FONTANILLE, Jacques. Formes de Vie
FONTANILLE, Jacques. Formes de Vie
FONTANILLE, Jacques. Formes de Vie
Jacques Fontanille
DOI : 10.4000/books.pulg.2207
Éditeur : Presses universitaires de Liège
Année d'édition : 2015
Date de mise en ligne : 23 octobre 2017
Collection : Sigilla
ISBN électronique : 9782821896314
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782875620668
Nombre de pages : 274
Référence électronique
FONTANILLE, Jacques. Formes de vie. Nouvelle édition [en ligne]. Liége : Presses universitaires de
Liège, 2015 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
pulg/2207>. ISBN : 9782821896314. DOI : 10.4000/books.pulg.2207.
Formes
de vie
Jacques FONTANILLE
Formes de vie
Volume publié avec le concours de l’Université de Limoges
Centre de Recherches Sémiotiques
Formes de vie
Jacques FONTANILLE
spécifique, et rendre compte des procédures d’intégration entre chacun des plans,
dans la perspective d’une analyse discontinue. C’est la raison pour laquelle nous
avons proposé dans Pratiques Sémiotiques3 une réorganisation des plans d’analyse,
un parcours génératif du plan de l’expression, plus clairement inspiré de la
perspective sémiotique. Ce parcours est en effet fondé sur les différentes morpho-
logies de l’expression des sémiotiques-objets, depuis les signes élémentaires
jusqu’aux formes de vie, en passant par les textes, les objets, les pratiques et les stra-
tégies. Et chacun des niveaux d’analyse est aussi un plan d’immanence, en ce sens
que, dans les limites de chacun de ces niveaux, l’analyse est continue, mais d’un
niveau à l’autre, elle est discontinue : l’analyste reconnaît en somme qu’il a changé
de plan d’immanence au fait qu’il doit réajuster les procédures d’analyse aux nou-
velles propriétés qu’il observe et dont il doit rendre compte.
Chaque « plan d’immanence » correspond à un type de sémiose, dont la
morphologie d’expression est principalement explicitée par ses propriétés syntagma-
tiques : des propriétés spatiales et topologiques, temporelles et séquentielles, et des
types d’opérations syntagmatiques dominantes (par exemple : la clôture isotopique
pour les textes, les formes d’accommodation du cours d’action pour les pratiques, ou
les agencements tactiques pour les stratégies, etc.). Sont également prises en compte
les modalités d’intégration, dans un plan d’immanence donné (par exemple : les
objets), des sémiotiques-objets appartenant aux niveaux inférieurs (par exemple : les
textes, inscrits sur des objets) et aux niveaux supérieurs (par exemple : les pratiques,
où sont manipulés textes et objets).
La notion d’intégration, empruntée à Benveniste (dans le chapitre d’Éléments de
linguistique générale4 où il traite justement des niveaux de l’analyse linguistique),
présuppose le fait que d’un niveau à l’autre l’analyse linguistique est discontinue,
mais implique également que des procédures spécifiques (celles de l’intégration,
ascendante ou descendante dans le parcours en question) permettent de projeter
plusieurs sémiotiques-objets sur un seul plan d’immanence, à la suite de quoi elles
sont susceptibles de recevoir une analyse continue malgré l’hétérogénéité de leur
nouvel agencement.
En outre, chaque type de sémiose, à chaque niveau d’analyse, est soumis à un
régime de croyance spécifique, fondé sur la consistance et la congruence des diffé-
rentes propriétés de son mode d’expression. La croyance textuelle diffère ainsi de la
5. LOTMAN Iuri, La Sémiosphère, Limoges, Pulim, 1999. Traduction d’Anka Ledenko, établie à
partir des pages 163-295 de l’ouvrage original de LOTMAN, Вселенная ума, (L’univers de
l’esprit), Moscou, Éditions Universitaires de Tartu, coll. « Языки русской культуры » (Les
langages de la culture russe), 1966.
6. Op. cit., p. 21.
7. Op. cit., p. 10.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 19
parmi les possibilités offertes par la biosphère, certaines peuvent être regroupées,
sous condition d’« existence consciente », dans une sémiosphère. D’où, chez
Lotman, l’insistance sur la capacité d’auto-description pour caractériser le mode
d’existence sémiotique.
La sémiosphère ainsi conçue est donc supposée, dans la version que nous
avons proposée pour la hiérarchie des plans d’immanence, être l’instance qui
englobe et conditionne en dernier ressort tous les types de sémiotiques-objets, y
compris les formes de vie, mais en dialogue ouvert avec les formes de vie naturelles.
Dans cette perspective, la réflexion de Wittgenstein mérite un examen plus
approfondi, car sa conception des formes de vie est justement en tension récur-
rente avec le « vivant » d’un côté, et le « culturel » de l’autre. Dans l’ouvrage de
référence sur la question, Recherches philosophiques, les formes de vie sont évo-
quées à plusieurs reprises.
Dans la première occurrence : « Et se représenter un langage veut dire se
représenter une forme de vie »12, l’assimilation entre « langage » et « forme de
vie », ou comme ailleurs, avec « jeu de langage », est placée sous le contrôle d’une
représentation, autrement dit à un niveau d’appréhension qui n’est plus le langage
en tant qu’ensemble de données soumises à une analyse, mais qui est déjà le
langage organisé dans une description et saisi en tant que système conceptuel.
L’expression « veut dire », en outre, implique une reformulation interprétative,
qui ne peut se réduire à une simple équivalence, entre « se représenter un
langage » et « se représenter une forme de vie » : « se représenter une forme de
vie » est donc une interprétation de « se représenter un langage ». Une interpré-
tation entre deux représentations.
En d’autres termes, Wittgenstein ne prétend pas qu’il y ait équivalence stricte
entre « langage », « jeu de langage » et « forme de vie » ; il dit même explicitement
que pour passer de l’un à l’autre, il faut opérer à la fois un changement de niveau
de pertinence (« se représenter ») et une interprétation (« veut dire »), ce qui
implique une double opération de nature métalinguistique. Dans la stratification
des niveaux de pertinence adoptée par Wittgenstein, les formes de vie occupent
bien le dernier niveau, ce qui devrait permettre de comprendre sa position
comme : en dernière analyse, l’ultime cadre de représentation d’un langage est une
forme de vie.
12. WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, trad. F. DASTUR et al., Paris, Gallimard,
2004, § 19. Les italiques dans la citation sont de notre fait.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 21
toutes les autres, mais qui obligent en toutes occasions à les confronter à toutes
les autres.
Le niveau de questionnement choisi par Wittgenstein est donc le même que
celui d’Eco quand il soutient par exemple, dans plusieurs de ses nombreux écrits,
qu’un système de signes ou de signification ne peut être caractérisé comme
« sémiotique » (c’est-à-dire comme participant de la signification humaine) que
s’il est en mesure de mentir (les phéromones des fourmis ne mentent pas !)16. Les
formes de vie en général partagent un grand nombre d’actes et d’émotions, mais
certaines, les formes de vie humaines, ont en propre des actes typiquement « de
langage », comme « espérer », « mentir », etc. C’est aussi à ce même niveau de
questionnement que l’on peut s’interroger sur le statut sémiotique des
« alphabets » des codes génétiques, ou sur les modalités de la communication bio-
logique, notamment inter et intracellulaire. Pour Wittgenstein, la ligne de partage
semble claire : les formes de vie humaines sont les seules qui subsument une
hiérarchie de plans d’analyse comprenant des jeux de langage et des expressions
linguistiques ; et ce sont les seules qui sont susceptibles d’engendrer un certain
type de configurations passionnelles. On verra pourtant que cette ligne de partage
n’est pas si claire17.
Quand Wittgenstein emploie « formes de vie » au pluriel, c’est pour identi-
fier plusieurs dimensions complémentaires (et non exclusives) de la forme de vie
des hommes : ordonner, décrire, se plaindre, persuader, etc. En ce cas, la notion
de forme de vie se confond avec celle de « classe de jeux de langage ». Dans la
stratification des niveaux de pertinence de Wittgenstein, les jeux de langage se
regroupent donc en classes (qui sont ordonnées autour d’archi-prédicats d’actes
de langage), et chacune de ces classes de niveau supérieur est une « forme de vie »
spécifique. Enfin, l’ensemble de ces formes de vie spécifiques constituent à leur
tour la forme de vie humaine, distincte des autres formes de vie non humaines
(animales, biologiques, etc.).
16. Et pourtant les primates non humains et notamment les chimpanzés savent et peuvent mentir,
comme le montrent couramment les éthologues. Mais, comme nous le montrerons plus loin,
ces mensonges ne reposent pas, à la différence des mensonges humains, sur une vérité établie
par consensus sur les conditions collectives d’un « dire vrai ».
17. Les travaux de l’éthologue Frans de Waal, notamment sur les capacités des groupes de
chimpanzés à apaiser les conflits et à se réconcilier, et même à déployer des comportements
empathiques, montrent bien que pour certains animaux du moins, les configurations passion-
nelles font partie intégrante de la régulation sociale des interactions.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 23
18. GREIMAS Algirdas Julien & COURTÉS Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette, 1979. Entrées « Fiduciaire », p. 146 et « Véridiction », pp. 417-418.
19. Op. cit., § 241.
24 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
les expériences particulières qui la constituent, son « sens humain » : des normes,
des valeurs, des émotions, une manière de se respecter comme hommes tout en
s’efforçant de dépasser les différends pour s’accorder.
La vie en tant que telle, même collective et interactive, ne peut mentir, et ne
peut donc pas plus affirmer sa vérité. D’un point de vue phénoménologique, c’est-
à-dire du côté de l’expérience plus que de l’existence, Michel Henry s’est efforcé de
radicaliser le principe de régression vers l’apparaître formulé par Husserl : la
régression radicale fait retour à la vie même, cet apparaître intérieur irréductible. La
vie, écrit-il, est la capacité de « se sentir et de s’éprouver soi-même en tout point de
son être »20. Elle est pur affect, et pas plus : se sentir, s’éprouver vivant, entre joie et
souffrance. Cette vie-là nous est donnée en permanence en notre présence mais
sans notre initiative : vivre ainsi, c’est seulement subir, dans une passivité radicale et
une affectivité qui ne peut être évaluée. Il est bien clair qu’une telle conception de la
vie ne peut ni mentir ni affirmer sa vérité21.
Les animaux sont capables de feintes, de ruses, de dissimulation et de
tactiques qui impliquent de savoir « mentir ». Mais ces comportements sémio-
tiques, s’ils prennent quelques libertés avec la vérité des expressions et des atti-
tudes, eu égard aux projets et aux buts animaux, ne relèvent pas pour autant de la
véridiction : ils n’impliquent ni ne présupposent un accord social sur la vérité,
encore moins de langage pour la dire. En revanche, les hommes, dans une forme
de vie comportant langage et formes sémiotiques, peuvent à la fois mentir, et
s’accorder sur la vérité. Wittgenstein touche sur ce point quelque chose qui
s’apparente à la transformation d’une substance en une forme. D’un côté, un
ensemble d’expériences d’interactions et de vie collective (le « vivre ensemble »)
constitue un ensemble de « substances » d’expérience disponibles pour former
des « sémiotiques-objets ». De l’autre côté, ces substances reçoivent un ensemble
de « formes » (normes, valeurs, passions) qui en font une « forme de vie ».
Voilà pourquoi l’accord obtenu sur la vérité est une forme de vie : il subsume
l’ensemble des déterminations qui donnent une forme au sens humain de toutes les
expériences conduisant à cet accord. Voilà pourquoi les formes de vie humaines
offrent de fortes parentés avec les formes de vie animales : en substance, elles partici-
pent toutes du vivre ensemble ; et voilà pourquoi elles s’en distinguent néanmoins : en
tant que formes.
23. HENRY Michel, L’Essence de la manifestation, PUF, Epiméthée, 1963, et réédition 1990.
28 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
Animisme
Le système où les non-humains ont les mêmes attributs d’intériorité que les
humains, mais se distinguent par leurs caractères physiques, est « l’animisme ».
Les propriétés attribuées aux non-humains en font les termes de relations
sociales, notamment avec les humains.
24. Cf. DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences
humaines, 2005.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 29
Totémisme
Le système qui identifie les humains et les non-humains à la fois sur le plan
physique et sur le plan de l’intériorité, et qui différencie des groupes mixtes (clans
humains + espèces non humaines) entre eux, est typique du « totémisme »,
puisque le totem est la figure qui focalise une « croyance d’identification
durable » d’un clan humain avec une espèce animale. Grâce à la médiation du
totem, un clan s’identifie par l’esprit et par le corps à la représentation d’une des
espèces non-humaines. Les non-humains deviennent ainsi les signes des divisions
sociales humaines.
Analogisme
Dans un système social où il n’y a que des différences entre les propriétés
physiques et morales des humains et/ou des non-humains, la croyance d’identifi-
cation repose sur des correspondances analogiques entre des singularités, et ce
système est appelé « analogisme ». L’analogisme est la seule solution pour rendre
intelligible un monde caractérisé par la double différenciation des intériorités et
des corps.
Naturalisme
Le système social qui pose l’identité physique naturelle entre humains et
non-humains et qui les différencie par l’intériorité, est « le naturalisme », parce
qu’une nature universelle et homogène en est le référentiel. Seule la société natu-
raliste décide que la « nature » n’est que la partie universelle du monde intelli-
gible, et que ce dernier ne peut être entièrement compris que si on la confronte à
l’autre partie, plurielle et diverse, celle des « cultures ».
Les « modes d’identification » de Descola définissent quatre grands régimes
de croyance d’identification qui organisent les sociétés des êtres vivants. Quatre
grands types du « vivre avec », clairement posés antérieurement à la distinction
entre nature et culture. Seul l’un d’entre eux, le naturalisme, a besoin de la culture
pour fonder le domaine d’identification spécifique des humains. Ces modes
d’identification rassemblent par conséquent des « macro-familles » de formes de
vie (comme on peut parler de « macro-familles » de langues), définies par le
régime de croyance d’identification auquel les sociétés adhérent.
30 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
25. Cf. LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris,
La Découverte, 1991. Ainsi que LATOUR Bruno, Enquête sur les Modes d’Existence, Paris, La
Découverte, 2012.
26. Bruno Latour pose ces questions principalement aux Européens, à ceux qui se disent
« modernes ». La typologie des modes d’existence qu’il propose s’adresse donc à la société
occidentale, celle que Descola qualifie de « naturaliste ». Mais Latour ne parle de ces modes
d’existence qu’après avoir neutralisé la distinction entre nature et culture. Il fait donc
« comme si » la société qu’il décrit n’était pas naturaliste. Il faut lui laisser le soin de sortir de
cette aporie.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 31
27. SPINOZA Baruch de, L’éthique [première édition en latin en 1677], traduction de Roger
CAILLOIS, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1954. Réédition Paris, Gallimard, Folio Essais, 1994.
32 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
persévérant est donc compétent, doté des modalités qui lui permettent à la fois
d’apprécier les obstacles et de les surmonter. « Dans son être » peut être compris
de deux manières, l’être comme existant (prédication absolue), et l’être comme
identité (prédication attributive) ; mais ces deux acceptions peuvent aussi bien se
combattre réciproquement que se soutenir mutuellement. Persévérer dans son
être condense donc également deux dimensions à la fois solidaires et antago-
nistes, c’est-à-dire en tension permanente : d’un côté, (i) il est bien question de
« continuer un cours de vie malgré X… », et de l’autre, (ii) de « continuer à être
ce qu’on est » à travers toutes les phases de ce cours de vie.
La première dimension (i) est celle de l’agencement syntagmatique du cours
de vie. La seconde (ii) est celle, déjà traitée par Paul Ricœur, de la permanence de
l’identité tout au long de ce même cours syntagmatique : permanence de l’idem,
par répétition, redondance et recouvrement ; permanence de l’ipse, par confronta-
tion avec l’altérité, maintien d’une image de soi-même et tenue d’une promesse31.
Les deux dimensions sont en tension l’une avec l’autre, puisque chaque péripétie
du cours de vie qui continue, chaque obstacle rencontré et franchi, est aussi une
menace ou une gageure pour le maintien de l’identité de l’être ; et, réciproque-
ment, le maintien de l’identité est une contrainte supplémentaire pour continuer
le cours de vie. Les réalisations concrètes conjuguent nécessairement ces deux
principes, sachant que le cours de vie ainsi conçu est toujours de fait une adapta-
tion permanente à un environnement qui, lui aussi, par codétermination, évolue
et s’adapte.
Aux deux pôles extrêmes de cette tension, l’une ou l’autre de ces deux
dimensions se trouve compromise : d’un côté, cesser de vivre, interrompre le
cours, est une manière radicale de rester indéfiniment le même au-delà de la vie,
sans avoir à affronter l’altérité ; et de l’autre côté, renoncer à être soi-même,
renoncer à la permanence de l’identité, c’est aussi une manière de s’assurer d’une
poursuite du cours d’existence, où chaque obstacle n’est plus qu’une occasion de
changer pour persister.
Au final, le ressort fondamental des formes de vie est donc relativement
simple, et il procède d’un des principes axiologiques les plus universels, par-delà
nature et culture, et qui repose sur le raisonnement élémentaire suivant : si
quelque chose a lieu, c’est pour une raison, et si ce quelque chose doit continuer
et persister, c’est a minima pour accomplir et faire advenir in fine cette raison.
31. RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 138-148.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 35
32. En termes aristotéliciens, on pourrait dire : la cause efficiente convertie en cause finale. Pierre
Bourdieu a repris cette formule en faisant appel à la sagesse traditionnelle : faire de nécessité
vertu (dans Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève, Paris, 1972).
33. FLOCH Jean-Marie, « Êtes-vous arpenteurs ou somnambules ? », Sémiotique, marketing et
communication, Paris, PUF, 1990, pp. 19-47.
36 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
espace public, réel ou virtuel, en général, quelle qu’en soit la thématique, ils
accèdent au statut de formes de vie, et on retrouve alors les éléments constitutifs
du principe axiologique de base : persévérer dans son cours, persévérer dans la
répétition de soi-même ou dans son intention stratégique, persévérer dans le
maintien de son objectif ou persévérer en admettant d’en changer, au moins
provisoirement. Et c’est ainsi que se distinguent l’arpenteur, le somnambule, le
professionnel et le flâneur, selon les modalités rythmiques et passionnelles de leur
persévérance tendue et volontaire, ou fluctuante et velléitaire.
La catégorie axiologique de base, sur laquelle fonder les « formes » qui
permettent à « la vie » de continuer, sera donc celle d’une continuation problé-
matique, dont on sait, depuis les propositions déjà anciennes de Claude
Zilberberg, qu’elle oppose principalement la continuation et l’arrêt34 :
– la « continuation de l’arrêt » est une contention, et une résistance opposée au
principe de persistance, en somme une contre-persévérance ;
– l’« arrêt de la continuation » est une interruption, un relâchement de la
persistance qui transforme un obstacle supposé provisoire en borne finale de
ce qui est en cours ;
– « la continuation de la continuation » est la persistance-persévérance en tant
que telle ;
– et l’« arrêt de l’arrêt » est une autre forme de relâchement, qui transforme un
obstacle en simple péripétie, emporté par la force de persévérance.
On peut donc maintenir ou relâcher soit la persévérance, soit la contre-persé-
vérance. Le seul énoncé de ces quelques cas de figure montre déjà que le seul
principe de persévérance ne suffit pas, car ses conditions modales et passionnelles
présupposent également une « contre-persévérance ». Jusqu’alors, pour rester
dans les limites d’une description du persévérer dans son cours, nous n’avons
considéré les obstacles, les bifurcations et les diverses autres menaces sur le cours
de vie que dans leur contingence et leur surgissement ponctuel et aléatoire. Mais
on voit bien qu’il n’est pas possible d’en rester là, et que, ne serait-ce qu’en raison
de l’autre dimension du persévérer, celle de l’identité de soi-même, la menace sur
le cours de vie doit être prise globalement, comme une résistance potentielle et
continue à la persévérance. Et réciproquement.
1. WITTGENSTEIN Ludwig, Remarques mêlées, Georg Henrik VON WRIGHT, dir., traduction
Gérard GRANEL, Paris, Flammarion, 2002, note de 1937, pp. 251-252.
40 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
d’être capable de lui donner « du » sens, et tel est le rôle de cette mise en procès.
Convertir le sentiment d’exister en un procès d’existence et dans des modes de
persistance, déployer l’existence dans le temps et l’espace, la soumettre à des
règles et des contraintes d’agencement syntagmatique : telle est la condition mini-
male pour que la vie puisse recevoir « du » sens. Le principe est d’ordre philoso-
phique, la méthode pour en comprendre les effets sera de nature sémiotique.
à la vie en tant que substance n’est qu’une borne initiale, et il faut y projeter une
forme syntagmatique particulière pour qu’elle devienne significative ; la forme
syntagmatique projetée par le schéma narratif canonique en décide spécifique-
ment : elle neutralise la valeur de la borne initiale, et ne prend en compte que
l’ensemble des phases d’acquisition de la compétence3. De même, comme l’écri-
vait Montaigne, la mort n’est que le « bout » de la vie, et non le « but » : pour
donner sens à cette fin, le schéma narratif lui substitue l’ensemble des phases de
reconnaissance et de rétribution4.
La « forme de vie », en projetant sur le « cours de vie » un schème syntagma-
tique déterminé, décide en somme de la nature, du nombre, de la taille et de la
composition des segments et des agencements considérés comme pertinents pour
pouvoir accueillir le « sens de la vie ». Le « cours de vie » est une substance ; c’est
la projection d’un schème syntagmatique sur ce cours qui en fait une « forme » ; et
cette forme est susceptible de fonctionner ensuite comme une « forme de
l’expression » qui peut être associée à une « forme du contenu ». En l’occurrence,
pour le segment de « qualification », les contenus sont des modalités de la compé-
tence, et, pour le segment de « sanction », les contenus sont des valeurs projetées
soit sur le sujet soit sur l’objet qui lui est attribué.
Cette forme élémentaire sera complexifiée, voire remise en question, et elle
connaîtra des alternatives. Ce qu’on a pu appeler par exemple le « tournant
modal » en sémiotique a permis de substituer à un inventaire relativement figé
d’actants, et à une schématisation narrative close, une plus grande diversité de
rôles modaux : grâce à l’ouverture de la combinatoire modale, la description
narrative s’est assouplie, et progressivement adaptée à la diversité des discours
concrets. Du coup, l’instabilité et la variation ont gagné toutes les phases du
schéma narratif canonique : celle du contrat et de la manipulation, et plus généra-
lement de la « qualification du sujet », notamment sous l’influence de la
sémiotique des passions, mais aussi celle de l’action et de la sanction, grâce à la
diversité des devenirs de l’identité modale.
L’analyse de la dimension sensible a fait apparaître d’autres types d’alterna-
tives : soumis par exemple aux schèmes spécifiques de l’appréhension sensorielle
des valeurs figuratives, le cours de vie prend forme sous la contrainte des parcours
3. Ce sont les apprentissages, ou comme dans la chanson de geste médiévale, les « enfances du
héros ».
4. Et les religions, notamment la religion chrétienne, sont très explicites sur la transformation de
ce « bout » de la vie en « but » pour le salut ou la damnation.
42 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
bien de la formation d’une sémiose à part entière, grâce à la réunion des deux
plans d’un langage. Les schèmes projetés peuvent varier et alterner, ainsi que les
contenus associés, mais le principe de constitution d’une forme de vie comme
sémiotique-objet reste constant.
7. Rappelons à cet égard, que c’est cette description qui permet de distinguer formellement et
précisément une relation entre deux niveaux du parcours génératif et une relation entre
expression et contenu. En effet, les figures de l’expression et les figures du contenu doivent
être, à l’inverse des figures du parcours génératif, allotopes (substances différentes) et iso-
morphes (formes identiques).
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 45
La congruence propre aux formes de vie ne doit donc être confondue ni avec
la conversion générative en général (elle en est seulement l’une des propriétés), ni
même avec des conversions « conformistes » ; dans l’exemple précédent, la
conversion « conformiste » est celle qui n’ajoute rien d’un niveau à l’autre : la
négation n’engendre que son strict équivalent, la non-conjonction ; et la
conversion non conformiste est celle qui fera correspondre, par exemple, la
négation avec la conjonction. L’une et l’autre des deux solutions sont potentielle-
ment congruentes, car la congruence se mesure à la capacité d’une forme de vie à
reproduire à tous les autres niveaux ces correspondances, qu’elles soient
conformistes ou pas. Il faut bien entendu comprendre ici la qualification
« conformiste » et « non conformiste » au sens où les sélections et les correspon-
dances proposées ajoutent ou n’ajoutent pas d’articulations et de relations signi-
fiantes lors de la conversion. Cette qualification sans appréciation éthique n’est
pourtant pas sans conséquences éthiques, puisqu’elle permet de caractériser le
degré d’« inventivité » des formes de vie, ainsi que le degré de discordance et de
tension qui affecte telle ou telle sélection congruente.
