Fatou Diome Le Ventre de L'atlantique Hal 216

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ils y tenaient, mais cette fois c'était décidé : je donnerais Relevé d'identité bancaire

réponse à toutes leurs questions. Je leur détaillerais mes Adresse et origines


mensurations, pour leur prouver que je prends moins de Critères de l'apartheid moderne
place.que Monsieur La Plaie, l'aboyeur de la République.
Je leur préparerais une tête de veau au beurre de cacahuète, L'Afrique, mère rhizocarpée, nous donne le sein
pour leur prouver que je peux requinquer un président, lui L'Occident nourrit nos envies
rendre sa jeunesse sans lifting et lui éviter les critiques de Et ignore les cris de notre faim
son ambitieux Premier ministre. Je leur ferais sentir l'odeur
de mes aisselles, mes parfums et déodorants préférés. Génération africaine de la mondialisation
Enfin, je les laisserais compter le nombre -de trous dans Attirée, puis filtrée, parquée, rejetée, désolée
les dentelles de mes culottes, mesurer la longueur de Nous sommes les Malgré-nous du voyage. .

mes poils et, s'ils insistent, je m'éventrerais pour leur


désigner à quel endroit de mes tripes l'humiliation a
planté ses ventouses. Ce dimanche, 2 juillet 2000, ma journée stagnait au
milieu du canapé quand les réveils lancèrent leur cri
Mon bain s'étant refroidi, je rajoutai de l'eau d'alarme ; la finale de la Coupe d'Europe allait
chaude et, pensant aux jeunes Africains qui rêvent de se commencer dans quelques minutes. Un bref coup
trouver à ma place, j'improvisai une ballade sur le modèle d'oeil par-dessus le balcon suffit pour me rendre
des chants de lamentation de mon village. Noyée.jusqu' compte qu'en ce jour du Seigneur-Ballon rond, phis
au cou sous la mousse qui débordait de la baignoire, je personne ne traînait dehors. Tous les habitants de mon
m'époumonais : quartier s'étaient retranchés dans leur demeure, face à leur
tabernacle médiatique. Je me fis un demi-litre de thé et
allumai la télévision. Avant le coup d'envoi de 20
Clôturés, emmurés heures, les hymnes nationaux italien et français s'élevèrent
Captifs d'une terre autrefois bénie. comme autant de prières. Laquelle allait parvenir aux
Et qui n'a plus que sa faim .à bercer oreilles de Dieu, nul ne le savait encore. La caméra
s'attarda un instant sur chacune des équipes. Pour qui
Passeports, certificats d'hébergement, visas peinait à identifier les, titans des deux bords, la voix déjà
Et le reste qu 'ils ne nous disent pas exaltée des reporters offrait une caractérisation
Sont les nouvelles chaînes de l'esclavage marquante, doublée d'un rappel historique. C'était le
trente-deuxième match entre la France et l'Italie. Dès le
coup d'envoi, M. Frisk, l'ar-

