N°7 3. Ozias Mbida
N°7 3. Ozias Mbida
N°7 3. Ozias Mbida
Numéro 7
Janvier 2022
SOMMAIRE
Éditorial
par Nadine ASMAR, Léna BAÏSSET, Olivier BENETEAU, Erwann BERTHELOT, Etienne GARNIER, Elodie LE BELLER
et Allison LE DOUSSAL…………………………………………………………………………………………..p. 9
Écriture et enseignement des noms propres de personnages dans le contexte camerounais : analyse de deux œuvres
du programme scolaire
par Ozias MBIDA……………………………...……………………………………………………………..….p. 41
II. VARIA
7
ÉCRITURE ET ENSEIGNEMENT DES NOMS PROPRES
DE PERSONNAGES DANS LE CONTEXTE CAMEROUNAIS :
ANALYSE DE DEUX ŒUVRES DU PROGRAMME SCOLAIRE
Ozias MBIDA
Université d’Angers
Résumé : L’attribution du nom propre dans les cultures ancestrales africaines est un processus
long et lent qui aboutit généralement à une pluralité d’appellations pour la personne.
L’islamisation et la colonisation occidentale ont imposé à leur tour le système du prénom et du
patronyme. Ce double processus d’attribution du nom propre est aussi celui du Cameroun
contemporain. Le corpus littéraire au programme scolaire se veut être le reflet de cette réalité
socioculturelle complexe. Cependant, l’analyse sociocritique de deux œuvres en prose tirées de
ce corpus, à savoir un roman et un recueil de nouvelles, révèlent que l’attribution des noms
propres des personnages est plutôt le fait des idéologies dominantes qui structurent le contexte
socioculturel. Autrement dit, l’esthétique des auteurs tend à donner une vision schématique des
noms des personnages, accompagnée en cela par un dispositif méthodologique et didactique
centrés autour des enjeux de la quotidienneté qui obstruent la perspective plurivoque de lecture
des noms propres pourtant attendue.
Abstract: The process of giving a proper name in ancestral African cultures is a long and slow
one that usually results in a plurality of names for one single person. Islamization and Western
colonization in turn imposed the system of first and last names. This double process of attribution
of the proper name is also that of contemporary Cameroon. The literary corpus in the school
curriculum is intended to reflect this complex socio-cultural reality. However, the socio-critical
analysis of two prose works taken from this corpus, namely a novel and a collection of short
stories, shows that the attribution of the proper names of the characters is the result of the
dominant ideologies which structure the socio-cultural context. In other words, the aesthetics of
the authors tend to give an over-simplistic vision of the names of the characters, accompanied in
this by a methodological and didactic device centered around the challenges of everyday life
which obstruct the multi-faceted perspective of reading proper names, however predictable.
41
Keywords: proper name, context, culture, identity, character, Cameroon, literature
Le cadre contextuel
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis : / Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
/ Et dans l’ombre qui s’épaissit. / Les Morts ne sont pas sous la Terre : / Ils sont
dans l’Arbre qui frémit, / Ils sont dans le Bois qui gémit, / Ils sont dans l’Eau qui
coule, / Ils sont dans l’Eau qui dort, / Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
/ Les Morts ne sont pas morts1.
Ainsi, l’imaginaire africain associe le corps humain à une diversité d’entités qui se
dévoilent au fur et à mesure au cours de l’existence. Au corps physique sont associés les
éléments abstraits et mystérieux tels que l’ombre, la pensée, les ancêtres morts ou les esprits
invisibles. L’imaginaire collectif matérialise la présence de ces entités abstraites par les
éléments de la nature tels que l’eau, la terre, le feu, le vent. La personne humaine est de ce fait
appréhendée comme un assemblage de diverses composantes abstraites et concrètes.
Cette vision de l’homme détermine à son tour la vision du nouveau-né, laquelle consiste
à croire, selon Odile Journet-Diallo2, que l’enfant qui naît n’est pas tout à fait un être nouveau
qui entre dans la vie. S’il est accueilli en général avec les hommages et la bienveillance que
l’on doit à un hôte, l’on s’autorise tout de même à garder le doute sur son identité intrinsèque.
