FONTANILLE, Jacques. Formes de Vie

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Formes de vie

Jacques Fontanille

DOI : 10.4000/books.pulg.2207
Éditeur : Presses universitaires de Liège
Année d'édition : 2015
Date de mise en ligne : 23 octobre 2017
Collection : Sigilla
ISBN électronique : 9782821896314

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782875620668
Nombre de pages : 274

Référence électronique
FONTANILLE, Jacques. Formes de vie. Nouvelle édition [en ligne]. Liége : Presses universitaires de
Liège, 2015 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
pulg/2207>. ISBN : 9782821896314. DOI : 10.4000/books.pulg.2207.

© Presses universitaires de Liège, 2015


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
(iOLLECTION
SIGILLA

Formes
de vie
Jacques FONTANILLE
Formes de vie
Volume publié avec le concours de l’Université de Limoges
Centre de Recherches Sémiotiques

Dépôt légal D/2015/12.839/8


ISBN 978-2-87562-066-8
© Copyright Presses Universitaires de Liège
Place du 20 août, 7
B-4000 Liège (Belgique)
http://www.presses.ulg.ac.be

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


Imprimé en Belgique
Collection Sigilla
3

Formes de vie

Jacques FONTANILLE

Presses Universitaires de Liège


2015
Avant-propos

Le XXIe siècle sera-t-il le siècle des sciences humaines et sociales ? La question


ressemble à une boutade, tellement nous sommes presque tous convaincus que
notre avenir dépendra, pour le pire ou le meilleur, de la technologie, du numé-
rique et de la robotique, des nanosciences, de la biologie des systèmes et de la
découverte de nouvelles formes d’énergie. La question est donc peut-être mal
posée. Essayons autrement : le XXIe siècle sera-t-il celui des sciences du sens ? Qui
dira le sens de nos choix technologiques ? Le sens de nos choix de société et celui
de nos options politiques ? Qui dira le sens de l’intrusion des robots dans nos vies
au quotidien ? Ou de celle des capteurs biologiques dans nos corps ? Qui dira le
sens de notre rapport à la nature, dont la plupart des autres sciences s’efforcent de
dire les lois et de décrire les systèmes ?
Des changements technologiques aussi radicaux et aussi rapides transfor-
ment-ils à la fois nos cultures et la nature ? Nous autorisent-ils encore à distinguer
nature et culture ? Ce sont les questions qu’oublient souvent aujourd’hui les pro-
grammes de diffusion de la culture scientifique et technique, quand il s’agit de
mettre en place toutes les conditions pour que tous puissent comprendre et
s’approprier les nouvelles découvertes scientifiques et leurs retombées techno-
logiques. Ces programmes sont en effet emblématiques du rôle que devraient
jouer les sciences humaines et sociales et qu’elles pourraient se donner. Le
présupposé de tels programmes est pourtant, le plus souvent, ce qu’il faudrait dis-
cuter et démontrer, à savoir que les transformations technologiques sont inévi-
tables, souhaitables et appropriables, et qu’il faut donc faire en sorte que les popu-
lations les admettent, les comprennent, les accueillent et, dans les versions les
plus audacieuses, y participent activement. De ce présupposé, il découle implici-
tement que les sociétés et les cultures doivent nécessairement être adaptées pour
intégrer ces nouvelles techniques.
Un tel raisonnement comporte au moins deux zones aveugles, qui sont celles
du choix politique : (i) en amont des transformations scientifiques et techno-
logiques, des décisions sont prises, des choix stratégiques sont faits, des
6 AVANT-PROPOS

déterminants socio-culturels sont déjà en place : qui les interroge ? Comment


adviennent-ils ? Et (ii) en aval, au moment de l’appropriation, qui s’interroge sur
l’impact de l’interprétation et de l’intégration de ces transformations sur l’équi-
libre même de nos cultures et sur les valeurs dont elles sont porteuses ? Les
sciences humaines et sociales sont en mesure de donner à cet horizon de
questionnement la profondeur historique, l’assise anthropologique et la portée
sociologique nécessaires pour que les réponses attendues aient du sens.
Sciences du sens ? Elles seront et elles sont déjà d’abord des sciences du
questionnement : vous avez posé une question : quel est le sens de votre
question ? Vous vous interrogez sur l’impact des transformations technologiques
sur les cultures : quel est le sens de votre question, quelles sont les réponses histo-
riques que la très grande diversité des sociétés ont déjà apportées à des transfor-
mations comparables ? Vous vous demandez pourquoi la communication et les
médias ont pris une telle place dans les affaires politiques : quel est le sens de
votre question, quelles sont dans les différentes sociétés les relations observables
entre les arts de la parole et de la communication et les modes de gouvernement ?
Vous vous demandez quel impact les changements technologiques et sociétaux
ont sur la culture et la nature : quel est le sens de la distinction entre nature et
culture aujourd’hui ?
Science du sens et du questionnement ? La sémiotique se reconnaît dans ce
portrait rapide : elle propose un ou plusieurs corps de doctrine et des méthodes
pour interroger d’abord le sens des pratiques, des textes et des objets propres aux
cultures humaines. Elle a élaboré des procédures pour construire la signification
des systèmes de signes et des ensembles signifiants que sont les textes, les images,
les objets du quotidien ou les interactions sociales. Elle est donc en mesure d’en
dire le sens, en collaborant autant que possible avec toutes les autres sciences
humaines et sociales qui ont aussi le sens en apanage, chacune sous un point de
vue particulier : entre autres, l’histoire, la philosophie, la psychologie, l’anthropo-
logie, l’économie, la psychanalyse ou la sociologie.
Mais le niveau de questionnement dont nous avons besoin aujourd’hui est
d’une toute autre ampleur, puisqu’il s’agit d’appréhender sous quelles formes et
avec quels effets sémiotiques les choix technologiques, politiques et de modèle
social influent sur la transformation de nos sociétés et de nos cultures, conçues
comme des totalités porteuses de sens et comme des foyers d’identité pour
chacun de nous. Et ce n’est pas aux sémioticiens qu’il faut rappeler que la signifi-
cation du tout ne résulte pas de l’addition des significations de toutes les parties,
que le global détermine le local. Il nous faut donc proposer un niveau de
AVANT-PROPOS 7

questionnement adéquat et de portée suffisante, et, comme disent les


sémioticiens, un « plan d’immanence » qui soit approprié à la portée et au niveau
des problèmes à traiter.
Ce plan d’immanence sera celui des formes de vie, définies en première
approche comme des ensembles signifiants composites et cohérents qui sont les
constituants immédiats de la sémiosphère, que l’on assimile sans doute trop vite à
la culture. Les formes de vie sont elles-mêmes composées de signes, de textes,
d’objets et de pratiques ; elles portent des valeurs et des principes directeurs ; elles
se manifestent par des attitudes et des expressions symboliques ; elles influent sur
notre sensibilité, nos états affectifs et nos positions d’énonciation. Elles disent et
déterminent le sens de la vie que nous menons et des conduites que nous
adoptons ; elles nous procurent des identités et des raisons d’exister et d’agir en ce
monde.
Exister, vivre : il n’y a là rien qui puisse se réduire par principe au domaine
culturel. Exister : les humains ont cela en partage avec les non-humains, et au-
delà du vivant. Ce sera un point décisif de la discussion des formes de vie : sont-
elles uniquement des constituants des cultures ? Les humains les partagent-ils
avec les non-humains ? Comme on le verra, la plupart des configurations
sémiotiques que nous examinerons — la compétition, la transparence, le terri-
toire, les saisons — ne sont pas le strict apanage des cultures humaines.
Les formes de vie constituent par conséquent le champ de questionnement
pertinent pour que la sémiotique puisse jouer aujourd’hui et demain sa partition
dans le concert des sciences humaines et sociales. Soumises à des déterminations
multiples mais solidaires, offrant des entrées diverses mais qui donnent accès à
l’ensemble des autres constituants, elles sont réglées par des interactions multi-
échelle, depuis les signes minimaux jusqu’aux ensembles signifiants les plus
transversaux. Elles se donnent à saisir, par définition, dans leurs transformations
et leurs interactions avec d’autres formes de vie, et elles se manifestent aussi bien
dans des domaines d’activité culturelle comme la mode ou les médias, que dans
les grands concepts récurrents du discours social et politique, comme la transpa-
rence, la compétition et la compétitivité. Elles sont à l’œuvre aussi bien dans les
mythes, les principes du droit, l’organisation des territoires ou les gestes
quotidiens.
Avec les formes de vie, la sémiotique retrouve la perspective qui était la
sienne quand Roland Barthes et Algirdas Julien Greimas posaient les fondements
d’une approche critique du sens de la vie sociale et individuelle : un regard
« démystificateur » pour l’un, un regard « élevé » pour l’autre, et pour les deux, le
8 AVANT-PROPOS

choix de la « bonne distance » pour comprendre les mythes quotidiens, le monde


comme il va et les femmes et les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils se rêvent. La
bonne distance, en l’occurrence, est celle qui permet d’interroger systématique-
ment les présupposés et les implicites d’une pratique ou d’une représentation,
pour en reconstruire la signification.
Le choix de la bonne distance, pour saisir sous un regard critique la cohé-
rence des formes de vie qui nous disent le sens de notre existence et de notre
action, tel est le projet de ce livre, en trois temps : (i) pour commencer, la défini-
tion du « plan d’immanence » et d’analyse que constituent les formes de vie,
accompagnée de quelques propositions méthodologiques et ensuite (ii) une
exploration de la confrontation entre formes de vie, à travers notamment celle de
leurs régimes de croyance, et enfin (iii) une étude des régimes de l’espace et du
temps qui donnent lieu et sens aux formes de vie.
Les formes de vie ne peuvent faire l’objet, par principe et par définition,
d’aucune typologie générale, et c’est ce qui les distingue de toutes les tentatives de
classifications totalisantes, de nature sociologique, anthropologique ou idéo-
logique. Cette situation est de même nature que celle rencontrée, il y a plus de
trente ans, par la recherche sémiotique sur les passions : face aux multiples tenta-
tives de typologies philosophiques ou psychologiques, toutes marquées par leurs
inflexions culturelles et idéologiques, la sémiotique s’est consacrée à l’étude de la
« vie » des passions dans les textes et dans l’ensemble des sémiotiques-objets,
c’est-à-dire de leur contribution aux processus de la sémiose et aux procès en
général.
Il en va de même pour les formes de vie : on peut les saisir, les décrire et les
expliquer quand elles se manifestent et s’imposent, et il faut donc disposer des
moyens pour le faire. Mais les formes de vie « vivent » dans les sociétés et dans les
mondes signifiants que nous nous donnons, elles apparaissent et disparaissent, et
si leur émergence et leur dépérissement sont soumis à des schèmes que l’on peut
identifier et décrire, ils n’obéissent pas pour autant à un cadre typologique global
et unique (a priori ou a posteriori). C’est pourquoi nos études de cas se veulent
certes représentatives, mais en aucune manière exhaustives et immédiatement
généralisables. Ce sont en quelque sorte des exercices pratiques, dont les objets se
sont imposés peu à peu, au fil de quelques lectures et d’expériences vécues.
I
La vie prend forme : entre nature et société
Préambule I

Pour installer durablement les formes de vie dans le paysage conceptuel de la


sémiotique et des sciences humaines et sociales, il est pour commencer indispen-
sable de confronter cette notion à toutes celles qui, de près ou de loin, semblent
traiter des mêmes questions.
La première d’entre elles est bien entendu la notion même de forme de vie
telle que Wittgenstein en use dans la perspective d’une pragmatique généralisée
du langage. C’est le premier usage de la notion de « forme de vie » qui soit com-
patible avec une approche linguistique et sémiotique. C’est notamment dans cette
filiation que Greimas avait choisi, plus ou moins clairement, de se situer.
Mais si l’on considère les formes de vie comme le type de sémiose le plus
englobant qu’il soit possible d’identifier aujourd’hui, cette notion doit également
être confrontée à celles qui, tout en ne prétendant pas au statut de « sémiotique-
objet » à part entière, avec plan du contenu et plan de l’expression, visent néan-
moins à définir des formes d’organisations sociales ou culturelles (disons, en
général « collectives ») susceptibles de « faire sens », ou du moins de concourir à
procurer du sens au monde que nous habitons et avec lequel nous interagissons.
Ces autres notions sont notamment les « modes d’identification » proposés par
l’anthropologue Philippe Descola, les « modes d’existence » proposés par le socio-
logue Bruno Latour (ici renommés « formes d’existence sociale »), et enfin les
« styles de vie » proposés par le sociosémioticien Éric Landowski.
Ce sera finalement le concept de sémiosphère, tel que proposé par Iuri
Lotman, qui nous permettra de situer ces différents concepts les uns par rapport
aux autres, et de mieux circonscrire la place et la spécificité des formes de vie : en
effet, la sémiosphère, tout comme les modes d’identification et les formes
d’existence sociale qui en sont des versions plus spécifiques, n’est pas une
sémiotique-objet, ne peut pas être comprise comme une sémiose, mais elle déter-
mine les conditions pour que des sémioses diverses et multiples adviennent en
son sein : les formes de vie sont l’un des types de sémioses qui adviennent sous
ces conditions.
12 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

Ayant ainsi établi la possibilité de reconnaître spécifiquement aux formes de


vie un plan de l’expression et un plan du contenu qui leur soit propre, nous
pourrons alors examiner plus précisément l’un et l’autre : l’un, l’agencement
syntagmatique cohérent du cours de vie, et l’autre, la sélection congruente des
catégories constitutives du sens de la vie.
De la sémiotique du vivant aux formes de vie1

LES FORMES DE VIE EN TANT QUE « LANGAGES »


À la différence de la notion de « style de vie », qui se situe dans le prolonge-
ment des typologies sociologiques, la notion de « forme de vie » s’inscrit dès son
origine, explicitement et fermement, dans la filiation de la théorie du langage et,
plus précisément de ses développements pragmatiques, c’est-à-dire de l’ensemble
des considérations et des problématiques touchant aux conditions non directe-
ment linguistiques du fonctionnement de la parole et du discours.
Les « styles de vie » sont des typologies de comportements sociaux, consti-
tués par des agrégats cohérents d’attitudes, d’actes, de points de vue, et d’énoncés,
qui permettent de prévoir, sous certaines conditions, les choix et les décisions des
individus qui relèvent de chacun de ces « styles ». Tels qu’ils sont proposés
aujourd’hui, notamment par Éric Landowski, ce sont des configurations passion-
nelles et existentielles — des manières d’être et de sentir —, sans rattachement
explicite et nécessaire à une stratification des « modes de signification » et de
leurs plans d’analyse. Ils prennent place au cœur d’une approche socio-
sémiotique des phénomènes de signification, comme des déterminations caracté-
ristiques des acteurs engagés dans des interactions : à ce titre, ils procèdent donc
de la typologie et de la description des interactions sociales, et des phénomènes
de signification saisis dans la perspective de ces interactions. Les « styles de vie »,
tels qu’ils sont conçus et mis en œuvre par Éric Landowski, sont des configura-
tions existentielles et sociales2.

1. Cette introduction théorique et méthodologique bénéficie des nombreuses suggestions


offertes à la lecture de : BASSO FOSSALI Pierluigi, dir., Les formes de vie à l’épreuve d’une
sémiotique des cultures, Université de Limoges, Actes Sémiotiques, 115, 2012 (et notamment,
dans les contributions de Marion COLAS-BLAISE, Éric LANDOWSKI et Pierluigi BASSO FOSSALI).
Accessible en ligne : http://epublications.unilim.fr/revues/as/721.
2. Voir notamment le chapitre « Formes de l’altérité et styles de vie » dans LANDOWSKI Éric,
Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997, pp. 45-97.
14 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

En revanche, les « formes de vie » s’intéressent elles aussi au « style » des


comportements, mais dans une perspective différente et complémentaire, car
elles ne peuvent être conçues en dehors d’une représentation ordonnée des plans
d’analyse sémiotiques : les formes de vie sont des organisations sémiotiques (des
« langages ») caractéristiques des identités sociales et culturelles, individuelles et
collectives, et à ce titre elles peuvent être rapprochées des autres plans d’analyse
sémiotiques de la sémiosphère : par exemple, les textes, les objets, ou les
pratiques. Elles partagent néanmoins avec les styles de vie les déterminants
passionnels, éthiques et esthétiques. Elles s’en distinguent par le fait qu’elles
constituent de véritables sémiotiques-objets, dotées d’un plan de l’expression et
d’un plan du contenu, et susceptibles de fonctionner de manière autonome au
sein de la sémiosphère. Elles s’en différencient également par le fait que les
formes sémiotiques qui les constituent font vaciller la frontière entre culture et
nature, et offrent de singulières parentés avec des fonctionnements sociaux
observés par l’éthologie animale, et plus généralement avec les formes d’existence
naturelles.
Chez Wittgenstein, qui est en quelque sorte l’inventeur de cette notion, dans
les Investigations philosophiques, la forme de vie est déjà le niveau ultime de sa
propre stratification des plans d’analyse des langages, et qui part des expressions
(les énoncés), continue avec leurs usages, puis avec les jeux de langage, et aboutit
aux formes de vie. Les formes de vie permettent, de ce point de vue, de généraliser
les jeux de langage : la signification d’une expression n’advient que dans l’usage, sous
la forme de jeux de langage, qui appartiennent eux-mêmes à des formes de vie. Le
projet de Wittgenstein va dans le sens d’une pragmatique générale, qui donnerait en
apparence la prééminence aux pratiques culturelles, et à la variabilité des usages
linguistiques et sémiotiques, sur le système et la structure. Pourtant, la hiérarchie des
plans d’analyse qu’il propose permet de substituer à des usages en eux-mêmes large-
ment imprévisibles, des formes intentionnelles (les formes de vie) suffisamment
générales pour être considérées comme stables et typiques. En somme, les formes de
vie sont, pour Wittgenstein, moins nombreuses et bien moins sujettes à variation
que les usages et les énoncés.
À l’intérieur de la hiérarchie des plans d’analyse envisagée par Wittgenstein, le
contrôle intentionnel du sens des expressions serait assuré par une procédure
implicite de condensation et d’expansion, qui permet de passer des figures locales
aux formes de vie plus générales qui les englobent et qui leur donnent sens. Dans
cette perspective, toute manifestation sensible susceptible d’être utilisée comme une
expression (un énoncé) peut être considérée comme le condensé d’une forme de vie
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 15

toute entière, et peut être redéployée comme telle, au moment de l’interprétation,


sous le contrôle de l’énonciation qui gère cette « élasticité » de la manifestation.
Le principe sous-jacent, celui de la coexistence d’une signification constante et
de niveaux d’articulation multiples, n’est pas sans quelque parenté avec celui du
parcours génératif, dont les différents niveaux sont considérés comme homo-
topiques (au sens où ils conservent la signification en la réarticulant) mais hétéro-
morphes (chaque niveau procurant une forme différente à cette signification
constante). Par conséquent, aussi longtemps que les modalités de la conversion
entre les différents niveaux d’analyse n’ont pas été reconnues, l’appartenance d’une
expression à une forme de vie ne peut être saisie que dans l’intuition, ou par auto-
matisme et apprentissage. En revanche, dès que les conversions entre niveaux sont
identifiées, l’appartenance d’une expression à une forme de vie peut alors être expli-
citée sous la forme d’une relation interprétative : telle expression « signifie », en
expansion, telle forme de vie ; inversement, telle forme de vie est manifestée, en
condensation, par telle expression.
Si l’on s’en tient à cette perspective pragmatique, la hiérarchie des plans d’ana-
lyse proposée par Wittgenstein rend compte des énonciations dans toutes leurs
dimensions : des expressions sont énoncées pour satisfaire à certains usages, pour
participer à certains jeux de langage et à certaines formes de vie, qui les rendent
interprétables et qui expliquent en quelque sorte pourquoi et comment elles seront
comprises par les partenaires de l’échange linguistique. En somme, tout l’édifice
pourrait être assimilé à une théorie de l’énonciation comprenant des conditions pra-
tiques de l’interprétation des énoncés.
Cette perspective est certes réductrice, mais elle reste plausible dans la
conception développée par Wittgenstein, car les différents plans d’analyse ne sont
jamais considérés chez lui comme autonomes, et susceptibles de recevoir en eux-
mêmes et pour eux-mêmes une analyse et une interprétation : l’analyse et l’interpré-
tation procèdent d’une traversée des niveaux, en condensation et en expansion, et
jamais d’un arrêt méthodologique sur chacun d’eux. En d’autres termes, cette fois
empruntés à Hjelmslev, la distinction entre les plans d’analyse de Wittgenstein ne
provoque pas de discontinuité dans l’analyse elle-même, et elle semble même
conçue pour pouvoir y déployer une analyse continue ; dès lors que l’analyse est
continue, on considère, en suivant Hjelmslev, qu’elle se situe sur un plan d’imma-
nence homogène, sans rupture de constitution, sans changement de sémiotique-
objet. Ce sont les limites de l’approche pragmatique.
En revanche, l’approche sémiotique doit pouvoir à la fois caractériser chacun
des plans d’analyse comme une sémiotique-objet à part entière, dotée de sa sémiose
16 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

spécifique, et rendre compte des procédures d’intégration entre chacun des plans,
dans la perspective d’une analyse discontinue. C’est la raison pour laquelle nous
avons proposé dans Pratiques Sémiotiques3 une réorganisation des plans d’analyse,
un parcours génératif du plan de l’expression, plus clairement inspiré de la
perspective sémiotique. Ce parcours est en effet fondé sur les différentes morpho-
logies de l’expression des sémiotiques-objets, depuis les signes élémentaires
jusqu’aux formes de vie, en passant par les textes, les objets, les pratiques et les stra-
tégies. Et chacun des niveaux d’analyse est aussi un plan d’immanence, en ce sens
que, dans les limites de chacun de ces niveaux, l’analyse est continue, mais d’un
niveau à l’autre, elle est discontinue : l’analyste reconnaît en somme qu’il a changé
de plan d’immanence au fait qu’il doit réajuster les procédures d’analyse aux nou-
velles propriétés qu’il observe et dont il doit rendre compte.
Chaque « plan d’immanence » correspond à un type de sémiose, dont la
morphologie d’expression est principalement explicitée par ses propriétés syntagma-
tiques : des propriétés spatiales et topologiques, temporelles et séquentielles, et des
types d’opérations syntagmatiques dominantes (par exemple : la clôture isotopique
pour les textes, les formes d’accommodation du cours d’action pour les pratiques, ou
les agencements tactiques pour les stratégies, etc.). Sont également prises en compte
les modalités d’intégration, dans un plan d’immanence donné (par exemple : les
objets), des sémiotiques-objets appartenant aux niveaux inférieurs (par exemple : les
textes, inscrits sur des objets) et aux niveaux supérieurs (par exemple : les pratiques,
où sont manipulés textes et objets).
La notion d’intégration, empruntée à Benveniste (dans le chapitre d’Éléments de
linguistique générale4 où il traite justement des niveaux de l’analyse linguistique),
présuppose le fait que d’un niveau à l’autre l’analyse linguistique est discontinue,
mais implique également que des procédures spécifiques (celles de l’intégration,
ascendante ou descendante dans le parcours en question) permettent de projeter
plusieurs sémiotiques-objets sur un seul plan d’immanence, à la suite de quoi elles
sont susceptibles de recevoir une analyse continue malgré l’hétérogénéité de leur
nouvel agencement.
En outre, chaque type de sémiose, à chaque niveau d’analyse, est soumis à un
régime de croyance spécifique, fondé sur la consistance et la congruence des diffé-
rentes propriétés de son mode d’expression. La croyance textuelle diffère ainsi de la

3. FONTANILLE Jacques, Pratiques Sémiotiques, Paris, PUF, 2008, Premier chapitre.


4. BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966. Chapitre X,
« Les niveaux de l’analyse linguistique », pp. 125-127.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 17

croyance pratique : la première se fonde sur la clôture, et donc sur la cohérence


interne d’un déploiement narratif entre une situation initiale et une situation finale,
alors que la seconde se fonde sur la qualité d’ajustement des péripéties d’un cours
d’action ouvert aux deux bouts de la chaîne, et soumis aux aléas de l’interaction avec
d’autres cours d’action, souvent imprévisibles. De même la croyance nécessaire à
l’utilisation des signes (la croyance sémiologique) diffère de celle requise par les
objets (la croyance fonctionnelle) : la première repose sur la permanence et l’évidence
de la relation entre un signifiant et un signifié, tandis que la seconde postule des
fonctions et des usages de l’objet, éventuellement inscrits dans sa forme, sa structure
interne ou en surface.
Ces régimes de croyance (sémiologiques, fictionnels, fonctionnels, pratiques)
définissent à la fois le cadre dans lequel telle ou telle organisation sémiotique peut
être interprétée, et plus spécifiquement, les conditions dans lesquelles les valeurs
qu’elle propose peuvent être reçues et partagées. L’intégration entre deux ou
plusieurs sémiotiques-objets, appartenant à des plans d’immanence différents et
rabattus les uns dans les autres, implique donc une modification, une combinaison
et une recomposition des régimes de croyance. Des sémiotiques-objets par nature
intégratives et composites, comme les medias, qui impliquent tous les plans d’imma-
nence à la fois, depuis les signes jusqu’aux formes de vie, proposent par conséquent
des régimes de croyance d’une très grande labilité et complexité.
Le régime de croyance propre aux formes de vie devra être précisé tout au long
de cette étude. Mais intuitivement, et comme hypothèse de travail, croire en la vie
que nous menons, croire en ce qui fonde notre existence, c’est adhérer et s’identifier,
parmi toutes les options disponibles dans la société à laquelle nous appartenons, à
celles qui nous semblent le plus à même de garantir à la fois la continuation de notre
cours d’existence, ainsi que, tout particulièrement celui des groupes auxquels nous
pensons appartenir. Ce régime de croyance serait donc un régime d’« identification
durable », l’identification à ce qui fait qu’un cours d’existence persiste.

LA VIE PEUT-ELLE AVOIR UNE FORME SÉMIOTIQUE ?


Sémiosphère et formes de vie
Il reste que, dans ces hiérarchies entre plans d’analyse, quelles qu’elles soient,
les formes de vie occupent toujours le dernier niveau, et sont donc, à ce titre,
sensées indiquer les limites de ce qu’on désigne en général comme « l’existence
sémiotique », par contraste avec des formes d’existence physiques, chimiques ou
biologiques, parmi d’autres. La question se pose donc de la possibilité de
18 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

considérer ce qui a trait à la « vie » comme une sémiotique-objet, mais aussi de


rendre compte de ses relations avec la « culture » et avec la « nature ». Sur ce
point, nous choisissons délibérément de ne pas limiter la problématique au
domaine dit « culturel », et de partir de la distinction proposée par Iuri Lotman,
entre la « biosphère » et la « sémiosphère ».
Chez Lotman en effet, la sémiosphère n’est pas nécessairement coextensive
de la culture. Certes, sa théorie de la sémiosphère lui sert principalement à rendre
compte de la culture en général, et de la culture russe en particulier, mais il ne
faut pas confondre le type et l’occurrence, le modèle et le corpus : le modèle, c’est
la sémiosphère, et le corpus d’analyse, c’est la culture russe. L’argumentation qu’il
déploie dans La Sémiosphère5 peut souvent prêter à confusion sur ce point : elle
va et vient sans cesse entre la sémiosphère et la culture, mais sans jamais les
confondre. La culture est à la fois en amont et en aval de la sémiosphère. En
amont, elle se confond avec la société, comme dans cette proposition du chapitre
« La notion de frontière » :
Toute culture commence par diviser le monde en « mon » espace interne
et « leur » espace externe. La manière dont cette division binaire est interprétée
dépend de la typologie de la culture concernée6.
Le geste inaugural de division, qui créé la frontière de la sémiosphère, est
typiquement de nature sociale, et il a lieu avant même que la culture proprement
dite soit constituée. En aval, en revanche, la culture est l’ensemble des produits
concrets et observables de la sémiosphère. À ce titre, l’existence d’une
sémiosphère est une condition de possibilité de ce que nous attribuons tradition-
nellement aux cultures, la communication et les langages :
Nous pouvons parler de « sémiosphère », que nous définissons en tant
qu’espace sémiotiques nécessaire à l’existence et au fonctionnement des
différents langages, et non en tant que somme des langages existants ; en un
sens la sémiosphère a une existence antérieure à ces langages… […] À
l’extérieur de la sémiosphère, il ne peut y avoir ni communication, ni langage7.
En somme, la sémiosphère est la condition de possibilité des « langages »
(des expressions sémiotiques), et la culture est la « somme » d’un certain nombre

5. LOTMAN Iuri, La Sémiosphère, Limoges, Pulim, 1999. Traduction d’Anka Ledenko, établie à
partir des pages 163-295 de l’ouvrage original de LOTMAN, Вселенная ума, (L’univers de
l’esprit), Moscou, Éditions Universitaires de Tartu, coll. « Языки русской культуры » (Les
langages de la culture russe), 1966.
6. Op. cit., p. 21.
7. Op. cit., p. 10.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 19

de ces langages, ce qui explique pourquoi elle fonctionne principalement, pour


Lotman, comme horizon de référence historique et comme réservoir d’objets
d’analyse, c’est-à-dire comme corpus. Dans la conception développée par
Lotman, il n’y a pas d’un côté la biosphère et de l’autre la culture-sémiosphère,
mais bien deux modèles scientifiques définis en miroir l’un de l’autre, et qui sont
l’un et l’autre la condition d’existence et d’explication de ce qu’ils modélisent : la
biosphère pour tout ce qui concerne les organismes vivants et leur évolution, la
sémiosphère pour tout ce qui concerne les langages.
Pour Vernadsky, cité par Lotman, la biosphère est en effet, tout comme la
sémiosphère, l’« espace-temps qui détermine tout ce qui se passe en son sein »8.
Et s’il évoque la nature, c’est comme milieu d’observation et corpus d’étude, tout
comme la culture pour Lotman :
Un être humain que l’on observe dans la nature, comme tout organisme
vivant, comme chaque être vivant, est une fonction définie de la biosphère9.
Vernadski fait même la place à ce que Lotman définira comme sémiosphère,
en distinguant « l’activité consciente de la vie des peuples »10 de l’activité
inconsciente d’elle-même qui a cours dans la biosphère. Et c’est sans doute en
prolongement de cette remarque que Lotman définira l’une des deux propriétés
fondatrices de la sémiosphère : la capacité d’auto-description — l’activité méta-
sémiotique, l’activité sémiotique consciente d’elle-même — l’autre propriété
fondatrice étant la frontière entre « nous » et « eux » :
[…] nous assistons à un combat permanent des modes d’existence
consciente (c’est-à-dire « non naturelle ») avec l’ordre inconscient des lois
inertes de la Nature, et c’est dans cet effort de la conscience que réside toute la
beauté des phénomènes historiques, l’originalité de leur position parmi les
autres processus naturels11.
Le problème posé implicitement par Vernadsky via Lotman est donc bien
indirectement celui du rapport entre les vivants et les langages, entre le mode
d’existence de la vie et le mode d’existence sémiotique. Ce n’est pas, comme pour
la distinction entre nature et culture, un rapport de juxtaposition et de partage du
monde en deux sous-mondes, mais un rapport d’interaction et d’intégration
hiérarchique : parmi les processus naturels, on compte les processus historiques ;

8. Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.


9. Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.
10. Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.
11. Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.
20 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

parmi les possibilités offertes par la biosphère, certaines peuvent être regroupées,
sous condition d’« existence consciente », dans une sémiosphère. D’où, chez
Lotman, l’insistance sur la capacité d’auto-description pour caractériser le mode
d’existence sémiotique.
La sémiosphère ainsi conçue est donc supposée, dans la version que nous
avons proposée pour la hiérarchie des plans d’immanence, être l’instance qui
englobe et conditionne en dernier ressort tous les types de sémiotiques-objets, y
compris les formes de vie, mais en dialogue ouvert avec les formes de vie naturelles.
Dans cette perspective, la réflexion de Wittgenstein mérite un examen plus
approfondi, car sa conception des formes de vie est justement en tension récur-
rente avec le « vivant » d’un côté, et le « culturel » de l’autre. Dans l’ouvrage de
référence sur la question, Recherches philosophiques, les formes de vie sont évo-
quées à plusieurs reprises.
Dans la première occurrence : « Et se représenter un langage veut dire se
représenter une forme de vie »12, l’assimilation entre « langage » et « forme de
vie », ou comme ailleurs, avec « jeu de langage », est placée sous le contrôle d’une
représentation, autrement dit à un niveau d’appréhension qui n’est plus le langage
en tant qu’ensemble de données soumises à une analyse, mais qui est déjà le
langage organisé dans une description et saisi en tant que système conceptuel.
L’expression « veut dire », en outre, implique une reformulation interprétative,
qui ne peut se réduire à une simple équivalence, entre « se représenter un
langage » et « se représenter une forme de vie » : « se représenter une forme de
vie » est donc une interprétation de « se représenter un langage ». Une interpré-
tation entre deux représentations.
En d’autres termes, Wittgenstein ne prétend pas qu’il y ait équivalence stricte
entre « langage », « jeu de langage » et « forme de vie » ; il dit même explicitement
que pour passer de l’un à l’autre, il faut opérer à la fois un changement de niveau
de pertinence (« se représenter ») et une interprétation (« veut dire »), ce qui
implique une double opération de nature métalinguistique. Dans la stratification
des niveaux de pertinence adoptée par Wittgenstein, les formes de vie occupent
bien le dernier niveau, ce qui devrait permettre de comprendre sa position
comme : en dernière analyse, l’ultime cadre de représentation d’un langage est une
forme de vie.

12. WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, trad. F. DASTUR et al., Paris, Gallimard,
2004, § 19. Les italiques dans la citation sont de notre fait.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 21

Pour Wittgenstein, cet ultime cadre de représentation métalinguistique ne


semble pas soumis aux variations culturelles, car ce serait même lui qui rendrait
traductibles et compréhensibles les jeux de langage qui adviennent dans les diffé-
rentes langues et les différentes cultures ; les formes de vie subsumeraient et
neutraliseraient donc les différences culturelles :
Imagine que tu arrives en qualité d’explorateur dans un pays inconnu dont
la langue t’est complètement étrangère. Dans quelles circonstances dirais-tu que
les gens de ce pays donnent des ordres, qu’ils les comprennent, qu’ils leur
obéissent, qu’ils se rebellent contre eux, etc. ? La manière d’agir commune aux
hommes est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une
langue qui nous est étrangère13.
Les différences culturelles ne sont évidemment pas ignorées, mais elles se
situent dans la formation des énoncés, voire, comme l’auteur le signale ailleurs14,
dans les jeux de langage ; mais au niveau des formes de vie, ces différences sem-
blent en partie neutralisées. Cette capacité à dépasser les différences culturelles
s’explique alors de cette manière :
On peut s’imaginer un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé.
Mais un animal qui espère ? […] Seul peut espérer celui qui sait parler. Seul le
peut celui qui maîtrise l’emploi d’un langage. Ce qui veut dire que les mani-
festations de l’espoir sont des modifications de cette forme de vie complexe. (Si
un concept fait référence à un caractère de l’écriture humaine, il n’est pas appli-
cable à des êtres qui n’écrivent pas)15.
Pour Wittgenstein, pour pouvoir parler utilement des « formes de vie », il
faut donc être en mesure de distinguer, littéralement, les « manières d’agir
commune aux hommes » de toutes les manières d’agir des êtres vivants en géné-
ral. On comprend alors que le niveau de différenciation auquel se place
Wittgenstein est beaucoup plus général que celui des cultures au sens où l’on
entend ce terme dans la « sémiotique des cultures » : il y a des « formes de vie »
partout où il y a du vivant, mais il n’y en a qu’un seul type qui puisse être caracté-
risé comme forme de vie humaine (et donc culturelle). Les formes de vie
humaines ont ceci de particulier qu’elles comprennent des jeux de langage (actes
de langage, états passionnels, types d’interactions, etc.) qui les différencient de

13. Recherches philosophiques, op. cit., § 206.


14. Notamment dans les Investigations philosophiques (Paris, Gallimard, 1961, trad.
P. KLOSSOWSKI) où Wittgenstein prend en considération la possible variation des « manières »
et des « styles » au sein même des jeux de langage.
15. Recherches philosophiques, op. cit., § 247.
22 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

toutes les autres, mais qui obligent en toutes occasions à les confronter à toutes
les autres.
Le niveau de questionnement choisi par Wittgenstein est donc le même que
celui d’Eco quand il soutient par exemple, dans plusieurs de ses nombreux écrits,
qu’un système de signes ou de signification ne peut être caractérisé comme
« sémiotique » (c’est-à-dire comme participant de la signification humaine) que
s’il est en mesure de mentir (les phéromones des fourmis ne mentent pas !)16. Les
formes de vie en général partagent un grand nombre d’actes et d’émotions, mais
certaines, les formes de vie humaines, ont en propre des actes typiquement « de
langage », comme « espérer », « mentir », etc. C’est aussi à ce même niveau de
questionnement que l’on peut s’interroger sur le statut sémiotique des
« alphabets » des codes génétiques, ou sur les modalités de la communication bio-
logique, notamment inter et intracellulaire. Pour Wittgenstein, la ligne de partage
semble claire : les formes de vie humaines sont les seules qui subsument une
hiérarchie de plans d’analyse comprenant des jeux de langage et des expressions
linguistiques ; et ce sont les seules qui sont susceptibles d’engendrer un certain
type de configurations passionnelles. On verra pourtant que cette ligne de partage
n’est pas si claire17.
Quand Wittgenstein emploie « formes de vie » au pluriel, c’est pour identi-
fier plusieurs dimensions complémentaires (et non exclusives) de la forme de vie
des hommes : ordonner, décrire, se plaindre, persuader, etc. En ce cas, la notion
de forme de vie se confond avec celle de « classe de jeux de langage ». Dans la
stratification des niveaux de pertinence de Wittgenstein, les jeux de langage se
regroupent donc en classes (qui sont ordonnées autour d’archi-prédicats d’actes
de langage), et chacune de ces classes de niveau supérieur est une « forme de vie »
spécifique. Enfin, l’ensemble de ces formes de vie spécifiques constituent à leur
tour la forme de vie humaine, distincte des autres formes de vie non humaines
(animales, biologiques, etc.).

16. Et pourtant les primates non humains et notamment les chimpanzés savent et peuvent mentir,
comme le montrent couramment les éthologues. Mais, comme nous le montrerons plus loin,
ces mensonges ne reposent pas, à la différence des mensonges humains, sur une vérité établie
par consensus sur les conditions collectives d’un « dire vrai ».
17. Les travaux de l’éthologue Frans de Waal, notamment sur les capacités des groupes de
chimpanzés à apaiser les conflits et à se réconcilier, et même à déployer des comportements
empathiques, montrent bien que pour certains animaux du moins, les configurations passion-
nelles font partie intégrante de la régulation sociale des interactions.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 23

La vie peut-elle mentir ?


Umberto Eco l’a déjà maintes fois souligné : le mensonge et la véridiction
sont des propriétés critiques du seuil de l’existence sémiotique. A.J. Greimas l’a
écrit autrement, en plaçant la dimension fiduciaire (et donc la véridiction)18 au
cœur des logiques narratives. La question de la vérité et de la fausseté, prégnantes
à l’arrière-plan logiciste de la plupart des considérations pragmatiques, surgit
chez Wittgenstein lui-même ; mais, contrairement à ce qui se passe dans la tradi-
tion logiciste, et même d’une certaine manière chez Eco, où la vérité s’apprécie en
relation avec un référent, elle est pour Wittgenstein (comme pour Greimas) une
pure affaire de langage, une affaire de véridiction au sens littéral du terme :
C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage
que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais
de forme de vie19.
Un « consensus d’opinion » est une convergence collective à propos de quel-
que chose qui est extérieur à l’élaboration du consensus lui-même, c’est-à-dire à
propos d’une détermination extérieure et d’un référent de ce qu’évoque le
langage. En revanche, l’accord des hommes considéré comme une forme de vie
ne trouve son sens et sa valeur de vérité qu’en lui-même, dans sa forme propre,
dans le processus collectif qui conduit à l’accord sur la vérité. Renouant ainsi avec
une très longue tradition rhétorique, selon laquelle la vérité est une construction
partagée entre les hommes, au cours de leurs échanges persuasifs, et selon des
normes éthiques, Wittgenstein érige ces modalités persuasives et éthiques en
« forme de vie ». Cette position sera strictement reprise par Chaïm Perelman,
pour qui la vérité est, du point de vue d’une rhétorique générale, le produit d’un
accord, dont la valeur est en quelque sorte proportionnelle aux efforts qu’il a
coûtés à chacune des parties.
Dire que la vérité est un accord, et que cet accord est un « consensus de
forme de vie », c’est reconnaître et poser deux dimensions complémentaires du
« vivre », ou plus précisément d’une sous-catégorie qui est le « vivre ensemble ».
D’un côté, on a un ensemble d’expériences (discuter, interagir, demander des
informations, donner des informations, etc.) caractéristiques du « vivre
ensemble », conçu comme une macro-expérience appartenant au « vivre » en
général. De l’autre côté, il y a ce qui donne à cette macro-expérience, et à toutes

18. GREIMAS Algirdas Julien & COURTÉS Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette, 1979. Entrées « Fiduciaire », p. 146 et « Véridiction », pp. 417-418.
19. Op. cit., § 241.
24 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

les expériences particulières qui la constituent, son « sens humain » : des normes,
des valeurs, des émotions, une manière de se respecter comme hommes tout en
s’efforçant de dépasser les différends pour s’accorder.
La vie en tant que telle, même collective et interactive, ne peut mentir, et ne
peut donc pas plus affirmer sa vérité. D’un point de vue phénoménologique, c’est-
à-dire du côté de l’expérience plus que de l’existence, Michel Henry s’est efforcé de
radicaliser le principe de régression vers l’apparaître formulé par Husserl : la
régression radicale fait retour à la vie même, cet apparaître intérieur irréductible. La
vie, écrit-il, est la capacité de « se sentir et de s’éprouver soi-même en tout point de
son être »20. Elle est pur affect, et pas plus : se sentir, s’éprouver vivant, entre joie et
souffrance. Cette vie-là nous est donnée en permanence en notre présence mais
sans notre initiative : vivre ainsi, c’est seulement subir, dans une passivité radicale et
une affectivité qui ne peut être évaluée. Il est bien clair qu’une telle conception de la
vie ne peut ni mentir ni affirmer sa vérité21.
Les animaux sont capables de feintes, de ruses, de dissimulation et de
tactiques qui impliquent de savoir « mentir ». Mais ces comportements sémio-
tiques, s’ils prennent quelques libertés avec la vérité des expressions et des atti-
tudes, eu égard aux projets et aux buts animaux, ne relèvent pas pour autant de la
véridiction : ils n’impliquent ni ne présupposent un accord social sur la vérité,
encore moins de langage pour la dire. En revanche, les hommes, dans une forme
de vie comportant langage et formes sémiotiques, peuvent à la fois mentir, et
s’accorder sur la vérité. Wittgenstein touche sur ce point quelque chose qui
s’apparente à la transformation d’une substance en une forme. D’un côté, un
ensemble d’expériences d’interactions et de vie collective (le « vivre ensemble »)
constitue un ensemble de « substances » d’expérience disponibles pour former
des « sémiotiques-objets ». De l’autre côté, ces substances reçoivent un ensemble
de « formes » (normes, valeurs, passions) qui en font une « forme de vie ».
Voilà pourquoi l’accord obtenu sur la vérité est une forme de vie : il subsume
l’ensemble des déterminations qui donnent une forme au sens humain de toutes les
expériences conduisant à cet accord. Voilà pourquoi les formes de vie humaines
offrent de fortes parentés avec les formes de vie animales : en substance, elles partici-
pent toutes du vivre ensemble ; et voilà pourquoi elles s’en distinguent néanmoins : en
tant que formes.

20. HENRY Michel, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, chapitre 1, p. 35.


21. Michel HENRY fait pourtant « dire la vérité » à la vie telle qu’il la conçoit, mais cette vérité, c’est
Dieu qui la dit à travers notre chair vivante, sa création, et non le sujet vivant lui-même,
encore moins la vie comme passivité et affect.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 25

Donner forme & donner vie


Revenant à la distinction entre jeux de langage et formes de vie, on pourrait
alors généraliser à titre d’hypothèse l’observation précédente, selon laquelle le
sens humain des formes de vie n’apparaît que sous certaines conditions, sur la
base des distinctions suivantes :
– À l’intérieur de la catégorie générale du « vivre » (indifférencié), on distin-
guera la sous-catégorie du « vivre avec » ou « vivre ensemble », comme la
seule où l’on peut concevoir que se développent des activités ayant trait au
langage, mais qui n’est pas encore propre aux humains à ce niveau.
– « Vivre avec » est une macro-expérience qui peut être analysée en expé-
riences composantes : c’est la « substance » des formes de vie sociales en
général.
– Le sens humain de cette macro-expérience et de ses expériences composantes
leur est procuré par un certain nombre de propriétés modales, axiologiques,
passionnelles et éthiques. Chez Wittgenstein, la macro-expérience devient
ainsi une « forme de vie » et les expériences qui la composent deviennent des
« jeux de langage ».
– Pour nous, la première (la macro-expérience) sera bien également définie
comme une forme de vie, mais les secondes, les formes issues des différentes
expériences composantes, seront considérées, plus généralement, comme des
pratiques sémiotiques.
La question se pose alors de savoir si les « expériences » en question présentent
déjà des propriétés sémiotiques (substantielles) identifiables, avant même la
reconnaissance de leur sens humain. Si on imagine par exemple un groupe d’ani-
maux qui échangent des bruits, des mouvements de la tête ou de tout autre partie
du corps, qui synchronisent des postures et des micro-déplacements les uns par
rapports aux autres, selon un certain rythme, et à l’intérieur de limites temporelles
et/ou spatiales identifiables, alors on obtient un schème d’existence identifiable,
iconique ou iconisable : on reconnaîtra dans ce schème d’existence un certain type
d’interaction qui ressemble à une conversation, même s’il ne peut s’agir d’une
conversation au sens humain du terme. Un tel schème ne suppose pas nécessaire-
ment la vie, car il peut apparaître de la même manière aussi bien dans des sociétés
de figurines, de marionnettes ou de robots que des sociétés de singes22.

22. L’anthropologie contemporaine s’intéresse également à la socialisation des plantes, et montre


que plusieurs types de sociétés, autres que la nôtre, sont en mesure de mettre en scène et
d’interpréter des « conversations » au sein de sociétés humano-végétales. Cf. LORY Jean-Luc,
26 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

Pour reconnaître un schème proto-conversationnel dans une interaction qui


n’est pas une conversation humaine, il faut identifier le « style » figural de l’inter-
action. Le style figural, en l’occurrence, est constitué par un ensemble de traits
sensibles (auditifs, visuels ; vocaux, posturaux, moteurs, rythmiques). À cet égard,
il a exactement le même statut que la dimension « plastique » d’une image, à
savoir un dispositif schématique d’expression indépendant de ce que représente
l’image, mais qui, en tant que « manière de représenter », est susceptible d’entrer
en relation avec des contenus et des systèmes de valeurs pour constituer un
ensemble signifiant. Ce style figural des interactions, tout autant que la dimen-
sion plastique, fonctionne de manière autonome par rapport au contenu figuratif
et aux acteurs.
Mais le style figural ne permet de reconnaître, à titre d’hypothèse, que la pré-
sence potentielle, dans un comportement, d’une forme identifiable de l’« être
ensemble ». Pour valider cette hypothèse, et interpréter cette forme, il faut lui
trouver un plan du contenu, un investissement sémantique. Dans le cas des inter-
actions entre animaux, l’investissement modal, axiologique et passionnel du
contenu de l’interaction reste suspendu à des hypothèses éthologiques qui peu-
vent déboucher sur la reconnaissance de « formes de vie animales », composées
de « pratiques animales ». Dans le cas des interactions entre robots, la question
critique (souvent posée dans les œuvres de science-fiction) est celle du statut pro-
pre ou simulé de cette forme figurale : est-ce une reproduction contrôlée de
l’humain, ou une dynamique propre et autonome ?
Dans le cas des interactions humaines, le schème d’existence devient un
schème d’expérience qui peut être investi par des formes de contenus humains et
débouche alors sur la reconnaissance de formes de vie et de pratiques sémiotiques
humaines. En fin de compte, si c’est le « style figural » de l’interaction qui lui
« donne une forme » reconnaissable et susceptible d’être mise en relation avec un
contenu, humain ou non humain, c’est bien en revanche la nature du contenu
modal et passionnel qui lui « donne vie » et sens humain.

« La socialisation des plantes chez les Baruya (Papouasie-Nouvelle-Guinée) », Techniques &


Culture [En ligne], 5 | 1985, mis en ligne le 25 janvier 2006, consulté le 18 octobre 2014. URL :
http://tc.revues.org/953. Et : RAMA LECLERC Frédérique, Des modes de socialisation par les
plantes chez les Shipibo-Conibo d’Amazonie péruvienne: une étude des relations entre humains
et non-humains dans la construction sociale, Thèse de l’Université de Paris 10 Nanterre, 2003.
Et pour les animaux eux-mêmes, on peut se référer aux ouvrages du fondateur de l’éthologie,
Jabob Johann von Uexküll, qui a forgé le concept d’Umvelt pour rendre compte de l’univers de
signification et déterminations au sein duquel chaque espèce vivante évolue.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 27

Cette longue discussion nous a finalement permis de déplacer le problème, et


de sortir des évidences trompeuses du sens commun : pour le sens commun (et
aussi pour Wittgenstein, apparemment) la catégorie générique est la « vie », qui
donne lieu aux formes de vie en général, et à l’intérieur de laquelle on peut
dégager une sous-catégorie, la « vie avec langage », qui donne lieu aux formes de
vie humaines.
Faire de la vie la catégorie générique conduit à une aporie sémiotique : la vie,
pour prendre forme et sens, doit permettre le rabattement d’une expérience sur
une existence, doit pouvoir assurer l’association d’une expression (extérieure) et
d’un contenu (intérieur). Mais du point de vue de l’expérience, vivre n’est rien
d’autre que se sentir vivre : c’est la vie telle que la conçoit Michel Henry, sous un
mode de manifestation invisible, intangible, radicalement immanent aux affects
élémentaires (jouir et souffrir), un mode de révélation originaire irréductible et
incommensurable à toute forme d’extériorité23. Cette vie-là ne peut être associée à
des manifestations extérieures, elle n’a pas d’autre devenir que l’alternance des
joies et des souffrances. Cette vie-là n’a ni intentionnalité ni sens, et ne peut parti-
ciper à une relation sémiotique.
C’est pourquoi nous opposons à une conception qui ferait de la vie le terme
générique un autre raisonnement : le mode d’existence générique est celui de
l’« être ensemble » (exister et agir avec, ou contre), qui donne lieu à des inter-
actions sociales qui peuvent être schématisées en « styles figuraux », y compris
pour des objets et des non-vivants. À l’intérieur de ce mode d’existence social,
une sous-catégorie accueille des vivants qui font l’expérience du « vivre
ensemble » (vivre avec). Mais au sein du mode d’existence social en tant que tel,
le « être avec » peut être indifféremment animal, technologique, physique, végétal
ou humain. Le « vivre avec », sous-catégorie du mode d’existence social, peut
recevoir des investissements modaux et passionnels typiquement humains. En
somme, dans « vivre avec », et en plaçant au centre de la problématique l’action et
les interactions, et non la vie en général, c’est « avec » (faire avec) qui est premier,
et auquel on peut donner une forme syntagmatique reconnaissable (le style figu-
ral du schème d’existence), et c’est « vivre » qui est second, et qui reçoit les
contenus propres à la vie humaine (modalités, émotions, passions, normes, etc.).

23. HENRY Michel, L’Essence de la manifestation, PUF, Epiméthée, 1963, et réédition 1990.
28 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

LE POINT DE VUE PARADIGMATIQUE


À chacun sa sémiosphère : « Par-delà nature et culture »24
À ce point de notre développement, il nous faut interroger l’anthropologie
contemporaine concernant la relation entre les formes de vie sociale et la dicho-
tomie nature/culture. Philippe Descola remet en question et surtout relativise
cette dichotomie. En étudiant la société des Achuar en Amazonie, il découvre un
système dans lequel la discontinuité principale entre humains et non-humains
repose sur les différences physiques, et non, comme dans notre société, sur le fait
que les humains seraient les seuls êtres vivants dotés d’une intériorité et d’un
esprit. Pour les Achuar, toutes les espèces ont une intériorité et peuvent commu-
niquer par une sorte de langage universel. La société Achuar est coextensive de la
nature. Philippe Descola élabore alors peu à peu, par recoupement avec d’autres
types de sociétés une typologie reposant sur quatre types de « modes d’identifica-
tion ».
Il procède à une analyse comparative des modes de socialisation de la nature,
qui ne présuppose pas la distinction entre nature et culture. Il dégage pour cela
les schèmes intégrateurs de la pratique, comportant une phase d’identification. La
typologie des « modes d’identification » repose sur deux dichotomies, physicalité
& intériorité et identité & différenciation, dont la combinatoire engendre quatre
fonctionnements sociaux qui relient et/ou distinguent humains et non-humains :
le totémisme, l’animisme, l’analogisme et le naturalisme. Soit :

Identité spirituelle Différenciation spirituelle

Identité physique Totémisme Naturalisme

Différenciation physique Animisme Analogisme

Animisme
Le système où les non-humains ont les mêmes attributs d’intériorité que les
humains, mais se distinguent par leurs caractères physiques, est « l’animisme ».
Les propriétés attribuées aux non-humains en font les termes de relations
sociales, notamment avec les humains.

24. Cf. DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences
humaines, 2005.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 29

Totémisme
Le système qui identifie les humains et les non-humains à la fois sur le plan
physique et sur le plan de l’intériorité, et qui différencie des groupes mixtes (clans
humains + espèces non humaines) entre eux, est typique du « totémisme »,
puisque le totem est la figure qui focalise une « croyance d’identification
durable » d’un clan humain avec une espèce animale. Grâce à la médiation du
totem, un clan s’identifie par l’esprit et par le corps à la représentation d’une des
espèces non-humaines. Les non-humains deviennent ainsi les signes des divisions
sociales humaines.

Analogisme
Dans un système social où il n’y a que des différences entre les propriétés
physiques et morales des humains et/ou des non-humains, la croyance d’identifi-
cation repose sur des correspondances analogiques entre des singularités, et ce
système est appelé « analogisme ». L’analogisme est la seule solution pour rendre
intelligible un monde caractérisé par la double différenciation des intériorités et
des corps.

Naturalisme
Le système social qui pose l’identité physique naturelle entre humains et
non-humains et qui les différencie par l’intériorité, est « le naturalisme », parce
qu’une nature universelle et homogène en est le référentiel. Seule la société natu-
raliste décide que la « nature » n’est que la partie universelle du monde intelli-
gible, et que ce dernier ne peut être entièrement compris que si on la confronte à
l’autre partie, plurielle et diverse, celle des « cultures ».
Les « modes d’identification » de Descola définissent quatre grands régimes
de croyance d’identification qui organisent les sociétés des êtres vivants. Quatre
grands types du « vivre avec », clairement posés antérieurement à la distinction
entre nature et culture. Seul l’un d’entre eux, le naturalisme, a besoin de la culture
pour fonder le domaine d’identification spécifique des humains. Ces modes
d’identification rassemblent par conséquent des « macro-familles » de formes de
vie (comme on peut parler de « macro-familles » de langues), définies par le
régime de croyance d’identification auquel les sociétés adhérent.
30 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

Modes d’existence et formes d’existence sociales25


En prolongement des propositions de Descola, Bruno Latour s’efforce de
définir une anthropologie multinaturaliste et multiculturaliste, et qui, parce
qu’elle refuse de poser en préalable la distinction entre nature et culture, choisit
de traiter de l’existence.
Exister, c’est persister, c’est continuer à être, et pas seulement « être », et c’est
aussi avoir des raisons de continuer qui sont des modes de persistance. Dans les
sociétés « naturalistes », les cultures sont discontinues parce que diverses, et l’on
peut y projeter la continuité des « formes de vie » parce qu’elle peut prendre pour
référentiel la permanence et l’universalité de la nature. Mais dès que la nature
n’est plus distinguée de la culture, dès qu’elle peut être considérée comme tout
aussi plurielle et discontinue que la culture, alors ce fond de stabilité universelle
s’efface et il faut trouver un autre référentiel pour l’existence sociale, pour le
« vivre avec ». Pour Bruno Latour, cet autre référentiel est celui des modes
d’existence et des régimes d’énonciation. L’existence et ses modes ne distinguent
pas nature et culture, ils se déclinent en manières d’exister et de persister dans
l’existence collective.
Le référentiel se définit donc en partant d’une question existentielle : à quoi
tenons-nous plus qu’à notre vie ? À quoi tenons-nous plus qu’à nos vies indivi-
duelles, pour assurer la continuité de l’existence ? En d’autres termes, chaque
société pourrait se demander : de quoi pourrions-nous dire que si nous le
perdons, nous mourons en tant que civilisation ? Le référentiel des modes d’exis-
tence de Bruno Latour comporte une douzaine de ces formes de persistance dans
l’existence collective26.
Et comme ils déterminent et déclinent des raisons d’exister et des manières
de persister, ils disent et instaurent le sens de l’existence collective, et c’est pour-
quoi Latour peut parler par extension de régimes d’énonciation. La question
posée : « qu’est-ce qui nous maintient collectivement dans l’existence ? » et la

25. Cf. LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris,
La Découverte, 1991. Ainsi que LATOUR Bruno, Enquête sur les Modes d’Existence, Paris, La
Découverte, 2012.
26. Bruno Latour pose ces questions principalement aux Européens, à ceux qui se disent
« modernes ». La typologie des modes d’existence qu’il propose s’adresse donc à la société
occidentale, celle que Descola qualifie de « naturaliste ». Mais Latour ne parle de ces modes
d’existence qu’après avoir neutralisé la distinction entre nature et culture. Il fait donc
« comme si » la société qu’il décrit n’était pas naturaliste. Il faut lui laisser le soin de sortir de
cette aporie.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 31

réponse apportée par ces régimes d’énonciation ont un parfum spinoziste. La


persévérance dans l’être, chez Spinoza, c’est le conatus27, et il est partagé par
toutes choses qui existent, que ce soit l’homme, la nature ou Dieu. Le référentiel
spinoziste n’est alors rien d’autre qu’une propriété de tous les cours d’existence, le
conatus (l’« effort ») lui-même, qui est immanent à l’existence même : il ne
connaît pas de détermination extérieure à la « chose en elle-même ». Exister c’est
persister, et s’il s’agit de la persistance dans l’expérience des êtres vivants, notam-
ment humains, persister c’est persévérer. L’expérience de la persistance, c’est la
persévérance. Les modes d’existence dont sont constituées les formes de vie
humaines sont alors des manières de persévérer.
En regard de Descola qui définit les « macro-familles » de formes de vie à
l’échelle de la planète, Latour décrit, à travers ses modes d’existence, les
« familles » de formes de vie propres aux sociétés occidentales. Mais, tout comme
la sémiosphère de Lotman, les modes d’identification de Descola et les modes
d’existence de Latour ne sont pas des « sémiotiques » et ne comportent pas de
sémioses qui leur soient propres : ce sont des conditions pour que des sémioses
soient possibles : des conditions générales pour la sémiosphère et pour les modes
d’identification anthropologiques, et des conditions particulières (Latour parle de
« conditions de félicité ») pour les modes d’existence. Sous ces conditions, des
formes de vie, des sémioses, peuvent avoir lieu.
Notre projet s’inscrit dans ce cadre général, sans ambition d’exhaustivité à ce
stade de la recherche, puisque nous nous efforçons seulement de comprendre
comment chaque forme de vie peut être constituée comme une « sémiotique-
objet », tout comme, pour prolonger le rapprochement avec la linguistique géné-
rale, les linguistes s’efforcent de caractériser des langues avant de s’intéresser aux
familles et aux macro-familles de langues.
Ce cadre implique néanmoins deux dimensions qui devront être prises en
compte dans la construction des formes de vie, afin d’assurer leur contribution à
ces classifications plus générales et englobantes : d’un côté les modes d’identifica-
tion sociale, qui caractérisent ce que nous avons déjà posé par hypothèse, à savoir
l’existence de régimes de croyance propres aux formes de vie, des croyances d’iden-
tification, et de l’autre côté le principe des modes d’existence sociaux considérés
comme des manières de persister socialement.

27. SPINOZA Baruch de, L’éthique [première édition en latin en 1677], traduction de Roger
CAILLOIS, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1954. Réédition Paris, Gallimard, Folio Essais, 1994.
32 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

La notion de « modes d’existence » proposée par Latour étant maintenant


située par rapport à celle de « formes de vie », et dans la perspective de leur
construction sémiotique, nous proposons désormais de les dénommer formes
d’existence sociales, en référence à leur rôle de conditions particulières pour la
constitution des formes de vie, mais également pour les distinguer clairement des
modes d’existence sémiotiques (virtuel, potentiel, actuel et réel) qui décrivent les
phases épistémologiques qui conduisent du système immanent à la manifestation.

