrivant en droite ligne de découvrir la réalité, al-Ghazâlî rompit avec le taqlîd (imitation, acceptation des
doctrines par soumission à l’autorité) pour connaître exactement les bases de la connaissance. Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-
, 1969, Ayyuha-l-walad, Lettre au disciple, traduction française par Toufig Sabbagh, 3e édition, Beyrouth, Liban, p. XIII.
29
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, (s.d), al-kashf wa at-tabyîn fî ghurûr al-khalq ajma῾în, Maktaba al-Qur’ân, Caire, p. 67.
30
D’après l’auteur d’ad-Durra al-kharîda le dévoilement des vérités essentielles (al-kashf), même s’il existe chez les
hommes de Dieu est lourd de dangers. Le vrai dévoilement (al-kashf aṣ-ṣaḥîḥ) ne saurait jamais être obtenu qu’avec
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l’ascension aux hauts degrés spirituels (mujâwaza al-maqâmât). Ils sont loin du chemin qui y
mène, conclut-il31.
Cependant l’erreur qu’auraient commise les canonistes, c’est de prendre ces éléments baroques
pour en juger le soufisme. L’Imam Junayd disait, avec des termes durs, sévères du reste, que :
Les (vrais) hommes du Taṣawwuf sont du passé, le Taṣawwuf est charlatanerie, le Taṣawwuf est
devenu une gourde à ablutions, un tapis de prières et une tunique bigarrée, le Taṣawwuf est devenu
des cris que l’on pousse, une extase simulée et un coup de folie, l’on se trompe, ce comportement
n’a rien de commun avec la voie qui permet d’atteindre le but32.
Sous cet angle, le travail significatif d’al-Ghazâlî pour la plaidoirie en faveur du soufisme
prendra tout son sens, car il s’évertuera à montrer, preuves à l’appui, que le soufisme est une voie
et une méthode de perfectionnement individuel et d’ascension spirituelle. Selon Si Hamza Boubakeur,
cette méthode est basée sur l’amour de Dieu et le renoncement au monde, une transposition de la
religion pensée et pratiquée au plan intellectuel et l’intérêt au plan de l’affectivité et du
désintéressement33. À cela s’ajoute la thèse d’Ibn al-῾Arabî al-Ḥâtimî34 selon laquelle le mobile de la
division existant entre juristes et soufis tient au fait que les connaissances essentiellement divines ainsi
que les indications mystiques ne peuvent pas être évaluées à travers les canaux de l’intellect35. Cette
thèse peut se comprendre aisément à travers la perception qu’a le fondateur de la Tijâniyya à l’égard
du soufisme. Il dit : « Le savoir soufi, dit-il est l’expression d’une science qui s’est étincelée des cœurs
des saints qui, conformant leur action au Coran et à la Sunna, deviennent éclairés »36.
l’observance scrupuleuse et la pratique saine de la pure Sharîʽa. An-Nadhîfî, Muḥammad Ibn ʽAbd al-Wâḥid, 1404/1983,
ad-Durra al-kharîda sharḥ al-yâqûta al-farîda, Tome 1, Dâr al-fikr, p. 219.
31
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, (s.d), al-kashf wa at-tabyîn fî ghurûr al-khalq ajma῾în, Maktaba al-Qur’ân, Caire, p. 67.
32
Deladrière, Roger, 1983, Junayd, Enseignement spirituel. Traités, lettres, oraisons et sentences, Sinbad, Paris, p. 190.
33
Boubakeur, Cheikh si Hamza, 1985, Traité moderne de la théologie islamique, Maisonneuve et Larose, Paris, p. 24.
34
Abû Bakr Muḥammad Ibn ʽAlî Ibn al-ʽArabî al-Ḥâtimî : Naquit en 1165 à Murcie dans le pays d’al-Andalou et
mourut en 1240 à Damas. Fut le premier philosophe musulman à formaliser la tradition soufie. Théologien, juriste,
poète, métaphysicien et Maître très réputé dans le domaine du Taṣawwuf. Auteur de 846 ouvrages dont l’un des plus
importants, « al-Futûḥât al-Makiyya », (Illuminations de la Mecque). Trad. de Maurice Gloton, Albin Michel, Coll.
« spiritualités vivantes », 1986.
35
Ash-Shaʻrânî, ʻAbd al-Wahhâb, (s.d), aṭ-Ṭabaqât al-Kubrâ, Dâr al-fikr, p. 10.
36
Ash-Shaʻrânî, ʻAbd al-Wahhâb, (s.d), aṭ-Ṭabaqât al-Kubrâ, Dâr al-fikr, p. 10.
