Croquis de Paris: 1914-1915
Par Ligaran, Henri de Régnier et Maurice Demaison
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Aperçu du livre
Croquis de Paris - Ligaran
AU
COMTE ÉTIENNE DE NALÈCHE
au directeur et à l’ami
À Maurice Demaison
Prends ce livre, Lecteur. Crois-m’en. Il vaut son prix.
Si j’en sais d’autres où, plus haut, tonne l’orage
Qui verse sur nos champs le feu qui les ravage,
Nul, mieux que celui-là, n’est plus le nôtre. Lis.
Car en le feuilletant, de croquis en croquis,
Tu peux – vibrant de foi, d’espoir et de courage –
Entendre clairement battre de page en page
Le cœur vaillant, le cœur sublime de Paris !
Il est là tout entier, ce beau cœur héroïque,
Tour à tour anxieux, tendre, hautain, stoïque,
Parmi les noirs grands jours que la ville a vécus,
Où la France, à genoux aux pieds de la Victoire,
Sous son aile, signait, grave, une fois de plus,
Son nom, avec du sang, au livre de la Gloire.
HENRI DE RÉGNIER.
Avant-propos
Ces notes ont été publiées dans le Journal des Débats. Quelques lecteurs ont eu l’indulgence de croire que, réunies en volume, elles formeraient un tableau de Paris pendant la guerre. L’auteur ne s’est pas rendu sans hésiter. Ces Croquis sont loin de composer une histoire. Ils n’ont commencé de paraître que vers les premiers jours de septembre 1914 ; on n’y trouvera donc ni les journées héroïques de la mobilisation, ni les semaines d’enthousiasme qui suivirent. Tracés sans ordre, au hasard des spectacles qui s’offraient à un passant, ils omettent trop souvent les faits autrement graves qui s’accomplissaient à l’heure où ces articles étaient écrits. Beaucoup de scènes qu’ils évoquent sembleront bien menues au regard du drame qui se jouait près de nous. Mais les moindres aspects d’un si grand évènement valaient d’être fixés.
Le Paris de cette époque, un Paris qu’on n’avait jamais vu, est déjà loin de nous. Les pouvoirs publics quittaient la capitale. Privée de la présence de son gouvernement, mal instruite des espérances qui demeuraient permises, elle attendait les maux de l’invasion avec une fermeté qui restera son honneur. Dans le moment même où tout semblait perdu, la manœuvre oblique de von Kluck détourne d’elle le péril immédiat ; elle apprend d’abord les succès remportés sur l’Ourcq, ensuite ceux de la Marne ; puis, peu à peu, elle comprend que cette immense bataille, si lentement connue, a sauvé toute la France et brisé le plan de l’ennemi. Comment n’aurait-elle pas envisagé, dans un avenir prochain, la déroute des Barbares ? Une certitude absolue de la Victoire, l’ignorance des innombrables deuils qu’elle devait encore nous coûter, justifiaient l’allégresse virile avec laquelle chacun se résignait d’avance aux sacrifices nécessaires. Dans cette grande ville redevenue provinciale, une pensée commune unissait fraternellement les cœurs ; on se sentait entre soi, on pouvait causer en confiance et même sourire sans crainte de n’être pas compris.
L’auteur s’estimera heureux si, dans les plus frivoles de ces Croquis, le lecteur veut bien retrouver quelque chose des traits qui aux derniers jours de 1914, ont composé la figure vaillante et sereine de Paris.
Le « Taube »
Une détonation brève et sourde, et qui semble si proche qu’on dirait l’explosion d’un pneu dans la rue de Rivoli. Les vieux messieurs qui lisent le journal sur les bancs des Tuileries relèvent à peine la tête ; les enfants continuent leurs jeux. Une seconde, une troisième, puis deux autres encore. Cette fois, un petit garçon laisse tomber sa balle, et montrant du doigt la cime des marronniers, crie : « Un aéroplane ! » Fier de sa découverte, il a le ton si joyeux, la mine si triomphante, qu’on se demande s’il ne badine pas. « Un Taube ! » poursuit-il. C’est un Taube, en effet ; il l’a reconnu soudain à la courbe des ailes, avec la certitude d’un aviateur consommé.
Toutes les têtes sont maintenant levées vers le zénith, tous les regards fixés sur le ciel blanc. Le Taube plane très haut ; il monte plus haut encore, virant vers le nord-est, tandis que, de divers points, crépite une fusillade. Les échos empêchent de distinguer d’où elle vient ; les coups semblent partir du bord de l’eau ou de la place de la Concorde ; les journaux annoncent ce matin qu’on tirait de la Pépinière et d’un café près de l’Opéra.
À chacune des salves, on s’attend à voir fléchir le Taube, méchant oiseau qui porte un nom de colombe ; mais les yeux, éblouis par la blancheur du ciel, voient danser des lucioles, perdent la trace de l’avion et, quand ils l’ont retrouvé, l’aperçoivent tout petit, bien loin derrière Montmartre.