Autrement dit, on considère que le nom propre ne désigne pas seulement l’identité physique de
la personne mais qu’il est aussi le révélateur de ses liens et de ses ascendances mystiques. Car,
1
DIOP Birago, « Souffles », dans Leurres et lueurs, Paris, Présence africaine, 1960.
2
JOURNET-DIALLO Odile, « Noms d’ancêtres, noms d’amis, noms de dérision, Exemples africains », Spirale,
no 19, 2001, p. 51-60, disponible sur https://www.cairn.info/revue-spirale-2001-3-page-51.htm (consulté le
8 septembre 2020).
42
pense-t-on, « des enfants peuvent mourir de n’avoir pas reçu le nom qui leur convenait 3 ». Aussi
la communauté s’interroge-t-elle avant toute démarche :
S’agit-il d’un génie de brousse qui vient s’incarner pour repartir aussitôt ? Ou
bien est-ce un ancêtre velléitaire hésitant à se fixer une nouvelle fois dans le
monde des vivants ? Jusqu’à l’apparition de certains signes, le doute plane tant
sur le caractère humain de l’enfant que sur son désir de rester ici-bas4.
Non seulement ce doute retarde le processus d’attribution du nom mais il ouvre aussi la
voie à un processus lent et long qui dure parfois toute la vie du sujet. Il faut également rappeler
qu’à côté du processus sacré de désignation de noms propres, il existe un processus parallèle
d’attribution, plus ou moins profane, qui mobilise des pratiques coutumières et des traditions
établies, lesquelles voient intervenir divers réseaux de liens sociaux, incluant les membres du
clan, du lignage maternel et paternel mais aussi des amis des familles dans les différentes
séquences d’attribution de noms propres.
La personne humaine devient porteuse d’autant de noms qu’on lui reconnaît de
composantes. Françoise Héritier parle de « feuillage5 » de la personne pour insister sur la
pluralité de ses identités nominales. Odile Journet-Diallo quant à elle préfère le terme de
« collection d’appellations6 ».
Ce double processus d’attribution de noms propres, à la fois sacré et profane, sérieux et
de dérision, ouvre la voie à une possibilité indénombrable de production de noms propres selon
les cultures. La comparaison que fait Odile Journet-Diallo du processus d’attribution de noms
dans quelques ethnies africaines permet d’en tirer des modèles récurrents. Tout au long de sa
vie, une personne africaine peut être désignée par six à sept noms en moyenne. À ceux-là
s’ajoute parfois le nom provisoire, donné à l’enfant aux premiers jours de sa naissance, dans
l’attente de son nom permanent. Ainsi, chez les Mossi du Burkina Faso, l’enfant peut être appelé
« petit », « étranger », « nouvel étranger », « homme blanc », « homme ouvert » durant ses
premiers jours7. Mais en fin de compte, malgré la pluralité d’appellations dont bénéficie le
nouveau-né, c’est le nom propre issu des rituels sacrés qui est considéré comme son véritable
nom, c’est lui qui dévoile la nature de l’esprit ou de la personne réincarnée.
3
Ibid., p. 55.
4
Ibid., p. 51.
5
HÉRITIER Françoise, « L’identité samo », dans LÉVI-STRAUSS Claude (dir.), L’Identité, Paris, Presses
Universitaires de France, 1983. Cité dans Ibid.
6
Ibid., p. 51-60.
7
Ibid., p. 51-52.
43
Islamisation, christianisation, colonisation, et écriture du nom propre dans le Cameroun
moderne
Le Cameroun moderne voit cohabiter sur son territoire deux systèmes d’attribution de
noms propres. Le système officieux, porté par les cultures animiste et traditionnelle, qui fait
perdurer le processus ancestral d’attribution de noms, et qui maintient une vision du monde et
de l’homme propre à chaque communauté ethnique. De ce fait, les rituels d’attribution des noms
propres, des jumeaux par exemple, ne sont pas les mêmes chez les Bamiléké de l’Ouest que
chez les Duala du littoral. De même, les populations animistes du Nord n’observent pas le même
rituel de nomination que les animistes du Sud.