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
Dans le souci d’ajuster une juxtaposition entre le soufisme et la jurisprudence islamique, ῾Abd
al-Karîm Ibn Hawâzin al-Qushayrî37 rédigea, au printemps du XIème siècle, son épitre éponyme
(ar-Risâla al-Qushayriyya) qu’il envoya, en 1045, aux soufis du monde musulman38. Épitre
qu’Abû Ḥâmid al-Ghazâlî devait cimenter avec son titanesque œuvre, Iḥyâ’ ῾ulûm ad-dîn. L’Iḥyâ’
décrocha une audience spectaculaire auprès des masses au point même, dit Fernand Dumont, que
les fondateurs de confrérie ont fait de sa lecture une obligation en quelque sorte « statutaire » :
hommage au penseur, et garantie contre les accusations d’hétérodoxie. C’est à partir d’al-Ghazâlî,
ajoute Dumont, que le soufisme fut reconnu dans le climat religieux musulman et fut officiellement
ramené dans les limites d’une orthodoxie devenue plus souple39. Louis Gardet a écrit : « Grâce à
Ghazâlî, le soufisme deviendra une « science religieuse », et fort discutée, mais enseignée à titre
facultatif dans le cycle supérieur de certaines grandes mosquées »40. De par ses aptitudes
intellectuelles et son dévouement sincère, ses pairs l’avaient en haute estime, le considérant comme
l’un des érudits les plus vénérés de l’Islam41.
Il comprit que l’enseignement des maîtres comme al-Makkî42, al-Muḥâsibî43, Junayd44, al-
Basṭâmî45, en ce qu’il a d’essentiel, ne pouvait rester l’apanage d’une petite aristocratie
37
Fut à son époque une grande autorité en science et en ascétisme. Il est né en 376/986 dans le Ḫurâsân. Allia les
études du droit islamique et la pratique du Taṣawwuf. Figure de proue de l’école théologique (al-Achʽariyya), il
séjourna à Baghdâd, y enseigna le droit et la théologie. Mourut à Nishâpour en (465/1072). Auteur, entre autres, de :
« At-Taysîr fî at-Tafsîr », « Laṭâ’if al-Ichârât », « ar-Risâla al-Quchayriyya ».
38
Mbaye, El Hadji Ravane, 2003, Le grand savant El Hadji Malick Sy, Pensée et Action, Tome premier, Albouraq,
Paris, p. 261.
39
Dumont, Fernand, 1975, La pensée religieuse d’Amadou Bamba, Les Nouvelles Editions Africaines, Dakar-Abidjan,
p. 202.
40
Anawati, Georges et Gardet, Louis, 1976, Mystique musulmane : Aspects et Tendances, Expériences et Techniques,
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, p. 236.
41
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2010-2011, El Hadji Omar Foutiyou Tall, une grande figure de la Tijâniyya en Afrique
occidentale au 19e siècle : pensée juridico-mystique à travers Rimâḥ, Thèse de Doctorat de 3e cycle, FLSH-UCAD,
p. 31.
42
Abû Ṭâlib al-Makkî (...- 996) : Auteur de « Qût al-qulûb », ouvrage important du IVème siècle de l’hégire mais
souvent critiqué pour la citation de certaines traditions sans isnâd. L’ouvrage comporte 48 chapitres dont une grande
part, relative au dhikr, est reprise presque intégralement par al-Ghazâlî dans son « Iḥyâ’ ῾ulûm ad-dîn ».
43
Abû ῾Abd Allâh al-Ḥârith Ibn Asad al-Muḥâsibî est un imam, théologien musulman, né dans la cité portuaire de
Baṣra. Serait né en 781 et serait décédé en 857 à Baghdâd. Aurait étudié la jurisprudence chez l’imam ash-Shâfi῾î.
Auteur prolifique, il aurait écrit 200 livres et traités. Il prône dans ses écrits, la mise en œuvre d'une analyse spirituelle,
d’un auto-examen. La règle de vie qu’il dut observer était : « Comment l’examen de conscience dissipe les illusions que
l’on peut avoir sur sa propre dévotion » ; d’où son surnom « al-Muḥâsibî » c’est-à-dire le Maître dans l’examen de la
conscience.
44
Surnommé le Maître de la Communauté soufie « Sayyid aṭ-ṭâ’ifa », Junayd naquit à Nihawand, appartint également à
la grande école de Baghdad, où il mourut en 298H/910.
45
Abû yazîd al-Basṭâmî (…-875) : Naquit dans la ville de Bisṭâm, en Iran. Appartint à l’Ecole Ḥanafite. Adopta la
confrérie Ṣiddîqiyya. Soufi esseulé, il fut réputé pour son amour envers Dieu –Qu’Il soit exalté- Attira l’attention du
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
intellectuelle ou spirituelle mais que toute la vie, la vie de chaque jour, devait être remplie de la
présence de Dieu et du désir de Le servir46. Ainsi adopta-t-il, dirait-on, une nouvelle posture,
laquelle consisterait à servir Dieu à travers Ses serviteurs. Toufic Sabbagh nous dit, dans son
introduction à la traduction de l’Epitre d’al-Ghazâlî « Ayyuhal-walad », qu’à Damas, il prit sur lui
l’humble tâche de nettoyer les bassins aux ablutions du monastère, lui qui avait été le grand imâm
derrière lequel s’étaient rangés des milliers de fidèles, pour accomplir leurs prières quotidiennes47.