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bitre suédois, comprit qu'il n'était pas au centre d'un baby- se lave. Zidane ignora la révérence due aux aînés ; les
foot. France/Italie : juché sur ses dizaines de sélections, longs cheveux de Maldini, il voulait s'en faire une
Didier,Deschamps pensait avoir assez de hauteur pour perruque. Qui marche vers Dieu se moque d'écraser.un roi !
voir venir les Italiens, mais Maldini avait une tête de Tension extrême, tibias brûlants, il en fallait beaucoup plus
plus que lui et entendait faire usage de l'expérience que pour entamer la détermination des deux hommes. Zidane
lui conféraient ses innombrables sélections. Pendant toute s'accrocha tant et si bien qu'il obtint un coup franc
la première période, les deux vétérans s'épièrent. Découvrir pour la France, mais Toldo était là pour limiter son
puis exploiter les failles de l'adversaire n'est peut-être pas ambition et lui rappeler le respect qu'il devait à Maldini.
la plus courageuse des stratégies, mais c'est assurément Très ancré sur la terre, Lizarazu laissa Pessoto le dépossé-
l'une des .plus efficaces. Sous l'arbre à palabres, le plus der et .filer avec le ballon. Thierry Henry se déchaîna, mit
sage des sages parle toujours en dernier. Respect ! ses nerfs en boule et les balança à Toldo, qui les attendait
Barthez et Toldo se faisaient résolument face et, de pied ferme.
contrairement aux pêcheurs, chacun des deux goals tenait
à rentrer les filets vides. Montés sur des ressorts et Roger Lernerre, flairant le péril, imita Dino Zoff, son
programmés pour faire barrage à tout ce qui est rond, ils homologue italien, et réclama du sang neuf. Des jambes
gardaient une vigilance de tigre affamé et n'auraient pas fraîches foulèrent la pelouse, des fesses mouillées
hésité à bondir même sur des bulles de savon. Aucun confièrent leur inquiétude au banc de touche. Cette
doute, ces deux-là, placés sur le front des barricades de coupe, les deux équipes rêvaient d'y boire le
68, auraient repoussé à eux seuls leS charges de la champagne, mais elles devaient d'abord l'emplir de leur
maréchaussée. Sur les gradins, les supporters s'extasiaient sueur. La courtoisie n'est pas de mise sur un champ de
et rivalisaient de dithyrambes. bataille, Zidane avait troqué sa légendaire sérénité contre
la hargne du combattant, ce qui le poussa à commettre
Les taureaux espagnols n'aiment pas le rouge, les une faute remarquée sur Albertini. Dire qu'on le prend
Italiens détestent le jaune, couleur préférée de Frisk. Lors pour Gandhi ! En compétition, le pacifisme d'un
de la première période, l'arbitre suédois avait osé grand sportif égale la chasteté d'une péripatéticienne.
montrer par deux fois son petit carton à Di Biagio et à Bref, la fin du temps réglementaire approchait, l'inquiétude
Cannavaro, auxquels il reprochait leur fougue. et la nervosité désaccordaient les mouvements des joueurs
Delvecchio se mit à voir rouge et décida de mettre un français, justifiant les coups bas des meilleurs d'entre eux.
terme aux politesses. Dès la dixième minute de la Sur,

seconde période, il expédia une boule de feu incendier


les filets de Barthez. Les Français, touchés dans leur
orgueil, montèrent à l'assaut des buts adverses. Œil pour
oeil, dents pour mordre la pelouse, il fallait bien qu'affront
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les gradins, les superstitieux croisaient les doigts en les vigoureuses étreintes de ses camarades, en attendant. de
regrettant d'avoir mis du champagne au` frais. Quant aux serrer la Coupe d'Europe comme jamais il n'avait serré sa
Italiens, s'ils respiraient maintenant comme des carpes, femme, Albertini peinait .à retenir ses sanglots. Les
leur salive commençait à prendre le goût suave de la joueurs italiens ne formaient plus une équipe, mais des
victoire. îlots de déception et de souffrance. On gagne toujours
C'est alors que, à deux dribbles du sifflet final, avec les autres, mais le plat de la défaite se déguste seul.
Sylvain Wiltord choisit de leur couper l'appétit en Après avoir montré l'effusion des Français dans
inscrivant le but égalisateur qui remit le compteur à zéro différents endroits du pays, les anges du direct crurent
et reporta l'heure du dîner. Les Italiens ont la réputation bon de nous étaler le vide et la désolation de la Piazza del
d'être tenaces au lit, mais ce soir-là, la belle 'qu'ils Popolo désertée par des supporters meurtris. Les
convoitaient était difficile et voulait s'assurer qu'ils étaient reporters français notèrent cruellement qu'en cent onze
capables d'en faire autant sur la pelouse. Mamma mia ! sélections Paolo Maldini n'avait jamais gagné un seul
Après une brève pause, sans bises ni bisous, les deux titre avec l'équipe nationale italienne.
équipes se jetèrent dans les prolongations. Malgré Je pensai à Madické qui l'idolâtrait malgré tout. La
leurs efforts, les . deux camps n'avaient pu contenir le télé de l'homme de Barbès avait-elle fonctionné, avait-
match dans une durée humainement supportable. Les tirant elle convoyé la tristesse de Maldini jusqu'au fond du
pai le bout des muscles, la bulle de cuir les avait menés ventre de l'Atlantique ? Bref, mon frère avait-il vu le
jusqu'à cette guerre d'usure, au terme de laquelle, ils le match ? Je l'imaginais déçu et seul, entouré de ses
savaient, le sceptre du roi irait au plus endurant qui n'est camarades qui, atteints du syndrome post-colonial,
pas forcément le meilleur. À ce stade d'une rencontre, le savourent sans retenue toutes les victoires de l'équipe de
talent n'est plus à l'honneur, seul le but ôffre la grâce et Franée. De mon salon, je percevais les cris de joie et les
accorde à son auteur la reconnaissance d'une nation entière. coups de klaxon qui transformèrent Strasbourg en un
Avec l'énergie du désespoir, tous les tirs, même mal gigantesque stade déchaîné. La télé disséquait, au ralenti,
cadrés, vrillaient en direction des filets. L'important était les actions importantes du match ; les commentaires
de taquiner la chance, sans se poser de questions ; cette n'étaient plus dubitatifs, mais triomphants et
mutine n'en fait qu'à sa tête. Trézéguet eut ses faveurs, péremptoires. «Maintenant que l'essentiel a été dit, pensai-
plus vite qu'il n'espérait. Dès la treizième minute des je, je vais me préparer un autre thé pour me donner le
prolongaticins, il marqua le but en or qui plongea la courage de faire mon
Squadra Azzurra dans l'abîme de la défaite. .