La cohérence étant le propre du schème syntagmatique, et donc du plan de
l’expression de la forme de vie, la congruence caractérise le plan du contenu,
considéré dans la diversité ordonnée des strates du parcours génératif. Sur
l’ensemble de ces strates, depuis les oppositions sémantiques et les valeurs élé-
mentaires jusqu’aux organisations narratives, et même aux particularités de
l’énonciation ou des manifestations figuratives et sensibles, une forme de vie
impose en effet ce qu’on a pu appeler naguère de manière approximative une
« déformation cohérente »8, et qu’il serait plus approprié de dénommer
aujourd’hui une sélection congruente.
Une forme de vie, en effet, peut être caractérisée par un type d’équilibre ou
de déséquilibre interne à la fonction sémiotique, par un type de médiation
proprioceptive, par des rôles narratifs modaux, actantiels et passionnels, etc. La
sélection congruente de toutes ces particularités procure un effet d’individuation,
qui ne concerne pas nécessairement un actant, collectif ou individuel, mais plus
généralement le processus de production de sens. À cet égard, une sélection
congruente pourrait être définie comme une « commutation en chaîne », une
commutation contagieuse entre les différents niveaux d’analyse : selon le principe
de congruence, en effet, une sélection opérée à un niveau quelconque entraîne
8. Dans FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude, Tension et signification, Hayen, Mardaga,
1998, chapitre « Formes de vie ».
46 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
une chaîne de sélections sur les autres niveaux ; l’ensemble apparaît globalement
comme congruent, sous réserve qu’une forme de vie identifiable prenne en charge
l’intentionnalité de cette commutation en chaîne.
Le raisonnement peut être bouclé par un retour sur la cohérence du schème
syntagmatique (par exemple la « bonne forme » d’un schéma canonique) : cette
cohérence-là déclenche un processus de stabilisation schématique et de
reconnaissance, confirmé par la congruence des sélections du côté des contenus.
En somme, la cohérence du plan de l’expression et la congruence du plan du
contenu se confortent l’une l’autre dans le processus d’individuation et de
reconnaissance de la forme de vie.
Dans cette perspective, la cohérence du schème syntagmatique et la
congruence des sélections convergent pour manifester l’existence d’un projet de vie
sous-jacent. On pourrait illustrer ce point en s’appuyant sur le cas de l’absurde.
L’absurde est une configuration sémiotique qui ne semble résulter que d’une
accumulation d’incohérences et d’insignifiances, mais qui est néanmoins organi-
sée comme une forme de vie, présentant toutes les caractéristiques de congruence
dans les sélections opérées, et de cohérence dans la déformation des univers
sémiotiques qui en résultent.
Il faut pour cela dépasser le simple constat cognitif (incohérence, insigni-
fiance), pour découvrir un style éthique et esthétique qui restaure en quelque
sorte le « sens du non-sens », comme chez Camus (L’absurde), Sartre (La
Nausée), Ionesco (Rhinocéros) ou Céline (Voyage au bout de la nuit). Dès lors que
le « sens de la vie » n’est plus accessible par la voie cognitive, la forme de vie pro-
pose une voie esthésique et sensible, reposant pour l’essentiel sur les particularités
de la manifestation figurative. C’est dire que, si le monde est incohérent en regard
des normes établies et des sélections « conformistes », l’ensemble des sélections
opérées dans le parcours génératif n’en obéissent pas moins à un principe de
congruence qui en garantit l’effet intentionnel.
On notera, comme caractéristiques des sélections congruentes propres à
cette forme de vie particulière, au moins chez les quatre auteurs mentionnés, les
propriétés suivantes :
1. Le déséquilibre entre les deux pôles de la fonction sémiotique, dû à une prolifé-
ration du plan de l’expression (le trop plein du signifiant) et à une raréfaction
corrélative du plan du contenu (la vacuité du signifié) : les rhinocéros proli-
fèrent chez Ionesco, comme les balles et les agressions de tous horizons chez
Céline, à proportion inverse, chez l’un comme chez l’autre, de l’évidement
des contenus et de la raréfaction des valeurs sémantiques et des émotions.
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 47
9. Dans la même perspective, Bourdieu traite de cet engagement, comme d’une incidence locale
de l’habitus et de la « complicité ontologique » entre l’habitus propre à chaque acteur et le
cours des interactions sociales. En effet, si les acteurs sociaux agissent dans le sens de la
« persévérance » pratique, c’est, selon Bourdieu, parce qu’ils trouvent un intérêt (au sens
passionnel du terme) à s’investir dans le jeu social ; c’est « le fait d’être pris par le jeu, de croire
que le jeu en vaut la chandelle, […], que cela vaut la peine de jouer », c’est accorder au jeu
social un poids axiologique indécis mais engageant, tout comme devant un spectacle qui nous
tient parce qu’il éveille notre intérêt (BOURDIEU Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Seuil, Points, Essais, 1994, p. 151).
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 49
Dans un sens ou dans l’autre, un choix est opéré, par une instance actantielle
décisive, celle qui augmente ou diminue l’intensité de l’engagement dans le cours
de vie ; et cette intensité d’engagement manifeste la force variable du lien entre
l’actant en question et la continuité du cours de vie : dans cette perspective, la
force du lien qui en découle apparaît comme le foyer principal de l’effet de
cohérence syntagmatique que nous appelons « forme de vie ». La force de ce lien
est la version subjective (du côté de l’expérience) du principe objectif (du côté de
l’existence) de la persistance-persévérance.
De l’autre côté, celui des contenus hiérarchisés en un parcours génératif, des
choix sont faits à chaque niveau, dont nous avons vu plus précisément qu’elles
consistent en une « pondération » variable des catégories : faire porter le poids ou
l’accent ici ou là, sélectionner tel ou tel terme d’une catégorie pour lui faire porter
ce poids spécifique, ce sont en effet des opérations de nature subjective, que ne
suffisent pas à expliquer les seules règles de constitution de chaque niveau du par-
cours génératif et les seules règles de la conversion entre niveaux.
La congruence de l’ensemble de ces sélections et pondérations est un effet
constaté, qui relève de la seule description ; mais l’explication, si cette congruence
doit manifester le contenu d’un projet de vie, doit faire appel également à une
intervention réflexive et subjective : un actant capable de projections axio-
logiques, de pondérations répétées, et mieux encore si elles sont toutes
congruentes, sera là aussi considéré comme le foyer principal du « sens de la vie »
et de l’effet de congruence qui le consolide.
Le problème ici posé est exactement de même nature que celui soulevé par
Freud dans L’interprétation du rêve10 : entre le contenu latent et le contenu
manifeste du rêve, grâce aux opérations de condensation et de déplacement,
l’inconscient sélectionne des figures et des parties de la scène latente, répartit et
déplace des accents d’intensité, annule des fragments de scène, en ajoute d’autres,
et reconfigure ainsi une autre scène (la scène manifeste) en modifiant la pondéra-
tion de chacune de ses parties : il faut alors supposer un opérateur de ces transfor-
mations, à qui on pourra imputer les choix et les « intentions » sous-jacentes,
c’est donc l’inconscient. En l’occurrence, tout comme pour les formes de vie, la
congruence entre les sélections opérées doit être subjectivement « imputable »
pour être interprétable : il faut pouvoir imputer la responsabilité des choix à un
actant, même indéfini et insaisissable, pour pouvoir leur reconnaître un sens.
10. FREUD Sigmund, L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, collection Points, 2013.
50 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
Une forme de vie doit donc être imputable, à travers des identités modales et
passionnelles, à une instance qui en instaure le sens, et plus précisément,
puisqu’une sensibilité est engagée, à un actant-corps, dont la sensibilité porte
respectivement les variations de l’engagement dans le cours de vie, du côté de la
cohérence syntagmatique, et les variations de la pondération axiologique, du côté
de la congruence paradigmatique. Ces variations (engagement, récurrence, accen-
tuation et pondération, etc.) sont de nature intensive (énergie, force, etc.) et
extensive (nombre, déploiement temporel et spatial, etc.). On peut donc consi-
dérer que, dans les limites de cette subjectivation de la persévérance, les variations
intensives et extensives de la présence sensible sont des déterminations prépon-
dérantes dans l’orientation des formes de vie et dans l’instauration de leur signifi-
cation.
12. C’est la seule explication sémiotique possible, dans le cas de l’absurde évoqué plus haut, des
manifestations somatiques (nausées ou réactions schizoïdes) : le corps propre fait l’expérience
sensible des imperfections de la cohérence et de la congruence.
52 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
l’avons déjà observé dans le cas de l’absurde, donner lieu à des manifestations
somatiques propres aux états d’âme en question : ces manifestations peuvent
prendre la forme de la patience ou de l’impatience, de la philie ou de la phobie, de
l’impulsion ou de la nausée, de l’agitation ou de la langueur, etc.
Dans tous les cas, elles sont composées d’au moins deux dimensions : une
dimension tensive, par laquelle se manifeste l’état du corps sensible soumis aux
tensions de l’imperfection, et une dimension phorique, par laquelle ce corps-
actant manifeste son rapport (engagement ou dégagement, attraction ou répul-
sion, etc.) à l’égard de l’événement ou de la situation que doit affronter le cours de
vie. Les réactions somatiques, les variations de tempo et de rythme, notamment,
s’inscrivent sur ces deux dimensions : la nausée, par exemple, manifeste sur la
dimension tensive l’impossible médiation entre le trop plein du plan de
l’expression et la vacuité du plan du contenu (décalage qui peut être quantitatif,
intensif ou rythmique), et, sur la dimension phorique, elle manifeste le rejet du
corps propre à l’égard d’un monde ainsi constitué.
13. En cela, elle est l’homologue de l’attente (frustrée ou comblée) invoquée par JAKOBSON dans
son analyse des effets de la prosodie du texte poétique (Éléments de linguistique générale, Paris,
Minuit, 1963, chapitre « Linguistique et poétique », pp. 209-248).
54 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
14. Cette problématique a déjà été abordée dans FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude,
Tension et signification, op. cit., chapitre « Formes de vie », dans une approche sensiblement
différente mais complémentaire.
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 55
Expression
(Schème syntagmatique)
(vague à l’âme)
(ennui)
(4) SENTIMENT DU VIDE (2) SENTIMENT DU MANQUE
(dépression, vertige) (attente, nostalgie)
Absence
Absence Présence
Contenu
(Sélections et pondérations paradigmatiques)
II
Régimes de croyance en concurrence :
provocations, conflits et concessions
Préambule II
Les formes de vie sont fondées, parmi d’autres déterminations, sur les
régimes de croyance qui les caractérisent. Nous avons déjà posé par principe
(supra, premier chapitre) que les formes de vie répondent à un régime de
croyance global, qui les distingue des autres types de sémiotiques-objets et des
autres plans d’immanence, à savoir un régime de croyance d’« identification
durable », la croyance, en somme, en une possible persistance du cours de vie,
sous condition d’identification à une ou plusieurs formes de vie.
Puisque cette croyance est justement ce qui nous fait persévérer, elle est sou-
mise aux interactions entre les formes de vie que nous adoptons et celles qui font
pression pour s’imposer à nous. Elle doit en quelque sorte gérer des confronta-
tions, traverser des conflits, négocier des équilibres dans des rapports de force, et
s’y adapter sinon en permanence, du moins périodiquement. Persévérer étant le
cœur axiologique des formes de vie, la croyance est à la recherche des ajustements
et des équilibres successifs qui garantit la persistance du cours de vie.
Plus généralement, aucune forme de vie ne peut être saisie comme un îlot
formel, même provisoire. Isoler une forme de vie, même pour l’analyser, c’est la
priver d’une de ses propriétés décisives, la conflictualité : une forme de vie n’est une
forme de persévérance que dans la différence et la confrontation non seulement avec
les solutions concurrentes, mais d’abord et en général à tout ce qui peut nourrir la
contre-persévérance. Pour qu’on reconnaisse une forme de vie comme susceptible
de soutenir un cours de vie, et de lui donner sens, il faut qu’elle soit choisie parmi
des alternatives axiologiques. Une forme de vie est donc par définition dans la
confrontation et la comparaison avec d’autres. Et une forme de vie doit rester trans-
formable en d’autres formes de vie.
Une forme de vie qui serait ainsi isolée n’est plus qu’une idéologie, et une idéo-
logie n’est pas un principe d’organisation interne d’un cours de vie. Une idéologie
est un principe de contrôle ou de programmation externe qui s’impose au cours de
vie collectif, et qui ne permet pas de constituer ce dernier en une sémiose dotée d’un
plan de l’expression et d’un plan du contenu. Pour rester une sémiotique-objet
60 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
pleinement signifiante, chaque forme de vie se détache sur le fond de toutes les
autres, qui sont refoulées en arrière-plan, mais prêtes à s’imposer à nouveau. Les
formes de vie ne peuvent exister que stratifiées, confrontées et opposables les unes aux
autres, et en mouvement les unes par rapport aux autres dans la profondeur de cette
stratification.
C’est pourquoi croire en une forme de vie procure bien rarement la foi du
charbonnier. Les formes de vie peuvent apparaître dans le conflit et l’arrachement
aux formes de vie dominantes et imposées. Elles font alors irruption sans
concession, et souvent sans lendemain. Elles cohabitent également avec d’autres
formes de vie, et règlent les tensions souvent par dénégation, et parfois de mau-
vaise foi. Mais elles peuvent aussi chercher un compromis durable ou l’équilibre
de la juste mesure, et elles résultent alors de concessions. Elles subissent enfin,
selon les grandes tendances économiques et politiques qui leur sont contempo-
raines, des tentatives, insidieuses ou brutalement totalitaires, de réduction à une
seule d’entre elles, ou à une typologie figée par l’idéologie.
Entre (a) l’émergence soudaine et polémique, (b) les contradictions et les
alliances paradoxales et malaisées, (c) les concessions et le compromis, ou (d) les
accords imposés et réducteurs, on voit se mettre en place les principaux moments
de ces confrontations entre formes de vie. Dans chacun de ces moments, leurs
différences sont tour à tour (i) éclatantes et spectaculaires, (ii) atténuées mais pas
annulées, (iii) internalisées et masquées, (iv) neutralisées et figées. Chacun de ces
moments conjugue un réglage de l’intensité de la confrontation (forte ou faible)
et un réglage de la localisation du conflit (confiné ou généralisé) : une structure
tensive semble se dessiner. Nous y reviendrons.
L’étude des confrontations entre formes de vie sera donc celle des provoca-
tions et des émergences (d’où la reprise de l’étude du « beau geste »), des cohabi-
tations paradoxales (et de leurs effets de mauvaise foi sous la pression de la
« compétitivité »), des solutions concessives (par exemple dans l’exigence d’une
inaccessible « transparence »), et des tentations contemporaines de figement
typologique (à propos des médias mondialisés).
Face à la labilité et au complexe entrelacement des régimes de croyance qui
s’offrent à nous, les formes de vie proposent en quelque sorte des structures
d’accueil qui les stabilisent par association congruente avec d’autres propriétés
sémiotiques, ou qui leur offrent des alliances de compromis, ou des solutions
pour assumer ou ne pas assumer leurs contradictions, ou qui, tout au contraire,
radicalisent leurs incompatibilités et invitent à faire des choix sans concession.
Des formes de vie émergentes :
provocations éthiques et esthétiques
Le cas du beau geste1
INTRODUCTION
Le beau geste est une séquence de comportement particulièrement énigma-
tique pour le sémioticien : conclusive et inaugurale à la fois, elle manifeste une
prise de position morale, mais aussi un souci esthétique : elle est brève mais
lourde de sens, et d’autant plus significative qu’elle est brève ; elle procéderait donc,
au titre de la mise en discours, d’une réduction par condensation, qui invite elle-
même, en raison de sa brièveté spectaculaire, à un redéploiement en extension, au
moment de l’interprétation. Par le beau geste, le sujet se marginalise un instant,
tout en se donnant du même coup un public attentif, pour affirmer, immédiate-
ment après, la prévalence d’une vision personnelle des choses ; éclat ou rupture, il
n’en est pas moins créateur d’un nouvel univers de sens, personnel et assumé.
De fait, dès qu’on cherche à aborder le beau geste, dans sa forme et ses effets,
comme un objet d’analyse autonome, on rencontre très vite la question des
limites et de la pertinence : entre panache et dérision, entre cynisme et générosité,
entre ostentation et révolte, le beau geste, tout en participant de plusieurs atti-
tudes ou styles de vie opposés, est dans tous les cas un opérateur de transforma-
tion passionnelle et éthique, et c’est ainsi que nous tenterons de le saisir : non pas
1. L’essentiel de ce texte repose sur les notes qu’A.J. Greimas avait préparées pour la séance
introductive du séminaire de Sémantique générale de novembre 1991 (1991-1992), avant
son hospitalisation et son décès en février 1992. Pour cette raison, l’exposé a été prononcé
par Jacques Fontanille, qui a recueilli et exploité les suggestions orales, en cours de
séminaire, de Denis Bertrand, Henri Quéré et Claude Zilberberg, pour en rédiger une
première version destinée à la revue RS/SI. Il nous a paru indispensable d’inclure dans ce
livre l’étude par laquelle Greimas a inauguré la réflexion sur les formes de vie d’un point
de vue sémiotique. Cette version actualisée, augmentée et révisée dans la perspective de cet
ouvrage reprend néanmoins l’essentiel de l’argumentation de la première version.
62 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
isolément, mais toujours entre deux moments et entre deux univers de sens. Cette
étude sera également l’occasion d’une réflexion sur les liens qui unissent l’esthé-
tique et l’éthique dans les formes de vie, en partant d’un petit nombre d’observa-
tions intuitives, qui pourraient servir d’hypothèses de travail :
1. Le beau geste se présente d’abord comme une affirmation de l’individu face
au collectif, d’une invention individuelle face aux référentiels collectifs, et
d’une éthique personnelle face aux morales et aux usages sociaux.
2. Le beau geste comporte une part de théâtralisation de la vie quotidienne, et
installant un spectacle intersubjectif qui ressemble fort à celui des séquences
passionnelles, et qui, en cela, contribue à la contagion affective. Mais dans le
spectacle du beau geste, l’activité interprétative de l’observateur est d’autant
plus fortement sollicitée, que la séquence est brève, et le récit spectaculaire,
lacunaire et contracté.
3. Le beau geste entremêle de manière exemplaire l’esthétique et l’éthique, en
réarticulant et en mettant en question la fonction sémiotique, la relation
entre le plan de l’expression et le plan du contenu : dans la plupart des cas, il
ne donne à saisir qu’un fragment de substance d’expression, dont le contenu
est à découvrir, et la forme encore à construire. Ce fragment d’expression est
constitué pour solliciter la sensibilité du spectateur, par la voie d’une esthésie,
et pour réactiver son évaluation éthique, grâce à une suspension ou une
négation des expressions attendues. Certains ont même pu parler à cet égard
d’une « éthique du signe »2.
4. Pour toutes ces raisons (la prévalence de l’individu, la rupture spectaculaire,
l’association de l’éthique et de l’esthétique, l’interrogation des fondements
mêmes du sens), le beau geste participe d’un genre de pratiques sémiotiques
que nous pourrions regrouper sous l’intitulé « refondations critiques du sens
de la vie », et où il occuperait la place des « genres brefs », tout comme, par
exemple, les aphorismes de René Char parmi toutes les variétés de la poésie
contemporaine.
5. Dans cette perspective, le beau geste semble tout particulièrement approprié
à la remise en question des axiologies sociales par le biais d’un acte esthé-
tique individuel, comme son fréquent usage par les philosophes cyniques en
témoigne. Cette remise en question n’est opératoire, pour le spectateur, que
dans la mesure où il postule une solidarité générale entre gestes, rôles actan-
2. GALARD Jean, La beauté du geste, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1984.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 63
Nous aurons donc affaire, avec le beau geste, à l’émergence d’une éthique et
d’une esthétique qui sont inhérentes à l’action elle-même, entièrement comprises
dans la forme du « geste », qui ne se réfère à aucun système de valeurs
préexistant, et qui ne résulte que d’un effort d’attention et d’une concentration de
toute la sensibilité sur l’acte en train de s’accomplir en toute conscience. En
somme, une même élaboration figurative condensée, dont la manifestation
immédiate sera de nature esthétique et dont l’interprétation subséquente sera de
nature éthique.
sujet, cet être pouvant être lui aussi modalisé : c’est alors un savoir-être. Ce
changement de niveau présente deux caractéristiques particulièrement inté-
ressantes pour notre propos. Tout d’abord, il ouvre sur la dimension passionnelle,
au moins potentiellement, puisque la conversion des modalités du faire en moda-
lités de l’être du sujet est le fondement, de point de vue de la sémiotique dis-
cursive, de tous les effets de sens passionnels.
Ensuite, il ouvre à la dimension esthétique, puisque le savoir-être, conçu
comme « manière de faire » dissociée des conditions de réussite du faire narratif,
peut apparaître comme l’émergence d’un plan de l’expression constitué par les
propriétés du déroulement syntagmatique de l’action. Le plan de l’expression
d’une forme de vie est un agencement syntagmatique spécifique du cours de vie,
et cet agencement serait dans ce cas formulé comme un savoir-être, qui impose
ses figures et ses inflexions au déroulement syntagmatique. C’est là très exacte-
ment que l’éthique (un comportement qui invente de nouvelles valeurs) et
l’esthétique (une expression participant d’un savoir-être) se rejoignent, associées
par une même sensibilité à la situation ou à l’interaction.
individus (les bons comptes font les bons amis, dit-on). C’est au nom d’un
échange optimisé et amélioré que l’économe ou le généreux sont positivement
moralisés ; inversement, c’est parce qu’elles induisent une interruption ou un
brusque dévoiement de l’échange que l’avarice et la dissipation sont, respective-
ment, condamnées. Être et rester en société, c’est persévérer dans l’échange.
Si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le bon fonctionnement de
l’échange est soumis à des contraintes quantitatives, ou, plus précisément, à une
quantification de la valeur : il s’agit notamment de pouvoir s’assurer en perma-
nence de l’équivalence des objets de valeur échangés, pour maintenir la confiance
dans l’échange. Mais l’équivalence n’est pas la seule relation possible ; la morale
fait feu de tous les équilibres et de tous les déséquilibres de l’intensité : l’insuffi-
sance affichée de l’ascèse, la suffisance implicite de la spontanéité, l’excès du
potlatch, la morale de la retenue ou de la réserve en sont la preuve.
d’un cours de vie pouvaient procurer le plan de l’expression d’une forme de vie ;
nous constatons ici, plus précisément, comment ces schèmes peuvent, dans le
détail, être porteurs de valeurs éthiques déjà inscrites dans de micropropriétés
syntagmatiques.
La politesse et l’étiquette, par exemple, qui participent à la moralisation des
comportements passionnels, relèvent précisément de ces micropropriétés
aspectuelles, intensives ou extensives, qui permettent, en raison de leur poids
axiologique, de réguler les échanges intersubjectifs. Et, en particulier, de contrôler
ainsi la circulation des simulacres que les partenaires donnent d’eux-mêmes et
d’autrui, et échangent entre eux, grâce à une codification normalisée des gestes et
attitudes qui en constituent le plan de l’expression. Le beau geste intervient spéci-
fiquement sur ces micropropriétés syntagmatiques pour donner le spectacle de
son intransitivité : hiatus, syncope, surprise, détournement d’objets et contre-
temps dans l’enchaînement de l’action, voilà autant de figures qui compromettent
le bon fonctionnement d’un schème syntagmatique normé et standardisé, et qui
permettent d’en inaugurer, éventuellement, un autre bien différent.
Voilà l’intransitivité mise en spectacle, c’est-à-dire dotée d’un plan de
l’expression d’ordre sensible. Mais du côté du plan du contenu, l’intransitivité se
manifeste concrètement par le remplacement d’un don avec échange par un don
(ou un abandon) sans contrepartie. On opposerait volontiers ici l’égoïsme et l’avi-
dité, caractéristiques de celui qui reçoit sans rien donner, à l’héroïsme et au sacri-
fice, caractéristiques de celui qui donne sans jamais rien demander ni recevoir : ce
sont deux formes de la jonction intransitive (c’est-à-dire sans contrepartie), l’une
au titre de la conjonction (égoïsme et avidité), l’autre au titre de la disjonction
(héroïsme et sacrifice).
Le sacrifice, en effet, est un renoncement (à un bien, à la vie, etc.) sans
contrepartie immédiate. Mais il a cependant pour conséquence de renforcer le
lien avec autrui : il suscite ou il appelle une reconnaissance de la divinité, et/ou de
la collectivité, et il laisse une empreinte durable dans la mémoire des bénéfi-
ciaires. Le beau geste récuse même le principe d’une contrepartie (un « retour sur
investissement »), et n’appelle ni reconnaissance ni souvenir. Le sacrifice ouvre
sine die un effet potentiel sur la sanction finale. Au contraire, le beau geste
n’attend pas de sanction gratifiante, il est à lui-même sa propre sanction, il est
donc absolument intransitif. Il exclut son auteur de la chaîne des échanges.
Pour être « beau », le « geste » ne peut donc être que disjonctif et absolument
intransitif. Il y a donc deux manières de perturber ou rompre l’échange, qui,
toutes deux, affectent la valeur.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 69
en forme de couronne de fleurs, se trouvent les dames de la cour. C’est alors que
la demoiselle Cunégonde s’adresse à son soupirant, le chevalier Delorges :
Herr Ritter, ist Eure Lieb so heiss,
Wie Ihr mirs schwort zu jeder Stund,
Ei, so hebt mir des Handschuh auf.
