Lexperience Esthetique Africaine

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L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE AFRICAINE

ÉTAT DES LIEUX ET REGARD PHILOSOPHIQUE


par

ISSIAKA-PROSPER L. LALÈYÊ

Le concept d’expérience esthétique est extrêmement vaste. Son


contenu est très riche et il varie à travers le temps et l’espace. Pour
l’Afrique comme pour d’autres continents, l’expérience esthétique
englobe tout ce qui relève de nos cinq sens : le toucher, l’odorat,
l’ouïe, le goût et la vue. En Afrique, l’art a fleuri dans ces cinq di-
rections (Lalèyê 2006a). Il a même exploité les nombreux et impré-
visibles espaces d’intersection des données des sens pour éclore
dans le domaine de la poésie sous forme de poèmes et chansons,
dans celui de la religion avec les prières et les hymnes, dans le
domaine si important de l’art culinaire à travers finesses et raffi-
nements dont les non-habitués n’ont perçu que les « odeurs », et
même dans le domaine de la technique (Lalèyê 2006b) où des objets
conçus comme purement utilitaires sont fabriqués avec tant
d’amour et de soin qu’ils ont été jugés dignes de figurer dans les
meilleurs musées du monde.
Même la magie et le soi-disant fétichisme africain sont envahis
de préoccupations artistiques, les créateurs africains ayant maîtri-
sé au plus haut point le maniement du rythme de la matière pour
célébrer l’esprit (Lalèyê 1978). Il y aurait donc beaucoup à dire au
sujet de l’expérience esthétique africaine (Lalèyê 1977). Je me con-
tenterai de soulever trois questions qui m’offriront autant de voies
pour dresser un état des lieux et déployer un regard philosophique.
Je commencerai par m’interroger sur l’expérience esthétique
africaine aujourd’hui, puis je prendrai en considération la place
que la philosophie occupe ou pourrait occuper en son sein.
J’essaierai pour finir de voir dans quelle mesure un regard philo-
sophique porté sur cette expérience pourrait tirer profit d’un
contexte de dialogue entre les philosophes et les penseurs africains,
américains, et la diaspora noire.
*
En attendant de pouvoir circonscrire avec toute la précision
souhaitable ce qu’est une expérience, qu’elle soit individuelle et/ou
collective, trois choses caractérisent l’expérience esthétique afri-
caine du moment. La première est une intense effervescence. La
seconde est une grande liberté de choix, même si ce dernier reste
conditionné par un pouvoir d’achat qui varie beaucoup d’une socié-
té à l’autre ou d’une classe sociale à l’autre. La troisième – qui n’est
Diogène n° 235-236, juillet 2011.
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que le résultat des deux premières dûment analysées – est une


acculturation galopante.
J’appelle effervescence la véritable ébullition qui s’impose à
l’observateur lorsqu’il considère, même superficiellement, ce qui se
passe dans nos langues, nos musiques, nos littératures, nos films,
nos philosophies, nos religions, notre moral, notre politique et mê-
me nos techniques, qui sont les manifestations d’une science que
nous avons du mal à maîtriser dans nos écoles.
Tout le monde sait que les langues africaines sont nombreuses,
voire très nombreuses. Néanmoins quelques langues s’imposent,
autorisant le tracé encore approximatif d’aires linguistiques à
l’intérieur desquelles il serait possible de parler de dialectes. La
langue peul, le haoussa, le yoruba, le fon-gbé, le sonrhaï illustrent
l’aire linguistique ouest-africaine. Le swahili domine l’aire linguis-
tique est-africaine et les langues bantou, sur lesquelles Kagamé
(1976) a laissé de précieuses cartes forment l’aire linguistique de
l’Afrique du centre et du sud où émergent comme langues au-
jourd’hui dominantes le lingala, le kiluba, le kikongo, le khoïsane
et d’autres. Cependant, malgré cette richesse linguistique pour le
moment écrasante, nous voyons bien que l’Afrique actuelle fait des
efforts immenses pour parler l’anglais, le français, l’espagnol, le
portugais, l’arabe et certainement bientôt le chinois. L’effer-
vescence et l’ébullition linguistique correspondent au travail multi-
forme que déploient les Africains pour ajouter à leurs langues na-
tives – qu’ils connaissent toujours et déjà – toutes ces langues do-
minantes parmi lesquelles celles de provenance européenne qui
conditionnent la réussite d’une carrière.
La musique africaine actuelle reflète à merveille cette ébullition
des idées (Cowen 2002), des images et surtout des sons et des
rythmes. À nos instruments traditionnels au nombre desquels on
trouve le tam-tam, le balafon, la guitare, la cora, la flûte, la cale-
basse ou le simple canari posé – ou non – sur un vase d’eau, sont
venus s’articuler, et non pas s’ajouter, le piano, la guitare euro-
péenne, le saxophone, le violon européen, le tambour européen…
On voit bien qu’au lieu d’étouffer le génie de nos créateurs en ma-
tière de musique, ces instruments venus d’ailleurs semblent don-
ner à ce génie un coup de fouet salutaire qui fait jaillir des mélo-
dies inédites sur des rythmes parfois déroutants.
Quant aux littératures, on sait que de louables tentatives de
production en langues africaines ont été menées ici et là. Nos poè-
mes, nos romans, nos pièces de théâtre, nos conférences politiques,
nos discours religieux ne s’embarrassent pas du fait d’être produits
en langues étrangères pour extérioriser un génie créateur duquel
Léopold Sédar Senghor et Wole Soyinka sont de dignes représen-
tants, tandis qu’Aimé Césaire prouve à sa manière comment ce
génie a pu traverser les océans et cependant s’épanouir.
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Aussi ne sera-t-on pas étonné de constater le bouillonnement de