D’ailleurs, quelqu’un qui le connaissait bien donne, après sa fameuse retraite, la description d’un
autre Ghazâlî dont les critiques, les attaques et les calomnies lui laissaient de marbre.
J’allai le voir bien des fois. Malgré tout ce que je savais sur ses anciennes mesquineries et brutalités
envers les gens. Son mépris des autres à cause des facilités de parole, de pensée et d’expression que
Dieu lui avait accordées, et son amour pour les louanges et les honneurs, je dus me convaincre qu’il
était purifié de ces taches et était devenu juste l’opposé de ce qu’il avait été. J’avais cru d’abord
qu’il se déguisait sous de faux vêtements, mais je me rendis compte, en l’étudiant, que je me
trompais complètement et qu’en vérité cet homme était guéri après avoir été égaré48.
Après avoir expérimenté tout ce qui était appelé connaissance à son époque et passé au crible
toutes les doctrines ésotériques y compris le soufisme49, al-Ghazâlî fut convaincu que la seule
doctrine qui pouvait lui permettre de combattre l’âme concupiscente et de se rapprocher de son
Seigneur est bien le soufisme, qui devient chez lui, non pas une source, mais le seul moyen quasi
infaillible de connaissance50 :
Il m’était devenu évident que je ne pouvais aspirer à la félicité et à la vie éternelle dans l’au-delà qu’en
craignant Dieu pieusement (…), qu’en sachant que le maître mot en tout cela consiste à rompre les
attaches du cœur avec le bas monde en me détournant de la demeure des illusions pour me diriger vers
celle du séjour éternel et consacrer à Dieu- Qu’Il soit exalté- tout mon être et toute mon énergie
spirituelle51.
grand mystique Ibn al-῾Arabî qui le cita souvent dans ses écrits. Ayant quitté sa ville natale, il fit un long périple qui
dura trente ans entre la Syrie et les alentours de Damas. Mourut en 875 et fut enterré à Bisṭâm.
46
Anawati, Georges et Gardet, Louis, 1976, Mystique musulmane : Aspects et Tendances, Expériences et Techniques,
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, p. 50.
47
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1969, Ayyuha-l-walad, Lettre au disciple, traduction française par Toufig Sabbagh, 3e édition,
Beyrouth, Liban, p. XVII.
48
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1969, Ayyuha-l-walad, Lettre au disciple, traduction française par Toufig Sabbagh, 3e édition,
Beyrouth, Liban, p. XVIII.
49
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2022, La quintessence du savoir selon al-Ghazâlî in Annales de la Faculté des Lettres
et Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ISSN 0850-1254, No 52/A, pp. 101-118, p. 110.
50
Cf. Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 50.
51
Abû Ḥâmid al-Ghazâlî, 1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 97.
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
Par ailleurs, se baser uniquement sur les artifices de certains transgresseurs pour en vouloir au
Taṣawwuf ne saurait être une raison valable, car nul n’ignore que même dans l’Islam les Lois
canoniques sont souvent contrevenues délibérément. Ce qui fait dire à Maḥmûd ῾Aqqâd :
Il n’est pas équitable de mettre sur le dos du soufisme les fardeaux d’erreurs commises par les
imposteurs et prétendus adeptes qui s’infiltrent dans ses rangs par fourberie et sournoiserie, par
ignorance ou par curiosité. D’ailleurs, aucune doctrine, dans l’histoire ancienne ou récente, n’a été à
l’abri du mal que lui portent les prétendus adeptes qui s’y affilient sans en être dignes52.
Le diagnostic, sans complaisance, qu’il fera pour trouver au soufisme une issue heureuse, sera, à
mon sens, axé sur deux éléments essentiels. Il devait d’abord, pour corriger les mystiques et rassurer
les juristes, dénoncer les dérives notées dans le soufisme et, ensuite, inviter ces derniers à sortir de
leur enfermement juridique et à s’entrainer spirituellement pour pouvoir accéder au « goût » dont seul
l’expérimenté sera à même d’appréhender. Ainsi se rendrait-on compte, au terme de ce cheminement,
que la Sharî῾a et le Taṣawwuf sont indissociables et demeurent toujours consubstantiels.
Même s’il est vrai qu’al-Ghazâlî a toujours mis en garde contre les dangers d’un traditionalisme
religieux, il ne ménage pas, pour autant, ceux qui, à travers des discours sibyllins, dont le but n’était
rien que l’entortillement, subornaient perfidement les moins nantis, qui, par naïveté, se laissaient
souvent convaincus de leurs pouvoirs surnaturels. Cette situation ne peut, au bout du compte, que
se muer en un quiproquo délétère, compromettant la possibilité d’accéder, pour les uns comme
pour les autres, aux Vérités essentielles, devant constituer le but même de l’existence humaine.