(Seigneur chevalier, si votre amour est aussi brûlant,
Que vous me le jurez à toute heure,
Eh bien, apportez-moi ce gant.)
Et elle le jette dans la fosse. Le chevalier descend, ramasse le gant d’un geste
hardi et le rapporte. La cour est émerveillée :
Da schallt ihm sein Lob aus jedem Munde,
(Sa louange retentit de chaque bouche)
La réaction de la dame ne fait pas de doute :
Aber mir zartlichem Liebesblick‑
Er verheisst ihm sein nahes Glück‑
Empfàngt ihn Fràulein Kunigunde.
(Mais avec un regard d’amour tendre
- Qui lui promet un bonheur tout proche -
L’accueille la demoiselle Cunégonde.)
La réponse du chevalier remet tout en cause :
Und er wirft ihr den Handschuh ins Gesicht :
`Den Dank, Dame, begehr ich nicht.’,
Und verlasst sie zur selben Stunde.
(Et il lui jette le gant au visage :
“De vos remerciements, Madame, je n’ai cure”,
Et il la quitte sur l’heure.)
b) Un riche financier égare une pièce de monnaie devant M. d’Orsay (un
dandy) et se baisse pour la rechercher. D’Orsay se penche aussi pour l’aider et,
afin d’éclairer la scène, enflamme un gros billet de banque.
On voit dans ces deux exemples comment le beau geste participe de « formes
de vie » génériques et collectives, parfois elles-mêmes très stylisées (le dandysme,
le cynisme et l’esprit chevaleresque, entre autres), mais sans pour autant se
confondre avec elles, car sur le fond du dandysme ou de l’esprit chevaleresque,
qui les motive en partie, les formes de vie suscitées par le beau geste restent singu-
lières, au moins en proportion de leur caractère imprévisible et extrême.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 71
La question qui se pose est toujours la suivante : comment, dans ces deux
exemples de beaux gestes, l’acte se transforme-t-il en geste éthique, et le geste en
beau geste ? Nous y voyons quatre conditions principales :
1. Comme la conversion d’une action en événement, la conversion d’un acte en
geste suppose un spectateur, c’est-à-dire d’un observateur dont le corps est
présent à l’acte, impliqué dans les marges de la scène où il a lieu. Le geste,
comme l’événement, est saisi de manière à ce que la totalité et le détail figura-
tif du procès soit pris en compte, et pas seulement son résultat ou la transfor-
mation qu’il produit.
2. De la même manière que le savoir-être ne se suffit pas, à la différence du savoir-
faire, d’une évaluation à partir du résultat obtenu, le geste implique donc une
figurativisation précise du procès et de ses étapes. En raison de cette mise en
scène du procès, l’énoncé détaillé des phases successives suffit à susciter l’effet de
sens « geste » ou « beau geste » (plutôt qu’« acte » ou « action »). Le récit d’un
beau geste s’efforce donc de restituer le détail des agencements syntagmatiques
pertinents, en même temps que les figures spécifiques de la mise en spectacle : ce
sont les manifestations observables du savoir-être.
Si on rapproche ces deux premières clauses (présence opératoire du specta-
teur et figurativisation des phases du geste) on s’aperçoit que ce qui
transforme l’acte en geste, c’est le caractère sensible et perceptible de sa
construction en procès, c’est-à-dire l’existence d’un plan de l’expression
autonome, propre au déploiement de la séquence narrative et morale. Il
faudrait à cet égard distinguer deux types de moralisations : une moralisation
narrative d’un côté, qui repose exclusivement sur l’évaluation axiologique du
parcours à partir de son résultat, et une moralisation éthique, qui se fonde,
pour commencer, sur la perception de la bonne forme du procès.
3. Le beau geste, puisqu’il relève de la sensibilité éthique, va de ce fait adopter
un « style », une manière esthétique de mettre en œuvre l’agencement synta-
gmatique du procès. Ce style sera constitué, ainsi que nous l’avons déjà
indiqué, de répétitions, ruptures de tempo, ellipses et litotes, hyperboles, syn-
copes et contretemps. Par exemple, Jacques Vaché faisait une litote quand il
saluait, sans tendre la main, ses amis les plus proches. Dans le cas du
chevalier de Schiller, on pourrait parler de « dislocation » du procès, car, en
segmentant et en démarquant la séquence qui précède la rupture, son geste
interrompt la chaîne de l’échange proposé par la dame et conforté par le
public, témoin de la scène, et il initialise un nouveau segment obéissant à
d’autres règles, encore indéterminées.
72 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
5. Dans Soi-Même comme un autre (op. cit.), et notamment dans les chapitres « Le Soi et la visée
éthique » (pp. 199-236) et « Le Soi et la norme morale » (pp. 237-278).
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 73
mais, en même temps, il oblige bien sûr chacun à opérer un jugement réflexif, qui
est le commencement d’une morale personnelle.
Le beau geste est par conséquent un événement sémiotique considérable (i)
qui affecte l’agencement syntagmatique des conduites et leur fondement axio-
logique, (ii) qui crée les conditions pour une nouvelle énonciation, de type indivi-
duel, grâce à la clôture inopinée de segments d’un processus en cours et à l’ouver-
ture de nouveaux segments, et enfin, (iii) qui sollicite vigoureusement la sensibi-
lité des spectateurs grâce à la théâtralisation du quotidien. La complexité et la
stratification des couches de sens qui en sont affectées sont celles mêmes qui per-
mettent d’identifier une forme de vie.
Le spectacle intersubjectif
Grâce à la mise en scène de la négation et de la nouvelle quantification de la
sémiose, le spectateur du beau geste est sollicité pour en faire l’interprétation : la
même rupture a pour effet de lui rendre, à lui aussi, sa liberté, puisqu’il peut relire
à sa manière la signification de la séquence. Chez D’Orsay, par exemple, la néga-
tion porte sur la fonction sociale de l’objet, qui est en outre un objet d’échange
par excellence ; elle s’étend par conséquent à l’ensemble du processus stéréotypé
et aux circonstances de l’usage : le billet de banque ne s’échange plus contre quel-
que bien matériel, il est traité comme une feuille de papier pouvant faire office de
chandelle. Si les pratiques peuvent être considérées comme des énonciations pour
les objets qu’elles manipulent, dans la mesure où elles en manifestent la significa-
tion, le beau geste serait alors l’équivalent d’une énonciation individuelle qui pro-
céderait pour commencer par la dénonciation de la pratique canonique ou
stéréotypée associée à un objet ou une situation d’interaction, et la remise en
question de l’énonciation collective qu’implique cette pratique.
L’éthique émergente supposerait donc que la praxis énonciative de type indi-
viduel soit distribuée sur les deux partenaires de l’énonciation : l’énonciateur-
metteur en scène donne à voir la rupture, la suspension de l’usage établi, la néga-
tion des valeurs et l’ouverture du devenir, et l’énonciataire-spectateur, sollicité
par l’ouverture maximale des possibilités, est sensé choisir, à titre de nouvel
usage, quelques-unes des possibilités offertes. L’irruption de l’inattendu, le choix
de l’ellipse, du silence ou du contretemps ont donc pour effet de donner à ima-
giner ces possibles : l’invention des valeurs est coopérative, le spectateur est solli-
cité pour participer à cette création en tant que co-énonciateur d’un futur sys-
tème de valeurs en cours d’invention.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 77
émergente, qui n’est pas encore réalisée (parce qu’il faudrait pour cela passer de la
négation à l’assertion). En termes de modalités existentielles, le beau geste
virtualise une forme de vie existante, et en actualise une nouvelle, sans avoir les
propriétés requises pour la réaliser. La réalisation sera collective, ou du moins
sous le regard de la collectivité.
Pour mieux comprendre ce passage des comportements individuels de
rupture aux formes de vie socialement innovantes proprement dite, il nous faut
revenir au spectacle intersubjectif et à son spectateur. La forme de vie se définit,
pour le spectateur, à la fois
1) par sa récurrence et sa cohérence dans les comportements et le projet de vie
du sujet, et qui se traduit notamment par ce que nous avons appelé le schème
syntagmatique,
2) par sa permanence qui, à l’instar de la passion qui procure un rôle passionnel et
une identité éthique au corps-actant, centre de référence de la forme de vie, et
3) par la sélection congruente qu’elle induit à tous les niveaux du parcours
d’individuation sémiotique, notamment les niveaux sensible, passionnel,
axiologique, discursif et aspectuel, etc.
Le beau geste ne peut se prévaloir ni de la récurrence, ni de la permanence, ni
même de la congruence : il en ouvre la possibilité, il laisse espérer tout cela, mais
l’ensemble du processus de socialisation de la nouvelle forme de vie est encore à
accomplir.
1. Tout comme la compétition, l’empathie est une propriété de l’« être ensemble », partagée par
le monde animal (notamment celui des mammifères), et qui est, autant que la compétition,
nécessaire à la survie des espèces et des sociétés. (cf. Supra, chapitre premier, la référence à
Frans de Waal).
82 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
ce n’est plus « Faut-il être compétitif ?», mais « Au nom de quoi coopérer et
continuer à participer ? ». La compétitivité devenue forme de vie internalise et
masque une contradiction, elle est habitée par cette contradiction dont l’un des
termes (l’empathie) est apparemment considéré comme vide ou absent. C’est
pourquoi on assiste, au cours de cette reconstitution des raisons de coopérer et de
participer, à des stratégies de dénégation plus ou moins sinueuses, et à des
postures typiques de la mauvaise foi. La mauvaise foi, en l’occurrence, c’est le
symptôme du terme masqué (l’empathie).
économique ne suffit pas, et l’idée même d’un strict calcul d’intérêt, probable-
ment pas non plus. Le point de vue sémiotique va consister à imaginer le cadre
conceptuel et passionnel qui permet de comprendre pourquoi le comportement
compétitif peut perdurer et même s’amplifier alors même que son rendement
économique serait nul, négatif ou incalculable.
Ce cadre conceptuel et passionnel sera supposé exercer une pression incita-
tive sur les acteurs, une forme de manipulation « ambiante » qui pourrait être une
condition d’appartenance à une collectivité, une forme de la croyance d’identifi-
cation qui au cœur des formes de vie. Et c’est la raison pour laquelle nous faisons
l’hypothèse selon laquelle la compétitivité est un comportement individuel et
collectif qui ne peut se déployer que sur le fond de formes de vie particulières, à
découvrir et caractériser.
2. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1946. Folio Essais,
1996, pp. 68-71.
3. Cf. GREIMAS Algirdas Julien & FONTANILLE Jacques, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991,
Première partie.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 87
sémiotique des passions les a définis. La dénégation modale est donc susceptible,
en raison de sa structure d’emboîtements, d’engendrer des effets passionnels. Dès
lors, il est plus facile d’imaginer que ces effets passionnels de base, spécifiques de
certaines catégories de comportements, et résultant de pressions ou d’habitus
culturels, participent eux-mêmes de formes de vie qui leur sont propres, et que
l’on peut alors considérer comme typiques de la « mauvaise foi ».
Ces remarques liminaires conduisent à traiter la mauvaise foi comme une
configuration sémiotique (1) organisée autour d’un noyau de modalisation (la
nécessité, la contingence et la dénégation), (2) développée en plusieurs configura-
tions passionnelles, qui, du point de vue des organisations sociales, ont (3)
l’ampleur et le statut de formes de vie collectives. Comme par ailleurs la mauvaise
foi en question est celle qui permet de participer aux compétitions gagnantes, et
de persévérer dans ces compétitions, le cadre général des formes de vie est presque
entièrement et d’emblée sollicité.
L’INDIVIDUEL ET LE COLLECTIF
La part de l’autre
Des passions vont certes se manifester au sein de la configuration analysée,
elles soutiendront des formes de vie, mais rien ne nous permet d’affirmer qu’il
s’agit de passions collectives, si tant est que cette expression peut avoir un sens en
sémiotique. L’expression même « passion collective » reste une métaphore sans
fondement sémiotique aussi longtemps que le « collectif » n’a pas été institué
comme un « corps-actant » sensible et engagé comme corps dans le faire pra-
tique. En revanche, les formes de vie sont nécessairement à l’articulation entre
l’individuel et le collectif : validées ou validables collectivement, portées par un
groupe ou une société toute entière, elles ne peuvent être manifestées que par le
comportement des acteurs, individuels ou collectifs, en congruence ou en rupture
avec la norme et l’usage.
Dans le cas des compétitions universitaires, par exemple, la structure de
dénégation elle-même ne peut être exclusivement attribuée ni à l’État, ni à la
collectivité des universités, ni à chacune des universités : une partie des univer-
sités comptent sur une part de contingence pour gagner alors qu’elles sont desti-
nées à perdre ; d’autres se considèrent prédéterminées pour gagner, et donc plutôt
menacées par la marge de contingence ; et, de son côté, la collectivité des
universités, tout comme l’État, ne peut proposer ou accepter que soient ouvertes
de telles compétitions que parce qu’ils admettent (du moins font-ils semblant
88 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
5. WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction J.-P. Grossein, Paris,
Gallimard, 2004.
90 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
Le rapport entre l’expression (le signe) et le contenu (la grâce) est contingent
car ce signe n’est ni la cause ni la conséquence de la grâce ; il est choisi par
l’homme, mais dans l’ignorance de sa valeur de vérité, et sans que son contenu
puisse être attesté au cours de la vie sur terre. C’est en somme une expression
potentielle et flottante, dont le contenu (la grâce) reste virtuel, mais dont il reste
pourtant dans tous les cas l’expression spécifique (et donc même si le contenu
n’est pas attesté). Il faut donc imaginer une expression qui est dédiée à un
contenu bien identifié, mais qui peut être aussi bien vraie que fausse, car ce
contenu ne peut être ni connu ni vérifié.
À cet stade de la réflexion, les rôles respectifs de l’individuel et du collectif se
précisent déjà. Collectivement, la répartition entre élus et damnés est considérée
comme déjà établie et irrévocable, mais chacun individuellement n’en peut faire
aucun usage, puisqu’il ne la connaît pas. Individuellement, en revanche, chacun
peut choisir de manifester ou non les signes de la grâce, tout en sachant que cette
épreuve typiquement sémiologique n’aura aucun effet sur la réalité de sa situation
eu égard à la grâce elle-même.
Dès lors, on peut se demander pourquoi tout le monde travaille intensément
et compétitivement quand même, tout comme les universités participent aussi
volontiers aux compétitions qu’on leur organise périodiquement ! Comme il a
déjà été dit, un raisonnement strictement déductif (« Si… alors ») devrait
conduire à l’abstention : le choix individuel de ne rien faire est effectivement la
solution qui découlerait d’un simple calcul d’intérêt, puisque, élu ou damné, on
n’a rien de plus à gagner à se livrer à cette coûteuse épreuve du travail compétitif.
Et dans le cas des universités autonomes, les inégalités étant déjà connues de tous
les acteurs impliqués, l’abstention serait tout autant justifiée.
Pourtant, ce choix individuel de bonne foi serait particulièrement coûteux
collectivement, puisqu’il annulerait la conjugaison des efforts individuels, dont
on connaît le bénéfice collectif : le travail accumulé, dans la compétition entre les
acteurs, contribue à la richesse de tous. Max Weber précise que pour la doctrine
calviniste populaire c’est un devoir de se comporter en « élu », et donc de choisir
les signes de la grâce. Et c’est la raison invoquée qui est la clé : toute espèce de
doute à ce sujet serait le signe d’une tentation démoniaque. L’abstention est donc
un signe envoyé par le Diable, un véritable signe de l’absence de la grâce.
Manifester les signes de la grâce n’implique pas nécessairement d’avoir la
grâce. Mais ne pas les manifester implique nécessairement de ne pas avoir la
grâce. La dissymétrie sémiotique est la clé de toute cette situation paradoxale. La
présence du signe de la grâce n’est pas nécessairement le signe de la présence de la
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 91
6. Cf. FONTANILLE Jacques, « Sémiotique des passions », dans HÉNAULT Anne, Questions
sémiotiques, Paris, PUF, 2002, pp. 601-637.
92 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
Du destin au projet
La mauvaise foi compétitive est un foyer passionnel qui met en mouvement
le rapport éthique entre l’acte et l’actant. D’un côté, la nécessité s’impose, au cœur
des relations actantielles, comme détermination (portant sur les états) ou dépen-
dance (portant sur le faire et les actants), et elle se déploie en processus comme un
destin. De l’autre côté, la responsabilité de l’actant à l’égard de ses actes suppose
qu’il soit autonome (non dépendant, autodéterminé, et inhérent à ses actes), ce qui
lui permet de déployer un projet.
Les transformations entre les deux domaines topologiques, lues au prisme de
la déresponsabilisation et de la responsabilisation, seront donc des transformations
entre hétéro-détermination et auto-détermination, entre dépendance et indépen-
dance et entre exhérence et inhérence. Globalement, ces transformations peuvent
être résumées à une seule : la transformation du destin en projet. Le même parcours
peut être lu sous les deux régimes, et il suffit pour cela de changer de perspective :
un parcours qui n’est saisi qu’à partir de sa fin est un destin, alors que le même, saisi
à partir de son début, est un projet. La transformation principale consiste donc
formellement à modifier le sens de lecture du déploiement en processus, qui, au
lieu d’être lu à partir de sa propre fin, le sera à partir de son début.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 95
7. BOURDIEU Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève, Paris, 1972,
p. 177.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 97
Sartre n’accepte quant à lui aucune relation entre les deux domaines
modaux, et c’est à partir de cette position radicale qu’il juge et condamne les solu-
tions de compromis : une fois « tombés » dans l’existence, nous sommes
98 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
8. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Livre de Poche, pp. 68-71.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 99
inclusion, tout comme le calviniste, mais une inclusion inverse d’un îlot de
nécessité dans un environnement contingent, un îlot qui va faire obstacle, au
moins partiellement, au moins provisoirement, au cours d’action. Les principes
de l’inclusion sont encore les mêmes : coexistence des deux domaines, étanchéité
des frontières, et dissymétrie des relations.
Le salaud redouble la détermination, annule la dépendance, et se fait lui-
même destin ; le lâche maintient une part de déterminations et de dépendance,
mais une part seulement, qui laisse ouverte la possibilité d’un projet.
En bref et en tableau :
sont eux-mêmes susceptibles d’une approche sémiotique. Mais avec ces motifs
adjuvants ou opposants, nous sommes encore bien loin des formes de vie.
Franchissons un pas de plus. La plupart de nos activités quotidiennes, tout
comme la sphère publique, sont aujourd’hui soumises à l’exigence de transpa-
rence. La démocratie contemporaine revendique la transparence ; les médias
l’exigent ou l’imposent ; les technologies de l’information et de la communication
s’y prêtent. La transparence n’est pourtant pas le meilleur descripteur de la vie
sociale, publique ou privée, qui se caractérise plutôt par une complexité et un
enchevêtrement de déterminations, de zones d’ombre et de « boîtes noires » qui
se prêtent difficilement à cette exigence. La transparence est donc d’abord un
problème que pose la vie en collectivité, avant d’être une solution.
Le risque de l’extension métaphorique n’est pas encore écarté. Au nom de
quoi la transparence sociale aurait-elle partie liée avec la transparence dans
l’expérience de nos interactions avec le monde naturel ? C’est justement ce que
l’approche sémiotique du problème permettra de montrer : il y une sémiose
spécifique de la transparence. On découvrira la permanence et la transversalité
d’un dispositif sémiotique « nomade », qui configure l’ensemble des situations de
transparence et d’opacité, et qui, au cours de ce nomadisme, change peu à peu de
statut, depuis le simple motif actantiel et modal qui participe de la socialisation de
l’environnement jusqu’à la forme de vie qui s’impose à nos conduites sociales et
au fonctionnement de nos institutions.
malgré cet obstacle1. Nous dirons en conséquence que la transparence est une
configuration sémiotique fondée sur une prédication concessive.
Quelle que soit l’acception que l’on choisisse, le contenu commun et sous-
jacent à toute forme de transparence est toujours celui de l’accessibilité perceptive
et cognitive, dont la formule modale est :
/pouvoir & vouloir percevoir (ou savoir)/ + /ne pas pouvoir ne pas donner
à percevoir (ou savoir)/2.
Cette description modale, notamment les formulations négatives de la
deuxième partie, renvoie plus précisément, d’un point de vue phénoménal, à un
dispositif où une entité quelconque, susceptible d’être un obstacle à la perception
ou à la connaissance, se révèle pourtant ne pas en être un. L’hypothèse et la défini-
tion princeps qui guidera cette étude, c’est que la transparence n’est pas donnée
en premier, comme la traversée instantanée d’un espace physique, mental ou
social. Au contraire, la transparence présuppose un obstacle, qui est neutralisé par
négation. Et ces deux opérations : [(1) l’obstacle est présupposé], et (2) [l’obstacle
est nié], constituent le noyau conceptuel et phénoménal de toutes les variétés que
nous allons maintenant explorer.
Un obstacle potentiel étant transformé en non-obstacle, c’est-à-dire en
obstacle virtualisé, la transparence n’est donc pas un état, mais un processus, ou à
tout le moins une propriété dynamique portant sur la modalisation existentielle
de l’obstacle (l’obstacle potentiel est au moins partiellement virtualisé). La
succession de la présupposition et de la négation, ou celle du potentiel et du
virtuel, ont un autre nom en sémiotique : il s’agit de la concession : « bien que
non X… quand même X », ou « bien que X… quand même non X ». Bien que A
soit potentiellement masqué par un obstacle, des propriétés et des conditions
particulières permettent quand même de percevoir ou de connaître A.
Ce point de départ a une conséquence méthodologique immédiate : pour
explorer la transparence, on ne commencera pas par se demander comment
LA TRANSPARENCE ET LE VISIBLE
Le phénomène physique
En optique même, le caractère dynamique de cette propriété apparaît immé-
diatement dans la définition même de la transparence. Un matériau ou un objet
est qualifié de « transparent » lorsqu’il se laisse traverser par la lumière. Cette pro-
priété dépend de la longueur d’onde de la lumière et de l’organisation structurale
du matériau : ainsi, le verre n’est transparent que dans les limites du visible (on
voit à travers), mais il bloque les rayons ultra-violets (ce qui explique notamment
qu’on ne puisse pas bronzer derrière une vitre). Plus précisément, aucun maté-
riau n’est totalement transparent : il absorbe une part plus ou moins importante
de la lumière reçue en fonction de la longueur d’onde. Plus l’« absorbance » d’un
matériau est faible à une longueur d’onde donnée, plus il est transparent pour
cette longueur d’onde.
Le raisonnement du physicien repose donc sur la même prédication conces-
sive que celui du sémanticien : étant donné un matériau susceptible d’être un
obstacle potentiel au passage de la lumière, on apprécie sa transparence en
fonction de la lumière qui passe quand même. Le physicien utilise pour décrire
cette opération deux concepts contraires et qui correspondent à des propriétés
mesurables séparément : la transmittance et l’absorbance, et à partir desquelles il
peut « raconter » et modéliser la traversée du matériau par la lumière.
En effet, l’absorbance3 d’un matériau se mesure à partir de quatre valeurs
d’énergie : l’énergie incidente (celle qui est dirigée sur le matériau), l’énergie absor-
bée, l’énergie transmise et l’énergie réfléchie. À partir de l’énergie incidente, le
matériau fonctionne comme un filtre, qui trie, qui retient l’énergie absorbée, qui
renvoie l’énergie réfléchie, qui conserve l’énergie absorbée non transmise, et qui
restitue l’énergie transmise. La transparence est au final caractérisée par l’énergie
transmise, qui résulte elle-même de la différence entre l’énergie incidente, d’une
part, et l’énergie absorbée + l’énergie réfléchie, d’autre part. Pour maintenir le
lien avec l’approche phénoménale, l’énergie transmise en question est celle même
qui affecte les sens et qui fait ou laisse percevoir quelque chose ou pas : il faut
pour cela implanter un observateur.
La compréhension physique du phénomène précise d’une certaine manière
le processus « concessif » que nous posions comme hypothèse de travail : l’obs-
tacle se révèle être un filtre, dont les réglages variables permettent de moduler
l’équilibre entre l’absorption et la transmission de l’énergie. Bien qu’il soit en
mesure d’absorber la plus grande part de l’énergie, sous certaines conditions il en
restitue quand même une quantité suffisante pour la perception. Du point de vue
de la structure prédicative, la relation entre deux actants (la source et la cible de
l’énergie) est soumise à l’action d’un troisième (l’actant de contrôle) et c’est cet
actant de contrôle qui règle et opère le tri.
Mais, dans cette compréhension physique même, l’actant de contrôle pré-
sente deux faces : (1) des propriétés de la matière traversée, et (2) des propriétés
de l’énergie qui traverse, puisque l’absorbance et la transmittance sont fonction à
la fois de la structure, notamment cristalline, de la matière, et de la longueur
d’onde de la lumière. Cet actant de contrôle (l’obstacle filtre) n’est donc ni dans la
matière ni dans l’énergie, mais dans l’interaction et la tension entre leurs pro-
priétés respectives.