La colonisation et l’islamisation ont apporté à l’environnement camerounais un nouveau
contexte socioculturel, occidental et oriental ; des valeurs et des pratiques cultuelles chrétiennes
et islamiques qui font qu’aux patronymes africains sont venus se greffer des prénoms européens
(juifs et chrétiens) et islamiques (arabo-berbères). Ainsi, à la pratique officieuse de la pluralité
de noms propres s’oppose la pratique dominante et officielle du prénom et du patronyme,
matérialisée par un acte administratif. Cela ne va pas sans induire un changement dans la
posture d’appréhension de la personne, qui passe ainsi d’une entité énigmatique à une entité
définie, identifiable et identifiée.
La littérature en français de façon générale et le roman camerounais particulièrement,
portés par l’esthétique réaliste, rendent compte à leur façon de cette expérience d’attribution de
noms propres. Le roman camerounais emprunte généralement au registre moderne son schéma
d’attribution des noms propres, à savoir la désignation du personnage par un patronyme et un
prénom. Mais il n’est pas rare de voir un personnage désigné uniquement par le patronyme ou
uniquement par le prénom. Le nom propre de dérision et le pseudonyme sont aussi courants. Le
corpus qui fait l’objet de notre analyse illustre ces différents cas de figure sans véritablement
témoigner de la dynamique plurivoque d’attribution de noms propres qui est celle de la société
camerounaise.
44
donnent lieu à une pluralité de postures théoriques et à une grande variété d’objectifs d’analyse
dans le champ de l’analyse du discours qui vont de la valorisation de la pluralité de jugements
à la recherche de la nuance des points de vue, en passant par la saisie de l’hétérogénéité
constitutive de la réalité socioculturelle. En d’autres termes, les différentes théories qui
s’intéressent à l’analyse du discours littéraire se positionnent tantôt pour une analyse discursive
de l’œuvre, tantôt pour une analyse textuelle8. Dans un cas comme dans l’autre, la posture est
de considérer le texte comme une réalité immanente. Cette perspective méthodologique est à
l’opposé de l’approche contextuelle amenée par les analyses de type psychologique 9.
Les implications idéologique, sociale et culturelle qui sont celles du corpus à analyser
orientent vers une étude du nom propre qui prend en compte le contexte historique de la société
des textes. Appréhender le texte littéraire de ce point de vue, c’est le percevoir avant tout comme
un « objet littéraire10 ». C’est aussi le percevoir comme un « fait littéraire11 ». C’est finalement
adopter le modèle méthodologique d’analyse qui valorise l’historicité de la société du texte.
La démarche de l’analyse sociocritique s’inscrit dans la seconde articulation. Cette
démarche se propose d’appréhender le processus de construction du sens de l’œuvre
romanesque en considérant comme autonome la société du roman. En effet, la démarche
sociocritique de Claude Duchet12 est construite autour d’une approche immanente du texte qui
considère la présence de la socialité dans le texte littéraire indépendamment des déterminants
contextuels ou extérieurs au texte. Il propose pour cela d’appréhender le sens du texte à partir
d’une démarche articulée qui refuse l’automaticité habituelle des modèles méthodologiques
d’analyse littéraire : « Il ne s’agit pas d’appliquer des normes et des étiquettes, mais d’interroger
les pratiques romanesques en tant que productrices d’un espace social, que j’ai proposé
d’appeler la société du roman13. » La notion de discours devient centrale dans son approche.
Ruth Amossy14 partage cette perspective discursive de l’analyse littéraire qui met l’accent sur
le processus esthétique de transformation des référents sociaux et historiques en discours
8
Le terme discours est appréhendé dans la perspective des différents courants théoriques : genres et formes de
l’art oratoire dans la tradition rhétorique. Approche syntaxique d’un ensemble de phrases successives, propriétés
structurales, lexicales et idéologiques dans l’analyse du discours littéraire.
9
Il est fait ici référence à la critique biographique particulièrement.
10
ROBIN Régine, Le Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors lieu, Longueuil, Le Préambule,
coll. « L’univers des discours », 1989.
11
DUCHET Claude, « Pathologie de la ville zolienne », dans MICHAUD Stéphane (dir.), Du visible à l’invisible.
Pour Max Minner, t. I, Paris, José Corti, 1988, p. 83-96.
12
DUCHET Claude, « Une écriture de la socialité », Poétique, no 16, 1973, p. 446-454.