Telle est la voie à laquelle al-Ghazâlî invite, via la contemplation par la lumière de la Certitude, le
croyant à s’engager corps et âme tout en essayant d’élever son esprit au-dessus de soi-même en
fonction de ses dispositions providentielles.
52
῾Aqqâd, Maḥmûd ῾Abbâs al-, 2014, At-tafkîr farîḍa islâmiyya, Mu’assassa Hindawi, p. 104. Et là, une question
s’impose : Peut-on établir la culpabilité de l’Islam en lui imputant la responsabilité du meurtre lugubre du Calife ῾Uthmân
Ibn ῾Affân ou l’assassinat odieux du Calife ῾Alî Ibn Abî Ṭâlib alors que les auteurs de ces forfaits s’y réclamaient ? Et si
on répond, et on doit répondre, par la négative, personne ne peut tenir le soufisme pour responsable de quelles divagations
que ce soient, qui eurent à le rancir durant son efflorescence
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
soufis avec des théories hétérodoxes portées à mettre à bas les rites de la Religion53. Ainsi, les
soufis devraient, absolument, s’ériger en bouclier pour relever cette gageure.
Le philosophe iranien, Mullâ Ṣadr Chirâzî54 s’en prend, pas au soufisme à proprement parler,
mais à ceux qui s’en réclament tout en foulant aux pieds l’éthique et la déontologie religieuse. Il
les qualifie de chômeurs (baṭṭâlûn), qui relèguent au second degré l’effort sanctificateur (al-
mujâhada), l’exercice spirituel (ar-riyâḍa) et la retraite pieuse (al-khalwa) pour ne s’occuper que
des plaisirs charnels (shahawât), de l’illicite (akl al-ḥarâm) et des choses équivoques (shubuhât).
Les prenant comme des gens faibles d’esprit, perdants du reste, dont leur vie se résume à la
débauche et aux pratiques malsaines, Mullâ Ṣadr ajoute qu’ils prétendent toujours pouvoir amener
des miracles et des phénomènes inhabituels, considérant le savoir comme un obstacle, un écran
qui s’interpose entre l’homme et son Seigneur. Ces extravagances périlleuses dans lesquelles ils
se fourvoyaient complaisamment les poussaient jusqu’à dire que : « Le savoir est un voile, les
savants sont les éloignés de Dieu, la Sharî῾a est faite pour les voilés (ahl al-ḥijâb) et non pour ceux
qui sont arrivés (al-wâṣilûn) »55. De telles déclarations, sacrilègement dangereuses, rendent au
soufisme un service non seulement déplorable mais le plongeraient dans un engourdissement grave
dont il lui serait difficile de s’en débarrasser.
Or, étant donné que la Sharî῾a est et demeure, sans aucun doute, le flambeau sans lequel on est
assujetti à des flottements gravement oscillatoires56, rien ne peut justifier une mésestime vis-à-vis
d’elle au bénéfice d’une autre science, quelle qu’elle fût. Anawati et Gardet exposent le
déviationnisme de certains soufis qui, après un entrainement très dur, se sentent dispensés des
Prescriptions légales, sous prétexte qu’ils sont arrivés au stade suprême de la perfection spirituelle ou
faisant sien l’ascétisme pour s’abandonner béatement à l’oisiveté. Certaines confréries préconisèrent
l’accomplissement de miracles en public. Leurs membres boivent du poison, se poignardent, entrent
53
Ben Sayyid Ali, Sayyid Nour, 2007, Le soufisme canonique méconnu des pseudo adeptes et des antagonistes, traduit
de l’arabe par H. Lamine Yahiaoui, Dâr al-kutub al-῾ilmiyya, Beyrouth-Liban, p. 31.
54
Né en 1571-979H, Mullâ Ṣadr Chirâzî fut un philosophe iranien d’obédience chiite duodécimaine, son œuvre est
une synthèse monumentale de toutes les sources et traditions grecques, iraniennes et islamiques. S’intéressa très tôt
au soufisme, notamment à la poésie soufie, mais ne semble pas avoir appartenu à un ordre soufi : cette pratique était
extrêmement controversée en Iran à l’époque. Il mourut à Baṣra en 1045-1636 lors de son septième pèlerinage à pied
à la Mecque. Fut enterré à Najaf, dans l’enceinte du mausolée de l’imam ῾Alî.
55
Badawî, ῾Abd ar-Raḥmân, 1975, Târîkh at-taṣawwuf al-islâmî, Koweit, 1ere éd, p. 67 sq.
56
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2020, Le livre des lances (Rimâḥ), Réflexion sur la pensée soufie d’El Hadji Omar
Foutiyou Tall, Sénégal, Harmattan, p. 257.
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dans des fours ou se jettent dans le vide pour démontrer le pouvoir divin dont ils sont habités57.