LE POINT DE VUE SYNTAGMATIQUE


Vivre est survivre : le schème de la persévérance
Il y a donc dans les macro-expériences du « vivre avec », et dans leurs expé-
riences composantes, des « schèmes figuraux », reconnaissables en raison de leur
pouvoir iconique, et qui préfigurent respectivement les formes de vie que devien-
dront les premières, et les pratiques sémiotiques auxquels aboutiront les
secondes. Si l’on rapporte ces observations au parcours des « plans d’imma-
nence » et des types de pertinence disponibles pour les sémiotiques-objets, on
peut tenter de mettre en relation ce qui se passe pour les formes de vie avec ce qui
a déjà été compris et établi pour les pratiques.
Concernant ces dernières, en effet, on sait déjà comment on peut trans-
former un simple « cours d’action » insignifiant et qui semble aléatoire en une
« pratique sémiotique » stricto sensu. Il faut lui appliquer, pour l’enchaînement
de ses différentes phases, pour les relations entre ses différents actants, et pour ses
relations avec les cours d’action concurrents, un certain dosage de program-
mation et d’ajustement28, et on obtient ainsi un schème syntagmatique, qui est au
final une « manière de faire pour suivre son cours »29. Suivre son cours, en
l’occurrence, c’est ne pas s’interrompre, et ne pas changer de cours pratique,
résister aux détournements, négocier les obstacles, etc. Le cours de la pratique
persiste, et les actants impliqués dans la pratique persévèrent. La programmation
et l’ajustement sont donc, sur le plan d’immanence des pratiques, les deux voies
complémentaires de cette persistance-persévérance plus générale.

28. Cf. Pratiques sémiotiques, op. cit., chap. 3, pp. 130-140.


29. Pour donner suite à l’exemple de la conversation, les calculs d’implicites et de règles conversa-
tionnelles, auxquels se livrent traditionnellement les pragmaticiens, reposent sur le même
principe : ces règles permettent notamment et avant tout autre chose de franchir les obstacles
et de dénouer les crises, de surmonter les blocages et de contrôler les dérives ; en somme, de
continuer à converser comme devant.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 33

Si l’ensemble de ces actes et péripéties constituent un schème identifiable et


suffisamment stable, ce dernier forme une manière de persister et persévérer
globale et typique, qui est déjà comparable à d’autres manières de persévérer, et
dont le style figural correspond à tel type de pratique plutôt que tel autre. Si
ensuite on met ce schème syntagmatique en relation avec des contenus théma-
tiques et figuratifs, et avec des systèmes axiologiques, une éthique et/ou une
esthétique, et des états passionnels, alors on obtient une pratique sémiotique
dûment constituée.
Il en va de même, sur un plan d’immanence de niveau supérieur et avec une
portée plus générale, pour les formes de vie, dont on pose par principe que les
éléments constituants (des pratiques, des stratégies, des actants, des phases
d’action) doivent être agencés selon certains types de relations, selon certains
tempo et certains rythmes pour constituer un schème reconnaissable, lequel, en
accueillant des contenus thématico-figuratifs, axiologiques et passionnels, accé-
dera au statut de forme de vie.
Vivre comporte une dimension cursive autrement prégnante et probléma-
tique que la pratique au sens strict : une « vie en cours » est bornée aux deux
bouts de la chaîne, l’une réalisée (la naissance) et l’autre potentielle (la mort) mais
entre ces deux bornes le cours de la vie peut être interrompu à tout moment, peut
rencontrer des obstacles, et doit faire face à tout ce qui peut en détourner le sens
et la direction. La forme d’une vie est donc supposée répondre aux questions
d’inspiration modale, axiologique et passionnelle, qui en ponctuent le
déploiement syntagmatique : « comment, pourquoi, sous quelles conditions, au
nom de quoi continuer ? ». Pour les pratiques, ce que l’on s’efforce de continuer, ce
n’est qu’un cours d’action ; pour les formes de vie, ce qu’on s’efforce de continuer,
c’est la vie même, ou du moins l’une de ses dimensions constitutives.
Spinoza résume ce principe structurel en une seule formule : persévérer dans
son être, et en fait une règle élémentaire et profonde, à partir de laquelle il
engendre un système éthique tout entier30. Et si on le suivait sur ce point, ce serait
la forme même de la persévérance dans le cours d’existence qui serait le modèle
de tous les autres types de persévérances, et donc en particulier de la persévérance
dans un cours d’action, le schème dominant des pratiques.
La formule de Spinoza, en effet, condense plusieurs dimensions de la « vie en
cours » : persévérer, en effet, ce n’est pas seulement « continuer », mais « conti-
nuer contre, ou malgré »… quelque chose qui empêcherait de continuer. L’actant

30. SPINOZA Baruch de, L’éthique, op. cit.


34 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

persévérant est donc compétent, doté des modalités qui lui permettent à la fois
d’apprécier les obstacles et de les surmonter. « Dans son être » peut être compris
de deux manières, l’être comme existant (prédication absolue), et l’être comme
identité (prédication attributive) ; mais ces deux acceptions peuvent aussi bien se
combattre réciproquement que se soutenir mutuellement. Persévérer dans son
être condense donc également deux dimensions à la fois solidaires et antago-
nistes, c’est-à-dire en tension permanente : d’un côté, (i) il est bien question de
« continuer un cours de vie malgré X… », et de l’autre, (ii) de « continuer à être
ce qu’on est » à travers toutes les phases de ce cours de vie.
La première dimension (i) est celle de l’agencement syntagmatique du cours
de vie. La seconde (ii) est celle, déjà traitée par Paul Ricœur, de la permanence de
l’identité tout au long de ce même cours syntagmatique : permanence de l’idem,
par répétition, redondance et recouvrement ; permanence de l’ipse, par confronta-
tion avec l’altérité, maintien d’une image de soi-même et tenue d’une promesse31.
Les deux dimensions sont en tension l’une avec l’autre, puisque chaque péripétie
du cours de vie qui continue, chaque obstacle rencontré et franchi, est aussi une
menace ou une gageure pour le maintien de l’identité de l’être ; et, réciproque-
ment, le maintien de l’identité est une contrainte supplémentaire pour continuer
le cours de vie. Les réalisations concrètes conjuguent nécessairement ces deux
principes, sachant que le cours de vie ainsi conçu est toujours de fait une adapta-
tion permanente à un environnement qui, lui aussi, par codétermination, évolue
et s’adapte.
Aux deux pôles extrêmes de cette tension, l’une ou l’autre de ces deux
dimensions se trouve compromise : d’un côté, cesser de vivre, interrompre le
cours, est une manière radicale de rester indéfiniment le même au-delà de la vie,
sans avoir à affronter l’altérité ; et de l’autre côté, renoncer à être soi-même,
renoncer à la permanence de l’identité, c’est aussi une manière de s’assurer d’une
poursuite du cours d’existence, où chaque obstacle n’est plus qu’une occasion de
changer pour persister.
Au final, le ressort fondamental des formes de vie est donc relativement
simple, et il procède d’un des principes axiologiques les plus universels, par-delà
nature et culture, et qui repose sur le raisonnement élémentaire suivant : si
quelque chose a lieu, c’est pour une raison, et si ce quelque chose doit continuer
et persister, c’est a minima pour accomplir et faire advenir in fine cette raison.

31. RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 138-148.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 35

Par un retournement typique du « vivre », les conditions requises pour qu’un


processus suive son cours sont converties en motivation et en finalité de ce
processus : c’est, en somme, une condition nécessaire convertie en intention-
nalité32. Bien d’autres axiologies peuvent évidemment intervenir sur les formes de
vie, et conduire à des remises en cause ou à des confrontations plus radicales,
mais l’axiologie qui est toujours en quelque sorte sollicitée « par défaut » est bien
celle-ci : persister et persévérer dans son cours.
Dès lors, les axiologies élémentaires, les formes passionnelles et les éthiques
et esthétiques associées aux formes de vie auront toutes quelque rapport avec ce
principe de persistance du cours d’existence, et comme nous l’avons déjà indiqué,
ce principe s’applique également à chacune des pratiques particulières intégrées
au sein des formes de vie.
La typologie des « styles » d’usagers du métro, chez Jean-Marie Floch33, reste
l’une des plus belles descriptions de choix de formes de vie, à partir d’une expé-
rience complexe qui consiste à traverser divers aménagements d’un parcours
dans les couloirs souterrains du métro jusqu’au quai et aux wagons. Sa typologie
des usagers repose précisément sur la catégorie « continu/discontinu » ; en
l’occurrence, la « continuité » et la « discontinuité » sont celles du parcours, selon
que l’usager accepte ou pas les arrêts et les pauses proposés ou suggérés par les
divers lieux, les appareils et les affichages qui balisent le chemin.
Bien entendu, les usagers de la RATP qui s’arrêtent définitivement et/ou
séjournent dans le métro ne sont pas légion, et leur cas est marginal ou désespéré,
mais chaque usager peut être plus ou moins tenté de suspendre ici ou là le
« cours » du déplacement commencé, ou soucieux de le continuer à tout prix et
sans faiblir. Chacun est plus ou moins distrait de son but (rejoindre la prochaine
rame en vue d’un déplacement dans la ville), chacun est plus ou moins concentré
sur son rôle de voyageur, plus ou moins sensible aux sollicitations qui s’adressent
à ses autres rôles, et qui proposent d’autres parcours thématiques.
Si l’on en reste aux usages du métro stricto sensu, il ne s’agit que d’une pra-
tique, et des formes de son accommodation syntagmatique. Mais dès lors que les
types proposés sont définis comme des manières d’assumer un parcours dans un

32. En termes aristotéliciens, on pourrait dire : la cause efficiente convertie en cause finale. Pierre
Bourdieu a repris cette formule en faisant appel à la sagesse traditionnelle : faire de nécessité
vertu (dans Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève, Paris, 1972).
33. FLOCH Jean-Marie, « Êtes-vous arpenteurs ou somnambules ? », Sémiotique, marketing et
communication, Paris, PUF, 1990, pp. 19-47.
36 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

espace public, réel ou virtuel, en général, quelle qu’en soit la thématique, ils
accèdent au statut de formes de vie, et on retrouve alors les éléments constitutifs
du principe axiologique de base : persévérer dans son cours, persévérer dans la
répétition de soi-même ou dans son intention stratégique, persévérer dans le
maintien de son objectif ou persévérer en admettant d’en changer, au moins
provisoirement. Et c’est ainsi que se distinguent l’arpenteur, le somnambule, le
professionnel et le flâneur, selon les modalités rythmiques et passionnelles de leur
persévérance tendue et volontaire, ou fluctuante et velléitaire.
La catégorie axiologique de base, sur laquelle fonder les « formes » qui
permettent à « la vie » de continuer, sera donc celle d’une continuation problé-
matique, dont on sait, depuis les propositions déjà anciennes de Claude
Zilberberg, qu’elle oppose principalement la continuation et l’arrêt34 :
– la « continuation de l’arrêt » est une contention, et une résistance opposée au
principe de persistance, en somme une contre-persévérance ;
– l’« arrêt de la continuation » est une interruption, un relâchement de la
persistance qui transforme un obstacle supposé provisoire en borne finale de
ce qui est en cours ;
– « la continuation de la continuation » est la persistance-persévérance en tant
que telle ;
– et l’« arrêt de l’arrêt » est une autre forme de relâchement, qui transforme un
obstacle en simple péripétie, emporté par la force de persévérance.
On peut donc maintenir ou relâcher soit la persévérance, soit la contre-persé-
vérance. Le seul énoncé de ces quelques cas de figure montre déjà que le seul
principe de persévérance ne suffit pas, car ses conditions modales et passionnelles
présupposent également une « contre-persévérance ». Jusqu’alors, pour rester
dans les limites d’une description du persévérer dans son cours, nous n’avons
considéré les obstacles, les bifurcations et les diverses autres menaces sur le cours
de vie que dans leur contingence et leur surgissement ponctuel et aléatoire. Mais
on voit bien qu’il n’est pas possible d’en rester là, et que, ne serait-ce qu’en raison
de l’autre dimension du persévérer, celle de l’identité de soi-même, la menace sur
le cours de vie doit être prise globalement, comme une résistance potentielle et
continue à la persévérance. Et réciproquement.

34. ZILBERBERG Claude, « Aspectualisation et dynamique discursives », in Le discours aspectualisé,


FONTANILLE Jacques, dir., Limoges, Pulim-Benjamins, 1991, pp. 83-104.
DE LA SÉMIOTIQUE DU VIVANT AUX FORMES DE VIE 37

Et c’est l’existence postulée de cette contre-persévérance qui donne tout leur


sens aux initiatives et aux décisions de l’actant existant : il accepte ou il refuse, il
maintient ou il relâche, tout à tour ou continument, la règle de la continuation ou
celle de l’arrêt. La contre-persévérance dessine un autre horizon pour le cours de
vie, d’autres cours possibles, des alternatives et des choix. L’actant existant peut
alors se donner du même coup une capacité à réactiver ou à transformer la forme
de vie en cours, à admettre ou à refuser les occasions de changer ce cours, à
inventer lui-même le contenu des possibles et des alternatives. En bref, à innover.
L’existence d’une contre-persévérance, ainsi comprise, nous sauve en quel-
que sorte du conformisme : ainsi, à tout moment, persévérer dans son cours peut
conduire à inventer ou à compromettre l’avenir, et à projeter de nouvelles formes
de vie sur la forme en cours.
Des manières de vivre et de sentir :
définir et décrire les formes de vie

COHÉRENCE ET CONGRUENCE DES FORMES DE VIE


Évoquer le « sens de la vie », c’est encore revenir à la question originaire :
comment passer d’un pur affect, procuré par le sentiment (positif ou négatif) de
vivre, à un processus qui aurait un sens ? Pour Wittgenstein, c’était le « problème
de la vie » :
La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre
qui fasse disparaître le problème. (…) Que la vie soit problématique, cela veut
dire que ta vie ne s’accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes
ta vie, et si elle s’accorde à une telle forme, ce qui fait problème disparaîtra1.
Le problème de la vie, et la question posée — quel est le sens de la vie ? —
trouvent une réponse dans une « manière de vivre » qui annule la question et le
problème. L’explication qui s’en suit — adéquation ou inadéquation à une forme
de vie reconnaissable —, conforte cette réponse « syntagmatique ». La question
du sens de la vie biologique (dans la biosphère) n’a pas de sens, puisque nous ne
pouvons pas choisir d’être en vie. En revanche, la question a un sens dans la
sémiosphère et la réponse est de nature syntagmatique : le fait même de poser la
question installe une réflexivité (une activité consciente d’elle-même, dirait
Vernadsky), témoigne d’un malaise qui révèle une inadéquation ressentie entre la
vie telle qu’on la mène et quelque chose qui serait une forme de vie identifiable.
Passer du « problème de la vie » à une « manière de vivre », puis à une
« forme du vivre », c’est procéder à la mise en procès d’un pur affect, le « malaise »
dont va sortir une problématique sémio-philosophique tout entière. Malaise dans
la vie ? Le remède est dans le processus : cherchez la « bonne forme », pour atté-
nuer le malaise. Il ne s’agit pas de trouver « le » ou « un » sens de la vie, mais

1. WITTGENSTEIN Ludwig, Remarques mêlées, Georg Henrik VON WRIGHT, dir., traduction
Gérard GRANEL, Paris, Flammarion, 2002, note de 1937, pp. 251-252.
40 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

d’être capable de lui donner « du » sens, et tel est le rôle de cette mise en procès.
Convertir le sentiment d’exister en un procès d’existence et dans des modes de
persistance, déployer l’existence dans le temps et l’espace, la soumettre à des
règles et des contraintes d’agencement syntagmatique : telle est la condition mini-
male pour que la vie puisse recevoir « du » sens. Le principe est d’ordre philoso-
phique, la méthode pour en comprendre les effets sera de nature sémiotique.

Le sens d’un cours de vie est un schéma syntagmatique


Greimas et Courtés écrivaient dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la
théorie du langage, à propos du schéma narratif canonique :
Le schéma narratif constitue comme un cadre formel où vient s’inscrire le
‘sens de la vie’, avec ses trois instances essentielles : la qualification du sujet, qui
l’introduit dans la vie ; sa ‘réalisation’ par quelque chose qu’il ‘fait’ ; enfin la
sanction — à la fois rétribution et reconnaissance — qui seule garantit le sens de
ses actes et l’instaure comme sujet selon l’être2.
Le « sens de la vie » s’inscrit dans une « forme » (la séquence des trois types
d’épreuves). Le raisonnement commence avec des structures d’énoncés narratifs,
examinés à partir de corpus folkloriques, et, en passant par une série d’extrapola-
tions successives (à tous les textes, à tous les genres narratifs, puis à toute série
d’actions signifiantes), il atteint un niveau de généralité suffisante pour toucher
aux « formes de vie ». Il est question ici d’une forme syntagmatique de la vie
placée sous la contrainte de la narrativité, et ce, aux premiers temps de la
sémiotique structurale et générative.
Il y a d’autres formes syntagmatiques imaginables, et nous y reviendrons en
temps et en heure ; mais ce qui importe ici est la nature du raisonnement qui
conduit de l’énoncé linguistique et textuel à la forme de vie : par généralisations
successives, par extension progressive des possibilités de l’analyse et du champ de
pertinence, ce qui n’était que formes de textes particuliers devient, par paliers,
forme de l’expérience en général. En l’occurrence, une expérience élémentaire et
générique : celle de la vie elle-même.
Eu égard au schéma narratif canonique, on observe immédiatement que la
« forme » (narrative) qui donne sens opère des sélections très fortes sur la
« substance » (vitale). Du côté de la substance, en effet, la première étape de la vie
est la naissance, et la dernière est la mort ; du côté de la forme (le schéma narratif
canonique), la première étape est la qualification, et la dernière la sanction. Naître

2. GREIMAS Algirdas Julien & COURTÉS Joseph, op. cit., p. 245.


DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 41

à la vie en tant que substance n’est qu’une borne initiale, et il faut y projeter une
forme syntagmatique particulière pour qu’elle devienne significative ; la forme
syntagmatique projetée par le schéma narratif canonique en décide spécifique-
ment : elle neutralise la valeur de la borne initiale, et ne prend en compte que
l’ensemble des phases d’acquisition de la compétence3. De même, comme l’écri-
vait Montaigne, la mort n’est que le « bout » de la vie, et non le « but » : pour
donner sens à cette fin, le schéma narratif lui substitue l’ensemble des phases de
reconnaissance et de rétribution4.
La « forme de vie », en projetant sur le « cours de vie » un schème syntagma-
tique déterminé, décide en somme de la nature, du nombre, de la taille et de la
composition des segments et des agencements considérés comme pertinents pour
pouvoir accueillir le « sens de la vie ». Le « cours de vie » est une substance ; c’est
la projection d’un schème syntagmatique sur ce cours qui en fait une « forme » ; et
cette forme est susceptible de fonctionner ensuite comme une « forme de
l’expression » qui peut être associée à une « forme du contenu ». En l’occurrence,
pour le segment de « qualification », les contenus sont des modalités de la compé-
tence, et, pour le segment de « sanction », les contenus sont des valeurs projetées
soit sur le sujet soit sur l’objet qui lui est attribué.
Cette forme élémentaire sera complexifiée, voire remise en question, et elle
connaîtra des alternatives. Ce qu’on a pu appeler par exemple le « tournant
modal » en sémiotique a permis de substituer à un inventaire relativement figé
d’actants, et à une schématisation narrative close, une plus grande diversité de
rôles modaux : grâce à l’ouverture de la combinatoire modale, la description
narrative s’est assouplie, et progressivement adaptée à la diversité des discours
concrets. Du coup, l’instabilité et la variation ont gagné toutes les phases du
schéma narratif canonique : celle du contrat et de la manipulation, et plus généra-
lement de la « qualification du sujet », notamment sous l’influence de la
sémiotique des passions, mais aussi celle de l’action et de la sanction, grâce à la
diversité des devenirs de l’identité modale.
L’analyse de la dimension sensible a fait apparaître d’autres types d’alterna-
tives : soumis par exemple aux schèmes spécifiques de l’appréhension sensorielle
des valeurs figuratives, le cours de vie prend forme sous la contrainte des parcours

3. Ce sont les apprentissages, ou comme dans la chanson de geste médiévale, les « enfances du
héros ».
4. Et les religions, notamment la religion chrétienne, sont très explicites sur la transformation de
ce « bout » de la vie en « but » pour le salut ou la damnation.
42 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

de l’esthésie, comprenant également des phases de conjonction et de disjonction,


mais sans considération de qualification ou de sanction, c’est-à-dire hors des
cadres fixés par le schéma narratif, et déployant à la place de ce schéma narratif
les affections successives du corps propre du sujet sensible. Conçu pour rendre
compte des micros-séquences de l’expérience sensible, ce type de schéma
« esthésique » peut lui aussi, comme l’a montré Greimas dans De l’imperfection5,
par généralisations successives, accéder au rang de forme de vie.
C’est dire qu’on peut envisager par exemple la construction du « sens de la
vie » comme un geste esthétique, et que, sous cette condition, le « style »
sémiotique du schème syntagmatique qui s’impose est un style sensible. Il en est
ainsi, notamment, du beau geste, qui tente d’inaugurer une nouvelle éthique sur
le fond d’une rupture esthétique : ce style sensible et esthétique devient alors une
expression, qui reçoit pour contenu notamment des valeurs et des passions.
Ces deux variantes, réunissant et associant les esthésies, la combinatoire
modale, et les états proprioceptifs du sujet sensible, ont donné lieu à la
sémiotique des passions, dont le principal apport, justement, ne consiste pas dans
la micro-analyse de telle ou telle typologie de figures passionnelles, mais, au
contraire, dans le dégagement de schèmes syntagmatiques de portée plus géné-
rale, qui s’efforcent de rendre compte du déploiement des parcours passionnels.
Ces parcours syntagmatiques de la passion, comprenant notamment des phases
de sensibilisation (éveil proprioceptif, disposition affective) d’émotion et de
moralisation, sont à même de structurer aussi bien des segments textuels
restreints que des cours de vie tout entiers. Il devient dès lors possible de fonder
le « sens de la vie » sur les formes syntagmatiques issues du schéma pathémique
canonique6 et de caractériser, en se fondant sur ses variantes, les configurations
passionnelles et esthétiques propres à chacune des cultures individuelles et
collectives.
Mais peu importe la diversité des schématisations possibles, car seul compte
pour l’instant le principe sous lequel apparaît, dans le raisonnement sémiotique,
une « forme de vie » : un schème syntagmatique est choisi comme plan de
l’expression, et projeté sur un cours de vie ; et des configurations modales,
passionnelles et thématiques lui sont associées comme plan du contenu. Il s’agit

5. GREIMAS Algirdas Julien, De l’imperfection, Périgueux, Fanlac, 1991.


6. GREIMAS Algirdas Julien & FONTANILLE Jacques, Sémiotique des passions. Des états de choses
aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, pp. 265-271. Et FONTANILLE Jacques, Sémiotique du
discours, Limoges, Pulim, 2003, pp. 129-132.
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 43

bien de la formation d’une sémiose à part entière, grâce à la réunion des deux
plans d’un langage. Les schèmes projetés peuvent varier et alterner, ainsi que les
contenus associés, mais le principe de constitution d’une forme de vie comme
sémiotique-objet reste constant.

Une vie sémiotique est une forme congruente


Une forme de vie étant, d’un point de vue sémiotique, d’abord définie
comme un schème syntagmatique, sur le plan de l’expression, elle est de ce fait
même régie par un principe de cohérence, exactement de même nature que celui
qui prévaut pour la cohérence isotopique : cette cohérence-là, en effet, garantit a
minima la récurrence des mêmes actants tout au long du parcours, la perma-
nence des énoncés d’état qui ne sont pas affectés par les transformations en cours,
en somme, une stabilité du « fond » sur lequel se déploie la « forme » syntagma-
tique visée. Mais ce serait peu dire que de se satisfaire de cette propriété si géné-
rale qui, certes, est indispensable au « sens de la vie », au sens où elle le rend
possible, mais qui ne suffit pas à caractériser en propre la manière dont une
« forme de vie » s’impose à l’attention.
Car les formes de vie s’imposent principalement en raison de leur
congruence. Rappelons brièvement quelques éléments de définition. La cohérence
est une propriété de l’axe syntagmatique : elle se déploie en quelque sorte « à
l’horizontale », par récurrence et recouvrement des unités d’un parcours synta-
gmatique quelconque. La cohésion est également une propriété de l’axe syntagma-
tique, où elle procède par références internes (par exemple l’anaphore ou la cata-
phore).
La congruence est en revanche une propriété de l’axe paradigmatique, dès
lors que les différents paradigmes et les différentes catégories, disposés en strates
hiérarchisées, sont supposés participer à un même processus de génération de la
signification, chacun et chacune étant convertis d’un niveau à l’autre. Dans un
ensemble de propriétés sémiotiques congruentes, il y a donc un accord, par
exemple, entre un rôle narratif et des qualités sensibles, entre des valeurs séman-
tiques et des états passionnels, entre des manières de dire et des manières
d’agir, etc.
La conversion entre les différents niveaux du parcours génératif de la signifi-
cation est une opération mal élucidée par la théorie sémiotique, certes, mais on en
connaît au moins la règle de base. La conversion des catégories d’un niveau à
l’autre (par exemple entre les opérations de négation et d’affirmation portant sur
44 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

les traits sémantiques élémentaires, d’une part, et les opérations de conjonction et


de disjonction portant sur les structures narratives, d’autre part) est supposée
conserver les contenus ainsi transposés. Mais elle est également supposée en enri-
chir la signification en les projetant sur de nouvelles distinctions et de nouvelles
relations, en plus grand nombre qu’au niveau précédent. En bref, les entités sou-
mises à une conversion sont à la fois isotopes (elles conservent les mêmes
substances de contenus) et hétéromorphes (ces substances prennent des formes
différentes)7.
Il faut alors se demander ce que la congruence ajoute à la conversion : peut-
on concevoir des conversions qui ne seraient pas congruentes ? La réponse est
évidemment positive, car la conversion n’implique pas en elle-même de préfé-
rence, de sélection ou de pondération dans les structures qu’elle transpose. Elle
assure par exemple globalement la transposition des opérations de négation et
d’affirmation en opérations de conjonction et disjonction narratives, mais seule-
ment globalement.
Imaginons maintenant qu’à chaque niveau soient imposées des orientations
axiologiques, qui pondèrent différemment les différents termes de la structure.
Sur la catégorie vie/mort, où le terme « mort » est le résultat d’une négation (non-
vie), puis d’une affirmation (mort), la pondération axiologique peut porter
l’accent sur la négation, et donc survaloriser la position « non-vie ». Lors de la
conversion en opérations narratives, il paraît aller de soi que la pondération axio-
logique porte également sur l’opération qui correspond à la négation précédente,
et qui serait en ce cas celle de « non-conjonction », mais ce n’est qu’une des possi-
bilités, et les autres opérations (disjonction, non-disjonction et conjonction)
restent disponibles. La conversion n’impose donc rien à cet égard, et elle ouvre
même tout le champ des combinaisons et relations possibles : c’est bien le rôle de
l’enrichissement de la signification d’un niveau à l’autre ; en amont et en aval
d’une conversion, le poids axiologique peut fort bien valoriser d’un côté la « non-
vie » (la négation), et de l’autre la « conjonction », et on obtient ainsi une ébauche
de forme de vie qui repose sur la quête (conjonction) de l’effacement de soi-
même (non-vie).

7. Rappelons à cet égard, que c’est cette description qui permet de distinguer formellement et
précisément une relation entre deux niveaux du parcours génératif et une relation entre
expression et contenu. En effet, les figures de l’expression et les figures du contenu doivent
être, à l’inverse des figures du parcours génératif, allotopes (substances différentes) et iso-
morphes (formes identiques).
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 45

La congruence propre aux formes de vie ne doit donc être confondue ni avec
la conversion générative en général (elle en est seulement l’une des propriétés), ni
même avec des conversions « conformistes » ; dans l’exemple précédent, la
conversion « conformiste » est celle qui n’ajoute rien d’un niveau à l’autre : la
négation n’engendre que son strict équivalent, la non-conjonction ; et la
conversion non conformiste est celle qui fera correspondre, par exemple, la
négation avec la conjonction. L’une et l’autre des deux solutions sont potentielle-
ment congruentes, car la congruence se mesure à la capacité d’une forme de vie à
reproduire à tous les autres niveaux ces correspondances, qu’elles soient
conformistes ou pas. Il faut bien entendu comprendre ici la qualification
« conformiste » et « non conformiste » au sens où les sélections et les correspon-
dances proposées ajoutent ou n’ajoutent pas d’articulations et de relations signi-
fiantes lors de la conversion. Cette qualification sans appréciation éthique n’est
pourtant pas sans conséquences éthiques, puisqu’elle permet de caractériser le
degré d’« inventivité » des formes de vie, ainsi que le degré de discordance et de
tension qui affecte telle ou telle sélection congruente.
La cohérence étant le propre du schème syntagmatique, et donc du plan de
l’expression de la forme de vie, la congruence caractérise le plan du contenu,
considéré dans la diversité ordonnée des strates du parcours génératif. Sur
l’ensemble de ces strates, depuis les oppositions sémantiques et les valeurs élé-
mentaires jusqu’aux organisations narratives, et même aux particularités de
l’énonciation ou des manifestations figuratives et sensibles, une forme de vie
impose en effet ce qu’on a pu appeler naguère de manière approximative une
« déformation cohérente »8, et qu’il serait plus approprié de dénommer
aujourd’hui une sélection congruente.
Une forme de vie, en effet, peut être caractérisée par un type d’équilibre ou
de déséquilibre interne à la fonction sémiotique, par un type de médiation
proprioceptive, par des rôles narratifs modaux, actantiels et passionnels, etc. La
sélection congruente de toutes ces particularités procure un effet d’individuation,
qui ne concerne pas nécessairement un actant, collectif ou individuel, mais plus
généralement le processus de production de sens. À cet égard, une sélection
congruente pourrait être définie comme une « commutation en chaîne », une
commutation contagieuse entre les différents niveaux d’analyse : selon le principe
de congruence, en effet, une sélection opérée à un niveau quelconque entraîne

8. Dans FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude, Tension et signification, Hayen, Mardaga,
1998, chapitre « Formes de vie ».
46 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

une chaîne de sélections sur les autres niveaux ; l’ensemble apparaît globalement
comme congruent, sous réserve qu’une forme de vie identifiable prenne en charge
l’intentionnalité de cette commutation en chaîne.
Le raisonnement peut être bouclé par un retour sur la cohérence du schème
syntagmatique (par exemple la « bonne forme » d’un schéma canonique) : cette
cohérence-là déclenche un processus de stabilisation schématique et de
reconnaissance, confirmé par la congruence des sélections du côté des contenus.
En somme, la cohérence du plan de l’expression et la congruence du plan du
contenu se confortent l’une l’autre dans le processus d’individuation et de
reconnaissance de la forme de vie.
Dans cette perspective, la cohérence du schème syntagmatique et la
congruence des sélections convergent pour manifester l’existence d’un projet de vie
sous-jacent. On pourrait illustrer ce point en s’appuyant sur le cas de l’absurde.
L’absurde est une configuration sémiotique qui ne semble résulter que d’une
accumulation d’incohérences et d’insignifiances, mais qui est néanmoins organi-
sée comme une forme de vie, présentant toutes les caractéristiques de congruence
dans les sélections opérées, et de cohérence dans la déformation des univers
sémiotiques qui en résultent.
Il faut pour cela dépasser le simple constat cognitif (incohérence, insigni-
fiance), pour découvrir un style éthique et esthétique qui restaure en quelque
sorte le « sens du non-sens », comme chez Camus (L’absurde), Sartre (La
Nausée), Ionesco (Rhinocéros) ou Céline (Voyage au bout de la nuit). Dès lors que
le « sens de la vie » n’est plus accessible par la voie cognitive, la forme de vie pro-
pose une voie esthésique et sensible, reposant pour l’essentiel sur les particularités
de la manifestation figurative. C’est dire que, si le monde est incohérent en regard
des normes établies et des sélections « conformistes », l’ensemble des sélections
opérées dans le parcours génératif n’en obéissent pas moins à un principe de
congruence qui en garantit l’effet intentionnel.
On notera, comme caractéristiques des sélections congruentes propres à
cette forme de vie particulière, au moins chez les quatre auteurs mentionnés, les
propriétés suivantes :
1. Le déséquilibre entre les deux pôles de la fonction sémiotique, dû à une prolifé-
ration du plan de l’expression (le trop plein du signifiant) et à une raréfaction
corrélative du plan du contenu (la vacuité du signifié) : les rhinocéros proli-
fèrent chez Ionesco, comme les balles et les agressions de tous horizons chez
Céline, à proportion inverse, chez l’un comme chez l’autre, de l’évidement
des contenus et de la raréfaction des valeurs sémantiques et des émotions.
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 47

2. En conséquence, le champ de présence du sujet sensible à l’absurde se trouve


affecté soit d’une densité excessive (du point de vue extéroceptif), soit d’une
vacance extrême (du point de vue intéroceptif). Cet écart est ressenti comme
une esthésie paradoxale.
3. Dès lors, le corps propre est soumis à une expérience problématique : il
s’efforce en vain de réunir le monde extéroceptif et le monde intéroceptif,
pour en faire respectivement un plan de l’expression et un plan du contenu,
et fait l’expérience intime de ce rabattement impossible entre deux mondes
incommensurables. Cette expérience du corps propre se traduit par exemple,
chez Sartre ou Céline, par la nausée, ou chez Ionesco, par des expériences
somatiques schizoïdes, deux types de manifestations figuratives et soma-
tiques spécifiques de l’absurde, qui traduisent dans l’expérience corporelle
l’impossibilité de la médiation proprioceptive entre expression et contenu.
4. La dimension narrative en est affectée, puisque la quantification étant
déréglée, la liquidation du manque ne peut entraîner qu’un excès, lequel
appelle à son tour une insuffisance, ou l’inverse. Le déséquilibre pondéral de
la fonction sémiotique engendre à chaque cycle un décalage dans l’intensité
de la quête et des confrontations polémiques, de sorte que le devenir du récit
absurde ne peut être qu’un processus sans fin d’exacerbation des frustrations
et des conflits. Le schème syntagmatique de l’absurde se caractérise donc par
une itération-amplification, comme il advient pour Sisyphe remontant sa
pierre.
5. Sur la dimension modale et passionnelle, le sujet a le choix entre, d’une part
(i) assumer l’absurde et devenir lui-même une partie du monde absurde
(comme le montre la transformation des personnages en rhinocéros chez
Ionesco, mais aussi la prolifération contagieuse des modalités devoir et
vouloir dans le discours des personnages), et d’autre part, (ii) refuser
d’assumer, proclamer son irresponsabilité (comme le fait Béranger dans
Rhinocéros, sous la forme du non devoir et du non vouloir). Pour Céline, le
seul choix est entre la mort (fin de persévérance) et l’abjection (le prix à
payer pour persévérer). Ce qui revient à une alternative entre fuir l’angoisse
de l’absurde, en se mêlant à l’incohérence du monde pour ne plus la perce-
voir, ou la vivre indéfiniment en spectateur impuissant et désespéré.
L’absurde ainsi conçu est donc une forme de vie, caractérisée par la forte
identité et cohérence de son schème syntagmatique (propriétés rythmiques,
quantitatives, narratives, etc.) et la congruence entre les différents niveaux de son
48 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

contenu (ici : niveaux sémiologique, esthésique, somatique, narratif, modal et


passionnel).

VARIATIONS DE LA PRÉSENCE SENSIBLE


Des expressions et des contenus éprouvés par des actants
Nous écrivions plus haut : « la cohérence du schème syntagmatique et la
congruence des sélections convergent pour manifester l’existence d’un projet de
vie sous-jacent ». Or l’une et l’autre participent d’un choix et d’une position
assumée, et donc, d’une certaine forme de subjectivité.
Pour ce qui concerne la première, le schème syntagmatique résulte de la
pression globale et très générale, peut-être universelle, d’une persistance existen-
tielle. Mais il exploite, pour mettre en œuvre ce principe de persistance, des types
d’agencements syntagmatiques qui impliquent dans tous les cas de figure l’enga-
gement d’un actant dans une expérience de vie, un engagement plus ou moins
intense dans la continuation du cours de vie. C’est précisément la raison pour
laquelle le principe de persistance peut être caractérisé comme persévérance. La
manière de gérer, notamment, les obstacles et les accidents de parcours, est prin-
cipalement déterminée par les variations d’intensité de cet engagement9 : qu’on
l’identifie comme sentiment de l’utilité, comme croyance en la vertu de l’action,
ou comme simple intérêt pour le cours des interactions, peu importe, il implique
une forme d’investissement subjectif de l’actant dans la continuation du cours lui-
même. Cet investissement subjectif est indispensable à la cohérence du schème
syntagmatique et des phases de la persévérance, car il est en quelque sorte le
« relais » local, au niveau de l’expérience, de la tension globale exercée par le prin-
cipe de persistance sur le cours d’existence. Autrement dit : toujours engagé dans
son cours de vie, et périodiquement investi dans le franchissement ou la neutrali-
sation des obstacles, l’actant vivant reçoit lui-même, en raison de la récurrence de
cet engagement, un rôle modal et passionnel global, celui de la persévérance.

9. Dans la même perspective, Bourdieu traite de cet engagement, comme d’une incidence locale
de l’habitus et de la « complicité ontologique » entre l’habitus propre à chaque acteur et le
cours des interactions sociales. En effet, si les acteurs sociaux agissent dans le sens de la
« persévérance » pratique, c’est, selon Bourdieu, parce qu’ils trouvent un intérêt (au sens
passionnel du terme) à s’investir dans le jeu social ; c’est « le fait d’être pris par le jeu, de croire
que le jeu en vaut la chandelle, […], que cela vaut la peine de jouer », c’est accorder au jeu
social un poids axiologique indécis mais engageant, tout comme devant un spectacle qui nous
tient parce qu’il éveille notre intérêt (BOURDIEU Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Seuil, Points, Essais, 1994, p. 151).
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 49

Dans un sens ou dans l’autre, un choix est opéré, par une instance actantielle
décisive, celle qui augmente ou diminue l’intensité de l’engagement dans le cours
de vie ; et cette intensité d’engagement manifeste la force variable du lien entre
l’actant en question et la continuité du cours de vie : dans cette perspective, la
force du lien qui en découle apparaît comme le foyer principal de l’effet de
cohérence syntagmatique que nous appelons « forme de vie ». La force de ce lien
est la version subjective (du côté de l’expérience) du principe objectif (du côté de
l’existence) de la persistance-persévérance.
De l’autre côté, celui des contenus hiérarchisés en un parcours génératif, des
choix sont faits à chaque niveau, dont nous avons vu plus précisément qu’elles
consistent en une « pondération » variable des catégories : faire porter le poids ou
l’accent ici ou là, sélectionner tel ou tel terme d’une catégorie pour lui faire porter
ce poids spécifique, ce sont en effet des opérations de nature subjective, que ne
suffisent pas à expliquer les seules règles de constitution de chaque niveau du par-
cours génératif et les seules règles de la conversion entre niveaux.
La congruence de l’ensemble de ces sélections et pondérations est un effet
constaté, qui relève de la seule description ; mais l’explication, si cette congruence
doit manifester le contenu d’un projet de vie, doit faire appel également à une
intervention réflexive et subjective : un actant capable de projections axio-
logiques, de pondérations répétées, et mieux encore si elles sont toutes
congruentes, sera là aussi considéré comme le foyer principal du « sens de la vie »
et de l’effet de congruence qui le consolide.
Le problème ici posé est exactement de même nature que celui soulevé par
Freud dans L’interprétation du rêve10 : entre le contenu latent et le contenu
manifeste du rêve, grâce aux opérations de condensation et de déplacement,
l’inconscient sélectionne des figures et des parties de la scène latente, répartit et
déplace des accents d’intensité, annule des fragments de scène, en ajoute d’autres,
et reconfigure ainsi une autre scène (la scène manifeste) en modifiant la pondéra-
tion de chacune de ses parties : il faut alors supposer un opérateur de ces transfor-
mations, à qui on pourra imputer les choix et les « intentions » sous-jacentes,
c’est donc l’inconscient. En l’occurrence, tout comme pour les formes de vie, la
congruence entre les sélections opérées doit être subjectivement « imputable »
pour être interprétable : il faut pouvoir imputer la responsabilité des choix à un
actant, même indéfini et insaisissable, pour pouvoir leur reconnaître un sens.

10. FREUD Sigmund, L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, collection Points, 2013.
50 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

Une forme de vie doit donc être imputable, à travers des identités modales et
passionnelles, à une instance qui en instaure le sens, et plus précisément,
puisqu’une sensibilité est engagée, à un actant-corps, dont la sensibilité porte
respectivement les variations de l’engagement dans le cours de vie, du côté de la
cohérence syntagmatique, et les variations de la pondération axiologique, du côté
de la congruence paradigmatique. Ces variations (engagement, récurrence, accen-
tuation et pondération, etc.) sont de nature intensive (énergie, force, etc.) et
extensive (nombre, déploiement temporel et spatial, etc.). On peut donc consi-
dérer que, dans les limites de cette subjectivation de la persévérance, les variations
intensives et extensives de la présence sensible sont des déterminations prépon-
dérantes dans l’orientation des formes de vie et dans l’instauration de leur signifi-
cation.

Des formes de vie imparfaites


Si l’on suit sur ce point la proposition de Greimas11, la présence sensible ne
donne lieu à des formes sémiotiques, a fortiori des formes de vie, que si elle est
affectée d’un certain coefficient d’imperfection. Cette imperfection, en effet, est le
ressort à la fois de l’émergence d’une intentionnalité dans les formes perçues, car
elles paraissent alors échapper aux déterminations naturelles, et de la dynamique
de transformation qui s’en suit. L’imperfection, le défaut de sens en quelque sorte,
est très exactement ce que s’efforcent de combler ou de traiter la cohérence synta-
gmatique et la congruence paradigmatique des formes de vie.
Du point de vue de la cohérence syntagmatique, l’imperfection est déjà au
cœur du principe de persévérance, dès lors qu’il présuppose nécessairement une
contre-persévérance : il n’y aurait pas lieu de déployer une telle persévérance si le
cours de vie n’était pas « imparfait » : rétablir une forme cohérente et reconnais-
sable dans ce parcours, c’est en quelque sorte réparer l’imperfection syntagma-
tique, et donner à voir cette « réparation », c’est donner le sens de l’imperfection.
Du point de vue de la congruence paradigmatique, c’est la distribution irrégu-
lière ou imprévisible des accents et des pondérations axiologiques qui produit de
l’imperfection dans l’organisation des catégories, et il revient alors à la congruence
des sélections et des pondérations de projeter une forme d’intentionnalité directrice
sur l’ensemble des choix effectués, et, là aussi, d’en dire le sens.

11. De l’imperfection, op. cit.


DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 51

L’imperfection étant au cœur des variations de la présence sensible, nous


pouvons faire l’hypothèse que l’une des articulations déterminantes, susceptible
d’engendrer au moins un premier niveau de différenciation entre les formes de
vie, est celle de la présence et de l’absence sensibles : l’imperfection, inhérente à la
constitution des formes de vie, serait dans ce cas une modulation particulière de
la catégorie présence/absence : présence ou absence d’un segment attendu ou
inattendu dans la chaîne syntagmatique ; présence ou absence d’un terme dans les
sélections et pondérations opérées dans le parcours génératif des contenus.
En outre, la présence et l’absence peuvent être, pour le sujet sensible, de deux
sortes : soit extéroceptive (mondaine), soit intéroceptive (affective, cognitive), la
relation étant établie entre l’une et l’autre par le corps propre (par la proprio-
ception). Cette mise en relation fait de l’une un plan de l’expression et de l’autre, un
plan du contenu. Nous avons déjà montré que, dans le cas des formes de vie
considérées comme des sémiotiques-objets, le schème syntagmatique occupe la
place du plan de l’expression, alors que l’ensemble des sélections et pondérations
paradigmatiques occupent le plan du contenu. Comme l’un et l’autre donnent lieu,
subjectivement, à des variations intensives et extensives de la présence sensible,
nous sommes en mesure de déployer une typologie des imperfections.
Dès lors, le cas général de la médiation proprioceptive entre les présences et
absences extéroceptives (du côté de l’expression) et intéroceptives (du côté du
contenu) trouve ici une application particulière dans la mise en relation entre les
présences et absences syntagmatiques (l’expression des formes de vie) et para-
digmatiques (le contenu des formes de vie). L’ensemble des propriétés syntagma-
tiques et paradigmatiques des formes de vie peuvent alors, a minima, être
comprises comme des propriétés sensibles, qu’un actant-corps est susceptible de
ressentir ou de percevoir12.
L’imperfection des formes de vie se donne par conséquent à saisir à travers
des états sensibles, des états passionnels de l’actant-corps. La médiation par le
corps propre de cet actant, qui s’exerce entre les deux plans constitutifs d’une
forme de vie, engendre des états d’âme élémentaires qui pourront être considérés
comme les générateurs des types de formes de vie fondamentales.
La médiation proprioceptive n’est pas seulement une hypothèse théorique
nécessaire à cette transposition, car elle peut par elle-même, ainsi que nous

12. C’est la seule explication sémiotique possible, dans le cas de l’absurde évoqué plus haut, des
manifestations somatiques (nausées ou réactions schizoïdes) : le corps propre fait l’expérience
sensible des imperfections de la cohérence et de la congruence.
52 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

l’avons déjà observé dans le cas de l’absurde, donner lieu à des manifestations
somatiques propres aux états d’âme en question : ces manifestations peuvent
prendre la forme de la patience ou de l’impatience, de la philie ou de la phobie, de
l’impulsion ou de la nausée, de l’agitation ou de la langueur, etc.
Dans tous les cas, elles sont composées d’au moins deux dimensions : une
dimension tensive, par laquelle se manifeste l’état du corps sensible soumis aux
tensions de l’imperfection, et une dimension phorique, par laquelle ce corps-
actant manifeste son rapport (engagement ou dégagement, attraction ou répul-
sion, etc.) à l’égard de l’événement ou de la situation que doit affronter le cours de
vie. Les réactions somatiques, les variations de tempo et de rythme, notamment,
s’inscrivent sur ces deux dimensions : la nausée, par exemple, manifeste sur la
dimension tensive l’impossible médiation entre le trop plein du plan de
l’expression et la vacuité du plan du contenu (décalage qui peut être quantitatif,
intensif ou rythmique), et, sur la dimension phorique, elle manifeste le rejet du
corps propre à l’égard d’un monde ainsi constitué.

Les états d’âmes élémentaires


Sur le principe général de la médiation entre les présences et absences synta-
gmatiques (les expressions imparfaites de la forme de vie) d’une part, et les pré-
sences et absences paradigmatiques (les contenus imparfaits de la forme de vie),
d’autre part, on peut proposer une première typologie des états d’âme fondamen-
taux, qui elle-même pourra être démultipliée en configurations de manifestation,
selon les traitements respectifs qui seront faits de la dimension tensive et de la
dimension phorique. Ces deux moments concernent deux approches complé-
mentaires de la médiation proprioceptive : les effets proprioceptifs élémentaires
de la présence et de l’absence d’abord, et ensuite, leurs manifestations somatiques
et sensibles.
La première typologie s’obtient en combinant les deux termes de la catégorie
présence/absence, avec ceux de la catégorie extéroceptif/intéroceptif, sachant que
cette dernière est, dans le cas particulier des formes de vie, la transposition de
l’opposition entre l’expression syntagmatique et le contenu paradigmatique.
1. Une présence extéroceptive associée à une absence intéroceptive suscite toutes
les variétés de l’étonnement, de la surprise (qui donne une impulsion au cours
de vie) à la stupéfaction (qui en suspend provisoirement le cours) ; dans les
termes propres aux formes de vie telles que nous les avons définies, un
schème syntagmatique se met en place, mais ne correspond à aucune sélec-
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 53

tion ou pondération identifiable au plan du contenu. À la recherche d’une


substance de contenu, l’actant engagé dans une telle forme de vie est dans
une forme d’attente particulière, désignée naguère par Greimas comme
l’« attente de l’inattendu » ; l’« attente » est installée par la régularité d’un
schème syntagmatique13, et l’« inattendu » est ce potentiel de présence intéro-
ceptive (du côté du contenu), qui échappe toujours, mais qui maintient ainsi
la tension d’un cours de vie ouvert sur l’avenir.
2. Une présence intéroceptive associée à une absence extéroceptive suscite toutes
les variétés du manque, qu’il soit prospectif (comme l’attente) ou rétrospectif
(comme la nostalgie) ; dans les termes propres aux formes de vie : des
sélections et pondérations axiologiques ont bien lieu, mais elles ne corres-
pondent à aucun schème syntagmatique susceptible de les mettre en œuvre
en un parcours identifiable. Dans ce type de forme de vie, un actant est
« investi » par des contenus et des valeurs, mais qui, du point de vue syntag-
matique, ne sont que virtuels, en attente d’actualisation.
Cet actant n’a de cesse de pouvoir inventer ou susciter la scène présente où ces
valeurs s’inscriront dans un objet syntagmatique, susceptible d’être contemplé,
recherché, ou conquis. L’une et l’autre situation, celle de l’attente et celle de la
nostalgie, sont également ambivalentes, mais symétriquement : dans la
première, la perspective d’actualisation d’un objet de valeur est euphorique,
mais son absence actuelle peut être dysphorique ; dans la seconde, la réalisation
antérieure de l’objet, et sa conjonction avec le sujet sont euphoriques, mais
cette euphorie est combattue par la perte actuelle et constatée.
3. Une présence extéroceptive qui rencontre une présence intéroceptive suscite un
sentiment de plénitude, où l’imperfection ne peut naître que de l’excès de
présence de l’un et/ou de l’autre : l’excès de plénitude se transforme alors en
angoisse du « trop plein » et rejoint ainsi l’une des formes de l’absurde. Les
formes de vie issues de ces transformations ne peuvent être que déceptives,
car elles ne peuvent que dégrader l’équilibre originel entre le schème synta-
gmatique et les sélections et pondérations paradigmatiques : on revient alors
soit vers le cas (1), par affaiblissement ou suspension du contenu, soit vers le
cas (2), par atténuation ou désorganisation de l’expression.

13. En cela, elle est l’homologue de l’attente (frustrée ou comblée) invoquée par JAKOBSON dans
son analyse des effets de la prosodie du texte poétique (Éléments de linguistique générale, Paris,
Minuit, 1963, chapitre « Linguistique et poétique », pp. 209-248).
54 LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

4. Une absence extéroceptive qui rencontre une absence intéroceptive ne peut


engendrer que le non-sens, puisque, dans les termes mêmes des formes de
vie, la relation sémiotique est suspendue : plus d’expression syntagmatique,
plus de contenus à sélectionner ou pondérer. Ce dispositif est celui du senti-
ment du vide, dont l’éprouvé peut être plus ou moins intense, et engendrer
ainsi des états de dépression, ou sous certaines conditions, de vertige. Ce type
de formes de vie pose comme origine l’expérience du défaut de sens absolu,
l’expérience de l’absence de valeur confirmant l’absence de schèmes synta-
gmatiques identifiables, et réciproquement. Dès lors, toutes les évolutions
sont possibles, au moins a minima et sous forme d’ébauches, que ce soit vers
le type (1), le type (2) ou le type (3).
Toutes ces évolutions consistent, chacune à leur manière, à réinventer des
systèmes de valeurs et de choix paradigmatiques, et/ou à susciter des régularités
syntagmatiques. Pour reprendre deux cas de formes de vie propres aux roman-
tiques, on dirait que le « vague à l’âme » correspond à un mouvement vers le type
(1), où un engagement en cours dans une action, et un parcours syntagmatique
dont la forme commence à émerger, ne rencontrent toujours que l’impossibilité
de faire des choix du côté des contenus. Et inversement, on dirait que l’« ennui »
correspond à un mouvement vers le type (2), où la capacité retrouvée à faire des
choix de contenus se heurte à une impossibilité de reconnaître des parcours
syntagmatiques susceptibles de les porter : le cours de vie ne reçoit alors qu’une
expression informe.
L’étonnement (la surprise et la stupéfaction), le manque (attente ou nos-
talgie), la plénitude (qui démobilise ou qui menace) et le non-sens (assumé ou
refusé) : voilà quelques-uns des états d’âmes fondamentaux formés à partir des
imperfections de la vie, et qui suscitent le besoin de formes de vie14.
Dans les cas (1) et (2), l’imperfection tient à la différence et à la tension
inverse entre l’absence et la présence, tension où l’un des deux plans, étant perçu
comme présent, peut servir de dimension de référence pour une compensation
du second plan : ce type de situation offre une perspective d’orientation dyna-
mique, propice aux transformations narratives. Dans les cas (3) et (4), la présence
ou l’absence peuvent (i) soit varier en intensité ou en quantité chacune isolément,
(ii) soit s’intensifier ou s’affaiblir mutuellement. Dans le premier cas (i), on est

14. Cette problématique a déjà été abordée dans FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude,
Tension et signification, op. cit., chapitre « Formes de vie », dans une approche sensiblement
différente mais complémentaire.
DES MANIÈRES DE VIVRE ET DE SENTIR 55

conduit à « réinventer » en quelque sorte soit l’étonnement (cas 1) soit le manque


(cas 2). Dans le second cas (ii), on cherche les divers points d’équilibre possibles
d’une situation globale qui ressortit du non-sens et de l’absurde.
Le résultat de cette première typologie est synthétisé dans le diagramme sui-
vant, reposant sur le principe de la tension entre les degrés de présence et
d’absence sur les deux plans de l’expression et du contenu.

Présence (1) ÉTONNEMENT (3) SENTIMENT DE PLÉNITUDE


(attente de l’inattendu) (angoisse du trop plein)

Expression
(Schème syntagmatique)
(vague à l’âme)

(ennui)
(4) SENTIMENT DU VIDE (2) SENTIMENT DU MANQUE
(dépression, vertige) (attente, nostalgie)
Absence
Absence Présence
Contenu
(Sélections et pondérations paradigmatiques)
II
Régimes de croyance en concurrence :
provocations, conflits et concessions
Préambule II

Les formes de vie sont fondées, parmi d’autres déterminations, sur les
régimes de croyance qui les caractérisent. Nous avons déjà posé par principe
(supra, premier chapitre) que les formes de vie répondent à un régime de
croyance global, qui les distingue des autres types de sémiotiques-objets et des
autres plans d’immanence, à savoir un régime de croyance d’« identification
durable », la croyance, en somme, en une possible persistance du cours de vie,
sous condition d’identification à une ou plusieurs formes de vie.
Puisque cette croyance est justement ce qui nous fait persévérer, elle est sou-
mise aux interactions entre les formes de vie que nous adoptons et celles qui font
pression pour s’imposer à nous. Elle doit en quelque sorte gérer des confronta-
tions, traverser des conflits, négocier des équilibres dans des rapports de force, et
s’y adapter sinon en permanence, du moins périodiquement. Persévérer étant le
cœur axiologique des formes de vie, la croyance est à la recherche des ajustements
et des équilibres successifs qui garantit la persistance du cours de vie.
Plus généralement, aucune forme de vie ne peut être saisie comme un îlot
formel, même provisoire. Isoler une forme de vie, même pour l’analyser, c’est la
priver d’une de ses propriétés décisives, la conflictualité : une forme de vie n’est une
forme de persévérance que dans la différence et la confrontation non seulement avec
les solutions concurrentes, mais d’abord et en général à tout ce qui peut nourrir la
contre-persévérance. Pour qu’on reconnaisse une forme de vie comme susceptible
de soutenir un cours de vie, et de lui donner sens, il faut qu’elle soit choisie parmi
des alternatives axiologiques. Une forme de vie est donc par définition dans la
confrontation et la comparaison avec d’autres. Et une forme de vie doit rester trans-
formable en d’autres formes de vie.
Une forme de vie qui serait ainsi isolée n’est plus qu’une idéologie, et une idéo-
logie n’est pas un principe d’organisation interne d’un cours de vie. Une idéologie
est un principe de contrôle ou de programmation externe qui s’impose au cours de
vie collectif, et qui ne permet pas de constituer ce dernier en une sémiose dotée d’un
plan de l’expression et d’un plan du contenu. Pour rester une sémiotique-objet
60 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

pleinement signifiante, chaque forme de vie se détache sur le fond de toutes les
autres, qui sont refoulées en arrière-plan, mais prêtes à s’imposer à nouveau. Les
formes de vie ne peuvent exister que stratifiées, confrontées et opposables les unes aux
autres, et en mouvement les unes par rapport aux autres dans la profondeur de cette
stratification.
C’est pourquoi croire en une forme de vie procure bien rarement la foi du
charbonnier. Les formes de vie peuvent apparaître dans le conflit et l’arrachement
aux formes de vie dominantes et imposées. Elles font alors irruption sans
concession, et souvent sans lendemain. Elles cohabitent également avec d’autres
formes de vie, et règlent les tensions souvent par dénégation, et parfois de mau-
vaise foi. Mais elles peuvent aussi chercher un compromis durable ou l’équilibre
de la juste mesure, et elles résultent alors de concessions. Elles subissent enfin,
selon les grandes tendances économiques et politiques qui leur sont contempo-
raines, des tentatives, insidieuses ou brutalement totalitaires, de réduction à une
seule d’entre elles, ou à une typologie figée par l’idéologie.
Entre (a) l’émergence soudaine et polémique, (b) les contradictions et les
alliances paradoxales et malaisées, (c) les concessions et le compromis, ou (d) les
accords imposés et réducteurs, on voit se mettre en place les principaux moments
de ces confrontations entre formes de vie. Dans chacun de ces moments, leurs
différences sont tour à tour (i) éclatantes et spectaculaires, (ii) atténuées mais pas
annulées, (iii) internalisées et masquées, (iv) neutralisées et figées. Chacun de ces
moments conjugue un réglage de l’intensité de la confrontation (forte ou faible)
et un réglage de la localisation du conflit (confiné ou généralisé) : une structure
tensive semble se dessiner. Nous y reviendrons.
L’étude des confrontations entre formes de vie sera donc celle des provoca-
tions et des émergences (d’où la reprise de l’étude du « beau geste »), des cohabi-
tations paradoxales (et de leurs effets de mauvaise foi sous la pression de la
« compétitivité »), des solutions concessives (par exemple dans l’exigence d’une
inaccessible « transparence »), et des tentations contemporaines de figement
typologique (à propos des médias mondialisés).
Face à la labilité et au complexe entrelacement des régimes de croyance qui
s’offrent à nous, les formes de vie proposent en quelque sorte des structures
d’accueil qui les stabilisent par association congruente avec d’autres propriétés
sémiotiques, ou qui leur offrent des alliances de compromis, ou des solutions
pour assumer ou ne pas assumer leurs contradictions, ou qui, tout au contraire,
radicalisent leurs incompatibilités et invitent à faire des choix sans concession.
Des formes de vie émergentes :
provocations éthiques et esthétiques
Le cas du beau geste1

INTRODUCTION
Le beau geste est une séquence de comportement particulièrement énigma-
tique pour le sémioticien : conclusive et inaugurale à la fois, elle manifeste une
prise de position morale, mais aussi un souci esthétique : elle est brève mais
lourde de sens, et d’autant plus significative qu’elle est brève ; elle procéderait donc,
au titre de la mise en discours, d’une réduction par condensation, qui invite elle-
même, en raison de sa brièveté spectaculaire, à un redéploiement en extension, au
moment de l’interprétation. Par le beau geste, le sujet se marginalise un instant,
tout en se donnant du même coup un public attentif, pour affirmer, immédiate-
ment après, la prévalence d’une vision personnelle des choses ; éclat ou rupture, il
n’en est pas moins créateur d’un nouvel univers de sens, personnel et assumé.
De fait, dès qu’on cherche à aborder le beau geste, dans sa forme et ses effets,
comme un objet d’analyse autonome, on rencontre très vite la question des
limites et de la pertinence : entre panache et dérision, entre cynisme et générosité,
entre ostentation et révolte, le beau geste, tout en participant de plusieurs atti-
tudes ou styles de vie opposés, est dans tous les cas un opérateur de transforma-
tion passionnelle et éthique, et c’est ainsi que nous tenterons de le saisir : non pas

1. L’essentiel de ce texte repose sur les notes qu’A.J. Greimas avait préparées pour la séance
introductive du séminaire de Sémantique générale de novembre 1991 (1991-1992), avant
son hospitalisation et son décès en février 1992. Pour cette raison, l’exposé a été prononcé
par Jacques Fontanille, qui a recueilli et exploité les suggestions orales, en cours de
séminaire, de Denis Bertrand, Henri Quéré et Claude Zilberberg, pour en rédiger une
première version destinée à la revue RS/SI. Il nous a paru indispensable d’inclure dans ce
livre l’étude par laquelle Greimas a inauguré la réflexion sur les formes de vie d’un point
de vue sémiotique. Cette version actualisée, augmentée et révisée dans la perspective de cet
ouvrage reprend néanmoins l’essentiel de l’argumentation de la première version.
62 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

isolément, mais toujours entre deux moments et entre deux univers de sens. Cette
étude sera également l’occasion d’une réflexion sur les liens qui unissent l’esthé-
tique et l’éthique dans les formes de vie, en partant d’un petit nombre d’observa-
tions intuitives, qui pourraient servir d’hypothèses de travail :
1. Le beau geste se présente d’abord comme une affirmation de l’individu face
au collectif, d’une invention individuelle face aux référentiels collectifs, et
d’une éthique personnelle face aux morales et aux usages sociaux.
2. Le beau geste comporte une part de théâtralisation de la vie quotidienne, et
installant un spectacle intersubjectif qui ressemble fort à celui des séquences
passionnelles, et qui, en cela, contribue à la contagion affective. Mais dans le
spectacle du beau geste, l’activité interprétative de l’observateur est d’autant
plus fortement sollicitée, que la séquence est brève, et le récit spectaculaire,
lacunaire et contracté.
3. Le beau geste entremêle de manière exemplaire l’esthétique et l’éthique, en
réarticulant et en mettant en question la fonction sémiotique, la relation
entre le plan de l’expression et le plan du contenu : dans la plupart des cas, il
ne donne à saisir qu’un fragment de substance d’expression, dont le contenu
est à découvrir, et la forme encore à construire. Ce fragment d’expression est
constitué pour solliciter la sensibilité du spectateur, par la voie d’une esthésie,
et pour réactiver son évaluation éthique, grâce à une suspension ou une
négation des expressions attendues. Certains ont même pu parler à cet égard
d’une « éthique du signe »2.
4. Pour toutes ces raisons (la prévalence de l’individu, la rupture spectaculaire,
l’association de l’éthique et de l’esthétique, l’interrogation des fondements
mêmes du sens), le beau geste participe d’un genre de pratiques sémiotiques
que nous pourrions regrouper sous l’intitulé « refondations critiques du sens
de la vie », et où il occuperait la place des « genres brefs », tout comme, par
exemple, les aphorismes de René Char parmi toutes les variétés de la poésie
contemporaine.
5. Dans cette perspective, le beau geste semble tout particulièrement approprié
à la remise en question des axiologies sociales par le biais d’un acte esthé-
tique individuel, comme son fréquent usage par les philosophes cyniques en
témoigne. Cette remise en question n’est opératoire, pour le spectateur, que
dans la mesure où il postule une solidarité générale entre gestes, rôles actan-

2. GALARD Jean, La beauté du geste, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1984.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 63

tiels, structure narrative, objets de valeurs et attitudes passionnelles, et dans


la stricte mesure où il croit lui-même à cette solidarité. En ce cas, le caractère
« congruent » des sélections opérées à tous les niveaux du parcours génératif
n’est plus seulement une hypothèse de travail théorique et un instrument de
la description, mais bien en outre le support d’une croyance efficace, directe-
ment sollicitée dans l’interaction sociale. Le beau geste et son interprétation
nous procurent donc une sorte de vérification expérimentale concrète de
l’organisation des formes de vie.