l’expérience esthétique jusque dans le domaine de la religion (La-
lèyê 1993). Car les religions traditionnelles ont beau être là, dans
tout ce qu’elles comportent de mystérieux, d’énigmatique et
d’insaisissable (comme il sied à toute religion ordonnée au sacré,
au numineux voire au transcendant) : mais qu’ils portent soutane,
veston, burnou ou boubou, les Africains lisent la Bible et le Coran
dans le texte. La religiosité africaine dont les Africains offrent le
spectacle scintille en des milliers de réalisations d’ordre esthétique,
que ce soit dans le chant, la danse ou les costumes (Lalèyê 2000).
Dans le domaine de la morale aussi l’Afrique est en ébullition
car les règles qui président à la conduite individuelle et collective
ne viennent plus seulement de la coutume et de la tradition ; elles
s’inspirent désormais directement et indirectement des droits de
l’homme et du citoyen et on se demande comment les Africains
d’aujourd’hui s’y prennent pour gérer leur conscience morale et
juger leurs propres actions.
La politique, nous le savons, fonctionne dorénavant selon deux
concepts régulateurs : la démocratie et le développement (Lalèyê
1999). Sous l’effet de ces deux concepts, les Africains déploient une
ingéniosité très diversifiée et très perspicace depuis qu’ils ont com-
pris qu’il faut l’une pour avoir l’autre ; cela donne lieu à une pro-
duction de tous ordres, y compris sur le plan artistique, où l’expé-
rience esthétique africaine est aussi en ébullition.
Dans le domaine des techniques enfin, la vie quotidienne des
Africains inclut aujourd’hui tellement d’objets nouveaux que nos
aïeux d’il y a deux ou trois générations seraient dépaysés s’ils re-
venaient parmi nous. Du téléphone portable à la télévision, en pas-
sant par le réfrigérateur et la voiture, l’Africain moderne utilise
quotidiennement des objets esthétiquement si exogènes qu’on se
demande quelles places occupent dans son imaginaire la natte de
raphia, les ustensiles de cuisine en argile, le tam-tam transmetteur
de nouvelles ou l’âne, le cheval, le zébu et la pirogue comme modes
de déplacement et de transport.
Lorsque je parle de l’effervescence et de l’ébullition de
l’expérience esthétique africaine, c’est à ces différentes réalités
dans ces différents domaines qu’il faut pouvoir penser. Ce sont les
répercussions sur le plan artistique (esthétique) de ces phénomè-
nes qu’il faut se représenter.
Devant une telle abondance de matériaux et d’opportunités, il
est facile de voir comment la liberté de choisir ne peut être limitée
que par des obstacles objectifs. J’entends par là que plus aucun
chef d’État, aucun chef d’Église, aucun chef d’association humaine
ne peut obliger ses membres à penser d’une certaine façon, à vivre
d’une certaine façon ou même à espérer d’une certaine façon. Ou
plutôt, à côté des façons de vivre, de penser et d’espérer que propo-
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sent ceux qui s’estiment être les chefs ou les dirigeants, les Afri-
cains sont désormais persuadés de pouvoir vivre, penser et espérer
autre chose. Mais la grande liberté de choix ainsi rendue possible
est encore loin d’être effective pour tout le monde. Plusieurs se
tuent en essayant de la réaliser, d’autres sont contraints d’en rêver
plusieurs éléments. Mais les uns et les autres ont vu se restructu-
rer l’espace du possible et leur imaginaire s’en trouve aiguillonné.
Je constate pour ma part une véritable accélération de la dé-
culturation-reculturation de l’Afrique, dont notre expérience esthé-
tique nous offre le spectacle en attendant que nous nous donnions
les moyens d’y voir plus clair. Les cultures africaines d’hier ne sont
pas encore mortes, bien au contraire, mais celles de demain ne sont
pas encore nées, tant s’en faut. Entre les deux, les Africains
d’aujourd’hui, au même titre que les autres hommes, vivent et sur-
vivent grâce à un bricolage dont l’expérience esthétique africaine
porte les multiples traces.
*
Il conviendrait de ne pas confondre la philosophie et les philoso-
phes (Lalèyê 1982). Des philosophes africains, je veux dire des in-
tellectuels africains de formation philosophique, vivent en Afrique
et y font leur travail. Ils s’évertuent notamment à faire leur métier