D’autres croient profondément que les saints ont accès à la connaissance des choses relevant du
Mystère, ont le pouvoir d’agir sur le déroulement des évènements, peuvent intervenir dans la gérance
de l’Univers et d’amortir les calamités et les malheurs qui s’abattent autour d’eux de par le monde. Il
y en a également d’autres, comme le souligne Ben Sayyid Ali, qui ont l’intime conviction que les
saints ont le pouvoir d’exaucer, d’outre-tombe, les vœux qui leur sont soumis58. Force est de
demander qu’avec de telles conceptions, ne va-t-on pas droit à leur déification ?
Dans son célèbre ouvrage, Les Rimâḥ, El Hadji Omar Foutiyou Tall balaie d’un revers de main ces
perceptions imaginaires auxquelles certains introvertis voudraient réduire l’Islam.
Le fait de chercher une intermédiation auprès de Dieu –Qu’Il soit exalté- de la part des
hommes pieux pour qu’ils accomplissent leurs desseins, alors, celui qui vient leur rendre visite dit :
« Je viens vers toi devant Dieu ô toi mon maitre untel rien que pour que tu satisfasses ma requête. »
Cela est une des causes de rupture entre l’homme et son Seigneur car le visiteur a travesti le devoir
et interverti le problème. Son devoir était seulement de chercher l’intermédiation de son maitre vis-
à-vis de Dieu et rien d’autre59.
Dans la même veine, il s’attaque à ceux qui préfèrent volontiers verser de l’argent sur le
tombeau d’un des saints pour la réalisation de leurs vœux alors qu’ils ont rencontré beaucoup de
nécessiteux qui l’ont sollicité pour la Face de Dieu, sans qu’ils ne leur accordent un sou vaillant.
Ceci entraine, se désole-t-il, une rupture insidieuse entre l’homme et son Seigneur60.
Parlant des bavures et des détériorations exécrables pour la pureté, al-Ghazâlî fait remarquer que
le combat pour le maintien de la pureté doit être permanent, car chaque fois que le musulman ferme
une porte parmi celles qui barbouillent la pureté, Satan ne le laissera pas indemne. Il fait tout pour
lui ouvrir une autre. Le manque de pureté donnerait conséquemment Satan l’occasion d’ouvrir au
croyant de beaucoup de portes dont il lui serait difficile de les fermer toutes61. Toutefois, il n’y a
aucune raison de souiller ou de ternir l’image des soufis, réputés être les chevilles ouvrières de la
57
Lewis, Bernard, 1976, Le monde de l’Islam, Paris/Bruxelles, Elsevier Séquoia, p. 137.
58
Ben Sayyid Ali, Sayyid Nour, 2007, Le soufisme canonique méconnu des pseudo adeptes et des antagonistes, traduit
de l’arabe par H. Lamine Yahiaoui, Dâr al-kutub al-῾ilmiyya, Beyrouth, Liban, p. 32.
59
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2016-2017, Introduction à l’étude de la deuxième partie du livre d’ar-Rimâḥ d’El Hadji
Omar Foutiyou Tall, traduction, commentaire, annotation, index et glossaire, Thèse de Doctorat unique, FLSH-UCAD,
p. 1048.
60
Cissé, Mouhamadou Alpha, 2016-2017, Introduction à l’étude de la deuxième partie du livre d’ar-Rimâḥ d’El Hadji
Omar Foutiyou Tall, traduction, commentaire, annotation, index et glossaire, Thèse de Doctorat unique, FLSH-UCAD,
p. 1046.
61
Zarrûq, ῾Abd Allâh Ḥasan, 2006, Qaḍâyâ at-taṣawwuf al-islâmî, Khartoum, p. 113.
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
sainteté, méritant égard et considération, quoique beaucoup de déviations et d’égarements aient été
glissées dans le soufisme au cours de son évolution. D’ailleurs, al-Ghazâlî avait raison de dire, dans
al-Kashf wa at-tabyîn, flétrissant le comportement de certaines personnes se réclamant du soufisme,
Que d’égarements chez les soufis ! N’est soufi de nos jours que celui que Dieu a bien voulu protéger.
Ils pensent que le soufi se distingue par son élégance vestimentaire ou par son imitation aux maîtres
véridiques quant à leur accoutrement, leur langage et leur aspect extérieur…alors qu’ils se trompent
lourdement62.