LA MORALE ET LA SYNTAXE NARRATIVE


Le beau geste est une interférence dans le parcours syntagmatique d’un cours
d’action, où il fait irruption pour proposer d’emblée une alternative éthique, pour
fonder en somme une autre morale, ou à tout le moins en ouvrir la perspective. Il
nous faut par conséquent examiner cette moralisation si particulière.

Morale avec ou sans Destinateur ?


Le jugement moral peut d’abord être considéré comme l’apanage du
Destinateur qui, lors de la sanction, dégage la valeur a posteriori du parcours d’un
sujet. Mais on s’aperçoit immédiatement que ce jugement présuppose l’existence
des « objets » sur lesquels il porte, et sur lesquels il projette une grille de lecture
moralisante, à statut culturel et connotatif. L’existence de ces objets moralisables et
de leur grille de lecture connotative est supposée connue de toutes les parties, et
notamment de l’actant engagé dans le comportement soumis à évaluation : s’il ne
les connaît pas, le jugement du Destinateur change de sens, puisque la moralité ou
l’immoralité du comportement évalué ne peuvent plus être imputées à son auteur.
Dans cette perspective, on peut donc supposer que le jugement d’adéquation ou
d’inadéquation du Destinateur, répond à la stratégie du sujet qui cherche à faire
coïncider, avec plus ou moins de bonheur, et à titre de faire persuasif, son propre
parcours avec cette grille de lecture qu’il est supposé connaître.
Cette perspective repose sur la postulation d’un Destinateur transcendant,
garant de la mise en œuvre d’un système de valeurs a priori. Elle fait en outre
reposer la dimension morale sur le seul jugement, c’est-à-dire sur une séquence
cognitive qui suppose au moins deux sujets cognitifs, le sujet persuasif et le sujet
interprétatif, sans compter, éventuellement, un tiers actant qui peut être appelé à
la rescousse pour garantir la grille culturelle de référence et arbitrer sa mise en
application. Comme elle comprend également l’identification, au sein d’une
culture donnée, des comportements qui sont susceptibles d’être moralisés, on voit
64 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

immédiatement que la complexité du dispositif et le nombre des présupposés de


ce type de moralisation implique des développements substantiels, une certaine
inertie structurelle, et que, globalement, il est plus adapté à la vérification de la
norme qu’à l’invention spontanée de nouvelles conduites morales.
Si on met entre parenthèses maintenant ce complexe fonctionnement cogni-
tif et persuasif du jugement moral, pour examiner en eux-mêmes les objets
susceptibles d’être moralisés — les comportements et les attitudes —, on
s’aperçoit aisément que la morale ne relève pas obligatoirement d’un Destinateur
transcendant, mais qu’elle peut aussi être spontanément mise en œuvre en
saisissant quelques figures typiques ou quelques éléments sensibles qui mobilisent
des valeurs et des croyances. Elle peut même être en quelque sorte « inventée »
par le sujet, au moment opportun, sous des conditions à établir. Cette invention
peut éventuellement aller à l’encontre de la morale dont le Destinateur est la
source et le garant : c’est, entre autres, l’enseignement du beau geste.
En outre, il semblerait même que dans ce cas, on doive faire l’économie du
jugement et du processus cognitifs, ou que, tout au moins, ils n’interviennent
qu’après coup. En effet, si le processus cognitif est requis dans le cas où une grille
culturelle de référence est convoquée pour l’évaluation des comportements mora-
lisés, tout se passe comme si, au moment d’une saisie immédiate ou de l’invention
d’une nouvelle éthique, seule la sensibilité était sollicitée, comme si le beau geste
résultait plus d’une manière de « sentir les choses » et d’y réagir, que d’une
évaluation, d’une délibération et d’un passage à l’acte.
C’est très exactement le point où une invention proprement éthique se
détache sur le fond de la moralisation sociale : l’éthique commence ici avec la
sensibilisation d’une situation figurative ou d’une interaction concrète. C’est aussi
la raison pour laquelle elle sollicite une esthésie et une esthétique, une élaboration
particulière des figures, susceptible d’activer la sensibilité du spectateur.
Cette particularité semble aussi caractéristique des formes de vie en général,
dans la mesure où elles comportent une dimension éthique, puisque comme Albert
Camus l’a fait observer dans Le mythe de Sisyphe, « vivre selon l’absurde » c’est :
Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus
possible. Là où la lucidité règne, l’échelle des valeurs devient inutile… Le
présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est
l’idéal de l’homme absurde3.

3. CAMUS Albert, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 87.


DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 65

Nous aurons donc affaire, avec le beau geste, à l’émergence d’une éthique et
d’une esthétique qui sont inhérentes à l’action elle-même, entièrement comprises
dans la forme du « geste », qui ne se réfère à aucun système de valeurs
préexistant, et qui ne résulte que d’un effort d’attention et d’une concentration de
toute la sensibilité sur l’acte en train de s’accomplir en toute conscience. En
somme, une même élaboration figurative condensée, dont la manifestation
immédiate sera de nature esthétique et dont l’interprétation subséquente sera de
nature éthique.

Les savoir-faire et savoir-être comme grilles de lecture


Puisqu’une de nos hypothèses est que le beau geste inaugure ou mentionne
une éthique individuelle en la référant ou en l’opposant à une moralité sociale, il
nous semble de bonne méthode que de prêter attention à la manière dont la
première peut être engendrée à partir de la seconde.
L’essentiel de la moralité sociale repose sur des jugements de « savoir faire »
et de « pouvoir faire » (et de leurs différentes variétés contraires et contradic-
toires). On peut invoquer à titre d’exemple les épreuves d’initiation, ces épreuves
qualifiantes que les sociétés africaines et indiennes font subir à leurs adolescents,
et qui fonctionnent comme des tests de savoir-faire, indépendamment du
contenu propre des épreuves subies. De même, les codes du savoir-vivre ressem-
blent, à bien des égards, au code du « bien dire » et du « bien écrire » des
grammaires normatives. Le bon usage, en effet, se présente comme une surdéter-
mination normative (sélective et moralisante) des savoir-faire, qu’ils soient
linguistiques ou comportementaux ; la faute peut alors être aussi bien une faute
de grammaire qu’une faute de goût ou une gaffe. Dès lors, la moralité sociale
reposerait sur une compétence syntagmatique, c’est-à-dire un savoir-faire, mais
qui, dans ce cas, serait figée en norme sémiotique.
Sur le fond de cette moralité sociale, peuvent se développer des comporte-
ments individuels reconnaissables, dans la mesure où les savoir-faire sont
susceptibles de se transformer en savoir-être. Dans ce cas, l’accent est mis sur la
manière de faire, qui est en même temps une manière d’être, reléguant ainsi au
second plan la simple réalisation de l’objectif, qui relève quant à elle du seul
savoir-faire : on se rapproche ainsi de ce qui pourrait être un « style » de
comportement.
La dérivation est bien connue : le savoir-faire, dissocié des conditions de
réussite d’une action particulière, est interprétable comme constitutif de l’être du
66 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

sujet, cet être pouvant être lui aussi modalisé : c’est alors un savoir-être. Ce
changement de niveau présente deux caractéristiques particulièrement inté-
ressantes pour notre propos. Tout d’abord, il ouvre sur la dimension passionnelle,
au moins potentiellement, puisque la conversion des modalités du faire en moda-
lités de l’être du sujet est le fondement, de point de vue de la sémiotique dis-
cursive, de tous les effets de sens passionnels.
Ensuite, il ouvre à la dimension esthétique, puisque le savoir-être, conçu
comme « manière de faire » dissociée des conditions de réussite du faire narratif,
peut apparaître comme l’émergence d’un plan de l’expression constitué par les
propriétés du déroulement syntagmatique de l’action. Le plan de l’expression
d’une forme de vie est un agencement syntagmatique spécifique du cours de vie,
et cet agencement serait dans ce cas formulé comme un savoir-être, qui impose
ses figures et ses inflexions au déroulement syntagmatique. C’est là très exacte-
ment que l’éthique (un comportement qui invente de nouvelles valeurs) et
l’esthétique (une expression participant d’un savoir-être) se rejoignent, associées
par une même sensibilité à la situation ou à l’interaction.

ÉCHANGE ET RUPTURE DE L’ÉCHANGE


Maintenir, distendre ou raffermir le lien : les morales transitives
La moralité sociale prend sa source dans une forme de vie, qui, comme toute
forme de vie, incite l’actant social à « persévérer dans son cours ». Pour l’actant
qui veille au devenir d’une société, « persévérer dans son cours », c’est entre
autres maintenir et renforcer le lien social. Or, quels que soient les auteurs appelés
en référence, notamment Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, tous confirment
que l’échange est le processus de base qui définit une société, car c’est le processus
qui fonde, assure et pérennise le lien social, notamment dans ses dimensions
actorielles, spatiales, et surtout temporelles et axiologiques. Tous insistent sur le
fait que la valeur de ce qui s’échange et de l’acte d’échange lui-même dépend de la
durée des délais qui sépare le don et le contre-don, et de la vitesse régulée des
actions et réactions.
La morale sociale serait donc fondée, pour une part à déterminer, sur le
maintien ou le renforcement de la structure de l’échange. À cet égard, la morale
sociale est une morale de la transitivité. Elle assure, grâce à la continuité de la
circulation des valeurs, et quels que soient les objets de valeur, la permanence du
contact ou du lien au sein de la collectivité. L’échange assure, par exemple, les
relations de bon voisinage entre tribus et entre groupes sociaux, mais aussi entre
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 67

individus (les bons comptes font les bons amis, dit-on). C’est au nom d’un
échange optimisé et amélioré que l’économe ou le généreux sont positivement
moralisés ; inversement, c’est parce qu’elles induisent une interruption ou un
brusque dévoiement de l’échange que l’avarice et la dissipation sont, respective-
ment, condamnées. Être et rester en société, c’est persévérer dans l’échange.
Si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le bon fonctionnement de
l’échange est soumis à des contraintes quantitatives, ou, plus précisément, à une
quantification de la valeur : il s’agit notamment de pouvoir s’assurer en perma-
nence de l’équivalence des objets de valeur échangés, pour maintenir la confiance
dans l’échange. Mais l’équivalence n’est pas la seule relation possible ; la morale
fait feu de tous les équilibres et de tous les déséquilibres de l’intensité : l’insuffi-
sance affichée de l’ascèse, la suffisance implicite de la spontanéité, l’excès du
potlatch, la morale de la retenue ou de la réserve en sont la preuve.

Rompre le lien, interrompre l’échange : l’éthique intransitive


À cette moralité transitive et échangiste s’oppose l’éthique intransitive et
individuelle du beau geste, qui interrompt volontairement l’échange ou remet en
cause ses conditions de bon fonctionnement. Le beau geste procède par une
rupture et une segmentation spectaculaires de la chaîne des actes et de la
circulation sociale des valeurs. Il extrait avec emphase un segment de l’action
pour l’inverser ou le contredire, et pour lui affecter une signification autonome.
Par rapport à la moralité sociale, l’éthique individuelle opère à la fois une modifi-
cation aspectuelle (segmenter et poser des démarcations et des seuils de significa-
tion) et une transposition méta-sémiotique (segmenter et extraire pour reséman-
tiser, pour modifier le code). Là où la praxis collective pétrifie les comportements
en usages requis et en normes, la praxis individuelle crée son propre usage, en
rupture de tous les autres.
Dans la perspective de l’échange généralisé, conçu non plus comme circula-
tion d’objets de valeur ad hoc, mais comme l’établissement persévérant du lien
social grâce à la circulation globale des valeurs dans la collectivité, on moralise
spécifiquement non pas les objets ou les sujets, mais les variations du flux axio-
logique et les accidents du tempo qui affectent ce flux. Ces variations, entre
autres : résistance, déperdition, dévoiement, ralentissement ou affolement, retard
ou contretemps, sont des figures syntagmatiques qui peuvent être évaluées. Le
jugement axiologique porte alors très précisément sur les agencements syntagma-
tiques de l’échange, sur leurs propriétés aspectuelles, rythmiques, intensives et
extensives. Nous avons déjà montré comment le ou les schèmes syntagmatiques
68 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

d’un cours de vie pouvaient procurer le plan de l’expression d’une forme de vie ;
nous constatons ici, plus précisément, comment ces schèmes peuvent, dans le
détail, être porteurs de valeurs éthiques déjà inscrites dans de micropropriétés
syntagmatiques.
La politesse et l’étiquette, par exemple, qui participent à la moralisation des
comportements passionnels, relèvent précisément de ces micropropriétés
aspectuelles, intensives ou extensives, qui permettent, en raison de leur poids
axiologique, de réguler les échanges intersubjectifs. Et, en particulier, de contrôler
ainsi la circulation des simulacres que les partenaires donnent d’eux-mêmes et
d’autrui, et échangent entre eux, grâce à une codification normalisée des gestes et
attitudes qui en constituent le plan de l’expression. Le beau geste intervient spéci-
fiquement sur ces micropropriétés syntagmatiques pour donner le spectacle de
son intransitivité : hiatus, syncope, surprise, détournement d’objets et contre-
temps dans l’enchaînement de l’action, voilà autant de figures qui compromettent
le bon fonctionnement d’un schème syntagmatique normé et standardisé, et qui
permettent d’en inaugurer, éventuellement, un autre bien différent.
Voilà l’intransitivité mise en spectacle, c’est-à-dire dotée d’un plan de
l’expression d’ordre sensible. Mais du côté du plan du contenu, l’intransitivité se
manifeste concrètement par le remplacement d’un don avec échange par un don
(ou un abandon) sans contrepartie. On opposerait volontiers ici l’égoïsme et l’avi-
dité, caractéristiques de celui qui reçoit sans rien donner, à l’héroïsme et au sacri-
fice, caractéristiques de celui qui donne sans jamais rien demander ni recevoir : ce
sont deux formes de la jonction intransitive (c’est-à-dire sans contrepartie), l’une
au titre de la conjonction (égoïsme et avidité), l’autre au titre de la disjonction
(héroïsme et sacrifice).
Le sacrifice, en effet, est un renoncement (à un bien, à la vie, etc.) sans
contrepartie immédiate. Mais il a cependant pour conséquence de renforcer le
lien avec autrui : il suscite ou il appelle une reconnaissance de la divinité, et/ou de
la collectivité, et il laisse une empreinte durable dans la mémoire des bénéfi-
ciaires. Le beau geste récuse même le principe d’une contrepartie (un « retour sur
investissement »), et n’appelle ni reconnaissance ni souvenir. Le sacrifice ouvre
sine die un effet potentiel sur la sanction finale. Au contraire, le beau geste
n’attend pas de sanction gratifiante, il est à lui-même sa propre sanction, il est
donc absolument intransitif. Il exclut son auteur de la chaîne des échanges.
Pour être « beau », le « geste » ne peut donc être que disjonctif et absolument
intransitif. Il y a donc deux manières de perturber ou rompre l’échange, qui,
toutes deux, affectent la valeur.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 69

D’un côté, l’appropriation (prendre et ne rien donner en échange) est une


manière rétensive de dévoyer l’échange ; en retirant un ou plusieurs objets du flux
de la circulation sociale, on en modifie la valeur, mais on ne la récuse pas : c’est
une menace pour le maintien du lien social, mais on ne fait dans ce cas que dégra-
der la valeur de l’échange et de ses objets : à cet égard, le vol ou l’avarice ne peu-
vent être pas considérés comme de beaux gestes.
D’un autre côté, en revanche, la renonciation intransitive (le don et le refus
du contre-don) remet l’objet de valeur en circulation, et par ce geste, un sujet
laisse à tous les autres sujets toute latitude pour poursuivre l’échange sans lui.
Mais, ce faisant, il en a justement récusé la valeur, il s’est exclu du flux des
échanges, il a renoncé à l’effort de persévérance sociale, et il laisse en pâture aux
autres un objet qu’il a contribué à discréditer.
Dès lors, la rupture de l’échange ne suffit pas à fonder une éthique indivi-
duelle créatrice de nouvelles valeurs. Encore faut-il (i) que le destinataire poten-
tiel de l’échange interrompu ne soit pas frustré de son dû, et (ii) que la valeur fon-
dant l’échange soit explicitement récusée. C’est pourquoi le beau geste commence
par un don intransitif, sans contrepartie (une attribution et une renonciation, en
bref, une forme absolue du sacrifice), grâce auquel le sujet pourra s’extraire de
l’échange sans en retirer l’objet lui-même, et sans interdire à autrui de poursuivre
l’échange avec d’autres.
En somme, le héros du beau geste a besoin de l’égoïsme de ses partenaires
pour pouvoir s’affirmer comme tel. Et c’est pourquoi le geste du chevalier de
Schiller (cf. infra) est parfaitement héroïque, alors que celui qui consiste à bruler
un billet de banque pour s’éclairer (cf. infra) ou pour allumer une cigarette (Serge
Gainsbourg lors d’une émission TV) a nécessairement un parfum de scandale et
peut être versé au compte du cynisme, dès lors que l’objet de valeur lui-même est
perdu pour tout le monde.

LE BEAU GESTE EN ACTES


Deux exemples
a) Dans la ballade intitulée Der Handschuh (Le gant)4, Schiller raconte
l’histoire suivante. Assis entouré de sa cour, installé dans de hautes loges autour
de l’enceinte aux fauves, se tient le roi, alors que sur un balcon surélevé, disposées

4. SCHILLER Friedrich, « Der Handschuh », Musen-Almanach, 41-43, Tübingen, JG Cotta ed,


1798. Réédition par Jacky Gleich, Berlin, Kindermann Verlag, 2005. La version intégrale est
proposée en Annexe de cet ouvrage.
70 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

en forme de couronne de fleurs, se trouvent les dames de la cour. C’est alors que
la demoiselle Cunégonde s’adresse à son soupirant, le chevalier Delorges :
Herr Ritter, ist Eure Lieb so heiss,
Wie Ihr mirs schwort zu jeder Stund,
Ei, so hebt mir des Handschuh auf.
(Seigneur chevalier, si votre amour est aussi brûlant,
Que vous me le jurez à toute heure,
Eh bien, apportez-moi ce gant.)
Et elle le jette dans la fosse. Le chevalier descend, ramasse le gant d’un geste
hardi et le rapporte. La cour est émerveillée :
Da schallt ihm sein Lob aus jedem Munde,
(Sa louange retentit de chaque bouche)
La réaction de la dame ne fait pas de doute :
Aber mir zartlichem Liebesblick‑
Er verheisst ihm sein nahes Glück‑
Empfàngt ihn Fràulein Kunigunde.
(Mais avec un regard d’amour tendre
- Qui lui promet un bonheur tout proche -
L’accueille la demoiselle Cunégonde.)
La réponse du chevalier remet tout en cause :
Und er wirft ihr den Handschuh ins Gesicht :
`Den Dank, Dame, begehr ich nicht.’,
Und verlasst sie zur selben Stunde.
(Et il lui jette le gant au visage :
“De vos remerciements, Madame, je n’ai cure”,
Et il la quitte sur l’heure.)
b) Un riche financier égare une pièce de monnaie devant M. d’Orsay (un
dandy) et se baisse pour la rechercher. D’Orsay se penche aussi pour l’aider et,
afin d’éclairer la scène, enflamme un gros billet de banque.
On voit dans ces deux exemples comment le beau geste participe de « formes
de vie » génériques et collectives, parfois elles-mêmes très stylisées (le dandysme,
le cynisme et l’esprit chevaleresque, entre autres), mais sans pour autant se
confondre avec elles, car sur le fond du dandysme ou de l’esprit chevaleresque,
qui les motive en partie, les formes de vie suscitées par le beau geste restent singu-
lières, au moins en proportion de leur caractère imprévisible et extrême.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 71

La question qui se pose est toujours la suivante : comment, dans ces deux
exemples de beaux gestes, l’acte se transforme-t-il en geste éthique, et le geste en
beau geste ? Nous y voyons quatre conditions principales :
1. Comme la conversion d’une action en événement, la conversion d’un acte en
geste suppose un spectateur, c’est-à-dire d’un observateur dont le corps est
présent à l’acte, impliqué dans les marges de la scène où il a lieu. Le geste,
comme l’événement, est saisi de manière à ce que la totalité et le détail figura-
tif du procès soit pris en compte, et pas seulement son résultat ou la transfor-
mation qu’il produit.
2. De la même manière que le savoir-être ne se suffit pas, à la différence du savoir-
faire, d’une évaluation à partir du résultat obtenu, le geste implique donc une
figurativisation précise du procès et de ses étapes. En raison de cette mise en
scène du procès, l’énoncé détaillé des phases successives suffit à susciter l’effet de
sens « geste » ou « beau geste » (plutôt qu’« acte » ou « action »). Le récit d’un
beau geste s’efforce donc de restituer le détail des agencements syntagmatiques
pertinents, en même temps que les figures spécifiques de la mise en spectacle : ce
sont les manifestations observables du savoir-être.
Si on rapproche ces deux premières clauses (présence opératoire du specta-
teur et figurativisation des phases du geste) on s’aperçoit que ce qui
transforme l’acte en geste, c’est le caractère sensible et perceptible de sa
construction en procès, c’est-à-dire l’existence d’un plan de l’expression
autonome, propre au déploiement de la séquence narrative et morale. Il
faudrait à cet égard distinguer deux types de moralisations : une moralisation
narrative d’un côté, qui repose exclusivement sur l’évaluation axiologique du
parcours à partir de son résultat, et une moralisation éthique, qui se fonde,
pour commencer, sur la perception de la bonne forme du procès.
3. Le beau geste, puisqu’il relève de la sensibilité éthique, va de ce fait adopter
un « style », une manière esthétique de mettre en œuvre l’agencement synta-
gmatique du procès. Ce style sera constitué, ainsi que nous l’avons déjà
indiqué, de répétitions, ruptures de tempo, ellipses et litotes, hyperboles, syn-
copes et contretemps. Par exemple, Jacques Vaché faisait une litote quand il
saluait, sans tendre la main, ses amis les plus proches. Dans le cas du
chevalier de Schiller, on pourrait parler de « dislocation » du procès, car, en
segmentant et en démarquant la séquence qui précède la rupture, son geste
interrompt la chaîne de l’échange proposé par la dame et conforté par le
public, témoin de la scène, et il initialise un nouveau segment obéissant à
d’autres règles, encore indéterminées.
72 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

4. L’opération de démarcation / extraction fait apparaître rétroactivement, par


la rupture qu’elle impose, la nature transitive de l’acte demandé. On ne peut
pas dire que la dame propose, à la lettre, un échange. De fait, ce qui est en
question dans sa proposition, c’est la mesure d’une passion individuelle et
intersubjective, supposée proportionnelle à l’importance du risque encouru :
si le chevalier accepte de courir le risque, cela signifie qu’il met son amour
pour la dame plus haut que sa vie et qu’il préfère risquer de perdre sa vie
plutôt que l’amour de la dame.
Mais, dès lors, la passion individuelle étant inscrite à l’intérieur d’un
ensemble de comportements sémantiquement hétérogènes mais moralement et
socialement commensurables, elle peut participer de la structure de l’échange
généralisé. En effet, une fois la valeur de l’amour ainsi mesurée, les partenaires
peuvent établir des équivalences et poursuivre l’échange sur une base quasi
commerciale : au don d’amour, manifesté par le risque encouru et l’exploit
accompli, devrait correspondre un contre-don d’amour, dont la manifestation
minimale pourrait prendre la forme de remerciements, et l’intensité du remer-
ciement devrait à son tour se conformer à l’équivalence précédemment établie.
Ainsi, en cherchant à évaluer le prix de son amour, la dame impose au chevalier,
avec l’assentiment social, une mesure des équivalences empruntée à l’échange
marchand. Cela se confirme sur un autre plan, dans la lecture que fait le conteur
du regard de la dame, « Qui promet [au chevalier] un bonheur tout proche », à
titre de contre-don.
De fait, c’est le geste du chevalier qui explicite rétroactivement la structure de
l’échange, tout en la récusant. De la même manière que, dans la conversation,
chaque réplique a le pouvoir de modifier le focus et l’accent sur la réplique qui
précède, pour la resémantiser autrement (c’est la « signification récurrente »,
disent les psycho-sociologues de la conversation), dans l’interaction, chaque
comportement est susceptible de ré-énoncer et de resémantiser les comporte-
ments précédents. Le beau geste permet donc au chevalier à la fois de dénoncer la
morale marchande et sociale, sous-jacente à la mise en scène proposée par la
dame, et aussi d’en sortir, en affirmant la possibilité d’une éthique individuelle,
reposant sur d’autres valeurs, et en particulier sur des valeurs non-échangistes.
Nous avons jusqu’ici invoqué la distinction, proposée par Paul Ricœur, entre
l’éthique et la morale5. La morale repose sur des normes, un réseau de

5. Dans Soi-Même comme un autre (op. cit.), et notamment dans les chapitres « Le Soi et la visée
éthique » (pp. 199-236) et « Le Soi et la norme morale » (pp. 237-278).
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 73

contraintes, voire une déontologie ; l’éthique fonde en revanche un projet de vie,


et même une téléologie. Or le beau geste ne peut pas être normé, sauf à redevenir
un comportement conventionnel appartenant à une morale sociale ; dans la
mesure où il fonde une forme de vie individuelle, il ne peut relever que de
l’éthique, au sens de Paul Ricœur.

LE BEAU GESTE ET LE SPECTACLE DES FORMES DE VIE


La négation et l’invention des valeurs
Aussi bien dans sa forme aspectuelle que dans ses tenants axiologiques, le
geste du chevalier procède par négation : c’est, au moins, une morale contre. On
pourrait évoquer ici aussi, à titre d’exemple, ce jeune chilien qui avait été arrêté
par la police de son pays parce qu’il lavait le drapeau américain devant
l’ambassade des États-Unis. Au lieu d’affirmer simplement un conflit d’opinion
en brûlant (comme tout le monde) le drapeau ou l’effigie de l’adversaire, au lieu
de proclamer une haine politique qui aurait appartenu ipso facto à la chaîne des
agressions, des représailles et des répressions, le protestataire extrait son geste de
la chaîne de l’échange de mauvais coups. Et, en recatégorisant le drapeau comme
« linge sale », il nie l’ensemble des valeurs sur lesquelles reposent les échanges
politiques en leur substituant des valeurs, indéterminées mais figurativisées, de
« propreté ».
Cette négation est l’étape nécessaire pour pouvoir ensuite affirmer d’autres
valeurs ; c’est donc le moyen d’une réouverture des possibles, d’une relance du
devenir et de la diversité des axiologies. C’est la porte ouverte à l’étrangeté et à
l’altérité. En se posant contre les formes socialisées du devoir (nécessité, obliga-
tion, norme ou règle), le beau geste annule en fait l’effet de suspension et de fige-
ment propre au devoir. Il ouvre à nouveau le devenir et la diversité de ses
possibles, et en cela, il propose à l’inverse un sujet du vouloir. Un vouloir indéter-
miné, mais un sujet clairement autonome et auto-destiné.
La négation opérée par le beau geste correspond, dans l’organisation du carré
sémiotique, à la contradiction. On n’a pas, jusqu’alors, prêté assez attention au
rôle créatif de l’opération de contradiction. Le plus souvent conçus comme des
termes dont le contenu de l’axe sémantique serait absent, les subcontraires du
carré sémiotique apparaissent seulement comme les étapes logiquement
nécessaires qui mènent d’un contraire à l’autre, étapes souvent difficilement
investies sémantiquement, instables parce que transitoires. Mais c’est justement
cette instabilité qui en fait ici le prix.
74 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Sur le chemin logico-sémantique qui conduit d’une position à son contraire,


la négation de cette position est d’abord une ouverture, à l’émergence de
nouvelles possibilités, à l’invention ou à la création d’autres univers de sens. Ce
n’est que parvenu sur la position contraire, par une affirmation, que l’on peut
considérer que les univers de sens ouverts par la négation de la première position
sont à nouveau refermés, sauf un, celui qui est affirmé, et qui est à son tour
articulé et déterminé. Paradoxalement, c’est la négation qui est ici inventive, en
suspendant les déterminations et les restrictions qui sont attachées aux termes
positifs de la structure élémentaire de la signification.

La quantification du plan de l’expression


L’un des paradoxes du beau geste tient à l’économie des moyens : plus
l’expression de la négation est figurativement réduite, plus grand est l’effet de la
rupture. Alfred Jarry, par exemple, paralysé sur son lit de mort et interrogé par
son médecin sur son désir le plus cher, sur ses dernières volontés en quelque
sorte, réclame un cure-dents ; la disproportion entre le contenu figuratif de
l’expression (un objet dérisoire) et la situation narrative de l’échange ou du don
(les dernières volontés, le dernier plaisir d’une existence qui s’achève) est maxi-
male. Vie et mort & cure-dents : quelle manière plus efficace de dévaluer cette
situation narrative ? Plus grande est l’économie de la manifestation, plus grande
est l’ouverture du monde des valeurs, plus nombreuses sont les possibilités
d’interprétation, car la négation porte non seulement sur l’échange, mais, pour ce
faire, également sur la hiérarchie des valeurs qu’il implique.
Tout se passe comme s’il s’agissait de réinventer la sémiose, en partant de la
valeur quantifiée qui permet aux deux plans d’un langage de faire sens. En
d’autres termes, des actes et des attitudes devenus insignifiants sont retraités
quantitativement pour qu’on puisse en faire émerger un nouveau plan de
l’expression et un plan du contenu. Tout comme dans les formes élémentaires de
l’absurde, la mécanisation ou la désémantisation de la morale quotidienne
pourrait être interprétée comme la mise en relation entre un plan de l’expression
pléthorique, effet de la moralisation et de la régulation proliférantes des
comportements sociaux, et un plan du contenu exsangue, vide de sens. L’éco-
nomie de moyens propre au beau geste consiste alors à renverser la proportion et
à réduire au minimum les figures du plan de l’expression, de manière à ce que le
plan du contenu soit le plus divers, le plus ouvert et donc le plus riche possible.
L’abstention (de ceux qui ne votent pas volontairement, ou de Jacques Vaché,
qui ne tendait pas la main) est en quelque sorte le stade ultime de cette minimali-
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 75

sation du plan de l’expression ; de même le refus et le départ du chevalier sortant


de la fosse aux lions. Geste de négation absolue, stade ultime de l’économie des
moyens, l’abstention provoque d’ailleurs un élargissement maximal au plan du
contenu, puisqu’elle oblige l’interprète à passer à un niveau de thématisation
supérieur, voire à un niveau méta-axiologique. Ainsi, pour Sartre, l’abstention
électorale n’était pas seulement un moyen de récuser les parties en présence, de
refuser de choisir, mais une remise en cause des institutions de la démocratie for-
melle elles-mêmes. Nous verrons dans un chapitre ultérieur comment la tenta-
tion de l’abstention peut elle-même, au niveau méta-axiologique, être réinterpré-
tée en un autre sens, pour être combattue.
Comme nous l’avons signalé, la question qui se pose ici est de même nature
que celle que rencontrent les écrivains de l’absurde. Pour Ionesco, le sentiment de
l’absurde résulte de la prolifération matérielle du plan de l’expression et de la
raréfaction idéelle du plan du contenu. Mais cet effet ne peut être obtenu que si,
préalablement, le plan de l’expression a été rendu à sa matérialité, voire à sa
corporéité. C’est aussi ce que font parfois les auteurs de beaux gestes : ainsi, le
contestataire chilien, en lavant le drapeau au lieu de le brûler, en exhibe la maté-
rialité sensible (le tissu, le linge). Mais il faut bien voir que cette observation pré-
suppose, d’un point de vue sémiotique,
1) que la fonction sémiotique n’est pas une fonction stable, qu’elle peut varier
en fonction des modulations quantitatives et qualitatives (extension et inten-
sité) des deux plans qui la constituent,
2) que le plan de l’expression et le plan du contenu peuvent être en relation de
tension agoniste, et que la pertinence de la fonction sémiotique dépend des
équilibres et déséquilibres entre ces deux plans, et enfin
3) que ces variations de la fonction sémiotique renvoient au stade de l’élabora-
tion perceptive des deux plans du langage, et en particulier au passage de la
matière d’expression à la substance de l’expression, puis de la substance à la
forme.
Il semble bien qu’au-delà de la remise en cause des valeurs au sens restreint,
c’est bien une nouvelle organisation sémiotique que le geste éthique propose. Par
la reconstruction de la sémiose fondamentale, en effet, le beau geste redonne du
sens au quotidien, et en particulier aux conduites sociales. Ainsi Jésus, interpel-
lant tous ceux qui voulaient lapider la femme adultère, exige que seuls y soient
autorisés ceux qui n’ont jamais péché : il resémantise une conduite morale stéréo-
typée, en lui redonnant comme fondement sémantique la catégorie pur/impur ;
76 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

mais, en même temps, il oblige bien sûr chacun à opérer un jugement réflexif, qui
est le commencement d’une morale personnelle.
Le beau geste est par conséquent un événement sémiotique considérable (i)
qui affecte l’agencement syntagmatique des conduites et leur fondement axio-
logique, (ii) qui crée les conditions pour une nouvelle énonciation, de type indivi-
duel, grâce à la clôture inopinée de segments d’un processus en cours et à l’ouver-
ture de nouveaux segments, et enfin, (iii) qui sollicite vigoureusement la sensibi-
lité des spectateurs grâce à la théâtralisation du quotidien. La complexité et la
stratification des couches de sens qui en sont affectées sont celles mêmes qui per-
mettent d’identifier une forme de vie.

Le spectacle intersubjectif
Grâce à la mise en scène de la négation et de la nouvelle quantification de la
sémiose, le spectateur du beau geste est sollicité pour en faire l’interprétation : la
même rupture a pour effet de lui rendre, à lui aussi, sa liberté, puisqu’il peut relire
à sa manière la signification de la séquence. Chez D’Orsay, par exemple, la néga-
tion porte sur la fonction sociale de l’objet, qui est en outre un objet d’échange
par excellence ; elle s’étend par conséquent à l’ensemble du processus stéréotypé
et aux circonstances de l’usage : le billet de banque ne s’échange plus contre quel-
que bien matériel, il est traité comme une feuille de papier pouvant faire office de
chandelle. Si les pratiques peuvent être considérées comme des énonciations pour
les objets qu’elles manipulent, dans la mesure où elles en manifestent la significa-
tion, le beau geste serait alors l’équivalent d’une énonciation individuelle qui pro-
céderait pour commencer par la dénonciation de la pratique canonique ou
stéréotypée associée à un objet ou une situation d’interaction, et la remise en
question de l’énonciation collective qu’implique cette pratique.
L’éthique émergente supposerait donc que la praxis énonciative de type indi-
viduel soit distribuée sur les deux partenaires de l’énonciation : l’énonciateur-
metteur en scène donne à voir la rupture, la suspension de l’usage établi, la néga-
tion des valeurs et l’ouverture du devenir, et l’énonciataire-spectateur, sollicité
par l’ouverture maximale des possibilités, est sensé choisir, à titre de nouvel
usage, quelques-unes des possibilités offertes. L’irruption de l’inattendu, le choix
de l’ellipse, du silence ou du contretemps ont donc pour effet de donner à ima-
giner ces possibles : l’invention des valeurs est coopérative, le spectateur est solli-
cité pour participer à cette création en tant que co-énonciateur d’un futur sys-
tème de valeurs en cours d’invention.
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 77

Vigoureusement sollicité par la rupture de l’échange, le spectateur connaît la


surprise ou l’admiration, l’irritation ou l’indignation. Peu importe la polarité
positive ou négative : son adhésion n’est pas sollicitée, seulement son émotion et
sa sensibilité à l’ouverture des possibles. Comme nous l’avons déjà souligné,
l’esthésie et l’émotion esthétique sont les éléments déclencheurs de son interpré-
tation : l’esthétisation des conduites est le moyen par lequel on parvient à rendre
sensible le moment éthique où de nouvelles valeurs sont inventées.

CONCLUSION : DU BEAU GESTE INDIVIDUEL AUX FORMES DE VIE SOCIALISÉES


L’irruption et l’émergence singulière
Le beau geste est donc un spectacle intersubjectif où l’observateur est supposé
reconstruire le sens d’une scène, sous le coup d’une émotion. La « beauté » du
geste, en l’occurrence, tient au fait qu’il fait émerger dans la chaîne des comporte-
ments sociaux un programme narratif singulier et identifiable, et qui peut être
reconstitué parce qu’il a une « bonne forme », extraite de la gangue des conduites
quotidiennes. L’opposition entre la routine, la grisaille, la monotonie, l’insigni-
fiance des figures, d’une part, et l’invention, l’étrangeté, la singularité, la signi-
fiance toute neuve de celles qui remplacent les premières, d’autre part, fait irré-
sistiblement penser à la manière dont le sens commun conçoit ordinairement la
différence entre la prose et la poésie.
Confronté à cette innovation, le spectateur ne peut pas accéder directement
au plan du contenu, comme il le ferait par routine (par exemple si le contestataire
brûlait le drapeau, ou si le chevalier acceptait les compliments de la dame). Non
seulement le plan du contenu n’obéit à aucun stéréotype connu, mais, en outre, il
est entièrement ouvert. L’énonciataire doit donc passer par le plan de
l’expression, percevoir et conceptualiser les figures qui lui sont proposées sans
référence à un destinateur transcendant : là se trouve sans doute le réquisit esthé-
tique de ce type de comportement éthique.
Le beau geste est à la fois individuel et singulier : individuel, parce que les
masses et les collectivités ne sont pas en mesure de faire de beaux gestes, et
singulier, parce qu’un beau geste répété n’est plus un beau geste, et se dégrade vite,
selon qu’il reste individuel ou qu’il est repris collectivement, en excentricité ou en
banalité. Le beau geste provoque l’émergence d’une forme de vie, mais sans pou-
voir en assumer le déploiement : il est très précisément la manifestation d’une
déhiscence (la négation) entre d’une part une forme de vie banalisée et qui est le
fond des usages sociaux, et d’autre part une forme de vie contradictoire et
78 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

émergente, qui n’est pas encore réalisée (parce qu’il faudrait pour cela passer de la
négation à l’assertion). En termes de modalités existentielles, le beau geste
virtualise une forme de vie existante, et en actualise une nouvelle, sans avoir les
propriétés requises pour la réaliser. La réalisation sera collective, ou du moins
sous le regard de la collectivité.
Pour mieux comprendre ce passage des comportements individuels de
rupture aux formes de vie socialement innovantes proprement dite, il nous faut
revenir au spectacle intersubjectif et à son spectateur. La forme de vie se définit,
pour le spectateur, à la fois
1) par sa récurrence et sa cohérence dans les comportements et le projet de vie
du sujet, et qui se traduit notamment par ce que nous avons appelé le schème
syntagmatique,
2) par sa permanence qui, à l’instar de la passion qui procure un rôle passionnel et
une identité éthique au corps-actant, centre de référence de la forme de vie, et
3) par la sélection congruente qu’elle induit à tous les niveaux du parcours
d’individuation sémiotique, notamment les niveaux sensible, passionnel,
axiologique, discursif et aspectuel, etc.
Le beau geste ne peut se prévaloir ni de la récurrence, ni de la permanence, ni
même de la congruence : il en ouvre la possibilité, il laisse espérer tout cela, mais
l’ensemble du processus de socialisation de la nouvelle forme de vie est encore à
accomplir.

Une organisation sociosémiotique labile et passionnelle


La société, au lieu d’être divisée en groupements territoriaux (nations,
régions, etc.), en institutions (Église, gouvernement, commerces et corpora-
tions, etc.) et en classes sociales — ce qui correspond en fait à l’état des sociétés
du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle — pourrait dans cette pers-
pective être articulée et comprise aujourd’hui comme un ensemble d’entités
socio-sémiotiques, immanentes aux comportements individuels et collectifs. Ces
entités socio-sémiotiques coïncideraient avec l’ensemble des acteurs individuels
et collectifs qui les reconnaissent à un moment donné de leur parcours (sous le
régime de croyance dit « d’identification »), cette reconnaissance éphémère ou
durable suffisant à faire de ces entités provisoires des formes de vie.
Nous avons besoin de postuler l’existence de ces entités socio-sémiotiques
pour traiter la question qui nous occupe ici-même, à savoir la transformation
d’un spectacle de rupture individuelle en forme de vie collective. Étant donné une
DES FORMES DE VIE ÉMERGENTES : PROVOCATIONS ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES 79

forme de vie dûment constituée comme une sémiose (avec un plan de


l’expression constitué d’un schème syntagmatique, et un plan du contenu consti-
tué par l’ensemble des sélections congruentes dans le parcours génératif), elle est
susceptible de deux types de variations :
1. des variations de tensions dans le déroulement syntagmatique, permettant de
distinguer des phases dans le déploiement du schème syntagmatique, notam-
ment des phases ascendantes et descendantes (dans le cas du beau geste, on se
place au tout début de la phase ascendante : c’est l’émergence)
2. des variations actorielles, permettant de distinguer des différences de portée
sociale dans la manifestation d’une même forme de vie, depuis une portée
strictement individuelle jusqu’à une portée collective, en passant par tous les
périmètres actoriels intermédiaires.
La singularité du beau geste découle directement de l’association de deux de
ces variétés élémentaires : l’émergence (variété tensive) et l’individualité (variété
actorielle). La forme de vie qui peut en découler doit nécessairement à la fois
étendre son périmètre à un plus grand nombre d’acteurs et dépasser la phase de
l’émergence.
Si l’on revient par exemple au geste de rupture du chevalier chez Schiller, il
est singulier, c’est-à-dire /émergent/ & /individuel/. Il peut déboucher sur une
véritable forme de vie sociale intransitive, où rien ne serait réglé par l’échange, où
tout serait don irrévocable, sans dette ni retour, une société purement sacrifi-
cielle, certes utopique, mais imaginable et racontable. Cette forme de vie
naissante serait donc reconnaissable, c’est-à-dire /identifiable/ & /collective/.
Et c’est alors que nous pouvons reprendre le spectacle de la rupture. Si le
beau geste se doit d’être éclatant, « beau » et saisissant, c’est parce qu’il est à la
recherche d’un tiers spectateur : dès que le spectateur l’a reçu et interprété, que ce
dernier partage ou ne partage pas l’univers de valeurs émergent qui lui est ainsi
soumis, peu importe, le beau geste n’est déjà plus « singulier ». Il a été un
spectacle, il a été identifié, perçu, éprouvé et reconnu, principalement en raison
de son pouvoir de rupture et de contradiction avec la forme de vie qui sert de
toile de fond à la vie sociale. Le spectacle déclenche le calcul sémantique, la sensi-
bilité réveillée retrouve le chemin de la déduction et de la cognition, et une nou-
velle forme de vie se dessine alors dans sa cohérence potentielle.
Dès lors, le parcours de vie de l’auteur du beau geste peut être reconstruit, au
moins par hypothèse : son geste a un passé et un futur, il n’est qu’un moment
d’un autre cours de vie que celui dans lequel il se trouve impliqué, un cours de vie
80 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

doté de sa propre forme, de ses propres modalités et motifs de persévérance.


Nous comprenons alors qu’avec le spectacle du beau geste, nous avons assisté à
l’interférence ponctuelle entre deux formes de vie, une manifeste et dominante, et
une autre latente et marginale. Nous comprenons enfin qu’avec le beau geste, la
forme de vie latente a su s’imposer, imposer son cours à l’autre cours de vie qui se
donnait pour dominant. Il ne lui reste plus qu’à persévérer à son tour. Persévé-
rance et contre-persévérance : tel est bien le ressort de la manifestation des
formes de vie.
Les formes de vie ne sont attachées à aucun groupe social, à aucun individu
en particulier, sauf par une décision arbitraire ou conventionnelle, ou par un
« arrêt sur image » qui les saisit à un moment de leur évolution, associées à tel
groupe ou à tel individu. Mais une forme de vie donnée connaît une infinité de
moments d’évolution, dont aucun ne peut prévaloir, bien qu’en tel ou tel de ces
moments, elle puisse correspondre au « style de vie » d’un groupe social spéci-
fique. L’enchevêtrement et la labilité des formes de vie permet de rendre compte
de la complexité de nos sociétés et des personnes morales qui les constituent, sans
classification a priori. Elles sont nécessairement associées à des acteurs, indivi-
duels et collectifs, mais ces acteurs ne sont pas socialement entièrement prédéter-
minés, et ils ne peuvent être que provisoirement définis par leur association à
telle forme de vie qu’ils assument. Pour stabiliser les appartenances et les
reconnaissances, d’autres opérations sont nécessaires : celles de la répétition, du
figement, de la stéréotypie, ou de la stabilisation des identités.
On pourrait alors envisager une nouvelle conception de la société, dont les
formes de vie et les personnes qui leur sont associées seraient ensuite seulement
évaluées et moralisées (ou en général, « moralisables »), comme le sont aussi les
rôles passionnels et les rôles thématiques. L’invention des éthiques personnelles,
les beaux gestes en particulier, pourrait alors être interprétée dans cette pers-
pective comme un effet de la praxis qui susciterait, engendrerait, figerait, dénon-
cerait puis convoquerait à nouveau des formes de vie.
De fait, c’est ce à quoi nous avons assisté depuis le début de cette étude : un
épisode de la praxis sémiotique, une praxis qui ne s’exerce pas ici sur des
segments de formulation linguistique, ou sur des rôles textuels de type théma-
tique ou passionnel : cette praxis-là s’exerce directement sur ces grandes entités
socio-sémiotiques que sont les formes de vie. Ce ne doit pas être une surprise :
c’était déjà l’objet de toutes les attentions de Lotman et de ses collaborateurs et
amis de Moscou et Tartu, à savoir la dynamique d’inflexions, de transformations
et de révolutions des formes de vie au sein de la sémiosphère.
Compétitivité :
croyances paradoxales et stratégies de mauvaise foi

La concurrence et la compétition sont dans la nature, dit-on. Compétition


pour la nourriture, pour la reproduction, pour la maîtrise des territoires. Pour
exister et persister, les êtres vivants doivent l’emporter dans chacun de ces types
de compétition. Et c’est sur la base de ce constat, converti en topos au sein de la
doxa, que le raisonnement libéral étend ce principe à l’économie et à la société
tout entière. Sous la pression de la norme sociale, elle constitue une propriété des
sociétés, des nations, et des individus : la compétitivité, la capacité à participer
aux compétitions avec les compétences requises.
Dès lors, si la concurrence et la compétition font partie des lois de l’existence,
la compétitivité, intégrée aux pratiques et stratégies sociales, peut faire l’objet
d’expériences individuelles et collectives. C’est à ce point, précisément, qu’elle
peut donner naissance à une forme de vie, et que notre réflexion commence. Mais
d’emblée, une confrontation est déjà active : en effet, la mise en exergue de la
compétition, comme explication de nos choix et comportements en société,
s’accompagne nécessairement de la mise sous le boisseau d’une autre forme de
vie, celle que suscite l’ensemble des comportements empathiques, coopératifs ou
fusionnels1. Le principe de compétitivité étant mis au premier-plan, celui de
l’empathie n’est pas pour autant annulé : il est latent, mais néanmoins actif, et il
devient de ce fait même un problème à résoudre au sein même des formes de vie
compétitives.
L’une des dimensions de ce problème tient au fait que les formes de vie
compétitives vont devoir réinventer des raisons de coopérer qui ne soient pas
explicitement inspirées par le principe d’empathie. La question se déplace alors :

1. Tout comme la compétition, l’empathie est une propriété de l’« être ensemble », partagée par
le monde animal (notamment celui des mammifères), et qui est, autant que la compétition,
nécessaire à la survie des espèces et des sociétés. (cf. Supra, chapitre premier, la référence à
Frans de Waal).
82 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

ce n’est plus « Faut-il être compétitif ?», mais « Au nom de quoi coopérer et
continuer à participer ? ». La compétitivité devenue forme de vie internalise et
masque une contradiction, elle est habitée par cette contradiction dont l’un des
termes (l’empathie) est apparemment considéré comme vide ou absent. C’est
pourquoi on assiste, au cours de cette reconstitution des raisons de coopérer et de
participer, à des stratégies de dénégation plus ou moins sinueuses, et à des
postures typiques de la mauvaise foi. La mauvaise foi, en l’occurrence, c’est le
symptôme du terme masqué (l’empathie).

LE PARADOXE DES COMPÉTITIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES


Compétitions classantes et compétitions gagnantes
Les thèses libérales ont conduit à généraliser le principe de la compétition et
de la concurrence dans toutes les sphères de l’activité économique et sociale. La
compétition est supposée augmenter les performances collectives, et elle obéirait
ainsi à une éthique qui serait à la fois individuelle et collective. Collective, parce
qu’à travers la participation à la compétition, chacun améliorant ainsi la perfor-
mance collective, il contribuerait au bien commun. Individuelle, parce que la
compétition obéissant à des règles, chacun aurait des chances égales d’exprimer
ses talents et de gagner.
On peut distinguer à cet égard deux grands types de compétitions : les
compétitions classantes et les compétitions gagnantes. Les premières procurent une
image comparative des compétences d’institutions et d’individus appartenant à
une même catégorie, cette image étant élaborée à partir d’un ensemble de
résultats consolidés extraits de différents types de performances. Le classement
repose donc sur l’hypothèse que les institutions ou les individus classés réalisent
les mêmes types de performances, à des degrés différents, et que ces degrés
permettent d’inférer par présupposition des niveaux de compétence et d’effi-
cience (principalement de savoir-faire et de pouvoir-faire) différents. Ces
classements de compétence n’ont pas en principe d’objectif collectif affiché : elles
participent principalement de l’éthos individuel des personnes morales et
physiques, en ce sens qu’elles les rendent ensuite plus ou moins persuasifs à
l’égard de leurs partenaires, financeurs, usagers ou clients.
Les secondes, les compétitions gagnantes, sont celles qui nous retiendrons
plus particulièrement ici : ce sont les compétitions dans lesquelles les institutions
et individus s’engagent pour emporter un « gain ». En général, ce gain est ce qui
va leur permettre de développer et stimuler leur activité, et au bout du compte,
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 83

d’être en mesure, en raison de cette activité soutenue, de participer à d’autres


compétitions du même type, et ainsi de suite. Les compétitions gagnantes
forment ainsi un processus sans fin, qui est celui même que l’on dénomme
« compétitivité », c’est-à-dire la capacité à participer à ce type de compétition
pour les gagner, et plus généralement la capacité à gagner le droit de continuer à
concourir encore, de persévérer en somme dans la chaîne des compétitions.
Les compétitions gagnantes ainsi conçues sont donc tout particulièrement
intéressantes dans la perspective des formes de vie, puisque la compétitivité qui
les sous-tend n’est autre qu’une forme de persévérance : concourir pour persé-
vérer dans son cours, concourir pour pouvoir continuer à concourir. Mais ces
formes de vie compétitives ont ceci de particulier, à la différence des compétitions
classantes, que la recherche individuelle d’un gain est supposée apporter en outre
un bénéfice collectif. Elles sont donc supposées « gagnantes » à deux niveaux :
gagnantes en raison de l’enjeu pour les participants à la compétition, et gagnantes
en raison du bénéfice que la collectivité organisatrice peut en espérer.

Une rationalité sémiotique


Dans une perspective sociosémiotique, la compétitivité pose donc d’emblée la
question du rapport entre l’individuel et le collectif. Du point de vue collectif, l’effet
de la « main invisible », chère au libéralisme, et les gains qu’on en espère globa-
lement, sont relativement bien identifiés. Mais, du point de vue individuel les
choses semblent plus incertaines, car la question se pose alors de la motivation des
individus ou des groupes à travailler pour produire des biens et des bénéfices qui
outrepassent leurs besoins propres ; en d’autres termes : comment s’articulent gain
collectif et gain individuel ? En outre, comme cette conception de la vie écono-
mique et sociale n’est plus toute neuve, l’expérience accumulée montre que bien
souvent le coût socio-économique de la compétition et de la compétitivité elles-
mêmes n’est pas loin de compenser, sinon parfois de dépasser, du point de vue des
acteurs et des institutions en compétition, le gain de performance collectif.
La question n’est pas ici de nature économique, mais bien sémiotique, car la
réflexivité apparaît ; en effet, cette situation (le caractère problématique du gain
collectif et du gain individuel) est connue des compétiteurs, et on est en droit de
s’interroger sur l’usage qu’ils font de cette connaissance. Le point de vue politico-
économique va focaliser le rapport entre coût et gain, alors que le point de vue
sémiotique conduira à s’étonner : mais pourquoi continue-t-on donc, dans ces
conditions, à participer à cette compétition généralisée ? Si on se pose la question
de la motivation et des raisons des acteurs socio-économiques, le point de vue
84 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

économique ne suffit pas, et l’idée même d’un strict calcul d’intérêt, probable-
ment pas non plus. Le point de vue sémiotique va consister à imaginer le cadre
conceptuel et passionnel qui permet de comprendre pourquoi le comportement
compétitif peut perdurer et même s’amplifier alors même que son rendement
économique serait nul, négatif ou incalculable.
Ce cadre conceptuel et passionnel sera supposé exercer une pression incita-
tive sur les acteurs, une forme de manipulation « ambiante » qui pourrait être une
condition d’appartenance à une collectivité, une forme de la croyance d’identifi-
cation qui au cœur des formes de vie. Et c’est la raison pour laquelle nous faisons
l’hypothèse selon laquelle la compétitivité est un comportement individuel et
collectif qui ne peut se déployer que sur le fond de formes de vie particulières, à
découvrir et caractériser.

Paradoxe, concession et dénégation modale


Le cas des compétitions entre universités éclaire d’un jour singulier le para-
doxe qu’il nous faut comprendre. Pour les universités elles aussi, la tendance
mondiale est à l’autonomie et à la compétition. Certaines de ces compétitions
sont « classantes », et elles participent à leur attractivité et à leur réputation ;
d’autres, les plus nombreuses et les plus coûteuses, sont « gagnantes », et le gain
en question n’est autre que ce qui leur permet d’assurer leurs missions de base,
chercher et trouver, enseigner, diplômer et insérer dans la vie professionnelle.
Nous sommes donc bien dans la stricte perspective de la persévérance : concourir
pour continuer à exister et à faire.
Les universités participent à des appels d’offre et à des compétitions en étant
non seulement différentes, mais fondamentalement inégales, et en le sachant. Ces
inégalités sont héritées, durablement installées, et ne peuvent être transformées
que sur le long terme, c’est-à-dire certainement pas dans le laps de temps d’une
compétition ou d’un appel à projets, quelle qu’en soit la durée. Tous les respon-
sables universitaires quelque peu expérimentés savent à l’avance même quelles
devraient ou pourraient être les universités gagnantes et les perdantes, car le
poids des situations initiales est décisif dans la gestion de la plupart des appels à
projets, quelle que soit la qualité des projets élaborés à cette occasion.
Mais si les universitaires le savent, ils le savent d’une manière apparemment
inconséquente, puisqu’ils participent tout de même aux compétitions, et s’ils
étaient conséquents, les compétitions auraient moins de succès. Que signifie être
« conséquent » en ce sens ? S’en tenir à un raisonnement strictement économique,
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 85

un simple calcul d’intérêt : un coût de participation conséquent, un gain faible au


total, et des chances encore plus faibles de pouvoir modifier les conditions
initiales, et donc : abstention ? Et être inconséquent, c’est donc tenir un raisonne-
ment, ou suivre une raison qui dépassent le calcul d’intérêt, qui combinent
plusieurs dimensions de motivation dont au moins l’une d’entre elles est de
nature symbolique et passionnelle.
L’esprit de compétitivité se développe donc dans le monde universitaire sur le
fond d’un raisonnement paradoxal et concessif : bien qu’il soit connu de tous que
les résultats des compétitions sont directement fonction des situations initiales, et
notamment des inégalités déjà constatées, et que les universités gagnantes et
perdantes sont en quelque sorte prédéterminées comme telles, pourtant toutes (ou
la plupart d’entre elles) participent à la compétition. En première analyse, on
suppose donc qu’une partie d’entre elles comptent donc, sinon sur le hasard, du
moins sur des raisons de gagner qui ne découleraient pas directement des
« prédéterminations » et des inégalités initiales, en bref, sur une marge de
contingence et d’incertitude à l’intérieur d’un univers pourtant fortement déterminé.
Le type de rationalité concessive qui nous fait concourir dans de telles
conditions (ce n’est pas « Si… alors », mais « Bien que… quand même ») consiste
très précisément à dissocier l’action d’une part, et l’orientation modale des
conditions de cette action, d’autre part. Si je décide de faire, alors que je sais que
je ne peux pas faire, je décide que ce « non pouvoir faire » ne détermine pas
complètement mes chances de faire, et donc qu’il reste une zone d’indétermi-
nation à côté de la zone du « non pouvoir faire ». Dès lors, je fais l’hypothèse que
cette zone d’indétermination, cette condition blanche, pourrait être occupée par
une condition positive que j’ignore, et que je ne découvrirai que si je « fais quand
même ». Ce type de raisonnement n’est pas si éloigné du pari pascalien.
L’engagement concessif dans la compétition présuppose donc des conditions
masquées mais efficientes, une ou plusieurs conditions modales cachées, mais à
l’existence et à l’efficience desquelles on croit suffisamment pour agir « quand
même ». L’apparent paradoxe de la compétitivité ainsi conçue peut donc être
analysé grâce à une structure de dénégation modale, où la nécessité et la
contingence sont à la fois confrontées l’une à l’autre, et tour à tour récusées ou
réduites : une part de contingence dans la nécessité, ou une part de nécessité dans
la contingence, le tout étant pris en charge par une croyance portant spécifique-
ment sur cet emboîtement de dénégations. En somme, la compétitivité implique
un régime de croyances qui lui est propre, et dont nous allons montrer qu’il a
toutes les propriétés de la mauvaise foi.
86 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Cette dénégation modale est en effet caractéristique de la « mauvaise foi », du


moins telle que Jean-Paul Sartre l’a circonscrite, du point de vue de l’homme
libre :
[…] je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle
des autres pour but, je ne peux que vouloir la liberté des autres. Ainsi, au nom
de cette volonté de liberté, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se
cacher la totale liberté et contingence de leur existence2.
Jean-Paul Sartre appelle « mauvaise foi » l’attitude (d’autrui !) qui consiste à
mettre ses actes sur le compte d’une nécessité : des forces et des déterminations
extérieures (la nature, les circonstances, une « essence ») qui nous définiraient
une fois pour toutes… La mauvaise foi sartrienne nie ou néglige le fait que
chacun est l’auteur de ses actes et qu’il doit en répondre. La mauvaise foi opère ici
comme négation de la contingence. Elle n’est donc pas une simple affirmation de
la nécessité, car, si l’on suit Sartre dans son raisonnement, dans un contexte où la
liberté et l’autonomie sont données par défaut ou par convention, l’affirmation de
la nécessité ne peut être qu’une négation de la liberté et de la contingence qui la
fondent. La contingence étant déjà elle-même par définition la négation de la
nécessité (i.e. : « ne pas devoir être »), nous avons donc affaire à une double néga-
tion modale : « ne pas (ne pas devoir être) ».
La propriété principale de la « mauvaise foi », qui la fait reconnaître et en
constitue le marqueur sémiotique, réside donc dans sa capacité à enchâsser les
dénégations, quelle que soit la position modale à partir de laquelle les opérations
commencent, et à croire à ces enchâssements (ou à faire comme si on y croyait).
Par exemple, si un fond de nécessité très contraignant est présupposé (à l’inverse
de la position de Sartre), alors la mauvaise foi enchaînera par une négation par-
tielle, pour ménager un espace de contingence, mais qu’elle saura à son tour
limiter, par une autre négation qui redonnera place à des nécessités, etc.
La dénégation modale serait donc au principe même du régime de croyance
que nous cherchons à circonscrire, et de la mauvaise foi telle que définie par
Sartre. Nous reviendrons ultérieurement sur les diverses variétés de ces emboîte-
ments de modalités de l’être et du faire. En raison des enchâssements de modali-
sations qu’elle suscite, la dénégation modale est un facteur de combinaisons entre
des prédicats modaux, c’est-à-dire des « dispositifs modaux »3 tels que la

2. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1946. Folio Essais,
1996, pp. 68-71.
3. Cf. GREIMAS Algirdas Julien & FONTANILLE Jacques, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991,
Première partie.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 87

sémiotique des passions les a définis. La dénégation modale est donc susceptible,
en raison de sa structure d’emboîtements, d’engendrer des effets passionnels. Dès
lors, il est plus facile d’imaginer que ces effets passionnels de base, spécifiques de
certaines catégories de comportements, et résultant de pressions ou d’habitus
culturels, participent eux-mêmes de formes de vie qui leur sont propres, et que
l’on peut alors considérer comme typiques de la « mauvaise foi ».
Ces remarques liminaires conduisent à traiter la mauvaise foi comme une
configuration sémiotique (1) organisée autour d’un noyau de modalisation (la
nécessité, la contingence et la dénégation), (2) développée en plusieurs configura-
tions passionnelles, qui, du point de vue des organisations sociales, ont (3)
l’ampleur et le statut de formes de vie collectives. Comme par ailleurs la mauvaise
foi en question est celle qui permet de participer aux compétitions gagnantes, et
de persévérer dans ces compétitions, le cadre général des formes de vie est presque
entièrement et d’emblée sollicité.