13
Ibid., p. 448.
14
AMOSSY Ruth, « Sociocritique et argumentation : l’exemple du discours sur le “déracinement culturel” dans la
nouvelle droite », dans NEEFS Jacques et ROPARS Marie-Claire (éd.), La Politique du texte : enjeux sociocritiques,
Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 29.
45
littéraires. Elle considère qu’à travers le roman, « l’art vient dire le social ». À ces postures
d’analyse, il faut ajouter l’apport de Régine Robin15 qui s’inscrit dans la logique de la
sociocritique du discours à travers ce qu’elle appelle le « parcours de sens ». Edmond Cros16
quant à lui se propose de rechercher l’origine socio-idéologique des formes en prenant appui
sur l’histoire. Son analyse veut à cet effet « mettre en œuvre les modalités d’incorporation de
l’histoire au niveau du texte littéraire, non pas au niveau des contenus mais au niveau des
formes17 ». L’intérêt porté sur la forme l’oriente vers des analyses plutôt translinguistiques qui
viennent renforcer la perspective discursive de l’analyse du texte littéraire. Cette perspective
linguistique est prolongée par Pierre V. Zima18 au travers de la notion de « sociologie du texte »,
qui veut appréhender l’étude du texte au niveau du langage et de ses structures sémantiques et
narratives.
Loin d’avoir fait une présentation exhaustive des postures théoriques qui construisent la
diversité de l’analyse sociocritique, le présent rappel se veut comme une illustration de la
plurivocité théorique des modèles d’analyse sociocritique.
De cette plurivocité, le modèle d’analyse de Claude Duchet, plutôt centré autour du
concept de « sociogramme », paraît correspondre à notre orientation d’analyse. Défini comme
des « ensembles flous, instables, conflictuels de représentations partielles, centrées autour d'un
noyau, en interaction les unes avec les autres19 », le sociogramme reste néanmoins un concept
problématique et polémique comme la sociocritique elle-même. Aussi, en complément de
Claude Duchet, Régine Robin identifie-t-elle le sociogramme comme un parcours de
production de sens plutôt qu’à un dispositif conceptuel. Par conséquent, le présente-t-elle
comme intéressant du point de vue fonctionnel :
Pour qu’il y ait parcours de sens, découpage, il faut que ce discours social
cristallise autour de quelques points nodaux, qu’il y ait mise en ordre dans
l’hétérogénéité même du discours, grille d’écriture et de déchiffrement, passage
de la référence au référent, à travers ce que Claude Duchet a proposé d’appeler les
sociogrammes20.
Autrement dit, le sociogramme est pour elle le nœud discursif dont dépend la
compréhension du texte. Par ce rôle organisateur, le sociogramme est en sociocritique ce que
15
ROBIN Régine, op. cit.. p. 105.
16
CROS Edmond, La Sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2003.
17
Ibid., p. 53.
18
ZIMA Pierre V., Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, UGE, 1978.
19
ROBIN Régine, op. cit., p. 105.
20
Ibid.
46
la notion d’« isotopie » est pour la sémiotique. C’est finalement à travers les procédés
esthétiques tels que le déplacement, l’ironie, le pastiche, la mise à distance, le sociolecte, le
stéréotype, le cliché, la maxime, qu’elle se propose d’appréhender le sens du texte.
Analyser le nom propre dans le corpus qui nous intéresse, c’est identifier les « points
nodaux » et le processus de construction textuel du sens des noms propres.
Le corpus au programme scolaire au Cameroun est constitué de seize œuvres de genres
variés, issues de diverses aires culturelles : camerounaise, africaine et française. Le cadre
restreint du présent article ne permettant pas la prise en charge de l’ensemble de ce corpus, nous
avons fait un choix limité à deux œuvres qui illustrent l’environnement camerounais. Le corpus,
tiré du programme scolaire de français 2018/2019, est ainsi constitué des Tribus de Capitoline
de P.-C. Ombété Bella21, roman au programme en classe de seconde, et des Bimanes de Séverin
Cécile Abéga22, un recueil de sept nouvelles au programme en classe de sixième.