Abû Ḥâmid al-Ghazâlî restait toujours persuadé que la connaissance et la raison, à elles seules,
ne sauraient désaltérer la soif d’un aspirant en état d’inassouvissement d’un bonheur
spirituellement éternel. La science doit, non seulement, être en parfaite symbiose avec la pratique,
mais tout sous le contrôle d’une piété dépouillée de toute ostentation. Ainsi met-il en exergue des
différents canaux à travers lesquels s’obtient la connaissance, soit par acquisition (ta῾lîm), soit par
démonstration (istidlâl), soit par inspiration (ilhâm)63. Cette dernière, qui arrive au cœur de manière
mystérieuse, al-Ghazâlî appelle, on le répète, « al-ʽilm ar-rabbânî »64, autrement dit une science qui
permet à l’aspirant de se départir totalement de tout ce qui pourrait entacher son cœur et de
s’abandonner, sans réserve aucune, à son Seigneur. À ce stade de purification et de dévouement, Dieu
Lui-même, prendra en charge le cœur. Il ne restera plus alors au soufi que de se maintenir sur la voie
de la purification, par une présence attentionnée, un désir sincère, une soif de connaissance sans limite
et une constante vigilance pour recueillir ce que Dieu lui aura accordé comme grâce et miséricorde65.
Il en a déjà fait l’expérience en disant que lors de sa retraite, qui a duré environ dix ans, il eut
d’innombrables et d’inépuisables révélations66.
Dans son ouvrage, ar-Risâla al-laduniyya, al-Ghazâlî accorde un autre adjectif au nom (῾ilm),
il s’agit de (laduniyy), qui est une lumière que l’homme n’aurait obtenue qu’après avoir
sincèrement purifié son âme. Ce retour sur soi-même, nous dit-il, se fait sur trois étapes dont la
première consiste à acquérir une part considérable de la science ; la deuxième est l’endurance
62
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, (s.d) al-kashf wa at-tabyîn fî ghurûr al-khalq ajma῾în, Maktaba al-Qur’ân, Caire, p. 67.
63
Kébé, Moussa, 2018, La quintessence des cinq piliers de l’Islam selon al-Ghazâlî, Harmattan-Sénégal, p. 124.
64
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 2008, Iḥyâ ʽulûm ad-dîn, Dâr al-kutub al-ʽilmiyya, Beyrouth-Liban, tome 3, p. 23
65
Kébé, Moussa, 2018, La quintessence des cinq piliers de l’Islam selon al-Ghazâlî, Harmattan-Sénégal, p. 125.
66
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-,1959, Al-munqidh min aḍ-ḍalâl, (Erreur et Délivrance) traduction française avec
introduction et notes de Farid Jabre, Beyrouth, Liban, p. 100.
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SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
spirituelle sous-tendue par un autocontrôle de soi très sincère tout en ayant l’intime conviction que
l’aboutissement d’une telle endurance est la sagesse que Dieu placera dans son cœur qui, par la
suite, se réalisera sur sa langue. La troisième, poursuit al-Ghazâlî, est la méditation (at-tafakkur)
consistant à vaincre absolument, et avec du savoir, l’âme. Le résultat escompté de ce cheminement
pourrait être alors pour l’aspirant l’ouverture de la porte de l’inconnaissable (bâb al-ghayb)67. À y
voir de près, on se rend à l’évidence qu’avec al-Ghazâlî, il est impossible de délecter la suavité du
Taṣawwuf si on ne parvient pas, au préalable, à dégraisser son égo, qui est l’ennemi premier de
l’homme. En résumé, on peut retenir que le point de départ du Taṣawwuf est la science (al-῾ilm),
le mi-chemin étant l’action permanente avec dévouement (al-῾amal) et la dernière partie,
couronnement des deux premières, est le don divin (mawhiba)68. Et là, le novice, ne pouvant pas
atteindre cette troisième partie, aurait du mal à cheminer avec le soufi sur une même trajectoire.
Eric Geoffroy confirme al-Ghazâlî en faisant remarquer que la science octroyée par la grâce
divine (al-῾ilm al-wahbî) échappe aux canaux habituels de la raison, tandis que celle qui est acquise
par l’effort individuel (al-῾ilm al-kasbî) peut échoir à un illettré, à un simple paysan ou artisan
parce que celui-ci ignore les prétentions et les ratiocinations propres à beaucoup d’humains. Dans
la même perspective, Ibn Khaldûn conçoit le Taṣawwuf comme « la science provenant directement
de Dieu » (al-῾ilm al-ladunî), en référence au verset 65 de la sourate (La Caverne) : « Nous lui
avons enseigné [à Khadir] une science [émanant] de chez Nous »69.
Abordant les différentes étapes de la foi, al-Ghazâlî montre, dans Iḥyâ’, que Dieu peut bien
éclairer le cœur de l’homme sans avoir besoin d’aucune preuve ni de justification. L’essentiel c’est
que l’homme en question s’intéresse, de prime abord, à la mémorisation (al-ḥifz), puis à la
compréhension (al-fahm) et, ensuite, à la foi (al-i῾tiqâd). En prenant une telle voie, avec comme
supports exclusifs le Coran et la Sunna, sa foi, assimilable comme une graine dans son cœur, se
fortifiera tenacement. Elle deviendra, à force de persévérance et de constance dans le dévouement
sincère à Dieu, un bel arbre (shajara ṭayyiba) dont la racine se fixe solidement et les rameaux
s’élancent dans le ciel. S’il continue à emprunter ce chemin, différent de celui qui invite
sournoisement l’homme à accumuler des richesses, abstraction faite de la licéité, en respectant
67
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1910, Ar-risâla al-laduniyya, Maṭba῾a Kurdistân al-῾ilmiyya, Miṣra, p. 37.