L’INDIVIDUEL ET LE COLLECTIF
La part de l’autre
Des passions vont certes se manifester au sein de la configuration analysée,
elles soutiendront des formes de vie, mais rien ne nous permet d’affirmer qu’il
s’agit de passions collectives, si tant est que cette expression peut avoir un sens en
sémiotique. L’expression même « passion collective » reste une métaphore sans
fondement sémiotique aussi longtemps que le « collectif » n’a pas été institué
comme un « corps-actant » sensible et engagé comme corps dans le faire pra-
tique. En revanche, les formes de vie sont nécessairement à l’articulation entre
l’individuel et le collectif : validées ou validables collectivement, portées par un
groupe ou une société toute entière, elles ne peuvent être manifestées que par le
comportement des acteurs, individuels ou collectifs, en congruence ou en rupture
avec la norme et l’usage.
Dans le cas des compétitions universitaires, par exemple, la structure de
dénégation elle-même ne peut être exclusivement attribuée ni à l’État, ni à la
collectivité des universités, ni à chacune des universités : une partie des univer-
sités comptent sur une part de contingence pour gagner alors qu’elles sont desti-
nées à perdre ; d’autres se considèrent prédéterminées pour gagner, et donc plutôt
menacées par la marge de contingence ; et, de son côté, la collectivité des
universités, tout comme l’État, ne peut proposer ou accepter que soient ouvertes
de telles compétitions que parce qu’ils admettent (du moins font-ils semblant
88 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

d’admettre) une part de contingence. On voit bien, intuitivement, que l’individu


et la collectivité jouent l’un et l’autre de la dénégation modale, et que le problème
à traiter est le rôle de chacun dans la construction globale.
La question qui se pose n’est donc pas seulement celle de la part de contin-
gence qui s’offre à chacune des universités, mais également de la part d’indéter-
mination qui affecte la hiérarchie et les inégalités entre les différents types
d’universités, c’est-à-dire l’organisation collective elle-même. La dénégation
individuelle et la dénégation collective se font donc écho, et la mauvaise foi
individuelle et la mauvaise foi collective se nourrissent l’une de l’autre, mais peu-
vent aussi bien se conforter que s’affaiblir réciproquement. On peut au moins
supposer, entre l’une et l’autre, un dialogue, une forme d’échange qui permettrait
de répondre à la question posée initialement : pourquoi concourir quand le gain
individuel est loin d’être assuré, et que le seul gain tangible pourrait n’être que
celui de la performance collective ? Ou plus radical encore : quelle motivation
individuelle peut-on trouver à concourir alors que les conditions initiales fixées
collectivement ne laissent aucune chance au hasard ?

Sommes-nous tous calvinistes ? 4


Affirmer que le calcul de mauvaise foi et la dénégation modale consistent à
postuler une part de contingence dans une situation très fortement contrainte et
déterminée (ou l’inverse), ce n’est finalement que le résultat d’un raisonnement
qui ne chercherait, à tout prix, qu’à reconstituer les éléments d’un calcul ration-
nel. Or nous avons déjà fait observer que la dénégation modale implique une
croyance spécifique : cette croyance peut être procurée de l’extérieur, ou élaborée
par les acteurs eux-mêmes, mais dans les deux cas, elle est suscitée et portée par
leur engagement dans l’action, leur engagement à persévérer, à continuer sans
tenir compte de la contrainte déterminante des conditions initiales.
En bref, les acteurs ont un destin, et ils savent que les résultats de leur action
sont prédestinés. Et pourtant, ils veulent choisir le cadre de leur action, ils veulent
même choisir ce destin qui leur est imposé. Pour comprendre comment on peut
« choisir sa prédestination » et même la mettre individuellement en projet, on
peut se reporter notamment à l’analyse que Max Weber a consacrée aux relations
entre l’éthique calviniste et la croyance en la prédestination, d’une part, et

4. Ce rapprochement entre la mauvaise foi compétitive et l’interprétation que propose Max


Weber de la foi calviniste s’inspire très librement d’un texte de Jean-Pierre DUPUY, Self-
deception and paradoxes of rationality, Stanford, CSLI Publications, 1998.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 89

l’« esprit du capitalisme », d’autre part5. En vertu d’une détermination transcen-


dante et antérieure (celle de Dieu), chacun sait qu’il appartient soit à la catégorie
des élus, soit à celle des damnés, sans pouvoir savoir laquelle. Les hommes ne
peuvent rien faire sur terre pour gagner ou mériter leur salut, et donc pour
changer un décret sur lequel même Dieu ne peut plus revenir a posteriori. Et
pourtant les calvinistes font, agissent, travaillent.
Plus radicale que la situation des universités autonomes et inégales, la pré-
destination des individus calvinistes est en quelque sorte une réalisation pure et
sans compromis du paradoxe qui nous occupe. En effet, dans le cas des compéti-
tions gagnantes, la participation de chacun peut être motivée par l’espoir que le
résultat puisse être infléchi par le hasard et, en outre, la nature et l’ampleur des
inégalités initiales étant connues, la probabilité de pouvoir les infléchir peut
même être évaluée, et donc, la part de hasard peut être appréciée. Dans le cas de
l’éthique calviniste, la détermination est totale, sans aucune faille, personne ne
peut l’infléchir, pas même Dieu. En outre, l’effet de cette détermination n’est pas
connu, et, par conséquent, nul ne peut savoir le chemin qu’il devrait accomplir, ni
les efforts qu’il devrait déployer, pour échapper à son destin s’il était néfaste.
L’engagement dans la persévérance est donc apparemment encore plus paradoxal
et inexplicable.
Or l’explication proposée par Max Weber est, littéralement, de nature
sémiotique. En effet, pour les calvinistes, le sens et le contenu de la grâce divine
ne peuvent être ni changés ni connus, mais en revanche son expression reste en
partie libre. La grâce divine peut se manifester par des signes. La grâce est donnée
par Dieu, mais les signes de la grâce sont obtenus par les hommes et dans l’action :
ces signes peuvent donc être recherchés, et les hommes peuvent choisir de les
acquérir ou pas. Le principal de ces signes est l’épreuve à laquelle on se soumet à
une activité intense et compétitive : l’engagement dans le faire pratique est une
expression sémiotique de la grâce, c’est-à-dire du fait d’appartenir aux élus. En
termes plus directement sémiotiques, le contenu de la grâce n’est à l’initiative que
de Dieu, et n’est connu que de lui, mais son expression est à l’initiative des
hommes, et peut donc être à la fois choisie et connue.

5. WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction J.-P. Grossein, Paris,
Gallimard, 2004.
90 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Le rapport entre l’expression (le signe) et le contenu (la grâce) est contingent
car ce signe n’est ni la cause ni la conséquence de la grâce ; il est choisi par
l’homme, mais dans l’ignorance de sa valeur de vérité, et sans que son contenu
puisse être attesté au cours de la vie sur terre. C’est en somme une expression
potentielle et flottante, dont le contenu (la grâce) reste virtuel, mais dont il reste
pourtant dans tous les cas l’expression spécifique (et donc même si le contenu
n’est pas attesté). Il faut donc imaginer une expression qui est dédiée à un
contenu bien identifié, mais qui peut être aussi bien vraie que fausse, car ce
contenu ne peut être ni connu ni vérifié.
À cet stade de la réflexion, les rôles respectifs de l’individuel et du collectif se
précisent déjà. Collectivement, la répartition entre élus et damnés est considérée
comme déjà établie et irrévocable, mais chacun individuellement n’en peut faire
aucun usage, puisqu’il ne la connaît pas. Individuellement, en revanche, chacun
peut choisir de manifester ou non les signes de la grâce, tout en sachant que cette
épreuve typiquement sémiologique n’aura aucun effet sur la réalité de sa situation
eu égard à la grâce elle-même.
Dès lors, on peut se demander pourquoi tout le monde travaille intensément
et compétitivement quand même, tout comme les universités participent aussi
volontiers aux compétitions qu’on leur organise périodiquement ! Comme il a
déjà été dit, un raisonnement strictement déductif (« Si… alors ») devrait
conduire à l’abstention : le choix individuel de ne rien faire est effectivement la
solution qui découlerait d’un simple calcul d’intérêt, puisque, élu ou damné, on
n’a rien de plus à gagner à se livrer à cette coûteuse épreuve du travail compétitif.
Et dans le cas des universités autonomes, les inégalités étant déjà connues de tous
les acteurs impliqués, l’abstention serait tout autant justifiée.
Pourtant, ce choix individuel de bonne foi serait particulièrement coûteux
collectivement, puisqu’il annulerait la conjugaison des efforts individuels, dont
on connaît le bénéfice collectif : le travail accumulé, dans la compétition entre les
acteurs, contribue à la richesse de tous. Max Weber précise que pour la doctrine
calviniste populaire c’est un devoir de se comporter en « élu », et donc de choisir
les signes de la grâce. Et c’est la raison invoquée qui est la clé : toute espèce de
doute à ce sujet serait le signe d’une tentation démoniaque. L’abstention est donc
un signe envoyé par le Diable, un véritable signe de l’absence de la grâce.
Manifester les signes de la grâce n’implique pas nécessairement d’avoir la
grâce. Mais ne pas les manifester implique nécessairement de ne pas avoir la
grâce. La dissymétrie sémiotique est la clé de toute cette situation paradoxale. La
présence du signe de la grâce n’est pas nécessairement le signe de la présence de la
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 91

grâce, alors que l’absence du signe de la grâce est nécessairement le signe de


l’absence de la grâce. L’expression constatée n’atteste pas du contenu correspon-
dant, alors que l’expression opposée atteste du contenu opposé. Il en résulte que
si le contenu du signe positif n’est pas attesté, le contenu de l’absence de signe est,
lui, parfaitement avéré.
Cette dissymétrie étant connue, et d’une certaine manière connue par les
acteurs comme caractéristique de leurs croyances et de leur éthique, il en résulte
que ne pas manifester les signes de la grâce revient à avouer publiquement que
l’on croit à sa propre damnation. Mais cette croyance elle-même, et qui plus est
affichée publiquement, reste encore paradoxale, car un calviniste conséquent ne
peut prétendre savoir s’il est élu ou damné : seul Dieu le sait. Ce ne peut donc être
que par inconséquence ou par bravade qu’un calviniste se déclare damné.
Et, au final cet aveu affiché de l’absence de la grâce manifeste une sorte d’impu-
dence intellectuelle, et littéralement de faute contre la foi et contre Dieu, car il
suppose de connaître les décrets divins, de se prévaloir d’une connaissance qui est
pourtant considérée comme protégée et inaccessible, en bref, il suppose de tenter
de se mettre à la place de Dieu et de confondre et fusionner les rôles actantiels.
Voilà donc pourquoi ne pas persévérer à agir et concourir est un choix démoniaque.
On sait par ailleurs que la mise en perspective d’une situation narrative et
d’une combinaison modale, ainsi que les retournements de points de vue qu’elle
autorise, comptent parmi les dispositifs sémiotiques les plus directement efficaces
pour produire des effets de sens passionnels6. C’est bien exactement ce à quoi
nous avons ici affaire : une alternative entre le point de vue de Dieu et celui des
hommes, qui offre deux lectures différentes d’une même situation contrainte et
déterminée, et qui ménage également la possibilité d’une substitution entre ces
deux points de vue. Les effets passionnels ainsi produits sont le plus souvent des
passions sans nom, et c’est bien également le cas ici : au sein même de l’éthique
calviniste, l’impossibilité d’assigner un choix de comportement à un strict calcul
d’intérêt oblige à supposer qu’une autre forme de rationalité est à l’œuvre, ou
qu’un autre facteur de choix intervient.
La nature passionnelle de ce dispositif ne fait pas de doute, si on en considère
les effets sensibles, et notamment l’intensité des polémiques de principe qui
fleurissent autour de ces questions : pour en revenir à l’exemple des compétitions
universitaires, plus proche de nous que l’éthique calviniste, il suffit de considérer

6. Cf. FONTANILLE Jacques, « Sémiotique des passions », dans HÉNAULT Anne, Questions
sémiotiques, Paris, PUF, 2002, pp. 601-637.
92 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

les polémiques politiques à propos de l’alternative entre la participation et la non-


participation aux compétitions, du principe même de compétitivité, et de l’utilité
des compétitions.
Si le choix compétitif l’emporte, ce n’est donc pas seulement en raison d’un
basculement de point de vue, mais plus généralement sous l’effet d’une pression
passionnelle. Du point de vue des acteurs (par exemple les universités) qui se
livrent au travail compétitif, l’objectif n’est pas de contribuer au rehaussement de
la richesse collective, mais bien d’en tirer un bénéfice individuel, alors même
qu’ils sont convaincus de ne pouvoir changer les inégalités initiales. Et ce bénéfice
est de nature passionnelle, une passion institutionnelle qui vise un bénéfice sym-
bolique. Inversement, dans le cas de l’abstention, le dommage est également
passionnel, une passion qui emprunte à la fois à l’impudence, à la provocation, et
à l’autodénigrement.
Cette configuration est typique d’une pression passionnelle : une perspective
ancrée dans un point de vue exclusif (ici, celui de l’individu), appliquée à une
situation narrative soumise à un jeu complexe de modalités emboîtées, le tout
étant affecté par une dénégation qui porte à la fois sur le dispositif modal et sur la
manifestation comportementale.
On comprend aisément pourquoi cette situation d’autonomie compétitive
intéresse le sémioticien, car la libre participation à la compétition ne change rien
(ou peu de choses) à la réalité de la place de chacun, les positions étant déjà quasi-
ment jouées, mais elle permet de manifester un « signe passionnel », celui de la
grâce compétitive, qui est finalement le seul gain (un gain sémiotique symbolique)
que chacun reçoit, en quelque façon, en échange de sa contribution réelle au gain
global de compétitivité de tout le système.
La libre participation des acteurs autonomes aux compétitions repose sur un
très complexe acte de mauvaise foi : il faut se tromper soi-même pour concourir
sans savoir si on fera partie des élus ou des damnés, tout en sachant déjà plus ou
moins à quelle catégorie on appartient, et tout en espérant pourtant quand même
accéder à celle des élus. Mais dans cet enchevêtrement de dénégations et de faux
fuyants, on peut déjà faire la part entre ce qui relève d’une forme de vie collective,
la dénégation propre à la mauvaise foi, et ce qui relève d’une passion individuelle,
la quête de la grâce compétitive.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 93

NÉCESSITÉ ET CONTINGENCE : DISSOCIATION MODALE & ÉPISTÉMOLOGIQUE


La structure passionnelle de la mauvaise foi repose donc sur une tension
entre deux dimensions : (i) l’acceptation d’une nécessité préétablie (un destin) et
(2) un désir d’autonomie contingente (un projet) permettant de réaliser ce destin
en l’assumant. Cette tension est dans tous les cas résolue par une double néga-
tion ; pour le choix compétitif : « ne pas vouloir être élu », et « vouloir ne pas
sembler ne pas être élu » ; et pour le choix de l’abstention : « vouloir ne pas être
élu » et « vouloir ne pas sembler être élu ». Pour être « compétitifs », nous nous
affirmons libres de vouloir ce qui nous détermine et qui nous classe, avec cette
nuance encore plus paradoxale que le choix calviniste, puisque nous faisons sem-
blant de vouloir ce qui ne peut se vouloir.
En cette étape de la réflexion, nous avons accumulé les observations concer-
nant la « structure de dénégation modale », qui invitent maintenant à une étude
plus systématique des relations entre la contingence et la nécessité.

Une incompatibilité survalorisée


Les deux modalisations, contingence et nécessité, sont chacune associées, on
l’a vu, à un ensemble comprenant des opérations de dénégation, des croyances,
des effets passionnels, des expressions et des contenus de nature axiologique, le
tout constituant l’ébauche de formes de vie. Chacune appartient donc à une confi-
guration complexe, et tout se joue dans les relations entre ces deux configura-
tions, et dans les transformations de ces relations. Comme par ailleurs ces rela-
tions et ces transformations impliquent certains degrés de « porosité » ou
d’« étanchéité » entre les deux configurations, la description la plus adéquate qu’il
sera possible d’en donner devrait être de nature topologique : les deux configura-
tions de la contingence et de la nécessité seront alors traitées comme des
« domaines » entre lesquels on observe des relations topologiques.
Dans l’éthique compétitive, les deux types de modalisation appartiennent
donc à deux espaces disjoints, d’un côté celui de la nécessité et des détermina-
tions définitives, qui répartissent a priori les acteurs en catégories distinctes et
inégales, et de l’autre celui de la contingence, où la compétition doit pouvoir se
dérouler sans connaissance de ce qui est établi dans l’autre univers. Seule cette
coupure postulée entre les deux domaines permet ensuite de décrire le travail de
la mauvaise foi, dont les dénégations apparaîtront comme autant de solutions
tactiques pour établir des relations entre eux deux.
94 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Il nous faut revenir, pour mieux comprendre les articulations topologiques


entre les deux domaines modaux, sur la tension entre l’acceptation d’une
nécessité préétablie (un destin) et un projet d’autonomie volontariste susceptible
de réaliser ce destin. C’est dans cette tension que la mauvaise foi, à la frontière
entre les deux domaines modaux, va déployer ses stratégies de contournement et
de dénégation.
La formule générale qui caractériserait l’attitude calviniste, « vouloir sa pré-
destination », ne nous renseigne guère plus sur la stratégie elle-même, dont nous
avons déjà exploré le détail. Mais il y a d’autres manières de contourner l’obstacle,
et d’établir un passage entre les deux domaines disjoints. Il est en particulier une
autre solution, promue successivement et notamment par Spinoza et par
Bourdieu, qui consiste à « faire de nécessité vertu ». Quelles qu’elles soient, ces
différentes manières de résoudre la tension modale fondamentale ont en
commun de transformer un destin en projet susceptible d’être choisi. En d’autres
termes, toutes ces solutions cherchent la possibilité d’une reprise de responsabilité.
Rester enfermé dans le domaine étanche de la nécessité déresponsabilise, et toute
manipulation topologique permettant de briser cette clôture permet de recouvrer
une part de responsabilité.

Du destin au projet
La mauvaise foi compétitive est un foyer passionnel qui met en mouvement
le rapport éthique entre l’acte et l’actant. D’un côté, la nécessité s’impose, au cœur
des relations actantielles, comme détermination (portant sur les états) ou dépen-
dance (portant sur le faire et les actants), et elle se déploie en processus comme un
destin. De l’autre côté, la responsabilité de l’actant à l’égard de ses actes suppose
qu’il soit autonome (non dépendant, autodéterminé, et inhérent à ses actes), ce qui
lui permet de déployer un projet.
Les transformations entre les deux domaines topologiques, lues au prisme de
la déresponsabilisation et de la responsabilisation, seront donc des transformations
entre hétéro-détermination et auto-détermination, entre dépendance et indépen-
dance et entre exhérence et inhérence. Globalement, ces transformations peuvent
être résumées à une seule : la transformation du destin en projet. Le même parcours
peut être lu sous les deux régimes, et il suffit pour cela de changer de perspective :
un parcours qui n’est saisi qu’à partir de sa fin est un destin, alors que le même, saisi
à partir de son début, est un projet. La transformation principale consiste donc
formellement à modifier le sens de lecture du déploiement en processus, qui, au
lieu d’être lu à partir de sa propre fin, le sera à partir de son début.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 95

L’indétermination, l’indépendance et le projet reconstituent alors les condi-


tions de possibilité de l’autonomie, de l’inhérence et donc de la responsabilité. Ce
retour sur la responsabilité de l’actant à l’égard de ses actes permet de mettre en
lumière la double face de la liberté et de la contingence : d’un côté l’autonomie
(en rapport à autrui), de l’autre l’inhérence (en rapport à soi-même), indisso-
ciables et complémentaires. Et c’est très précisément au sein même de cette asso-
ciation que se règlent à la fois l’articulation entre le collectif et l’individuel, et les
tensions entre les deux univers modaux, puisque la première (l’autonomie)
exprime la disjonction entre l’univers de la contingence et celui de la nécessité, et
la seconde (l’inhérence) exprime la nécessaire conjonction entre l’actant et ses
actes contingents.

Persévérer dans l’être


Pour Spinoza la résolution de la tension entre nécessité et choix rationnel
semble « aller de soi » puisque l’agir raisonnable et vertueux découle directement
de la nécessité inhérente à cet agir lui-même, sans référence à un univers de
déterminations transcendantes. De fait, les exigences de notre nature et de notre
action se réduisent fondamentalement à la persévérance dans l’être, que nous
avons déjà présentée comme constitutive des formes de vie en général. Cette
persévérance-là est inhérente au fait même que nous existons, et comme simple
condition pour que nous continuions à exister.
Mais on peut maintenant remarquer, eu égard aux relations entre nécessité et
contingence, que Spinoza intègre et intériorise en quelque sorte la totalité des
déterminations qui font que pour être, il faut continuer à être. La tension entre les
deux domaines modaux est donc ici résolue par réduction de toutes les nécessités
et de tous les destins possibles au seul principe de persévérance dans l’être. Cette
dernière étant immanente et intégrée au cours de vie, elle régule la contingence de
l’action et de la vie humaines, et elle n’implique aucune dépendance. L’orienta-
tion qu’elle procure au cours de vie est bien celle du projet, puisqu’elle vise et ali-
mente un parcours qui doit être, dans une direction prospective, aussi long que
possible. Et du même coup, elle est pure inhérence, elle est au cœur même de la
relation entre l’actant et son acte.
Cette solution repose sur l’inversion du principe même d’un destin en projet
(le cursif et le prospectif à la place du rétrospectif). En d’autres termes, Spinoza
nous apprend qu’il suffit d’inverser le point de vue sur le procès, en le considérant
prospectivement, pour réduire toute nécessité extérieure en une nécessité interne
du procès de l’existence, dans les limites d’une pure rationalité pratique.
96 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Faire de nécessité vertu


Une autre solution est celle de Bourdieu, de son aveu même inspirée de celle
de Spinoza. « Faire de nécessité vertu » consiste, selon Bourdieu, en une « double
négation ».
Du fait de l’[habitus qui engendre des aspirations et des pratiques objective-
ment compatibles avec les conditions objectives], les événements les plus impro-
bables se trouvent exclus, soit avant tout examen, au titre d’impensable, soit au
prix de la double négation qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à
refuser le refusé et à aimer l’inévitable. Les conditions mêmes de production de
l’ethos, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à
ignorer [le fait que les conditions de l’expérience aient pu être modifiées]7.
Le cours pratique de l’action a déjà intégré une part de nécessité, sous la
forme de l’habitus, en ce sens que chacun limite ses propres aspirations, anticipa-
tions et projets à ce que les déterminations extérieures autorisent ; l’habitus
fonctionne ensuite comme un filtre et un attracteur : tout ce qui n’est pas
conforme aux déterminations est soit rejeté (comme étant impensable, dit
Bourdieu), soit converti et à son tour intégré à l’habitus (il faut apprendre à aimer
l’inévitable, précise Bourdieu). La formule « faire de nécessité vertu » décrit très
précisément ce double processus d’intégration, et Bourdieu souligne le caractère
passionnel de cette opération : « aimer l’inévitable » renvoie à la fois à dénégation
modale (l’inévitable) et à son ressort passionnel (aimer). Ce qui revient à nier et
dépasser l’incompatibilité entre le projet et les déterminations contradictoires,
par un acte de pure adhésion passionnelle qui permet de « continuer le cours »,
de continuer « quand même ».
Comme pour Spinoza il s’agit de « persévérer dans l’être », et de remplacer le
destin par un projet, grâce à l’immersion du point de vue dans le cours d’action. De
ce point de vue en immersion, en tout point du cours d’action, ce qui, de la
nécessité, est déjà réduit et intégré, constitue l’habitus, et ce qui reste à réduire et
à intégrer constitue cet « inévitable » qu’il faut apprendre à aimer.
Que ce soit la solution de Spinoza, ou celle de Bourdieu, elles pratiquent
toutes deux de la même manière : une intégration de la nécessité dans le domaine
de la contingence. L’intégration résout la coupure et la confrontation entre les
deux domaines modaux de manière radicale, en supprimant le domaine de la

7. BOURDIEU Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève, Paris, 1972,
p. 177.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 97

nécessité, en proposant une formule mixte où le libre cours de la contingence est


soutenu par une nécessité interne et immanente.

Un îlot de liberté et de projet : l’échappatoire calviniste


En comparaison des stratégies précédentes, on comprend alors que la solu-
tion calviniste ne procède pas par intégration mais par englobement : elle ménage
systématiquement un mode d’existence sémiotique englobé qui se différencie
principalement du mode d’existence englobant par un régime de croyance spéci-
fique : à l’intérieur d’un espace de nécessités consolidé et intangible, une frontière
d’englobement délimite un espace disjoint et propre à la contingence, où se
déploient l’effort et la compétition, et auquel il faut croire pour participer. Dans
cette relation d’englobement, la dépendance est également confortée, puisque
même le sens de l’agitation humaine plus ou moins fébrile et aléatoire est donné
par la grâce divine : elle est même le signe de cette grâce. La relation d’englobe-
ment se caractérise donc principalement par la coexistence, sans mélange, des
deux types de modalités, et par la dissymétrie : il n’y a aucun effet en retour de
l’action contingente sur les déterminations inscrites dans l’espace englobant.
Du point de vue individuel, ici le destin et le projet cohabitent, l’un englo-
bant, l’autre englobé ; le premier reste entièrement lisible à partir de la fin, mais
du point de vue de l’espace transcendant ; en revanche, le second se déploie dans
l’espace contingent, car le point d’aboutissement du destin y est inconnu, et seul y
est connaissable le « signe » actuel porté par le projet en cours.
La solution calviniste est donc loin de « faire de nécessité vertu », puisque la
vertu se construit ici dans l’ignorance de la nécessité, grâce à la coupure radicale
qu’elle impose entre les deux univers modaux, et elle suppose juste d’adapter la
topologie de la frontière, pour faire place à une inclusion : un sous-espace inclus
et étanche, pour accueillir les signes de la grâce et de la liberté compétitives, et le
cours d’un projet responsable. Les deux domaines sont préservés, notamment par
la dissymétrie des relations entre eux. L’inclusion supprime la distinction entre les
deux domaines (l’un est dans l’autre) sans effacer leur frontière (elle reste
étanche).

Coups de force et mauvaises excuses : le bricolage sartrien des nécessités

Sartre n’accepte quant à lui aucune relation entre les deux domaines
modaux, et c’est à partir de cette position radicale qu’il juge et condamne les solu-
tions de compromis : une fois « tombés » dans l’existence, nous sommes
98 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

entièrement dans la contingence, et toute relation établie avec un prétendu espace


de nécessité est une erreur de mauvaise foi, une illusion provisoire et
condamnée :
Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déter-
ministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de
montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence
même, je les appellerai des salauds8.
Les « salauds » sont ceux qui se posent comme « nécessaires » et refusent leur
contingence, et les « lâches » sont ceux qui habillent leur contingence d’un
recours à des nécessités extérieures : dans les deux cas, si l’on accepte maintenant
de raisonner en termes topologiques, la dénégation déplace la frontière entre les
deux univers modaux. Pour revenir au cas des compétitions universitaires, on
trouvera ainsi des universités qui se considèrent comme tout spécialement
nécessaires (les « salauds » selon Sartre) et qui, par conséquent, avec compétition
ou sans compétition, voire hors compétition, ne sauraient imaginer autrement
que comme un scandale majeur le fait de ne pas gagner dans tous les cas de
figure, tout comme d’autres (les « lâches » selon Sartre) ne se considèrent jamais
directement responsables de leurs échecs, et les imputent à des déterminations
extérieures qui leur font obstacle.
Ces deux stratégies de mauvaise foi peuvent être confrontées avec les précé-
dentes. Le salaud ne reconnaît pas être tombé dans une existence contingente ; il
admet tout au plus que, dans l’espace de nécessité où il s’est installé, quelques
traces de contingence puissent lui donner l’occasion de faire valoir son droit ina-
liénable. Il procède donc lui aussi à une intégration, tout comme l’acteur social
selon Bourdieu, mais une intégration inverse : la contingence vient brouiller, le
cas échéant, la pureté de la nécessité. Porteur d’un destin intangible, il ne peut
considérer les manifestations du hasard et de la contingence que mises au service
de son propre destin et de sa légitimité.
En revanche le lâche reconnaît bien être tombé dans la contingence existen-
tielle, accepte d’avoir à assumer un projet en toute liberté, mais se trouve en outre
des excuses, qu’il puise dans un autre espace modal, celui des déterminations, des
obstacles indépendants de sa volonté et de sa liberté. Les deux domaines modaux
coexistent sans se mêler, l’actant est situé dans celui de la contingence, et les anti-
actants sont dans celui de la nécessité : les anti-actants peuvent intervenir sur le
cours d’action de l’actant, mais pas l’inverse. Le lâche procède lui aussi à une

8. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Livre de Poche, pp. 68-71.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 99

inclusion, tout comme le calviniste, mais une inclusion inverse d’un îlot de
nécessité dans un environnement contingent, un îlot qui va faire obstacle, au
moins partiellement, au moins provisoirement, au cours d’action. Les principes
de l’inclusion sont encore les mêmes : coexistence des deux domaines, étanchéité
des frontières, et dissymétrie des relations.
Le salaud redouble la détermination, annule la dépendance, et se fait lui-
même destin ; le lâche maintient une part de déterminations et de dépendance,
mais une part seulement, qui laisse ouverte la possibilité d’un projet.

POUR FINIR : LES FORMES DE VIE DE MAUVAISE FOI


Les institutions et les individus engagés dans les compétitions gagnantes ont
donc, finalement, un choix de « formes de vie » à faire : une fois exclue la solution
sartrienne radicale, qui n’autorise aucune action compétitive, il reste quelques
solutions de « compromis » possibles :
1. La dénégation calviniste, qui ménage, dans un univers entièrement déterminé
et fermement verrouillé sur ces déterminations, l’inclusion d’un espace où
peut se déployer non pas directement la contingence, mais la croyance en une
certaine contingence. Au sein de cet espace inclus, on peut au moins choisir
des signes : les signes de la croyance elle-même, selon que l’on accepte ou pas
de participer à la compétition. Et, sur le fond de cette croyance et de ces
signes, on peut construire des projets : la croyance contingente et les signes
de participation procurent dans ce cas la grâce compétitive.
2. L’inversion spinoziste et bourdieusienne du point de vue sur le procès conduit
à la réduction de tous les points de vue possibles sur l’action à un seul point
de vue, celui de l’acteur immergé dans le cours d’action. Cette inversion
transforme tous les destins en projets, et procède d’une double dénégation :
la réduction et l’intégration de toutes les nécessités extérieures en une seule
nécessité immanente (la persévérance dans l’être). Le simple fait de participer
à l’action compétitive manifeste alors cette tension en faveur de la persé-
vérance, et procure alors le signe de la persévérance compétitive.
3. Le compromis des lâches, qui agissent dans la contingence mais en convo-
quant à loisir des parts de détermination et de dépendance en manière de
justification, réaffirme la dissociation entre les deux domaines modaux, mais
en incluant l’un dans l’autre. Le principe de dissymétrie est alors exploitable
pour une rhétorique de mauvaise foi, selon laquelle les déterminations et les
obstacles rencontrés feront office, selon qu’ils sont ou pas franchis, de faire-
100 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

valoir ou d’excuse. L’inclusion d’une part de déterminations et d’obstacles est


alors un faire-valoir éthique, et, dès lors que l’actant participe à l’action
compétitive, il en endosse les aléas et des difficultés : la participation à la
compétition devient alors une manifestation de la capacité à résister tant bien
que mal à ces déterminations et à ces obstacles, et elle procure le signe du
mérite compétitif.
4. Le coup de force des salauds, qui n’agissent qu’au nom d’une nécessité qu’ils
s’approprient et à laquelle ils s’identifient, consiste comme on l’a vu à
admettre et à intégrer également une part de contingence, entremêlée à ce
destin inaliénable. Le salaud absolu ne participerait à aucune compétition,
puisqu’il ne reconnaîtrait aucune contingence, alors que le salaud qui parti-
cipe à une compétition entend bien affronter cette part de contingence pour
la réduire et réaffirmer son destin nécessaire, et en recevoir ainsi un signe de
reconnaissance supplémentaire. Dès lors, la compétition est alors le moyen
de manifester cette nécessité comme un dû, et elle procure le signe de la
reconnaissance compétitive.
Ces quatre stratégies de mauvaise foi induisent chacune une inflexion cohé-
rente de l’ensemble des caractères sémiotiques de l’action, depuis la forme même
du procès jusqu’aux valeurs qu’il vise, et déterminent ainsi globalement chacune
une forme de vie. Grâce, persévérance, mérite et reconnaissance sont donc définis
par des configurations qui associent des stratégies modales et topologiques, des
agencements pratiques des procès, et des variations de points de vue : ces quatre
formes de vie rassemblent tous les ingrédients nécessaires pour susciter des effets
passionnels, pour peu que ces « ingrédients » soient sensibilisés et affectent des
corps-actants. Ces effets passionnels sont le ressort même (et la motivation) de
chacune des quatre stratégies ; en d’autres termes, les passions de la mauvaise foi
manifestent une rationalité pratique par laquelle les individus s’approprient un
système de valeurs collectives et choisissent une stratégie de persévérance.
Les quatre formes de vie sont en effet des compromis permettant à chacun de
trouver sa voie dans un monde globalement régi d’un côté par des déterminations
particulièrement prégnantes (dans le domaine de la nécessité), et de l’autre par un
principe polémique généralisé, la « compétition » pour la survie (dans le domaine
de la contingence).
La grâce ne peut être manifestée, de mauvaise foi, que par l’inclusion d’un
sous-domaine de contingence et de liberté, ménagé au sein de la nécessité, inclus-
sion qui fonde un point de vue à partir duquel un projet est envisageable, et qui
ouvre la possibilité d’une compétition aux enjeux purement symboliques.
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 101

La persévérance présuppose la réduction de toutes les nécessités en une seule,


et son intégration dans le cours d’un projet, autorisant ainsi un seul point de vue,
en immersion, et inversé par rapport à celui de la prédestination ; dans ce cas, la
compétition est une manifestation de la persévérance, et rend possible la pour-
suite de l’action.
Le mérite n’apparaît, dans le domaine de la contingence, que si une partie des
déterminations nécessaires interfèrent avec la liberté du projet, et si elles sont
ravalées par inclusion au même niveau que lui, pour le perturber et valoriser ainsi
l’effort compétitif accompli.
La reconnaissance enfin, est un dû, un signe qui doit être « rendu » à celui qui
s’en arroge le droit, au nom d’une prétendue nécessité de la position revendiquée
par l’acteur, et dans ce cas, la contingence est elle-même intégrée comme adju-
vant de cette conquête.
La diversité des opérations n’est qu’apparente, et résulte de la complexité des
manifestations aspectuelles, modales et passionnelles. Mais, si on ne considère
que les dénégations profondes et immanentes, comme des opérations topo-
logiques portant sur les relations entre les deux domaines modaux, on voit bien
que ces opérations, à la recherche d’un compromis, visent à faire la place (i) soit
d’une part de contingence dans le domaine de la nécessité, (ii) soit d’une part de
nécessité dans le domaine de la contingence. Dans un cas comme dans l’autre, on
a le choix entre une intégration pleine et entière, et une simple inclusion margi-
nale. L’intégration annule la diversité des nécessités ou des contingences, et les
réduit à un principe régulateur du domaine cible. L’inclusion, en revanche, ne se
saisit que d’une partie des nécessités ou des contingences, et en fait un élément
potentiellement perturbateur dans le domaine cible.
La combinatoire se dessine alors ainsi : (i) intégration ou inclusion d’une part de
contingence dans le domaine de la nécessité, et (ii) intégration ou inclusion d’une part
de nécessité dans le domaine de la contingence. Dès lors, la résolution des tensions
entre les deux dimensions modales (la nécessité et la contingence) repose seulement
sur deux opérations formant quatre possibilités : (1) la contingence peut être (1a) soit
seulement incluse dans l’univers de la nécessité comme échappatoire provisoire, et
elle procure alors les signes de la grâce, (1b) soit intégrée comme adjuvant régulateur,
au bénéfice de la reconnaissance ; de même, (2) la nécessité peut être : (2a) soit seule-
ment incluse comme perturbation du projet, et elle produit alors l’effet de mérite, (2b)
soit intégrée comme régulation du cours d’action au sein du domaine de la contin-
gence, et elle produit l’effet de persévérance.
102 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

En bref et en tableau :

NÉCESSITÉ ⊃ contingence CONTINGENCE ⊃ nécessité

Inclusion Grâce compétitive Mérite compétitif

Intégration Reconnaissance compétitive Persévérance compétitive

La question posée au départ, la répartition des rôles sémiotiques entre l’indi-


viduel et le collectif, reçoit ici une réponse en deux temps : du côté du collectif, se
mettent en place les formes de vie et les structures modales et actantielles qui les
fondent ; du côté de l’individuel, des ressorts passionnels permettent à chacun de
participer à ces formes de vie, et la généralisation de ces manifestations passion-
nelles suscite alors un effet passionnel collectif, mais qui ne serait rien d’autre
qu’une métaphore sans ces participations individuelles.
La réponse à cette question initiale dessine donc une nouvelle répartition des
rôles sémiotiques. À l’actant collectif, reviennent les formes de vie. À l’actant
individuel, les passions. Les formes de vie peuvent certes être suscitées par des
individus, et elles sont évidemment assumées également par des acteurs indivi-
duels, mais elles ne peuvent se passer de l’actant collectif, et a minima, d’un
spectateur qui représente ce dernier, spectateur apte à apprécier le respect de la
norme ou de sa transgression, et à réagir aux confrontations entre formes de vie.
Les passions peuvent à l’inverse se donner à saisir comme collectives, mais elles
ne peuvent être « ressenties » par l’actant collectif, et la passion collective n’est
que l’effet holistique d’une manifestation plurielle cohérente. Les formes de vie
étant portées par des actants collectifs, et les effets passionnels éprouvés par les
actants individuels, le lien entre les deux dimensions est assuré par la dimension
éthique qui leur est commune, et qui comporte les systèmes de valeurs qu’ils ont
en partage.
Cette étude porte un dernier enseignement : la dialectique des inclusions et
intégrations entre nécessité et contingence est une description plus précise d’un pro-
cessus que nous avons déjà identifié : la gestion des possibles tout au long du cours
de vie. Tout en gérant l’ouverture et la fermeture des possibles, leur prolifération ou
leur réduction, la vie continue, certes, mais la description plus précise de cette
gestion des espaces modaux montre que l’on peut entendre la « persévérance » en
deux sens :
COMPÉTITIVITÉ : CROYANCES PARADOXALES ET STRATÉGIES DE MAUVAISE FOI 103

1) un sens générique, celui que nous avions adopté jusqu’alors, et qui ne


renvoie à rien d’autre que fait de « soutenir » ou « maintenir » le cours de
vie : c’est la persévérance comme condition du vivre, c’est la simple expé-
rience de la persistance existentielle.
2) un sens spécifique, et propre à l’éthique de Spinoza et de Bourdieu, pour
lesquels la « persévérance dans l’être » est une détermination qui emporte
toutes les autres, qui convertit et absorbe toutes les nécessités, et qui inverse
les destins en projets : c’est la persévérance comme éthique générale du vivre.
Grâce, persévérance, mérite et reconnaissance (compétitifs) : ces dispositifs de
mauvaise foi régissent globalement à la fois le sens et le cours de l’action, le type
de valeurs qui la guident, l’éthique dont elle se réclame, et les gratifications qu’elle
vise. Mais surtout, en pour finir, chacun d’eux exploite un profil tensif typique du
cours d’action, dont le principe est directement déductible de la structure spéci-
fique de chacune des dénégations modales.
Le cours d’action régi par la grâce compétitive (inclusion d’une part de
contingence dans l’espace des nécessités) permet au projet d’advenir malgré le
verrouillage d’un destin dominant. Celui qui est régi par la persévérance compéti-
tive (intégration de la nécessité dans le cours contingent) permet au projet de
devenir en convertissant le destin en vertu. Le cours d’action régi par le mérite
compétitif (inclusion d’une part de nécessité dans l’espace de contingence)
permet au projet de parvenir malgré les obstacles qui lui sont opposés. Et enfin
celui qui est régi par la reconnaissance compétitive (intégration de la contingence
dans l’espace des nécessités) permet au projet de survenir au sein d’un destin
réaffirmé.
Sous-jacents à ces quatre formes de vie de mauvaise foi, et à ces quatre types de
stratégies compétitives, on voit alors se dessiner les termes d’une typologie plus
générale, celle des types de persévérance dans une perspective éthique. Ces prédicats
sous-jacents expriment les profils d’évolution globale des processus : advenir,
devenir, parvenir et survenir. Ces profils décrivent de fait la manière dont les deux
parcours, celui de la persévérance et de la contre-persévérance, interagissent, et la
manière dont le premier l’emporte sur le second. La persévérance comme condition
du vivre se déploie alors en plusieurs grands schèmes syntagmatiques, qui sollicitent
le principe de persévérance et demandent chacun, a minima, des réponses passion-
nelles et éthiques : passions et éthiques en réponse à ce qui advient, à ce qui devient,
à ce qui parvient et à ce qui survient.
Le précédent tableau peut alors être complété ainsi :
104 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

NÉCESSITÉ ⊃ contingence CONTINGENCE ⊃ nécessité

Inclusion Grâce compétitive Mérite compétitif


ADVENIR PARVENIR

Intégration Reconnaissance compétitive Persévérance compétitive


SURVENIR DEVENIR

Cette typologie repose sur l’analyse de plusieurs stratégies utilisées pour


rendre compatible ce qui ne semble pas pouvoir l’être, pour articuler de manière
apparemment cohérente des positions modales qui se contredisent. Elles traitent
en somme, plus généralement, des modes de confrontation entre régimes de
croyance et entre formes de vie (cf. supra, en introduction à cette partie II). Nous
pouvons dès lors envisager (prudemment et à titre d’hypothèse) la généralisation
de ces quatre modes syntagmatiques et tensifs, advenir, parvenir, devenir et sur-
venir, pour rendre compte des formes de vie en confrontation, et du résultat de
leurs interactions.
Le survenir se déploie en irruption spectaculaire ou émergence éclatante. Le
parvenir est l’effort par lequel les différences et contradictions sont subies, inter-
nalisées et niées. Le devenir résulte de la recherche constante des compromis, des
équilibres durables, et des concessions « constructives ». L’advenir, enfin, est la
forme générale que prennent les formes de vie dominantes et qui s’imposent au
détriment de la diversité de toutes les autres.
Transparences : des croyances et des concessions

UNE CONFIGURATION TRANSVERSE


La transparence est d’abord une propriété du monde physique, traitée par
une des sous-disciplines de la physique, l’optique. Cette propriété physique, sur
laquelle nous reviendrons, concerne l’interaction de la lumière avec la structure
de la matière. Il y aurait quelque artifice, si ce n’est quelque provocation, à y voir
un « mode d’existence » des systèmes physiques. Mais la question se pose tout
autrement si nous intégrons ces systèmes physiques dans le champ perceptif d’un
être vivant quelconque, puis, plus spécifiquement, d’un humain.
Car nous obtenons alors une modalité particulière de la relation de ces êtres
vivants avec leur environnement, qui participe de leurs pratiques d’interaction
avec d’autres éléments du monde naturel : l’ours se saisit du saumon dans l’eau
transparente, le crocodile se dissimule dans l’eau opaque, l’homme inquiet sur-
veille ses abords à travers la vitre d’une fenêtre, le jaloux guette le retour de son
épouse à travers la vitre d’une porte, dans La Jalousie de Robbe-Grillet. À cet
égard, la transparence peut s’insérer dans les modes d’existence des vivants,
comme l’un des motifs récurrents des figures de l’adjuvant ou de l’opposant, eu
égard aux pratiques et aux objectifs qu’elles comportent. Et, du point de vue des
humains, elle participe aux effets véridictoires et passionnels de leurs relations
avec les autres humains et avec le monde naturel. Pas à pas, nous franchissons
ainsi le seuil entre les lois de l’existence physique dans la nature et les formes de
l’existence sémiotiques, notamment parce qu’en déterminant (en facilitant ou en
compromettant) des interactions avec le monde extérieur et ses acteurs, la trans-
parence participe à la socialisation de l’environnement et à la sémiotisation du
monde naturel.
La construction d’une configuration sémiotique de la transparence, y
compris dans sa dimension physique, ne prend plus alors le risque d’une exten-
sion métaphorique incongrue, puisque la situation dont il est question, dans son
organisation matérielle même, détermine les conditions d’une expérience signi-
fiante, impliquée dans des pratiques et des modes d’existence plus généraux qui
106 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

sont eux-mêmes susceptibles d’une approche sémiotique. Mais avec ces motifs
adjuvants ou opposants, nous sommes encore bien loin des formes de vie.
Franchissons un pas de plus. La plupart de nos activités quotidiennes, tout
comme la sphère publique, sont aujourd’hui soumises à l’exigence de transpa-
rence. La démocratie contemporaine revendique la transparence ; les médias
l’exigent ou l’imposent ; les technologies de l’information et de la communication
s’y prêtent. La transparence n’est pourtant pas le meilleur descripteur de la vie
sociale, publique ou privée, qui se caractérise plutôt par une complexité et un
enchevêtrement de déterminations, de zones d’ombre et de « boîtes noires » qui
se prêtent difficilement à cette exigence. La transparence est donc d’abord un
problème que pose la vie en collectivité, avant d’être une solution.
Le risque de l’extension métaphorique n’est pas encore écarté. Au nom de
quoi la transparence sociale aurait-elle partie liée avec la transparence dans
l’expérience de nos interactions avec le monde naturel ? C’est justement ce que
l’approche sémiotique du problème permettra de montrer : il y une sémiose
spécifique de la transparence. On découvrira la permanence et la transversalité
d’un dispositif sémiotique « nomade », qui configure l’ensemble des situations de
transparence et d’opacité, et qui, au cours de ce nomadisme, change peu à peu de
statut, depuis le simple motif actantiel et modal qui participe de la socialisation de
l’environnement jusqu’à la forme de vie qui s’impose à nos conduites sociales et
au fonctionnement de nos institutions.

Un topos au cœur d’une forme de vie


En société, c’est justement en raison de l’opacité naturelle de l’ordre des
choses que la transparence est demandée : c’est une cible à atteindre, un horizon
souhaitable, ou une sommation publique. À cet égard, la transparence fonctionne
comme un grand nombre de ces topoï axiologiques qui servent de grille d’inter-
prétation à notre quotidien : il vaut mieux être transparent qu’opaque, et nul ne
songerait, sauf par provocation, à revendiquer le droit à l’opacité. On peut tout au
plus imaginer qu’au nom de la défense de la sphère privée, ou d’une certaine
forme de la liberté de penser et d’agir, des individus et des groupes puissent
résister à l’exigence de transparence, mais ils revendiquent alors la non-transpa-
rence, et non l’opacité.
Nous avons donc affaire à une catégorie de pensée qui est d’emblée dissymé-
trique : des états de choses opaques ou incompréhensibles sont sommés de
devenir lisibles, compréhensibles et transparents. La transparence sociale est un
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 107

récit, celui d’une transformation portée par un présupposé axiologique qui


s’impose sans discussion. Sans discussion ? C’est justement le rôle de la sémio-
tique que de remettre en discussion ce qui semble aller de soi.
Cette étude propose donc une construction sémiotique de la transparence.
Elle ne propose pas d’en construire le sémème en langue ou dans les textes, mais
d’en établir le schème sémiotique tel qu’il se dessine à travers l’ensemble des
conceptions, des situations, des pratiques et des stratégies qui se réclament de la
transparence. Il s’agit en somme de convertir une notion polysémique et indécise
en une configuration sémiotique. Et c’est alors seulement que la configuration
que nous obtiendrons aura vocation à jouer le rôle d’une forme de vie dans la
société contemporaine.
Du point de vue de la méthode, il n’y a pourtant, malgré la différence de
niveau de pertinence, guère de différence avec la construction d’un sémème : un
examen détaillé des différents contextes pratiques et stratégiques, un croisement
et une superposition des usages, pour dégager au final un « noyau » sémiotique
général et les « variétés » de ses réalisations particulières. De la même manière
que pour la construction du sémème, on ne traitera pas différemment le sens
« propre » et le sens « figuré », par exemple la transparence visuelle et la transpa-
rence démocratique, puisque toutes les réalisations concrètes et particulières sont
supposées participer également du « noyau » sémiotique et de ses « variétés ».
Mais le statut théorique du résultat attendu n’est évidemment pas de même
nature que celui du sémème : pour ce dernier, en effet, la construction séman-
tique doit seulement permettre de prévoir les isotopies textuelles auxquelles il
peut participer. Alors que le schème sémiotique de la transparence doit permettre
de prévoir d’une part quels sont scénarios pratiques qui sont susceptibles de le
manifester, et d’autre part quelle forme de vie il propose.
En effet, la transparence est une configuration que peuvent partager de très
nombreuses thématiques pratiques et stratégiques, voire des sémiotiques-objets
de statut entièrement différent. Dans cette perspective transverse, elle prend donc
l’allure d’un « style » sémiotique, qui détermine des pans entiers des activités pro-
pres à une société et à une culture. Le schème de la transparence transcende les
univers thématiques et les modes d’existences sociaux en leur procurant une
configuration constante, qui se reconnaît d’un univers à l’autre : on invoque ainsi
la transparence dans le monde visible au quotidien ou dans les pratiques scienti-
fiques, dans l’exercice de la démocratie et de l’administration, mais aussi dans le
domaine de la finance, de la vie urbaine et des médias.
108 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

En outre, comme on le verra au cours de cette étude, le schème de la transpa-


rence est constitué de propriétés figuratives et sensibles, narratives et modales,
passionnelles et éthiques, toutes solidaires les uns des autres. Cet ensemble
congruent présente les caractéristiques d’une forme de vie, en ce sens que, quel
que soit le domaine social et thématique qu’il détermine et configure, il lui pro-
cure une orientation axiologique qui repose toujours sur les mêmes choix structu-
rels. Dans cette perspective, on verra que les valeurs de transparence contribuent
à la persévérance, que nous avons proposée comme ressort modal et passionnel
élémentaire de toute forme de vie. Elles y contribuent même de manière fonda-
mentale, puisque si « persévérer » présuppose par définition la rencontre de quel-
que obstacle, la transparence a pour fonction de contribuer à éliminer l’obstacle
ou à passer outre.
Au fil de cet ouvrage, nous avons évoqué les « macro-familles » de formes de
vie, qui proposent des typologies des modes d’identification dans les sociétés
humaines, ainsi que les « familles » de formes de vie, qui s’organisent en modes
d’existence au sein d’une société donnée. Nous venons d’évoquer ce qui se passe
en amont, à propos du micro-motif de la transparence physique, dont les êtres
vivants font l’expérience au cours de la socialisation du monde naturel. Et nous
voyons se dessiner, à l’intérieur des formes d’existence des sociétés occidentales,
une forme de vie transversale : la transparence. La chaîne conceptuelle offre en
quelque sorte une vue panoramique et une possibilité de parcours qui conduit des
systèmes physiques et des configurations naturelles et aboutit à des organisations
sociales et des formes culturelles. Ce parcours n’est certes pas continu, et il ne
manque pas de seuils critiques et de frontières épistémologiques, mais il peut être
parcouru, il peut supporter des homologations, des homothéties, et des régula-
rités de nature sémiotique.

Un phénomène de nature concessive


L’un de ces régularités, disions-nous plus haut, est l’existence d’un obstacle, eu
égard à une pratique en cours, ainsi que d’une solution qui permet de lever
l’obstacle, et cette remarque intuitive conduit à préciser notre hypothèse de travail.
La transparence s’inscrit spécifiquement sur une isotopie pratique de nature
cognitive, perceptive, sensible ou interprétative. Elle présuppose sur cette isotopie
au moins un obstacle, et permet de faire (de voir, de savoir, de comprendre, etc.)
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 109

malgré cet obstacle1. Nous dirons en conséquence que la transparence est une
configuration sémiotique fondée sur une prédication concessive.
Quelle que soit l’acception que l’on choisisse, le contenu commun et sous-
jacent à toute forme de transparence est toujours celui de l’accessibilité perceptive
et cognitive, dont la formule modale est :
/pouvoir & vouloir percevoir (ou savoir)/ + /ne pas pouvoir ne pas donner
à percevoir (ou savoir)/2.
Cette description modale, notamment les formulations négatives de la
deuxième partie, renvoie plus précisément, d’un point de vue phénoménal, à un
dispositif où une entité quelconque, susceptible d’être un obstacle à la perception
ou à la connaissance, se révèle pourtant ne pas en être un. L’hypothèse et la défini-
tion princeps qui guidera cette étude, c’est que la transparence n’est pas donnée
en premier, comme la traversée instantanée d’un espace physique, mental ou
social. Au contraire, la transparence présuppose un obstacle, qui est neutralisé par
négation. Et ces deux opérations : [(1) l’obstacle est présupposé], et (2) [l’obstacle
est nié], constituent le noyau conceptuel et phénoménal de toutes les variétés que
nous allons maintenant explorer.
Un obstacle potentiel étant transformé en non-obstacle, c’est-à-dire en
obstacle virtualisé, la transparence n’est donc pas un état, mais un processus, ou à
tout le moins une propriété dynamique portant sur la modalisation existentielle
de l’obstacle (l’obstacle potentiel est au moins partiellement virtualisé). La
succession de la présupposition et de la négation, ou celle du potentiel et du
virtuel, ont un autre nom en sémiotique : il s’agit de la concession : « bien que
non X… quand même X », ou « bien que X… quand même non X ». Bien que A
soit potentiellement masqué par un obstacle, des propriétés et des conditions
particulières permettent quand même de percevoir ou de connaître A.
Ce point de départ a une conséquence méthodologique immédiate : pour
explorer la transparence, on ne commencera pas par se demander comment

1. L’alliance thématique de la transparence et de l’obstacle fait allusion au titre du livre de Jean


STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle (Paris, Gallimard, 1971, &
collection Tel, Gallimard, 1976). Mais allusion seulement, car l’essai de Jean STAROBINSKI traite
plus généralement des méditations de Rousseau sur les difficultés de la communication
humaine, et les intermittences douloureuses entre son être profond et les apparences qui le
masquent ou le trahissent.
2. Le principe de cette formulation modale est présenté dans FONTANILLE Jacques, Les espaces
subjectifs. Introduction à une sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1986.
110 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

l’information, l’énergie, ou la perception passent et selon quel degré et avec quel


effet. On commencera au contraire par se demander de quelle nature est
l’obstacle, l’entrave, la dissimulation ou le secret que la transparence neutralise,
tant bien que mal. Nous faisons donc l’hypothèse, en d’autres termes, qu’il est
plus productif de considérer la transparence comme un accident de l’opacité, que
le contraire. Et dans cette perspective, la transparence totale, un monde entière-
ment transparent, est une aporie ou un impensable pour la sémiotique, une limite
du sens. Et il en va de même dans le monde naturel physique. Nous montrerons
même que pour être sémiotiquement productive et pertinente, la transparence
doit nécessairement être imparfaite.

LA TRANSPARENCE ET LE VISIBLE
Le phénomène physique
En optique même, le caractère dynamique de cette propriété apparaît immé-
diatement dans la définition même de la transparence. Un matériau ou un objet
est qualifié de « transparent » lorsqu’il se laisse traverser par la lumière. Cette pro-
priété dépend de la longueur d’onde de la lumière et de l’organisation structurale
du matériau : ainsi, le verre n’est transparent que dans les limites du visible (on
voit à travers), mais il bloque les rayons ultra-violets (ce qui explique notamment
qu’on ne puisse pas bronzer derrière une vitre). Plus précisément, aucun maté-
riau n’est totalement transparent : il absorbe une part plus ou moins importante
de la lumière reçue en fonction de la longueur d’onde. Plus l’« absorbance » d’un
matériau est faible à une longueur d’onde donnée, plus il est transparent pour
cette longueur d’onde.
Le raisonnement du physicien repose donc sur la même prédication conces-
sive que celui du sémanticien : étant donné un matériau susceptible d’être un
obstacle potentiel au passage de la lumière, on apprécie sa transparence en
fonction de la lumière qui passe quand même. Le physicien utilise pour décrire
cette opération deux concepts contraires et qui correspondent à des propriétés
mesurables séparément : la transmittance et l’absorbance, et à partir desquelles il
peut « raconter » et modéliser la traversée du matériau par la lumière.
En effet, l’absorbance3 d’un matériau se mesure à partir de quatre valeurs
d’énergie : l’énergie incidente (celle qui est dirigée sur le matériau), l’énergie absor-
bée, l’énergie transmise et l’énergie réfléchie. À partir de l’énergie incidente, le

3. Cette présentation doit beaucoup à PÉREZ José-Philippe, Optique. Fondements et applications,


Paris, Dunod, coll. « Enseignement de la physique », 2004, 7e éd.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 111

matériau fonctionne comme un filtre, qui trie, qui retient l’énergie absorbée, qui
renvoie l’énergie réfléchie, qui conserve l’énergie absorbée non transmise, et qui
restitue l’énergie transmise. La transparence est au final caractérisée par l’énergie
transmise, qui résulte elle-même de la différence entre l’énergie incidente, d’une
part, et l’énergie absorbée + l’énergie réfléchie, d’autre part. Pour maintenir le
lien avec l’approche phénoménale, l’énergie transmise en question est celle même
qui affecte les sens et qui fait ou laisse percevoir quelque chose ou pas : il faut
pour cela implanter un observateur.
La compréhension physique du phénomène précise d’une certaine manière
le processus « concessif » que nous posions comme hypothèse de travail : l’obs-
tacle se révèle être un filtre, dont les réglages variables permettent de moduler
l’équilibre entre l’absorption et la transmission de l’énergie. Bien qu’il soit en
mesure d’absorber la plus grande part de l’énergie, sous certaines conditions il en
restitue quand même une quantité suffisante pour la perception. Du point de vue
de la structure prédicative, la relation entre deux actants (la source et la cible de
l’énergie) est soumise à l’action d’un troisième (l’actant de contrôle) et c’est cet
actant de contrôle qui règle et opère le tri.
Mais, dans cette compréhension physique même, l’actant de contrôle pré-
sente deux faces : (1) des propriétés de la matière traversée, et (2) des propriétés
de l’énergie qui traverse, puisque l’absorbance et la transmittance sont fonction à
la fois de la structure, notamment cristalline, de la matière, et de la longueur
d’onde de la lumière. Cet actant de contrôle (l’obstacle filtre) n’est donc ni dans la
matière ni dans l’énergie, mais dans l’interaction et la tension entre leurs pro-
priétés respectives.
Bien entendu, cette description phénoménologique, qui se superpose à la
description strictement optique, présuppose l’implantation d’un observateur et
seul l’observateur est en mesure de traduire la mesure de l’énergie en processus
différenciés : filtrer, retenir, renvoyer, transmettre et donner à percevoir.

