Lexperience Esthetique Africaine
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ISSIAKA-PROSPER L. LALÈYÊ
sent ceux qui s’estiment être les chefs ou les dirigeants, les Afri-
cains sont désormais persuadés de pouvoir vivre, penser et espérer
autre chose. Mais la grande liberté de choix ainsi rendue possible
est encore loin d’être effective pour tout le monde. Plusieurs se
tuent en essayant de la réaliser, d’autres sont contraints d’en rêver
plusieurs éléments. Mais les uns et les autres ont vu se restructu-
rer l’espace du possible et leur imaginaire s’en trouve aiguillonné.
Je constate pour ma part une véritable accélération de la dé-
culturation-reculturation de l’Afrique, dont notre expérience esthé-
tique nous offre le spectacle en attendant que nous nous donnions
les moyens d’y voir plus clair. Les cultures africaines d’hier ne sont
pas encore mortes, bien au contraire, mais celles de demain ne sont
pas encore nées, tant s’en faut. Entre les deux, les Africains
d’aujourd’hui, au même titre que les autres hommes, vivent et sur-
vivent grâce à un bricolage dont l’expérience esthétique africaine
porte les multiples traces.
*
Il conviendrait de ne pas confondre la philosophie et les philoso-
phes (Lalèyê 1982). Des philosophes africains, je veux dire des in-
tellectuels africains de formation philosophique, vivent en Afrique
et y font leur travail. Ils s’évertuent notamment à faire leur métier
d’enseignants et s’efforcent d’appliquer des programmes officielle-
ment définis qui puissent permettre à leurs élèves et à leurs étu-
diants de réussir à différents examens afin d’obtenir des diplômes
appelés à permettre leur insertion socioprofessionnelle.
Il conviendrait également de ne pas confondre une absence tota-
le de la philosophie avec ce que l’on pourrait considérer comme un
sommeil de la philosophie. Ce que l’on observe, c’est l’absence par
endroits – et le sommeil à plusieurs endroits – d’un souci philoso-
phique qui puisse prendre en charge cette effervescence et cette
ébullition culturelles pour les observer, les décrire, expliciter cer-
taines questions qu’elles posent à ceux qui les vivent afin de forger
les concepts et les théories aptes à faire émerger des solutions phi-
losophiquement acceptables.
Un souci philosophique face à l’expérience esthétique africaine
n’aurait pas seulement à explorer et réexplorer notre héritage ar-
tistique sous toutes ses formes, musicale, littéraire, sculpturale et
technique. Il devrait également se pencher sur le vécu artistique
africain actuel pour aider autant que faire se peut à favoriser la
prise de conscience des enjeux réels afin d’être en mesure d’en es-
quisser les solutions.
Dans le contexte d’un dialogue entre des philosophes africains
et ceux de descendance africaine, l’art représente un domaine pri-
vilégié pour des études comparatives, donc pour des échanges per-
mettant de mettre en lumière ce qui nous était commun, moins à
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l’origine qu’à une certaine origine ; et, en même temps, ce qui nous
demeure commun dans la lutte multiforme pour faire front à la
modernité sans se fermer à elle, mais en s’ouvrant avec lucidité et
discernement à ce qu’elle nous propose.
La religion, ai-je fait remarquer plus haut, est un domaine où la
création artistique se laisse libre cours, qu’il s’agisse d’illustrer les
mythes, de les mimer, de les chanter ou de les danser. Or, juste-
ment, les religions restent les formes sous lesquelles a survécu un
patrimoine culturel qui a traversé les océans et résisté aux brutali-
tés de l’esclavage. Certes, ces religions traditionnelles ont dû se
transformer pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie impo-
sées aux filles et aux fils d’Afrique. C’est pourquoi, en observant
adéquatement les diverses formes actuelles de religiosité africaine
hors d’Afrique, il est possible de comprendre certaines de ces for-
mes en Afrique.
Un dialogue intelligemment conduit pourrait permettre à ceux
de la Diaspora noire qui s’interrogent plus ou moins douloureuse-
ment sur leurs racines d’échanger avec les Africains qui sont restés
sur le continent et qui, pour décider de ce qu’ils devraient faire,
pourraient avoir intérêt à laisser parler ceux de la Diaspora et
leurs descendants.
*
Il est heureux que la première décennie du troisième millénaire
ait été marquée par une déclaration universelle sur la diversité
culturelle, très tôt suivie d’une convention sur la diversité culturel-
le (UNESCO 2002, 2005). Pendant ce temps, les États africains qui
ont adopté une Charte culturelle de l’Afrique1 en 1976 ont jugé op-
portun, une trentaine d’années après, d’adopter une Charte de la
Renaissance Culturelle Africaine2. Cela veut dire que si les Afri-
cains ont besoin d’un cadre et d’instruments juridiques pour œu-
vrer à leur spécificité culturelle (Lalèyê 2010b) dans le respect bien
compris des spécificités culturelles des autres hommes, ce cadre et
ces instruments leur sont désormais fournis.
Il ne reste qu’à ceux de ces Africains qui jouissent d’une forma-
tion philosophique (Lalèyê 1982) de se demander de quelle manière
la philosophie pourrait contribuer à rendre les différents discours
qui se tiennent déjà sur notre vécu culturel plus cohérents avec nos
origines, en tout cas avec ce que nous en savons, et plus conformes
à nos aspirations, dans le strict respect des aspirations des autres
hommes.
Issiaka-P. L. LALÈYÊ.
(Université Gaston Berger, Saint-Louis.)
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