68
Gaye, Cheikh Tidiane, 2003, at-Taṣawwuf wa at-taḥadiyyât al-yawm, Louga-Sénégal, p. 14.
69
Geoffroy, Eric, Approches du soufisme, Universitat Oberta de Catalunya, p. 9.
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scrupuleusement et avec piété les Injonctions divines, en privant son égo des sensualités, en se
donnant beaucoup de peine pour obtenir l’agrément de son Seigneur, les portes de la droiture
(abwâb al-hidâya) lui seront ouvertes et, subséquemment, la lumière divine (an-nûr al-ilâhî) se
jettera dans son cœur. À ce stade, l’aspirant peut bien espérer la concrétisation de la promesse de
Dieu70 : « Et quant à ceux qui luttent pour Notre cause, Nous les guiderons certes sur Nos sentiers,
Allah est en vérité avec les bienfaisants »71.
De ce qui précède, il s’avère clairement et sans équivoque que ce à quoi al-Ghazâlî invite
l’aspirant ne se limite pas à des connaissances livresques, si bien qu’elles sont d’une importance
capitale, parce qu’étant le début de son cheminement, mais fait appel à une ferveur spirituelle dont
l’inspiration devait émaner de son abnégation dans la dévotion. Toutefois, l’arrivée à cette étape,
fait-il remarquer, dépend du degré de sa volonté quant à son dévouement et sa perfection intérieure.
Et c’est cette foi inébranlable, concrétisée par sa pureté et sa rigueur morale, qui le conduira à la
suavité secrète de l’essence même de ses dévotions. Tel est le secret gustatif de la dévotion auquel
aspire le soufi, d’où l’heureuse définition d’Henry Corbin :
Le soufisme, comme témoin de la religion mystique en Islam, est un phénomène spirituel d’une
importance inappréciable. C’est essentiellement la fructification du message spirituel du Prophète
(PSL), l’effort pour en revivre personnellement les modalités, par une introspection du contenu de
la Révélation qoranique72.
Selon Fakhr ad-dîn ar-Râzî73, personne ne saurait être admise dans le cénacle des soufis à moins
que son savoir provienne directement de Dieu. Qu’Il soit exalté-, sans intermédiaire74, et pour ce
faire, il doit trouver impérativement un guide qui l’amènerait à la station de la contemplation de la
vérité et, par voie d’inspiration, il pourrait recevoir la connaissance comme l’avait reçu le Prophète
Moïse de Khaḍir75. Ce faisant, la sincérité de l’aspirant, précise al-Ghazâlî, doit être de mise. Faute
de quoi, aucun résultat ne saurait être escompté76. L’éminent soufi Abû Yazîd al- Basṭâmî77 disait
70
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 2008, Iḥyâ ʽulûm ad-dîn, Dâr al-kutub al-ʽilmiyya, Beyrouth-Liban, tome 1, p. 92.
71
Coran, Sourate l’Araignée, v. 69.
72
Corbin, Henry, 1986, Histoire de la philosophie islamique, Editions Gallimard, p. 263.
73
Al-Faḫr ar-Râzî (1150-1210) : Théologien musulman. Naquit à Ray (Perse). Appartint à l’Ecole juridique Shâfi῾ite.
Enseigna la théologie musulmane et la philosophie. Ecrit beaucoup d’ouvrages dont entre autres : « Tafsîr al-kabîr »,
« Mafâtîḥ al-ghayb »
74
Ash-Shaʻrânî, ʻAbd al wahhâb, (s.d), aṭ-Ṭabaqât al-Kubrâ, Dâr al-fikr, p. 5
75
Ash-Shaʻrânî, ʻAbd al wahhâb, (s.d), aṭ-Ṭabaqât al-Kubrâ, Dâr al-fikr, p. 5
76
Ghazâlî, Abû Ḥâmid al-, 1910, Ar-risâla al-laduniyya, Maṭba῾a Kurdistân al-῾ilmiyya, Miṣra, p. 42.
77
Abû yazîd al-Basṭâmî (…-875) : Naquit dans la ville de Bisṭâm, en Iran. Appartint à l’Ecole Ḥanafite. Adopta la
confrérie Ṣiddîqiyya. Soufi esseulé, il fut réputé pour son amour envers Dieu –Qu’Il soit exalté- Attira l’attention du
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aux érudits de son époque : « Vous avez reçu votre science auprès de maître en écriture, d’un
mortel à l’autre, tandis que nous avons reçu la nôtre, du Vivant, l’Immortel ! »78. Ainsi, les propos
que le Prophète Moïse adressa à Khaḍir : « Me permets-tu de te suivre afin que, de ce qu’on t’a
appris, tu m’enseignes la droiture »79 semblent être la plus grande preuve des soufis sur l’existence
d’une science mystique dont seuls ceux qui en ont fait l’expérience sont à même de saisir
spirituellement.