Par le profil des personnages, le choix des thèmes, le niveau de langue, la tonalité du
texte, Les Bimanes et Les Tribus de Capitoline témoignent de l’ouverture de la littérature sur le
discours socio-économique et politique. En effet, le contexte de l’écriture des œuvres est celui
de la crise économique et du passage d’une économie dirigiste à une économie libérale au
Cameroun avec pour conséquence le chômage de masse, la crise sociale et même morale. Le
discours institutionnel qui tend à reconstruire la notion de « développement » autour du
libéralisme encourage l’initiative privée et réhabilite le travail manuel, ce qui passe aussi par la
réhabilitation des personnages de la classe ouvrière d’une part, et par la lutte contre la corruption
d’autre part. Dans cette perspective, les deux œuvres valorisent l’agriculture, l'engagement
social, le travail manuel, ou la lutte contre la corruption. Les personnages des deux œuvres sont
porteurs de pseudonymes, de prénoms et de patronymes relevant de diverses aires culturelles.
Il est intéressant de voir comment ces noms propres participent à la construction du sens dans
les œuvres mais surtout quelle est leur esthétique. Autrement dit, en quoi reflètent-ils, ou non,
la plurivocité manifeste du nom propre dans le contexte africain ?
L’analyse du corpus se fait selon trois axes. D’abord, elle concerne les personnages
désignés par un pseudonyme, puis viennent les personnages porteurs de patronymes et opposés
à ceux qui sont porteurs de prénoms, et enfin ceux porteurs d’un patronyme et d’un prénom.
21
OMBÉTÉ Bella P.-C., Les Tribus de Capitoline, Yaoundé, Éditions CLE, 1986.
22
ABÉGA Séverin Cécile, Les Bimanes, Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1982.
47
Les modalités d’écriture du nom propre
La première modalité d’écriture des noms de personnages est celle des noms de dérision
ou des pseudonymes. Les noms des personnages sont dans ce cadre directement empruntés à la
société, à ses acteurs publics, ou au langage véhiculaire. Il est ainsi de Ngomna et de Tchakarias
dans la nouvelle Les Bimanes ; ou encore pour celui de Papa malin, pseudonyme donné par les
familiers à Ignace Ngan, dans Les Tribus de Capitoline ; et même pour celui de Manos dans la
même œuvre, et que l’auteur explique comme « une abréviation de “Man’ossananga” c’est-à-
dire l’homme de la tribu de son géniteur23 ». Les pseudonymes ont un fonctionnement opposé
dans les deux œuvres. Dans Les Tribus de Capitoline, les pseudonymes apparaissent en plus
des noms et des prénoms et jouent le rôle de surnoms pour les familiers. Dans Les Bimanes
cependant, les personnages sont désignés uniquement par leur pseudonyme. Ils participent
différemment à l’élaboration du sens des textes, révélant la différence entre les esthétiques des
auteurs.
En effet, dans Les Bimanes, les pseudonymes Ngomna et Tchakarias participent à la
typification et à l’élaboration de la vision conflictuelle de la relation entre les représentants
institutionnels et les citoyens. Dans l’espace public camerounais, le nom ngomna renvoie à
toute personne travaillant dans la fonction publique. Étymologiquement, ngomna désigne le
« service public » en fufuldé, une langue du nord du Cameroun. Le ngomna est par définition
un personnage public, au service des autres. Il fait l’objet d’une exploitation ironique dans le
texte. L’usage de l’article indéfini « un » en témoigne.
Avez-vous déjà vu un ngomna cuit à l’étouffé ? C’est un spectacle tout à fait banal.
Prenez un bel après-midi. Accrochez un soleil impitoyable dans un ciel pur et vous
verrez, dès qu’un ngomna mettra le nez dehors. Avec la manie qu’ils ont de
s’enfermer dans des vestes et de s’arrimer la gorge avec des cravates, ils ne peuvent
que bouillir quand il fait 45 degrés centigrades à l’ombre. Que voulez-vous24 ?
De même, Tchakarias est un nom propre venu du langage des jeunes, le camfranglais.
Association de deux mots : Tchakas qui veut dire « chaussures » et rias pour « rire »,
Tchakarias signifierait la chaussure qui rit. Dans l’œuvre, Tchakarias est un vieux paysan
dépourvu, qui veut se faire établir une carte nationale d’identité et qui se heurte à des
23
OMBÉTÉ Bella P.-C., op. cit., p. 29.