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La victoire répandit ses cris de joie à travers toute la
France. Alors que Trézéguet croulait sous les lauriers et
compte rendu à Madické, si toutefois il n'a pas vu, Je comprenais la déceptibn de Madické, mais je
en même temps que moi, le regarda désemparé de son trouvais sa tristesse, les larmes dans sa voix et sa
idole vaincue. » Alors que je revenais de la cuisine ma colère contre ses copains un peù excessives. À l'autre
théière à la main, la sonnerie du téléphone retentit : extrémité de la Terre, il portait sur ses épaules tout le
—C'est moi, fit une voix chevrotante. poids de la défaite italienne et souffrait plus que les
—Raccroche, je te rappelle. . Napolitains. À défaut de trouver les mots justes, lui
—Non, ce n'est pas la peine, la télé du Parisien révéler le projet que je caressais pour lui, ainsi que le
n'avait pas l'image très nette, mais nous avons pu montant de la somme réunie à cet effet, me parut
suivre tout le match. C'est incroyable ce qui est idéal comme lot de consolation.
arrivé, pourtant Maldini était excellent il s'est donné
,
—Pour moi ? Mais c'est énorme ! s'exclama-t-il
à fond... en éclatant de rire. Tu sais combien ça fait chez nous ?
—Oui, mais bon, arrête un peu de déifier Maldini, Tu rigoles ?
ce type croule moins sous la fatigue que sous les mil- —Non, non, c'est vraiment pour toi, pour ce que
lions et, de plus, il ne sait même pas que tu existes. je viens de te dire, à moins que tu n'aies une meilleure
Puis, me ravisant idée.
—Ne t'en fais pas, ce n'est qu'im jeu. —Mais c'est plus qu'il ne faut pour payer un
—C'est quand même la Coupe d'Europe ! Les Ita- billet...
liens la méritaient, la Squadra a mené le jeu jusqu'au —Je ne veux surtout pas entendre parler de billet
bout, c'est vraiment injuste ! Et puis ça m'énerve, les d'avion ! La boutique ou un autre projet équivalent,
copains se moquent de moi, d'ailleurs ils se sont sur place, sinon je garde mon argent et tant pis pour
cotisés pour faire la fête ce soir. toi. Maintenant, je vais raccrocher, réfléchis et rap-
—T'as qu'à te joindre à eux, sois beau joueur, au pelle-moi quand tu auras fait ton choix...
moins ça te changera les idées. —Si tu trouves que c'est mieux de se .débrouiller.
—Ah non ! Je n'ai pas envie d'y aller, ils m'éner- au pays, pourquoi ne reviens-tu pas, toi ? Viens donc
vent avec leur manie de toujours critiquer toutes les prouver par toi-même que tes icles‘peuvent marcher.
équipes, sauf la. française. Ce soir particulièrement, Cette terre où tu veux me garder, oui, cette terre, ça
ils font preuve d'une totale mauvais'e foi. Bon, je te te dit encore quelque chose, à toi ? Mais non, Made-
laisse, salut. moiselle ne se sent plus chez elle ici. Tu veux que je
—Attends, attends, ne raccroche pas ; ou plutôt, reste ici, et toi, pourquoi t'es partie, toi ?
raccroche et je te rappelle, j'ai quelque chose à te —Réfléchis et donne-moi ta réponse. Je garde l'ar-
dire. gent encore quelques semaines ; après, si tu n'en veux