Le phénomène sémiotique
Pour la sémiotique du visible, le monde visible advient par la lumière : une
intensité qui sollicite la perception, une intensité modulable qui se diffuse, se
concentre ou se localise dans l’étendue et la matière. Les « états » de la lumière4
manifestent les différentes conséquences de ces modulations dans le plan de

4. Dans FONTANILLE Jacques, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF, 1995,
chapitre premier.
112 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

l’expression du visible : l’éclat, l’éclairage, le chromatisme et les effets de matière


manifestent les principales catégories de l’interaction entre l’intensité lumineuse
et l’étendue où elle s’inscrit.
L’éclat concentre l’intensité et l’étendue. Il ponctualise la lumière.
L’éclairage mobilise et parcourt l’étendue, et y introduit des positions et du
mouvement entre ces positions. Il fait circuler la lumière entre ces positions.
Le chromatisme transforme l’étendue en un ensemble de sites et d’objets. Il
fixe, situe et actorialise la lumière, en la transformant en couleurs propres aux
lieux et aux objets.
La lumière-matière donne à percevoir ou à appréhender l’actant contrôle lui-
même, sous forme d’obstacle, de transparence, de modelé, ou de texture : partout
où la lumière et la matière se rencontrent, la lumière nous informe de la manière
dont la matière occupe l’étendue et, réciproquement, la matière nous révèle
comment la lumière est absorbée, reflétée ou restituée. C’est lors de cette
rencontre que se produisent les effets-matières.
Ces différents états de la lumière résultant des tensions entre les variations
d’intensité et celles de l’étendue, ils participent d’une même structure tensive, que
voici :

ÉCLAT ÉCLAIRAGE
(concentrer) (mouvoir)
(ponctualiser) (circuler)

Intensité
lumineuse

COULEUR EFFETS DE MATIÈRE


(situer) (occuper)
(actorialiser) (diffuser)

Déploiement dans l’étendue


TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 113

La structure narrative
Les interactions entre le rayonnement lumineux et les obstacles matériels,
notamment autour des « effets de matière », sont le ressort même de la dyna-
mique sémiotique, qui peut recevoir une analyse narrative élémentaire, à partir
des différents types d’interaction, des équilibres et des déséquilibres entre la
lumière et la matière.
Par exemple, si on imagine la manière dont l’interaction se stabilise au profit
de la matière, on peut prévoir d’ores et déjà deux voies principales : soit la
lumière est capturée par une masse indivise et absorbante, soit elle est arrêtée par
l’opacité d’une surface. On obtient alors dans le premier cas un effet d’épaisseur et
de profondeur matérielle, et, dans le deuxième cas, un effet de modelé en surface,
qui célèbrent chacun à leur manière la capture du rayonnement par la matière,
l’un par une stabilisation en masse, l’autre par une stabilisation en surface. Autre
cas de figure : les effets de matière transparente ou translucide manifestent à
l’inverse la traversée du rayonnement sans capture par la matière, à des degrés
différents.
En suivant ce raisonnement, nous pouvons supposer que les différents équi-
libres et déséquilibres entre les deux actants antagonistes, la lumière et la matière,
produiraient les formes visibles de la zone de leur conflit. Il nous faut donc
construire les scénarios de ces interactions. Les sources (S), les cibles (C) et les
obstacles (O) participent à une syntaxe relativement simple : S émet, C reçoit, O
détourne, capture ou restitue un seul objet, le rayonnement lumineux. Les
variantes de cette syntaxe sont les scénarios recherchés.

Le scénario de base, celui de l’éclairage pro-


prement dit, repose sur le graphe ci-contre,
où on voit que la source S émet un objet
capturé par la cible C.

Le reflet n’en diffère que par la conversion de


la cible en contrôle : devenu un obstacle, il
renvoie la lumière vers une ou plusieurs
autres cibles.
114 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Quand l’obstacle est opaque, la cible disparaît


à la vue. L’obstacle lui-même peut être visible
s’il n’occupe pas tout le champ.

L’obstacle absorbant (les écrans translucides,


mais aussi les matières diffusantes) repré-
sente un cas intermédiaire, où le rayonne-
ment n’est pas capturé par le contrôle, mais
seulement retenu, et restitué, de sorte que la
source n’est plus directement identifiable,
dans la mesure où le rayonnement semble
émaner de la matière ou de la surface de
l’obstacle lui-même.
Dans le domaine du visible, la question de la transparence peut donc recevoir
de manière constante, dans toutes les situations phénoménales, une définition
narrative et modale, reposant sur :
– un antagonisme et des interactions entre deux actants principaux (lumière et
matière),
– des variétés de l’interaction traduisant des équilibres et déséquilibres entre
les propriétés de chacun d’eux,
– et pour spécifier le cas de la transparence, un prédicat concessif qui exprime
le changement de rôle à l’intérieur de la situation antagoniste : l’obstacle se
met à « collaborer », et restitue la lumière.
La transparence phénoménale propre au visible obéit grosso modo aux
mêmes règles que la transparence physique telle que décrite par le discours
scientifique de l’optique, et elle est conforme à l’hypothèse générale. À ce stade, il
serait hasardeux de parler de forme de vie, mais pourtant les propriétés essen-
tielles sont déjà reconnues : une forte cohérence entre une expérience sensible et
des propriétés figuratives, d’une part, et une structure narrative et modale
constante, d’autre part, qui fournit le noyau d’un récit élémentaire. Sans compter
évidemment le fait que même cette transparence-là permet de continuer et de
persévérer, dans une pratique ou une stratégie visuelle et/ou interprétative, et ce
malgré l’obstacle et les antagonismes entre matière et lumière.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 115

L’énonciation visuelle, l’exploration et la transparence imparfaite


L’hypothèse qui se dessine peut maintenant être précisée. La prédication
concessive ouvre la voie pour une imperfection : une énergie est arrêtée ou affai-
blie, mais pas entièrement ; un obstacle s’oppose, mais pas complètement ; une
portion du monde est visible, mais imparfaitement. Cette imperfection est le
ressort fondateur d’une dynamique narrative, et la transparence ne peut être
comprise alors que sous la forme d’une production sémiotique, une structure
narrative élémentaire.
Dans l’ordre du visible, nous avons déjà montré5 par exemple pourquoi, dans
un paysage, considéré comme un ensemble signifiant sélectionné dans le monde
naturel, l’atmosphère agit, sans être vue, en projetant une imperfection sur cette
portion du monde visible : elle désature les couleurs, elle diminue les contrastes
de formes et de textures, et elle le fait d’autant plus que l’on cherche à voir en
profondeur. À l’horizon, la transparence est dégradée, et la plupart des traits
contrastifs du visible sont neutralisés.
La description plastique du paysage n’invoque pas en général le rôle de
l’atmosphère. Elle se contente de noter que l’effet de profondeur, comme pro-
priété d’une portion d’espace naturel, est produit au plan de l’expression par des
degrés de désaturation et d’affaiblissement progressifs de tous les contrastes
visuels. Cette description plastique présuppose pourtant sans l’expliquer qu’un
paysage est un objet d’analyse de nature sémiotique, ou en bref, une sémiotique-
objet. Et il ne suffit pas, pour expliquer la conversion d’une portion d’espace
naturel en un « paysage », c’est-à-dire la formation d’une sémiose visuelle, de pré-
ciser qu’elle est soumise à un point de vue particulier.
Car le point de vue en question ne peut opérer sans l’effet de profondeur, qui
est son corrélat objectal dans le visuel. Et cet effet de profondeur n’est dû qu’à la
dégradation progressive de la transparence, dans l’axe du point de vue. Par consé-
quent, pour expliquer comment une portion d’espace naturel insignifiante
devient un paysage et un objet sémiotique, il faut solliciter l’ensemble du disposi-
tif : un point de vue subjectif (un observateur) + une distance en profondeur +
une imperfection visuelle, la dégradation de la transparence. Mais il manque
encore à ce dispositif l’agent de la transformation sémiotique : l’atmosphère, dont
l’épaisseur invisible fait obstacle, mais laisse voir néanmoins le paysage.

5. Dans FONTANILLE Jacques, « Paysages : le ciel, la terre et l’eau », dans Entre Espace et paysage.
Pour une approche interdisciplinaire, Alberto RONCARRIA et Paola POLITO, dir., Études de
Lettres, Université de Lausanne, 2013.
116 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

L’explication de cette invention sémiotique du paysage, c’est la transparence


imparfaite de l’atmosphère. Sans atmosphère, pas d’expression visuelle de la pro-
fondeur et de l’horizon, pas de paysage, pas de transformation du monde naturel
en objet sémiotique. Le point de vue sur lequel s’appuient l’énonciation visuelle et
la transparence imparfaite dans la profondeur impliquent un tiers actant, le
contrôle et c’est l’atmosphère. L’atmosphère règle en effet le processus d’explora-
tion visuelle, et en manifeste les phases, en profondeur, grâce aux différents
degrés de l’imperfection et de la dégradation de la transparence.
L’hypothèse de travail peut être résumée de la manière suivante : en raison de
son imperfection constitutive, la transparence est un récit en puissance, qui
demande à être énoncé. Et c’est pourquoi la transparence donne lieu à des pro-
ductions sémiotiques : des images, des paysages, des textes.

LA TRANSPARENCE PRATIQUE ET STRATÉGIQUE


La transparence cognitive
Transparence des stratégies cognitives individuelles
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, la représentation des connais-
sances et la reproduction du raisonnement présupposent une transparence de la
pensée d’autrui. L’analyste, mis en position de reconstituer un raisonnement pour
le modéliser, doit en effet, quel que soit le nombre et la complexité des
expériences, épreuves et observations préalables, postuler, au moment de la
reconstitution, un accès purement imaginaire au raisonnement d’autrui. En
d’autres termes, il doit se donner et proposer un régime de croyance spécifique,
selon lequel par introspection il serait en mesure de retrouver et reconstituer les
stratégies cognitives d’autrui. Cette postulation a fait l’objet de nombreux
commentaires, qui relèvent notamment de la théorie de l’esprit.
La philosophie de l’esprit en général s’intéresse au statut ontologique des
phénomènes mentaux. Elle ne s’intéresse pas, comme la psychologie cognitive,
aux phénomènes mentaux d’organismes réels. Elle ne procède pas directement
par observation empirique, mais en passant par des concepts mentaux et des
reconstructions, et cette manière de procéder rencontre une difficulté fondamen-
tale : d’un côté, le philosophe pense pouvoir y accéder « de l’intérieur », en se fon-
dant sur la connaissance (et la conscience) immédiate qu’il a de ses propres états
mentaux ; de l’autre côté, il les attribue à un autrui quelconque, en se fondant sur
l’observation de son comportement extérieur, linguistique ou plus généralement
sémiotique, sans pouvoir jamais accéder directement, et de la même manière que
pour les siens propres, aux états mentaux de l’autre.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 117

La théorie de l’esprit6 a fait de ce problème le centre de sa problématique :


comment attribuer à soi-même et à autrui dans des conditions sinon identiques,
du moins comparables et acceptables, des états mentaux (pensées, émotions,
raisonnements, croyances) ?
L’hypothèse de l’empathie7, qui fonderait une imitation automatique des
comportements et réactions d’autrui, ne fonctionne bien que dans le cas où les
états mentaux d’autrui sont accessibles à travers des manifestations observables :
c’est principalement le cas pour les émotions et tous les états qui suscitent des
modifications somatiques, mais pas pour les raisonnements et les connaissances.
L’identification plus récente des neurones miroirs va dans le même sens8 : l’image-
rie fonctionnelle cérébrale permet en effet de montrer que la perception d’une
action entraîne dans le cerveau une représentation similaire à ce qu’elle aurait été
si le cerveau avait fonctionné pour conduire l’action lui-même. Ces explications
partent toutes deux du principe selon lequel la perception de la manifestation
d’un état mental chez autrui active en même temps le processus de production de
ce même état chez celui qui le perçoit. Mais encore faut-il qu’il y ait quelque
chose à percevoir.
Pour la reconstruction des états mentaux cognitifs et argumentatifs, le pro-
blème reste donc entier. La difficulté consiste à expliquer comment les mêmes
concepts mentaux, et donc les mêmes phénomènes réels, peuvent être visés à
travers ces deux perspectives différentes, et apparemment incommensurables,
l’une résultant de la visée interne par une personne subjective, et l’autre d’une
saisie externe par une non-personne. La difficulté ne peut se réduire par une pro-
jection et une équivalence entre une visée embrayée et une saisie débrayée, parce
l’équivalence entre la visée interne et la saisie externe n’est fondée que sur une
croyance.
Quelles soient les solutions théoriques et philosophiques adoptées, et elles
sont fort nombreuses, la reconstruction des phénomènes mentaux aboutit à une

6. Cf. MIERMONT Jacques, « Pour une théorie de l’esprit : cognition, passion et communication »,
Paris, Sémiothèque, Résonances, no 10-11, pp. 64-71. Accessible en ligne : http://www.
therapie-familiale.org/resonances/pdf/esprit.pdf.
7. Cf. VISCHER Robert, Über das optische Formgefühl, ein Beitrag zur Ästhetik. Stuttgart, Julius
Oscar Galler, 1873, traduction française de Maurice ELIE, Aux origines de l’Empathie. Nice,
Ovadia, 2009, p. 57-100.
8. Cf. BERTHOZ Alain et JORLAND Gérard, L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004. Le fonctionne-
ment des neurones miroirs a été mis en évidence par Giacomo Rozzolati et son équipe à
Palerme, au début des années 1980.
118 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

description, voire à une narration (les philosophes de l’esprit manipulent beau-


coup de petites histoires fictives et hypothétiques), c’est-à-dire à un texte. Et c’est
alors au texte d’opérer la conciliation, en jouant des opérations d’embrayage et de
débrayage entre l’énonciation et l’énoncé, et de toutes les subtiles manœuvres de
l’identification, de la distance et de la modalisation énonciative.
Et c’est également au texte du spécialiste de la cognition humaine, grâce aux
règles et conventions du genre, de porter le régime de croyance qui fait admettre
la superposition entre introspection et extrospection. Car on voit bien que ce dis-
positif : hypothèse, développement fictionnel, et jeux d’embrayages et débrayages,
implique un régime de croyance très spécifique, une disposition intérieure à
admettre provisoirement une conciliation impossible, à adhérer au déploiement
fictionnel d’une hypothèse, et à en recevoir le résultat comme probant.
Pour réaliser par exemple un système-expert il faut faire « comme si » on
avait eu accès aux stratégies cognitives complexes et aux processus de décision de
l’expert modélisé. Même dans des conditions techniques très sophistiquées, ces
stratégies cognitives restent en tant que telles inaccessibles, et on peut tout au plus
prouver leur existence et leurs résultats, ou en observer et visualiser les traces
d’activation cérébrale, mais sans en connaître la nature et le contenu.
La plausibilité de cette reconstitution-transposition des stratégies cognitives,
une fois admis le régime de croyance proposé, est donc fondée principalement
sur les propriétés même de la reformulation textuelle qui en est proposée : dans
des circonstances identiques, ces stratégies cognitives doivent être reproductibles,
et aboutir au même résultat, et en outre, elles doivent obéir à une cohérence
interne qui les rend, justement, reproductibles. De fait, ce sont deux propriétés du
« texte » interprétatif lui-même, sa valeur référentielle et sa force isotopique, qui
satisfont cette condition et qui fondent le régime de croyance recherché.
La transparence est alors déplacée, d’un hypothétique accès à l’inaccessible,
vers les propriétés de référence et de cohérence d’une manifestation sémiotique
(le texte interprétatif) qui reformule et transpose le phénomène inaccessible. Ce
cas semble, sous ce point de vue, très proche de la position épistémologique qui
est au cœur de la pratique sémiotique : la signification est inaccessible en tant que
telle, et elle n’est saisissable que dans sa reformulation ou sa traduction, et ce sont
les propriétés de la reformulation (cohérence, interdéfinition du métalangage,
reproductibilité de l’analyse) qui lui confèrent une part importante de sa valeur
d’adéquation scientifique.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 119

La parenté structurelle entre la transparence cognitive requise par les


recherches sur la cognition humaine, d’une part, et le mode d’existence fonda-
mental de la signification pour l’épistémologie sémiotique, d’autre part, montre
tout simplement que nous tenons-là une forme de vie hautement structurante
pour les sciences de l’esprit et du sens. Une forme de vie qui sera sollicitée chaque
fois qu’un être sensible s’efforce de construire le sens d’un objet inaccessible,
masqué ou absent.

Transparence des stratégies cognitives collectives


La gestion des connaissances dans une entreprise ou une organisation
quelconque a également comme condition préalable la possibilité d’accéder aux
manières d’apprendre et de gérer le savoir des acteurs de l’institution. Mais on
passe alors de la transparence d’un autrui individuel à celle des connaissances
produites et manipulées collectivement dans un groupe ou une institution : la
transparence n’a pas alors le même sens, puisque dans le premier cas elle permet
l’accès à des processus cérébraux, alors que dans le second cas, elle vise des régu-
lations implicites dans des interactions entre des comportements individuels et
collectifs.
Ce qu’il y a à connaître n’est pas rendu inaccessible par enfouissement ou
dissimulation dans la matière et la conscience d’un être vivant, mais tout simple-
ment en raison de son caractère immatériel et non directement saisissable : cela se
passe dans les interactions, et dans un ensemble social et institutionnel qui n’est
pas supposé observable dans le détail et en totalité.
Il faut donc inventer une configuration spécifique pour rendre ces inter-
actions sociales et institutionnelles « transparentes ». La version la plus courante
est encore une production sémiotique : l’institution doit « rendre compte », c’est-
à-dire produire des textes, ou du moins doit toujours rendre disponibles toutes
les données qui permettraient de produire des textes sur demande extérieure.
L’obligation de rendre compte, et donc de produire des rapports et des comptes-
rendus, peut même être une condition normative. Cette obligation est définie par
l’AFNOR comme l’« aptitude à rendre compte des décisions et activités auprès des
organismes et autorités, et, au sens large, auprès des intéressés et parties pre-
nantes »9.

9. Projet de norme P 14-010-1 sur l’« Aménagement durable des Quartiers d’affaires », AFNOR,
2012.
120 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Les sociologues ont eux aussi, de leur côté, abordé cette difficulté. D’une
certaine manière, et pour d’autres objectifs, c’est même le fond de la méthode de
Bourdieu, qui ne conçoit pas d’analyse sociologique sans « immersion » du socio-
logue dans les pratiques sociales. À l’occasion de cette immersion, le sociologue
doit prendre conscience de sa propre position, et de ses habitus, et concevoir son
analyse comme une interaction entre ses propres positions et habitus et ceux des
groupes qu’il s’efforce de comprendre.
Mais l’usage le plus courant de la gestion des connaissances dans une institu-
tion quelconque ne suppose pas une telle immersion à la manière de Bourdieu.
Comme en témoigne l’énoncé de la norme AFNOR, l’instance cognitive
(l’observateur interprétant) est le plus souvent extérieure à la collectivité
observée. Et, tout comme le cogniticien qui reconstitue le raisonnement d’un
expert, cette instance est en proie à la même dualité : d’un côté ce qu’elle est en
mesure de puiser en elle-même, et de l’autre ce qu’autrui manifeste sous forme
d’énoncés communicables (le « compte rendu », selon la norme AFNOR).
Mais la demande extérieure vient toujours d’instances qui sont elles-mêmes
des institutions complexes (« les organismes et autorités, … les intéressés et parties
prenantes »), et l’introspection d’une instance collective et hétérogène est elle-
même chose impossible et même impensable, et l’aporie menace. On doit alors
supposer une délégation hypothétique de cette introspection à un
homoncule cognitif, qui fait office d’observateur, et qui serait susceptible, par
hypothèse et par fiction, de s’immerger dans les pratiques observées.
Dans le meilleur des cas, le management contemporain a imaginé donner
corps à cet « homoncule cognitif », sous la forme de comités de visite,
d’inspections, de sociétés d’audit qui se chargent de traiter et d’évaluer les
comptes-rendus produits par l’organisation ou l’entreprise visitées et chargés.
L’homoncule cognitif est alors un acteur ou un groupe d’acteurs délégués par
l’observateur auprès de la situation observée, qui joue le même rôle que le
contrôle pour la transparence visuelle : c’est l’opérateur même du réglage de
l’interaction, de l’ajustement entre les propriétés respectives de l’observateur et de
la situation observée, ajustement qui conduira à la transparence. Mais, même en
l’absence d’acteurs délégués concrets, cet « homoncule cognitif » demeure à l’état
potentiel dans l’institution visée, sous la forme des bases de données disponibles,
qui garantissent la traçabilité des décisions et des opérations effectuées, et consti-
tuent une compétence potentielle pour une production de textes.
Sous ces conditions, on retrouve la situation précédente. On voit alors que
dans ce cas aussi, la transparence ne peut être réalisée que dans une formulation-
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 121

transposition des mécanismes de régulation qui ne sont pas en eux-mêmes


directement observables. Le régime de croyance est de même nature, mais la
crédibilité du résultat obtenu est inversement proportionnelle à la complexité du
dispositif hypothétique et fictionnel qu’il a fallu mettre en place pour y parvenir.

La transparence à l’ère du soupçon


La transparence financière : du soupçon à la confiance
La transparence financière repose elle aussi sur la mise à disposition d’infor-
mations, mais pour toutes les parties prenantes, économiques et sociales, d’une
entreprise ou d’une organisation en général, dont la confiance doit être suscitée
ou confortée. En tant que telle, par son existence, sa qualité, sa sincérité et son
exhaustivité, ce type de transparence vise tout particulièrement la qualité de
gestion d’une entreprise ou d’un marché. Sous une telle exigence, une mauvaise
transparence financière sera interprétée comme une réticence ou une impossibi-
lité à communiquer les mauvais résultats d’une organisation. Elle peut même
laisser supposer que l’on s’efforce de cacher des pratiques illicites.
La transparence est alors une contre-stratégie fiduciaire, opposée à une
stratégie de soupçon, selon laquelle « ne pas faire savoir » équivaut à cacher, où
« ne pas communiquer » est interprété comme une dissimulation10. Le soupçon
pourrait justement se caractériser ainsi : une perte de confiance qui entraîne un
amalgame systématique entre l’absence d’information et le secret. Mais la perte
de confiance présuppose une attente fiduciaire, voire un besoin de confiance, que
la transparence s’efforcera, malgré le soupçon, de satisfaire. Le soupçon ne dis-
paraît pas, il rappelle l’existence d’une part d’ombre irréductible. Mais la contre-
stratégie de transparence (une transparence qui reste donc imparfaite) permettra
de poursuivre… quand même, comme si de rien n’était.
La contre-stratégie de transparence devient même une obligation (une
pression ou une norme) si l’activité qui est soumise au principe de transparence
est elle-même dépendante de valeurs fiduciaires spécifiques. Par exemple, la

10. Dans l’actualité politique du printemps 2013 en France, la transparence est devenue une
priorité politique du gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Elle l’est devenue à la suite de ce
qu’il est convenu d’appeler l’« affaire Cahuzac », du nom de ce ministre du budget qui prati-
quait la fraude fiscale via un compte en Suisse, et dont les dénégations éhontées ont jeté le dis-
crédit sur la totalité de la classe politique française. Nous sommes donc strictement dans la
situation décrite ici-même : la transparence comme contre-stratégie face à la diffusion conta-
gieuse d’un soupçon généralisé.
122 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

transparence financière d’une entreprise, qui garantit ou restaure la confiance, a


une incidence directe sur les capacités de financement de cette entreprise, que ce
soit à travers les cours en Bourse ou à travers les possibilités d’emprunt. Dans ce
cas, le « besoin de confiance » est partagé et réciproque, et les variations d’équilibre
entre le soupçon et la transparence en sont les moments d’ajustement périodiques.
Ce type de transparence nous fait franchir un pas supplémentaire : en effet,
tout comme dans les cas précédents, la dualité de la reconstitution cognitive
conduit à installer les mêmes dispositifs que dans le cas de la transparence propre
à la gestion des connaissances. Les connaissances, en l’occurrence, sont de nature
financière ; mais on y ajoute ici la confiance et le soupçon, et l’hypothèse que
l’autre pourrait mentir ou dissimuler. Ce qu’il conviendrait donc d’examiner de
près, ce serait la manière dont on soumet telle ou telle pratique sociale à une
contrainte fiduciaire qui implique elle-même la transparence : par exemple la
confiance « démocratique » (pour les pratiques politiques), la confiance « des
marchés » (pour les pratiques financières), la confiance « des consommateurs »
(pour les pratiques commerciales), etc. C’est alors tout un pan de la vie collective,
qui ne pourrait fonctionner qu’en confiance, mais qui n’atteint jamais une par-
faite confiance, et qui franchit avec nous ce pas supplémentaire, celui du soupçon
généralisé, et de la transparence qui s’efforce de lui répondre. En cette étape, on le
constate, la contre-persévérance qui affronte la persévérance prend corps, s’orga-
nise, et s’incarne de multiples manières dans la vie sociale.

La transparence de la décision et de la chaîne d’imputabilité


On demande aux décideurs politiques et économiques la transparence de
leur processus de décisions. L’objectif est dans ce cas de pouvoir établir une
relation entre telle ou telle phase de ce processus, d’une part, et les divers
« impacts » des décisions prises, notamment en termes de sécurité, de santé
humaine, d’emploi, d’environnement, de qualité de vie dans l’activité elle-même,
ou autour de l’activité. Pour cela, on demande donc par exemple aux entreprises
de rendre des comptes (ou de pouvoir le faire à tout moment) concernant les
conséquences de leurs activités.
Les modèles de gouvernance reposant sur la seule appréciation des experts
sont alors récusés. L’expertise est souvent associée à la rétention d’information, et la
transparence commence là où les privilèges des experts s’arrêtent. C’est dans cette
perspective que le concept de responsabilité sociétale émerge, car il étend le devoir
d’information au-delà du cercle de ceux qui y ont accès en raison de leurs compé-
tences. Autre forme du soupçon : celui qui refuse la confiance au cercle fermé des
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 123

experts, à la fois parce qu’ils disposent de connaissances non partagées, et parce


qu’ils ne sont pas supposés être directement soumis à l’impact des décisions et à
leurs conséquences. Et pour sortir de ce soupçon, il faut élargir le cercle de ceux qui
partagent les connaissances à l’ensemble des intéressés et des parties prenantes.
La transparence n’est pas ici une forme de la communication en général. Elle
cible des parties prenantes selon leurs intérêts, afin de montrer que les décideurs
agissent d’une façon responsable, sur le plan social, économique et environne-
mental. Des motifs sécuritaires ou économiques sont mis en avant pour justifier
le contrôle des communications entrant et sortant de l’entreprise, et par
conséquent pour cibler et trier les informations sortantes. Pour chacun des desti-
nataires potentiels, un récit de l’activité, adapté à ses attentes et à ses préoccupa-
tions, est rendu disponible, et prêt à être communiqué en cas de besoin.
La pression fiduciaire s’exerce ici dans une dimension sociale étendue : s’il
faut pouvoir rendre des comptes à l’ensemble des parties prenantes, c’est parce
que l’on pose que la sphère d’impact social et environnemental de l’entreprise est
beaucoup plus large que sa sphère d’activité définie par sa seule production et son
métier de base. La condition fiduciaire ne touche plus seulement aux conditions
de son fonctionnement propre (par exemple aux conditions de son financement),
mais à l’ensemble de ses implications sociales, dans l’espace (voisins, familles,
partenaires, populations) et dans le temps (conséquences à moyen et long terme).
Le non-respect de la condition fiduciaire ne se traduira donc pas par une sanction
directe sur l’activité, mais par une sanction indirecte de la « société civile »
(boycott, mauvaise réputation, ruptures de partenariats, procès, etc.).
Le récit potentiel qui doit être toujours disponible présente deux propriétés
indispensables : (1) un exposé des étapes de l’action, sans hiatus, qui permette de
vérifier que la chaîne pratique met en œuvre une procédure identifiable et évaluable
(c’est en quelque sorte le degré minimal d’une déontologie), et (2) une claire indica-
tion des rôles, actants et acteurs, impliqués dans chacune de ces phases pratiques,
qui permet d’imputer telle ou telle partie du processus pratique à tel ou tel respon-
sable. Cette transparence-là est donc de nature narrative et éthique : il faut que le
système de décision, ainsi que le compte rendu qui en est fait, permette une impu-
tation systématique de chacun des actes accomplis et racontés.
Les notions de responsabilité et d’imputabilité apparaissent dans le champ
d’analyse sémiotique de la transparence dès lors que le chemin qui permet de
reconstituer le lien entre une conséquence et son origine est trop long et trop
complexe pour être directement identifiable. L’inaccessibilité n’est donc pas due
ici à la profondeur d’une intériorité ou à une occultation volontaire, mais à la
124 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

complexité de la chaîne des processus, dont une partie peut rester inobservable.
La « reformulation-transposition » attendue consiste donc à fournir à la fois
toutes les informations, et leurs agencements sur la chaîne d’imputation, qui
permettent d’établir la relation de chaque conséquence à telle ou telle phase de
l’activité principale. Le lien entre responsabilité, imputabilité et transparence est
donc précisément fondé sur une forme particulière de l’inaccessibilité. L’obstacle
est ici de nature syntagmatique : une chaîne syntagmatique trop longue ou trop
complexe rend l’imputation difficile et hasardeuse.

La transparence de la vie urbaine : du soupçon à la menace


Pour prévenir les actes délictueux dans l’espace urbain, et pour préparer les
sanctions qu’ils appellent, les pouvoirs publics sont conduits à mettre en place (et
depuis peu à généraliser) des systèmes de vidéo-surveillance. L’installation d’un
système d’observation et de surveillance implique quelques effets sur le dispositif
sémiotique de la transparence.
D’un côté, s’il y a surveillance, il y a plus que de la défiance, mais bien une
anticipation concrète sur des comportements criminels, délictueux ou inciviques.
Le soupçon est non seulement généralisé à la totalité de l’espace urbain, mais
également, en tant que tel, dépassé. La surveillance n’est pas principalement desti-
née à déclencher l’intervention directe, mais à permettre la conservation de
traces, de preuves de présence, et de témoignages. Il s’agit de produire des docu-
ments exploitables et opposables dans un processus de reconstitution a
posteriori 11 : enquête, narration, preuves, etc. On est donc passé au-delà de la
perte de confiance et du soupçon, puisque l’on postule à l’avance et sans doute
aucun qu’il y aura quelque chose à observer et à analyser.
Cette anticipation, et tous les investissements coûteux qui s’en suivent,
installent un « observateur » omniscient : un dispositif de recueil d’informations
sur des actes qui n’ont pas encore eu lieu, dont on ne sait pas quand ils advien-
dront, mais dont on est certain qu’ils adviendront. Cette certitude porte donc sur
un acte générique anticipé, dont le citoyen ordinaire pourrait dire qu’il est
« vague », mais dont les spécialistes de la délinquance connaissent déjà la nature

11. Le film Minority Report, du réalisateur Steven Spielberg, repose sur ce type de transparence-là,
mais en lui ajoutant une autre dimension : celle de la prévision, de la prophétie et de l’antici-
pation de chaque crime en particulier, pour pouvoir déclencher des interventions préventives.
Comme un méta-commentaire permanent et envahissant de cette configuration, le film use
massivement, justement, des écrans de projection transparents et des images superposées
transparentes les unes aux autres.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 125

juridique et règlementaire, toutes les catégories, tous les scénarios et toutes les
circonstances. Il ne manque plus que les acteurs, les faits et le moment. C’est cette
connaissance précise, détaillée et préalable qui leur permet d’installer les appareils
de surveillance à bon escient, sur les lieux critiques et aux moments appropriés,
pour recueillir des informations pertinentes et exploitables sur les acteurs, les faits
et les moments.
Cet observateur prend la forme d’un maillage urbain des lieux de surveil-
lance et d’enregistrement. Car les comportements urbains ne sont pas directe-
ment observables pour un observateur individuel et qui ne serait pas immergé
dans les événements. On peut considérer que l’enregistrement-transmission
consiste d’une part dans l’installation d’une multitude d’observateurs délégués
immergés dans l’événement, et d’autre part en une reformulation-traduction
(vidéo) qui transforme les évènements occultés en évènements transparents, pour
un méta-observateur extérieur et non immergé.
Dans ce cas, l’occultation (l’absence ou la rétention d’information) résulte du
fait que le méta-observateur urbain ne peut être présent à l’événement (il n’est
pas sur les lieux au moment des faits). Elle résulte également et globalement d’un
effet d’échelle (spatiale et temporelle), puisque le méta-observateur qui couvre
l’ensemble d’une ville ou d’un quartier a pourtant affaire à des événements qui
n’adviennent que dans des lieux à périmètre restreint et à échelle humaine. À
cette différence d’échelle, l’observateur urbain répond donc lui aussi en déléguant
une prothèse d’exploration et d’observation, un homoncule cognitif (immergé),
auquel il prête des milliers de capteurs et d’yeux-machines.

La transparence de la vie publique


Transparence, notoriété et continuité de l’information
Les acteurs de la vie politique, du spectacle, du sport, de la vie publique en
général, voient leur vie présente et passée mise sous le feu des caméras et étalée
dans les médias. Aussi bien sous forme de narration que de monstration : l’une et
l’autre procèdent de la stratégie de transparence par reformulation et transposi-
tion sémiotique, selon deux degrés différents. La narration affiche par la média-
tion d’un narrateur son caractère de transposition sémiotique, alors que la
monstration tente d’effacer la présence de cette médiation en simulant un accès
direct aux choses mêmes.
Mais dans les deux cas, nous n’avons jamais un accès direct à ces vies étalées
au grand jour ; nous n’avons affaire qu’à une médiation, narrative ou monstrative,
126 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

qui transpose un vécu définitivement inaccessible en textes médiatiques et en


mise en scène d’évènements et de situations soigneusement échantillonnés et
sélectionnés.
Le cas de la vie publique est caractéristique de la « pression » ou de la
« norme » fiduciaire qui impose la transparence. Il n’est plus ici nécessaire de
passer par l’intermédiaire du soupçon et de l’amalgame entre secret et absence
d’information, encore moins par une contre-stratégie de transparence opposée au
soupçon généralisé. La confiance attendue se résume à la possibilité d’une telle
publication. Peu importe que ce qui est donné à connaître et à voir soit lacunaire
et sans doute peu représentatif du vécu des intéressés ; la seule chose qui compte,
c’est que ces échantillons de vie publiée témoignent de la possibilité de savoir, ou
d’en savoir plus. C’est une bien étrange confiance que celle-ci, mais elle est pour-
tant au fondement même de la notoriété : un acteur de la vie publique est
considéré comme connu, voire célèbre, sur le seul fondement de ces bribes de
vécu transposées et simulées que véhiculent les médias.
Dès lors, la confiance accordée est tout simplement proportionnelle dans ce
cas au volume et à la périodicité (car la notoriété doit être « entretenue ») de
l’information délivrée, puisque cette condition fiduciaire tient au fait de « pouvoir
savoir » : la « vie » quotidienne de ces acteurs de la vie publique n’a de valeur
« publique » qu’à proportion de ce qui est rendu public de leur vie… Et l’oubli, la
perte de notoriété et l’affaiblissement de la confiance ne résultent pas d’épreuves
véridictoires, mais du seul manque d’entretien périodique. Si le public apprend
que des faits publiés antérieurement étaient inexacts, il est paradoxalement
renforcé dans sa confiance et la notoriété l’est également. En revanche, si le public
n’apprend plus rien, c’est alors la preuve que les faits antérieurement publiés
étaient factices, un pur montage sans crédibilité, et qu’il a été trompé sur le
caractère « public » de la personne visée.
Étrange confiance, certainement, mais, plus encore, étrange transparence : la
transparence de la vie publique impose une continuité de l’information, une
confirmation périodique de la présence des acteurs sur la scène médiatique. Dans
ce cas, l’information crédibilise l’information. Tout se passe comme si le conflit
sous-jacent à toutes les formes de transparence, ainsi que la structure concessive
précédemment identifiée, se déplaçait ici sur la tension entre le privé et le public :
la privatisation de la vie quotidienne est la tendance dominante, et elle est source
d’opacité ; la publication est un effort permanent et persévérant à opposer à cette
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 127

résistance de fond, pour continuer à exister sur la scène publique12. Et bien


entendu, la transparence en question produit encore du texte : des images, des
récits et des reportages.

La vie publique mise en fiction


La télé-réalité et quelques autres types de programmes similaires amènent
des personnes quelconques à exposer des pans plus ou moins importants de leur
vie actuelle et en temps réel via un média. Littéralement, dans le prolongement du
développement précédent, des personnes privées entrent dans un processus qui,
en développant leur notoriété, est supposé en faire des personnes publiques. Mais
cette transformation est circonscrite, au moins dans un premier temps, à des
genres médiatiques qui sont eux-mêmes des productions sémiotiques dont le
caractère semi-fictionnel participe d’une forme particulière de transparence.
C’est encore la nature de la « pression fiduciaire » qui est en cause : la trans-
parence de la télé-réalité, et la médiatisation qui l’accompagne, est un dérivé de la
transparence de la vie des acteurs publics. Si pour rester publics et donner
confiance, ils doivent (laisser) exposer leur vie privée sur la place publique, c’est
en raison de l’axiologie propre à la notoriété (la notoriété fait la valeur publique
d’une vie privée). Et par conséquent, en inversant le rapport de cause à effet, des
inconnus peuvent tenter d’accéder au rang d’acteurs de la vie publique en expo-
sant leur vie privée en public.
À ceci près que ce n’est pas leur vie privée, mais une vie artificiellement
construite et mise en scène, dans laquelle ils jouent pourtant leur propre rôle.
Dans une analyse ultérieure13, nous montrerons en effet que les médias contem-
porains tendent à dissocier au maximum les règles qui déterminent les genres
proprement dits et les régimes de croyance qui leur donnent leur pleine significa-
tion pour un lecteur ou un spectateur. Il existe par exemple des règles pour écrire
des romans, mais pour les lire, il faut en outre adopter un régime de croyance
particulier, le « romanesque », qui est une catégorie particulière du régime de

12. Sur le fond de cette règle de la notoriété, les jeux du secret, de la dissimulation et de la révéla-
tion sont toujours possibles, et très fréquemment exploités. Mais ils ne procurent qu’une
dramatisation supplémentaire à la transparence propre à la notoriété : quelques micro-récits
conflictuels, quelques péripéties véridictoires périodiques qui contribuent efficacement, grâce
aux polémiques médiatisées qu’ils suscitent, à intensifier la présence des personnages publics
sur la scène médiatique, c’est-à-dire, en fin de compte et toujours, leur notoriété.
13. Dans le chapitre suivant « Des formes de vie invasives : régimes de croyance médiatiques et
mondialisation ».
128 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

croyance fictionnel. Et il arrive que ce régime « romanesque » fonctionne par


extension sur d’autres genres, par exemple des genres documentaires et informa-
tionnels (c’est notamment le cas dans la presse dite « people »).
Mais l’indépendance plus radicale des régimes de croyance dans les médias
contemporains pose à l’évidence d’autres questions, notamment pour com-
prendre cette « transparence » médiatique des vies individuelles. Par exemple,
quand on assiste à la télévision à une scène de dispute amoureuse entre deux
personnages dans un espace fermé et meublé, il faut recueillir un certain nombre
d’indices spécifiques pour savoir s’il s’agit d’une pièce de théâtre filmée, d’une
émission-jeu de casting et de promotion de jeunes artistes, d’une émission
didactique qui illustre son propos sur la psychologie des couples, ou d’une
séquence de télé-réalité. Fiction, jeu, didactique, documentaire : nous avons à
faire, comme nous l’avons déjà indiqué, à un très petit nombre de régimes de
croyance très généraux, qui non seulement s’imposent à toute la diversité des
genres, mais qui en outre en brouillent les codes et surtout les conditions de
réception et d’interprétation.
Pour l’interprète, en l’occurrence, l’opacité est entière. Le comble est atteint
quand on constate que les indices spécifiques d’une « vie documentaire », à savoir
du régime de croyance qui devrait être caractéristique de la transparence d’une
vie rendue publique, même mise en scène, deviennent des codes de genre qui
envahissent, par vagues de diffusion successives, tous les autres genres, tous les
médias, et, au bout du compte, la vie privée elle-même : des manières de parler et
de converser, des manières de se comporter avec autrui, des scènes types d’inti-
mité, etc.
Dans ce cas, il n’y a transparence que parce que l’obstacle lui-même est
devenu la seule chose à voir et à connaître. Car ce qui est troublant, ce n’est pas
tant que la télé-réalité soit construite comme une fiction, avec une distribution
d’acteurs, des scénarios et des décors, des règles du jeu et des rôles. C’est que les
spectateurs le savent, et que le plaisir qu’ils prennent à assister à ce spectacle n’en
est pas diminué.
Comme un gant retourné, le rapport entre transparence et opacité s’est
inversé. Il ne s’agit plus de fictions qui seraient à l’image de la vraie vie et du
quotidien des spectateurs, et qui en proposeraient en quelque sorte une représen-
tation réaliste. Il s’agit à l’inverse de modèles de vie quotidienne proposés au
spectateur, une sorte de présentation médiatique de ce qu’est, pourrait être ou
devrait être leur vie quotidienne aujourd’hui, et une invitation à la vivre de cette
manière ou en référence à cette manière.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 129

Notre vie quotidienne est une fiction racontable sous cette forme exposée :
tel est le message de la télé-réalité. Et d’une certaine manière la transparence,
même retournée, est sauvée, en même temps que le principe d’équivalence entre
le référent et sa représentation, sauf que, dans ce cas, le référent, ce serait la
fiction proposée par la télé-réalité, et sa représentation, ce serait notre propre vie.

Transparence radicale en démocratie


La transparence radicale cumule les propriétés de toutes les transparences sociales
La transparence radicale est une limite de la transparence sémiotique qui doit,
en tant que telle, être attentivement examinée. Elle est prônée comme idéal ou
comme norme pour les systèmes politiques démocratiques. C’est une variante de la
transparence de la décision, mais d’une nature qui permet d’en explorer les limites.
Tout comme cette dernière, en effet, elle récuse et entache de soupçon les processus
de décision qui ne seraient accessibles et compréhensibles que par les experts du
domaine. Tout comme cette dernière, elle exige une mise à disposition de l’infor-
mation et de la connaissance pour tous les intéressés, c’est-à-dire tous les citoyens.
La transparence intégrale en politique est une nouvelle forme de citoyenneté.
Toute version brouillon d’un document, tous les arguments pour et contre
qui accompagnent une proposition, toutes les étapes de la rédaction, de la négo-
ciation et de l’amendement d’un projet de loi, toutes les décisions prises sur le
processus de prise de décision lui-même, et toutes les décisions définitives, sont
soit exposés publiquement, soit archivés et rendus en permanence disponibles, et
ce, publiquement. Tous les médias sont utilisés (l’imprimé, la radio, la télé-
vision, etc.), mais l’internet est le seul instrument qui puisse rendre possible une
telle mise à disposition exhaustive, et le projet même de la transparence radicale
est tout particulièrement porté par les tenants de la « cyberdémocratie ».
Dans cette perspective, toute décision susceptible de donner lieu à contro-
verse ou ayant le moindre caractère politique ne sera considérée comme légitime
que dans la mesure où la totalité des données qui concernent le processus de déci-
sion sera mise à disposition du public. Ce qui est en question, tout comme dans la
vidéo-surveillance, c’est la mise à disposition durable de traces et de témoignages,
mais aussi, comme dans la transparence des décisions, la restitution et la lisibilité
complète de la chaîne de responsabilité et d’imputabilité.
130 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

La transparence radicale rencontre les limites de la compétence


Mais, comme la plupart des acteurs n’exploiteront pas ces documents, la
confiance n’est fondée dans ce cas que sur la « disponibilité » de l’information, et
non sur son exploitation effective (comme dans le cas de la vidéosurveillance).
Même inexploitées, voire inexploitables en raison de leur volume ou de leur com-
plexité technique, la totalité des informations doivent rester, potentiellement et à
tout moment, accessibles. C’est donc une confiance reposant sur un potentiel :
« pouvoir-faire », et pas nécessairement « faire », « pouvoir accéder », et pas obli-
gatoirement « accéder ».
En outre, l’exhaustivité dispense de tout critère de pertinence, voire, au final,
de tout « soupçon » particulier : elle neutralise tout procès d’intention spécifique,
elle ne stigmatise pas, la mise à disposition exhaustive étant la seule forme de dis-
ponibilité qu’il ne soit pas nécessaire de motiver ou justifier. Pas de tri, pas de
principe sélectif : donc pas de méfiance préalable. L’exhaustivité dispense donc
même de la méfiance !
Une forme partielle de la transparence radicale existe dans plusieurs parle-
ments nationaux depuis le début du système parlementaire. La transparence est
un principe qui découle des valeurs de la démocratie parlementaire14 : tous les
débats au parlement, tous les projets de loi sont publiés, d’une façon qui doit être
accessible à tout citoyen,15 puisque tout citoyen sera appelé périodiquement à se
prononcer par un vote, à l’occasion des élections, référendum et « votations ».
Depuis la fin des années 1990, plusieurs assemblées nationales ont décidé de
publier leurs débats et les lois sur l’Internet (parmi les premières : en Corée, en
Hongrie). Les Pays baltes sont également en pointe pour ces initiatives. Les
chaînes de télévisions parlementaires se multiplient dans le monde entier. Les
premières versions des projets de loi, les discussions et les négociations les
concernant, restaient auparavant confinées aux cercles fermés des cabinets

14. C’est notamment l’un des principes retenus dans : Parlement et démocratie au vingt et unième
siècle (BEETHAM David, Genève, Union Interparlementaire, 2006). Il est promu en outre par
plusieurs associations ou ONG, comme Sunlight Foundation, Latin American Network for
legislative transparence, ou Regards Citoyens.
15. L’une des sources intellectuelles de ces pratiques peut être attribuée au philosophe John
Dewey, qui préconisait d’impliquer les citoyens dans des démarches d’enquête et d’expéri-
mentation publiques pour approfondir la démocratie. De nombreuses initiatives récentes vont
dans ce sens, comme la plateforme internet “Parlements & citoyens”, qui donne des éléments
à ses inscrits pour participer à l’élaboration des lois.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 131

ministériels et des commissions parlementaires, qui, par constitution, ne sont pas


transparents, ou au sein des partis politiques, qui ne le sont guère plus.
Cependant, étant donné la complexité technique, logique et linguistique
d’une loi, la participation du citoyen est le plus souvent de pure forme, et elle
reste difficile malgré la transparence radicale du niveau parlementaire formel. La
publication de documents « classés » et dossiers secrets par le site Wikileaks a
posé le même type de problème, au-delà des questions juridiques liées au viol du
secret défense.
En un mot, la transparence est nécessaire, mais non suffisante, pour la parti-
cipation publique dans les décisions politiques. La transparence radicale suppo-
serait, dans son principe même, une équivalence de compétences, y compris
celles relevant de la situation pragmatique d’interprétation, entre les acteurs et
toutes les parties prenantes, ou au moins la mise en place de dispositifs de
concertation où ces différences de compétence seraient neutralisées.
Voilà donc une situation utopique, et une forme de transparence qui
approche des limites non seulement de ce qui est possible ou souhaitable, mais
aussi de ce qui est signifiant. Ce caractère utopique et critique renvoie au principe
posé dès le départ, à savoir que la transparence absolue est une limite impensable
pour la sémiotique, parce qu’elle est au-delà du sens. Dès lors, la transparence
même radicale ne peut être qu’un compromis, conforme au fonctionnement
général, pour lequel l’opacité est le fond sur lequel, grâce à un réglage adapté des
interactions entre les propriétés de l’obstacle et celles de l’information qui le tra-
versent, on peut obtenir une transparence négociée et localisée.

Transparence radicale contre responsabilité


La transparence radicale est beaucoup plus « transparente » que le principe
de responsabilité et d’imputabilité. Elle requiert la transparence de la prise de
décision dès le début du processus, a priori et en amont, tandis que la responsa-
bilité-imputabilité est un mécanisme de vérification de la qualité des décisions ou
des actions après coup, a posteriori, en situation d’évaluation ou de contrôle.
Alors que la responsabilité-imputabilité ne peut conduire qu’à des stigmati-
sations, des sanctions, des protestations ou des mesures de rétorsions (le boycott,
par exemple), parce qu’elle intervient a posteriori, la transparence radicale, au
contraire, encourage les corrections et l’amélioration continue, en cours de pra-
tique, et un aménagement des décisions longtemps avant que des pratiques discu-
tables ou fautives puissent être mises en œuvre. Donc, la transparence radicale
132 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

porte sur les phases narratives du contrat et de l’acquisition des compétences


modales (devoir, vouloir, croire, savoir et pouvoir) et permet, en principe, d’évi-
ter la sanction a posteriori.
Rappelons les conditions de la transparence par responsabilité-imputabilité :
une trop grande complexité des processus, qui conduit à produire un récit
normé, et rendu disponible a posteriori, en aval de la pratique elle-même. La
transparence radicale étant une solution amont, a priori, elle ne peut pas simpli-
fier les processus, elle ne peut pas les convertir en récit compréhensible. Elle
participe au contraire à complexifier le détail de ces agencements syntagmatiques,
elle en donne à connaître le grain le plus fin, quasiment en temps réel : elle nous
installe en somme en observateurs immergés dans le cours même de la pratique.
Elle implique donc, elle aussi, un « homoncule cognitif » délégué.
Une fois de plus, le dispositif à deux observateurs revient dans l’analyse : un
observateur distant et désimpliqué, pour lequel les processus sont inaccessibles, et
un observateur immergé et impliqué, ayant accès à tous les détails d’un processus.
Mais le caractère fictif, formel ou purement hypothétique de cet homoncule
cognitif oblige à installer un régime de croyance spécifique, selon lequel un
certain degré d’identité est possible entre les deux observateurs. Mais pour cela, il
faut renoncer à l’exhaustivité et à la plénitude de l’information, car l’observateur
immergé dans la masse des documents et des processus n’est plus en mesure d’en
extraire quelque production sémiotique que ce soit. Pour pouvoir en faire le récit,
cet observateur doit renoncer à son immersion dans les données, il doit sélection-
ner et reconfigurer : il doit en somme renoncer à la transparence radicale.
La transparence radicale parfaite nous fait changer de paradigme :
exhaustive, permanente, elle annihile le soupçon, ou même le besoin d’informa-
tion ; immergé et interventionniste, l’observateur perd de vue l’imputation et la
responsabilité des décisions ; disproportionnée, inexploitable, la quantité et la
complexité de l’information inhibe la production sémiotique. Et surtout, elle est
devenue une transparence sans obstacle, sans concession. Rien ne lui résiste, tout
est disponible. La transparence radicale n’est donc plus la « transparence » telle
que nous l’avons définie, et elle ne peut plus fonctionner comme « forme de vie »
opposable et substituable à d’autres formes de vie.

CONCLUSION
Le moment est venu de récapituler les éléments du « noyau » schématique et
les variétés de la transparence.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 133

Prédication concessive et variations fiduciaires


Le premier de ces éléments est à la fois fiduciaire et concessif : tout au long de
notre parcours, la prédication concessive s’est manifestée en effet plusieurs fois
comme renvoyant à un état ou une transformation fiduciaires, soit parce qu’un
régime de croyance spécifique devait être installé pour résoudre une difficulté ou
une impossibilité d’accès à l’information, soit parce que le cadre stratégique géné-
ral présupposait une confiance nécessaire au déroulement même de la pratique
ou de la stratégie.
Cette propriété pourrait être formulée ainsi : « Je sais qu’il y a un obstacle per-
ceptif ou cognitif entre moi et ce que je peux voir ou savoir, mais je crois que cet
obstacle me le laisse (ou fait) voir ou savoir. »
Cette formulation précise et explicite la nature modale et affective de la pré-
dication concessive : l’enchaînement entre « bien que » et « quand même »
implique un passage du savoir (bien que) au croire (quand même). Elle est même,
d’un point de vue phénoménal, applicable à la description du phénomène
physique, puisqu’il faut admettre que la lumière ou l’énergie qui interagit avec le
matériau est « la même » que celle qu’il restitue, et que, par conséquent, il faut
croire que l’énergie restituée est une partie de l’énergie incidente. La concession
implique donc une confiance et une croyance, qui, dans sa version minimale, est
proche parente du Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Les variations fiduciaires ont été identifiées : la confiance comme « pression »
publique ou comme condition partagée et réciproque, ou encore la confiance
périodiquement entretenue, comme fondement de la notoriété.

Le contrôle et le réglage de l’interaction


Tous les cas de transparence impliquent une interaction, entre une matière et
une énergie ; entre une situation ou des vies, et une information attendue d’un
observateur ; entre des comportements et des décisions, et des informations à
destination des parties prenantes. Plus généralement, entre un phénomène dyna-
mique (énergie, lumière, information), et un système statique et structuré
(matériau, cerveau, système social ou institutionnel, etc.).
La transparence, avons-nous observé, est un réglage de cette interaction, qui
doit concilier un certain niveau de dynamique de l’un, et un certain état structurel
de l’autre : quand le point de réglage est trouvé, la lumière passe, la vue traverse,
l’information parvient. Nous avons globalement imputé ce réglage à un tiers actant,
le contrôle. Mais cet actant de contrôle peut opérer de deux manières différentes :
134 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

1) un premier contrôle dont l’initiative revient au système et à sa structure :


l’organisation cristalline de la matière, l’organisation managériale ou finan-
cière de l’entreprise, l’organisation syntagmatique des phases d’un processus
de décision, etc.
2) un second contrôle qui consiste à modifier le phénomène dynamique lui-
même, à l’initiative de l’observateur : les bonnes longueurs d’ondes de la
lumière, la dissémination de capteurs et de caméras, des techniques d’explo-
ration et de fouille de données, etc.
Dans le premier cas, le contrôle est un filtre ; dans l’autre cas, le contrôle est cet
« homoncule cognitif », la prothèse cognitive que l’observateur délègue au sein des
institutions et des villes, des vies et des cerveaux, pour en régler la transparence.
Aucune des situations rencontrées n’échappe à la combinaison des deux types
de contrôles. Même l’explication physique, pour parvenir à ses résultats, doit
prendre en considération autant les propriétés du phénomène dynamique que les
propriétés structurales du système statique. En bref, du fait de sa position dans
l’interaction, ce contrôle a deux faces, une face de filtre structural et une face
d’homoncule cognitif.
Si l’on considère par exemple la transparence financière, d’un côté le système
institutionnel et sa structure financière doivent adopter des modes de fonctionne-
ment normés, et comme tels reconnaissables pour qu’ils soient compréhensibles
de l’extérieur et comparables à un système de référence professionnel, règlemen-
taire et/ou juridique (c’est la face filtre structural). D’un autre côté, l’observateur
doit admettre sans pouvoir le vérifier (sinon c’est une « inspection » et non un
effet de la transparence) que les rapports, les documents et les communications
publiques qui en émanent sont bien la manifestation directe de ces procédures et
de ces modes de fonctionnement, une manifestation qu’il serait en mesure de
recevoir s’il pouvait être immergé en permanence dans l’institution (c’est la face
homoncule cognitif). L’un et l’autre, le filtre et l’homoncule cognitif, doivent être
adaptés pour une interaction transparente.