24
ABÉGA Séverin Cécile, op. cit., p. 30.
48
fonctionnaires de police véreux, placés sous l’autorité du commissaire de police bedonnant,
Ngomna. Ce dernier finit tout de même par lui établir la carte d’identité mais non sans une
contrepartie, qui se trouve être la jeune et belle Ana, la fille de Tchakarias.
Par contre, dans Les Tribus de Capitoline, les pseudonymes jouent un rôle contraire. Les
pseudonymes Manos et Papa malin sont ainsi réservés aux familiers et aux employés dans des
cercles restreints. Ils témoignent d’un profil double des personnages : sérieux, importants, et
activement engagés dans le commerce social d’une part, à travers les patronymes et les
prénoms ; et d’autre part enjoués, décontractés et décomplexés, à travers les pseudonymes. En
d’autres termes, l’esthétique de nomination des personnages dans Les Tribus de Capitoline se
rapproche du processus traditionnel africain de la pluralité des noms et de la reconnaissance de
la diversité de la personnalité humaine. Ils ont un rôle de socialisation, c’est-à-dire qu’ils
correspondent à une marque de familiarité.
L’auteur traduit à travers l’opposition entre Ngomna et Tchakarias la relation qui est
celle des fonctionnaires et des usagers dans les administrations publiques, souvent empreinte
de corruption et de violence, se transformant quasiment en rapport de bourreau à victime.
L’esthétique réaliste de l’œuvre explique certainement l’opposition binaire des personnages.
Cette opposition est renforcée par la charge symbolique des pseudonymes, laquelle contribue à
expliciter la vision conflictuelle suggérée par l’auteur.
Du point de vue sémiotique, cette perspective esthétique relève de l’évidence narrative
comme on peut le constater avec Jean-Marie Klinkenberg :
25
KLINKENBERG Jean-Marie, Précis sémiotique générale, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1996,
p. 131.
49
Ces discours expriment tout aussi bien la prégnance globale du discours social […],
ses diverses actualisations et les contours d’un imaginaire collectif, que la prise de
parole de l’écrivain engagé dans son texte et qui fait texte de sa parole26.
Autrement dit, c’est dans les éléments de langage qui environnent les noms ainsi que
dans les représentations contextuelles des uns et des autres que se construit le sens véritable des
noms et des prénoms. Ainsi, dans la deuxième modalité de construction du sens des noms
(opposition noms et prénoms) se dévoile l’influence des clichés sociaux.
Son costume d’une coupe impeccable, un trois-pièces d’un blanc cassé, tirant
légèrement sur le jaune, agrémenté de fines rayures noires et d’une cravate rouge,
le distingue aisément de tous ceux qui peuplent habituellement le carrefour27.
C’est encore le cas de Dany, un jeune étudiant qui retourne au village pendant les vacances.
Marchant en pleine forêt équatoriale,
Dans sa veste, il macérait dans sa sueur à très haute température. Il aurait bien aimé
avoir un bâton, ou même une paire de béquilles pour marcher. Mais sa dignité lui
interdisait ce plaisir… Sa cravate l’étranglait en vain28.
26
DUCHET Claude, « Pathologie de la ville zolienne », op. cit., p. 88.
27
ABÉGA Séverin Cécile, op. cit., p. 60.
28
ABÉGA Séverin Cécile, op. cit., p. 31.
50
Dany est le prototype des jeunes élèves et étudiants prétentieux qui vont passer les vacances au
village, convaincus d’appartenir à une catégorie sociale enviée, bien que son profil frise le
ridicule.