d’enseignants et s’efforcent d’appliquer des programmes officielle-
ment définis qui puissent permettre à leurs élèves et à leurs étu-
diants de réussir à différents examens afin d’obtenir des diplômes
appelés à permettre leur insertion socioprofessionnelle.
Il conviendrait également de ne pas confondre une absence tota-
le de la philosophie avec ce que l’on pourrait considérer comme un
sommeil de la philosophie. Ce que l’on observe, c’est l’absence par
endroits – et le sommeil à plusieurs endroits – d’un souci philoso-
phique qui puisse prendre en charge cette effervescence et cette
ébullition culturelles pour les observer, les décrire, expliciter cer-
taines questions qu’elles posent à ceux qui les vivent afin de forger
les concepts et les théories aptes à faire émerger des solutions phi-
losophiquement acceptables.
Un souci philosophique face à l’expérience esthétique africaine
n’aurait pas seulement à explorer et réexplorer notre héritage ar-
tistique sous toutes ses formes, musicale, littéraire, sculpturale et
technique. Il devrait également se pencher sur le vécu artistique
africain actuel pour aider autant que faire se peut à favoriser la
prise de conscience des enjeux réels afin d’être en mesure d’en es-
quisser les solutions.
Dans le contexte d’un dialogue entre des philosophes africains
et ceux de descendance africaine, l’art représente un domaine pri-
vilégié pour des études comparatives, donc pour des échanges per-
mettant de mettre en lumière ce qui nous était commun, moins à
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l’origine qu’à une certaine origine ; et, en même temps, ce qui nous
demeure commun dans la lutte multiforme pour faire front à la
modernité sans se fermer à elle, mais en s’ouvrant avec lucidité et
discernement à ce qu’elle nous propose.
La religion, ai-je fait remarquer plus haut, est un domaine où la
création artistique se laisse libre cours, qu’il s’agisse d’illustrer les
mythes, de les mimer, de les chanter ou de les danser. Or, juste-
ment, les religions restent les formes sous lesquelles a survécu un
patrimoine culturel qui a traversé les océans et résisté aux brutali-
tés de l’esclavage. Certes, ces religions traditionnelles ont dû se
transformer pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie impo-
sées aux filles et aux fils d’Afrique. C’est pourquoi, en observant
adéquatement les diverses formes actuelles de religiosité africaine
hors d’Afrique, il est possible de comprendre certaines de ces for-
mes en Afrique.
Un dialogue intelligemment conduit pourrait permettre à ceux
de la Diaspora noire qui s’interrogent plus ou moins douloureuse-
ment sur leurs racines d’échanger avec les Africains qui sont restés
sur le continent et qui, pour décider de ce qu’ils devraient faire,
pourraient avoir intérêt à laisser parler ceux de la Diaspora et
leurs descendants.
*
Il est heureux que la première décennie du troisième millénaire
ait été marquée par une déclaration universelle sur la diversité
culturelle, très tôt suivie d’une convention sur la diversité culturel-
le (UNESCO 2002, 2005). Pendant ce temps, les États africains qui
ont adopté une Charte culturelle de l’Afrique1 en 1976 ont jugé op-
portun, une trentaine d’années après, d’adopter une Charte de la
Renaissance Culturelle Africaine2. Cela veut dire que si les Afri-
cains ont besoin d’un cadre et d’instruments juridiques pour œu-
vrer à leur spécificité culturelle (Lalèyê 2010b) dans le respect bien
compris des spécificités culturelles des autres hommes, ce cadre et
ces instruments leur sont désormais fournis.
Il ne reste qu’à ceux de ces Africains qui jouissent d’une forma-
tion philosophique (Lalèyê 1982) de se demander de quelle manière
la philosophie pourrait contribuer à rendre les différents discours
qui se tiennent déjà sur notre vécu culturel plus cohérents avec nos
origines, en tout cas avec ce que nous en savons, et plus conformes
à nos aspirations, dans le strict respect des aspirations des autres
hommes.
Issiaka-P. L. LALÈYÊ.
(Université Gaston Berger, Saint-Louis.)

1. Adoptée à Port-Louis, île Maurice, le 5 juillet 1976.


2. Adoptée à Khartoum (Soudan), le 24 janvier 2006.
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