L’énonciation de la transparence imparfaite


L’un des résultats inattendus de cette étude tient à ce qui suit : l’interaction
transparente, si elle est bien réglée, est à l’origine (ou emprunte la voie) d’une
production sémiotique. La transparence rend possible ou nécessaire des énoncia-
tions spécifiques, et la production de sémiotiques-objets, pourvu, comme on le
verra, qu’elle soit imparfaite.
TRANSPARENCES : DES CROYANCES ET DES CONCESSIONS 135

La première intuition vient paradoxalement de l’explication phénophysique :


le système conceptuel de la transmittance et de l’absorbance, les mesures des
quatre types d’énergie (incidente, réfléchie, absorbée et transmise) ne sont inter-
prétables que si on se représente un processus constitué d’opérations corrélées
entre elles et imputables à un actant matériel unique : ça reçoit, ça renvoie, ça
garde, ça restitue. L’intuition se prolonge avec le phénomène visuel et son organi-
sation narrative, qui exploite la même gamme d’opérations. À l’interface entre la
structure matérielle et l’énergie lumineuse, un « actant » émerge, le « ça-
contrôle », porteur de l’événement observé, et support du récit potentiel qu’on
peut en faire : une instance énonçante. L’explication sémiotique du processus
phénophysique prend alors la forme d’une séquence d’exploration, au terme de
laquelle quelque chose est visualisé. La séquence d’exploration imputable à l’actant
« contrôle » produit en somme une visualisation (une image) qui est une produc-
tion sémiotique.
Cette intuition se renforce quand on se rappelle que, même et y compris d’un
point de vue visuel, il n’y a aucune transparence absolue, que l’obstacle est tou-
jours un obstacle, et que son action est tout aussi visible que ce qui parvient à le
traverser, ne serait-ce que parce que c’est son action qui permet la traversée. Dans
un paysage, nous l’avons montré, la modulation de la profondeur et de son explo-
ration, à travers le contrôle exercé par l’atmosphère, est déterminant : ce dernier
introduit une imperfection dans le monde visible, grâce à laquelle une portion du
visible accède au statut d’objet sémiotique, un paysage.
Le paysage, et le monde visible en général, se donnent à saisir dans un milieu
qui n’est jamais entièrement transparent, et heureusement, puisque c’est cet équi-
libre entre « transmittance » et « absorbance » qui en fait un ensemble visuel signi-
fiant. La surprenante vertu de la transparence imparfaite, c’est la production et
l’énonciation de sémiotiques-objets, à commencer par celles du monde visible.
Ou, en d’autres termes, que Greimas n’aurait peut-être pas refusés, la transpa-
rence est l’une des formes de l’imperfection qui suscite des sémiotiques-objets à
partir du monde sensible.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner de constater que, dans toutes les autres pra-
tiques et stratégies qui se réclament de la transparence, on rencontre une abon-
dante production sémiotique : des communiqués, des comptes rendus, des récits,
des brèves « people », des vidéos et de nombreux genres médiatiques. Ce ne sont
ni de pures manœuvres de diversion, ni de simples compensations pour un
manque de confiance. Ce sont les effets énonciatifs de la transparence elle-même et
en tant qu’elle est imparfaite.
136 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Quant à la transparence cognitive et sociale, non seulement elle appelle une


transposition-reformulation de ce qui reste inaccessible (et donc une production
sémiotique), mais surtout elle déplace l’application des normes et des conditions
de transparence, des actes eux-mêmes vers leur mise en forme narrative et dis-
cursive : les productions sémiotiques de la transparence deviennent de ce fait des
preuves, des témoignages, des traces mémorielles, des supports pour l’évaluation.
Au final, ce sont les supports de tous les jugements associés à l’axiologie de la
transparence, qu’ils soient éthiques, juridiques, ou politiques.
En somme la question de la transparence est deux fois sémiotique, sous
condition d’imperfection, et ce, sous toutes les formes déjà examinées : (i) une
première fois en tant qu’organisation signifiante des relations et des interactions
entre une dynamique (lumière, information, etc.) et une structure (matérielle,
cognitive, sociale, etc.) : c’est le récit sous-jacent de la transformation concessive
et fiduciaire, et (ii) une seconde fois, qui découle de la première, en tant que foyer
d’énonciation et de production de sémiotiques-objets d’une grande diversité.
En tant que forme de vie, régissant des pans entier des pratiques et stratégies
de nos sociétés, la transparence imparfaite, telle que nous venons patiemment de
la construire, est de fait et de droit une épistémologie : elle précise en effet les
conditions d’une certaine manière de concevoir et de construire des
connaissances, des conditions narratives, modales et passionnelles, des conditions
pour l’organisation et le contrôle des processus, des valeurs et de l’éthique qui les
régissent. Cette épistémologie pratique est mise en œuvre quand l’objet de
connaissance se dérobe à nos efforts, quand il est masqué ou qu’il se dissimule, ou
quand il reste par nature inaccessible. Mais justement, n’est-ce pas toujours le cas ?
Des formes de vie invasives :
régimes de croyance médiatiques et mondialisation1

LA SÉMIOSPHÈRE ET LES MÉDIAS


Les médias occupent une place très particulière dans la culture contempo-
raine, qui impose une approche à plusieurs échelles : ils interfèrent dorénavant
avec toutes les pratiques publiques et privées, ils participent aussi bien à la mon-
dialisation des échanges qu’à l’organisation de notre vie quotidienne et intime ; ils
infléchissent tous les genres de discours et contribuent à édifier une nouvelle
architecture sémiotique de nos sociétés, et notamment à modifier substantielle-
ment ce qui fonde les sémiosphères, à savoir le dialogue qu’elles entretiennent
entre elles. Les médias sont constitutifs de nos formes d’existence sociale, et leurs
propriétés sémiotiques infléchissent les formes de vie auxquels ils participent,
notamment à travers les régimes de croyance.
La conception sémiotique développée par l’École de Tartu-Moscou, nous
l’avons déjà mentionné, repose sur une hypothèse générale, condensée dans le
concept de sémiosphère2, et selon laquelle chaque sémiosphère se définit par ses
interactions avec les autres, au cours d’un « dialogue » et d’échanges de formes
sémiotiques (des « langages ») qui se produisent de part et d’autre d’une fron-
tière symbolique, posée par les sociétés : en-deçà de la frontière, se déploie le
domaine du « nous », et au-delà, le domaine du « eux » ; en somme, la limite et le
lieu d’échanges entre l’identité et l’altérité, qui devient, sous la condition de
l’existence de la sémiosphère, le lieu des échanges culturels.
D’une certaine manière, la sémiosphère reproduit à l’échelle collective ce que
la phénoménologie et la sémiotique ont décrit comme la structure fondamentale
de toute expérience sensible, à l’échelle individuelle ; à savoir, l’expérience des

1. Ce chapitre est une version augmentée et remaniée de ma contribution aux Hommages à Eric
Landowski, As interações sensíveis, DE OLIVEIRA Ana Claudia, dir., São Paolo, Estação das
Letras e Cores, 2013.
2. LOTMAN Iuri, op. cit.
138 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

échanges entre le Moi (l’univers des émotions et impressions internes), le Soi (la
frontière symbolique du corps propre) et l’Autre (le monde sensible, y compris
les autres corps). D’un point de vue sémiotique, le passage de l’échelle
individuelle à l’échelle collective est aussi celui de la sphère phénoménologique et
sensible à la sphère sociale et culturelle. L’homothétie entre microcosme et
macrocosme ne garantit pas nécessairement une identité de fonctionnement,
mais en l’occurrence, on peut constater que les sémiosphères, à l’échelle des
sociétés, sont supposées fonctionner très précisément sur le même principe que
leurs constituants immédiats, les formes de vie : elles ne peuvent être saisies que
dans la dynamique de leurs transformations et de leurs interactions avec d’autres
sémiosphères.
La sémiosphère est elle-même organisée autour d’un centre (la zone de la plus
grande cohérence et de l’identité culturelle la plus fortement assumée), lui-même
entouré de zones périphériques, où s’atténuent peu à peu, en s’éloignant du centre,
cette cohérence et cette identité. La périphérie est la zone des échanges avec la
culture de l’autre, la zone de l’hétérogénéité, et des formes sémiotiques transitoires,
éventuellement en cours d’intégration et d’adaptation à la culture du « nous ».
La différence entre les formes sémiotiques centrales et périphériques tient
principalement à la manière dont elles sont assumées par le « nous », et à l’inten-
sité avec laquelle ce « nous » adhère aux formes qu’il manipule. Cette intensité
s’apprécie en termes de force d’engagement, de stabilité dans le temps, de
croyances partagées, et elle est soutenue par de nombreux dispositifs sociaux
destinés à légitimer cette force, cette stabilité dans le temps et ces croyances.
Dans la zone centrale, se déploient et s’imposent notamment des traditions,
des normes, des genres et des canons esthétiques ; dans la zone périphérique, en
revanche, les processus dominants sont ceux de l’innovation, de la traduction, de
l’emprunt, et de l’hybridation, qui confèrent un éclat et une valeur toute parti-
culière aux apports étrangers, justement en raison de leur étrangeté et de leur nou-
veauté. Les « croyances » périphériques sont donc d’une toute autre nature que
celles du centre de la sémiosphère, puisqu’elles ne sont soutenues ni par la tradi-
tion, ni par le consensus, et par aucun dispositif institutionnel, et qu’elles ne valent,
justement, que par le contraste de la nouveauté, de la rareté ou de l’altérité.
À cet égard, la position des médias est clairement périphérique, et en quelque
sorte par définition. Un medium, quelle que soit l’acception particulière de ce
terme, est toujours une instance de mise en relation entre au moins deux
domaines disjoints (étymologiquement, c’est « un milieu intermédiaire »), et les
médias contemporains le sont aussi, au sens du passage qu’ils opèrent entre des
DES FORMES DE VIE INVASIVES 139

domaines socio-culturels ; certes, ce rôle médiateur est bien souvent compris par
réduction comme une fonction de communication (les médias sont des
« supports de communication »), mais on voit bien que dans la perspective de la
sémiosphère, ils jouent nécessairement, en tant qu’opérateurs de médiation, un
rôle décisif dans les zones périphériques, un rôle de passage, de transfert, de tra-
duction et de transformation des formes sémiotiques.
En outre, la mondialisation toute particulière des productions médiatiques,
notamment en raison de l’organisation économique et commerciale de ce secteur
d’activités, renforce ce rôle, et ancre plus fortement encore les médias dans les
zones périphériques où s’échangent et se transforment les productions de
chacune des aires culturelles. De ce fait, ils vont bien au-delà du seul dialogue
bilatéral envisagé par le chef de file de l’École de Tartu, Iuri Lotman, entre le
domaine du « nous » et chacun des domaines du « eux »3 : les médias mondialisés,
en effet, impliquent d’emblée le domaine du « nous » dans une interaction
multilatérale, plurielle, voire universelle, avec tous les autres domaines à la fois, y
compris avec ceux qui, pour des raisons géographiques et historiques,
sembleraient ne pouvoir entretenir aucun rapport bilatéral avec celui du « nous ».
À la limite, ils interrogent même l’existence et la possibilité d’une persistance de
la culture du « nous ».
Les médias soumettent le centre identitaire du « nous » à un véritable assaut
d’informations, de significations, de genres et de types d’émissions venus du
monde entier, en disséminant par vagues successives et périodiques, de nouveaux
apports et de nouvelles formes sémiotiques. Et cet assaut vise bien entendu la
zone centrale, celle qui porte l’identité propre à chaque sémiosphère. Comme la
zone centrale est aussi celle des croyances les plus fortement assumées collective-
ment, la question des régimes de croyance médiatiques devient primordiale : leur
diffusion dans chaque sémiosphère les confronte à ceux qui y sont déjà en place,
et qui, fondés sur des traditions ou des institutions spécifiques, sont susceptibles
de leur résister, de les repousser, mais aussi de les accueillir, de les transformer et
de les assimiler, au risque, bien entendu, de déstabiliser l’identité du « nous ».
Nous examinerons donc avec la plus grande attention la position particulière
des médias dans la hiérarchie et le système des formes sémiotiques qui constituent
les sociétés et les cultures, pour essayer de comprendre en quoi et jusqu’à quel
point leur influence peut transformer ces dernières. Puis, ayant pris acte du
caractère déterminant des régimes de croyance, nous mettrons en lumière la

3. LOTMAN Iuri, op. cit., p. 21 et seq.


140 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

nature des confrontations prévisibles entre, d’une part, les régimes de croyance
qui sont portés par les médias en général, et notamment les médias mondialisés,
et, d’autre part, ceux qui sont déjà compris et installés dans les institutions
symboliques de chaque sémiosphère. Ce faisant, et parallèlement, nous nous
efforcerons de saisir quels types de formes de vie les médias contemporains
installent dans nos sociétés.

LES MÉDIAS, LES FORMES SÉMIOTIQUES ET LEURS PLANS D’IMMANENCE


Comme il a déjà été rappelé ici-même, nous proposons de distinguer au
moins à titre d’hypothèse six plans d’immanence différents4 : les signes, les textes,
les objets, les pratiques, les stratégies et les formes de vie, cette série étant réglée
par un principe hiérarchique et des procédures d’intégration.
Les signes sont des unités élémentaires de signification (un mot, un visage, un
logo) qui forment chacune un bloc associant a minima une expression et un
contenu, ce minimum étant défini au moins par le fait qu’on peut isoler et faire
fonctionner chaque signe dans de nombreux contextes différents. Un point
d’action sur un site internet (un bouton, un segment de phrase coloré ou sou-
ligné, etc.) est typiquement un signe, composé d’une expression minimale qui est
associée par convention à une fonction et une action, elles aussi minimales
(cliquer pour ouvrir).
Les textes sont des ensembles signifiants composites, de nature verbale,
iconique (des images), gestuelle (en langue des signes), etc. Ils se caractérisent par
leur clôture (posée comme principe constitutif préalable à l’analyse) qui permet
d’y repérer des régularités, des récurrences, des contrastes, en somme des types de
compositions qui portent la signification d’ensemble du texte. La clôture textuelle
permet notamment de conférer un sens tout particulier au début et à la fin du
déploiement textuel : la signification d’un récit, par exemple, peut être déduite de
la différence observable entre la situation finale et la situation initiale.
Pour ce qui concerne les images, dès qu’on les considère comme des textes, et
pas seulement comme des associations de signes iconiques, on peut leur
reconnaître une dimension plastique globale, une composition visuelle structurée
qui est en elle-même globalement signifiante. Dans un titre de presse, la maquette
de la une est typiquement de nature textuelle, c’est-à-dire à la fois plastique, tabu-
laire et topologique : des graphismes, des typographies, des couleurs, des formes

4. Cf. FONTANILLE Jacques, Pratiques Sémiotiques, op. cit., Chapitre 1, pp. 17-78. Les différents
types de « sémiotiques-objets » mentionnées ci-dessous y sont présentés en détail.
DES FORMES DE VIE INVASIVES 141

d’encarts, des emplacements de photos concourent tous en effet à la reconnaissance


immédiate du titre de presse, ainsi qu’à une pré-codification du contenu des
articles, en vue d’en guider ou moduler le parcours visuel et la lecture.
Les objets sont des corps — il serait à cet égard peut être plus opportun de les
désigner ainsi — des entités sémiotiques à trois dimensions caractérisées par leur
structure matérielle, par leur morphologie extérieure, et quelques propriétés
dynamiques qui leur confèrent une « énergie » : a minima, leur poids, et au-delà,
toutes les possibilités de mouvement, qu’elles soient prévues ou pas lors de leur
formation ou de leur conception.
Pour qu’un objet puisse être considéré comme un objet signifiant, et pas seule-
ment comme une « chose », sa structure matérielle, sa morphologie et sa dynamique
doivent pouvoir être interprétées en termes fonctionnels : ce sont alors des détermi-
nants de sa fonction et de ses usages pratiques. Les médias sont nécessairement eux
aussi des « objets », souvent très sophistiqués (le livre, le site internet, la télévi-
sion, etc.), matériels ou virtuels, mais tous dotés de propriétés techniques
susceptibles d’assurer la conservation, la lisibilité, la mobilité et la fiabilité, voire la
malléabilité et l’interactivité des textes et des signes qu’ils portent.
Tout comme les signes sont directement intégrables à des textes, les corps-
objets sont eux aussi intégrables à des pratiques, grâce à leur fonction. Mais il faut
également que les textes puissent être intégrés aux objets, et que ces derniers
puissent être configurés pour les accueillir : dans cette perspective, les objets
deviennent les supports des textes, supports de leur inscription, de leur conserva-
tion matérielle et de leur transmission.
La morphologie de leur enveloppe superficielle est conformée pour devenir
le support des inscriptions, et cette adaptation de l’enveloppe des corps-objets à
l’accueil des textes est, en particulier, au fondement de l’écriture, qui, au sens
strict, appartient elle aussi à l’univers médiatique. L’exemple de la une de presse,
déjà évoqué, va également dans ce sens, puisque l’organisation tabulaire,
plastique et topologique de la page constitue une sorte de grille formelle qui, pro-
jetée sur la page support (l’objet matériel), lui permet d’accueillir l’inscription des
textes et des images, ainsi que de guider leur lecture.
Les pratiques elles-mêmes sont des cours d’action, qui sont principalement
définis par le thème de l’action en cours, et par les différents rôles que ce thème
exige pour que l’action ait lieu : une conversation est une pratique, qui a pour
thème l’échange d’énoncés verbaux et mimo-gestuels, qui demande au moins
deux interlocuteurs, et se déroule en suscitant des significations socio-
142 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

pragmatiques, voire psycho-sociales et ethnologiques. La propriété principale


d’une pratique est de ne pas être close : ouvert aux deux bouts de la chaîne, le
cours d’action doit trouver sa signification dans le détail de ses péripéties, dans
son accommodation syntagmatique.
Une pratique peut bien entendu avoir un début et une fin, mais ce début et
cette fin ne participent pas à la signification pratique de l’ensemble. Une séance
de navigation sur internet a par exemple nécessairement un début et une fin,
mais rares sont les séances en question dont les bornes initiales et finales sont
significatives. Quand c’est le cas, la séance se raconte alors comme une quête
narrative, c’est-à-dire est considérée comme un texte, avec un potentiel de
dramatisation tout particulier.
Au niveau supérieur, les pratiques se combinent et se superposent pour
constituer des stratégies. Les stratégies apportent spécifiquement un « horizon »
de valeurs dominantes (au nom desquelles les pratiques sont ordonnées et agen-
cées entre elles), ainsi qu’un « style » stratégique, c’est-à-dire une certaine
manière observable et caractérisable de traiter les relations entre les pratiques et
de les ajuster les unes aux autres. Si on suppose par exemple que le déroulement
d’une soirée familiale obéit à une stratégie implicite, alors on doit observer
comment, et au nom de quoi, les différentes pratiques dans lesquels les membres
de la famille sont engagés sont hiérarchisées, ordonnées, et ajustées les unes aux
autres. Par exemple, l’identification de la pratique dominante (le repas, la conver-
sation, la télévision, etc.), c’est-à-dire celle qui rythme et coordonne toutes les
autres, est souvent la clé qui permet de comprendre le style stratégique de la
famille, et, par voie de conséquence, quelle place y occupe l’utilisation des médias.
Il y a une dimension stratégique évidente dans les médias, dès lors que leurs
concepteurs tiennent compte des situations concrètes dans lesquelles les pra-
tiques d’usage se déroulent. Si on suppose en effet que le « spectateur » moyen
regarde la télévision en mangeant, ou en tenant une conversation avec ses
proches, voire en allant et venant entre les pièces d’une habitation, et le tout en
changeant de chaîne de manière imprévisible, le concepteur de l’émission, du
programme et de la grille de programmes devra prévoir la gestion de ces pra-
tiques concomitantes et concurrentes, pour s’assurer d’un minimum de
continuité dans l’audience.
Et enfin, on peut parler de forme de vie quand on identifie des styles straté-
giques cohérents, récurrents, relativement indépendants des situations théma-
tiques, et suffisamment puissants pour influencer toutes les pratiques et toutes les
manifestations sémiotiques d’un groupe ou d’un type social et culturel. La
DES FORMES DE VIE INVASIVES 143

cohérence et la congruence sont les propriétés cardinales des formes de vie : une
cohérence « horizontale », qui soutient la persévérance, et une congruence
« verticale » entre des valeurs, des styles, des rôles, des qualités sensibles, des
régimes temporels et des passions. En ce sens, les médias sont tout particulière-
ment appropriés pour proposer de nouvelles formes de vie, mais aussi pour les
dégrader tout aussi vite.
Les niveaux d’analyse sont hiérarchiquement ordonnés, selon le degré de
complexité du plan de l’expression, mais chaque niveau est susceptible
d’accueillir et de reconfigurer les éléments des autres niveaux, en ajoutant des élé-
ments qui lui sont propres : par exemple, une pratique sémiotique peut accueillir
et reconfigurer ensemble des signes, des textes, des objets, et pour en faire des élé-
ments et des instruments d’un cours d’action. Inversement, une pratique peut
être convertie en un texte, ou intégrée dans un texte, sous forme de discours d’in-
struction, de mode d’emploi, ou de cahier des charges.
Ces capacités d’intégration (dans le sens ascendant ou dans le sens descen-
dant) sont susceptibles de produire des formes sémiotiques mixtes, et qui ne sont
pas pour autant incohérentes et hétérogènes, puisque le niveau d’accueil impose
ses propriétés et ses contraintes. Il existe donc également des objets d’analyse qui
ne sont pas strictement situés à un niveau d’analyse unique, et qui ne sont pas
purement des textes, des objets ou des pratiques. Les médias, comme on l’aura
déjà compris, font partie de ces formes mixtes, puisque nous venons de les
rencontrer à tous les étages de l’analyse des productions sémiotiques.
Si nous prenons le cas de la télévision, en tant que média elle associe princi-
palement des textes vidéos, eux-mêmes réunis et configurés en programmes et
séries d’émissions, avec un support technique (le canal de diffusion), et des pra-
tiques d’usage (les différentes formes du spectacle et de la consommation télé-
visuels). La connaissance des pratiques et des usages est nécessaire pour
comprendre comment le support est configuré : en effet, c’est à partir de ces pra-
tiques et de ces usages que sera définie la grille d’une chaîne de télévision, la place
et le type de chaque programme et de chaque émission, mais aussi celle des publi-
cités et des enchainements : à ce niveau d’analyse, nous avons affaire à une stra-
tégie. En bref, ce qu’on appelle la « grille » n’est autre que le produit d’une stra-
tégie, la manière dont le support matériel est configuré pour contrôler les pra-
tiques d’usage. Elle joue en ce sens un rôle comparable à celui de la une de la
presse écrite (cf. supra).
144 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Le médium est, au sens restreint, un moyen de médiation et de diffusion ;


mais cette restriction ne résiste pas longtemps à l’analyse, puisque, s’il est
question d’un support configuré d’un côté pour accueillir les textes médiatiques
et de l’autre pour influencer les pratiques, ce support devient de ce fait même un
« objet » sémiotique complexe fortement associé à la plupart des autres niveaux
d’analyse : il détermine en effet à la fois les genres et les types de textes qu’il peut
accueillir, et les genres et types de pratiques avec lesquelles il est compatible. Le
médium est bien le message, mais pas exactement au sens où l’entendait Mac
Luhan : le médium est un objet-support fortement structuré et contraignant, qui
sélectionne les autres formes sémiotiques, en l’occurrence des textes vidéos, des
pratiques, des stratégies et des formes de vie.
Ce pouvoir structurant, dans le cas des médias, est plus étendu encore, pour des
raisons institutionnelles et économiques. En effet, la télévision en tant que médium
est organisée en « chaînes », tout comme la presse écrite est organisée en « titres de
presse », journaux et magazines, voire en « groupes de presse ». Une chaîne est une
marque, une identité commerciale, qui, d’un côté, a un statut juridique et commer-
cial, et qui, de l’autre côté, a été construite pour définir des modes et des styles d’énon-
ciation, applicables à l’ensemble des programmes, émissions et textes vidéos. À ce
titre, elle renvoie (i) à des signes typiques (monogrammes et logos), (ii) à des chartes
graphiques (qui régissent la dimension plastique de la textualité visuelle), (iii) et à une
certaine conception dominante des programmes les plus importants (prime time),
ainsi que des « émissions de flux », et par conséquent, des pratiques d’usage attendues
des spectateurs. Elle adopte également des stratégies par rapport aux pratiques de ses
usagers et de ses concurrents.
L’enjeu de ces choix, qui portent sur l’ensemble de l’architecture sémiotique
de la sémiosphère, est de procurer à la chaîne une identité et un style sémiotique
reconnaissables, et pour cela, toutes ces inflexions et sélections doivent produire
un effet de cohérence. Il a déjà été précisé que ce type de cohérence « verticale »
(la congruence) est caractéristique de ces ensembles signifiants qu’on appelle des
« formes de vie ». Une chaîne de télévision propose donc ainsi, globalement, une
ou plusieurs formes de vie. En cela, elle se définit par la force apparente du lien
qui unit tous les choix qu’elle affiche, par la congruence qu’elle assure entre tous
les niveaux d’analyse, entre tous les types de contenus, et plus cette congruence
est forte, plus elle est facile à identifier, plus cette identité s’impose comme légi-
time aux yeux du spectateur. En bref, la congruence de la forme de vie portée par
un medium assure, sinon la croyance, du moins l’adhésion et la fidélité du
spectateur.
DES FORMES DE VIE INVASIVES 145

Le médium est donc un type sémiotique très fortement intégrateur au sein


des cultures, en deux temps ; premier temps : celui de la constitution du support
en tant que configuration d’accueil d’un côté des textes médiatiques et de l’autre
des pratiques de leurs usages ; second temps : celui de l’institutionnalisation du
support en tant que « marque », dont l’influence sémiotique s’étend depuis les
signes jusqu’aux formes de vie. Certes, il n’est pas le seul à pouvoir intégrer ainsi
toutes les dimensions sémiotiques, et il est en outre récent dans ce rôle. À certains
égards, il a le même pouvoir structurant et intégrateur pour les sémiosphères,
d’un point de vue sémiotique, que la politique, l’architecture ou l’urbanisme.
Iuri Lotman a remarquablement montré, par exemple, comment et pourquoi
la ville de Saint-Pétersbourg, par son architecture et sa conception urbanistique,
était la manifestation d’une forme de vie, impliquant le sens de l’histoire et du
temps, celui de la politique et des espaces sociaux, celui de la souveraineté et de son
rôle dans la société de l’époque de Pierre le Grand5. D’une certaine manière, le dis-
positif sémiotique est le même que celui d’un médium : des textes et des objets (la
mémoire historique, les bâtiments), qu’il faut disposer sur un objet-support (l’orga-
nisation urbaine), dont le pouvoir structurant s’étend d’un côté jusqu’aux signes, et
de l’autre jusqu’aux stratégies politiques et aux formes de vie. Les médias ne sont
donc pas les seuls à disposer de ce pouvoir d’intégration sémiotique, mais les
termes de la comparaison (l’organisation d’une ville, le discours politique sou-
verain, etc.) donnent la juste mesure de la portée de leur pouvoir. Reste à com-
prendre comment les médias contemporains en jouent, plus spécifiquement.

RÉGIMES DE CROYANCE, PASSIONS ET FORMES DE VIE


À chaque type sémiotique, son régime de croyance
Chacun des niveaux d’analyse distingués jusqu’ici implique des modalités
particulières d’expression, mais aussi d’interprétation, et correspond également à
un domaine d’expérience (corporelle, sensible et cognitive) bien spécifique. Les
modalités d’interprétation dépendent principalement de la manière dont chacun
des types sémiotiques met en relation l’univers de sens et le type d’expression
qu’il propose et l’expérience sensible et cognitive sur laquelle il se fonde.
Pour ce qui concerne les objets, par exemple, l’expérience à laquelle renvoie
leur type d’expression tridimensionnel, ainsi que leurs trois propriétés (cf. supra :
matière, morphologie, dynamique) est celle des corps, des corps physiques

5. LOTMAN Iuri, op. cit., pp. 124-146.


146 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

quelconques, mais aussi des corps vivants. Plus précisément, cette expérience sen-
sible et cognitive est ici constituée de toutes les interactions de notre corps propre
avec les autres corps, un ensemble d’interactions entre morphologies d’enve-
loppe, structures matérielles et types dynamiques. Cette expérience laisse des
empreintes et des souvenirs, procure des apprentissages, et c’est ainsi qu’elle peut
être réactualisée lors de l’interprétation d’un nouvel objet.
S’interroger par exemple sur l’ergonomie d’un nouvel objet, c’est chercher à
interpréter sa forme en référence à la mémoire des interactions passées avec des
objets comparables, mais aussi, par anticipation, au type d’interaction qu’on
pourra avoir avec lui. S’interroger sur le design d’un objet, c’est chercher à
retrouver dans la morphologie de cet objet des formes d’expérience liées à l’usage
et aux fonctions d’autres objets comparables. En somme, un certain régime de
croyance s’installe, dans la confrontation entre ce que propose le nouvel objet à
interpréter et les expériences accumulées en mémoire ; ce régime de croyance a le
statut d’une promesse (portée par la forme sémiotique) et d’une acceptation de la
promesse (qui résulte de la confrontation avec les empreintes de l’expérience). Au
cœur de cette promesse plus ou moins acceptée, il y a le dialogue entre deux
corps, le corps propre de l’interprète et le corps-objet proposé.
Nous avons déjà proposé, ici-même, de diversifier les régimes de croyance en
fonction des plans d’immanence : croyances sémiologique (signes), représenta-
tionnelle-fictionnelle (textes), fonctionnelle (objets), pratiques (pratique), et d’identifi-
cation (formes de vie)
De la même manière, mais avec une plus grande portée, le dispositif de
persuasion et d’interprétation propre aux médias va lui aussi impliquer une
confrontation entre des promesses et des expériences. À cette différence près que,
comme on l’a vu, la portée d’influence sémiotique des médias s’étend sur la tota-
lité des niveaux de la sémiosphère. Et c’est alors que surgit le problème culturel
central, celui de la congruence (ou pas) des promesses.

Croisements, hybridation et conflits des régimes de croyance


Si chaque niveau d’analyse propose ses propres promesses, l’ensemble des
niveaux d’analyse contrôlés par un medium propose lui aussi une promesse
globale. La caractéristique la plus frappante, dans les medias contemporains, tient
à la difficulté à assurer la congruence entre ces différentes types de promesses
sémiotiques, et tout particulièrement dans les médias les plus répandus et
mondialisés, la télévision et internet.
DES FORMES DE VIE INVASIVES 147

Si l’on s’en tient par exemple au niveau d’analyse des textes, verbaux, ico-
niques ou vidéos, ils comportent en eux-mêmes des promesses sémiotiques, par-
fois érigées en contrats de lecture, qui prédéterminent la manière dont le
récepteur est supposé les interpréter. Dans les cultures institutionnalisées, ces
promesses sont converties en normes, en esthétiques et en genres : le roman
policier, le théâtre de boulevard, l’émission culturelle, le documentaire de voyage,
les émissions de jeux, etc., sont des genres, comprenant des instructions de
lecture, inscrites dans la forme même des textes, et exploitables selon les codes de
chaque univers culturel.
À chaque genre correspondent, du côté du texte, un certain nombre de règles
et d’indications qui permettent de reconnaître quel est le régime de croyance pro-
posé, et, du côté de la pratique d’interprétation, un type d’imaginaire et de dispo-
sition intérieure permettant d’accepter la promesse et d’adopter le régime de
croyance. C’est ainsi, nous dit-on, que pour entrer dans une œuvre de fiction, il
faut suspendre l’incroyance que pourrait inspirer la confrontation entre le monde
de l’œuvre et celui de l’expérience quotidienne, et accepter provisoirement un
nouveau type de croyance (fictionnelle).
Dans les genres exploités par les médias, notamment la télévision et internet,
les promesses sémiotiques peuvent être regroupées en quatre grandes catégories
(notamment en suivant les travaux de François Jost6), et donc en quatre régimes
de croyance fortement contrastés. Quatre seulement : (i) le document et l’infor-
mation, (ii) le jeu et la compétition, (iii) la fiction et la narration, (iv) l’enseigne-
ment et la didactique (dont le statut médiatique se développe en même temps que
les cours massivement diffusés en ligne). Chacun de ces quatre régimes de
croyance se définit par le rapport de vérité qu’il entretient avec le monde de
l’expérience quotidienne, et ce rapport de vérité peut même faire l’objet de valida-
tions ou de falsifications : par exemple, le document, l’enseignement et le jeu
doivent pouvoir influer sur l’expérience quotidienne, chacun à sa manière, alors
que ce n’est pas le cas pour la fiction.
Chacun de ces quatre régimes de croyance entretient en outre des relations
spatio-temporelles spécifiques avec l’expérience quotidienne (il peut en être
complètement détaché, ou y être fortement ancré, grâce aux opérations
d’embrayage et de débrayage) : on sait par exemple que la fiction se pose comme

6. Notamment dans JOST François, Comprendre la télévision, Paris, Armand Colin, 2005,
coll. 128. François JOST tient pour trois régimes seulement, et ne prend pas (encore) en
compte le régime didactique.
148 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

détachée du moment et du lieu de la lecture, et que cela se traduit, dans les écrits
de fiction, par une utilisation spécifique des temps verbaux. Par ailleurs, chacun
de ces régimes de croyance correspond à un type de valeurs, à des jeux de rôles et
à des règles de validation qui lui sont propres ; pour le document : l’information
nouvelle et attestée ; pour le jeu : le gain justifié et conforme aux règles annon-
cées ; pour la fiction : l’intérêt et la vraisemblance continus et soutenus jusqu’à la
fin, pour l’enseignement, l’utilité de connaissances validées par une chaîne de
garanties institutionnelles et sociales.
L’usager des médias entre donc dans les textes médiatiques, muni de ces
instructions et de ces promesses définies par leur genre. Et que découvre-t-il
aujourd’hui ? Des émissions de jeux qui sont transformées en documentaire de
voyage ; des récits d’aventures exotiques qui sont en fait des jeux et des compéti-
tions ; des tranches de vie quotidienne qui sont elles aussi apparemment
construites comme des jeux, mais dont il apprend vite qu’elles fonctionnent de
fait comme des fictions ; des documents qui empruntent leurs codes à des genres
typiquement fictionnels, etc. Le moment le plus connu de cette évolution
culturelle correspond à la naissance et à la diffusion de la télé-réalité sous toutes
ses formes, qui impose son régime de croyance propre (la fiction et la narration
scénarisée) sous le couvert d’un autre régime (le jeu et la compétition), à des
situations qui voudraient pourtant se présenter comme documentaires et triviale-
ment quotidiennes.
Mais la tendance est beaucoup plus générale, de sorte que, passant d’une
chaîne à l’autre, et découvrant une scène de poursuite automobile, il est de plus
en plus difficile de décider d’emblée s’il s’agit d’une séquence de film policier
(fiction et narration), d’un documentaire sur le travail de la police (document et
information), ou d’une course automobile (jeu et compétition). De même, un
groupe d’acteurs traversant une rivière tumultueuse peut aussi bien appartenir à
un film d’aventures (fiction) qu’à une émission de sports extrêmes et de survie
(jeu) ou à une publicité pour une destination ou un promoteur de voyages (docu-
ment et information). Cette tendance, bien entendu, est d’autant plus accentuée
que le support médiatique se prête à une pratique fragmentaire, qu’elle s’appelle
« zapping » pour la télévision, ou « navigation » pour internet.
C’est alors qu’il faut comprendre que le medium en tant que tel est porteur
d’un régime de croyance global, et de formes de vie dominantes qui viennent
interférer avec ceux et celles qui sont associés aux genres textuels proprement
dits, et fixés dans chaque culture particulière. Le jeu, le document, la fiction et
l’enseignement deviennent alors, en quelque sorte, des méta-régimes de croyance,
DES FORMES DE VIE INVASIVES 149

transversaux par rapport à ceux des genres textuels, et qui engendrent à la fois des
formes mixtes et des combinaisons en grand nombre, et une incertitude grandis-
sante pour le spectateur au moment de l’interprétation.
Le problème n’est plus en effet de savoir si les émissions d’information disent
la vérité sur le monde, si les jeux sont truqués ou fiables, si les publicités sont
conformes à la déontologie commerciale, ou si les films de fiction respectent les
codes esthétiques de leur genre. Le problème se pose déjà bien en amont pour
l’usager, car ce qui est perturbé et déstabilisé, ce sont les conditions mêmes du
choix du régime de croyance le plus approprié. Il est aisé de comprendre que si,
face à un film publicitaire, il convient de se demander au préalable si on a affaire à
un jeu, un document ou une fiction, les conditions d’interprétation du message
publicitaire sont fortement dégradées, et cette dégradation ne peut qu’être en
faveur de la manipulation des croyances, c’est-à-dire d’une stratégie de
persuasion qui joue sur la déstabilisation sémiotique de l’interprète.

Pour une éthique des régimes de croyance


Le jugement de bon sens, en matière de médias, ne suffit donc pas. S’inquiéter
de l’influence des médias sur les mœurs, dénoncer leur pouvoir de diffusion, vou-
loir contrôler la dissémination des représentations stéréotypées qu’ils véhiculent,
tout cela est certes louable, sans doute inévitable, comme toute mise en garde face à
une capacité de manipulation de si grande portée. Face à ce pouvoir de diffusion,
les pédagogues et les sociologues proposent en général des solutions éducatives : il
faut apprendre dès l’école à reconnaître les codes, à identifier les genres, à adopter
le régime de lecture le mieux adapté à chaque média et à chaque genre. En somme,
une solution qui reposerait sur la domination de l’un des régimes de croyance, de
nature didactique, et qui surplomberait tous les autres.
Mais on voit bien qu’au cœur du problème, l’hybridation des régimes de
croyance médiatiques contemporains oblige à inventer d’autres contre-stratégies
et une éthique des médias qui soit adaptée à notre temps. Certes, le problème
n’est pas nouveau, mais il a changé de nature. De ce problème, en effet, Gustave
Flaubert fit en 1857 un roman, Mme Bovary, dont le personnage éponyme était
conduit à la déchéance et au suicide pour avoir cru qu’on pouvait vivre, dans
l’expérience quotidienne, comme on vivait dans les fictions romanesques dont
elle se nourrissait abondamment ; la confusion des régimes de croyance n’est
donc pas l’apanage des médias contemporains.
150 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

Mais la différence saute aux yeux, en suivant notre analyse : dans le cas de
Mme Bovary et de ses semblables, antérieurs ou postérieurs, l’institution roma-
nesque n’est pas en cause, et seuls la fragilité de l’interprète, et son probable
défaut de compétence sémiotique, expliquent la confusion : Mme Bovary n’a pas
été trompée par une confusion des régimes de croyances dans les romans, mais
elle s’est fourvoyée dans le choix du régime de croyance, et elle a notamment reçu
le contenu de la promesse fictionnelle (romanesque) comme pouvant être trans-
féré et mis en œuvre dans sa propre expérience cognitive et sensible.
Plus généralement, et plus encore aujourd’hui, les groupes de pression qui
protestent contre les images de la femme diffusées par les médias, contre les
mœurs mises en scène dans ces mêmes médias, ou contre toutes sortes de turpi-
tudes idéologiques ou morales prêtées à leurs auteurs, pratiquent le même amal-
game et se fourvoient de la même manière : tous ignorent (sciemment ou pas) la
différence effective et significative entre les régimes de croyance, tous raisonnent
comme si les spectateurs interprètes étaient soit incapables d’identifier les genres
et les régimes de croyance, soit définitivement inéducables à cet égard.
Appartiennent également au même paradigme de la confusion « patho-
logique » ou « transgressive » les méthodes de la publicité dite clandestine : un
reportage biaisé pour promouvoir une entreprise ou un service repose bien, en
effet, sur une confusion des croyances et notamment des modes de persuasion,
mais à l’intérieur du même régime, celui du « document-information », et c’est
dans la lecture critique du texte lui-même que le biais publicitaire pourra être
reconnu.
Plus insidieuse est la mise en scène, dans la fiction romanesque ou cinémato-
graphique, de produits ou de marques ; on pourrait se scandaliser du procédé (il
est d’ailleurs règlementé), mais la présence d’un produit ou d’une marque issus de
l’expérience quotidienne n’est pourtant, sémiotiquement parlant, pas plus anor-
male que tout autre forme de « pilotis » réaliste : c’est en effet un procédé aussi
ancien que la fiction, qui consiste à y inclure des faits ou des objets dont on peut
faire l’expérience directe ou dont on peut attester l’existence par témoignage. Il
n’y a pas là de changement de régime de croyance, mais une forme de
« mention » interne, un procédé rhétorique codifié et dont en principe personne
ne devrait être dupe, et qui est destiné à procurer une valeur d’authenticité à
l’univers de la fiction. L’authenticité n’est pas la réalité, mais un certain effet de
référence immédiate et simulée à la réalité.
Dans le cas des médias contemporains, il en va tout autrement, car c’est
l’institution médiatique elle-même qui pratique systématiquement l’hybridation
DES FORMES DE VIE INVASIVES 151

et qui induit la confusion des régimes de croyance ; et ce n’est pas l’interprète qui
serait fragile, incompétent ou étourdi. Dans le cas de la télé-réalité, par exemple,
des comportements qui sont donnés à voir comme quotidiens et documentaires
sont de fait construits de manière fictionnelle, reposant sur des scénarios ou sur
des trames scénaristiques, et assumés par des personnages qui ont été
sélectionnés comme le sont des acteurs de fiction. Et, qui plus est, les règles
d’exclusion progressive des participants, qui sont supposées renvoyer à l’univers
des jeux et de la compétition, font également partie de la trame scénaristique, tout
comme le sont par exemple les alternatives narratives et textuelles qui sont pro-
posées dans les récits interactifs exploitant des bases de données numériques. En
somme, ces émissions de la télé-réalité empruntent tout leur dispositif au régime
de la fiction, tout en se donnant toutes les apparences de genres propres au docu-
ment et au jeu.

Éthique ou stratégie ?
Le rôle du sémioticien n’est pas de définir une norme de conduite, ou de pré-
coniser telle ou telle prescription morale. Il est d’observer, de comprendre et
d’identifier les « zones critiques », les lieux problématiques et les points d’inter-
vention qui sont susceptibles de conduire à la solution des problèmes. En
l’occurrence, la zone critique est l’hybridation des régimes de croyance. Le lieu
problématique est l’existence de régimes de croyance propres aux médias
mondialisés, et indépendants de ceux que les genres textuels traditionnels propo-
sent dans chaque culture.
Le point d’intervention est probablement la congruence des formes de vie :
dans ce processus, en effet, la congruence entre les niveaux d’analyse et les diffé-
rents types sémiotiques de chaque culture, congruence que nous avons définie
comme propre aux formes de vie, est en mise en crise. L’existence d’une forme de
vie reconnaissable est en effet une condition pour que l’usager des médias puisse
assumer ou tenir à distance, accepter ou refuser en connaissance de cause les
valeurs, les situations et les rôles qui lui sont proposés, et l’hybridation systéma-
tique que nous constatons ne peut que le disqualifier comme sujet responsable de
ses choix. En bref, l’hybridation des régimes de croyance compromet la
congruence propre aux formes de vie, et par conséquent la possibilité même de la
manifestation de formes de vie reconnaissables et appropriables.
Et si l’on rappelle ici que la congruence d’une forme de vie est la clé d’une
identité forte pour une marque, pour une chaîne de télévision, ou pour un site
internet, alors ce point d’intervention devient, pour le médium lui-même,
152 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

stratégique. La confusion systématique entre les régimes de croyance rend en effet


illisible l’organisation de la grille d’une chaîne de télévision, puisqu’elle perturbe
la reconnaissance par le spectateur des genres textuels et des types de pro-
grammes qui, eux, sont encore soigneusement distribués dans la journée et dans
la semaine, selon une grille dont il devrait être le destinataire compétent.
Et cette hybridation confuse n’est sans doute pas étrangère au fait
qu’aujourd’hui, du moins pour ce qui concerne les médias généralistes, l’identité
même des marques, des chaînes et des titres est de plus en plus indistincte. Sans
identité reconnaissable, une marque ne peut énoncer légitimement, ou tout
simplement, ne peut adopter une claire position d’énonciation. Retour au point
précédent : sans énonciateur identifiable, l’énonciataire ne sait plus comment
prendre position ; le je construit le tu, et réciproquement, et si l’un fait défaut,
c’est le système d’énonciation qui vacille.
Il n’est pas aisé de décider, en l’absence d’enquêtes systématiques, approfon-
dies et sur une longue période, si le phénomène observé est une tendance durable
ou une simple transition passagère. On pourrait en effet imaginer que, dans cette
zone périphérique des sémiosphères, où opèrent les transitions et les traductions,
les régimes de croyance médiatiques soient en train de « quitter » en quelque
sorte le niveau d’analyse des genres textuels, et qu’ils viennent s’ancrer sur celui
des formes de vie plus générales.
Cette hypothèse n’est pas absurde car, d’une certaine manière, les supports,
les pratiques et les usages sociaux ont toujours été à l’origine des genres textuels,
et ce n’est qu’à la suite de leur figement institutionnel que ces derniers sont
apparus comme des propriétés textuelles, des propriétés dites « génériques ». Si
tel était le cas, nous observerions actuellement une phase confuse, où se superpo-
seraient des règles appartenant à l’ancien système, et celles propres au nouveau
système. Ce « nouveau système » pourrait être celui de formes de vie mondiali-
sées et en très petit nombre.

POUR FINIR : CES CROYANCES QUI NOUS METTENT AU MONDE


Pourtant, tendance durable ou transition passagère, cette confusion par
hybridation comporte le même risque, pour nos contemporains : celui de se voir
imposer, ou de s’imposer à eux-mêmes, dans un souci de clarification, de simpli-
fication ou de réassurance, un régime de croyance unique. Orwell avait trouvé un
nom propre à cette réduction totalitaire : Big Brother ; Big Brother, en effet, est un
médium, et il satisfait toutes les conditions de définition d’un médium, y compris
DES FORMES DE VIE INVASIVES 153

par sa capacité à embrasser et infléchir tous les types sémiotiques d’une culture.
Mais notre époque en produit d’autres, de même nature, et qui, bien qu’ils ne
soient pas définis ou appréhendés comme des médias, sont également porteurs
d’un régime de croyance unique et d’une forme de vie totalitaire : l’économie
financière, pour prendre un exemple d’actualité, est l’un de ces « intégrismes »
sémiotiques qui nous sont imposés (ou que nous nous imposons) comme l’expli-
cation ultime de toutes choses, en même temps que le filtre véritable de notre
rapport au monde.
Edgar Morin, au nom de la pensée complexe, a toujours défendu la multipli-
cité des points de vue, dénoncé les interprétations unilatérales, et il a souvent pro-
voqué l’opinion publique en proposant des « interprétations multilatérales » et
paradoxales, par exemple sur le conflit israélo-palestinien, sur la crise financière,
ou même sur la compétence des experts qui conseillent les politiques qui nous
gouvernent. Son combat intellectuel a nécessairement une dimension médiatique,
puisque les points de vue dominants et les interprétations unilatérales sont parti-
culièrement véhiculés et renforcés par les médias. La pensée complexe n’est
jamais une pensée « holistique » ; elle est toujours fortement contrastée et elle se
nourrit de tous les points de vue sur le monde. Elle obéit seulement à une méta-
régulation, celle qu’Edgar Morin désigne de manière quelque peu énigmatique
comme la « connaissance de la connaissance », et qui débouche, de fait et de
droit, sur une éthique de la connaissance. Une éthique plutôt qu’une épistémo-
logie.
Le sémioticien, quant à lui, ne peut que défendre la diversité des régimes de
croyance, mais une diversité suffisamment contrastée. Quatre régimes seulement
dans les médias contemporains, c’est déjà trop peu ; mais c’est pire encore s’ils
contribuent à la confusion par hybridation. Il faut souhaiter à la fois la diversité
des régimes de croyance et une claire distinction entre chacun d’eux, comme on
peut militer pour la diversité biologique et la claire identification de chacune des
espèces.
La diversité des régimes de croyances est la garantie de la plénitude sémiotique
de notre rapport au monde. Nous ne sommes dans le monde, justement, que dans
la mesure où nous croyons à ce qu’il nous propose, où nous croyons qu’il porte la
signification de notre être au monde. Et le monde étant à la fois extrêmement
divers, et pourtant senti comme unique, nous avons besoin de la diversité des
régimes de croyance, et de leur claire adaptation à chaque situation porteuse de
sens, pour ressentir l’unité de notre rapport au monde : depuis la « foi
perceptive » qui nous fait prendre pour vraies nos perceptions quotidiennes,
154 RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE

jusqu’à la foi religieuse, qui nous ouvre, au sein même de l’expérience quoti-
dienne, la possibilité d’autres mondes, en passant par la croyance fictionnelle et la
confiance dans les règles de compétition, nous ne sommes, sémiotiquement
parlant, que croyances diverses et toutes spécifiques.
S’il fallait énoncer une recommandation proprement sémiotique, ce serait
donc celle-ci : préserver, développer et dynamiser la diversité de nos régimes de
croyance culturels. Et c’est très précisément la condition pour que les formes de
vie qu’ils supportent puissent être perçues et assumées comme formes de vie.
D’un point de vue sémiotique, en effet, et nous y avons suffisamment insisté, une
forme de vie n’a d’existence que par contraste, au moins le contraste d’une figure
saillante et différente sur un fond de consensus ; les formes de vie ne structurent
notre rapport au monde que dans leur capacité à s’opposer et à se transformer, et,
grâce à leurs contrastes distinctifs, à solliciter nos choix.
Nous ne pouvons en somme assumer nos formes de vie que dans la diversité,
nous ne pouvons leur assigner une signification que par contraste. Notre vie n’a
de sens que dans la contradiction et dans la possibilité du choix, et les médias n’y
contribueront que s’ils posent et déploient ce potentiel de contradiction et de
contraste.
III
L’espace-temps
de la persistance et de la persévérance
Préambule III

Les formes de vie reposent sur des formes identifiables de la persévérance, et


notamment des agencements reconnaissables du déploiement syntagmatique d’un
cours de vie. La manifestation du déploiement d’un procès emprunte simultané-
ment et complémentairement trois types de dimensions : celle des acteurs, celle
de l’espace et celle du temps. Nous avons déjà évoqué abondamment la dimension
actorielle en caractérisant les formes de vie comme des régimes d’identification et
de construction des interactions sociales, mais aussi en recherchant les propriétés
modales, éthiques et passionnelles qui déterminent les compétences et les diffé-
rents rôles qui participent aux formes de vie. Nous examinons plus précisément
maintenant les formes spatiales et temporelles qui permettent à la vie de persévé-
rer dans son cours, et, ce faisant, de lui donner du sens.
L’espace-temps des formes de vie est d’abord celui de la présence sensible (cf.
supra, deuxième chapitre). Les imperfections propres aux formes de vie, les ten-
sions et conflits entre les propriétés respectives du plan de l’expression et du plan
du contenu, se manifestent dans l’espace et dans le temps de la présence sensible :
nous avons déjà identifié par exemple la dissociation entre l’attente et la nostalgie,
qui se différencient, à partir de la même imperfection de base (celle du manque),
selon que cette dernière est orientée prospectivement ou rétrospectivement, ou,
dans les termes d’une phénoménologie de la présence : selon qu’elle est proten-
sive ou rétensive. Mais l’attente tout comme la nostalgie, tout comme le manque
en général, peuvent également reposer sur une topologie de la présence : un objet
de valeur, une situation potentielle et désirée peuvent être « ailleurs », « au loin »,
ou circonscrits à l’intérieur d’un lieu inaccessible, voire intemporel.
Mais en outre, cet espace-temps est susceptible d’être examiné à la lumière
des « régimes » spatiaux et temporels qu’il induit. On entend ici par « régime » une
configuration rassemblant les propriétés, figuratives et non figuratives, associées à
une figure spatiale ou temporelle qui en est le noyau générateur. Définir et décrire
un « régime » spatial ou temporel consiste (i) à postuler le rôle organisateur de la
figurativité (une sorte d’« intelligence figurative »), (ii) à adopter le point de vue
158 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

des figures de l’espace ou du temps pour accéder à l’ensemble des propriétés asso-
ciées dans la même configuration, et enfin (iii) à établir la cohérence de la confi-
guration, de manière à pouvoir concevoir la figure spatiale ou temporelle centrale
comme son noyau générateur1.
Du point de vue de la méthode, les régimes spatiaux et temporels pourraient,
ni nous n’y prenions garde, entrer en concurrence (sinon en confusion) avec les
formes de vie. La méthode, en effet, est très comparable, puisqu’elle repose dans
les deux cas, sur la constance et la congruence de l’ensemble des choix qui sont
faits, pour une configuration donnée, dans toutes les catégories qui la constituent.
Mais la ressemblance s’arrête là : dans le cas des régimes spatiaux et temporels,
d’une part le nombre de catégories concernées est limité et sélectionné par le
point de vue adopté (espace et temps) : aspectualité, rythme et tempo, axiologies,
émotions et passions, et d’autre part il n’y est question que de congruence para-
digmatique ; dans le cas des formes de vie, il n’y a pas de noyau générateur et de
point de vue génériques : chacune a le sien, et en outre, la question de la cohé-
rence syntagmatique est primordiale.
Mais il n’en reste pas moins que la persévérance propre aux formes de vie se
déploie et se manifeste dans l’espace et dans le temps, et qu’elle y rencontre
nécessairement des régimes spatiaux et des régimes temporels qui sont
susceptibles soit de soutenir le cours de vie, soit de le perturber, soit même de le
suspendre. La question n’est plus méthodologique mais théorique : quelles sont
les morphologies spatiales et temporelles qui permettent la constitution de
formes de vie ? Et comment ces morphologies infléchissent-elles la cohérence et la
cohérence des formes de vie, et réciproquement ?
C’est la phénoménologie du champ de présence qui nous aidera à définir les
conditions dans lesquelles nous pouvons constituer des régimes topologiques
débouchant sur des formes de vie élémentaires. Et c’est avec le double soutien
d’une part de la constitution du temps dans les mythes de la Grèce ancienne, et
d’autre part de la constitution du temps juridique, que nous identifierons les
régimes temporels qui autorisent le déploiement de formes de vie.
Nous pourrons alors examiner deux cas de formes de vie qui sont à la fron-
tière de la nature et de la culture, et qui mettent en œuvre, chacune leur manière,
une forme de socialisation et de culturalisation des propriétés spatiales et temporelles

1. C’est déjà très précisément cette procédure que développe Denis Bertrand à propos du
Germinal de Zola, dans L’espace et le sens (Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985), même
s’il la justifie en d’autres termes, de nature plus rhétorique.
PRÉAMBULE III 159

de la nature : du côté des régimes temporels, il sera question de la périodicité des


saisons (les saisons de la mode), et du côté des régimes spatiaux, des formes de vie
territorialisées.
L’espace et le temps des formes de vie

LES RÉGIMES TOPOLOGIQUES DES FORMES DE VIE


Les régimes topologiques de la présence
Les formes de vie se manifestent en particulier par les mouvements dans le
champ topologique de la présence, ou pour faire bref, dans la profondeur sensible.
Un actant-corps déploie autour de lui un champ sensible, qui comporte un centre
de référence (l’actant-corps sensible lui-même), des horizons (enveloppés d’un
domaine extérieur, l’au-delà des horizons), ainsi que des mouvements entre ces
positions topologiques.
S’agissant de modifications sensibles, éprouvées par un actant-corps, elles
s’exercent nécessairement sur deux dimensions : celle de l’intensité, et celle de
l’étendue ; nous dénommons1 visée un mouvement topologique portant sur
l’intensité de la présence sensible, et saisie un mouvement topologique portant sur
l’étendue. Les deux opérations, la visée et la saisie, impliquent chacune au
minimum deux rôles : une source et une cible. L’actant-corps peut donc être
impliqué dans une visée qui est intensive, et/ou dans une saisie qui est extensive.
Il peut être dans les deux cas la source ou la cible. Les régimes topologiques se
différencient alors principalement selon que le centre de référence (l’actant-
corps) et les horizons (les limites de son champ de présence) sont respectivement
source ou cible, soit d’une visée (en intensité), soit d’une saisie (dans l’étendue)2.
Chacun de ces mouvements de visée ou de saisie se traduit par une inflexion,
voire une déformation significative du champ de la présence sensible. Par
exemple, une forme de vie qui privilégie la visée, à partir de l’actant centre de
référence, vers les horizons et leur au-delà, est nécessairement ouverte sur toute la

1. Arbitrairement, mais avec une certaine persévérance ! Pour s’en convaincre, le lecteur pourra
consulter FONTANILLE Jacques & ZILBERBERG Claude, Tension et signification, op. cit., pp. 92-95, et
162-164).
2. Sur les catégories source/cible et visée/saisie, voir notamment FONTANILLE Jacques, Sémiotique
du discours, op. cit., chapitre « Actants et acteurs » (Actants positionnels), pp. 160-162.
162 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

diversité des possibles, des menaces comme des bonheurs. En revanche, une
forme de vie qui privilégie au contraire la saisie des horizons et de ce qui occupe
le champ en deçà des horizons, à partir du même actant centre de référence, foca-
lise tout particulièrement sur la clôture topologique de la perspective, voire sur
des effets d’enveloppement et de totalisation, au bénéfice d’une attitude générale
qui consiste à affermir la prise sur le monde signifiant.
Mais imaginons que dans l’éprouvé de l’actant, ce soit lui qui soit visé par le
monde et par ce qui se passe sur les horizons de son champ personnel : le voilà
menacé, voire assiégé, par ce rebroussement de la visée et de la profondeur. La
position de centre de référence peut même être compromise, le champ tout
entier, déstabilisé, et le régime topologique est alors celui d’une vie intenable et
« inhabitable ».
Il serait légitime de se demander en quoi ces déformations topologiques
concernent les deux plans constitutifs des formes de vie, à savoir le plan de
l’expression (le schème syntagmatique), et le plan du contenu (les différentes
catégories sélectionnées et pondérées). Il faut rappeler ici que nous ne pouvons
parler de « formes de vie » (i) que si le schème syntagmatique est ressenti comme
cohérent, et si l’actant qui le ressent ainsi s’emploie à le rendre tel par son engage-
ment dans la poursuite du cours de vie, et (ii) que si les catégories du contenu
sont entièrement déployées, sur un parcours génératif entier, sous le contrôle de
sélections et pondérations congruentes.
Le principe que nous avons posé plus haut (première partie, deuxième
chapitre), et qui « subjectivise » en quelque sorte les schèmes syntagmatiques de
l’expression et les structures paradigmatiques du contenu, est parfaitement
adapté à ces modifications topologiques du champ de présence sensible : que ce
soit du côté de la cohérence (de l’expression) ou du côté de la congruence (des
contenus), nous avons dans les deux cas affaire à un déploiement dans l’étendue
(déploiement syntagmatique d’un cours de vie, déploiement des choix sur l’en-
semble des niveaux d’un parcours génératif) et à des variations d’intensité (inten-
sité de l’engagement dans le cours de vie, intensité des choix et des pondérations
effectués sur les contenus). Et dans les deux cas, l’origine de ces déploiements
dans l’étendue et de ces variations d’intensité, celui qui les opère et les ressent à la
fois, est le même actant, l’actant-corps qui assume la forme de vie.
Les déformations topologiques dominantes sont donc produites sous le
contrôle des variantes suivantes :
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 163

1. Le mouvement topologique peut porter


a. soit plutôt sur l’intensité de la présence, et laisser une certaine incertitude
sur l’extension (ouverture, diversité des possibles, etc.) : il s’agit de la
visée,
b. soit plutôt sur l’extension de la présence, sur sa portée et ses limites
(clôture, mesure, etc.), et laisser en suspens la question de l’intensité : il
s’agit de la saisie.
2. L’initiative de la relation sensible revient soit à l’actant-corps, soit au monde
sensible, offrant ainsi deux cas d’orientation des opérations sur la présence
sensible : (i) ou bien l’actant est la source et le monde, la cible, (ii) ou bien
l’inverse : l’actant est la cible, et le monde est la source.
Dès lors, les déformations topologiques du champ de la présence sensible
peuvent être envisagées comme des associations entre deux types d’opérations, la
visée (intensité, orientation, ouverture du champ) et la saisie (extension, portée,
clôture du champ), et deux orientations de la profondeur sensible, une orienta-
tion centrifuge (de l’actant vers le monde) et une orientation centripète (du
monde vers le sujet). Les quatre situations prévisibles sont les suivantes :
a. Si l’actant-corps vise le monde sensible et ouvre le champ, il est en position
de quête, voire de conquête et de découverte.
b. Si l’actant-corps saisit le monde et ferme le champ, il est en position d’emprise ;
il fait du monde son empire, sa possession et son domaine de légitimité.
c. Si l’actant-corps est visé par le monde sensible, il est en position de fuite, de
repli ; il est menacé, remis en cause, au minimum, interrogé ou sollicité.
d. Si l’actant-corps est saisi par le monde, il est en quelque sorte en inclusion
dans le monde, englobé et localisé, dans une situation qui peut prendre la
forme d’un piège et/ou d’une réification en tant que simple partie du champ
topologique.
Nous avons déjà évoqué le monde de l’absurde, et la prolifération des
expressions qui assiègent l’actant-corps, le visent et le menacent, et des forces qui
cherchent à se saisir de lui. Il n’a le choix qu’entre deux régimes de formes de vie :
la fuite, pour n’être pas saisi, ou l’inclusion, pour faire corps avec les expressions
proliférantes qui l’assiègent. Chez Céline, Bardamu ne cesse de fuir en changeant
de champ de référence et en parcourant le monde entier, entre Europe, Afrique et
États-Unis. Il finit par renoncer, et par appartenir lui-même aux expressions de
l’absurde : c’est l’étape finale de l’abjection. Chez Ionesco, Béranger fuit en
164 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

quelque sorte de l’intérieur, en renonçant à être la position de référence du


champ sensible : il adopte alors un vécu corporel schizoïde.
Nous évoquerons plus loin la dynamique propre aux territoires, que l’on se
représente spontanément, en première analyse, comme relevant d’un régime
topologique de clôture et d’emprise : emprise biologique, éthologique, écono-
mique et culturelle. Mais nous montrerons également pourquoi ce régime de
l’emprise ne peut rendre compte de la dynamique territoriale contemporaine : les
limites sont conçues pour être transgressées ou déplacées, les réseaux et les inter-
actions à distance ouvrent les territoires, et les autres régimes (la quête, la fuite ou
le piège) peuvent alors se substituer ou s’associer à celui de l’emprise.
Une typologie prend forme, qui peut en première approche être présentée
comme une simple table de combinaisons :

Actant source / Monde cible Actant cible / Monde source

Visée QUÊTE FUITE

Saisie EMPRISE POSSESSION INCLUSION PIÈGE

Des formes de vie en tension et transformation


La typologie des régimes topologiques de la présence peut être réorganisée
du point de vue de l’actant, le centre de référence du champ de présence sensible,
qui est aussi le centre d’assomption de la forme de vie : nous avons déjà montré
que les formes de vie impliquent l’assomption subjective par un actant-corps.
De ce point de vue subjectif, le premier choix qui s’impose est celui de la
nature de l’opération dominante qui est exercée sur le champ de présence sen-
sible : visée ou saisie ? Ensuite, que l’actant-corps soit source ou cible de cette opé-
ration dominante, la question qui se pose de son point de vue, c’est la possibilité
d’exercer tout ou partie de l’autre opération : l’opération qu’il met en œuvre en
tant que source, ou dont il est la cible, laisse-t-elle la place, ou pas, à la possibilité
de l’autre opération ?
De ce point de vue, les choses sont donc relativement simples : l’actant prend
en charge ou pas l’intensité de la présence sensible (visée), et il s’agit de savoir si
cela inhibe ou pas sa capacité à prendre en charge également l’extension de cette
présence (saisie). Par exemple, s’agissant de la continuation du cours de vie, il
s’agit de savoir si l’engagement ponctuel intense de l’actant inhibe ou favorise sa
persévérance globale et de long cours ; ou bien, s’agissant des sélections
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 165

paradigmatiques sur les contenus, il s’agit de savoir si l’intensité de tel ou tel


choix de pondération compromet ou pas la congruence de l’ensemble des
sélections opérées à tous les niveaux. En bref, il s’agit de savoir si la visée et la
saisie se renforcent ou s’affaiblissent réciproquement.
Formellement, la question qui se pose dans ce cas est celle de la compatibilité
ou de l’incompatibilité entre la visée et la saisie, considérées comme deux dimen-
sions, respectivement intensive (la visée) et extensive (la saisie), de la même
structure de perception et de constitution des formes de vie. Ces relations de
compatibilité et d’incompatibilité peuvent être décrites comme des tensions entre
la visée dans l’intensité, et la saisie dans l’étendue : tensions convergentes, quand
elles se déploient en se renforçant l’une l’autre ; tensions divergentes et inverses,
quand elles se déploient en s’affaiblissant l’une l’autre. Ces tensions constituent
une structure tensive où nous retrouvons les positions combinées précédentes,
mais cette fois liées dans un modèle qui garantit la solidarité globale des quatre
régimes identifiés.
(+) QUÊTE EMPRISE

Visée

(-) FUITE INCLUSION

(-) Saisie (+)

Les formes de vie définies par la topologie des visées et des saisies dans le
champ de présence doivent être homologables avec celles, élémentaires, définies
par les seules catégories de l’absence et de la présence de l’expression et du
contenu (partie I, deuxième chapitre) : c’est ainsi que le sentiment du manque est
présupposé par la quête, que le sentiment de plénitude est associé à l’emprise, que
le sentiment du vide peut correspondre à l’inclusion et au piège, et enfin que la
surprise et l’attente de l’inattendu sont parties prenantes de la fuite. Ces homolo-
gations sont à la fois congruentes et conformes : ce sont les associations en quel-
que sorte « par défaut », que suscite le mode déductif que nous avons adopté.
Mais elles ne sont pas contraignantes, et d’autres relations sont possibles, qui
deviendront congruentes si elles se propagent sur d’autres niveaux d’analyse. Par
exemple, l’actant dominant de l’emprise peut être paradoxalement « déprimé » si
le sentiment du vide est associé à l’emprise. De même, il n’est pas exclu que le
sentiment de plénitude puisse être associé à la fuite, si la seule manière de
166 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

conjuguer une entière présence de l’expression et du contenu est, pour l’actant,


un parcours d’errance et de mouvement perpétuel : pour lui, en effet, la seule
manière d’accorder un déploiement réussi du cours de vie avec un ensemble de
choix axiologiques congruents consiste en un déracinement ou une échappatoire
qui donnera à la forme de sa vie l’allure d’une fuite, pour échapper à une visée
réductrice, et recouvrer ou préserver toutes les capacités d’ouverture au monde.
Une forme de vie peut donc en cacher une autre, où se muer en une autre :
en position d’emprise, par exemple, l’actant peut avoir circonscrit, en affirmant sa
possession sur son domaine, les limites de son propre enfermement : il apparaît
alors en inclusion dans un domaine plus vaste, qui le menace ou qui le contrôle.
De même, la quête peut recouvrir une fuite, si, en visant un objet de valeur,
l’actant révèle ou réveille en quelque sorte l’hostilité ou l’intérêt d’une autre visée,
dont il est alors la cible.
Autres cas de figure : la fuite peut aboutir à l’inclusion, si la visée dont l’actant
est la cible se mue en « saisie », et cette inclusion est alors un piège. De même la
quête qui se satisfait d’une conjonction aboutit en emprise, dès que la visée de
l’actant se transforme en saisie. Ces transformations sont de règle : aucune forme
de vie n’éclot ou ne se manifeste seule, sans contraste et sans transformation ;
chaque forme de vie est une configuration qui en transforme une autre, comme
une figure qui apparaît sur un fond.