Le profil de ces personnages est mis en opposition avec celui des porteurs de patronymes
africains. Les personnages tels que Mbah dans la nouvelle « Le travail manuel », Ambombo
dans la nouvelle « Dans la forêt », ou encore Ahanda dans la nouvelle « Un étranger de
passage » se caractérisent par leur attachement à leur communauté d’origine, la recherche de la
cohésion et le goût de l’effort personnel. Ce sont autant de valeurs revendiquées comme des
valeurs authentiquement africaines dont ils paraissent être le reflet. Ainsi, malgré le rejet de sa
famille biologique après le décès de ses parents, Mbah, dont le nom signifie en ewondo
« rassembler », devient enfant de la rue, réduit à collecter et à recycler les emballages dans des
poubelles afin de survivre. À l’adolescence, il réussit à s’établir comme agriculteur dans son
village et à fonder un foyer puis à devenir un notable important. De même, Ambombo, dont le
nom veut dire « veiller », est une jeune ingénieure en vacances au village, caractérisée par sa
sobriété et sa disponibilité. Elle est au service de tout le village, n’hésitant pas à apporter son
aide, y compris pour les tâches jugées dégradantes par Dany.
Cette représentation binaire du prénom et du patronyme dans le texte correspond en effet
au cliché ambiant et à la vision manichéenne de la réalité culturelle qui oppose : l’authentique
et l’inauthentique. Est considérée comme porteuse de valeurs d’authenticité la réalité culturelle
locale, tandis que la réalité culturelle étrangère est généralement perçue comme inauthentique.
À la différence des Bimanes, les personnages des Tribus de Capitoline sont presque tous
porteurs d’un prénom et d’un patronyme. Ainsi en est-il de Mathieu Belibi, Capitoline Petnga,
Sophie Mbezele, Tamar Ngongang et Ignace Ngan. En plus d’identifier les personnages, les
patronymes prennent dans le texte un sens connoté et servent à indiquer le terroir d’origine ou
la communauté d’origine. Mbezelé, la mère de Mathieu Belibi, s’appelle ainsi parce qu’elle est
originaire d’Elig-Belibi, un village de Yaoundé. L’amie de Capitoline, Tamar Ngongang, est
présentée comme « une jeune fille bangangté de Bazou29 » comme pour la différencier de
Capitoline qui est de Bandjoun. Mathieu est présenté comme un ewondo dont le père biologique
29
OMBÉTÉ Bella P.-C., op. cit., p. 56.
51
est un grand planteur de cacao originaire du village « Bilanga-Kombé, situé non loin de
Ntui30 ».
Les Tribus de Capitoline est construit autour de questions à caractère socioculturel telles
que le tribalisme et le mariage intercommunautaire. L’intrigue met en scène deux jeunes
personnages : Petgna Capitoline et Mathieu Belibi, amoureux l’un de l’autre. Le cadre de
l’intrigue est la ville de Douala, ville industrielle, censée être à l’abri de l’influence de la
tradition et des coutumes. Pourtant, les comportements culturels ethnocentrés et les mentalités
coutumières se disputent l’espace urbain : les lois, les règles, le droit entrave l’amour et le rêve
de bonheur individuel de bien des jeunes.
La tension dans l’œuvre vient de la difficulté à concilier l’identité de référence (univers
socioculturel traditionnel) que reflète le patronyme et l’identité d’appartenance (univers
socioculturel moderne) associée au prénom. Les personnages les plus âgés se suffisent dans leur
identité de référence et nient par moment être concernés par l’identité d’appartenance. Au nom
de l’attachement à son identité de référence, Sophie Mbezele, la mère de Mathieu, n’imagine
que son fils puisse épouser une fille d’une tribu autre que la sienne.
Dans ses desseins secrets, elle voyait Mathieu épouser éventuellement un jour
une jeune fille ewondo très soumise, qui ferait des enfants, mais qui lui obéirait
à elle, la belle-mère, au doigt et à l’œil. Encore n’envisageait-elle cette hypothèse
que le plus tard possible31.
30
Ibid., p. 100.
31
Ibid., p. 89-90.
52
L’aînée, Marthe, avec David, un garçon bafang, un homme d’affaires ; l’autre,
Evelyne, avec un gars de Badjoun, Josué, son professeur d’histoire et géographie
qui venait de sortir de l’école normale supérieure avec un CAPES32.
32
Ibid., p. 52.
53
est réservé au nom propre : de quel traitement didactique le nom propre fait-il l’objet dans le
processus d’enseignement ou d’apprentissage ? Ce traitement permet-il d’atteindre les objectifs
d’appartenance identitaire ?