À la lumière de ces enseignements émis par d’éminents soufis, il s’avère qu’al-Ghazâlî, lui-
même, accepte que toute voie, mystique ou autre, soit blâmable chaque fois qu’elle enfreint les
enseignements du Prophète (Psl). Par contre, si elle n’amoindrit en rien la valeur de ces
enseignements, le bon sens voudrait qu’on se garde d’ouvrir la porte de la critique, d’autant plus
que la compréhension de la vérité religieuse a très souvent fait l’objet de controverses et de
divergences80. Seul celui qui est versé dans les sciences de la Sharî῾a, dit le fondateur de la
Tijâniyya, peut déceler que le soufisme est une ramification de la source de celle-ci81. Ne voulant
pas laisser l’Islam s’enliser dans une sclérose juridique ou littérale, al-Ghazâlî défend, tout au long
de son Munqidh min aḍ-ḍalâl, des preuves à l’appui, une connaissance qui est inconcevable sur le
plan rationnel et dont l’acquisition, sous le contrôle d’un soufisme orthodoxe, fondé sur le Coran
et la Sunna, passerait nécessairement par la saveur mystique.
CONCLUSION
Au terme de notre réflexion, nous pouvons déduire que beaucoup de gens croient, par
ignorance, que les soufis sont laxistes quant à la pratique des actes cultuels et qu’ils inventent
d’autres formes de pratiques subversives qu’ils observent rigoureusement, alors que celles-ci n’ont
aucun fondement religieux en Islam. Les soufis sont loin de soutenir de telles hétérodoxies. La
vérité est qu’il faudrait invoquer la question de l’entendement et de perception de l’Islam,
grand mystique Ibn al-῾Arabî qui le cita souvent dans ses écrits. Ayant quitté sa ville natale, il fit un long périple qui
dura trente ans entre la Syrie et les alentours de Damas. Mourut en 875 et fut enterré à Bisṭâm.
78
Barrâda, ʽAlî Ḥarâzim, 1432-2011, Jawâhir al-Ma῾ânî wa bulûgh al-amânî, Perles des Sens et réalisation des vœux
dans le flux d’Abû-l-῾Abbâs at-Tijânî, traduction du Pr. El Hadji Ravane Mbaye, Albouraq, Paris, p. 84.
79
Sourate La Caverne, v. 66.
80
Barrâda, ʽAlî Ḥarâzim, 1432-2011, Jawâhir al-Ma῾ânî wa bulûgh al-amânî, Perles des Sens et réalisation des vœux
dans le flux d’Abû-l-῾Abbâs at-Tijânî, traduction du Pr. El Hadji Ravane Mbaye, Paris, Albouraq, p. 78.
81
Barrâda, ʽAlî Ḥarâzim, 1432-2011, Jawâhir al-Ma῾ânî wa bulûgh al-amânî, Perles des Sens et réalisation des vœux
dans le flux d’Abû-l-῾Abbâs at-Tijânî, traduction du Pr. El Hadji Ravane Mbaye, Paris, Albouraq, p. 78.
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perception exotérique et ésotérique, plutôt qu’ergoter sur l’étude étymologique du Taṣawwuf, qui
ne ferait qu’exacerber la polémique longtemps maintenue autour du concept.
Les altérations qu’il eut à subir au cours de son éclosion, le mauvais procès que ses détracteurs
lui ont toujours fait, la déviance de certains qui s’y réclamaient ne devraient nullement servir de
raisons pour le persifler et le faire sortir du paysage islamique. La perfection morale, telle que
recommandée par le Coran, étant le but recherché par le soufisme, rien ne peut justifier sa mise à
l’index vis-à-vis des enseignements de l’Islam.
Étant persuadé que la multiplication des controverses ne fait qu’affaiblir la religion, Abû
Ḥâmid al-Ghazâlî invite, d’une part, les partisans du soufisme à respecter scrupuleusement les
principes fondamentaux de la Sharî῾a et à ne pas, au nom de l’Islam, désappointer les adeptes avec
des félonies inconvenantes. Autrement, on n’est ni dans le soufisme, encore moins dans l’Islam,
mais dans une indélicatesse insupportable. D’autre part, il exhorte les fondamentalistes, champions
de l’interprétation littérale des textes, à ne pas s’arcbouter sur des mascarades et des divagations
simulacres dont certains pseudo-soufis s’y laissaient perdre complaisamment pour jeter le
soufisme dans le tiroir des innovations blâmables. Ils doivent, du reste, accepter à l’Islam sa
dimension intérieure, sinon mystique, et qui ne saurait être expérimentée qu’avec le goût (dhawq).
BIBLIOGRAPHIE
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