LES RÉGIMES TEMPORELS DES FORMES DE VIE


À l’évidence, le temps est l’une des substances de la vie, il en accompagne et
constitue le cours même. Nous voudrions montrer ici3, en quoi les formes de vie
sont très fortement déterminées par les régimes temporels qui les portent.
Le temps des formes de vie transfigure les premières typologies élaborées à
partir de la topologie du champ de présence. Cette dernière, en somme, raconte
des histoires apparemment ordinaires ; elle définit des types narratifs, parmi
lesquels le type canonique sur lequel toute la sémiotique narrative a été
construite, à savoir la quête. Elle y ajoute trois autres possibilités qui diversifient
la possibilité pour les structures narratives de dire le « sens de la vie », mais d’une
vie à hauteur d’homme, organisée autour d’une position de référence dans un
champ topologique fondamentalement individuel.

3. En écho aux travaux de recherche qui ont donné lieu à la publication collective La flèche brisée du
temps. Figures et régimes sémiotiques de la temporalité, BERTRAND Denis & FONTANILLE
Jacques, dir., Paris, PUF, Formes Sémiotiques, 2006.
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 167

C’est pourquoi les régimes temporels nous entraîneront bien au-delà, dans
deux directions complémentaires, car ils vont d’emblée impliquer le rapport à
autrui, le rapport au monde, et le rapport au social. Les régimes temporels des
formes de vie débouchent ainsi, notamment sur les mythes de l’invention du
temps et du monde, d’un côté, et de l’autre, sur les schèmes juridiques et tempo-
rels du « vivre ensemble ».

Temps de l’existence et temps de l’expérience


Une première distinction s’impose, entre « temps de l’existence » et « temps
de l’expérience », qui est le fondement épistémologique nécessaire pour
développer une sémiotique du temps. Les formes de vie sont directement
concernées par cette distinction, (i) d’abord parce que vivre est d’abord une des
manières d’exister (cf. supra, la discussion autour des conceptions de
Wittgenstein puis de Latour), et (ii) ensuite parce que le cours d’une vie est en
lui-même, et réflexivement, une expérience, très précisément parce que c’est un
cours « vécu », par un actant-corps qui ressent et perçoit la force ou la faiblesse
des cohérences syntagmatiques et des congruences paradigmatiques (cf. supra, le
développement sur la subjectivation et les « variations de la présence »).
L’existence et l’expérience peuvent être opposées, leurs régimes temporels
respectifs peuvent être distingués, mais les formes de vie obligent à les articuler
explicitement : un cours de vie est spécifiquement un cours d’existence qui ne peut
se dérouler sans la contribution d’un cours d’expérience (et réciproquement).
Tout commence par un débrayage ontologique : pour passer de l’« être »
virtuel (un état stationnaire) à l’« existence » actuelle (un procès), il faut en effet
lui procurer un cours, inventer le temps, de même que le changement, le premier
permettant de faire face au second. Le temps est à cet égard une
figure discriminante de l’existence, résultant d’un débrayage à partir de l’être, un
débrayage qui suscite immédiatement une demande de sens. Le temps et la quête
du sens de la vie se trouvent de ce fait irréversiblement associés.
Les cosmogonies métaphysiques et mythologiques racontent presque toutes
l’invention du temps de l’existence, comme une sorte de compensation pour
l’« échéance » ontologique (pour reprendre une terminologie proche de celle
d’Heidegger) de ce qui advient à l’existence. Il faut alors faire appel aux régimes
temporels distensifs pour donner du sens non seulement au dégagement de
l’existence à partir de l’être, mais aussi à tous les hiatus et les écarts induits par les
changements en cours.
168 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Mais il est d’autres cosmogonies, qui manifestent au contraire une conti-


nuité, et qui reposent sur une autre conception du procès de l’existence : elles
racontent la constance et la transition (ce qui ne varie pas dans la variation, ce qui
ne s’interrompt jamais dans le changement), de sorte que la constance apparaît
comme une propriété du changement lui-même.
La première distinction pertinente pour les formes de vie est donc à placer
entre les régimes temporels distensifs et les régimes temporels transitionnels. Ce
sont deux points de vue portant sur le même problème, celui que nous avons
identifié sous la dénomination de la « persévérance » et qui conjugue par défini-
tion des séries d’aléas, d’obstacles et de ruptures, du côté de l’extension, et un
engagement constant en faveur de la continuation du cours de vie, du côté de
l’intensité. Les régimes temporels distensifs font porter l’accent sur les facteurs de
résistance à la persévérance, et les régimes temporels transitionnels, sur les
facteurs de persévérance.
L’expérience implique de son côté une opération inverse, un embrayage, en
raison de l’immédiateté de la relation sensible au monde, d’où découleraient
d’autres types de régimes temporels. L’immédiateté de l’expérience (vs la média-
tion) se manifeste par la présence sensible d’un cours de vie, organisé autour de
l’actant-corps de l’expérience, et qui se déploie dans le monde des phénomènes.
Cette présence implique donc une référence déictique : le temps de l’expérience
ne peut en effet se passer de l’actant comme centre de référence de la présence
sensible.
Mais dans ce cas aussi, deux conceptions peuvent être opposées : à partir de
cette référence déictique, les variations temporelles peuvent être considérées
comme distensives (par exemple : antérieur / postérieur, ou déictique / non
déictique) si elles rompent le caractère d’immédiateté de l’expérience : les régimes
temporels de l’expérience rétablissent dans ce cas des relations entre des
moments de vie considérés comme disjoints. Les variations temporelles de l’expé-
rience peuvent également être considérées comme transitionnelles (par exemple :
rétension / protention, ou avancé / reculé) si le temps est considéré au contraire
comme une profondeur « élastique » au sein de laquelle l’actant a toute liberté de
naviguer, et de passer d’un moment à l’autre sans jamais perdre le contact avec le
premier, l’un et l’autre étant superposés dans la même profondeur temporelle.
En bref : deux grands régimes temporels, celui de l’existence et celui de
l’expérience, qui se subdivisent eux-mêmes chacun en régimes distensifs et
régimes transitionnels. Ces quatre grands « régimes » fondent une sémiotique du
L’ESPACE ET LE TEMPS DES FORMES DE VIE 169

temps de la vie à condition de pouvoir les amarrer solidement les uns aux autres.
Comme il n’existe pas de situation ou de sémiotique-objet, et a fortiori de forme
de vie, qui soit purement « expérientielle » ou purement « existentielle », la
question de leur articulation se pose en effet immédiatement. En outre, dans la
mesure où les régimes distensifs et transitionnels concourent chacun et de
manière complémentaire, à la persistance des cours de vie, une forme de vie
conjugue nécessairement les deux régimes.
Pourquoi le temps de l’existence pourrait-il être traité comme transitionnel,
sans rupture entre les moments et les époques ? La réponse est dans l’articulation
avec l’autre régime : l’expérience nous permet d’appréhender le temps et de lui
donner sens, grâce au sentiment continu de notre engagement à poursuivre le
cours de vie, et le temps de l’existence est alors un temps vécu, saisi d’un point de
vue humain et subjectif. Inversement, pourquoi le temps de l’expérience pourrait-
il être distensif ? La réponse est de même nature : l’existence impose ses disconti-
nuités et ses aléas au temps de l’expérience, et peut alors être manifestée sous
forme de relations temporelles.
Les régimes temporels des formes de vie se donneront donc à saisir non pas
dans leur stricte opposition, mais dans les tensions et les variations de tension
entre les uns et les autres. Nous avons donc déjà affaire à quatre situations
temporelles :
– Le régime existentiel distensif est à dominante existentielle.
– Le régime expérientiel transitionnel est à dominante expérientielle.
– Le régime existentiel transitionnel est infléchi par l’expérience.
– Le régime expérientiel distensif est infléchi par l’existence.
Cette proposition demande illustration. Un cours de vie — nous y avons
insisté — est à tout moment soumis à la rencontre, à l’imprévu, à l’aléa. Le traite-
ment de ces rencontres et de ces aléas est certes affaire d’engagement de l’actant et
de persévérance, du point de vue du déploiement syntagmatique, mais aussi de
choix et de poids axiologique, du point de vue de la hiérarchie des catégories. Les
modalités de la valorisation et de la dévalorisation des obstacles et des rencontres
sont même décisives pour l’identification de certaines formes de vie (cf. les usagers
du métro selon Jean-Marie Floch4). Dans cette perspective, l’occasion est une figure
temporelle et modale de la rencontre aléatoire, qui, en raison même de ce caractère
aléatoire, demande en retour une stratégie de gestion de l’aléa dans le temps.

4. Dans FLOCH Jean-Marie, op. cit.


170 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

L’occasion est une figure hybride, qui comporte


1. une face d’expérience : l’actant-corps de référence perçoit les intersections et
interactions entre une pluralité de parcours, et il saisit immédiatement et
sous forme de phénomène sensible leur coïncidence avec sa propre position
déictique de référence,
2. une face d’existence : la rencontre peut susciter un réaménagement de l’orga-
nisation syntagmatique du cours de vie, pour l’adapter à cette nouvelle
circonstance, ou même pour reconfigurer les choix axiologiques, de manière
à les conformer à la nouvelle voie qui vient de s’ouvrir.
En somme, l’occasion comporte d’un côté l’appréhension immédiate d’une
interférence vécue, et de l’autre, un calcul projectif de nature cognitive et straté-
gique, qui vise à intégrer cette interférence au cours de vie.
Mais on voit bien immédiatement que l’une et l’autre dialoguent inévitable-
ment : le calcul cognitif ne peut se poursuivre que si l’appréhension sensible de la
rencontre en confirme la pertinence et la valeur. La rencontre elle-même n’est
clairement appréhendée (du côté de l’expérience sensible) que parce qu’elle est
d’emblée identifiée comme stratégiquement exploitable (du côté de l’existence).
Cette intimité entre les deux régimes temporels a même un nom, qui pourrait
être celui d’une forme de vie : l’opportunisme. Transformer une occasion en
opportunité, c’est très exactement accepter qu’un moment particulier de l’expé-
rience puisse changer le cours de l’existence, non seulement grâce à une modifi-
cation de son schème syntagmatique, mais aussi par une révision des choix axio-
logiques.
Temporalités

L’INVENTION DU TEMPS ET LES FORMES DE VIE DANS LE MYTHE GREC


Le récit mythique de la naissance des dieux grecs1
Le rôle des régimes temporels dans la formation des grands mythes cosmo-
goniques ne peut se comprendre que si on pose d’abord l’hypothèse selon laquelle
les formes culturelles de la temporalité sont indispensables pour penser, à partir
du débrayage ontologique, l’existence même du monde, et, dans le monde, d’êtres
vivants dont les cours de vie peuvent recevoir une signification. Nous ne pren-
drons ici qu’un exemple, celui de la série mythique grecque dont le personnage
principal est le dieu Kronos, pour préciser plus concrètement les conséquences de
cette hypothèse générale.
Au sein du Chaos qui préfigure l’existence, coexistent la Nuit et l’Érèbe : ainsi
commence le mythe grec de l’invention du temps. Ils se séparent, la nuit s’ouvre
en deux parties, et donne naissance à Éros, qui relie les deux parties séparées, la
Terre (Gaïa) et le Ciel (Ouranos). Selon d’autres versions, la Terre prend forme
directement à partir du Chaos, et engendre en elle-même, avec l’énergie d’Éros, le
Ciel, qui la recouvre immédiatement. Dans les deux versions, Ouranos (le Ciel) et
Gaïa (la Terre), forment deux entités coextensives et accolées, l’une fluide, l’autre
solide, la première recouvrant entièrement et intimement la seconde, grâce à la
puissance d’Éros. De cette union indéfinie, naissent d’innombrables enfants, les
Titans, les Cyclopes et les Hékatonchires (les Cent-Bras), mais comme Ouranos
ne laisse aucun espace entre Gaïa et lui, ces enfants ne peuvent voir le jour, et
restent confinés dans le giron de leur mère.

1. Sur ces mythes, voir : GRIMAL Pierre, La mythologie grecque, Paris, PUF, Que sais-je? 582,
1953 ; VERNANT Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999. Et « Genèse du
monde, naissance des dieux, royaume céleste », in HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux,
Traduction et présentation d’Anne BONNAFÉ, avec un essai de Jean-Pierre VERNANT, Paris,
Payot & Rivages, Collection Rivages Poche, 1993, pp. 7-35. Et enfin « Aspects mythiques de la
mémoire et du temps », Journal de psychologie, 1959, pp. 1 et seq.
172 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

À ce stade, les entités de l’existence sont en place : des actants et une possibi-
lité de cours de vie, mais dans une contention fusionnelle qui ne laisse cours à
aucun changement, à aucun aléa. De fait, le principe même qui permet de consti-
tuer une forme de vie n’est pas encore en place : la vie n’a pas de cours, elle ne
connaît aucune péripétie ; en l’absence d’obstacles et d’interactions, il n’y a pas
lieu d’être persévérant, et cette situation n’exprime qu’un schème syntagmatique
linéaire et informe. Ce serait en quelque sorte la forme la plus rudimentaire (le
degré zéro) du régime temporel des formes de vie.
Premier événement, première rupture de la fusion originelle : Gaïa donne
une arme au plus jeune des Titans, Kronos, pour qu’il la délivre de l’assaut perpé-
tuel d’Ouranos : Kronos coupe les parties sexuelles de son père alors qu’il est en
action, les jette dans la mer, et Ouranos se sépare brutalement de Gaïa en
poussant le hurlement terrible qui convient en ces circonstances. C’est la sépara-
tion du Ciel et de la Terre, qui entraîne la libération de leurs enfants, qui
pourront à leur tour vivre de manière autonome et avoir leurs propres enfants.
De leur côté, Ouranos et Gaïa ne seront plus unis que par périodes régulières,
quand de fortes pluies tombées du premier viennent féconder la seconde.
De ce second épisode, naît un cours d’existence ouvert, doté d’un nouveau
point d’origine, d’un avant et d’un après, et qui est en mesure d’accueillir des
interférences et des aléas. La contention du temps étant levée, un cours de vie se
met en place, mais dont la forme n’est toujours pas adaptée à la constitution
d’une forme de vie, si ce n’est au sens général (les cycles de vie naturels, les
saisons), et non au sens qui nous occupe ici (le cours de vie des hommes) : en
effet, le vivant ne connaît pas encore d’obstacles et de changements qui ne soient
déjà entièrement prévus dans les cycles saisonniers. La périodicité saisonnière est
le premier régime temporel du vivant, où l’on ne peut encore, par définition, dis-
tinguer le cours du monde et le cours du vivant. Nous reviendrons sur les saisons
ultérieurement…
C’est aussi le début du règne de Kronos, qui prend le pouvoir, et qui, pour en
avoir l’exclusivité, renvoie les Cyclopes et les Hékaronchires dans le Tartare, et
soumet les Titans. Il épouse Rhéa, une des Titanes, mais il est, selon les versions,
menacé par un oracle de Gaïa, ou averti par une prophétie de Rhéa, selon lesquels
un de ses fils le détrônerait ; il se met alors à dévorer chacun de ses enfants. Rhéa
veut sauver le dernier-né, Zeus, et, conseillée par sa mère Gaïa, elle ruse : elle lui
donne naissance en Crète, le dissimule dans une grotte, le fait protéger, et donne
alors à Kronos, pour qu’il la dévore à la place de l’enfant, une pierre emmaillotée.
TEMPORALITÉS 173

En ce troisième épisode, un nouveau cours de vie s’individualise et se distin-


gue du cycle des saisons : c’est la quête individuelle de pouvoir de Kronos ; sur ce
cours de vie, un obstacle probable apparaît, et Kronos invente alors le premier
motif de la « persévérance ». Mais ce motif est purement rétensif : au lieu de sou-
tenir le cours de vie, Kronos tente d’arrêter le temps de l’existence (en dévorant
ses enfants), en réponse à une ouverture temporelle (l’oracle ou la prophétie) qui
comporte une menace : après la quête de pouvoir, il choisit alors le mode de
l’emprise et la contention, plutôt que celui de la fuite. Globalement, cet épisode
permet donc la constitution d’une ou plusieurs formes de vie, le principe de
persévérance étant mis en œuvre. Mais il a encore pour résultat une autre suspen-
sion du cours de vie et du régime temporel qui le porte (la destruction de tous les
enfants referme l’avenir) : on revient donc à une vie sans forme, jusqu’à la ruse de
Rhéa, qui relance le cours d’une autre vie individuelle : elle suspend la rétension,
provoque une ouverture temporelle, et permet de passer à un autre régime.
Dès lors, l’ensemble des acteurs profitent de cette ouverture temporelle, et
multiplient les interactions et les péripéties. Parvenu à l’âge adulte, Zeus se
révolte, et une longue guerre oppose deux camps : d’un côté, Kronos et les Titans,
et de l’autre, Zeus et les autres frères de Kronos, les Cyclopes et les
Hékatonchires, libérés du Tartare. Kronos est finalement détrôné, et envoyé à son
tour dans le Tartare (l’empire se transforme alors pour lui en piège). Mais aupara-
vant, Zeus a réussi à lui faire régurgiter ses frères et sœurs, les autres dieux de
l’Olympe, grâce à une ruse inspirée par Rhéa : il lui a fait ingurgiter un
pharmakon, un médicament-sortilège qui est en fait un vomitif.
Le temps de l’existence s’ouvre et se diversifie, et un ensemble de cours de vie
se déploient et interagissent. À la fin du mythe, toutes les conditions sont
remplies pour que des régimes temporels diversifiés puissent soutenir une diver-
sité correspondante de formes de vie : des conflits, des alliances, des obstacles, des
ruses, qui jalonnent les cours de vie d’une multitude de péripéties, d’obstacles et
de franchissements d’obstacles. Des schèmes syntagmatiques nouveaux se
mettent en place (le rôle des ruses de Rhéa est à cet égard emblématique), et
l’opposition entre deux camps (celui de la rétention temporelle, et celui de la libé-
ration) implique des choix axiologiques et requiert une congruence entre ces
choix, celle qui justifie l’appartenance à l’un ou l’autre camp.
174 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

L’invention des régimes temporels et des formes de vie


La pulsasion vitale originelle
Entre Gaïa et Ouranos et avant la séparation, le régime temporel est encore
stationnaire, et réduit à un rythme répétitif et cumulatif : la copulation, la pro-
création, la naissance ; selon les versions, la copulation est continue, ou seulement
nocturne ; les naissances se succèdent, et les enfants s’accumulent faute de dis-
poser d’autre espace que celui où le Ciel et la Terre s’unissent. Le temps de l’exis-
tence reste donc virtuel, sans possibilité de déploiement, et se confond avec le
rythme d’une expérience d’union indéfinie : une vie sans cours, qui se réduit à
une pulsation rythmique sans devenir ; une expérience cumulative sans profon-
deur, sans rétension ni protention : la question de la distension ou de la transition
ne se pose pas, en l’absence de changement, que ce soit dans l’existence ou dans
l’expérience.

Les régimes temporels distensifs


Le régime périodique de la nature
En séparant Ouranos et Gaïa, Kronos instaure un autre régime temporel : les
enfants étant libérés, la succession des générations peut alors se développer libre-
ment. Mais il ne peut empêcher que, périodiquement, Ouranos continue à
féconder Gaïa ; ces retours périodiques sont ceux des saisons. Le temps de la
nature a donc été installé, et réglé sur les périodes de la fécondité : les saisons du
climat et du « temps qu’il fait » d’un côté, et les générations d’êtres vivants de
l’autre. Ce régime temporel est déjà distensif, car il ne peut s’installer que grâce à
une séparation : avant la mutilation et le retrait d’Ouranos, le ciel et la terre
étaient unis ; après la séparation, ils existent de manière autonome, quoique syn-
chrone, et surtout leurs enfants découvrent leur propre temporalité.
Le premier changement de régime temporel permet donc de passer d’un
régime rythmique à un régime périodique (saisons et générations), c’est-à-dire à
une forme de temps où des événements sont régulièrement séparés par des non-
événements et adviennent à des moments prévisibles. Les événements
périodiques étant chacun spécifique, chaque période est une nouvelle phase, et le
temps échappe alors à la répétition du même : les saisons et les générations se
suivent, mais ne se ressemblent pas.
La première distension temporelle met donc un rythme en devenir, en le
périodisant ; sur le principe déjà défini, elle invente le régime distensif du temps
TEMPORALITÉS 175

de l’existence, en superposition avec le rythme de l’expérience originelle. La


question de savoir si un temps périodique et prévisible peut donner lieu à une
forme de vie ne peut recevoir qu’un seul type de réponse, dans la perspective que
nous avons déjà définie : la périodicité devrait être imparfaite, soumise à des
impondérables qui imposent une accommodation, et celle-ci prendrait alors la
forme d’une schématisation syntagmatique particulière. Nous y reviendrons dans
un chapitre réservé aux formes de vie saisonnières de la mode.

Le temps de l’expérience personnelle


À la première rupture, qui instaure la périodicité, Kronos va en ajouter une
deuxième, qui la complète pour former un nouveau régime temporel. Tout
d’abord, par la mutilation d’Ouranos, qui sépare la Terre et le Ciel, il sépare aussi
le temps de la nature du temps de la vie individuelle, qui étaient confondus en un
seul rythme collectif ; il rend possible le temps de l’expérience personnelle.
Ouranos ne peut en profiter, puisqu’après la séparation, son temps propre se
confond avec les périodes saisonnières. Mais Kronos, en revanche, se donne un
temps d’expérience propre.
En effet, menacé dans son pouvoir futur, il suspend sa propre postérité, en
avalant ses enfants et en les enfermant en lui-même : même rétention que celle
imposée par la copulation perpétuelle d’Ouranos et Gaïa, mais cette fois-ci,
strictement personnelle, et explicitement dans le but de bloquer l’avenir. On voit
bien qu’en combinant ces deux ruptures, Kronos réorganise le temps à son profit,
en interrompant le développement de lignées parallèles à la sienne (du côté
d’Ouranos), et en supprimant sa propre lignée : le seul temps qui demeure est le
sien, son passé et son futur personnels. Il intervient en somme sur le temps
périodique (la succession des générations, libérée par la première rupture), pour
le transformer et se l’approprier exclusivement. Ces deux interventions détermi-
nent en effet un avant et un après, mais dont Kronos serait le centre de référence
exclusif : il s’efforce de capter le temps du monde (celui de l’existence en général)
pour en faire le sien propre (celui de sa propre expérience personnelle). Il invente
en quelque sorte un « tiers temps » distensif, un régime hybride qui confond
temps de l’existence et temps de l’expérience.
Mais les ruptures temporelles, qui correspondent aussi sur le plan narratif à
des méfaits et des crimes qui réclament vengeance ou anticipation, obligent à
inventer divers subterfuges pour conserver l’accès au passé et au futur, c’est-à-
dire à trouver un équilibre entre distension et transition grâce aux combinaisons
du débrayage et de l’embrayage temporels.
176 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Du côté du futur, c’est l’oracle et la prophétie, et on a vu comment Gaïa et


Rhéa savaient anticiper sur l’avenir de Kronos, et sur un autre méfait à venir ; il ne
s’agit pas du futur en général, ni de l’avenir collectif des dieux, mais bien du futur
personnel de Kronos. L’absence actuelle de l’événement futur ne peut être
compensée au présent que par une énonciation qui le raconte par anticipation ;
mais une telle prédiction (et c’est bien là ce qui fait la puissance de l’oracle ou du
prophète) suppose que l’actant d’énonciation s’immisce en quelque sorte de
manière personnelle et subjective à l’intérieur du temps de l’existence d’autrui, en
fasse son propre temps de l’expérience, pour pouvoir en explorer toute la profon-
deur subjective.
Du côté du passé, c’est la mémoire à long terme, et plus précisément la
mémoire du crime, c’est-à-dire, dans le récit mythique, les Érinyes. En effet, lors
de la mutilation d’Ouranos, trois gouttes de sang tombent sur la terre, et donnent
naissance aux trois déesses de la mémoire, et plus particulièrement de la mémoire
des affronts et des crimes de sang commis par un parent contre un autre parent,
entre deux générations : on les retrouvera par exemple dans le cycle des Atréïdes,
réclamant vengeance contre le parricide commis par Oreste ; mais d’ores et déjà,
elles accompagnent la malédiction et l’appel à la vengeance qu’Ouranos mutilé
vient de lancer contre ses fils les Titans. Cette mémoire n’est ni collective ni
inscriptible dans la nature ; elle poursuit individuellement chaque fautif, et, en
l’occurrence Kronos, pour lui faire et lui refaire le récit de son crime.
Qu’il s’agisse de la mémoire du crime passé, ou de la prédiction du crime
futur, le même dispositif se met en place : un embrayage permet de
« présentifier » le passé et le futur d’un cours de vie existentiel, et de leur substi-
tuer l’expérience personnelle d’un médium : les Érinyes sont présentes, enva-
hissantes et agressives au sein même du cours de vie du criminel, tout comme
l’oracle de Gaïa et la prophétie de Rhéa.
Le régime temporel qui s’installe avec Kronos et Zeus est donc le prototype
des régimes de l’expérience personnelle distensive : le présent de la personne,
situé à distance des deux crimes, doit être ensuite « recollé » avec son passé et son
avenir, par la mémoire et la prophétie. Les coupures criminelles rendaient
possible le temps d’expérience personnelle de Kronos, tout y en introduisant la
distension. La mémoire et la prévision des crimes dont il a été l’auteur ou dont il
va être la victime, sont nécessaires pour conserver ou restaurer la signification des
époques les unes par rapport aux autres ; elles procèdent, on l’a vu, par un dépla-
cement de la référence déictique : Kronos n’est plus la référence déictique de son
propre cours de vie, qui bascule alors du côté d’un régime existentiel, et ce sont
TEMPORALITÉS 177

les « medias » de la prédiction et de la mémoire qui occupent la position de


référence déictique et imposent, au nom de la collectivité, leur propre temps de
l’expérience. La mise en place du « tiers temps » est accomplie, il est même
débrayé, en ce sens qu’il n’appartient plus au seul actant qui l’a suscité, et que la
collectivité se l’est approprié grâce à la médiation des oracles, prophètes et autres
Érinyes.

Les régimes temporels hybrides


La conjugaison des régimes distensifs
Le régime de l’existence périodique enchaîne des phases de séparation et des
phases d’union : c’est le temps, impersonnel et collectif, de la nature. Le régime de
l’expérience personnelle exclusive repose sur deux ruptures, avec le passé et avec
l’avenir, qui permettent l’« appropriation » du temps par la personne, mais qu’il
faut ensuite « réparer » par des actes de mémoire et de prophétie délégués à des
médias.
Mais les « ruptures » provoquées par Kronos, notamment la première,
auront d’autres conséquences. En effet, la mutilation d’Ouranos produit d’autres
« restes » que les trois gouttes dont naissent les Érinyes. Tout d’abord un « reste »
de sang, qui féconde la Terre, et dont naissent aussi des Géants et des Nymphes,
tous guerriers et destructeurs. Ensuite, un « reste » de parties sexuelles, les parties
elles-mêmes et le sperme jetés à la mer, dont naîtront Aphrodite et Hyménos.
À l’intérieur même du régime de l’expérience personnelle, celui même du
cours de vie des dieux olympiens, la séparation et l’union, propres à la structure
du régime périodique et collectif de la nature, reviennent donc sous une forme
personnelle et individuelle. Les « restes » de la mutilation donnent en effet
naissance d’un côté aux figures de l’éris, le conflit, la guerre et le meurtre (et sa
vengeance, les Érinyes), et de l’autre côté aux figures de l’éros, l’union, l’amour
sexué et la procréation. On assiste donc, à l’intérieur du régime temporel instauré
par Kronos, à une reconfiguration des figures antérieures. Éris — le conflit et la
guerre — est toujours tourné vers le passé, vers le crime à expier et à venger, le
crime des générations antérieures. Éros est devenu la force qui réunit ce qui a été
séparé — l’amour et la procréation — et il est tourné vers l’avenir, désormais
structuré par la succession des générations ultérieures.
C’est donc sur la base même des deux « réparations » des deux ruptures
suscitées par Kronos que réapparaît le principe périodique, l’alternance du conflit
et de la séparation d’un côté, et de l’union périodique et des générations de
178 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

l’autre. Mais en cet épisode ultime du mythe temporel, l’union et la séparation,


devenues respectivement l’amour et la guerre, sont des cours de vie disponibles
pour des actants individuels et collectifs, comportant, comme nous l’avons déjà
fait observer, suffisamment d’obstacles, de résistances et d’occasions pour justifier
la mise en œuvre locale et subjective du principe de persévérance. C’est à partir
de cet épisode que des schèmes syntagmatiques peuvent être spécifiés de manière
cohérente, et que des choix axiologiques peuvent être distribués de manière
congruente. Toutes les conditions sont désormais en place pour que tous les
régimes temporels et toutes les formes de vie soient mis à disposition des acteurs
humains.

La superposition des régimes temporels et la confrontation des formes de vie


L’élaboration sémiotique des régimes temporels dans le mythe obéit globale-
ment à un principe de complexification qui n’est pas progressif et linéaire, mais
dramatique et violemment polémique. Quatre régimes temporels sont successive-
ment mis en place :
– un régime ontique, rythmique, continu, répétitif et contensif (l’union copula-
tive sans fin) ;
– un régime existentiel naturel, périodique, discontinu et détensif (les saisons
de la nature) ;
– un régime d’expérience individuel, dont la contention est compensée par des
« échappements » rétrospectifs (la mémoire des crimes) et prospectifs (la
prédiction des menaces ;
– et enfin, résultant de cette dernière combinaison, un régime hybride, le
régime du tiers temps social, issu de la superposition du temps de l’expérience
et du temps de l’existence, et de l’action médiatrice d’un certain nombre
d’acteurs qui sont délégués par la collectivité auprès de l’actant qui est au
centre du cours de vie.
Mais chaque changement de régime ne peut effacer complètement les traces
des précédents, qui font retour sous une autre forme. La copulation du Ciel et de
la Terre, qui a été suspendue pour laisser libre cours au cycle des saisons, se
retrouvera pourtant dans la fécondation périodique sous forme de pluies, trans-
formée par le deuxième régime, et reviendra enfin dans le camp de l’amour (vs le
camp de la guerre), dans le dernier épisode. La succession périodique des généra-
tions, que l’on a voulu interrompre au profit d’un seul, devenu le centre et le
maître du temps, fait aussi son retour sous la forme de l’amour et de l’union
TEMPORALITÉS 179

matrimoniale. Le passé des origines, avec lequel on a voulu rompre définitive-


ment, ne cesse de poursuivre les fautifs, sous forme de mémoire. Et l’avenir, que
l’on a voulu contenir et interrompre, fait retour dans la prophétie.
Le récit de la mise en forme du temps par les dieux ne cesse en somme de
réinventer à chaque étape ce que l’on a cherché à éliminer ou à dépasser pour
franchir, justement, chacune de ces étapes : à chaque épisode, apparaît un
nouveau régime temporel, plus complexe et plus fortement structuré que le
précédent ; mais chaque régime temporel intègre et convertit dans ses propres
catégories des figures du précédent qui, presque méconnaissables, deviennent
alors ses propres figures.
Au final, ce parcours mythique raconte plusieurs tentatives pour s’approprier
le temps (celle d’Ouranos, puis celle de Kronos), et qui expriment comme nous
l’avons suggéré le degré zéro de la persévérance : pour continuer à être et pour
continuer l’expérience de la vie en cours, Ouranos et Kronos en suspendent le
cours d’existence, retiennent le temps pour empêcher le changement : il s’agit
bien de contention, et non de continuation, encore moins de persévérance. Une
persistance sans persévérance. Chacune de ces tentatives installe, comme on l’a
vu, un régime temporel fortement disjoint des autres, dans une discontinuité qui
leur interdit en quelque sorte de supporter de véritables formes de vie.
Le dépassement de chacune de ces tentatives s’accompagnant de la reconfi-
guration des résultats de la précédente, le processus mythique global, au
contraire, laisse entrevoir la possibilité de libres transformations entre régimes
temporels, et en invente même quelques-unes. Au bout du compte, comme on l’a
déjà remarqué, les conditions sont remplies pour qu’une véritable persévérance
soit requise et pertinente : dès lors, les régimes temporels peuvent porter de
véritables formes de vie, contrastées, confrontées, et transformables. En inventant
la possibilité de formes de vie fondées sur des régimes temporels, le mythe en
signale du même coup les deux conditions sine qua non : (i) la libre navigation
dans le temps, et entre les régimes du temps, et (ii) l’association du temps de
l’existence et du temps de l’expérience pour constituer une sémiose temporelle, et
donner lieu au temps social des formes de vie.
180 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

LE TEMPS SOCIAL ET LES FORMES DE VIE « DE DROIT »


Le droit et le temps social
Dans Le temps du droit, François Ost2 pose comme préalable que le temps est
une construction sociale, et plus précisément que l’ensemble des figures et trans-
formations du temps qui sont impliquées dans les principes du droit peuvent être
considérées comme appartenant à un processus de temporalisation (et de
détemporalisation) des relations entre les institutions et les acteurs sociaux. Si le
droit institue la société, grâce à un ensemble de fictions opératoires qui disent le
sens et la valeur de la vie en société, et si ces fictions opératoires définissent des
régimes temporels spécifiques, alors le lien entre la temporalisation sociale et
l’institution juridique du social est réciproque : le droit temporalise le social, et le
temps institue le social via le droit. Il n’est possible de dire le droit qu’en précisant
en même temps son régime temporel, parce que ce régime temporel fonde une
forme de vie sociale. L’enjeu est bien entendu le maintien et le renforcement du
lien social, par le choix des régimes temporels appropriés : en bref, la persévé-
rance dans le cours de vie collectif.
Rapportée au développement précédent, cette hypothèse concerne donc la
production d’un « tiers temps », le temps social, à partir des deux régimes tempo-
rels de base, celui de l’existence et celui de l’expérience : chacun doit pouvoir
retrouver, à travers sa propre expérience temporelle, les normes qui régissent le
temps de l’existence collective, et réciproquement : le temps de l’expérience
collective doit pouvoir donner accès aux normes qui s’appliquent au temps de
l’existence individuelle. Les deux régimes temporels de base fusionnent en
quelque sorte pour produire un régime hybride et collectif, le temps social, qui est
de ce fait en mesure d’accueillir aussi bien les formes syntagmatiques propres à
l’existence collective que les points de vue subjectifs portant sur l’expérience
collective.
Les quatre types de dérèglements temporels
Avant d’explorer les différentes formes de la temporalisation du social,
François Ost identifie d’abord quatre manières différentes de « sortir du temps »
social et juridique, en quelque sorte quatre formes de la contre-persévérance qui
justifieront l’intervention du droit, en faveur du principe de persévérance. Et
nous voudrions montrer dès maintenant que chacune de ces quatre « sorties du

2. Ce développement est librement inspiré par l’ouvrage stimulant de François OST, Le temps du
droit, Paris, Odile Jacob, 1999.
TEMPORALITÉS 181

temps social » compromet à la fois l’existence de l’actant collectif et la possibilité


de constituer des formes de vie au sens où nous les avons précédemment définies.

1. Le hors temps transcendant


Se réfugier dans l’éternité, dans le hors temps des paradis et des âges d’or,
voire se mettre sous la protection intangible des fondamentalismes et des pères
tutélaires, est une manière de défaire le temps social par la négation du change-
ment, des cycles de vie et de mort, de création et de désuétude. Dans ce cas en
effet, les valeurs associées au temps émanent d’un destinateur extérieur au social,
qui le fige par une prescription transcendante, hors de l’histoire et hors de la
société. Tout comme dans le début du mythe grec, ce régime temporel maintient
une forme minimale de temps de l’expérience, répétitive et sans perspective, et
suspend entièrement le temps de l’existence : il y a quelque chose qui est de
l’ordre du vivant, mais qui ne suit aucun cours, aucun processus. Un vivant
informe, en quelque sorte.

2. Le temps irréversible
S’abandonner au temps physique irréversible, renoncer à quelque contrôle
temporel que ce soit, est une manière de défaire le temps social qui procède à
l’inverse : le temps de l’existence se déroule seul, sous la menace d’une évolution
entropique qui conduit de crise en crise, de destructions en destructions. La seule
règle est celle d’un flux qui n’est constitué que d’obstacles potentiels, sans possibi-
lité de les dépasser ou de les négocier. Il n’y a ni destinateur externe, ni actant
sujet interne, hormis le temps lui-même, un opérateur rudimentaire et livré à lui-
même : le temps comme opérateur transcendant prend alors la place de l’actant
collectif interne. Du point de vue de l’expérience, vivre n’est plus que la menace et
l’attente de la mort, et perd ainsi tout son sens. C’est une forme de vie, certes,
mais confinant à l’absurde ou au non-sens.

3. Le déterminisme exclusif
Considérer le temps social comme entièrement déterminé, continu, homo-
gène, et déjà programmé (par exemple par la mondialisation, ou par l’économie
de marché), est une manière de rendre inutile le principe de persévérance : plus
de hasard, plus d’accident, pas de place pour l’initiative et les renversements
volontaires, l’avenir est en somme déjà écrit, lisse et fermé, et n’offre aucune
prise, aucune « occasion » dans l’expérience des sociétés et des individus. La
182 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

détermination du temps est ancrée dans une isotopie thématique unique et


exclusive, que ce soit l’économie, la race ou l’idéologie de la modernisation, peu
importe. Cette détermination est spécifique à un domaine d’activité ou de pensée,
elle s’impose de l’extérieur au temps social, et le réduit à un temps existentiel sans
aléas. Ce temps de l’existence restreint ne peut donner lieu à aucune forme de vie.

4. La désynchronisation dispersive
Accepter ou laisser s’installer des temps multiples, désynchronisés et indé-
pendants les uns des autres, par exemple dans les sociétés à « plusieurs vitesses »,
conduit à renoncer à la construction d’un temps social homogène, et fige la disso-
ciation entre, d’un côté, un temps de l’existence collective qui peut être détermi-
niste, et, de l’autre, compte tenu de la diversité des expériences de groupes ou
d’individus, une multitude de temps d’expériences ou sont enfermés séparément
les acteurs sociaux.
Ce régime temporel fait le jeu des inégalités naturelles et des tendances dis-
persives qui menacent l’actant collectif, et au nom, par exemple, des valeurs du
libéralisme, favorise en quelque sorte un « relâchement » de la synchronisation
temporelle, considérée comme principe d’unité de l’actant social ; ce relâchement
libère alors tous les temps vécus, individuels ou semi-collectifs, de la contrainte
d’une mise en commun synchrone. Des formes de vie sont possibles, mais elles
sont alors individuelles ou communautaires, car ce régime temporel revient à
renoncer à toute persévérance dans un cours de vie collectif.
Les quatre types de « sorties » du temps social compromettent surtout,
comme on l’a vu, la possibilité de fonder des formes de vie collectives sur les
régimes temporels. Chacune d’entre elles ancre en effet le temps dans un
domaine de validité qui n’est proprement ni social ni juridique. Elles produisent
des figures et des régimes temporels, mais qui sont incompatibles avec l’existence
d’un actant collectif et social susceptible de jouer un rôle dans des formes de vie.
Ces différentes dégradations du temps social sont autant de manières de
compromettre la possibilité d’organiser le sens de la vie sociale autour d’un actant
collectif.
La logique sous-jacente à ces quatre régimes temporels problématiques est
pourtant exactement celle que nous avons identifiée lors de l’analyse de la
dialectique entre persévérance et contre-persévérance : il s’agit en effet de quatre
versions (mais excessives et incontrôlées) de la rétention (le hors temps), de la
continuation (le temps irréversible), de la contention (la détermination exclusive)
TEMPORALITÉS 183

et de la détension (la désynchronisation dispersive). Ces « sorties du temps », qui


empêchent la constitution de formes de vie collectives, au sens où nous les avons
définies, expriment en quelque sorte la limite de validité du modèle que nous
avons proposé.
En effet, tout se passe comme si, pour que l’actant collectif puisse assumer
des formes de vie, les tensions entre les différentes positions du modèle, ainsi que
le rythme potentiel de leurs transformations, devaient être contenus dans les
limites d’un équilibre global constant : tout excès qui fige durablement le système
sur l’une des quatre positions interrompt le cycle des tensions et des transforma-
tions, et fait « sortir » du temps social. La « bonne mesure », en l’occurrence, est
celle qui permet le passage d’une position à l’autre sans remise en cause du
système, celle qui fait de la rétention, de la continuation, de la contention et de la
détension les moments critiques mais provisoires d’une scansion rythmique et
sans ruptures catastrophiques d’un cours de vie collectif. La comparaison avec les
transformations brutales au cours de l’invention du temps dans le mythe grec est
éclairante : de catastrophes en ruptures, le mythe invente la possibilité de régimes
temporels accessibles aux destins individuels, alors que le temps social demande
plus de mesure, et une évolution soumise à une régulation.

Quatre régimes temporels pour fonder les formes de vie sociales


On vient de le voir : sans libre jeu des tensions dans le système, sans équilibre
entre les positions, sans une juste pulsation des changements de régimes tempo-
rels, l’entropie menace l’actant collectif et mine les formes de vie qu’il peut
assumer. Le droit propose quatre solutions pour résister à l’entropie, pour persé-
vérer dans le vivre ensemble, et pour trouver du sens dans un cours de vie
collectif.
1. À la première tentation (l’éternité totalitaire) qui ferme définitivement le
passé et le futur, il faut opposer un temps qui ouvre le passé, pour donner sa
chance à un futur imprévisible, et un actant collectif qui soit capable
d’énoncer différemment ce passé, ad libitum, et selon la forme de vie qu’il a
choisie. L’exemple le plus remarquable de ce type de régime temporel est le
TEMPS DU PARDON3. Le pardon rend à nouveau possible le futur, mais surtout
un futur qui est différent de ce que le passé aurait pu laisser prévoir, parce
que ce passé a été ré-énoncé lui-même différemment : en somme, le cours du

3. Les figures usuelles de ce régime temporel sont la prescription, la remise en peine, la relaxe,
l’amnistie, etc.
184 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

temps et du changement sont ainsi libérés, et disponibles pour supporter des


formes de vie.
2. À la deuxième tentation (l’irréversibilité entropique), qui compromet la
signification même du passé, notamment dans son rapport au présent et au
futur, et qui en prive les hommes, en ne leur laissant comme perspective
qu’une pure fuite aliénante et incontrôlable, il faut opposer un temps qui
institue le sens du passé, et un droit qui fait place au TEMPS DE LA MÉMOIRE4.
La mémoire, en effet, est ce qui permet de mettre le passé en perspective, de
se le réapproprier de l’intérieur, en tant qu’expérience : la mémoire reconfi-
gure en somme l’existence passée et en fait une expérience à la fois passée et
présente, à partir de laquelle, grâce aux rétensions et protensions, le passé et
le futur pourront être reliés, confrontés, voire superposés au présent.
3. À la troisième tentation (le déterminisme exclusif), qui conduirait à figer et
fermer le futur, il faut opposer l’institution d’un temps qui maintient le futur
ouvert et pluriel, et d’un droit qui soit en mesure de se transformer lui-
même : c’est le TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION5 . La remise en question
peut porter par exemple sur la loi dominante du marché mondial, ou sur
celle du changement et de l’innovation à tout prix : la remise en question
débouche alors sur des tempos alternatifs, par exemple le tempo ralenti de
qui « prend son temps » ouvre le futur, et fait une place à la prudence
aristotélicienne, face à la découverte de nouvelles alternatives.

4. À la quatrième tendance (la désynchronisation libérale et dispersive), qui


conduirait à un futur désorganisé, conflictuel et à l’éclatement du social, il
faut opposer l’institution d’un temps qui engage et qui maintient la solidarité
du social, et le meilleur exemple de ce type de régime temporel est le TEMPS
DE LA PROMESSE6. Pour éviter ou réparer la désynchronisation entre les mul-
tiples temps sociaux, ce régime temporel remet en vigueur la persévérance
collective, connecte tous les temps sociaux, et synchronise leurs tempo
respectifs : par exemple, le droit de l’environnement s’efforce de lier les

4. Quelques manifestations d’un temps social réglé par la mémoire : la tradition, le mythe fonda-
teur, les droits acquis, les modèles ancestraux, le droit coutumier, le droit naturel, etc.
5. Le temps de la remise en question est très prisé de nos contemporains ; un véritable leitmotiv :
révolutions, réformes, innovations, modernisation, etc.
6. La promesse se concrétise en contrats, conventions, engagements, serments, programmes
politiques, etc.
TEMPORALITÉS 185

temps de l’activité économique et politique, avec ceux de la vie quotidienne,


ceux des évolutions climatique et géologique, et aussi avec celui du renouvel-
lement et de la succession des générations.
Ces quatre cas de figure, la mémoire, le pardon, la promesse et la remise en
question, sont des prototypes, ou plus simplement des parangons de chacun des
quatre grands types temporels du maintien des équilibres, de l’ouverture du
système et de la possibilité des formes de vie collectives. Chacune de ces figures
est en effet au centre d’une configuration
1) qui donne un rôle spécifique au présent (centre de référence, moment de
transition ou de comparaison, etc.)
2) qui articule chaque fois d’une manière différente le passé et le futur (ouver-
ture de l’un ou de l’autre, rétrospective ou prospective, etc.)
3) qui implique des opérations cognitives et passionnelles spécifiques (reconsi-
dérer, rassurer, intégrer, espérer, etc.)
4) qui donne lieu à un « jeu de langage » et à une pratique bien définis (racon-
ter, promettre, pardonner, etc.)
5) et qui peut être manifestée de manière indépendante.
Par exemple, la remise en question est une figure de la réécriture du futur,
1) qui assigne au présent le rôle d’une situation originale, non prévisible et à
prendre en compte pour remanier la norme,
2) qui implique toutes les opérations cognitives et passionnelles associées à la
liberté et à l’assomption de cette liberté,
3) qui suscite des énonciations critiques et des réinterprétations non tradition-
nelles.
La promesse, qui écrit le futur en liant et en engageant des partenaires,
1) fait du présent le lien entre les événements futurs,
2) se présente comme une anticipation, accompagnée d’une confiance proposée
et acceptée,
3) et implique une énonciation performative, qui vise justement à maintenir
l’engagement à travers tous les aléas et obstacles prévisibles.
On voit ici clairement se dessiner, dans la mise en place de ces temporalités
collectives, des formes de vie constituées
– d’une part d’un schème syntagmatique, qui règle la succession et les relations
entre les segments d’un cours de vie et entre des positions temporelles,
186 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

– et d’autre part des sélections et des pondérations axiologiques qui sont mani-
festées
– par des engagements et des dégagements énonciatifs (on s’engage ou se
dégage du passé, on s’engage ou se dégage du futur) ;
– par des contenus modaux (pouvoir, savoir, vouloir, etc.) ;
– et par des états et réactions passionnelles spécifiques (sécurité et insécurité,
confiance et méfiance, etc.).
Nous retrouvons ici-même, à travers les régimes temporels de la socialisa-
tion, la structure sémiotique des formes de vie : un plan de l’expression et un plan
du contenu. En outre, ces deux plans sont dotés d’une organisation autonome,
qui ne dépend plus des contraintes et des déterminations d’un référent histo-
rique, biologique ou économique, mais qui vise précisément à garantir la solida-
rité entre les deux plans.
Le schème syntagmatique du plan de l’expression repose sur des propriétés
intrinsèques (notamment l’ouverture et la fermeture, la circulation ou l’inter-
férence entre les positions temporelles, etc.), susceptibles d’exprimer des valeurs.
Quant aux valeurs sélectionnées au plan du contenu, elles ne sont assignées ni de
l’extérieur ni de manière transcendante : ce sont les valeurs qui constituent
l’actant collectif, qui en justifient l’existence et la persistance, l’identité et la
pérennité, et qui lui permettent de tenir et maintenir le schème syntagmatique :
ce sont bien les valeurs de persévérance.

Les régimes temporels sociaux constituent un système déformable


Voici comment François Ost décrit les quatre régimes temporels qui sont en
mesure, par leur étroite association, d’instituer le social :
Contre l’enchaînement aveugle de la fatalité, la société pose l’acte absolu-
ment inédit et imprévisible du pardon, donnant ainsi, si l’on peut dire, un
avenir à son passé. […] À l’inverse, par l’institution de la promesse, […] la
société s’approprie son avenir, le garantissant contre l’imprévisible radical, en
lui conférant en quelque sorte un passé. […]
Ainsi passé et futur sont-ils désormais étroitement associés par ces deux
actes éminemment performatifs : le pardon qui relance le passé en le rapportant
à une liberté plus forte que la pesanteur du fait avéré, la promesse qui oriente
l’avenir en le rapportant à une loi plus forte que la chaotique incertitude du
lendemain.
Mais pardon et promesse ne suffisent pas encore à faire une institution
juridique du temps social. À leur tour, chacun des deux termes se dédouble,
relançant la dialectique et dans le champ du passé et dans le champ du futur.
TEMPORALITÉS 187

C’est pourquoi au pardon nous associons la mémoire, et à la promesse la remise


en question. La mémoire apparaît comme la projection en arrière de la pro-
messe ; la remise en question sera, quant à elle, l’anticipation du pardon7.

Déployer et préserver les perspectives temporelles


Les processus de dégradation du temps social procèdent par figement des
tensions entre régimes temporels sur l’une des positions extrêmes, ce qui les prive
de leur potentiel de transformation : « sortir du temps », d’un point de vue social
et juridique, n’empêche pas le temps de passer, mais ce temps qui passe n’est que
le temps de l’existence, dépouillé en outre de sa dimension d’évolution et de sa
capacité à devenir ou faire advenir. Les formes de vie sociales exigent, on l’a vu,
des régimes temporels mixtes (un tiers temps) qui conjugue de manière indisso-
ciable l’existence et l’expérience, et qui, de ce fait, préserve, quoi qu’il arrive, la
possibilité d’un temps qui transforme et qui ne se suffit pas du temps qui passe.
La pierre de touche, en l’occurrence, c’est encore la possibilité de la naviga-
tion temporelle. Le temps qui transforme, en tout moment d’un cours de vie, pré-
serve et même suscite des effets de profondeur temporelle et rend possibles des
mouvements dans cette profondeur. Par exemple, avec le pardon, le passé
retrouve un avenir, grâce à l’opération qui le dénoue au présent ; avec la promesse,
le futur a déjà un passé, grâce à l’opération qui en noue et fixe certaines condi-
tions au présent ; la mémoire est nécessaire pour que la promesse fonctionne, mais
aussi pour que le pardon puisse opérer en l’inversant et en lui résistant.
La mémoire est donc une condition nécessaire (un présupposé) pour les deux
(il ne peut y avoir ni promesse ni pardon sans mémoire). Elle entretient avec la
promesse une relation d’implication (si mémoire… alors promesse), et avec le
pardon une relation de concession (bien que mémoire… néanmoins pardon).
La remise en question est nécessaire pour que le pardon fonctionne (le par-
don est la remise en question d’un jugement négatif antérieur), mais aussi pour
que la promesse puisse fonctionner, en l’inversant et en lui résistant). La remise en
question est donc une condition nécessaire elle aussi pour les deux : elle entretient
une relation d’implication avec le pardon (si remise en question… alors le pardon)
et une relation de concession avec la promesse (bien que remise en question…
néanmoins promesse).
Ces relations implicatives et concessives entre les différents régimes temporels
manifestent à la fois (i) leur solidarité paradigmatique : aucun ne peut être conçu

7. OST François, op. cit., p. 34.


188 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

indépendamment des autres, et (ii) le potentiel syntagmatique de navigation


temporelle : à partir de chacun d’eux, on connaît la voie qui conduit à tous les
autres, une voie qui emprunte des solutions prédicatives, modales et passionnelles.

Les deux tensions directrices du système


Le principe de navigation temporelle en cache un autre : celui de la persévé-
rance dans le cours de vie. Les sorties du temps, et l’abandon au temps qui passe,
laissent exister un cours de vie, mais qui n’a plus aucun sens, du moins dans une
perspective sociale. La persévérance s’affirme, dans le cas des régimes temporels
sociaux, entre deux tensions constantes : d’un côté la tension entre l’ouverture et
la fermeture, de l’autre la tension entre l’advenu (le passé) et l’à-venir (le futur).
La première est celle où se joue la possibilité du changement, et même, plus
généralement, la dialectique du « même » et de l’« autre » ; elle est de nature
modale (pouvoir faire, devoir faire, etc.), même si, du point de vue figuratif, elle
s’exprime sous forme d’ouvertures et de fermetures, de liaisons ou d’isolats
temporels. D’un côté, la fermeture n’empêche pas le temps physique de s’écouler,
les situations de se succéder, et l’Histoire de suivre son cours, mais, en revanche,
elle leur impose la répétition et la succession à l’identique ; elle ne produit en
somme que du « même ». De l’autre côté, l’ouverture n’entraîne pas obligatoire-
ment une révolution et un bouleversement permanents, et doit, pour se mani-
fester, respecter un minimum de permanence ; sur ce fond de permanence, l’ou-
verture engendre donc de l’« altérité ».
Il s’agit en somme d’une catégorie à deux faces : le modus operandi se décrit
comme ouverture et fermeture, et leur produit se décrit comme « même » et
« autre ». Du point de vue de l’actant collectif, l’enjeu est double : d’un côté la
stabilité (et la sécurité juridique), et de l’autre la liberté de changer. Il s’agit, de
fait, d’une tension portant sur l’identité collective, la stabilité des situations
sociales, et la force des liaisons8 qui s’établissent à l’intérieur des profondeurs
temporelles. Il est bien question ici du régime de croyance d’identification propre
aux formes de vie.
Quant à la tension entre l’« advenu » et l’« à-venir » (c’est-à-dire les deux
directions de la profondeur temporelle9), elle est instituée par l’orientation et le

8. Ost décrit la fermeture comme « liaison », « nouage », et « clôture herméneutique » (la vérité
est fixée), et l’ouverture comme « déliaison », « dénouement » et « ouverture herméneutique »
(la vérité est à interpréter).
9. On évite de parler ici de « passé » et de « futur », qui sont de simples positions temporelles.
TEMPORALITÉS 189

rôle accordé au présent de l’acte de langage, tantôt rétrospectif, tantôt prospectif.


Quand il est rétrospectif, le présent est l’à-venir du passé, et la situation advenue
n’est alors jamais complètement achevée, puisque certains de ses aspects sont
encore inaccomplis. Quand il est prospectif, le présent est l’advenu du futur, et de
ce fait la situation à venir ne peut pas être entièrement ouverte et potentielle,
puisque son ancrage dans ce présent en fait une situation déjà partiellement
accomplie. Cette deuxième tension est celle de la mise en perspective, dont le
modus operandi consiste en inversions d’orientation (prospection /
rétrospection), et le produit, en orientations aspectuelles (à-venir / advenu ;
inaccompli / accompli).
Dans cette conception, le présent disparaît comme « position » temporelle,
puisqu’il est converti soit en à-venir, soit en advenu, c’est-à-dire en direction
perspective. En somme, que ce soit du côté des actes instituant l’identité
collective, ou du côté des tensions perspectives, le présent est à la fois la figure
temporelle de référence, et en même temps le point aveugle du système, qui, sans
l’intervention des autres figures temporelles, n’a aucun sens social.
Les deux tensions sémantiques que nous venons d’identifier, celle de l’iden-
tité collective et celle de la mise en perspective, reposent finalement sur le même
principe d’une navigation temporelle générale, qui permet de préserver et
d’inventer les relations entre les figures temporelles. De ce fait même, ces figures
ne sont plus des positions relatives isolables sur un axe du temps, mais des confi-
gurations provisoires de cette navigation temporelle : des orientations, des hybri-
dations et des inflexions du mouvement par lequel l’actant social entrelace
existence et expérience, et cherche la voie de la persévérance. Ce principe est très
exactement celui qui autorise l’émergence et la consolidation de formes de vie
collectives valides et sures.