Des conversations s’engagent entre les promeneurs ; des groupes se forment ; des spécialistes improvisés pérorent ; ils comparent nos aéroplanes à ceux de l’ennemi ; ils savent tout de l’aviation et de la stratégie.
Dans le quartier qui s’étend des Tuileries aux boulevards, concierges et boutiquiers sont debout devant les portes ; ils continuent d’interroger le ciel où il n’y a plus rien, tout en devisant le plus tranquillement du monde. Sur la chaussée, libre de voitures, les piétons marchent du pas accoutumé, regagnant leur domicile après la journée faite. Aucune fièvre, aucune agitation. « Ça, dit un philosophe, ça ne serait bon que pour la panique. Mais les Prussiens se trompent ; ils nous rendent service : nous sommes tellement badauds que ça nous fait passer le temps. – Après tout, dit un autre, qui montre du geste la rue vide, nous avons le risque des bombes, mais au moins les autobus ne nous écraseront pas. »
(3 septembre 1914.)
Les grands magasins
Quatre heures. C’est le moment où le travail bat son plein. Il y a six semaines, bien que la saison fût déjà avancée, taxis et équipages s’alignaient le long du ruisseau sur plusieurs rangs et en files serrées. Sur le trottoir, on avait peine à fendre le flot qui se pressait vers les portes, à se frayer un passage parmi la foule des demi-élégantes, en quête d’une occasion, qui assiégeaient les comptoirs en plein air, retournant les coupons, les rubans et les soldes d’un geste avide et affairé. Sur la façade d’arrière, tout un peuple de facteurs engouffrait des tapis, des meubles, de la vaisselle dans les grandes autos de livraison.
Aujourd’hui, plus de voitures, plus de comptoirs au-dehors ; quelques rares passantes qui ne s’arrêtent même plus aux devantures ; on circule aussi librement que dans une rue d’Auteuil. On entre. Sous ce hall, jadis bourdonnant de rumeurs et qui, vu des galeries d’en haut, rappelait une fourmilière, solitude et silence complets. Les avenues sont désertes ; on aperçoit d’un bout à l’autre l’étendue luisante du parquet et les dessins insoupçonnés de ses voliges en point de Hongrie. Il y a encore tout un personnel mâle d’employés en jaquette et d’inspecteurs en cravate blanche ; mais ce personnel a les tempes grisonnantes et le ventre arrondi ; c’est fini des jolis vendeurs à la taille fine, à la moustache mousseuse, qui souriaient au rayon des gants et faisaient apprécier la qualité des Suède avec des gestes si caressants.
De temps en temps, une cliente arrive. Elle ne s’attarde pas, elle n’a même point à lutter contre les tentations, elle ne regarde pas. C’est une ménagère qui va aux choses sérieuses, à la chaussure, à la flanelle et qui va tout droit vers son but. Peu de monde à la confection, très peu aux modes ; à la dentelle personne. Le rayon de librairie est encombré de cartes géographiques, celui des jouets vend des drapeaux aux couleurs des alliés, des bannières de Jeanne d’Arc, et tient même en réserve deux ou trois étendards aux armes de Savoie.
Le rayon le plus achalandé est un rayon nouveau, celui des ambulances. On y vend du matériel d’hôpital, du coton hydrophile, de la toile à pansement. Et l’on admire dans une vitrine la dernière création de la couture parisienne, un costume complet de dame de la Croix-Rouge, auquel, par habitude, la main de l’étalagiste a su donner une élégance exquise en imprimant à la jupe de laine blanche les plis savants et la grâce ondoyante d’une toilette de soirée.
(4 septembre 1914.)
La Bourse
Un arrêté du préfet de police a fermé la Bourse des valeurs. Plus d’un capitaliste doit trouver que cette mesure s’est fait beaucoup attendre ; ceux qui ont mis en portefeuille de la rente autrichienne estiment pour le moins qu’elle retarde d’une année.
La Bourse n’offre jamais au profane un spectacle bien attrayant. Pour le rentier timide qu’une mauvaise étoile égare sous ses portiques, c’est un peu un cercle de l’enfer où démons et damnés poussent des cris sauvages. On entend leur clameur longtemps avant de les voir ; elle domine le bruit des tramways, la trompe des taxis et celle des autobus, tout le tumulte de la rue. Au sommet du perron, entre les lourdes et noires colonnes corinthiennes, semble se dérouler une parade singulière ; des énergumènes, juchés sur des bancs, échangent des vociférations et des gestes enragés. On franchit les portes non sans peine, giflé par les battants qui retombent, poussé tour à tour et refoulé par le flux et le reflux. On arrive dans le hall. Des gens affolés vous bousculent sans vergogne, impétueux et brutaux comme s’il était question de gagner cent mille francs ou de ramasser deux sous. Un charivari effroyable emplit la vaste nef et monte jusqu’aux voûtes où Abel de Pujol a simulé en grisaille les bas-reliefs d’un Phidias éclos sous Louis-Philippe. Une mêlée furieuse empêche d’approcher du milieu de la salle ; on ne distingue pas ce qui peut s’y passer ; mais, à en juger par les cris, un Huron ne douterait pas qu’on n’assassine quelqu’un. Une cloche retentit ; les hurlements redoublent aux premiers coups et décroissent ensuite pour finir en murmures ; les combattants se séparent, laissant le champ de bataille tout fumant de poussière et couvert de papiers.