Ces objectifs font appel normalement à une approche plurivoque de la lecture des
œuvres dans le contexte scolaire. Pour Régine Robin, une lecture plurivoque suppose une
perspective critique d’écriture des sociogrammes. Or, l’analyse sociocritique des œuvres
camerounaises au programme démontre que les sociogrammes de l’unité nationale et du
développement qui structurent les deux textes n’impliquent pas la posture critique des auteurs.
Une telle absence de posture critique rend impossible toute perspective plurivoque et critique
de lecture, comme le démontre Régine Robin :
33
MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE DU CAMEROUN, Programme langue et littérature, 2nd cycle, juin 1994,
p. 8.
34
ROBIN Régine, op. cit., p. 107.
54
Et Claude Duchet explique le sens de cette attente :
La ville, quand elle sert d’espace de fiction, est d’autant parlée que montrée ou
décrite : elle est tout à la fois cet espace-milieu […] et la résultante textuelle de
discours préformés qui l’intègrent à ces ensembles co-textuels mouvants, mais
polarisés, de schèmes représentatifs, d’images-idées, que j’ai proposé d’appeler
sociogrammes35.
L’analyse des noms propres dans les textes tend à montrer que le travail esthétique de
fictionnalisation des deux œuvres n’est pas suffisamment abouti pour ouvrir des perspectives
de lecture, offrant à leur tour une possibilité de lecture plurivoque.
L’absence de renouvellement esthétique du langage apparaît comme la manifestation du
clivage du discours. Régine Robin considère à ce niveau que l’absence de conflit est « l’indice
d’une fossilisation consensuelle et censurante36 ». Les auteurs renoncent à assumer dans
l’œuvre une posture critique vis-à-vis du sujet abordé, ce qui se traduit par la reprise dans les
deux œuvres de la vision sociale dominante des noms propres. Cette vision dominante se trouve
être la vision institutionnelle.
En effet, en se structurant autour des sociogrammes de l’unité nationale et du
développement, les deux œuvres apparaissent comme le prolongement du discours
institutionnel dont elles tendent à expliciter la vision dans le contexte scolaire. L’esthétique du
nom propre dans les deux œuvres contribue à la typification des profils des personnages,
lesquels sont répartis dans une structure narrative binaire pour illustrer le discours sur les enjeux
de l’état civil ; le danger de la corruption, du tribalisme, de l’alcoolisme, de la paresse ; la
parentalité responsable ; l’importance du respect des droits des femmes et des enfants, etc.
Il se trouve que le Cameroun a adopté depuis 2014 les approches par compétences
comme méthodologie didactique autant pour l’enseignement des disciplines à contenu que pour
l’enseignement des langues et des cultures. Les approches par compétences sont issues des
approches communicatives et amènent une vision particulière de l’enseignement de la
littérature en tendant à redéfinir de manière systématique les contenus d’enseignement dans une
perspective contextuelle et fonctionnelle. Ainsi, le contenu linguistique et culturel
d’enseignement est-il présenté dans le cadre des interactions quotidiennes : vie familiale et
sociale, vie économique, environnement, bien-être et santé, citoyenneté, médias et
communication. La finalité de cet enseignement de la littérature est la satisfaction des besoins
de la vie courante, sociale et culturelle. Cette perspective méthodologique d’enseignement de
35
DUCHET Claude, « Pathologie de la ville zolienne », op. cit., p. 88.
36
ROBIN Régine, op. cit., p. 107.
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la littérature coïncide avec les séquences thématiques qui construisent les deux œuvres au
programme, ce qui renforce la posture univoque de lecture des œuvres.
Bibliographie
Corpus primaire
ABÉGA Séverin Cécile, Les Bimanes, Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1982.
OMBÉTÉ Bella P.-C., Les Tribus de Capitoline, Yaoundé, Éditions CLE, 1986.
Corpus secondaire
HÉRITIER Françoise, « L’identité samo », dans LÉVI-STRAUSS Claude (dir.), L’Identité, Paris,
Presses Universitaires de France, 1983.
KLINKENBERG Jean-Marie, Précis sémiotique générale, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points
Essais », 1996.
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MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE DU CAMEROUN, Programme langue et littérature, 2nd
cycle, juin 1994.
ZIMA Pierre V., Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, UGE, 1978.
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