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pas, j'en ferai autre chose. Quant aux vraies raisons de La grand-mère expliquerait sans doute à Madické
mon départ, ce serait trop long au téléphone, tu n'as pourquoi je préfère l'angoisse de l'errance à la, protection
qu'à demander à la grand-mère, elle t'expliquera, salut. des pénates. Elle était seule, avec mon grand-père, à
déchiffrer mes silences d'enfant, à suivre mon regard
Il est tard dans la nuit. Strasbourg a baissé ses paupières, vague, à prolonger les veillées afin d'interroger mes états
pour dormir ou pour éviter, par pudeur, d'observer d'âme. Mieux que quiconque, elle sait comment l'exil est
l'intimité des amoureux et les mélancolies nocturnes. devenu ma fatalité. Généreuse, elle a tu sa peine pour
Ce sont toujours ces moments-là que choisit ma m'offrir sa• confiance en cadeau et préparer ma
mémoire pour dérouler des films tournés ailleurs, première valise lestée de mes treize ans. Petite déjà,
sous d'autres cieux, des histoires tapies en moi comme incapable de tout calcul et ignorant les attraits de
d'anciennes mosaïques dans les souterrains d'une ville. l'émigration, j'avais compris que partir serait le corollaire
Mon stylo, semblable à une pioche d'archéologue, déterre de mon existence. Ayant trop entendu que mon
les morts et découvre des vestiges en traçant sur mon coeur anniversaire rappelait un jour funeste et mesuré la honte
les acontours de la terre qui m'a vue naître et partir. De faits que ma présence représentait pour les miens, j'ai toujours
qui jadis ne retenaient guère mon attention, je compose rêvé de me rendre invisible. Je vois encore cette ombre
maintenant mes nourritures d'exil et, surtout, les fils de qui s'abattait, tel un filet épervier, sur les visages striés de
tisserand censés rafistoler les liens rompus par le voyage. plis soucieux, dès qu'un visiteur, étourdi par la
La nostalgie est ma plaie ouverte et je ne peux m'empê- nombreuse parentèle, s'enquérait de ma filiation. Sur mon
cher d'y fourrer ma plume. L'absence me. culpabilise, le corps, des marques indélébiles, le prix de l'affront
blues me mine, la solitude lèche mes joues de sa longue imprimé sur les chairs maudites. Car, dans la société
langue glacée qui me fait don de ses mots. Des mots trop traditionnelle, si les enfants proprement nés sont éduqués
étroits pour porter les maux de l'exil ; des mots trop par l'ensemble de la communauté et protégés en vertu du
fragiles pour fendre le sarcophage que l'absence coule respect dû à leurs parents, les sans-baptême, eux,' gagnent
autour de moi ; des mots trop limités pour servir de pont l'unique droit d'être rossés par qui s'en trouve le prétexte,
entre l'ici et l'ailleurs; Des mots donc, toujours employés alibi du reste inutile, puisque le délit
à la place de mots absents, définitivement noyés à la
source des larmes auxquelles ils donnent leur goût.
Finalement, des mots-valises au contenu prohibé, dont le
sens,. malgré les détours, conduit vers un double soi :
moi d'ici, moi de là-bas. Mais qui pèut se multiplier
comme le pain du Christ sans choir des bras des siens ? Et
su rtout, y a-t-il quelqu'un pour ramasser l'oisillon tombé
.

du nid?

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