Bien entendu, cette description phénoménologique, qui se superpose à la
description strictement optique, présuppose l’implantation d’un observateur et
seul l’observateur est en mesure de traduire la mesure de l’énergie en processus
différenciés : filtrer, retenir, renvoyer, transmettre et donner à percevoir.
Le phénomène sémiotique
Pour la sémiotique du visible, le monde visible advient par la lumière : une
intensité qui sollicite la perception, une intensité modulable qui se diffuse, se
concentre ou se localise dans l’étendue et la matière. Les « états » de la lumière4
manifestent les différentes conséquences de ces modulations dans le plan de
4. Dans FONTANILLE Jacques, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF, 1995,
chapitre premier.
112 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
ÉCLAT ÉCLAIRAGE
(concentrer) (mouvoir)
(ponctualiser) (circuler)
Intensité
lumineuse
La structure narrative
Les interactions entre le rayonnement lumineux et les obstacles matériels,
notamment autour des « effets de matière », sont le ressort même de la dyna-
mique sémiotique, qui peut recevoir une analyse narrative élémentaire, à partir
des différents types d’interaction, des équilibres et des déséquilibres entre la
lumière et la matière.
Par exemple, si on imagine la manière dont l’interaction se stabilise au profit
de la matière, on peut prévoir d’ores et déjà deux voies principales : soit la
lumière est capturée par une masse indivise et absorbante, soit elle est arrêtée par
l’opacité d’une surface. On obtient alors dans le premier cas un effet d’épaisseur et
de profondeur matérielle, et, dans le deuxième cas, un effet de modelé en surface,
qui célèbrent chacun à leur manière la capture du rayonnement par la matière,
l’un par une stabilisation en masse, l’autre par une stabilisation en surface. Autre
cas de figure : les effets de matière transparente ou translucide manifestent à
l’inverse la traversée du rayonnement sans capture par la matière, à des degrés
différents.
En suivant ce raisonnement, nous pouvons supposer que les différents équi-
libres et déséquilibres entre les deux actants antagonistes, la lumière et la matière,
produiraient les formes visibles de la zone de leur conflit. Il nous faut donc
construire les scénarios de ces interactions. Les sources (S), les cibles (C) et les
obstacles (O) participent à une syntaxe relativement simple : S émet, C reçoit, O
détourne, capture ou restitue un seul objet, le rayonnement lumineux. Les
variantes de cette syntaxe sont les scénarios recherchés.
5. Dans FONTANILLE Jacques, « Paysages : le ciel, la terre et l’eau », dans Entre Espace et paysage.
Pour une approche interdisciplinaire, Alberto RONCARRIA et Paola POLITO, dir., Études de
Lettres, Université de Lausanne, 2013.
116 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
6. Cf. MIERMONT Jacques, « Pour une théorie de l’esprit : cognition, passion et communication »,
Paris, Sémiothèque, Résonances, no 10-11, pp. 64-71. Accessible en ligne : http://www.
therapie-familiale.org/resonances/pdf/esprit.pdf.
7. Cf. VISCHER Robert, Über das optische Formgefühl, ein Beitrag zur Ästhetik. Stuttgart, Julius
Oscar Galler, 1873, traduction française de Maurice ELIE, Aux origines de l’Empathie. Nice,
Ovadia, 2009, p. 57-100.
8. Cf. BERTHOZ Alain et JORLAND Gérard, L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004. Le fonctionne-
ment des neurones miroirs a été mis en évidence par Giacomo Rozzolati et son équipe à
Palerme, au début des années 1980.
118 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
9. Projet de norme P 14-010-1 sur l’« Aménagement durable des Quartiers d’affaires », AFNOR,
2012.
120 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
Les sociologues ont eux aussi, de leur côté, abordé cette difficulté. D’une
certaine manière, et pour d’autres objectifs, c’est même le fond de la méthode de
Bourdieu, qui ne conçoit pas d’analyse sociologique sans « immersion » du socio-
logue dans les pratiques sociales. À l’occasion de cette immersion, le sociologue
doit prendre conscience de sa propre position, et de ses habitus, et concevoir son
analyse comme une interaction entre ses propres positions et habitus et ceux des
groupes qu’il s’efforce de comprendre.
Mais l’usage le plus courant de la gestion des connaissances dans une institu-
tion quelconque ne suppose pas une telle immersion à la manière de Bourdieu.
Comme en témoigne l’énoncé de la norme AFNOR, l’instance cognitive
(l’observateur interprétant) est le plus souvent extérieure à la collectivité
observée. Et, tout comme le cogniticien qui reconstitue le raisonnement d’un
expert, cette instance est en proie à la même dualité : d’un côté ce qu’elle est en
mesure de puiser en elle-même, et de l’autre ce qu’autrui manifeste sous forme
d’énoncés communicables (le « compte rendu », selon la norme AFNOR).
Mais la demande extérieure vient toujours d’instances qui sont elles-mêmes
des institutions complexes (« les organismes et autorités, … les intéressés et parties
prenantes »), et l’introspection d’une instance collective et hétérogène est elle-
même chose impossible et même impensable, et l’aporie menace. On doit alors
supposer une délégation hypothétique de cette introspection à un
homoncule cognitif, qui fait office d’observateur, et qui serait susceptible, par
hypothèse et par fiction, de s’immerger dans les pratiques observées.
Dans le meilleur des cas, le management contemporain a imaginé donner
corps à cet « homoncule cognitif », sous la forme de comités de visite,
d’inspections, de sociétés d’audit qui se chargent de traiter et d’évaluer les
comptes-rendus produits par l’organisation ou l’entreprise visitées et chargés.
L’homoncule cognitif est alors un acteur ou un groupe d’acteurs délégués par
l’observateur auprès de la situation observée, qui joue le même rôle que le
contrôle pour la transparence visuelle : c’est l’opérateur même du réglage de
l’interaction, de l’ajustement entre les propriétés respectives de l’observateur et de
la situation observée, ajustement qui conduira à la transparence. Mais, même en
l’absence d’acteurs délégués concrets, cet « homoncule cognitif » demeure à l’état
potentiel dans l’institution visée, sous la forme des bases de données disponibles,
qui garantissent la traçabilité des décisions et des opérations effectuées, et consti-
tuent une compétence potentielle pour une production de textes.
Sous ces conditions, on retrouve la situation précédente. On voit alors que
dans ce cas aussi, la transparence ne peut être réalisée que dans une formulation-
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 121
10. Dans l’actualité politique du printemps 2013 en France, la transparence est devenue une
priorité politique du gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Elle l’est devenue à la suite de ce
qu’il est convenu d’appeler l’« affaire Cahuzac », du nom de ce ministre du budget qui prati-
quait la fraude fiscale via un compte en Suisse, et dont les dénégations éhontées ont jeté le dis-
crédit sur la totalité de la classe politique française. Nous sommes donc strictement dans la
situation décrite ici-même : la transparence comme contre-stratégie face à la diffusion conta-
gieuse d’un soupçon généralisé.
122 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
complexité de la chaîne des processus, dont une partie peut rester inobservable.
La « reformulation-transposition » attendue consiste donc à fournir à la fois
toutes les informations, et leurs agencements sur la chaîne d’imputation, qui
permettent d’établir la relation de chaque conséquence à telle ou telle phase de
l’activité principale. Le lien entre responsabilité, imputabilité et transparence est
donc précisément fondé sur une forme particulière de l’inaccessibilité. L’obstacle
est ici de nature syntagmatique : une chaîne syntagmatique trop longue ou trop
complexe rend l’imputation difficile et hasardeuse.
11. Le film Minority Report, du réalisateur Steven Spielberg, repose sur ce type de transparence-là,
mais en lui ajoutant une autre dimension : celle de la prévision, de la prophétie et de l’antici-
pation de chaque crime en particulier, pour pouvoir déclencher des interventions préventives.
Comme un méta-commentaire permanent et envahissant de cette configuration, le film use
massivement, justement, des écrans de projection transparents et des images superposées
transparentes les unes aux autres.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 125
juridique et règlementaire, toutes les catégories, tous les scénarios et toutes les
circonstances. Il ne manque plus que les acteurs, les faits et le moment. C’est cette
connaissance précise, détaillée et préalable qui leur permet d’installer les appareils
de surveillance à bon escient, sur les lieux critiques et aux moments appropriés,
pour recueillir des informations pertinentes et exploitables sur les acteurs, les faits
et les moments.
Cet observateur prend la forme d’un maillage urbain des lieux de surveil-
lance et d’enregistrement. Car les comportements urbains ne sont pas directe-
ment observables pour un observateur individuel et qui ne serait pas immergé
dans les événements. On peut considérer que l’enregistrement-transmission
consiste d’une part dans l’installation d’une multitude d’observateurs délégués
immergés dans l’événement, et d’autre part en une reformulation-traduction
(vidéo) qui transforme les évènements occultés en évènements transparents, pour
un méta-observateur extérieur et non immergé.
Dans ce cas, l’occultation (l’absence ou la rétention d’information) résulte du
fait que le méta-observateur urbain ne peut être présent à l’événement (il n’est
pas sur les lieux au moment des faits). Elle résulte également et globalement d’un
effet d’échelle (spatiale et temporelle), puisque le méta-observateur qui couvre
l’ensemble d’une ville ou d’un quartier a pourtant affaire à des événements qui
n’adviennent que dans des lieux à périmètre restreint et à échelle humaine. À
cette différence d’échelle, l’observateur urbain répond donc lui aussi en déléguant
une prothèse d’exploration et d’observation, un homoncule cognitif (immergé),
auquel il prête des milliers de capteurs et d’yeux-machines.
12. Sur le fond de cette règle de la notoriété, les jeux du secret, de la dissimulation et de la révéla-
tion sont toujours possibles, et très fréquemment exploités. Mais ils ne procurent qu’une
dramatisation supplémentaire à la transparence propre à la notoriété : quelques micro-récits
conflictuels, quelques péripéties véridictoires périodiques qui contribuent efficacement, grâce
aux polémiques médiatisées qu’ils suscitent, à intensifier la présence des personnages publics
sur la scène médiatique, c’est-à-dire, en fin de compte et toujours, leur notoriété.
13. Dans le chapitre suivant « Des formes de vie invasives : régimes de croyance médiatiques et
mondialisation ».
128 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
Notre vie quotidienne est une fiction racontable sous cette forme exposée :
tel est le message de la télé-réalité. Et d’une certaine manière la transparence,
même retournée, est sauvée, en même temps que le principe d’équivalence entre
le référent et sa représentation, sauf que, dans ce cas, le référent, ce serait la
fiction proposée par la télé-réalité, et sa représentation, ce serait notre propre vie.
14. C’est notamment l’un des principes retenus dans : Parlement et démocratie au vingt et unième
siècle (BEETHAM David, Genève, Union Interparlementaire, 2006). Il est promu en outre par
plusieurs associations ou ONG, comme Sunlight Foundation, Latin American Network for
legislative transparence, ou Regards Citoyens.
15. L’une des sources intellectuelles de ces pratiques peut être attribuée au philosophe John
Dewey, qui préconisait d’impliquer les citoyens dans des démarches d’enquête et d’expéri-
mentation publiques pour approfondir la démocratie. De nombreuses initiatives récentes vont
dans ce sens, comme la plateforme internet “Parlements & citoyens”, qui donne des éléments
à ses inscrits pour participer à l’élaboration des lois.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 131
CONCLUSION
Le moment est venu de récapituler les éléments du « noyau » schématique et
les variétés de la transparence.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 133
1. Ce chapitre est une version augmentée et remaniée de ma contribution aux Hommages à Eric
Landowski, As interações sensíveis, DE OLIVEIRA Ana Claudia, dir., São Paolo, Estação das
Letras e Cores, 2013.
2. LOTMAN Iuri, op. cit.
138 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
échanges entre le Moi (l’univers des émotions et impressions internes), le Soi (la
frontière symbolique du corps propre) et l’Autre (le monde sensible, y compris
les autres corps). D’un point de vue sémiotique, le passage de l’échelle
individuelle à l’échelle collective est aussi celui de la sphère phénoménologique et
sensible à la sphère sociale et culturelle. L’homothétie entre microcosme et
macrocosme ne garantit pas nécessairement une identité de fonctionnement,
mais en l’occurrence, on peut constater que les sémiosphères, à l’échelle des
sociétés, sont supposées fonctionner très précisément sur le même principe que
leurs constituants immédiats, les formes de vie : elles ne peuvent être saisies que
dans la dynamique de leurs transformations et de leurs interactions avec d’autres
sémiosphères.
La sémiosphère est elle-même organisée autour d’un centre (la zone de la plus
grande cohérence et de l’identité culturelle la plus fortement assumée), lui-même
entouré de zones périphériques, où s’atténuent peu à peu, en s’éloignant du centre,
cette cohérence et cette identité. La périphérie est la zone des échanges avec la
culture de l’autre, la zone de l’hétérogénéité, et des formes sémiotiques transitoires,
éventuellement en cours d’intégration et d’adaptation à la culture du « nous ».
La différence entre les formes sémiotiques centrales et périphériques tient
principalement à la manière dont elles sont assumées par le « nous », et à l’inten-
sité avec laquelle ce « nous » adhère aux formes qu’il manipule. Cette intensité
s’apprécie en termes de force d’engagement, de stabilité dans le temps, de
croyances partagées, et elle est soutenue par de nombreux dispositifs sociaux
destinés à légitimer cette force, cette stabilité dans le temps et ces croyances.
Dans la zone centrale, se déploient et s’imposent notamment des traditions,
des normes, des genres et des canons esthétiques ; dans la zone périphérique, en
revanche, les processus dominants sont ceux de l’innovation, de la traduction, de
l’emprunt, et de l’hybridation, qui confèrent un éclat et une valeur toute parti-
culière aux apports étrangers, justement en raison de leur étrangeté et de leur nou-
veauté. Les « croyances » périphériques sont donc d’une toute autre nature que
celles du centre de la sémiosphère, puisqu’elles ne sont soutenues ni par la tradi-
tion, ni par le consensus, et par aucun dispositif institutionnel, et qu’elles ne valent,
justement, que par le contraste de la nouveauté, de la rareté ou de l’altérité.
À cet égard, la position des médias est clairement périphérique, et en quelque
sorte par définition. Un medium, quelle que soit l’acception particulière de ce
terme, est toujours une instance de mise en relation entre au moins deux
domaines disjoints (étymologiquement, c’est « un milieu intermédiaire »), et les
médias contemporains le sont aussi, au sens du passage qu’ils opèrent entre des
DES FORMES DE VIE INVASIVES 139
domaines socio-culturels ; certes, ce rôle médiateur est bien souvent compris par
réduction comme une fonction de communication (les médias sont des
« supports de communication »), mais on voit bien que dans la perspective de la
sémiosphère, ils jouent nécessairement, en tant qu’opérateurs de médiation, un
rôle décisif dans les zones périphériques, un rôle de passage, de transfert, de tra-
duction et de transformation des formes sémiotiques.
En outre, la mondialisation toute particulière des productions médiatiques,
notamment en raison de l’organisation économique et commerciale de ce secteur
d’activités, renforce ce rôle, et ancre plus fortement encore les médias dans les
zones périphériques où s’échangent et se transforment les productions de
chacune des aires culturelles. De ce fait, ils vont bien au-delà du seul dialogue
bilatéral envisagé par le chef de file de l’École de Tartu, Iuri Lotman, entre le
domaine du « nous » et chacun des domaines du « eux »3 : les médias mondialisés,
en effet, impliquent d’emblée le domaine du « nous » dans une interaction
multilatérale, plurielle, voire universelle, avec tous les autres domaines à la fois, y
compris avec ceux qui, pour des raisons géographiques et historiques,
sembleraient ne pouvoir entretenir aucun rapport bilatéral avec celui du « nous ».
À la limite, ils interrogent même l’existence et la possibilité d’une persistance de
la culture du « nous ».
Les médias soumettent le centre identitaire du « nous » à un véritable assaut
d’informations, de significations, de genres et de types d’émissions venus du
monde entier, en disséminant par vagues successives et périodiques, de nouveaux
apports et de nouvelles formes sémiotiques. Et cet assaut vise bien entendu la
zone centrale, celle qui porte l’identité propre à chaque sémiosphère. Comme la
zone centrale est aussi celle des croyances les plus fortement assumées collective-
ment, la question des régimes de croyance médiatiques devient primordiale : leur
diffusion dans chaque sémiosphère les confronte à ceux qui y sont déjà en place,
et qui, fondés sur des traditions ou des institutions spécifiques, sont susceptibles
de leur résister, de les repousser, mais aussi de les accueillir, de les transformer et
de les assimiler, au risque, bien entendu, de déstabiliser l’identité du « nous ».
Nous examinerons donc avec la plus grande attention la position particulière
des médias dans la hiérarchie et le système des formes sémiotiques qui constituent
les sociétés et les cultures, pour essayer de comprendre en quoi et jusqu’à quel
point leur influence peut transformer ces dernières. Puis, ayant pris acte du
caractère déterminant des régimes de croyance, nous mettrons en lumière la
nature des confrontations prévisibles entre, d’une part, les régimes de croyance
qui sont portés par les médias en général, et notamment les médias mondialisés,
et, d’autre part, ceux qui sont déjà compris et installés dans les institutions
symboliques de chaque sémiosphère. Ce faisant, et parallèlement, nous nous
efforcerons de saisir quels types de formes de vie les médias contemporains
installent dans nos sociétés.
4. Cf. FONTANILLE Jacques, Pratiques Sémiotiques, op. cit., Chapitre 1, pp. 17-78. Les différents
types de « sémiotiques-objets » mentionnées ci-dessous y sont présentés en détail.
DES FORMES DE VIE INVASIVES 141
cohérence et la congruence sont les propriétés cardinales des formes de vie : une
cohérence « horizontale », qui soutient la persévérance, et une congruence
« verticale » entre des valeurs, des styles, des rôles, des qualités sensibles, des
régimes temporels et des passions. En ce sens, les médias sont tout particulière-
ment appropriés pour proposer de nouvelles formes de vie, mais aussi pour les
dégrader tout aussi vite.
Les niveaux d’analyse sont hiérarchiquement ordonnés, selon le degré de
complexité du plan de l’expression, mais chaque niveau est susceptible
d’accueillir et de reconfigurer les éléments des autres niveaux, en ajoutant des élé-
ments qui lui sont propres : par exemple, une pratique sémiotique peut accueillir
et reconfigurer ensemble des signes, des textes, des objets, et pour en faire des élé-
ments et des instruments d’un cours d’action. Inversement, une pratique peut
être convertie en un texte, ou intégrée dans un texte, sous forme de discours d’in-
struction, de mode d’emploi, ou de cahier des charges.
Ces capacités d’intégration (dans le sens ascendant ou dans le sens descen-
dant) sont susceptibles de produire des formes sémiotiques mixtes, et qui ne sont
pas pour autant incohérentes et hétérogènes, puisque le niveau d’accueil impose
ses propriétés et ses contraintes. Il existe donc également des objets d’analyse qui
ne sont pas strictement situés à un niveau d’analyse unique, et qui ne sont pas
purement des textes, des objets ou des pratiques. Les médias, comme on l’aura
déjà compris, font partie de ces formes mixtes, puisque nous venons de les
rencontrer à tous les étages de l’analyse des productions sémiotiques.
Si nous prenons le cas de la télévision, en tant que média elle associe princi-
palement des textes vidéos, eux-mêmes réunis et configurés en programmes et
séries d’émissions, avec un support technique (le canal de diffusion), et des pra-
tiques d’usage (les différentes formes du spectacle et de la consommation télé-
visuels). La connaissance des pratiques et des usages est nécessaire pour
comprendre comment le support est configuré : en effet, c’est à partir de ces pra-
tiques et de ces usages que sera définie la grille d’une chaîne de télévision, la place
et le type de chaque programme et de chaque émission, mais aussi celle des publi-
cités et des enchainements : à ce niveau d’analyse, nous avons affaire à une stra-
tégie. En bref, ce qu’on appelle la « grille » n’est autre que le produit d’une stra-
tégie, la manière dont le support matériel est configuré pour contrôler les pra-
tiques d’usage. Elle joue en ce sens un rôle comparable à celui de la une de la
presse écrite (cf. supra).
144 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
quelconques, mais aussi des corps vivants. Plus précisément, cette expérience sen-
sible et cognitive est ici constituée de toutes les interactions de notre corps propre
avec les autres corps, un ensemble d’interactions entre morphologies d’enve-
loppe, structures matérielles et types dynamiques. Cette expérience laisse des
empreintes et des souvenirs, procure des apprentissages, et c’est ainsi qu’elle peut
être réactualisée lors de l’interprétation d’un nouvel objet.
S’interroger par exemple sur l’ergonomie d’un nouvel objet, c’est chercher à
interpréter sa forme en référence à la mémoire des interactions passées avec des
objets comparables, mais aussi, par anticipation, au type d’interaction qu’on
pourra avoir avec lui. S’interroger sur le design d’un objet, c’est chercher à
retrouver dans la morphologie de cet objet des formes d’expérience liées à l’usage
et aux fonctions d’autres objets comparables. En somme, un certain régime de
croyance s’installe, dans la confrontation entre ce que propose le nouvel objet à
interpréter et les expériences accumulées en mémoire ; ce régime de croyance a le
statut d’une promesse (portée par la forme sémiotique) et d’une acceptation de la
promesse (qui résulte de la confrontation avec les empreintes de l’expérience). Au
cœur de cette promesse plus ou moins acceptée, il y a le dialogue entre deux
corps, le corps propre de l’interprète et le corps-objet proposé.
Nous avons déjà proposé, ici-même, de diversifier les régimes de croyance en
fonction des plans d’immanence : croyances sémiologique (signes), représenta-
tionnelle-fictionnelle (textes), fonctionnelle (objets), pratiques (pratique), et d’identifi-
cation (formes de vie)
De la même manière, mais avec une plus grande portée, le dispositif de
persuasion et d’interprétation propre aux médias va lui aussi impliquer une
confrontation entre des promesses et des expériences. À cette différence près que,
comme on l’a vu, la portée d’influence sémiotique des médias s’étend sur la tota-
lité des niveaux de la sémiosphère. Et c’est alors que surgit le problème culturel
central, celui de la congruence (ou pas) des promesses.
Si l’on s’en tient par exemple au niveau d’analyse des textes, verbaux, ico-
niques ou vidéos, ils comportent en eux-mêmes des promesses sémiotiques, par-
fois érigées en contrats de lecture, qui prédéterminent la manière dont le
récepteur est supposé les interpréter. Dans les cultures institutionnalisées, ces
promesses sont converties en normes, en esthétiques et en genres : le roman
policier, le théâtre de boulevard, l’émission culturelle, le documentaire de voyage,
les émissions de jeux, etc., sont des genres, comprenant des instructions de
lecture, inscrites dans la forme même des textes, et exploitables selon les codes de
chaque univers culturel.
À chaque genre correspondent, du côté du texte, un certain nombre de règles
et d’indications qui permettent de reconnaître quel est le régime de croyance pro-
posé, et, du côté de la pratique d’interprétation, un type d’imaginaire et de dispo-
sition intérieure permettant d’accepter la promesse et d’adopter le régime de
croyance. C’est ainsi, nous dit-on, que pour entrer dans une œuvre de fiction, il
faut suspendre l’incroyance que pourrait inspirer la confrontation entre le monde
de l’œuvre et celui de l’expérience quotidienne, et accepter provisoirement un
nouveau type de croyance (fictionnelle).
Dans les genres exploités par les médias, notamment la télévision et internet,
les promesses sémiotiques peuvent être regroupées en quatre grandes catégories
(notamment en suivant les travaux de François Jost6), et donc en quatre régimes
de croyance fortement contrastés. Quatre seulement : (i) le document et l’infor-
mation, (ii) le jeu et la compétition, (iii) la fiction et la narration, (iv) l’enseigne-
ment et la didactique (dont le statut médiatique se développe en même temps que
les cours massivement diffusés en ligne). Chacun de ces quatre régimes de
croyance se définit par le rapport de vérité qu’il entretient avec le monde de
l’expérience quotidienne, et ce rapport de vérité peut même faire l’objet de valida-
tions ou de falsifications : par exemple, le document, l’enseignement et le jeu
doivent pouvoir influer sur l’expérience quotidienne, chacun à sa manière, alors
que ce n’est pas le cas pour la fiction.
Chacun de ces quatre régimes de croyance entretient en outre des relations
spatio-temporelles spécifiques avec l’expérience quotidienne (il peut en être
complètement détaché, ou y être fortement ancré, grâce aux opérations
d’embrayage et de débrayage) : on sait par exemple que la fiction se pose comme
6. Notamment dans JOST François, Comprendre la télévision, Paris, Armand Colin, 2005,
coll. 128. François JOST tient pour trois régimes seulement, et ne prend pas (encore) en
compte le régime didactique.
148 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
détachée du moment et du lieu de la lecture, et que cela se traduit, dans les écrits
de fiction, par une utilisation spécifique des temps verbaux. Par ailleurs, chacun
de ces régimes de croyance correspond à un type de valeurs, à des jeux de rôles et
à des règles de validation qui lui sont propres ; pour le document : l’information
nouvelle et attestée ; pour le jeu : le gain justifié et conforme aux règles annon-
cées ; pour la fiction : l’intérêt et la vraisemblance continus et soutenus jusqu’à la
fin, pour l’enseignement, l’utilité de connaissances validées par une chaîne de
garanties institutionnelles et sociales.