Depuis un mois, la Bourse était l’asile du silence et de la désolation. Personne aux abords du parvis, personne sous les portiques, personne aux Pieds-Crottés. Dans la nef, plus un cri. Au lieu des milliers de fidèles qui d’habitude, en guise de livres de prières, y tiennent des carnets, deux cents vieillards au plus, princes des prêtres ou anciens du peuple qui, nourris dans le temple, n’avaient pu s’affranchir d’une routine demi-séculaire. Réunis en petits groupes, ils causaient à voix basse ou, solitaires, ils lisaient leur journal, assis sur les strapontins, dans l’ombre des bas-côtés.
Le centre de la salle, le saint des saints, jadis inaccessible, se montrait entièrement à nu ; on y découvrait la « corbeille », qui ressemble à une garderie d’enfants, et je ne sais quelle enceinte, au parquet relevé en cône, pareille à quelque jeu bizarre de casino. Pas une offre, pas une demande ; point d’affaires ni de commission. La cloche tintait un glas, et l’assistance se dispersait avec des mines d’enterrement.
La Bourse a la figure d’un temple. On y honore un dieu à deux visages, dieu de la hausse et de la baisse ; mais, à la différence de celui de Janus, ce temple s’ouvre dans la paix et se ferme dans la guerre.
(7 septembre 1914.)
Parc à bestiaux
Paris peut être tranquille : il ne mourra pas de faim. Il voit de ses yeux, le dimanche, les troupeaux assemblés dans le bois de Boulogne ; ce n’est qu’une faible partie des vivantes réserves qu’il a autour de lui et qu’il ne soupçonne pas. Sur tout le périmètre du camp retranché, l’intendance a ménagé des parcs où paissent par milliers les bœufs, les veaux et les moutons. L’un d’eux est installé dans le domaine de Sceaux.
Les habitués de Robinson savent l’emplacement de ces jardins magnifiques dont ils aperçoivent les pelouses du haut de Malabry ; mais bien peu de Parisiens en connaissent autre chose que cette vue cavalière et la muraille interminable qui, de près, les dérobe aux passants.
Derrière ce mur, subsiste l’un des plus beaux domaines de l’ancienne France. Colbert l’avait créé en 1671 ; après la mort de son fils Seignelay, il passa au duc du Maine, puis au duc de Penthièvre ; il appartient aujourd’hui aux descendants de Mortier, duc de Trévise.
Du palais construit par le Vau, ou peut-être par Claude Perrault, l’architecte du Louvre, il ne reste plus rien ; un château du second Empire, sans grand caractère, s’est bâti sur ses ruines ; on ne reconnaît, d’après les vieilles gravures, que la grille d’entrée avec ses logements de gardes et ses groupes d’animaux, quelques communs, une superbe orangerie et le délicieux pavillon de l’Aurore. Celui-ci occupe, dans un angle du parc, du côté de Bourg-la-Reine, une petite hauteur, d’où la vue devait s’étendre sur Fontenay-aux-Roses. C’est une retraite charmante et silencieuse. Une rotonde, surmontée d’un dôme et flanquée de deux cabinets, s’élève sur un double perron. Au dedans, des pilastres de stuc soutiennent une coupole, décorée par Lebrun de fresques mythologiques qui s’effacent sous l’injure du temps.
Au contraire, la beauté du parc demeure presque entière. Les bosquets ont perdu la plupart des chefs-d’œuvre de sculpture qu’un ministre tout-puissant et un fils de roi y avaient prodigués ; on ne retrouve plus ni la Diane de bronze, offerte à Servien par Christine de Suède, ni l’Hercule gaulois, acheté par Colbert à Puget. La cascade, autrefois célèbre, a été remplacée par un tapis vert, comme, sous Louis XV, celle de Marly. Mais le plan de Le Nôtre survit, avec son admirable parterre, ses grandes voûtes de verdure, plus ombreuses que celles de Versailles, son canal long d’un quart de lieue, ses bassins où chantent les jets d’eau.
La hauteur des terrasses, la pente des allées offrent de tous côtés des perspectives imprévues, un pittoresque plus animé que ne l’est d’ordinaire celui des parcs français. Çà et là, sur des piédestaux, se dressent des figures de dieux, figures souvent médiocres, mais d’un style si rustique et d’une pierre si fruste qu’on dirait que la nature elle-même a modelé