L’usager des médias entre donc dans les textes médiatiques, muni de ces
instructions et de ces promesses définies par leur genre. Et que découvre-t-il
aujourd’hui ? Des émissions de jeux qui sont transformées en documentaire de
voyage ; des récits d’aventures exotiques qui sont en fait des jeux et des compéti-
tions ; des tranches de vie quotidienne qui sont elles aussi apparemment
construites comme des jeux, mais dont il apprend vite qu’elles fonctionnent de
fait comme des fictions ; des documents qui empruntent leurs codes à des genres
typiquement fictionnels, etc. Le moment le plus connu de cette évolution
culturelle correspond à la naissance et à la diffusion de la télé-réalité sous toutes
ses formes, qui impose son régime de croyance propre (la fiction et la narration
scénarisée) sous le couvert d’un autre régime (le jeu et la compétition), à des
situations qui voudraient pourtant se présenter comme documentaires et triviale-
ment quotidiennes.
Mais la tendance est beaucoup plus générale, de sorte que, passant d’une
chaîne à l’autre, et découvrant une scène de poursuite automobile, il est de plus
en plus difficile de décider d’emblée s’il s’agit d’une séquence de film policier
(fiction et narration), d’un documentaire sur le travail de la police (document et
information), ou d’une course automobile (jeu et compétition). De même, un
groupe d’acteurs traversant une rivière tumultueuse peut aussi bien appartenir à
un film d’aventures (fiction) qu’à une émission de sports extrêmes et de survie
(jeu) ou à une publicité pour une destination ou un promoteur de voyages (docu-
ment et information). Cette tendance, bien entendu, est d’autant plus accentuée
que le support médiatique se prête à une pratique fragmentaire, qu’elle s’appelle
« zapping » pour la télévision, ou « navigation » pour internet.
C’est alors qu’il faut comprendre que le medium en tant que tel est porteur
d’un régime de croyance global, et de formes de vie dominantes qui viennent
interférer avec ceux et celles qui sont associés aux genres textuels proprement
dits, et fixés dans chaque culture particulière. Le jeu, le document, la fiction et
l’enseignement deviennent alors, en quelque sorte, des méta-régimes de croyance,
DES FORMES DE VIE INVASIVES 149
transversaux par rapport à ceux des genres textuels, et qui engendrent à la fois des
formes mixtes et des combinaisons en grand nombre, et une incertitude grandis-
sante pour le spectateur au moment de l’interprétation.
Le problème n’est plus en effet de savoir si les émissions d’information disent
la vérité sur le monde, si les jeux sont truqués ou fiables, si les publicités sont
conformes à la déontologie commerciale, ou si les films de fiction respectent les
codes esthétiques de leur genre. Le problème se pose déjà bien en amont pour
l’usager, car ce qui est perturbé et déstabilisé, ce sont les conditions mêmes du
choix du régime de croyance le plus approprié. Il est aisé de comprendre que si,
face à un film publicitaire, il convient de se demander au préalable si on a affaire à
un jeu, un document ou une fiction, les conditions d’interprétation du message
publicitaire sont fortement dégradées, et cette dégradation ne peut qu’être en
faveur de la manipulation des croyances, c’est-à-dire d’une stratégie de
persuasion qui joue sur la déstabilisation sémiotique de l’interprète.
Mais la différence saute aux yeux, en suivant notre analyse : dans le cas de
Mme Bovary et de ses semblables, antérieurs ou postérieurs, l’institution roma-
nesque n’est pas en cause, et seuls la fragilité de l’interprète, et son probable
défaut de compétence sémiotique, expliquent la confusion : Mme Bovary n’a pas
été trompée par une confusion des régimes de croyances dans les romans, mais
elle s’est fourvoyée dans le choix du régime de croyance, et elle a notamment reçu
le contenu de la promesse fictionnelle (romanesque) comme pouvant être trans-
féré et mis en œuvre dans sa propre expérience cognitive et sensible.
Plus généralement, et plus encore aujourd’hui, les groupes de pression qui
protestent contre les images de la femme diffusées par les médias, contre les
mœurs mises en scène dans ces mêmes médias, ou contre toutes sortes de turpi-
tudes idéologiques ou morales prêtées à leurs auteurs, pratiquent le même amal-
game et se fourvoient de la même manière : tous ignorent (sciemment ou pas) la
différence effective et significative entre les régimes de croyance, tous raisonnent
comme si les spectateurs interprètes étaient soit incapables d’identifier les genres
et les régimes de croyance, soit définitivement inéducables à cet égard.
Appartiennent également au même paradigme de la confusion « patho-
logique » ou « transgressive » les méthodes de la publicité dite clandestine : un
reportage biaisé pour promouvoir une entreprise ou un service repose bien, en
effet, sur une confusion des croyances et notamment des modes de persuasion,
mais à l’intérieur du même régime, celui du « document-information », et c’est
dans la lecture critique du texte lui-même que le biais publicitaire pourra être
reconnu.
Plus insidieuse est la mise en scène, dans la fiction romanesque ou cinémato-
graphique, de produits ou de marques ; on pourrait se scandaliser du procédé (il
est d’ailleurs règlementé), mais la présence d’un produit ou d’une marque issus de
l’expérience quotidienne n’est pourtant, sémiotiquement parlant, pas plus anor-
male que tout autre forme de « pilotis » réaliste : c’est en effet un procédé aussi
ancien que la fiction, qui consiste à y inclure des faits ou des objets dont on peut
faire l’expérience directe ou dont on peut attester l’existence par témoignage. Il
n’y a pas là de changement de régime de croyance, mais une forme de
« mention » interne, un procédé rhétorique codifié et dont en principe personne
ne devrait être dupe, et qui est destiné à procurer une valeur d’authenticité à
l’univers de la fiction. L’authenticité n’est pas la réalité, mais un certain effet de
référence immédiate et simulée à la réalité.
Dans le cas des médias contemporains, il en va tout autrement, car c’est
l’institution médiatique elle-même qui pratique systématiquement l’hybridation
DES FORMES DE VIE INVASIVES 151
et qui induit la confusion des régimes de croyance ; et ce n’est pas l’interprète qui
serait fragile, incompétent ou étourdi. Dans le cas de la télé-réalité, par exemple,
des comportements qui sont donnés à voir comme quotidiens et documentaires
sont de fait construits de manière fictionnelle, reposant sur des scénarios ou sur
des trames scénaristiques, et assumés par des personnages qui ont été
sélectionnés comme le sont des acteurs de fiction. Et, qui plus est, les règles
d’exclusion progressive des participants, qui sont supposées renvoyer à l’univers
des jeux et de la compétition, font également partie de la trame scénaristique, tout
comme le sont par exemple les alternatives narratives et textuelles qui sont pro-
posées dans les récits interactifs exploitant des bases de données numériques. En
somme, ces émissions de la télé-réalité empruntent tout leur dispositif au régime
de la fiction, tout en se donnant toutes les apparences de genres propres au docu-
ment et au jeu.
Éthique ou stratégie ?
Le rôle du sémioticien n’est pas de définir une norme de conduite, ou de pré-
coniser telle ou telle prescription morale. Il est d’observer, de comprendre et
d’identifier les « zones critiques », les lieux problématiques et les points d’inter-
vention qui sont susceptibles de conduire à la solution des problèmes. En
l’occurrence, la zone critique est l’hybridation des régimes de croyance. Le lieu
problématique est l’existence de régimes de croyance propres aux médias
mondialisés, et indépendants de ceux que les genres textuels traditionnels propo-
sent dans chaque culture.
Le point d’intervention est probablement la congruence des formes de vie :
dans ce processus, en effet, la congruence entre les niveaux d’analyse et les diffé-
rents types sémiotiques de chaque culture, congruence que nous avons définie
comme propre aux formes de vie, est en mise en crise. L’existence d’une forme de
vie reconnaissable est en effet une condition pour que l’usager des médias puisse
assumer ou tenir à distance, accepter ou refuser en connaissance de cause les
valeurs, les situations et les rôles qui lui sont proposés, et l’hybridation systéma-
tique que nous constatons ne peut que le disqualifier comme sujet responsable de
ses choix. En bref, l’hybridation des régimes de croyance compromet la
congruence propre aux formes de vie, et par conséquent la possibilité même de la
manifestation de formes de vie reconnaissables et appropriables.
Et si l’on rappelle ici que la congruence d’une forme de vie est la clé d’une
identité forte pour une marque, pour une chaîne de télévision, ou pour un site
internet, alors ce point d’intervention devient, pour le médium lui-même,
152 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
par sa capacité à embrasser et infléchir tous les types sémiotiques d’une culture.
Mais notre époque en produit d’autres, de même nature, et qui, bien qu’ils ne
soient pas définis ou appréhendés comme des médias, sont également porteurs
d’un régime de croyance unique et d’une forme de vie totalitaire : l’économie
financière, pour prendre un exemple d’actualité, est l’un de ces « intégrismes »
sémiotiques qui nous sont imposés (ou que nous nous imposons) comme l’expli-
cation ultime de toutes choses, en même temps que le filtre véritable de notre
rapport au monde.
Edgar Morin, au nom de la pensée complexe, a toujours défendu la multipli-
cité des points de vue, dénoncé les interprétations unilatérales, et il a souvent pro-
voqué l’opinion publique en proposant des « interprétations multilatérales » et
paradoxales, par exemple sur le conflit israélo-palestinien, sur la crise financière,
ou même sur la compétence des experts qui conseillent les politiques qui nous
gouvernent. Son combat intellectuel a nécessairement une dimension médiatique,
puisque les points de vue dominants et les interprétations unilatérales sont parti-
culièrement véhiculés et renforcés par les médias. La pensée complexe n’est
jamais une pensée « holistique » ; elle est toujours fortement contrastée et elle se
nourrit de tous les points de vue sur le monde. Elle obéit seulement à une méta-
régulation, celle qu’Edgar Morin désigne de manière quelque peu énigmatique
comme la « connaissance de la connaissance », et qui débouche, de fait et de
droit, sur une éthique de la connaissance. Une éthique plutôt qu’une épistémo-
logie.
Le sémioticien, quant à lui, ne peut que défendre la diversité des régimes de
croyance, mais une diversité suffisamment contrastée. Quatre régimes seulement
dans les médias contemporains, c’est déjà trop peu ; mais c’est pire encore s’ils
contribuent à la confusion par hybridation. Il faut souhaiter à la fois la diversité
des régimes de croyance et une claire distinction entre chacun d’eux, comme on
peut militer pour la diversité biologique et la claire identification de chacune des
espèces.
La diversité des régimes de croyances est la garantie de la plénitude sémiotique
de notre rapport au monde. Nous ne sommes dans le monde, justement, que dans
la mesure où nous croyons à ce qu’il nous propose, où nous croyons qu’il porte la
signification de notre être au monde. Et le monde étant à la fois extrêmement
divers, et pourtant senti comme unique, nous avons besoin de la diversité des
régimes de croyance, et de leur claire adaptation à chaque situation porteuse de
sens, pour ressentir l’unité de notre rapport au monde : depuis la « foi
perceptive » qui nous fait prendre pour vraies nos perceptions quotidiennes,
154 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE
jusqu’à la foi religieuse, qui nous ouvre, au sein même de l’expérience quoti-
dienne, la possibilité d’autres mondes, en passant par la croyance fictionnelle et la
confiance dans les règles de compétition, nous ne sommes, sémiotiquement
parlant, que croyances diverses et toutes spécifiques.
S’il fallait énoncer une recommandation proprement sémiotique, ce serait
donc celle-ci : préserver, développer et dynamiser la diversité de nos régimes de
croyance culturels. Et c’est très précisément la condition pour que les formes de
vie qu’ils supportent puissent être perçues et assumées comme formes de vie.
D’un point de vue sémiotique, en effet, et nous y avons suffisamment insisté, une
forme de vie n’a d’existence que par contraste, au moins le contraste d’une figure
saillante et différente sur un fond de consensus ; les formes de vie ne structurent
notre rapport au monde que dans leur capacité à s’opposer et à se transformer, et,
grâce à leurs contrastes distinctifs, à solliciter nos choix.
Nous ne pouvons en somme assumer nos formes de vie que dans la diversité,
nous ne pouvons leur assigner une signification que par contraste. Notre vie n’a
de sens que dans la contradiction et dans la possibilité du choix, et les médias n’y
contribueront que s’ils posent et déploient ce potentiel de contradiction et de
contraste.
III
L’espace-temps
de la persistance et de la persévérance
Préambule III
des figures de l’espace ou du temps pour accéder à l’ensemble des propriétés asso-
ciées dans la même configuration, et enfin (iii) à établir la cohérence de la confi-
guration, de manière à pouvoir concevoir la figure spatiale ou temporelle centrale
comme son noyau générateur1.
Du point de vue de la méthode, les régimes spatiaux et temporels pourraient,
ni nous n’y prenions garde, entrer en concurrence (sinon en confusion) avec les
formes de vie. La méthode, en effet, est très comparable, puisqu’elle repose dans
les deux cas, sur la constance et la congruence de l’ensemble des choix qui sont
faits, pour une configuration donnée, dans toutes les catégories qui la constituent.
Mais la ressemblance s’arrête là : dans le cas des régimes spatiaux et temporels,
d’une part le nombre de catégories concernées est limité et sélectionné par le
point de vue adopté (espace et temps) : aspectualité, rythme et tempo, axiologies,
émotions et passions, et d’autre part il n’y est question que de congruence para-
digmatique ; dans le cas des formes de vie, il n’y a pas de noyau générateur et de
point de vue génériques : chacune a le sien, et en outre, la question de la cohé-
rence syntagmatique est primordiale.
Mais il n’en reste pas moins que la persévérance propre aux formes de vie se
déploie et se manifeste dans l’espace et dans le temps, et qu’elle y rencontre
nécessairement des régimes spatiaux et des régimes temporels qui sont
susceptibles soit de soutenir le cours de vie, soit de le perturber, soit même de le
suspendre. La question n’est plus méthodologique mais théorique : quelles sont
les morphologies spatiales et temporelles qui permettent la constitution de
formes de vie ? Et comment ces morphologies infléchissent-elles la cohérence et la
cohérence des formes de vie, et réciproquement ?
C’est la phénoménologie du champ de présence qui nous aidera à définir les
conditions dans lesquelles nous pouvons constituer des régimes topologiques
débouchant sur des formes de vie élémentaires. Et c’est avec le double soutien
d’une part de la constitution du temps dans les mythes de la Grèce ancienne, et
d’autre part de la constitution du temps juridique, que nous identifierons les
régimes temporels qui autorisent le déploiement de formes de vie.
Nous pourrons alors examiner deux cas de formes de vie qui sont à la fron-
tière de la nature et de la culture, et qui mettent en œuvre, chacune leur manière,
une forme de socialisation et de culturalisation des propriétés spatiales et temporelles
1. C’est déjà très précisément cette procédure que développe Denis Bertrand à propos du
Germinal de Zola, dans L’espace et le sens (Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985), même
s’il la justifie en d’autres termes, de nature plus rhétorique.
PRÉAMBULE III 159
1. Arbitrairement, mais avec une certaine persévérance ! Pour s’en convaincre, le lecteur pourra
consulter FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude, Tension et signification, op. cit., pp. 92-95, et
162-164).
2. Sur les catégories source/cible et visée/saisie, voir notamment FONTANILLE Jacques, Sémiotique
du discours, op. cit., chapitre « Actants et acteurs » (Actants positionnels), pp. 160-162.
162 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
diversité des possibles, des menaces comme des bonheurs. En revanche, une
forme de vie qui privilégie au contraire la saisie des horizons et de ce qui occupe
le champ en deçà des horizons, à partir du même actant centre de référence, foca-
lise tout particulièrement sur la clôture topologique de la perspective, voire sur
des effets d’enveloppement et de totalisation, au bénéfice d’une attitude générale
qui consiste à affermir la prise sur le monde signifiant.
Mais imaginons que dans l’éprouvé de l’actant, ce soit lui qui soit visé par le
monde et par ce qui se passe sur les horizons de son champ personnel : le voilà
menacé, voire assiégé, par ce rebroussement de la visée et de la profondeur. La
position de centre de référence peut même être compromise, le champ tout
entier, déstabilisé, et le régime topologique est alors celui d’une vie intenable et
« inhabitable ».
Il serait légitime de se demander en quoi ces déformations topologiques
concernent les deux plans constitutifs des formes de vie, à savoir le plan de
l’expression (le schème syntagmatique), et le plan du contenu (les différentes
catégories sélectionnées et pondérées). Il faut rappeler ici que nous ne pouvons
parler de « formes de vie » (i) que si le schème syntagmatique est ressenti comme
cohérent, et si l’actant qui le ressent ainsi s’emploie à le rendre tel par son engage-
ment dans la poursuite du cours de vie, et (ii) que si les catégories du contenu
sont entièrement déployées, sur un parcours génératif entier, sous le contrôle de
sélections et pondérations congruentes.
Le principe que nous avons posé plus haut (première partie, deuxième
chapitre), et qui « subjectivise » en quelque sorte les schèmes syntagmatiques de
l’expression et les structures paradigmatiques du contenu, est parfaitement
adapté à ces modifications topologiques du champ de présence sensible : que ce
soit du côté de la cohérence (de l’expression) ou du côté de la congruence (des
contenus), nous avons dans les deux cas affaire à un déploiement dans l’étendue
(déploiement syntagmatique d’un cours de vie, déploiement des choix sur l’en-
semble des niveaux d’un parcours génératif) et à des variations d’intensité (inten-
sité de l’engagement dans le cours de vie, intensité des choix et des pondérations
effectués sur les contenus). Et dans les deux cas, l’origine de ces déploiements
dans l’étendue et de ces variations d’intensité, celui qui les opère et les ressent à la
fois, est le même actant, l’actant-corps qui assume la forme de vie.
Les déformations topologiques dominantes sont donc produites sous le
contrôle des variantes suivantes :
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 163
Visée
Les formes de vie définies par la topologie des visées et des saisies dans le
champ de présence doivent être homologables avec celles, élémentaires, définies
par les seules catégories de l’absence et de la présence de l’expression et du
contenu (partie I, deuxième chapitre) : c’est ainsi que le sentiment du manque est
présupposé par la quête, que le sentiment de plénitude est associé à l’emprise, que
le sentiment du vide peut correspondre à l’inclusion et au piège, et enfin que la
surprise et l’attente de l’inattendu sont parties prenantes de la fuite. Ces homolo-
gations sont à la fois congruentes et conformes : ce sont les associations en quel-
que sorte « par défaut », que suscite le mode déductif que nous avons adopté.
Mais elles ne sont pas contraignantes, et d’autres relations sont possibles, qui
deviendront congruentes si elles se propagent sur d’autres niveaux d’analyse. Par
exemple, l’actant dominant de l’emprise peut être paradoxalement « déprimé » si
le sentiment du vide est associé à l’emprise. De même, il n’est pas exclu que le
sentiment de plénitude puisse être associé à la fuite, si la seule manière de
166 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
3. En écho aux travaux de recherche qui ont donné lieu à la publication collective La flèche brisée du
temps. Figures et régimes sémiotiques de la temporalité, BERTRAND Denis & FONTANILLE
Jacques, dir., Paris, PUF, Formes Sémiotiques, 2006.
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 167
C’est pourquoi les régimes temporels nous entraîneront bien au-delà, dans
deux directions complémentaires, car ils vont d’emblée impliquer le rapport à
autrui, le rapport au monde, et le rapport au social. Les régimes temporels des
formes de vie débouchent ainsi, notamment sur les mythes de l’invention du
temps et du monde, d’un côté, et de l’autre, sur les schèmes juridiques et tempo-
rels du « vivre ensemble ».
temps de la vie à condition de pouvoir les amarrer solidement les uns aux autres.
Comme il n’existe pas de situation ou de sémiotique-objet, et a fortiori de forme
de vie, qui soit purement « expérientielle » ou purement « existentielle », la
question de leur articulation se pose en effet immédiatement. En outre, dans la
mesure où les régimes distensifs et transitionnels concourent chacun et de
manière complémentaire, à la persistance des cours de vie, une forme de vie
conjugue nécessairement les deux régimes.
Pourquoi le temps de l’existence pourrait-il être traité comme transitionnel,
sans rupture entre les moments et les époques ? La réponse est dans l’articulation
avec l’autre régime : l’expérience nous permet d’appréhender le temps et de lui
donner sens, grâce au sentiment continu de notre engagement à poursuivre le
cours de vie, et le temps de l’existence est alors un temps vécu, saisi d’un point de
vue humain et subjectif. Inversement, pourquoi le temps de l’expérience pourrait-
il être distensif ? La réponse est de même nature : l’existence impose ses disconti-
nuités et ses aléas au temps de l’expérience, et peut alors être manifestée sous
forme de relations temporelles.
Les régimes temporels des formes de vie se donneront donc à saisir non pas
dans leur stricte opposition, mais dans les tensions et les variations de tension
entre les uns et les autres. Nous avons donc déjà affaire à quatre situations
temporelles :
– Le régime existentiel distensif est à dominante existentielle.
– Le régime expérientiel transitionnel est à dominante expérientielle.
– Le régime existentiel transitionnel est infléchi par l’expérience.
– Le régime expérientiel distensif est infléchi par l’existence.
Cette proposition demande illustration. Un cours de vie — nous y avons
insisté — est à tout moment soumis à la rencontre, à l’imprévu, à l’aléa. Le traite-
ment de ces rencontres et de ces aléas est certes affaire d’engagement de l’actant et
de persévérance, du point de vue du déploiement syntagmatique, mais aussi de
choix et de poids axiologique, du point de vue de la hiérarchie des catégories. Les
modalités de la valorisation et de la dévalorisation des obstacles et des rencontres
sont même décisives pour l’identification de certaines formes de vie (cf. les usagers
du métro selon Jean-Marie Floch4). Dans cette perspective, l’occasion est une figure
temporelle et modale de la rencontre aléatoire, qui, en raison même de ce caractère
aléatoire, demande en retour une stratégie de gestion de l’aléa dans le temps.
1. Sur ces mythes, voir : GRIMAL Pierre, La mythologie grecque, Paris, PUF, Que sais-je? 582,
1953 ; VERNANT Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999. Et « Genèse du
monde, naissance des dieux, royaume céleste », in HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux,
Traduction et présentation d’Anne BONNAFÉ, avec un essai de Jean-Pierre VERNANT, Paris,
Payot & Rivages, Collection Rivages Poche, 1993, pp. 7-35. Et enfin « Aspects mythiques de la
mémoire et du temps », Journal de psychologie, 1959, pp. 1 et seq.
172 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
À ce stade, les entités de l’existence sont en place : des actants et une possibi-
lité de cours de vie, mais dans une contention fusionnelle qui ne laisse cours à
aucun changement, à aucun aléa. De fait, le principe même qui permet de consti-
tuer une forme de vie n’est pas encore en place : la vie n’a pas de cours, elle ne
connaît aucune péripétie ; en l’absence d’obstacles et d’interactions, il n’y a pas
lieu d’être persévérant, et cette situation n’exprime qu’un schème syntagmatique
linéaire et informe. Ce serait en quelque sorte la forme la plus rudimentaire (le
degré zéro) du régime temporel des formes de vie.
Premier événement, première rupture de la fusion originelle : Gaïa donne
une arme au plus jeune des Titans, Kronos, pour qu’il la délivre de l’assaut perpé-
tuel d’Ouranos : Kronos coupe les parties sexuelles de son père alors qu’il est en
action, les jette dans la mer, et Ouranos se sépare brutalement de Gaïa en
poussant le hurlement terrible qui convient en ces circonstances. C’est la sépara-
tion du Ciel et de la Terre, qui entraîne la libération de leurs enfants, qui
pourront à leur tour vivre de manière autonome et avoir leurs propres enfants.
De leur côté, Ouranos et Gaïa ne seront plus unis que par périodes régulières,
quand de fortes pluies tombées du premier viennent féconder la seconde.
De ce second épisode, naît un cours d’existence ouvert, doté d’un nouveau
point d’origine, d’un avant et d’un après, et qui est en mesure d’accueillir des
interférences et des aléas. La contention du temps étant levée, un cours de vie se
met en place, mais dont la forme n’est toujours pas adaptée à la constitution
d’une forme de vie, si ce n’est au sens général (les cycles de vie naturels, les
saisons), et non au sens qui nous occupe ici (le cours de vie des hommes) : en
effet, le vivant ne connaît pas encore d’obstacles et de changements qui ne soient
déjà entièrement prévus dans les cycles saisonniers. La périodicité saisonnière est
le premier régime temporel du vivant, où l’on ne peut encore, par définition, dis-
tinguer le cours du monde et le cours du vivant. Nous reviendrons sur les saisons
ultérieurement…
C’est aussi le début du règne de Kronos, qui prend le pouvoir, et qui, pour en
avoir l’exclusivité, renvoie les Cyclopes et les Hékaronchires dans le Tartare, et
soumet les Titans. Il épouse Rhéa, une des Titanes, mais il est, selon les versions,
menacé par un oracle de Gaïa, ou averti par une prophétie de Rhéa, selon lesquels
un de ses fils le détrônerait ; il se met alors à dévorer chacun de ses enfants. Rhéa
veut sauver le dernier-né, Zeus, et, conseillée par sa mère Gaïa, elle ruse : elle lui
donne naissance en Crète, le dissimule dans une grotte, le fait protéger, et donne
alors à Kronos, pour qu’il la dévore à la place de l’enfant, une pierre emmaillotée.
TEMPORALITÉS 173
2. Ce développement est librement inspiré par l’ouvrage stimulant de François OST, Le temps du
droit, Paris, Odile Jacob, 1999.
TEMPORALITÉS 181
2. Le temps irréversible
S’abandonner au temps physique irréversible, renoncer à quelque contrôle
temporel que ce soit, est une manière de défaire le temps social qui procède à
l’inverse : le temps de l’existence se déroule seul, sous la menace d’une évolution
entropique qui conduit de crise en crise, de destructions en destructions. La seule
règle est celle d’un flux qui n’est constitué que d’obstacles potentiels, sans possibi-
lité de les dépasser ou de les négocier. Il n’y a ni destinateur externe, ni actant
sujet interne, hormis le temps lui-même, un opérateur rudimentaire et livré à lui-
même : le temps comme opérateur transcendant prend alors la place de l’actant
collectif interne. Du point de vue de l’expérience, vivre n’est plus que la menace et
l’attente de la mort, et perd ainsi tout son sens. C’est une forme de vie, certes,
mais confinant à l’absurde ou au non-sens.
3. Le déterminisme exclusif
Considérer le temps social comme entièrement déterminé, continu, homo-
gène, et déjà programmé (par exemple par la mondialisation, ou par l’économie
de marché), est une manière de rendre inutile le principe de persévérance : plus
de hasard, plus d’accident, pas de place pour l’initiative et les renversements
volontaires, l’avenir est en somme déjà écrit, lisse et fermé, et n’offre aucune
prise, aucune « occasion » dans l’expérience des sociétés et des individus. La
182 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
4. La désynchronisation dispersive
Accepter ou laisser s’installer des temps multiples, désynchronisés et indé-
pendants les uns des autres, par exemple dans les sociétés à « plusieurs vitesses »,
conduit à renoncer à la construction d’un temps social homogène, et fige la disso-
ciation entre, d’un côté, un temps de l’existence collective qui peut être détermi-
niste, et, de l’autre, compte tenu de la diversité des expériences de groupes ou
d’individus, une multitude de temps d’expériences ou sont enfermés séparément
les acteurs sociaux.
Ce régime temporel fait le jeu des inégalités naturelles et des tendances dis-
persives qui menacent l’actant collectif, et au nom, par exemple, des valeurs du
libéralisme, favorise en quelque sorte un « relâchement » de la synchronisation
temporelle, considérée comme principe d’unité de l’actant social ; ce relâchement
libère alors tous les temps vécus, individuels ou semi-collectifs, de la contrainte
d’une mise en commun synchrone. Des formes de vie sont possibles, mais elles
sont alors individuelles ou communautaires, car ce régime temporel revient à
renoncer à toute persévérance dans un cours de vie collectif.
Les quatre types de « sorties » du temps social compromettent surtout,
comme on l’a vu, la possibilité de fonder des formes de vie collectives sur les
régimes temporels. Chacune d’entre elles ancre en effet le temps dans un
domaine de validité qui n’est proprement ni social ni juridique. Elles produisent
des figures et des régimes temporels, mais qui sont incompatibles avec l’existence
d’un actant collectif et social susceptible de jouer un rôle dans des formes de vie.
Ces différentes dégradations du temps social sont autant de manières de
compromettre la possibilité d’organiser le sens de la vie sociale autour d’un actant
collectif.
La logique sous-jacente à ces quatre régimes temporels problématiques est
pourtant exactement celle que nous avons identifiée lors de l’analyse de la
dialectique entre persévérance et contre-persévérance : il s’agit en effet de quatre
versions (mais excessives et incontrôlées) de la rétention (le hors temps), de la
continuation (le temps irréversible), de la contention (la détermination exclusive)
TEMPORALITÉS 183
3. Les figures usuelles de ce régime temporel sont la prescription, la remise en peine, la relaxe,
l’amnistie, etc.
184 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
4. Quelques manifestations d’un temps social réglé par la mémoire : la tradition, le mythe fonda-
teur, les droits acquis, les modèles ancestraux, le droit coutumier, le droit naturel, etc.
5. Le temps de la remise en question est très prisé de nos contemporains ; un véritable leitmotiv :
révolutions, réformes, innovations, modernisation, etc.
6. La promesse se concrétise en contrats, conventions, engagements, serments, programmes
politiques, etc.
TEMPORALITÉS 185
– et d’autre part des sélections et des pondérations axiologiques qui sont mani-
festées
– par des engagements et des dégagements énonciatifs (on s’engage ou se
dégage du passé, on s’engage ou se dégage du futur) ;
– par des contenus modaux (pouvoir, savoir, vouloir, etc.) ;
– et par des états et réactions passionnelles spécifiques (sécurité et insécurité,
confiance et méfiance, etc.).
Nous retrouvons ici-même, à travers les régimes temporels de la socialisa-
tion, la structure sémiotique des formes de vie : un plan de l’expression et un plan
du contenu. En outre, ces deux plans sont dotés d’une organisation autonome,
qui ne dépend plus des contraintes et des déterminations d’un référent histo-
rique, biologique ou économique, mais qui vise précisément à garantir la solida-
rité entre les deux plans.
Le schème syntagmatique du plan de l’expression repose sur des propriétés
intrinsèques (notamment l’ouverture et la fermeture, la circulation ou l’inter-
férence entre les positions temporelles, etc.), susceptibles d’exprimer des valeurs.
Quant aux valeurs sélectionnées au plan du contenu, elles ne sont assignées ni de
l’extérieur ni de manière transcendante : ce sont les valeurs qui constituent
l’actant collectif, qui en justifient l’existence et la persistance, l’identité et la
pérennité, et qui lui permettent de tenir et maintenir le schème syntagmatique :
ce sont bien les valeurs de persévérance.
8. Ost décrit la fermeture comme « liaison », « nouage », et « clôture herméneutique » (la vérité
est fixée), et l’ouverture comme « déliaison », « dénouement » et « ouverture herméneutique »
(la vérité est à interpréter).
9. On évite de parler ici de « passé » et de « futur », qui sont de simples positions temporelles.
TEMPORALITÉS 189
Modalité Présent
de la navigation
temporelle
MÉMOIRE PROMESSE
Fermeture
Advenu À-venir
Perspective de la navigation temporelle
Les relations entre les figures temporelles trouvent ici leur place : par
exemple le fait que le pardon présuppose la mémoire (et non l’inverse), à gauche
du diagramme, ou que la remise en question présuppose, sinon une promesse en
bonne et due forme, du moins une attente et des raisons d’attendre. En outre,
chacune des quatre figures contribuant à la temporalisation du social et à l’instau-
ration de formes de vie collectives, elles se distinguent des quatre formes de
dégradation du temps social qui menacent l’existence même de la société : dans la
structure tensive proposée, ces quatre autres figures correspondraient aux posi-
tions extrêmes des deux valences, où elles ne sont plus solidaires l’une de l’autre,
alors que les quatre premières figures resteraient dans les limites d’opérations
contrôlées et de tensions solidaires.
TEMPORALITÉS 191
Ouverture
REMISE
PARDON EN QUESTION
Présent
MÉMOIRE PROMESSE
Fermeture
Irréversibilité Désynchronisation
Advenu À-venir
Le rythme périodique des saisons est l’une des formes élémentaires de l’exis-
tence dans la nature, une forme d’existence et un régime temporel que partagent
tous les vivants et au-delà, tous les éléments de la nature. Ce n’est donc pas à pro-
prement parler une forme de vie, bien qu’il s’impose tout particulièrement aux
cycles fondamentaux de la vie, dont il ponctue et détermine à la fois les phases de
déclin et d’éveil. Et pourtant, c’est aussi un régime temporel dont s’emparent la plu-
part des sociétés, car non seulement il scande leurs activités collectives, mais il pro-
cure également le sentiment individuel et social d’une persistance organisée, et sans
doute d’une participation des humains, et des vivants en général, à une signification
de l’ordre du monde, qui dépasse et soutient tout à la fois le cours du vivant.
Les humains, individuellement et socialement, sont tout particulièrement
sensibles aux profils aspectuels de la scansion saisonnière : l’hiver arrive bien tôt,
le printemps revient enfin, l’été tarde trop à s’installer, l’automne se prolonge
agréablement. Sur le fond d’une scansion de l’existence naturelle, des attentes et
des nostalgies, des tensions euphoriques et dysphoriques, des états passionnels,
en somme, se greffent sur ces profils aspectuels, à la recherche d’une signification
dissimulée dans l’ordre et les désordres de l’existence naturelle, et dans la
rencontre entre des corps sensibles et ces états de choses. Tout comme dans le
grand récit cosmogonique de la mythologie grecque ancienne, le cycle périodique
des saisons et de la vie peut être ainsi reconfiguré en formes de vie collectives
et/ou individuelles. Il participe alors au temps social, au temps des corps vivants,
et à la structuration des séquences passionnelles qui habitent ces corps au passage
et au retour des saisons.
C’est ce qui advient notamment dans les cycles de la mode, et tout parti-
culièrement dans les « saisons » de Julien Fournié, qui mettent en spectacle les
transformations des formes de vie en explorant des passions saisonnières, dans
l’interaction entre le corps et son vêtement. Passions et émotions du spectateur
des défilés, bien entendu, mais surtout passions du corps féminin, qui, tour à
tour, subit, pâtit, ressent, agit et réagit, selon le degré de contrainte ou d’initiative
194 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
que lui oppose ou lui propose le port du vêtement. Ces passions sont partagées,
grâce à la mise en scène du défilé, et elles ouvrent la perspective sur la cohérence
syntagmatique de l’existence, et sur des organisations narratives et modales en
remaniement périodique.
1. Julien Fournié est un créateur de mode français, directeur de la maison de couture parisienne
qu’il a créée en 2009 et qui porte son nom, après un passage comme directeur artistique chez
Torrente Haute Couture. Il connaît sa première expérience des maisons de mode chez Nina
Ricci, puis il passe aux accessoires chez Christian Dior, et ensuite chez Givenchy Haute
Couture. Il commence un nouveau stage chez Céline lorsque Jean-Paul Gaultier l’engage
comme assistant styliste Haute Couture. Fin 2001, il rejoint le studio de Claude Montana
comme styliste prêt-à-porter et accessoires. En 2008, il sera également directeur artistique de
la maison Ramosport, spécialiste parisien du « casual de luxe » pour la femme et l’homme.
2. Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premiers Modèles » pour l’automne-hiver 2009-2010,
le 7 juillet 2009. http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.daily motion.com%2
Fvideo%2Fx9xouq_julien-fournie-premiers-modeles-hiv_creation&h=KAQH ym6hJAQHaWB
L4svBR3TsoEXQdbn7BgQkJC_11er5ZoQ.
3. Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premier Été » 2010. http://www.facebook.com/l.php?u
=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxc5jkv_julien-fournie-premier-ete-
printemp_creation&h=BAQHvo6HWAQEvKJimnMKvAkEfKRxzabRCznyobxefdqAD7w.
4. Défilé du 6 juillet 2010 de Julien Fournié. Collection intitulée « Premier Hiver ». http://www.
facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxdz9yo_julien-
fournie-premier-hivercoutur_creation&h=dAQGlf8FKAQG5iJAS8EvjZMSk9XVdyflRPR_AT
2P9TGsz_w.
5. Défilé du mardi 25 janvier 2011. Collection intitulée « Premières couleurs ». http://www.
facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxgtj6s_julien-
fournie-premieres-couleurs-couture-ete-2011_lifestyle&h=RAQHM2iWgAQGRbPtqmm
XwFdrrnleTYi4AnoP87kUuawg4dQ.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 195
Cette séquence en deux temps fonde le principe d’un dialogue entre les deux
corps, et l’essentiel de la question à traiter pourrait alors être formulé ainsi : « Qui
contrôle qui ? Qui a l’initiative du port et du mouvement ? Qui maîtrise le sens de
la saison et de la collection ? Le corps-chair ou le corps simulé ? Le Moi ou le
Soi ? ». Des diverses réponses à cette interrogation découlent la description des
effets passionnels, la mise en place des dominantes modales et axiologiques, et
par conséquent la construction des formes de vie.
La déclinaison de ce dispositif en deux automnes-hivers et deux printemps-
étés permet de faire l’hypothèse d’une typologie et d’un cycle de transformations
où chacune des saisons de la mode est configurée en une forme de vie cohérente.
Cohérente, mais en deux sens complémentaires : d’un côté la congruence interne
de chaque forme de vie, et de l’autre côté, la cohésion des quatre formes de vie
soumises au cycle de transformations. Ces deux dimensions sont nécessaires à la
manifestation sémiotique des formes de vie. Car il faut entendre « forme de vie »
sous cette double détermination : d’un côté, chaque forme de vie cultive la
congruence interne des principaux choix sémiotiques (choix modaux, passionnels,
figuratifs, etc.), et, de l’autre, elle ne prend effet que par la cohésion du cycle de
transformations où elle entre à la fois en contraste et en filiation avec d’autres
formes de vie7, qui exploitent les mêmes motifs figuratifs et les mêmes théma-
tiques, mais selon d’autres choix et d’autres congruences internes.
La série des quatre défilés de Julien Fournié est donc particulièrement appro-
priée à cet égard, puisque d’une part l’identité stylistique du créateur fournit un
ensemble de motifs et de thématiques récurrents (au titre de la cohésion de l’en-
semble), et, d’autre part, chaque collection propose des choix et des solutions qui
lui sont propres (au titre de la congruence interne)8. La congruence fait en sorte
que le style « prenne » corps : c’est le moment de prise. La cohésion implique la
7. C’est notamment la leçon qu’il convient de retirer de la première forme de vie étudiée par
Greimas, le beau geste, qui, justement, n’est beau que s’il opère une négation ou une inversion
des systèmes axiologiques propres aux formes de vie établies ou canoniques (GREIMAS
Algirdas Julien, RS/SI, Montréal, vol. 13, nos 1-2, 1993, et ici-même, partie II, premier
chapitre).
8. Cette approche repose sur un parti pris, qui en exclut d’autres. Rechercher la congruence
interne de chaque collection, et la cohésion du cycle de transformations entre les quatre
collections, conduit notamment à oblitérer, et à passer sous silence la diversité propre à
chacune prise séparément, et notamment l’existence indubitable de forts contrastes entre les
différentes collections, c’est-à-dire entre les différentes solutions apportées, au sein de chacune
d’elles, au problème central qui nous posons. Assumons ce parti pris, qui ne vaudra qu’en pro-
portion du gain de compréhension qu’il apportera.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 197
Soi, mais également celles de tous les autres rôles impliqués dans le défilé de
mode, y compris, bien entendu, l’ensemble des publics visés.
9. Ces notions (Moi et Soi) font référence à des distinctions proposées notamment dans
FONTANILLE Jacques, Corps et Sens, Paris, PUF, 2012.
200 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
tissus mobiles dont l’ouverture est contingente, et soumise au hasard des équi-
libres et des gestes du corps en mouvement. Prolongeant la métaphore de la
« fenêtre » corporelle, il y aurait ainsi des fenêtres entrouvertes, battantes, provi-
soires ou dérobées.
On observe en outre un autre type de motif,
typique de l’esthétique de Julien Fournié, et qui
va dans le même sens : le devant et le derrière,
les seins ou le dos, le haut ou le bas, les épaules,
le ventre, les fesses et/ou les jambes, peuvent
être exposés sous des voiles transparents de
couleur chair, dont la texture joue soit de la
superposition des couches, soit de graphismes
colorés ou en résille noire.
La composition dominante de cette collection
repose globalement sur l’alternance et la com-
binaison entre des voiles transparents et des
trois-quarts enveloppants et opaques ; deux des modèles sont entièrement com-
posés de voiles partiellement transparents et plusieurs autres sont entièrement
opaques et enveloppants. Le voile de couleur chair manifeste tout particulièrement
le caractère « corporel » (le corps simulé second) du vêtement : même là où il
expose la nudité et l’intimité du corps-chair, il la transpose dans une autre texture,
comme une enveloppe débrayée du corps premier. Et, de fait, ce qui est alors donné
à voir, ce n’est pas le corps lui-même, mais un motif visuel mixte, associant les pro-
priétés de l’enveloppe propre et celle de l’enveloppe seconde simulée, et qui
conjugue donc la texture et le chromatisme de la peau et du voile.
Insistons encore sur le voile. Comme dans les
deux collections suivantes, mais tout parti-
culièrement dans les Premiers modèles, le voile
n’est pas seulement un révélateur de nudité.
D’une part il cultive l’incongruité et la surprise
des parties de corps révélées, et d’autre part il
porte dans cette collection des figures d’empreintes10 qui, déployées sur le corps-
10. Pour plus de précision sur la théorie de l’empreinte, voir Corps et Sens, op. cit. On y trouvera
notamment des définitions précises de chacune des figures de l’empreinte corporelle, l’inscrip-
tion sur l’enveloppe de surface, l’enfouissement dans la chair, le repérage déictique, et le
déploiement de scènes intérieures.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 201
forme adventice étrangère au corps, en passant par tous les degrés intermédiaires
(le voile transparent, qui modifie seulement la texture et la couleur, ou le pan de
tissu indépendant).
Dans cette collection tout particulièrement, le
montage des formes opaques et des parties de
voile transparent dissocie le vêtement et le dessin
d’un corps-vêtement en tant qu’empreinte pro-
jetée sur le corps vêtu. Le caché révèle ce qu’on
ne s’attend pas à voir, le montré dissimule ce
qu’on s’attend à voir, et le dénudé cache juste ce qui ne doit pas être montré ;
nous reviendrons sur quelques-unes de ces surprises, mais nous en voyons déjà
ici une des fonctions : cultiver dans le détail, et dans les tactiques dynamiques de
la révélation et de la dissimulation, la dissociation puis les interactions entre les
deux corps, celui de référence, siège des émotions immanentes, et celui simulé et
projeté, support des empreintes et des passions manifestées.
Et c’est pourquoi, dans cette première collection, le jeu des deux corps per-
met la manifestation de la vulnérabilité du corps-chair. D’un côté, le vêtement
met en scène une présence vulnérable, grâce aux
ouvertures et déchirures, et en raison de
l’incongruité des parties dénudées, qui, libérant
les jeux de dévoilement de toute norme établie,
les soumet aux hasards du mouvement des
mannequins, et aux innovations apparemment
capricieuses du créateur. De l’autre côté, le
même vêtement propose un simulacre de corps exposé, mais reconfiguré en une
sorte de trompe l’œil, qui manifeste, sous forme d’empreintes superficielles,
parfois décoratives, parfois apparemment aléatoires, la vulnérabilité intérieure.
En outre, certains
mannequins du
défilé portent un
petit pansement
sur le visage, indice
rémanent d’une
éventuelle blessure. Le maquillage fait partie du spectacle, mais pas directement du
vêtement : il en complète la mise en scène, sous forme d’empreinte portée
directement sur le corps. C’est donc une des figures du « corps simulé » porté par le
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 203
voire être retenues par les graphismes sombres qui sont inscrits sur les voiles
supérieurs, mais dont on ne comprend pas, justement, où ils sont eux-mêmes
ancrés et comment ils sont en mesure de retenir le reste du vêtement inférieur.
L’effet de trompe-l’œil participe à la manifestation de la fragilité et de l’insta-
bilité ; en effet, le contraste entre le tissu opaque enveloppant le corps et les parties
hautes transparentes donne l’impression fugace que l’élément opaque « tient »
provisoirement par la vertu de son incompréhensible résistance à la pesanteur, et
qu’il pourrait bientôt s’effondrer ou glisser, puisqu’il semble que (presque) rien
ne le retienne sur les épaules.
Cette vulnérabilité-là est donc différente de celle de la collection précédente,
tout en reprenant une partie de ses motifs ; elle est protensive, elle est ancrée
provisoirement dans un présent ouvert sur
le futur immédiat des incidents prévisibles.
Cette inversion temporelle justifie un chan-
gement de dénomination : la vulnérabilité
(saison précédente) doit être tenue comme
déjà acquise et expérimentée, elle est réten-
sive, au passé récent ; la fragilité (dans cette
saison même) doit en revanche être comprise comme une indécise promesse (ou
menace, selon le point de vue) d’instabilité et d’imprévu ; elle ouvre en quelque
sorte une espérance de l’inattendu.
En cela, elle participe d’une autre dimension des jeux du caché, du montré,
de l’exhibé, etc. : en somme, le vêtement qui cache le corps pourrait bien ne plus
le cacher, et menace (ou promet) en quelque sorte de tomber. Et plusieurs vête-
ments de cette deuxième collection qui ne comportent pas de voiles transparents
sont également conçus et portés dans cet esprit : par exemple des drapés rejetés
sur l’épaule et que rien d’autre ne semble retenir. Et les chignons mal serrés ne
demandent qu’à se défaire un peu plus… L’actualité du moment esthétique étant
orientée vers le futur proche de l’incident, toutes les passions potentielles qui
peuvent naître de l’interaction entre le vêtement et le corps qui le porte, entre le
corps simulé et le corps-chair, sont en quelque sorte « mises en devenir ». Mais,
protensives et non plus rétensives, elles n’en restent pas moins, comme dans les
Premiers modèles, des passions de l’enveloppe : émotions épidermiques, vulnéra-
bilité et charme fragile de la surface.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 207
superposées au premier corps. Mais cette limite (qui convertit par inversion le
corps simulé superficiel en manifestation d’un corps profond plus « vrai » que le
corps-chair) est au cœur des opérations de débrayage/embrayage qui produisent
l’effet passionnel. En effet, les parties opaques, qui dessinent, par leurs formes et
leurs empreintes autonomes, une sorte de corps schématique et graphique,
semblent elles aussi « révéler » quelque chose, tout comme les voiles, en ce sens
qu’elles ne sont pas seulement des projections venues de l’extérieur, mais d’abord
et surtout des extractions d’une configuration qui serait à l’intérieur, un « autre
corps », un corps-nature qui habiterait le corps-chair dévêtu, et que l’art du
créateur s’efforcerait de faire passer en inscriptions de surface et de volumes sur
le corps simulé.
C’est en ce sens que le vêtu opaque ou voilé manifeste quelque chose du
corps profond, qui serait en quelque sorte plus secret et plus vrai que le corps-
chair de surface, même dénudé. Le vêtement opèrerait alors le désenfouissement
d’une passion du corps, une passion manifestée par les structures opaques, les
empreintes texturales et les inscriptions. Dans cette perspective, le corps-chair
apparaît en quelque sorte comme contingent et instrumentalisé. D’un côté, on ne
le dénude ou on ne le révèle que pour en dégrader les valeurs propres d’intimité ;
de l’autre, il porte un vêtement qui exhibe par débrayage non pas les passions de
son enveloppe superficielle, mais celle d’un autre corps interne qu’il abrite et qui
est enfoui dans la chair. Le corps-chair superficiel est alors en quelque sorte
« traversé » par la relation directe qui s’établit entre le corps simulé et passionné
et le corps enfoui et passionnant.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la vulnéra-
bilité hivernale s’est ici radicalisée et convertie en une
mise en scène dramatique de la contention et de la
douloureuse apathie qu’elle induit : le maquillage, la
posture et la démarche des mannequins constituent
une sorte de « carcan » symbolique, et expriment dans
un présent sans événement une contention qui résulte
d’une décision venue d’un passé enfoui. Cette très
forte contrainte imposée à toutes les femmes est lisible
au présent, mais elle prend sa source dans une règle
forgée dans un passé de domination, de la même
manière que la grammaire systématique des variations
« désenfouit » une passion du passé, issue d’un corps encore soumis à son propre
passé, pour l’inscrire sur et dans le corps simulé au présent.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 211
Comme pour les autres collections, la mise en scène du défilé donne le ton et
commente l’isotopie passionnelle : elle est cette fois tonique, ludique, gaie, rapide,
sur une musique pop enlevée. Les postures et les mouvements sont amples, la
gestuelle est totalement libérée, et les regards, les mimiques et les sourires de
212 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
11. Les plans d’immanence de l’expression font l’objet d’une présentation détaillée dans
FONTANILLE Jacques, Pratiques Sémiotiques, op. cit.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 215
intégration ascendante) tous les autres plans d’immanence et, ce faisant, de les
conformer à leurs propres orientations et leurs propres règles de constitution.
S’agissant de la congruence des choix opérés au sein d’une forme de vie, il faut
donc distinguer (a) ceux qui portent sur les contenus directement convoqués
dans cette forme de vie, et (b) ceux qu’elle accueille par intégration, et qui sont
issus de chacun des autres plans d’immanence de l’expression.
Dans le cas des saisons de la mode, collections et défilés compris, chaque
forme de vie coïncide avec une saison, et impose des inflexions spécifiques à la
stratégie retenue pour le spectacle, à la pratique du port du vêtement, aux pro-
priétés d’objet des vêtements, et aux divers motifs-signes qui les composent. Le
niveau d’intégration optimale est ici celui du spectacle du défilé (une stratégie).
En effet, un spectacle est, par définition, une interprétation fortement inté-
grative, car ce qu’il interprète appartient nécessairement aux plans d’immanence
inférieurs, en général des textes, des objets et des pratiques. En l’occurrence, un
défilé de mode est censé interpréter d’abord le vêtement en tant que texte (visuel)
et en tant qu’objet. Mais il interprète également la manière dont ce dernier peut
ou doit être porté (c’est une pratique). Le vêtement « vivant » n’est pas seulement
contemplé en lui-même et c’est bien, en dernier ressort, sur le vêtement porté, sur
le port du vêtement (et notamment sur la relation entre corps-chair et corps
simulé) que s’exerce l’interprétation spectaculaire.
C’est la raison pour laquelle le spectacle du défilé est en mesure de proposer à
l’adresse du spectateur des commentaires méta-sémiotiques sur le vêtement porté,
qui explicitent les codes figuratifs et les règles syntagmatiques de la relation entre
corps-chair et corps simulé. Ce caractère méta-sémiotique est par lui-même
rendu ostensible par la récurrence des motifs spectaculaires prévus par le genre
du défilé de mode (composition plastique et spatiale, musique et dynamique
corporelle), et qui sont en quelque sorte proposés au spectateur comme des méta-
règles de l’interprétation. C’est donc dans la sémiose du spectacle que se mani-
feste la « capacité d’auto-description » évoquée par Lotman comme condition
d’existence des sémiosphères. Dès qu’il perçoit et reconnaît les contenus spéci-
fiques de ces motifs spectaculaires, le spectateur entre dans le spectacle comme
participant à part entière, et en particulier comme cible de la persuasion et de la
séduction, et participant à une forme de vie.
Dotées de cette dimension méta-sémiotique qui favorise l’identification de
leur style et de la congruence de leurs propriétés plastiques, modales, sensori-
motrices, et de leur tonalité affective, chacune des stratégies spectaculaires se
216 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
avec égo (le Moi-corps de la chair). Parmi les interactions les plus typiques entre
ces deux instances, nous avons donc identifié des transformations figuratives : les
dévoilements et les ouvertures, le mélange des textures et des chromatismes, et les
jeux du trompe-l’œil, et des transformations modales : le contrôle du corps-chair
par le corps simulé, et la maîtrise du premier sur le second.
12. Pour les définitions et justifications concernant la typologie des figures d’empreintes, ainsi que
celle de leur interprétation et de leur énonciation, voir FONTANILLE Jacques, Corps et Sens, op.
cit.
218 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
certes séduisante, mais elles ne donnent pas pour autant accès aux profondes
passions de la chair.
3. Le Premier Hiver est tout entier dévolu à la soumission et à une contention
douloureuse, profondément incarnées, affectant le corps tout entier, chair et
sensori-motricité comprises, et plus seulement l’enveloppe de surface. Cette
soumission actuelle rend présent et répète un passé de domination, dont les
conséquences ont durablement affecté le corps tout entier ; elle est donc
rétrospective, durable et itérative.
Les empreintes de ce passé sont en conséquence « indélébiles », et les visages
maquillés portent toujours la noirceur d’un passé qui ne passe pas ; plus pro-
fondes que celles des deux premières collections, elles sont enfouies dans la
chair même. Dès lors, le figement des postures et du vêtement résulte du
désenfouissement des passions de la chair, qui sont des passions de
contention ; à cet égard, le vêtement pourrait être considéré ici comme une
« exo-structure passionnelle », (comme on peut parler ailleurs d’« exo-
squelette »). En tant qu’empreintes simulant en surface, jusqu’au mensonge
avéré (cf. les mamelons factices), les passions profondes du corps, elles
participent d’une facticité résolument associée à la contention et à la sou-
mission.
4. Avec Les Premières couleurs, le corps-chair reprend le contrôle de soi-même,
et, libéré de la dépendance imposée par le corps simulé, peut en maîtriser la
mise en visibilité et en mouvement. Le figement contraint est remplacé par la
vigueur des initiatives gestuelles, et comme ces initiatives n’ont pas de desti-
nataire identifiable (à l’exception de la position optimale du spectateur idéal),
elles se donnent comme une ouverture active sur l’avenir des interactions
possibles. La maîtrise présente et l’initiative gestuelle sont donc prospectives
et inchoatives, dans un présent qui s’ouvre au futur des possibles.
Les empreintes du corps simulé sur le corps-chair sont de nature diégétique ;
elles externalisent une sensori-motricité conquérante, des agitations et des
scènes internes, préparatoires aux interactions à venir avec les autres acteurs.
En tant qu’empreintes de représentation de scènes, elles participent d’une
vérité qui est de l’ordre de la vraisemblance, et de la ferme croyance dans la
vérité des fictions.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 219
Le style de Julien Fournié trouve donc sa voie dans ce réglage continu des
relations entre le corps-chair et le vêtement, des relations de domination et
d’indépendance respectives et successives, dont émanent chacune des configura-
tions passionnelles et des formes de vie particulières à chaque saison.
Mais il y a dans sa création, une autre forme de vie, englobante et persévé-
rante, et qui traverse toutes les saisons en les transformant les unes dans les
autres : c’est justement le fruit de cette méditation continue et de cette conception
du vêtement comme potentiel d’expression des états intérieurs du corps, une
forme de vie qui est en mesure d’enchaîner dans une même série de transforma-
tions le pâtir, le ressentir, le subir et l’agir.
Et pour cela, le styliste a dû, comme nous en formions l’hypothèse de prin-
cipe au début de cette étude, dépasser la périodicité, et la traverser grâce à une
série de transformations cohérentes. Et, au passage, chaque phase du cycle pério-
dique, chaque saison, est reconfigurée en un régime temporel qui n’est plus de
nature périodique mais qui, au contraire, restitue la profondeur des rétensions et
des protensions propre au temps de l’expérience. Il en résulte alors une série de
régimes temporels qui sous-tend et rend solidaire, en un seul schème syntagma-
tique, toute la série des transformations passionnelles.
La mode selon Julien Fournié dépasse et reconfigure le régime temporel
périodique des saisons : sur ce fond purement déterministe (naturel et social à la
fois) et qui est impropre au déploiement des formes de vie, il projette une série de
transformations qui racontent une histoire de la féminité et du vêtement qui
l’exprime. Une histoire qui est une forme de vie globale (l’univers du vêtement
féminin selon Julien Fournié), où se transforment des formes de vie successives et
particulières (les collections saisonnières).
Territorialités :
Des formes de vie en leur domaine
INTRODUCTION
Il est des formes de vie qui se donnent à saisir dans le temps (comme celles
associées aux saisons), d’autres qui se focalisent sur des rôles d’acteurs (comme
les acteurs individuels ou collectifs en compétition), d’autres qui sont explicite-
ment portées par des genres et des régimes de croyance (comme dans les médias).
Nous en abordons une dernière, qui s’impose par sa présence obsédante dans le
discours politique et celui des sciences sociales : une forme de vie qui se donne à
saisir dans l’espace naturel et politique, le territoire.
La première question qui se pose, quand on parle de territoire, est celle du
statut de cette expression, tout autant que celle de sa signification. « Territoire »
est un terme très fortement investi par le discours des sciences sociales, qui
connaît de multiples acceptions, et qui, en raison même de cet investissement
multidisciplinaire, porte en chacune de ses acceptions un « programme » théma-
tique, axiologique et politique. D’un point de vue sémiotique, la question se pose
différemment, puisque « territoire » n’appartient pas au métalangage de la disci-
pline : il s’agit donc de savoir si cette notion peut faire l’objet d’une construction
sémiotique explicite, et transversale par rapport aux autres sciences sociales.
Dans la langue française, le terme de territoire apparaît au XIIIe siècle1. Il
alterne alors avec les termes « région », « contrée » ou « province ». À partir du
XVIIe siècle, il désigne aussi la zone sur laquelle une ville exerce son attraction et
déploie ses échanges avec sa banlieue2. Il prend également une acception
politique3 : c’est le périmètre délimité par les frontières du pays. Aujourd’hui, ce
4. BRUNET Roger et al., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, 1992.
5. DEBARBIEUX Bernard, « Le territoire : Histoires en deux langues. A bilingual history of
territory », in Discours scientifique et contextes culturels. Géographies françaises à l’épreuve
postmoderne, CHIVALLON Christine, RAGOUET Pascal, SAMERS Michael, dir., Bordeaux, Maison
des Sciences de l’homme d’Aquitaine, pp. 38-39, 1999.
6. DEBARBIEUX B., op. cit., pp. 33-35.
7. DEBARBIEUX B., op. cit., pp. 41-42.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 225
de vie. Vernadsky (cf. supra, premier chapitre) propose la distinction entre acti-
vités inconscientes et activités conscientes. Nous ne pouvons le suivre entière-
ment sur ce point, puisque bien des déterminations de la sémiosphère opèrent de
manière non consciente. En outre, nous ne souhaitons pas entrer, faute de
compétence pour le faire, dans la discussion sur le fait de savoir si l’existence de
territoires est une propriété nécessaire de la biosphère, que ce soit pour les ani-
maux, les plantes ou les micro-organismes, ou si le territoire est réservé aux orga-
nisations sociales au sein de la sémiosphère, et notamment à la confrontation
entre « nous » et « eux ».
Lotman (cf. supra, premier chapitre) propose comme critère distinctif la
capacité de la sémiosphère à développer une auto-description, dont ne dispose pas
la biosphère. Cette capacité peut aisément être reconnue aux territoires humains,
qui sont en effet très actifs en matière d’auto-description : textes, images, vidéos,
cérémonies, rituels politiques et autres protocoles institutionnels en témoignent.
Le territoire est alors une instance d’énonciation qui, de manière continue et très
prolifique, émet des discours et développe des pratiques et des stratégies pour se
décrire, se fonder et se légitimer. À l’heure et selon la tendance du « marketing
territorial », la source de l’auto-description territoriale n’est pas prête à s’épuiser.
Dans les sociétés animales, l’auto-description est loin d’être aussi riche et diversi-
fiée, et pourtant, tous les gestes et tous les procédés de « marquage » du territoire
relèvent bien eux aussi, si ce n’est d’une véritable « auto-description », du moins
d’une forme de réflexivité. Chaque société animale dispose d’un ensemble de
manifestations pré-sémiotiques susceptibles d’indiquer a minima à chacun des
« autres » quelles sont les limites à ne pas franchir, la limite entre le « pouvoir
faire » et le « ne pas pouvoir faire ».
Rapporté au concept de sémiosphère, le territoire en serait une version figura-
tivement déterminée et concrétisée (espace, temps, acteurs vivants), saisie dans
ses interactions avec les autres territoires, et du point de vue de son potentiel de
transformations en devenir.
Les propriétés que nous proposons d’examiner, extraites des discours des
sciences sociales, de la presse et des échanges quotidiens, sont les suivantes :
1. Les propriétés à dominante spatiale : le territoire comme espace délimité, et
mettant en relation de part et d’autre de ces limites un intérieur et un exté-
rieur.
2. Les propriétés à dominante modale, narrative et actantielle : le territoire
comme domaine contrôlé par un actant.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 227
8. Cette distinction fait écho à la différence d’orientation sémantique propre aux deux termes
grecs qui désignent la ville : « polis, politai » (vue en surplomb d’une totalité enfermée en ses
murs, un site à conquérir par exemple) et « astu, astoi » (vue de l’intérieur, du point de vue des
habitants et de ceux qui l’aiment).
9. LÉVY Jacques et LUSSAULT Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.
Paris, Belin, pp. 907 à 912, 2003.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 229
déborde des limites administratives pour imposer celles de son écosystème socio-
économique.
Pour Jean-Paul Ferrier, la manière la plus pertinente d’appréhender le terri-
toire dans son extension topographique est paradoxalement de le lier à un réseau,
pour pouvoir prendre en compte les phénomènes qui dépassent les limites qu’on
lui assigne officiellement. Le paradoxe du territoire ainsi conçu c’est donc d’avoir
des composantes qui ne sont pas toutes comprises entre les bornes de l’espace qui
lui est attribué, et donc, par conséquent, d’être animé d’une dynamique dont le
ressort est précisément dans la tension entre les limites et la nécessité de leur
dépassement.
11. RETAILLÉ Denis, « Malaise dans la géographie : l’espace est mobile », in VANIER Martin, dir.,
Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, p. 101, 2009.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 231
occupants, et d’autre part, ce que veulent, doivent, savent et peuvent faire tous
ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe. De cette répartition des compétences
modales, de part et d’autre de la limite, découlent les scénarios et événements
narratifs de ce qu’il advient du territoire.
une identité individuelle et collective, dont le territoire en tant que lieu est la réfé-
rence. Cette identité symbolique peut être actualisée en toutes circonstances,
chaque fois que le territoire est l’objet d’une énonciation. Nous sommes là au
point ultime de l’auto-description, puisque l’identité proclamée du territoire,
constituée comme une sémiotique-objet, avec plan de l’expression (figurative) et
du contenu (axiologique et modal), se retourne vers celui qui la proclame, et lui
procure sa propre identité.
En géographie culturelle, le territoire peut être caractérisé par l’identité
culturelle des populations qui l’habitent, ou même seulement par les représenta-
tions que l’on s’en fait. Par exemple, le territoire tibétain est considéré comme tel
parce qu’il a été marqué par la culture et la population tibétaine (paysages, monu-
ments, etc.). Malgré le fait qu’il soit aujourd’hui sous domination chinoise, il reste
en ce sens pertinent de parler de territoire tibétain, même si la population
tibétaine n’est plus la seule à l’habiter, même si elle en a perdu le contrôle et la
gestion économique et administrative. Cette identité symbolique et réflexive a
donc sa propre résilience, et peut perdurer et se transmettre même si les autres
propriétés du territoire ont disparu.
toire est « inscrit » par les pratiques et nous y déchiffrons une culture à l’œuvre,
par d’autres pratiques.
22. AGNEW John A., « Territorial trap », Geopolitics: re-visioning world politics, London (etc.),
Routledge, pp. 53-54, 2003.
238 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE
Les existants persistent à exister. Certains d’entre eux sont vivants, certains
mêmes sont humains, et ils persévèrent. Ainsi, la vie prend forme. Les cours de vie
prennent sens, dans les stratégies adoptées pour en assurer la continuité malgré les
obstacles et les aléas. Les choix de vie s’organisent pour manifester aussi bien la
force des engagements que les hésitations, les atermoiements, les renoncements et
les changements de cap, et pour tenter de leur procurer un cadre de cohérence.
Il n’est pourtant rien de plus difficile que de donner un sens à la vie même,
puisque la vie même est irréductiblement antéprédicative, et que nous ne pou-
vons, pour l’appréhender, nous reposer ni sur nos volontés ni sur nos capacités.
Dans l’expérience, elle se donne à ressentir, en tant que pur affect sans veille ni
lendemain, en deçà de toute cognition et de tout projet. En tant qu’expérience, le
sentiment de vivre est pourtant le point de départ qui permet de faire la diffé-
rence entre les modes d’existence naturels (dans la biosphère) et les modes
d’existence sociaux (dans la sémiosphère) : c’est le point de départ de la réflexivité
dont les seconds ont besoin pour se distinguer des premiers.
Mais on ne peut en rester là, car donner sens à la vie même, dans sa mani-
festation immanente, c’est affronter une aporie qui résiste à tous les artefacts
intellectuels : comment repérer ou provoquer l’événement secondaire qui serait
susceptible de libérer le sens de la vie de son ancrage originaire dans des détermi-
nations qui nous échappent ?
Toutes les formes de vie que nous avons explorées apportent le même type
de réponse : la vie prend forme et sens dans l’espace et dans le temps qui lui
donne cours, en redéployant l’affect originaire en processus existentiel et passion-
nel. L’événement secondaire recherché est une mise en procès, l’invention d’un
déploiement syntagmatique pour cet affect originaire qui n’en comporte pas en
lui-même. Et cette mise en procès suscite la première « imperfection » qui appelle
une donation de sens : le cours de vie donne prise à l’initiative du vivant lui-
même, et se libère provisoirement et partiellement de la détermination originaire
par laquelle la vie advient à l’existence.
244 CONCLUSION
Quatre manières différentes de régler le dialogue entre le corps propre, celui qui
fait l’expérience de la vie même, et le corps simulé, celui qui manifeste les
transformations périodiques et les passions de la persévérance.
Transparence sociale et politique, territoires et écosystèmes économiques et
symboliques, croyances et régimes médiatiques, compétitivité et compétition,
variations stylistiques de la mode : ce sont quelques-unes des innombrables confi-
gurations sémiotiques qui donnent du sens à nos vies quotidiennes, collectives ou
individuelles, et qui nous donnent le sentiment de partager avec d’autres une ou
plusieurs cultures. En traversant ces configurations l’une après l’autre, un
dialogue a été engagé avec plusieurs sciences humaines et sociales : entre autres,
avec l’anthropologie, l’économie, la géographie, la philosophie, la médiologie, les
sciences politiques. Un dialogue inégalement approfondi, parfois hésitant,
souvent implicite, mais toujours ouvert. Il en ressort l’image d’une pratique qui
s’apparente à une herméneutique, et qu’on pourrait caractériser provisoirement
comme une étho-socio-sémiotique.
Mais il en ressort également une représentation nouvelle de nos sociétés et de
nos cultures. La représentation la plus commune pose d’abord, d’un côté, des
sociétés composées par segmentation de classes, de castes, de communautés, de
groupes, de sociostyles et de catégories socio-professionnelles, et, de l’autre,
ensuite, des cultures constituées par des signes, des textes, des objets et des pra-
tiques. Entre les deux, on décrit enfin des usages socio-culturels et on constate que
telle catégorie sociale s’approprie plutôt tel type de signe, de texte, d’objet ou de
pratique. Les usages socio-culturels sont alors considérés comme une preuve
supplémentaire de la pertinence des segmentations et des classifications sociales.
Une telle représentation comporte trois présupposés qu’on peut hésiter à
partager :
1) une société ne peut être appréhendée et décrite que par segmentation
préalable,
2) les phénomènes sémiotiques propres à une société ne peuvent être appré-
hendés que dans les limites de la culture qu’elle se donne et
3) les formes et productions culturelles sont déterminées par l’appartenance
sociale, à travers leurs usages, et de ce fait même elles procurent aux segmen-
tations sociales l’une de leurs manifestations distinctives.
La sémiotique des formes de vie propose une autre représentation de la
société parce qu’elle ne partage pas ces trois présupposés. Elle part en effet de
quatre principes différents :
CONCLUSION 247
DER HANDSCHUH
Friedrich Schiller (1797)
Da fällt von des Altans Rand Und mit Erstaunen und mit Grauen
Ein Handschuh von schöner Hand Sehen’s die Ritter und Edelfrauen,
Zwischen den Tiger und den Leu’n Und gelassen bringt er den Handschuh
Mitten hinein. zurück.
Da schallt ihm sein Lob aus jedem Munde,
Und zu Ritter Delorges spottenderweis Aber mit zärtlichem Liebesblick —
Wendet sich Fräulein Kunigund: Er verheißt ihm sein nahes Glück —
« Herr Ritter, ist Eure Liebe so heiß, Empfängt ihn Fräulein Kunigunde.
Wie Ihr mir’s schwört zu jeder Stund, Und er wirft ihr den Handschuh ins Gesicht:
Ei, so hebt mir den Handschuh auf. » « Den Dank, Dame, begehr ich nicht »,
Und verlässt sie zur selben Stunde.
Und der Ritter in schnellem Lauf
Steigt hinab in den furchtbarn Zwinger
Mit festem Schritte,
Und aus der Ungeheuer Mitte
Nimmt er den Handschuh mit keckem
Finger.
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Glossaire & index
A
Ajustement : 17, 32, 59, 122.
Dans une sémiotique-objet* dont la clôture, formelle ou factuelle, n’est pas un critère
pertinent pour l’analyse, comme notamment une pratique sémiotique* ou une forme de
vie*, l’analyse du procès doit pouvoir rendre des processus qui produisent l’impression de
cohérence syntagmatique*, et qui donnent lieu à des schèmes syntagmatiques* recon-
naissables. Ces processus sont ceux de l’accommodation syntagmatique. La socio-
sémiotique développée par Landowski en distingue deux types : la programmation* et
l’ajustement, en les opposant radicalement. De fait, dans les sémiotiques-objets
concernées, ces deux processus sont associés, selon des équilibres qui sont spécifiques de
chaque procès particulier, à l’intérieur du processus général d’accommodation syntagma-
tique.
L’ajustement procède du traitement séquentiel et récurrent des aléas, interférences et
obstacles que rencontrent et affrontent le cours d’action (pour les pratiques sémiotiques),
et le cours d’existence (pour les formes de vie). Pour les formes de vie, l’ajustement est la
manifestation de la persévérance* dans les péripéties du cours d’existence.
Analyse discontinue : 16.
Selon Hjelmslev, l’analyse est continue si elle se déploie dans les limites d’une seule
« base de division », c’est-à-dire reposant sur des dépendances homogènes. Elle est donc
discontinue si, pour respecter le principe d’exhaustivité, elle se déploie en plusieurs divi-
sions (un « complexe de divisions ») mettant à jour plusieurs réseaux de dépendances
hétérogènes. Dans notre perspective, l’analyse est continue sur un plan d’immanence*
homogène, et elle est discontinue si elle porte sur deux ou plusieurs plans d’immanence*
différents.
258 GLOSSAIRE & INDEX
B
Biosphère : 18, 19, 20, 39, 225, 226, 243, 248.
La biosphère, telle que la définit Vernadsky, est l’espace qui enveloppe la planète et
qui réunit les conditions d’existence de la vie et des interactions entre êtres vivants.
Vernadsky avait également imaginé une noosphère, une couche d’enveloppement de la
planète comprenant les conditions d’existence de la pensée consciente. Cette deuxième
notion a été supplantée par la sémiosphère* de Lotman.
C
Cohérence syntagmatique : 49, 50, 158, 194.
La cohérence syntagmatique est une impression procurée par l’ensemble des pro-
priétés d’un cours d’action ou d’un cours d’existence, et par le fait que ces propriétés lui
procurent une forme globale reconnaissable. Elle produit donc des schèmes syntagma-
tiques* iconisés. La programmation* et l’ajustement* sont deux des procédures permettant
d’assurer la cohérence syntagmatique.
Congruence paradigmatique : 50, 158.
La congruence paradigmatique est une impression résultant de la superposition et de
la confrontation de l’ensemble des choix qui sont effectués sur les différents niveaux d’un
parcours génératif de la signification, et qui paraissent s’accorder entre eux. Elle implique
par conséquent une latitude de choix et de pondération axiologique* pour chaque catégo-
rie considérée séparément, ainsi que la possibilité, pour l’ensemble de ces choix, de
constituer une forme globale reconnaissable (la forme du plan du contenu*).
Contre-persévérance : 36, 37, 50, 59, 80, 103, 122, 180, 182, 244.
Le principe de persévérance* implique la rencontre et la traversée d’obstacles et
d’aléas divers, chacun d’entre eux donnant lieu à une "péripétie" dans un cours d’action
ou d’existence. Le principe de contre-persévérance permet de traiter toutes ces interfé-
rences comme inhérentes au cours de vie en tant que tel, et comme participant globale-
ment à la dynamique de sa signification. La contre-persévérance implique, face à l’actant-
corps* du cours de vie, un ant-actant, subsumant l’ensemble des acteurs impliqués spécifi-
quement dans chaque obstacle ou aléa.
Conversion : 15, 43, 44, 45, 49, 66, 71, 113, 115.
Dans une théorie générative qui distingue et hiérarchise plusieurs niveaux d’analyse,
la principale difficulté réside dans l’explication du passage d’un niveau à l’autre, c’est-à-
dire de la conversion d’un niveau de catégorisation en un autre. Comme la hiérarchie
repose elle-même sur une différenciation des degrés de complexité, du plus simple (en
profondeur) jusqu’au plus complexe (en surface), les théories génératives se satisfont le
plus souvent, pour expliquer le passage d’un niveau profond à un niveau plus superficiel,
du principe d’augmentation du nombre d’articulations.
GLOSSAIRE & INDEX 259
Corps simulé : 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 204, 206, 208, 209, 210, 211, 213,
214, 215, 216, 218, 245.
Le corps simulé regroupe l’ensemble des figures qui recouvrent et redoublent le corps
propre. Le corps propre lui-même est une forme actantielle qui se constitue à partir du
corps-chair*. Le corps simulé est donc un artefact qui fonctionne comme un substitut ou
un double du corps propre. Il décrit notamment le vêtement comme un deuxième corps,
conçu pour interagir avec le corps-chair*. Dans une transposition actantielle, le corps
simulé est le Soi, alors que le corps-chair* est le Moi. Ces deux instances réunies consti-
tuent le corps-actant*.
Corps-actant : 52, 78, 87, 100, 214, 216.
L’actant incarné, doté à la fois de propriétés fonctionnelles et modales et de pro-
priétés dynamiques et matérielles, est en mesure, de ce fait, à la fois d’occuper un ou
plusieurs rôles, au titre des premières, et d’impulser et soutenir les transformations narra-
tives, grâce aux secondes. Le terme composé corps-actant exprime le caractère indisso-
luble de cette association entre deux types de propriétés.
Corps-chair : 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 208, 209, 210, 211, 212,
213, 214, 215, 216, 218, 221.
Le corps-actant* est constitué du corps-chair (Moi) et du corps propre (Soi). Le
corps-chair est l’instance matérielle de référence, dotée a minima d’une structure maté-
rielle et d’une énergie associée à cette structure. Le corps propre est une construction
secondaire, une identité qui prend forme au cours des interactions entre le corps-chair et
les autres corps-actants*.
D
Dimension phorique : 52.
La proprioceptivité rassemble les modifications du corps propre qui participent à la
sémiose*. Elles sont de deux sortes : la tensivité et la phorie. La dimension phorique de la
proprioceptivité recueille les mouvements (effectifs ou non, imaginaires ou somatiques)
suscités par les interactions avec les autres corps. Sa polarisation en euphorie et dysphorie
est la première articulation des axiologies.
Dimension tensive : 52.
La proprioceptivité rassemble les modifications du corps propre qui participent à la
sémiose*. Elles sont de deux sortes : la tensivité et la phorie. La dimension tensive de la
proprioceptivité recueille les effets des tensions perçues dans l’environnement. Elle est
notamment articulable sur les deux directions de la présence sensible : l’intensité et
l’extension.
260 GLOSSAIRE & INDEX
E
Empreinte : 68, 200, 202, 205.
L’empreinte est une figure sémiotique résultant de l’interaction (antérieure, ou par
anticipation) entre un corps et d’autres corps. L’empreinte ne peut fonctionner comme
figure sémiotique qu’en l’absence de l’autre corps. Les empreintes se différencient entre
elles selon que le corps qui les reçoit est affecté dans sa forme superficielle ou dans sa
structure matérielle.
Enfouissement : 119, 200, 220.
L’enfouissement est l’opération de marquage d’un corps, dans sa structure matérielle
interne, lors de l’interaction avec d’autres corps. L’empreinte* qui en résulte n’est accessible
que par désenfouissement. Le cas le plus connu de ce type d’empreinte est le marquage de la
chair en mouvement, dont le désenfouissement sera de nature sensori-motrice.
F
Forme de vie : 11, 13, 14, 15, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 31, 33, 37, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46,
47, 49, 50, 51, 52, 53, 59, 60, 66, 68, 73, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 92, 100, 106, 107,
108, 114, 119, 132, 136, 142, 144, 145, 151, 153, 154, 161, 162, 164, 166, 169, 170, 172,
175, 180, 181, 182, 183, 192, 193, 195, 196, 197, 211, 214, 215, 221, 223, 227, 238, 240,
244, 245, 248, 251.
Une forme de vie est une sémiose* entre la forme syntagmatique d’un cours
d’existence (au plan de l’expression) et l’ensemble des sélections congruentes opérées sur
les configurations axiologiques, modales, passionnelles et figuratives (au plan du
contenu). Les formes de vie sont les constituants immédiats des sémiosphères*.
Formes d’existence : 11, 14, 17, 30, 32, 108, 137.
Une forme d’existence est un ensemble de propriétés et de relations qui constituent
un tout reconnaissable, et imputable à un domaine identifié de l’existence en général.
Cette forme reconnaissable est en outre porteuse des conditions d’existence et de
fonctionnement des entités propres au domaine en question.
Une forme d’existence sociale réunit spécifiquement les conditions d’existence et de
fonctionnement propres à un domaine ou à une dimension de la vie sociale ; les princi-
pales de ces conditions concernent la véridiction*, les valeurs, ainsi que les scènes actan-
GLOSSAIRE & INDEX 261
tielles possibles pour le domaine en question. Les formes d’existence sociales sont par
ailleurs préconstruites comme institutions ou habitus sociaux, et héritées de l’histoire de
la collectivité concernée. Les formes d’existence sociales sont des spécifications théma-
tiques et institutionnelles de la sémiosphère*. Elles peuvent conditionner des familles de
formes de vie*.
H
Homoncule cognitif : 120, 125, 132, 134.
L’homoncule cognitif est un simulacre qui, par délégation, permet à un observateur
de se rendre accessible des opérations et des figures que les contraintes de sa propre posi-
tion d’observation et les limites de sa compétence mettent hors de sa portée. D’un point
de vue épistémologique, l’homoncule cognitif est une hypothèse de travail qui appelle une
validation ou une falsification. Du point de vue de l’analyse, on peut le considérer comme
un observateur délégué, à condition de doter cet observateur de toutes les propriétés et
compétences d’un corps-actant* sensible.
I
Imperfection : 42, 50, 51, 52, 53, 54, 115, 116, 135, 136, 157, 243, 253.
L’imperfection est l’équivalent sensible du manque narratif. Toutefois, sa portée est
beaucoup plus générale, puisqu’à la différence du manque, l’imperfection ne se limite ni à
l’absence (la présence elle aussi peut être source d’imperfection), ni aux phénomènes
perceptifs. La notion d’imperfection recouvre donc toute espèce de défaut syntagmatique ou
paradigmatique qui demande à être résorbé dans la signification qui en rend compte. On
peut rapprocher l’imperfection ainsi conçue du couple notionnel « hiatus/passe » chez
Latour, mais le « hiatus » est d’une définition et d’un usage plus restrictif que l’imperfection.
Imputabilité : 122, 123, 129, 131, 132.
Une des formes et dimensions de la responsabilité est le lien qui relie un acte à son
opérateur : ce lien est une imputation. L’imputation d’un acte à un opérateur peut être
rendue difficile ou impossible en raison de la quantification (le nombre d’actants poten-
tiels, par exemple), de la distance temporelle ou spatiale, ou de la complexité syntagma-
tique du processus de l’acte lui-même. L’imputabilité est donc fonction de l’ensemble de
ces paramètres qui facilitent ou entravent l’imputation.
Inscription : 141, 200, 204, 236, 237, 239.
L’inscription est l’une des formes de l’empreinte*. Lors de l’interaction entre un corps
et un autre corps, l’un des deux au moins reçoit sur la forme de son enveloppe des mar-
quages de surface. L’inscription est alors une trace à déchiffrer par les interprètes, à la fois
comme figure sémiologique (en fonction de son organisation interne) et comme résultat
et effet d’une séquence d’action pratique.
262 GLOSSAIRE & INDEX
Intégration : 6, 16, 17, 19, 96, 97, 98, 99, 101, 102, 103, 104, 138, 140, 143, 145, 215, 216, 231.
L’intégration est la procédure par laquelle les éléments d’un plan d’immanence*
donné deviennent les éléments d’un autre plan d’immanence*. Si le plan d’accueil est de
niveau supérieur (d’un niveau de complexité supérieur), le plan d’immanence intégré
conserve toutes ses propriétés. Si le plan d’accueil est de niveau inférieur (d’un niveau de
complexité inférieur), le plan d’immanence intégré ne conserve que les propriétés propres
à son plan d’accueil. La procédure d’intégration est inspirée d’une proposition de
Benveniste.
J
Jeu de langage : 20, 185.
Dans la hiérarchie des niveaux d’analyse proposée par Wittgenstein, les jeux de
langage occupent la position intermédiaire, entre les expressions et les formes de vie*. Ce
sont des prédications énonciatives (des stratégies portées par des actes de langage). Les
jeux de langage sont des conditions d’interprétation des expressions, sans pour autant
constituer des classes d’expressions (en raison, justement, de la polysémie des
expressions). En revanche, les formes de vie* qui les subsument sont des classes de jeux de
langage. En outre, l’existence de jeux de langage est décisive chez Wittgenstein pour dis-
tinguer les formes de vie* humaines de toutes les autres formes d’existence*.
M
Modes d’identification : 11, 28, 29, 31, 108.
Un mode d’identification est ce qui définit globalement l’appartenance sociale : une
fois circonscrit, il détermine tout ce avec quoi chacun peut entretenir une relation réci-
proque dans une société, et corrélativement, tout ce qui est exclu de cette réciprocité. La
sémiosphère de Lotman est d’abord un mode d’identification primaire : elle distingue
« nous » et « eux ». Philippe Descola propose de reconnaître quatre modes d’identifica-
tion primaires, quatre manière de définir le partage entre « Soi » et « Autrui » : l’ani-
misme, le totémisme, le naturalisme et l’analogisme. Un mode d’identification est une
condition élémentaire préalable pour toutes les sémioses* qui impliquent le lien social,
c’est-à-dire, de fait, la plupart des sémioses*.
P
Persévérance : 31, 32, 33, 36, 37, 47, 48, 49, 50, 59, 69, 80, 83, 84, 89, 95, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 108, 122, 143, 157, 158, 161, 164, 168, 169, 173, 178, 179, 180, 181, 182, 184,
186, 188, 189, 191, 192, 195, 197, 220, 240, 244, 245.
Le principe de persévérance est le ressort élémentaire de n’importe quel cours d’exis-
tence : continuer, continuer malgré ce qui s’oppose à ce cours d’existence. Le principe de
persévérance présuppose le principe de persistance* : exister, c’est toujours continuer à
GLOSSAIRE & INDEX 263
exister dans l’extension (temporelle et spatiale), c’est opposer une résistance aux aléas de
l’existence et plus généralement à la contre-persistance. Mais le principe de persévérance
ajoute une force d’engagement de l’opérateur, et nous fait donc basculer de l’existence en
général à l’expérience d’un actant-corps*, engagé dans le cours d’existence, et à propor-
tion de la force de son engagement.
Persistance : 30, 31, 32, 35, 36, 40, 48, 49, 59, 103, 139, 169, 179, 186, 192, 193, 197, 244.
e principe de persistance est inhérent à l’existence. Passer de l’être à l’existence, en
effet, c’est passer d’un état systémique virtuel à un procès qui se déploie dans l’extension
temporelle et spatiale. L’existence, en outre, se déroule toujours parmi toutes les exis-
tences, et les interférences entre cours d’existence sont la règle, et non l’exception. En
conséquence, exister, c’est intrinsèquement persister.
Le principe de persistance est tout particulièrement à l’œuvre dans les formes d’exis-
tence sociales telles que les conçoit Latour : comme pour exister socialement, il faut per-
sister, les « hiatus » du cours d’existence doivent être résorbés, et c’est alors le rôle des
« passes ». On peut rapprocher ce couple notionnel de Latour (« hiatus/passe ») des pro-
cessus de l’accommodation syntagmatique, programmation* et ajustement*, ainsi que la
notion plus générale d’imperfection*, voire, dans la sémiotique narrative de Greimas, du
concept de manque.
Plan d’immanence : 7, 8, 15, 16, 32, 33, 216.
L’immanence est le principe qui permet de définir le champ des dépendances dont
l’analyse sémiotique doit rendre compte. Ce champ étant délimité en ne retenant que des
dépendances homogènes, on peut dire alors qu’il forme un plan d’immanence. Mais pour
rendre compte d’un phénomène sémiotique quelconque, il peut être nécessaire de
prendre en compte des dépendances qui ne sont pas homogènes : on a donc affaire à
plusieurs plans d’immanence. La notion de « plan », en l’occurrence, fait écho à celles de
plan de l’expression* et de plan du contenu*, de sorte que tout plan d’immanence doit
comporter lui-même, au bout de l’analyse, les deux plans d’une sémiose*. Plus générale-
ment, la notion de "plan" implique une représentation stratifiée de l’existence en général,
et de l’existence sémiotique en particulier.
Plan de l’expression : 11, 12, 14, 16, 42, 43, 45, 46, 47, 51, 52, 59, 66, 68, 79, 112, 115, 143,
157, 162, 186, 195, 198, 207, 211, 234, 237, 239, 240, 244.
Plan du contenu : 11, 12, 14, 26, 42, 45, 46, 47, 51, 52, 53, 59, 62, 68, 74, 75, 77, 79, 157,
162, 186, 238, 239, 240, 244.
À s’en tenir strictement aux définitions hjemsleviennes de ces deux notions -et nous
nous y tenons parce qu’elles sont en l’occurrence particulièrement simples et opératoires-,
expression et contenu ne sont rien d’autre que les fonctifs aboutissants de la fonction
sémiotique, et sont strictement analogues dans leur rapport avec elle. Rien dans les
langages, quels qu’ils soient, n’est prédéterminé comme expression ou comme contenu,
264 GLOSSAIRE & INDEX
R
Régime de croyance : 16, 17, 29, 59, 78, 85, 86, 97, 116, 118, 121, 127, 128, 132, 133, 145,
146, 147, 148, 149, 150, 152, 188.
D’un point de vue génétique, un régime de croyance est le plus souvent la généralisa-
tion d’une propriété de genre (littéraire ou médiatique) à une forme de vie* tout entière :
du roman, on passe à une forme de vie romanesque ; de la tragédie, au tragique, etc. Un
régime de croyance détermine notamment les conditions requises, en termes de véri-
diction*, de valeurs dominantes et de conditions d’énonciation pour la participation à
une forme de vie*. C’est pourquoi ils sont au principe même des formes d’existence*
sociales. « Régime », en l’occurrence, désigne la spécification, pour une forme d’existence
sociale donnée, des conditions de la croyance en général.
Régime temporel : 172, 173, 174, 175, 176, 177, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 193, 197,
221.
Les régimes sémiotiques du temps sont les formes particulières de la temporalité,
selon les différents paramètres de la perspective, du rythme, du tempo, de l’affect, de la
modalité, de la distension ou de la transition. Un régime temporel donne lieu à une
sémiose* quand il réunit, du côté de l’expression, un certain nombre de ces propriétés, et
du côté du contenu, des valeurs sémantiques et narratives.
266 GLOSSAIRE & INDEX
S
Saisie : 15, 59, 64, 117, 161, 163, 164, 165, 166, 192, 226, 227.
La saisie est le rapport qui s’établit entre un actant source et un actant cible du point
de vue de l’extension. L’actant source saisit, avec une certaine extension, une extension
propre à l’actant cible.
Schème syntagmatique : 32, 33, 41, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 51, 52, 53, 55, 68, 78, 79, 162,
170, 172, 185, 186, 221, 244.
Un schème syntagmatique est la forme stabilisée et reconnaissable de l’agencement
syntagmatique d’un procès. Dans un cours d’action pratique, un schème syntagmatique
est le produit de l’accommodation pratique, c’est-à-dire d’une association entre une part
de programmation* et une part d’ajustement*. Le « schème » est ici entendu dans une
acception proche de l’acception kantienne, à mi-chemin entre le concept et l’image : il a
une part des propriétés du concept, puisqu’il permet de saisir l’ensemble du procès sous
une seule forme, et une part des propriétés de l’image, puisqu’il est reconnaissable comme
une forme iconique. Le schème syntagmatique est par ailleurs, dans les formes de vie*, la
forme même de la persévérance*, et qui concourt à l’impression de cohérence syntagma-
tique*.
Sélection congruente : 12, 45, 78.
La sélection est l’opération par laquelle, sur un ensemble de catégories associées dans
une même forme de vie*, une série de choix et de pondérations axiologiques* sont opé-
rées. La sélection est congruente dès lors que le parcours de l’ensemble des choix effectués
se donne à saisir comme une « commutation en chaîne », ou l’une des commutations
implique toutes les autres. De ce point de vue, la sélection congruente est le processus qui
assure, dans les formes de vie*, la propagation d’un choix catégoriel à tous les autres.
Sémiose : 8, 11, 15, 16, 43, 59, 74, 75, 76, 79, 106, 115, 179, 215, 239, 240.
La sémiose est l’opération par laquelle un plan de l’expression* est défini pour entrer
en corrélation avec un plan du contenu*. C’est la sémiose qui détermine la distinction et la
réunion des deux plans, et non l’inverse. Le principal intérêt des recherches sur la sémiose
réside dans la possibilité de spécifier les conditions particulières et les types dans lesquels
elle advient. La quantification respective des deux plans, le rôle du corps propre, le pro-
cessus perceptif et la scène actantielle qui la produisent, les affects et les émotions qui
l’animent sont parmi les propriétés les plus fréquemment sollicitées pour ce faire.
Sémiosphère : 7, 11, 14, 18, 19, 20, 28, 31, 39, 80, 137, 138, 139, 140, 144, 146, 214, 225,
226, 229, 231, 243, 245, 248, 254.
La sémiosphère est définie par Lotman comme l’espace des conditions requises pour
que des langages et des communications puissent avoir lieu. Ces conditions minimales et
primaires sont au nombre de deux : la détermination d’un mode d’identification* interne
et de différenciation externe, et la capacité d’auto-description. Sous ces conditions pri-
GLOSSAIRE & INDEX 267
T
Temps social : 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 186, 187, 190, 191, 193.
Le temps social est le temps sémiotique proprement dit. C’est le tiers temps engendré
par la sémiose* temporelle, obtenue par la réunion du temps de l’existence (le temps chro-
nique où se situent les activités individuelles et collectives) et du temps de l’expérience (le
268 GLOSSAIRE & INDEX
V
Véridiction : 23, 24.
La véridiction est une propriété sémiotique qui caractérise la relation et la confronta-
tion entre les structures sous-jacentes et la manière dont elles se manifestent. Littérale-
ment, la véridiction fait dépendre la vérité de la manière dont elle est dite. Elle transpose
la question de la vérité au sein des dépendances internes dégagées par l’analyse, et notam-
ment en définissant les conditions requises et préalables pour que la vérité puisse être dite
et reconnue. C’est la raison pour laquelle la véridiction est toujours une conception de la
vérité « sous conditions ». Et c’est aussi la raison pour laquelle la véridiction peut figurer
parmi les conditions de la sémiose* dans les formes d’existence sociales*.
Visée : 43, 72, 117, 120, 126, 161, 162, 163, 164, 165, 166.
La visée est le rapport qui s’établit entre un actant source et un actant cible du point
de vue de l’intensité. L’actant source vise, avec une certaine intensité, une intensité éma-
nant en propre de l’actant cible.
Table des matières
AVANT-PROPOS .............................................................................................................. 5
I. LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ
Préambule I ......................................................................................................... 11
De la sémiotique du vivant aux formes de vie .............................................. 13
Les formes de vie en tant que « langages » ........................................................ 13
La vie peut-elle avoir une forme sémiotique ? ................................................... 17
Sémiosphère et formes de vie ..................................................................... 17
La vie peut-elle mentir ? .............................................................................. 23
Donner forme & donner vie ...................................................................... 25
Le point de vue paradigmatique ........................................................................ 28
À chacun sa sémiosphère : « Par-delà nature et culture » ...................... 28
Modes d’existence et formes d’existence sociales ................................... 30
Le point de vue syntagmatique .......................................................................... 32
Vivre est survivre : le schème de la persévérance .................................... 32
Des manières de vivre et de sentir : définir et décrire les formes de vie ..... 39
Cohérence et congruence des formes de vie ....................................................... 39
Le sens d’un cours de vie est un schéma syntagmatique ........................ 40
Une vie sémiotique est une forme congruente ........................................ 43
Variations de la présence sensible ...................................................................... 48
Des expressions et des contenus éprouvés par des actants .................... 48
Des formes de vie imparfaites .................................................................... 50
Les états d’âmes élémentaires .................................................................... 52
270 TABLE DES MATIÈRES
Préambule II ........................................................................................................ 59
Des formes de vie émergentes : provocations éthiques et esthétiques.
Le cas du beau geste ................................................................................... 61
Introduction ........................................................................................................ 61
La morale et la syntaxe narrative ..................................................................... 63
Morale avec ou sans Destinateur ? ............................................................. 63
Les savoir-faire et savoir-être comme grilles de lecture ......................... 65
Échange et rupture de l’échange ........................................................................ 66
Maintenir, distendre ou raffermir le lien : les morales transitives ........ 66
Rompre le lien, interrompre l’échange : l’éthique intransitive .............. 67
Le beau geste en actes ......................................................................................... 69
Deux exemples ............................................................................................. 69
Le beau geste et le spectacle des formes de vie ................................................... 73
La négation et l’invention des valeurs ....................................................... 73
La quantification du plan de l’expression ................................................ 74
Le spectacle intersubjectif ........................................................................... 76
Conclusion : du beau geste individuel aux formes de vie socialisées ............... 77
L’irruption et l’émergence singulière ........................................................ 77
Une organisation sociosémiotique labile et passionnelle ....................... 78
Compétitivité : croyances paradoxales et mauvaise foi .............................. 81
Le paradoxe des compétitions socio-économiques ........................................... 82
Compétitions classantes et compétitions gagnantes ............................... 82
Une rationalité sémiotique ......................................................................... 83
Paradoxe, concession et dénégation modale ........................................... 84
L’individuel et le collectif ................................................................................... 87
La part de l’autre .......................................................................................... 87
Sommes-nous tous calvinistes ? ................................................................. 88
Nécessité et contingence : la dissociation modale & épistémologique ............. 93
Une incompatibilité survalorisée .............................................................. 93
Du destin au projet ...................................................................................... 94
TABLE DES MATIÈRES 271
COMITÉ ÉDITORIAL
Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège, Académie Royale de Belgique)
Maria Giulia Dondero (FNRS, Université de Liège)
Pierluigi Basso Fossali (Université Lyon II-Lumière)
Jean-François Bordron (Université de Limoges)
Gian Maria Tore (Université du Luxembourg)
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Sémir Badir (FNRS, Université de Liège)
Jan Baetens (Katholieke Universiteit Leuven)
Denis Bertrand (Université Paris VIII)
Anne Beyaert-Geslin (Université de Bordeaux Montaigne)
Per Aage Brandt (Case Western Reserve University, Ohio)
Thomas Broden (Purdue University, Indiana)
Ivã Carlos Lopes (Universidade de São Paulo)
Marion Colas-Blaise (Université du Luxembourg)
Bernard Darras (Université Paris I Sorbonne)
Jacques Fontanille (Université de Limoges et Institut Universitaire de France)
Odile Le Guern (Université Lyon II-Lumière)
Anne Hénault (Université Paris IV-Cercle Sémiotique de Paris)
Louis Panier † (Université Lyon II-Lumière)
François Provenzano (Université de Liège)
François Rastier (CNRS-INALCO)
Nathalie Roelens (Université du Luxembourg)
Luisa Ruiz Moreno (Benemérita Universidad autónoma de Puebla)
Göran Sonesson (Lund University)
Patrizia Violi (Università di Bologna)
Yves-Marie Visetti (CNRS-EHESS)
CONTACT
[email protected]
Sigilla 1 (2012)
Claude ZILBERBERG
La structure tensive suivi de
Note sur la structure des paradigmes
et de Sur la dualité de la poétique
Sigilla 2 (2013)
Jean-François BORDRON
Image et vérité
Essais sur les dimensions iconiques
de la connaissance
La question du sens traverse de bout en bout la vie des hommes. Elle est posée tant par leurs pratiques que par les objets
qu’ils manipulent. La sémiotique naît de ce constat et cherche à en creuser la complexité.
Sans parti pris quant aux obédiences théoriques ni quant aux objets d’étude, la collection Sigilla accueille des études
originales reconnaissant la pertinence et la cohérence du projet sémiotique.
Les vivants persistent à vivre, et les humains nos pratiques sociales, quotidiennes, politiques
persévèrent. Les cours de vie prennent forme et médiatiques, et des discours qui les difusent.
dans la manière dont leur continuité est assurée,
malgré les obstacles et les aléas. Et le sens de la vie Transparence sociale et politique, territoires
est tout aussi bien dans la force des engagements, socio-économiques et symboliques, croyances
dans les hésitations, les atermoiements, les et régimes médiatiques, compétitivité et compé-
renoncements et les changements de cap qui tition, variations stylistiques de la mode : ce
permettent, ou ne permettent pas, de persister. sont quelques-unes des innombrables conigu-
rations sémiotiques qui donnent du sens à nos
Les formes de vie trouvent sens dans la réunion vies quotidiennes, collectives ou individuelles.
entre des expressions (des formes du cours de En traversant ces conigurations l’une après
vie) et des contenus (des valeurs, des émotions, l’autre, le sémioticien dialogue avec l’anthropo-
des enjeux et des croyances). Toutes sont par logue, l’économiste, le géographe, le philo-
principe disponibles pour tous les acteurs sophe, ou le sociologue.
sociaux, qui peuvent se les approprier, les
transformer, les confronter entre elles et en Jacques FONTANILLE est professeur de
inventer de nouvelles, mais avec des chances sémiotique et sciences du langage à l’Université
inégales d’y parvenir. Par leur résistance aux de Limoges. Il a été Président de cette Université
segmentations sociales a priori, par leur capacité de 2005 à 2012. Il a également été conseiller,
à établir des rapports entre des phénomènes puis directeur de cabinet de la Ministre de
d’une grande diversité, les formes de vie nous l’enseignement supérieur et de la recherche de
mettent en somme à « bonne distance », la 2012 à 2014. Ses travaux sont consacrés à la
distance qui convient à la fois à la compréhension sémiotique théorique, à la littérature, à l’image,
et à l’évaluation critique de la signiication de et aux pratiques quotidiennes.
ISBN : 978-2-87562-066-8
9 782875 620668
Vol. 03 v.01.indd 1