La construction de la structure tensive


La navigation temporelle, principe dynamique de préservation du lien social,
s’analyse donc sous deux dimensions complémentaires et en tension l’une avec
l’autre :
1) celle des opérations modales (ouverture / fermeture) qui régissent l’identité
collective (même /autre)
2) celle des opérations perspectives (prospection / rétrospection) qui régissent
la mise en perspective sociale (advenu / à-venir ; accompli / inaccompli).
190 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

La synthèse de ces observations donne lieu à une structure tensive, qui


donnera au présent une fonction de « carrefour » des différentes directions : ce
sera la zone médiane des régimes temporels, celle à partir de laquelle sont opérées
aussi bien les ouvertures et les fermetures, que les rétrospections et prospections.
La structure tensive doit donc, une fois organisée autour de ce présent médian,
comporter sur chacun des axes des degrés supérieurs positifs et des degrés
inférieurs négatifs. En voici la représentation :

Ouverture PARDON REMISE


EN QUESTION

Modalité Présent
de la navigation
temporelle

MÉMOIRE PROMESSE
Fermeture

Advenu À-venir
Perspective de la navigation temporelle

Les relations entre les figures temporelles trouvent ici leur place : par
exemple le fait que le pardon présuppose la mémoire (et non l’inverse), à gauche
du diagramme, ou que la remise en question présuppose, sinon une promesse en
bonne et due forme, du moins une attente et des raisons d’attendre. En outre,
chacune des quatre figures contribuant à la temporalisation du social et à l’instau-
ration de formes de vie collectives, elles se distinguent des quatre formes de
dégradation du temps social qui menacent l’existence même de la société : dans la
structure tensive proposée, ces quatre autres figures correspondraient aux posi-
tions extrêmes des deux valences, où elles ne sont plus solidaires l’une de l’autre,
alors que les quatre premières figures resteraient dans les limites d’opérations
contrôlées et de tensions solidaires.
TEMPORALITÉS 191

Figement hors temps Déterminisme

Ouverture

REMISE
PARDON EN QUESTION
Présent

MÉMOIRE PROMESSE

Fermeture

Irréversibilité Désynchronisation

Advenu À-venir

Cette présentation permet de comprendre plus concrètement en quoi les


quatre figures centrales maintiennent le principe de la persévérance sur lequel se
fondent les formes de vie : elles préservent le potentiel de transformation des
régimes temporels les uns dans les autres, elles soutiennent le cours de vie et sa
continuation. Le pardon relance le cours malgré les actes advenus qui l’avaient
suspendu (et retenus en mémoire). La mémoire permet d’arrêter un cours inverse
par lequel le passé tendrait à fuir dans la profondeur de l’oubli (et compense ainsi
les effets de la promesse qui, au contraire, s’efforce d’effacer toute une part de
passé). La promesse permet de « contenir » la démultiplication des cours de vie, de
leurs bifurcations et de leurs « vitesses » désynchronisées (en compensation des
éventuels effets de la remise en question). La remise en question, enfin, permet de
« libérer » et de « relâcher » un cours de vie soumis à la contention du détermi-
nisme temporel, et aux tendances à l’uniformisation et à la conformité.
Les figures temporelles de la construction des formes de vie collectives appa-
raissent alors dans toute leur force cohésive, alors que les figures de dégradation du
social se perdent et se figent aux extrêmes des directions sémantiques, en raison de
leur autonomie à l’égard des autres tendances. En effet, les quatre régimes du temps
social fonctionnent systématiquement par renversement d’une autre figure, c’est-à-
dire, comme nous l’avons déjà fait observer, de manière concessive : le pardon,
malgré la mémoire ; la mémoire, malgré la promesse ; la promesse, malgré la remise
en question, etc. Et c’est dans le présent des formes de vie et des actes de langage
collectifs que ces renversements de tendances s’opèrent, alors que les quatre autres
régimes n’accordent à cette zone médiane aucun rôle particulier.
192 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Les régimes temporels de la vie lui donnent forme


L’examen attentif des conditions particulières pour que les régimes tempo-
rels puissent contribuer à la constitution des formes de vie montre qu’elles ne
sont finalement pas si particulières qu’on pouvait le penser. De fait c’est un prin-
cipe général qui est ici conforté : une forme de vie ne peut être saisie comme un
îlot formel, même provisoire. Isoler une forme de vie, même pour l’analyser, c’est
lui faire courir le risque de compromettre son statut de forme de vie, parce qu’elle
ne soutient plus aucun cours de vie, et de la rendre insignifiante, parce qu’elle ne
suscite plus aucune alternative axiologique.
Ces sémiotiques-objets sont caractérisées a minima par le principe de persé-
vérance, une configuration qui implique d’abord le temps, et notamment, au-delà
de la seule durée chronique, les différents rythmes et tempos de la persévérance.
Si nous inscrivons d’abord les formes de vie sur la dimension temporelle, c’est
notamment en raison du principe de persistance-persévérance. Donner une
forme à sa vie, c’est d’abord « tenir le temps », adopter un ou plusieurs régimes
temporels qui manifestent la manière dont le cours de vie continue et signifie à la
fois.
Périodicités : Julien Fournié et les saisons de la mode

Le rythme périodique des saisons est l’une des formes élémentaires de l’exis-
tence dans la nature, une forme d’existence et un régime temporel que partagent
tous les vivants et au-delà, tous les éléments de la nature. Ce n’est donc pas à pro-
prement parler une forme de vie, bien qu’il s’impose tout particulièrement aux
cycles fondamentaux de la vie, dont il ponctue et détermine à la fois les phases de
déclin et d’éveil. Et pourtant, c’est aussi un régime temporel dont s’emparent la plu-
part des sociétés, car non seulement il scande leurs activités collectives, mais il pro-
cure également le sentiment individuel et social d’une persistance organisée, et sans
doute d’une participation des humains, et des vivants en général, à une signification
de l’ordre du monde, qui dépasse et soutient tout à la fois le cours du vivant.
Les humains, individuellement et socialement, sont tout particulièrement
sensibles aux profils aspectuels de la scansion saisonnière : l’hiver arrive bien tôt,
le printemps revient enfin, l’été tarde trop à s’installer, l’automne se prolonge
agréablement. Sur le fond d’une scansion de l’existence naturelle, des attentes et
des nostalgies, des tensions euphoriques et dysphoriques, des états passionnels,
en somme, se greffent sur ces profils aspectuels, à la recherche d’une signification
dissimulée dans l’ordre et les désordres de l’existence naturelle, et dans la
rencontre entre des corps sensibles et ces états de choses. Tout comme dans le
grand récit cosmogonique de la mythologie grecque ancienne, le cycle périodique
des saisons et de la vie peut être ainsi reconfiguré en formes de vie collectives
et/ou individuelles. Il participe alors au temps social, au temps des corps vivants,
et à la structuration des séquences passionnelles qui habitent ces corps au passage
et au retour des saisons.
C’est ce qui advient notamment dans les cycles de la mode, et tout parti-
culièrement dans les « saisons » de Julien Fournié, qui mettent en spectacle les
transformations des formes de vie en explorant des passions saisonnières, dans
l’interaction entre le corps et son vêtement. Passions et émotions du spectateur
des défilés, bien entendu, mais surtout passions du corps féminin, qui, tour à
tour, subit, pâtit, ressent, agit et réagit, selon le degré de contrainte ou d’initiative
194 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

que lui oppose ou lui propose le port du vêtement. Ces passions sont partagées,
grâce à la mise en scène du défilé, et elles ouvrent la perspective sur la cohérence
syntagmatique de l’existence, et sur des organisations narratives et modales en
remaniement périodique.

LE CORPUS, LE CORPS ET L’OBJET


Cette étude porte sur les quatre premières collections de Julien Fournié1, un
jeune styliste français qui affirme son identité esthétique et éthique tout au long
d’une déclinaison étonnamment cohérente et progressive : Premiers modèles2,
Premier Été3, Premier Hiver4, Premières couleurs5. L’hypothèse qui anime
l’ensemble de cette étude repose sur cette première impression de cohérence
dynamique : l’identité stylistique du créateur s’affirme dans la recherche d’une
modulation systématique des motifs de base, modulation propre à chaque
collection et à chaque saison, et qui en chacune d’elle, intéresse des propriétés
plastiques, tectoniques, texturales, chromatiques, mais aussi sensori-motrices,
temporelles et passionnelles.

1. Julien Fournié est un créateur de mode français, directeur de la maison de couture parisienne
qu’il a créée en 2009 et qui porte son nom, après un passage comme directeur artistique chez
Torrente Haute Couture. Il connaît sa première expérience des maisons de mode chez Nina
Ricci, puis il passe aux accessoires chez Christian Dior, et ensuite chez Givenchy Haute
Couture. Il commence un nouveau stage chez Céline lorsque Jean-Paul Gaultier l’engage
comme assistant styliste Haute Couture. Fin 2001, il rejoint le studio de Claude Montana
comme styliste prêt-à-porter et accessoires. En 2008, il sera également directeur artistique de
la maison Ramosport, spécialiste parisien du « casual de luxe » pour la femme et l’homme.
2. Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premiers Modèles » pour l’automne-hiver 2009-2010,
le 7 juillet 2009. http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.daily motion.com%2
Fvideo%2Fx9xouq_julien-fournie-premiers-modeles-hiv_creation&h=KAQH ym6hJAQHaWB
L4svBR3TsoEXQdbn7BgQkJC_11er5ZoQ.
3. Défilé de Julien Fournié Couture, collection « Premier Été » 2010. http://www.facebook.com/l.php?u
=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxc5jkv_julien-fournie-premier-ete-
printemp_creation&h=BAQHvo6HWAQEvKJimnMKvAkEfKRxzabRCznyobxefdqAD7w.
4. Défilé du 6 juillet 2010 de Julien Fournié. Collection intitulée « Premier Hiver ». http://www.
facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxdz9yo_julien-
fournie-premier-hivercoutur_creation&h=dAQGlf8FKAQG5iJAS8EvjZMSk9XVdyflRPR_AT
2P9TGsz_w.
5. Défilé du mardi 25 janvier 2011. Collection intitulée « Premières couleurs ». http://www.
facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.dailymotion.com%2Fvideo%2Fxgtj6s_julien-
fournie-premieres-couleurs-couture-ete-2011_lifestyle&h=RAQHM2iWgAQGRbPtqmm
XwFdrrnleTYi4AnoP87kUuawg4dQ.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 195

L’hypothèse, en somme, serait que le style est à rechercher dans la manière


dont il se transforme, et que chaque phase de cette transformation peut accéder
au statut de forme de vie. Un style reconnu après-coup, par un observateur dis-
tant, ultérieur et non impliqué, n’est pas à proprement parler une forme de vie :
c’est une récurrence, imputée à un créateur, sur laquelle un jugement esthétique
est porté, qui la transforme en « style » et signature identitaire de l’auteur.
Mais un jeune couturier qui doit se faire une place dans un marché très concur-
rentiel, qui doit se forger une identité stylistique pour trouver des clients et comman-
ditaires, ne peut pas compter pour cela sur la perspicacité d’observateurs ultérieurs,
venant en quelque sorte voler au secours de la victoire, après-coup et quand tout est
accompli. La recherche d’un style, son affirmation obstinée à travers plusieurs
collections différentes, cette insistance en quête d’un avenir, sont les conditions sine
qua non pour pouvoir continuer. Pouvoir continuer à créer : l’affirmation d’un style
fonctionne alors comme une promesse, la promesse d’une production créative et
durable, une proposition pour fidéliser une clientèle et son intérêt. L’affirmation d’un
style en construction est donc bien un motif de persévérance, la persévérance qui fait
les formes de vie, mais une persévérance par anticipation et qui nous dit : j’ai le poten-
tiel stylistique qui me permettra de continuer et de durer6.
Pour ce que concerne plus précisément le vêtement et la mode, l’analyse
s’efforcera de mettre en place les éléments du plan de l’expression qui concourent
à faire du vêtement un « autre corps », une sorte d’« alter égo » en relation
avec « égo » (le corps-chair), cette relation étant soumise à un ensemble d’opéra-
tions qui permettent l’expression, par le vêtement, des passions du corps qui le
porte. Ces passions se déploient donc non pas sur ou dans le corps-chair (le corps
premier, celui du Moi), ni même sur et dans le « corps simulé » (le corps second,
celui du Soi), mais dans les interactions entre les deux, dans les opérations qui
affectent leurs relations.
Nous supposons en effet que les propriétés du vêtement, le corps simulé, sont
d’abord extraites de celles du corps premier (par débrayage), et projetées en retour
(par embrayage) sur celui-ci : le premier moment sous-tend le processus de création
du vêtement, et le second, celui du vêtir et du port du vêtement. Pour dire quelque
chose du corps, le vêtement doit d’abord s’en distinguer (débrayage) et ensuite inter-
agir avec lui (embrayage). Débrayage et embrayage sont les deux opérations élémen-
taires de toute énonciation. Par conséquent, la succession de ces deux moments
constitue pour nous la séquence de base de l’énonciation vestimentaire.

6. Et il continue en effet, à la date de parution de ce livre…


196 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Cette séquence en deux temps fonde le principe d’un dialogue entre les deux
corps, et l’essentiel de la question à traiter pourrait alors être formulé ainsi : « Qui
contrôle qui ? Qui a l’initiative du port et du mouvement ? Qui maîtrise le sens de
la saison et de la collection ? Le corps-chair ou le corps simulé ? Le Moi ou le
Soi ? ». Des diverses réponses à cette interrogation découlent la description des
effets passionnels, la mise en place des dominantes modales et axiologiques, et
par conséquent la construction des formes de vie.
La déclinaison de ce dispositif en deux automnes-hivers et deux printemps-
étés permet de faire l’hypothèse d’une typologie et d’un cycle de transformations
où chacune des saisons de la mode est configurée en une forme de vie cohérente.
Cohérente, mais en deux sens complémentaires : d’un côté la congruence interne
de chaque forme de vie, et de l’autre côté, la cohésion des quatre formes de vie
soumises au cycle de transformations. Ces deux dimensions sont nécessaires à la
manifestation sémiotique des formes de vie. Car il faut entendre « forme de vie »
sous cette double détermination : d’un côté, chaque forme de vie cultive la
congruence interne des principaux choix sémiotiques (choix modaux, passionnels,
figuratifs, etc.), et, de l’autre, elle ne prend effet que par la cohésion du cycle de
transformations où elle entre à la fois en contraste et en filiation avec d’autres
formes de vie7, qui exploitent les mêmes motifs figuratifs et les mêmes théma-
tiques, mais selon d’autres choix et d’autres congruences internes.
La série des quatre défilés de Julien Fournié est donc particulièrement appro-
priée à cet égard, puisque d’une part l’identité stylistique du créateur fournit un
ensemble de motifs et de thématiques récurrents (au titre de la cohésion de l’en-
semble), et, d’autre part, chaque collection propose des choix et des solutions qui
lui sont propres (au titre de la congruence interne)8. La congruence fait en sorte
que le style « prenne » corps : c’est le moment de prise. La cohésion implique la

7. C’est notamment la leçon qu’il convient de retirer de la première forme de vie étudiée par
Greimas, le beau geste, qui, justement, n’est beau que s’il opère une négation ou une inversion
des systèmes axiologiques propres aux formes de vie établies ou canoniques (GREIMAS
Algirdas Julien, RS/SI, Montréal, vol. 13, nos 1-2, 1993, et ici-même, partie II, premier
chapitre).
8. Cette approche repose sur un parti pris, qui en exclut d’autres. Rechercher la congruence
interne de chaque collection, et la cohésion du cycle de transformations entre les quatre
collections, conduit notamment à oblitérer, et à passer sous silence la diversité propre à
chacune prise séparément, et notamment l’existence indubitable de forts contrastes entre les
différentes collections, c’est-à-dire entre les différentes solutions apportées, au sein de chacune
d’elles, au problème central qui nous posons. Assumons ce parti pris, qui ne vaudra qu’en pro-
portion du gain de compréhension qu’il apportera.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 197

reprise, et la reprise fait appel à la persévérance, puisque chaque nouvelle prise


congruente pourrait mettre en péril la cohésion du cycle de transformations.
Pour dire les choses autrement, nous pouvons remarquer que nous retrouvons
dans le cas de la mode une difficulté que nous avons déjà traitée dans l’invention du
temps mythique : comment passer d’un régime temporel périodique, celui des
saisons, à un régime temporel propre à soutenir une forme de vie ? Le premier,
obéissant aux cycles de la nature ou d’une société « naturalisée », relève strictement
du seul temps de l’existence. En outre, étant périodique et apparemment pro-
grammé, et indépendamment du monde vivant auquel il s’impose, il n’implique en
lui-même aucune persévérance ; seulement une persistance. Le second, en
revanche, celui que nous devons pouvoir identifier, s’imposera avec et malgré la
périodicité. Il devra conjuguer le temps de l’expérience (grâce au vêtement) avec
celui de l’existence, et il saura transformer la persistance périodique en une série de
transformations orientées, et réglées par le principe de persévérance.
S’agissant de la définition de l’objet soumis à l’analyse, la collection de
vêtement restera intégrée à la mise en scène du défilé, de sorte que la sémiotique-
objet prise en considération ne sera ni le vêtement seul ni même la collection,
mais bien la totalité du spectacle auquel ils participent. Le spectacle est une
sémiotique-objet de l’ordre des stratégies, en ce sens qu’il a pour principal ressort
l’agencement entre plusieurs pratiques, qui permet notamment d’associer
différents types d’expression ; dans le genre spectaculaire des défilés de haute
couture, les expressions associées sont pour l’essentiel des vêtements-objets et des
corps, des éléments de plastique visuelle (par exemple le maquillage et les effets
de lumière) et de disposition spatiale (les coulisses, le public et le podium), des
déplacements et des expressions mimo-gestuelles, de la musique, etc., et les diffé-
rentes pratiques correspondantes sont agencées autour de la pratique principale,
le port du vêtement.
La stratégie spectaculaire est ici fortement codifiée (notamment par les codes
du genre « défilé de mode »), et programmée d’une part pour persuader et séduire
le spectateur, et d’autre part pour laisser le moins de place possible aux aléas du
cours d’action. Comme on le verra au cours de l’analyse, le spectacle construit
notamment les positions d’interprétation du spectateur, et par conséquent, il
implique ce dernier dans les effets des interactions entre le corps-chair et le corps
simulé : tout ce qui se passe entre le Moi et le Soi se passe donc aussi pour le
spectateur, comme tiers actant qui voit et qui aperçoit, qui éprouve et qui ressent,
qui espère ou qui regrette, qui est sollicité ou repoussé. Grâce à la mise en scène
spectaculaire, les formes de vie ne sont donc pas seulement celles du Moi et du
198 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Soi, mais également celles de tous les autres rôles impliqués dans le défilé de
mode, y compris, bien entendu, l’ensemble des publics visés.

LE PARCOURS DES SAISONS


Premiers Modèles (Hiver 2009)
Les éléments les plus saillants de cette première collection, sur le plan de
l’expression, concourent tous à la mise en place d’une relation très particulière
entre le corps et le vêtement, à commencer par la relation entre le « dessus » et le
« dessous » : des parties avant du vêtement sont retournées, inversant le rapport
dessous/dessus ; des parties arrière (un manteau avec pan arrière est relevé
jusqu’au bas du dos) sont traitées de manière à nier localement le rôle du vête-
ment en tant que « dessus » ; d’autres pans de tissus pendants, mais selon une
pesanteur fluide et mouvante (en raison du choix de la matière et surtout de la
coupe), font fonction d’ouvertures intermittentes, et laissent voir le dos nu ou
tout autre partie du corps.
Tout se passe donc comme si le rapport dessus/dessous était posé, comme
règle implicite issue des propriétés de l’enveloppe corporelle, mais, grâce au
débrayage qui en dissocie le vêtement, sans cesse remis en question. Ce rapport
dessus/dessous est ainsi suspendu, perturbé ou récusé, ce qui fait du vêtement
non pas, selon les codes canoniques, le dessus qui cache ou qui voile le dessous,
mais un dessus qui s’inverse, s’écarte, se relève ou se retire, pour dévoiler ou
révéler telle ou telle partie du dessous.
Du point de vue de l’autre agent de l’interaction, le corps-chair, on pourrait
supposer qu’il exerce une pression sur le vêtement, une sorte d’intentionnalité
diffuse en vue de l’exposition partielle et intermittente de sa propre enveloppe, et
que cette pression d’échappement et de dévoilement l’emporte parfois, dans le
mouvement même du corps vivant, au détriment du rôle recouvrant qu’on attri-
bue en général au vêtement. Mais il n’y a pas à choisir entre les deux points de
vue : chacune des deux interprétations saisit l’une des facettes de l’interaction, en
équilibre dynamique, qui donne l’initiative soit au corps simulé par le vêtement,
soit au corps-chair. Quelle que soit la lecture interprétative retenue, elle doit donc
commencer par reconnaître une tension qui se présente comme un rapport de
forces entre deux manifestations figuratives, et probablement entre les deux
instances actantielles qui les portent : du point de vue figuratif, la manifestation
du corps simulé vs la manifestation du corps-chair ; et, du point de vue actantiel, la
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 199

manifestation d’alter égo (Soi-même comme un Autre) vs la manifestation d’égo


(Moi)9.
Les décolletés sont, dans la tradition vestimentaire
occidentale, le motif même du dévoilement partiel et
de la mise en scène surcodée et prévisible de ce
dévoilement. En raison de ce surcodage et de son
caractère prévisible, il ne devrait par conséquent pas
comporter une telle tension figurative et actantielle.
Mais, dans cette collection de Julien Fournié, la diver-
sité des formes d’ouverture sur le corps-chair excède
les canons du décolleté, en ce qu’elle procède d’une
recherche systématique des variétés de la révélation
indiscrète du corps vêtu. Le décolleté est parfois
inversé : la partie haute est sous le cou, et la partie
basse et échancrée en pointe allongée est dans le dos,
ce qui accentue la dissociation entre l’orientation du corps-chair et celle du corps
simulé. Et aussi : une multitude de fenêtres sur le corps, fenêtres en triangle, en
rectangles ou en carrés, et qui peuvent être placées aussi bien derrière (dans le
dos) que devant (sur la poitrine), au centre ou sur le côté.
L’ouverture sur le corps-chair implique un processus d’élaboration
sémiotique en deux temps, par lequel le vêtement est installé comme « dessus » et
« enveloppe » corporelle, un corps second simulé, et, ensuite seulement, ouvert
par endroits, certains prévisibles et d’autres moins prévisibles, pour rappeler la
présence de l’enveloppe du corps premier, et en manifester de manière intermit-
tente les propriétés de texture, de modelé et de chromatisme.

La substitution du motif général et imprévisible de l’« ouverture inter-


mittente » à celui, plus stéréotypé, du décolleté, est assurée par de très nom-
breuses figures : des effets de déchirure, de lambeaux entrouverts, de pans de

9. Ces notions (Moi et Soi) font référence à des distinctions proposées notamment dans
FONTANILLE Jacques, Corps et Sens, Paris, PUF, 2012.
200 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

tissus mobiles dont l’ouverture est contingente, et soumise au hasard des équi-
libres et des gestes du corps en mouvement. Prolongeant la métaphore de la
« fenêtre » corporelle, il y aurait ainsi des fenêtres entrouvertes, battantes, provi-
soires ou dérobées.
On observe en outre un autre type de motif,
typique de l’esthétique de Julien Fournié, et qui
va dans le même sens : le devant et le derrière,
les seins ou le dos, le haut ou le bas, les épaules,
le ventre, les fesses et/ou les jambes, peuvent
être exposés sous des voiles transparents de
couleur chair, dont la texture joue soit de la
superposition des couches, soit de graphismes
colorés ou en résille noire.
La composition dominante de cette collection
repose globalement sur l’alternance et la com-
binaison entre des voiles transparents et des
trois-quarts enveloppants et opaques ; deux des modèles sont entièrement com-
posés de voiles partiellement transparents et plusieurs autres sont entièrement
opaques et enveloppants. Le voile de couleur chair manifeste tout particulièrement
le caractère « corporel » (le corps simulé second) du vêtement : même là où il
expose la nudité et l’intimité du corps-chair, il la transpose dans une autre texture,
comme une enveloppe débrayée du corps premier. Et, de fait, ce qui est alors donné
à voir, ce n’est pas le corps lui-même, mais un motif visuel mixte, associant les pro-
priétés de l’enveloppe propre et celle de l’enveloppe seconde simulée, et qui
conjugue donc la texture et le chromatisme de la peau et du voile.
Insistons encore sur le voile. Comme dans les
deux collections suivantes, mais tout parti-
culièrement dans les Premiers modèles, le voile
n’est pas seulement un révélateur de nudité.
D’une part il cultive l’incongruité et la surprise
des parties de corps révélées, et d’autre part il
porte dans cette collection des figures d’empreintes10 qui, déployées sur le corps-

10. Pour plus de précision sur la théorie de l’empreinte, voir Corps et Sens, op. cit. On y trouvera
notamment des définitions précises de chacune des figures de l’empreinte corporelle, l’inscrip-
tion sur l’enveloppe de surface, l’enfouissement dans la chair, le repérage déictique, et le
déploiement de scènes intérieures.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 201

chair, lui procurent des inscriptions, d’autres textures et d’autres modulations de


la lumière que celles de l’enveloppe du corps-chair lui-même.
L’effet qui en résulte, l’enveloppe mixte, est une conjugaison des propriétés
plastiques de la peau et du voile. Elle propose en somme une médiation entre les
deux corps, que l’on peut interpréter aussi bien comme engendrée par la projec-
tion d’une représentation extérieure et donc d’un état de choses (si on adopte le
point de vue du créateur), que comme la résurgence d’une représentation inté-
rieure et donc d’un état d’âme (si on adopte le point de vue du corps féminin).
Comme l’effet est un mixte des deux, on est en droit de considérer que le voile,
comme la plupart des autres motifs du corps simulé, est le révélateur d’une
passion enfouie dans l’enveloppe du corps, que le créateur s’efforce de manifester
par projection sur les figures du vêtement, et qui rencontre alors la passion de
l’observateur et/ou du créateur.
Quoiqu’il en soit de chacun des motifs exami-
nés, il reste que ce dispositif participe
d’abord, avant de pouvoir manifester quelque
passion que ce soit, à la constitution d’un
corps second simulé à partir du corps pre-
mier, sur le fond de la surprenante syntagma-
tique des relations dessus/dessous. Ce corps
second est théoriquement « autonomisé » par
le débrayage, mais cette autonomie théorique
ne se voit pas. En revanche, les compositions
de Julien Fournié la donnent à voir : ce sont
les prémisses d’une progressive autonomisa-
tion du corps simulé, en ce sens qu’il pourrait
presque parfois, pour apparaître comme un
corps second, se passer du corps premier. Les effets de « tenue » et de « tombé » des
tissus, produits par les choix de structures et de coupes, en sont une des
expressions, puisqu’à l’évidence, ils sont conçus pour manifester l’indépendance de
la forme locale du vêtement par rapport à celle du corps.
L’un des modèles comprend par exemple un bustier très évasé vers le haut,
tout autour de la poitrine et du dos, qui « tient » sa position par la seule vertu de
la matière et de la coupe. Cette autonomie du corps simulé sera explorée dans
tous ses degrés tout au long des quatre collections, depuis le degré minimal, la
fenêtre ouverte sur le corps, qui le donne à voir sans le modifier (juste un cadrage
sélectif), jusqu’au degré maximal, la « prothèse » sur la hanche, qui déploie une
202 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

forme adventice étrangère au corps, en passant par tous les degrés intermédiaires
(le voile transparent, qui modifie seulement la texture et la couleur, ou le pan de
tissu indépendant).
Dans cette collection tout particulièrement, le
montage des formes opaques et des parties de
voile transparent dissocie le vêtement et le dessin
d’un corps-vêtement en tant qu’empreinte pro-
jetée sur le corps vêtu. Le caché révèle ce qu’on
ne s’attend pas à voir, le montré dissimule ce
qu’on s’attend à voir, et le dénudé cache juste ce qui ne doit pas être montré ;
nous reviendrons sur quelques-unes de ces surprises, mais nous en voyons déjà
ici une des fonctions : cultiver dans le détail, et dans les tactiques dynamiques de
la révélation et de la dissimulation, la dissociation puis les interactions entre les
deux corps, celui de référence, siège des émotions immanentes, et celui simulé et
projeté, support des empreintes et des passions manifestées.
Et c’est pourquoi, dans cette première collection, le jeu des deux corps per-
met la manifestation de la vulnérabilité du corps-chair. D’un côté, le vêtement
met en scène une présence vulnérable, grâce aux
ouvertures et déchirures, et en raison de
l’incongruité des parties dénudées, qui, libérant
les jeux de dévoilement de toute norme établie,
les soumet aux hasards du mouvement des
mannequins, et aux innovations apparemment
capricieuses du créateur. De l’autre côté, le
même vêtement propose un simulacre de corps exposé, mais reconfiguré en une
sorte de trompe l’œil, qui manifeste, sous forme d’empreintes superficielles,
parfois décoratives, parfois apparemment aléatoires, la vulnérabilité intérieure.
En outre, certains
mannequins du
défilé portent un
petit pansement
sur le visage, indice
rémanent d’une
éventuelle blessure. Le maquillage fait partie du spectacle, mais pas directement du
vêtement : il en complète la mise en scène, sous forme d’empreinte portée
directement sur le corps. C’est donc une des figures du « corps simulé » porté par le
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 203

corps-chair, mais qui, n’appartenant pas au vêtement, peut alors fonctionner


clairement comme un commentaire méta-sémiotique adressé à la composante
passionnelle du vêtement lui-même, un commentaire figuratif de la vulnérabilité
qui s’exprime par ailleurs dans tous les détails de la composition du vêtement.
Cheveux clairs tirés en chignons, bras ballants et démarche de faible ampli-
tude, sur une musique structurée d’accords obsédants, la mise en scène contribue
elle aussi au commentaire de la vulnérabilité ; et comme les regards sont toujours
de biais, fuyants et mobiles, le sentiment même de la vulnérabilité mise en scène
par le vêtement suscite et rencontre l’inquiétude du spectateur.

Premier Été (2010)


La nouvelle saison fait place aux pastels, et cultive l’alternance des voiles
transparents de couleur chair et des tissus opaques aux tons désaturés. Cette
alternance emprunte toutes les dimensions : entre le haut et le bas, entre le dessus
et le dessous, ou même en oblique. Elle substitue également aux trois-quarts, qui
dominaient à l’automne-hiver précédent, deux types de longueurs très
contrastées : des jupes et vestes hautes et courtes, dévoilant de longues jambes, et
des longueurs maximales et traînant à terre, d’autres encore très basses et serrées
aux mollets. Le dénudé et le voilé se font discrets,
tout juste deux décolletés voilés qui laissent deviner
les seins en transparence. La mise en scène est moins
tendue : les cheveux tirés vers l’arrière laissent
échapper quelques mèches dans le cou ou dans le
dos, la démarche s’assouplit, et autorise de légers
balancements latéraux des épaules et des hanches.
Alors que le dispositif qui dominait dans la collection précédente paraissait
contraignant et uniforme, quant aux longueurs et aux couleurs, on peut donc
supposer que cette collection exprime une libération partielle des contraintes
imposées par le vêtement au corps second simulé. Toutefois, cette libération ne
s’étend pas encore entièrement au corps-chair, dont le port et le mouvement,
même s’ils ne sont pas soumis à contention, restent souvent contraints par les
formes du vêtement. Et surtout, le corps-chair n’a toujours pas repris l’initiative
et il n’a qu’une très faible maîtrise sur le port et le mouvement propres du vête-
ment. Tout au plus est-il moins rigide, et soumis de ce fait aux aléas de la marche
et du mouvement.
204 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Les voiles transparents révèlent le corps, et, tout


comme précédemment, proposent des textures
et des couleurs mixtes ; mais ils portent en outre
des graphismes qui dessinent un autre corps,
appartenant au vêtement lui-même, et qui est en
quelque sorte projeté comme un réseau d’em-
preintes sur le premier corps considéré comme écran et surface d’inscription. Le
simulacre et le trompe-l’œil sont ici systématiques, et cette systématicité révèle et
parachève ce qui n’apparaissait que comme une ébauche ou une tendance émer-
gente dans la précédente collection.
On note également que les matières et les coupes
suscitent toujours des effets de « tenue » et de
« tombé », mais là aussi avec une accentuation
de l’autonomie du corps simulé : ces matières et
ces coupes sont même parfois dotées ici d’une
« tectonique » propre, indépendante du corps
qui les porte, et qui procurent au vêtement une
tenue sculpturale propre et autonome, sans
rapport avec la forme du corps. La tenue de ces
sculptures de tissu est suffisante pour résister
sans déformation au mouvement imprimé par le
corps en déplacement. Les « excroissances » (par
exemple une excroissance en forme de grand
bouquet floral, portée devant la poitrine)
viennent en quelque sorte parachever le débrayage superficiel d’un corps simulé
projeté sur le corps-chair, et qui s’impose à ce dernier.
L’ensemble de la collection est d’une très grande délicatesse, et la diversité
des voiles et des tissus plus ou moins transparents et fluides procure à toutes les
pièces une apparente fragilité et légèreté et un charme séducteur, directement
inspiré par cette nouvelle forme de vulnérabilité. Par comparaison, dans la
collection automne-hiver précédente, l’exposi-
tion de la vulnérabilité « hivernale » semble
rétrospectivement avoir été plutôt subie et quel-
que peu contraignante ; elle nous a en quelque
sorte raconté l’histoire du corps au passé récent,
un passé qui a laissé ses empreintes (et notam-
ment de petits pansements sur le visage),
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 205

comme des témoignages d’une vulnérabilité


rémanente et manifestée « malgré soi ». En
revanche, la fragilité printanière se faisant déli-
catesse et charme vécus, elle s’apprécie au pré-
sent et au futur proche, dans l’actualité du
moment esthétique et dans la promesse d’événe-
ments et de situations à venir. Au futur proche,
en effet, les nœuds mal serrés sont destinés à se défaire, les pans de tissus qui
semblent à peine retenus sur les épaules sont appelés à glisser, etc.
Il faut noter aussi la manière dont les seins dévoilés sont par deux fois mis en
scène : spécifiquement enveloppés de voiles dont la couleur et la coupe leur sont
réservées, et qui contrastent pour cette raison avec le reste de la partie haute
opaque et surtout avec la partie basse, ils ne se contentent pas de se laisser voir ou
deviner, comme les parties dénudées, plus ou moins incongrues, de la collection
précédente. Ils sont en quelque sorte offerts pudiquement à la vue, recadrés,
proposés à la contemplation, et cette mise en scène de la délicatesse les signale
alors comme la partie la plus précieuse qui soit donnée à contempler.
Emblème de la fragilité séductrice, ce dispositif inverse les valeurs de la trans-
parence et de l’ouverture du vêtement ; dans les Premiers modèles, les transpa-
rences et les ouvertures sur le corps impliquaient en quelque sorte une dégrada-
tion de la valeur d’intimité ; les dénudés incongrus, à la limite de l’indiscrétion et
d’un humour triste, supposaient un affaiblissement local de la règle selon laquelle
ce qui est précieux doit être couvert. Dans le Premier Été, au contraire, la transpa-
rence renforce paradoxalement la valeur d’intimité, en l’associant à la fragilité, et
en substituant une proposition charmeuse à l’incongruité du dénudé décalé. Dès
lors, ce complexe d’intime fragilité peut imposer une nouvelle règle, selon
laquelle ce qui est précieux peut ou doit être découvert.
En outre, les parties hautes sont souvent com-
posées d’une partie haute en tissu transparent
(un haut voilé sur les épaules), prolongé par un
tissu opaque en partie basse. La partie opaque est
de fait maintenue par la partie haute transpa-
rente, mais le trompe-l’œil fait son œuvre :
comme le voile transparent est ostensiblement
mobilisé par sa fonction d’exposition et d’empreinte, son rôle de soutien en est
oublié (par le spectateur), et les parties opaques semblent « tenir » toute seules,
206 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

voire être retenues par les graphismes sombres qui sont inscrits sur les voiles
supérieurs, mais dont on ne comprend pas, justement, où ils sont eux-mêmes
ancrés et comment ils sont en mesure de retenir le reste du vêtement inférieur.
L’effet de trompe-l’œil participe à la manifestation de la fragilité et de l’insta-
bilité ; en effet, le contraste entre le tissu opaque enveloppant le corps et les parties
hautes transparentes donne l’impression fugace que l’élément opaque « tient »
provisoirement par la vertu de son incompréhensible résistance à la pesanteur, et
qu’il pourrait bientôt s’effondrer ou glisser, puisqu’il semble que (presque) rien
ne le retienne sur les épaules.
Cette vulnérabilité-là est donc différente de celle de la collection précédente,
tout en reprenant une partie de ses motifs ; elle est protensive, elle est ancrée
provisoirement dans un présent ouvert sur
le futur immédiat des incidents prévisibles.
Cette inversion temporelle justifie un chan-
gement de dénomination : la vulnérabilité
(saison précédente) doit être tenue comme
déjà acquise et expérimentée, elle est réten-
sive, au passé récent ; la fragilité (dans cette
saison même) doit en revanche être comprise comme une indécise promesse (ou
menace, selon le point de vue) d’instabilité et d’imprévu ; elle ouvre en quelque
sorte une espérance de l’inattendu.
En cela, elle participe d’une autre dimension des jeux du caché, du montré,
de l’exhibé, etc. : en somme, le vêtement qui cache le corps pourrait bien ne plus
le cacher, et menace (ou promet) en quelque sorte de tomber. Et plusieurs vête-
ments de cette deuxième collection qui ne comportent pas de voiles transparents
sont également conçus et portés dans cet esprit : par exemple des drapés rejetés
sur l’épaule et que rien d’autre ne semble retenir. Et les chignons mal serrés ne
demandent qu’à se défaire un peu plus… L’actualité du moment esthétique étant
orientée vers le futur proche de l’incident, toutes les passions potentielles qui
peuvent naître de l’interaction entre le vêtement et le corps qui le porte, entre le
corps simulé et le corps-chair, sont en quelque sorte « mises en devenir ». Mais,
protensives et non plus rétensives, elles n’en restent pas moins, comme dans les
Premiers modèles, des passions de l’enveloppe : émotions épidermiques, vulnéra-
bilité et charme fragile de la surface.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 207

Premier Hiver (2010-2011)


Le second hiver reprend une partie des motifs
du premier, mais en les exploitant de manière
plus systématique et radicale. La diversité des
ouvertures se réduit, et elles segmentent des
parties et des plages de nudité plus canoniques
(jambes, dos, bras, poitrine) ; les jeux de dénudé
sont à la fois moins nombreux, moins variés, et plus radicaux : le décolleté
classique domine, mais surtout le bustier qui dégage la nudité du haut du corps,
sans voile, peau satinée et lumineuse. Quand apparaît le voile, il est radical et
incongru : pour l’un des modèles, en vue arrière, le tissu opaque est remonté
jusqu’au bas du dos, et le bas arrière du corps est drapé dans un voile transparent ;
pour deux autres, un voile total laisse même voir une culotte claire.
La mise en scène globale est très contrainte et
parfaitement récurrente : la position corporelle
est rigide et contenue, les muscles saillants sur
les bras et sur le cou ; les mains sont tenues
ouvertes vers l’avant, bras tendus vers le bas ; la
gestuelle est inhibée, et le port de tête figé, les
mannequins avancent en glissant, habillés et
maquillés de noir. Tout exprime la contention,
jusqu’aux plages noires latérales du maquillage,
qui semblent jouer le même rôle que les œillères
des chevaux : contenir le visage dans l’axe, inter-
dire le mouvement et le regard vers les côtés.
Sur le fond de cette récurrence et de cette contention sans échappatoire, les
permutations et les substitutions sont immédiatement lisibles : une sorte de
grammaire des variations s’impose alors au spectateur, notamment l’alternance et
les permutations entre l’apparition, la disparition et le déplacement des ouver-
tures, et des parties transparentes ; ces permutations exploitent les trois directions
de l’horizontale, de la verticale ou de l’oblique.
La fonction méta-sémiotique de plusieurs composantes du spectacle se
confirme, et sous deux aspects complémentaires : d’un côté, la composition
plastique et la dynamique corporelle du spectacle fournissent une isotopie du
plan de l’expression suffisamment stable pour que les variantes se donnent à
saisir comme une « grammaire » systématique (des variétés de figures sur un fond
208 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

invariant ostensiblement figé) ; de l’autre côté, elles commentent et exhibent les


principaux contenus modaux et passionnels propres au vêtement (contention,
soumission, figement passionnel).
Le défilé réserve aussi quelques surprises au specta-
teur, mais ces surprises confortent le principe d’une
grammaire des variations suffisamment puissante
pour l’emporter sur les codes habituels du vêtement :
ce sont alors des solutions certes prévisibles dans les
permutations de la grammaire des variations, mais
clairement provocantes eu égard aux normes habi-
tuelles ; en somme, des exceptions qui confirment la
règle. Nous avons déjà évoqué cette robe longue
noire et traînante, qui, vue de l’arrière, révèle le dos,
les fesses et les jambes sous un voile transparent :
l’emplacement du voile est totalement incongru,
mais prévisible parmi toutes les permutations possibles. Le décolleté d’une autre
robe est complété par de faux mamelons : là encore, la grammaire des variations
du vêtement redessine le corps, à la fois en le révélant, comme on peut s’y
attendre, mais aussi en le redessinant sur le vêtement, ce qui est plus surprenant.
Il est clair, en cette troisième collection, que les transparences et les ouver-
tures, quoique moins nombreuses, retrouvent le chemin de la provocation, et sur-
tout de la transgression des valeurs d’intimité. Mais, à la différence des Premiers
modèles, où la transgression était à la fois un jeu ouvert et divers, et un simple
affaiblissement de ces valeurs, le Premier hiver choisit de les nier ou de les
contredire, une négation qui participe de l’emprise
du corps simulé sur le corps-chair, et, de fait, de
l’entière substitution des valeurs du premier aux
valeurs du second. Et, à la différence du Premier Été,
qui donnait à deviner ce qu’il y a de plus précieux
(les seins enveloppés de voile transparent), le
Premier hiver en affiche ostensiblement le simulacre et la facticité (les mamelons
dessinés sur le tissu) ou l’indiscrétion radicale (la robe longue relevée au-dessus
des fesses, ou la culotte sous le voile).
Tout se passe comme si la mise en œuvre systématique et radicale de la
grammaire des substitutions et permutations, à partir d’un petit nombre de
motifs bien circonscrit, affichait avec emphase plus que l’indépendance du corps
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 209

simulé par rapport au corps-chair : son pouvoir de manipulation par provocation.


En effet, les solutions les plus surprenantes sont de cet ordre, et le corps simulé,
en manipulant et provoquant ainsi le corps-chair, manifeste plus encore son pou-
voir de contrainte et sa domination.
L’indépendance affichée et provocante du corps simulé doit donc être
rapprochée de la contention à laquelle est soumis le corps-chair. L’une ne va pas
sans l’autre, dans la mesure où le vêtement ne peut afficher son indépendance que
si le corps qui le porte a perdu toute possibilité de le contrôler, et si, pour cela, il
est entièrement inhibé dans ses mouvements et ses expressions. L’un des motifs
les plus saisissants de cette collection ne prend son sens que sous cette double
condition : la plupart des robes noires et longues sont dotées de traines structu-
rées et très mobiles qui, vues de l’arrière, serpentent, s’agitent, ondulent en tout
sens, en bref semblent animées d’un mouvement propre, alors même que le mou-
vement du corps propre est entravé par le bas des robes resserrés.

Certes, ce mouvement est imprimé par la démarche, mais la démarche elle-


même est imperceptible, en raison de la contention du corps et de la raideur du
geste. En revanche, la matière de cette traîne est très souple et mobile, et la coupe
a été conçue pour qu’elle ondule à la moindre sollicitation, et pour amplifier le
moindre pas.
Dès lors, le corps second semble simuler ici, sous nos yeux, jusqu’à l’anima-
tion d’un mouvement propre et indépendant. Cette indépendance simulée a
d’ailleurs un nom, une métaphore qui vient à l’esprit tout au long du défilé, l’ani-
malité : œillères de chevaux de trait, traînes serpentines, maquillages et allures de
chat, etc. Ce qui est en somme ainsi contraint dans le corps féminin, c’est son
essence animale. Il y aurait, au sein même du corps féminin, un autre corps, un
corps animal que le vêtement d’efforcerait d’extraire et de contenir à la fois.
À la limite, le corps-chair, entièrement drapé-
moulé-texturé par le voile et les autres éléments
opaques, fait donc place à un autre corps, un ensem-
ble de figures à recadrer, reliées entre elles et
210 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

superposées au premier corps. Mais cette limite (qui convertit par inversion le
corps simulé superficiel en manifestation d’un corps profond plus « vrai » que le
corps-chair) est au cœur des opérations de débrayage/embrayage qui produisent
l’effet passionnel. En effet, les parties opaques, qui dessinent, par leurs formes et
leurs empreintes autonomes, une sorte de corps schématique et graphique,
semblent elles aussi « révéler » quelque chose, tout comme les voiles, en ce sens
qu’elles ne sont pas seulement des projections venues de l’extérieur, mais d’abord
et surtout des extractions d’une configuration qui serait à l’intérieur, un « autre
corps », un corps-nature qui habiterait le corps-chair dévêtu, et que l’art du
créateur s’efforcerait de faire passer en inscriptions de surface et de volumes sur
le corps simulé.
C’est en ce sens que le vêtu opaque ou voilé manifeste quelque chose du
corps profond, qui serait en quelque sorte plus secret et plus vrai que le corps-
chair de surface, même dénudé. Le vêtement opèrerait alors le désenfouissement
d’une passion du corps, une passion manifestée par les structures opaques, les
empreintes texturales et les inscriptions. Dans cette perspective, le corps-chair
apparaît en quelque sorte comme contingent et instrumentalisé. D’un côté, on ne
le dénude ou on ne le révèle que pour en dégrader les valeurs propres d’intimité ;
de l’autre, il porte un vêtement qui exhibe par débrayage non pas les passions de
son enveloppe superficielle, mais celle d’un autre corps interne qu’il abrite et qui
est enfoui dans la chair. Le corps-chair superficiel est alors en quelque sorte
« traversé » par la relation directe qui s’établit entre le corps simulé et passionné
et le corps enfoui et passionnant.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la vulnéra-
bilité hivernale s’est ici radicalisée et convertie en une
mise en scène dramatique de la contention et de la
douloureuse apathie qu’elle induit : le maquillage, la
posture et la démarche des mannequins constituent
une sorte de « carcan » symbolique, et expriment dans
un présent sans événement une contention qui résulte
d’une décision venue d’un passé enfoui. Cette très
forte contrainte imposée à toutes les femmes est lisible
au présent, mais elle prend sa source dans une règle
forgée dans un passé de domination, de la même
manière que la grammaire systématique des variations
« désenfouit » une passion du passé, issue d’un corps encore soumis à son propre
passé, pour l’inscrire sur et dans le corps simulé au présent.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 211

Dans ce second hiver, la vulnérabilité profonde du corps s’est en quelque


sorte recouverte d’une carapace, et s’est radicalisée dans une grammaire de la
soumission, dans une manipulation dont le seul avenir est la répétition du passé.
C’est le troisième avatar du même dispositif modal, passionnel et figuratif : vulné-
rabilité inquiétante pour commencer, elle est ensuite devenue charme fragile, et
elle est maintenant souffrance et soumission.

Premières Couleurs (Été 2011)


La deuxième collection d’été manifeste une toute nouvelle forme de vie, alors
même que la « grammaire » de base du créateur est en partie toujours la même :
les motifs de la
composition vesti-
mentaire confir-
ment la stabilité
d’une gamme sty-
listique et d’une
« identité » technique du plan de l’expression, mais ils sont maintenant associés à
de nouveaux motifs qui en transforment la signification. Les mêmes alternances
de voiles transparents et d’éléments opaques, les mêmes effets de maintien, de
tombé, d’échancrure ou d’ouverture des pans de tissus, sont exploités à de toutes
autres fins que dans les premières collections.
Tout comme précédemment, le corps simulé est recomposé en hauteur, en
largeur et en oblique, grâce à l’alternance des couleurs, des matières et des coupes,
et il est l’objet des mêmes recherches tectoniques (par exemple les prothèses de
tissus sur les hanches). Mais, comme on va le voir, cette recomposition n’est pas
subie par le corps-chair, car il a repris l’initiative, et c’est lui qui, maintenant,
anime de l’intérieur les formes du corps simulé.

Comme pour les autres collections, la mise en scène du défilé donne le ton et
commente l’isotopie passionnelle : elle est cette fois tonique, ludique, gaie, rapide,
sur une musique pop enlevée. Les postures et les mouvements sont amples, la
gestuelle est totalement libérée, et les regards, les mimiques et les sourires de
212 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

connivence multiplient les « signes » et les adresses à l’égard du spectateur (ou du


moins de la caméra, placée en bout de podium). L’exubérance même des postures
est théâtralisée sous la forme d’ombres chinoises, dans la coulisse en fond de
défilé, avant et après chaque passage de mannequin.
Les mannequins sont tous « de couleur », et remplacent ici les mannequins
presque tous blancs et blonds, pâles ou marbrés de noir des trois premières
collections. Et ce choix systématique, qui a été fort commenté par les profession-
nels de la mode, affiche non sans emphase que le corps-chair assume pleinement
cette fois les textures et les tons chauds de son enveloppe native.
Le spectacle joue des mêmes paramètres : la
composition plastique (maquillage, couleur et
texture de la peau) et la dynamique corporelle
(mouvement et postures), et il en sélectionne
les variantes qui font écho aux choix vestimen-
taires : les couleurs franches et vives, voire aci-
dulées, les lamés brillants, le mouvement des
jupes, libre, ample, rythmé, et inventif. Grâce à
récurrence systématique des mêmes motifs
figuratifs, il se donne à saisir comme un
commentaire méta-sémiotique du vêtement, et
il exhibe l’isotopie dominante qui doit être
sélectionnée pour l’interprétation de la collec-
tion.
Il n’y a plus ici autre trace de « vulnérabilité »,
dolente ou résignée, mais au contraire une
solide et joyeuse vigueur. En cet été coloré, la
« grammaire de base » ne manifeste plus la
contrainte imposée antérieurement et durable-
ment inscrite sur les corps, mais, au contraire,
une disponibilité et une liberté reconquises.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 213

La liberté retrouvée, bien entendu, est celle du


corps-chair, qui reprend le contrôle et l’initia-
tive de ses mouvements en même temps que la
couleur de sa peau. Et pour ce faire, les ouver-
tures indiscrètes ont disparu, les voiles ne
dénudent plus, les pans de tissus ne menacent
plus de tomber. Solidement fixé, ajusté ou flot-
tant autour du corps en déplacement, le vête-
ment laisse voir sans indiscrétion et sans impu-
deur les parties du corps dédiées au mouve-
ment. Cette liberté s’exprime tout particulière-
ment dans l’amplitude des gestes et de la
démarche, qui semble à chaque instant inven-
tée et renouvelée. Cette amplitude vigoureuse
permet au corps-chair, au lieu de le subir comme un simulacre imposé, de retrou-
ver la maîtrise du vêtement et de ses mouvements, surtout dans les parties basses
qui sont les plus mobiles : des volants et des robes tournent, volent et voltigent
sous l’impulsion de la main, des déhanchements et des rotations en appui sur les
jambes.
De ce fait, les jeux de dévoilement et de révéla-
tion des jambes, notamment, sont désormais
associés au corps-chair non plus par désen-
fouissement d’une passion secrète, mais au
contraire par une sollicitation directe de la
sensori-motricité, dans la dynamique même de
la chair en déplacement. Cette implication de la sensori-motricité est particulière-
ment évidente au centre du corps, qui est le centre même du mouvement. Pour ce
qui concerne le corps-chair, les larges déhanchements et les balancements des
épaules forment une ondulation dont le point fixe est la taille et le bassin. Le vête-
ment (le corps simulé) redouble cet effet, car presque tous les modèles com-
portent une sorte de short haut gainant et zippé qui moule cette zone fixe ondu-
lante, et plusieurs d’entre eux ajoutent en outre des prothèses surplombant les
hanches. La connivence entre les deux est saisissante : le vêtement s’adapte à l’on-
dulation du corps ; le corps-chair a repris l’initiative, et le contrôle de la significa-
tion du vêtement.
Le corps manifeste alors les passions propres à de l’engagement dans une inter-
action avec le monde et autrui. En s’adressant ainsi à autrui et à de nouvelles
214 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

interactions potentielles, le mouvement du corps libéré s’ouvre à l’avenir et à son


indétermination, et se met en posture de conquête et de sollicitations explicites (tout
comme les regards et clignements d’yeux adressés au spectateur en bout de podium).
L’histoire de ce corps vêtu, un corps-chair qui a repris le dessus sur le corps
simulé, est donc proposée d’un point de vue prospectif. Au présent, il anime la
mise en scène d’une multitude d’interactions éventuelles, comme si des agitations
sensori-motrices intérieures et actuelles lui permettaient d’anticiper des relations
ultérieures entre le corps-actant lui-même et de multiples acteurs potentiels. Ces
agitations sensori-motrices restent en attente de réponses et de réactions de la
part d’autrui. Le corps en mouvement extériorise en quelque sorte des scènes et
des diégèses qui l’habitent et qui, désormais, l’habillent au vu et au su de tous. La
nouvelle ère qui s’ouvre est celle d’une emprise potentielle et ostensible sur
l’avenir, et d’une histoire à écrire.

DEUX SAISONS ET QUATRE FORMES DE VIE


Des formes de vie spectaculaires et incorporées
Nous avons déjà mis en évidence trois des propriétés constitutives des
formes de vie, à savoir :
1) la congruence interne entre les choix opérés sur les catégories mobilisées,
2) la cohérence des agencements syntagmatiques du cours de vie,
3) et un mode de manifestation qui ne peut advenir que par contraste ou par
compétition-superposition avec d’autres formes de vie.
Une forme de vie manifeste une identité sociale et culturelle, et cette identité
sociale ne peut se manifester que dans la confrontation, la compétition ou l’alter-
native avec d’autres identités participant de la même sémiosphère.
Nous devons maintenant ajouter deux autres propriétés, pour mieux com-
prendre comment les saisons de la mode peuvent être constituées en formes de
vie. La première concerne la hiérarchie des niveaux d’analyse (les « plans d’imma-
nence ») de l’expression sémiotique (signes, textes, objets, pratiques, stratégies, et
formes de vie)11, la seconde concerne le noyau organisateur de la forme de vie.
Les formes de vie constituent le dernier niveau des plans d’immanence, un
niveau qui est un constituant immédiat des sociétés (et des cultures, si culture il y
a) organisées en sémiosphères. À ce titre, elles sont susceptibles d’intégrer (par

11. Les plans d’immanence de l’expression font l’objet d’une présentation détaillée dans
FONTANILLE Jacques, Pratiques Sémiotiques, op. cit.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 215

intégration ascendante) tous les autres plans d’immanence et, ce faisant, de les
conformer à leurs propres orientations et leurs propres règles de constitution.
S’agissant de la congruence des choix opérés au sein d’une forme de vie, il faut
donc distinguer (a) ceux qui portent sur les contenus directement convoqués
dans cette forme de vie, et (b) ceux qu’elle accueille par intégration, et qui sont
issus de chacun des autres plans d’immanence de l’expression.
Dans le cas des saisons de la mode, collections et défilés compris, chaque
forme de vie coïncide avec une saison, et impose des inflexions spécifiques à la
stratégie retenue pour le spectacle, à la pratique du port du vêtement, aux pro-
priétés d’objet des vêtements, et aux divers motifs-signes qui les composent. Le
niveau d’intégration optimale est ici celui du spectacle du défilé (une stratégie).
En effet, un spectacle est, par définition, une interprétation fortement inté-
grative, car ce qu’il interprète appartient nécessairement aux plans d’immanence
inférieurs, en général des textes, des objets et des pratiques. En l’occurrence, un
défilé de mode est censé interpréter d’abord le vêtement en tant que texte (visuel)
et en tant qu’objet. Mais il interprète également la manière dont ce dernier peut
ou doit être porté (c’est une pratique). Le vêtement « vivant » n’est pas seulement
contemplé en lui-même et c’est bien, en dernier ressort, sur le vêtement porté, sur
le port du vêtement (et notamment sur la relation entre corps-chair et corps
simulé) que s’exerce l’interprétation spectaculaire.
C’est la raison pour laquelle le spectacle du défilé est en mesure de proposer à
l’adresse du spectateur des commentaires méta-sémiotiques sur le vêtement porté,
qui explicitent les codes figuratifs et les règles syntagmatiques de la relation entre
corps-chair et corps simulé. Ce caractère méta-sémiotique est par lui-même
rendu ostensible par la récurrence des motifs spectaculaires prévus par le genre
du défilé de mode (composition plastique et spatiale, musique et dynamique
corporelle), et qui sont en quelque sorte proposés au spectateur comme des méta-
règles de l’interprétation. C’est donc dans la sémiose du spectacle que se mani-
feste la « capacité d’auto-description » évoquée par Lotman comme condition
d’existence des sémiosphères. Dès qu’il perçoit et reconnaît les contenus spéci-
fiques de ces motifs spectaculaires, le spectateur entre dans le spectacle comme
participant à part entière, et en particulier comme cible de la persuasion et de la
séduction, et participant à une forme de vie.
Dotées de cette dimension méta-sémiotique qui favorise l’identification de
leur style et de la congruence de leurs propriétés plastiques, modales, sensori-
motrices, et de leur tonalité affective, chacune des stratégies spectaculaires se
216 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

trouve de ce fait prise dans l’enchaînement des transformations stylistiques. Elles


deviennent alors tout autre chose que le plan d’immanence optimal pour l’inté-
gration des autres types sémiotiques. Elles sont l’objet de choix narratifs et
passionnels, elles sont les moments d’une chaîne de transformations dont la
portée dépasse largement les limites de chaque défilé, elles deviennent des formes
de vie.
Les formes de vie opèrent des choix et imposent des orientations sur
plusieurs catégories de contenus (et donc sur plusieurs niveaux du parcours géné-
ratif de la signification), ainsi que sur plusieurs modes d’expression (et donc sur
plusieurs plans d’immanence de l’expression). À ce titre, elles peuvent être princi-
palement manifestées à tel ou tel niveau du parcours génératif (du point de vue
du contenu) et à tel ou tel niveau des plans d’immanence (du point de vue de
l’expression).
Et, de ce fait, leur noyau organisateur, celui qui est la signature principale de
l’identité culturelle, celui en quoi se condense l’essentiel de leur problématique
identitaire, peut être situé à l’un des niveaux en particulier. À cet égard, le noyau
organisateur des saisons de la mode est, du côté des contenus, celui des modalités
projetées sur le corps-actant et de leurs effets passionnels, et, du côté de
l’expression, celui des pratiques corporelles et des objets.
Nous avons distingué le corps-chair d’égo (le Moi) et le corps simulé d’alter
égo (le Soi), pour rendre compte du mode de relations entre le corps porteur et le
vêtement porté. Du point de vue de l’expression, il s’agit tout particulièrement de
la constitution d’une enveloppe seconde à partir des propriétés sémiotiques de
base de l’enveloppe corporelle. La dynamique toute entière des parcours figuratifs
tient à l’interaction entre ces deux « enveloppes » corporelles : des dessus exté-
rieurs qui deviennent dessous intérieurs, et inversement, des enveloppes qui s’ou-
vrent, s’écartent ou se retournent, des empreintes qui s’inscrivent ou se pro-
jettent, qui sont enfouies et désenfouies, etc.
Du point de vue du contenu, le noyau organisateur est constitué des trans-
formations modales, narratives et passionnelles de la relation entre le corps-chair
et le corps simulé. Ce sont, en résumé : la dépendance (saison 1), l’indépendance
(saison 2), la soumission (saison 3), et la liberté (saison 4). L’autonomie figurative
du vêtement en tant que corps second simulé doit être acquise pour que ses inter-
actions avec le corps-chair premier puissent être prises en compte. Cette
autonomie se construit sous nos yeux, grâce à la dimension plastique (textures,
chromatismes, tenus et tombés, voiles, pans de tissus et prothèses), qui manifeste
le Soi-vêtement, lequel sera, sous cette condition, impliqué dans des interactions
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 217

avec égo (le Moi-corps de la chair). Parmi les interactions les plus typiques entre
ces deux instances, nous avons donc identifié des transformations figuratives : les
dévoilements et les ouvertures, le mélange des textures et des chromatismes, et les
jeux du trompe-l’œil, et des transformations modales : le contrôle du corps-chair
par le corps simulé, et la maîtrise du premier sur le second.

Le noyau passionnel des formes de vie


Les transformations modales et passionnelles peuvent alors être ici saisies et
décrites comme le noyau organisateur de la confrontation entre les formes de vie :
1. Les Premiers Modèles mettent en scène la vulnérabilité du corps, et rendent
présent le passé récent de blessures superficielles et encore apparentes ; cette
vulnérabilité de surface est celle de l’enveloppe soumise à des interactions
extérieures vaguement menaçantes, y compris l’indiscrétion et les aléas les
plus incongrus. Comme elle a été constituée dans un passé récent, elle est
accomplie, acquise et rétensive.
Les empreintes qui l’expriment sont des témoignages au sens le plus élémen-
taire, indiquant le lieu du contact indiscret, et elles appartiennent de ce fait à
la catégorie des empreintes déictiques de surface12 : ce sont les repères de la
vulnérabilité. En tant qu’empreintes de surface, pansements, voiles ou ouver-
tures indiscrètes, elles participent d’une vérité éphémère, une pure apparence
sans profondeur.
2. Le Premier Été met en scène une fragilité qui est elle aussi superficielle, et qui
rend présent, en revanche, une disponibilité ouverte sur le futur proche ;
cette fragilité a pour expression esthétique la délicatesse de la mise en scène
de ce qui est le plus précieux, et elle a pour expression pratique une instabi-
lité du vêtement, de la posture et de la coiffure, qui semblent promettre ou
simplement suggérer le moment où ils vont se défaire. Comme la fugace pro-
messe en question ne peut s’actualiser que dans un futur proche, celle fragi-
lité est protensive.
Les empreintes qui l’expriment sont principalement des graphismes en
trompe-l’œil, qui font de la peau un écran de projection, mais aussi des
textures voilées qui constituent des écrans de protection et de contact ; en
tant qu’empreintes inscrites ou projetées, elles participent d’une illusion

12. Pour les définitions et justifications concernant la typologie des figures d’empreintes, ainsi que
celle de leur interprétation et de leur énonciation, voir FONTANILLE Jacques, Corps et Sens, op.
cit.
218 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

certes séduisante, mais elles ne donnent pas pour autant accès aux profondes
passions de la chair.
3. Le Premier Hiver est tout entier dévolu à la soumission et à une contention
douloureuse, profondément incarnées, affectant le corps tout entier, chair et
sensori-motricité comprises, et plus seulement l’enveloppe de surface. Cette
soumission actuelle rend présent et répète un passé de domination, dont les
conséquences ont durablement affecté le corps tout entier ; elle est donc
rétrospective, durable et itérative.
Les empreintes de ce passé sont en conséquence « indélébiles », et les visages
maquillés portent toujours la noirceur d’un passé qui ne passe pas ; plus pro-
fondes que celles des deux premières collections, elles sont enfouies dans la
chair même. Dès lors, le figement des postures et du vêtement résulte du
désenfouissement des passions de la chair, qui sont des passions de
contention ; à cet égard, le vêtement pourrait être considéré ici comme une
« exo-structure passionnelle », (comme on peut parler ailleurs d’« exo-
squelette »). En tant qu’empreintes simulant en surface, jusqu’au mensonge
avéré (cf. les mamelons factices), les passions profondes du corps, elles
participent d’une facticité résolument associée à la contention et à la sou-
mission.
4. Avec Les Premières couleurs, le corps-chair reprend le contrôle de soi-même,
et, libéré de la dépendance imposée par le corps simulé, peut en maîtriser la
mise en visibilité et en mouvement. Le figement contraint est remplacé par la
vigueur des initiatives gestuelles, et comme ces initiatives n’ont pas de desti-
nataire identifiable (à l’exception de la position optimale du spectateur idéal),
elles se donnent comme une ouverture active sur l’avenir des interactions
possibles. La maîtrise présente et l’initiative gestuelle sont donc prospectives
et inchoatives, dans un présent qui s’ouvre au futur des possibles.
Les empreintes du corps simulé sur le corps-chair sont de nature diégétique ;
elles externalisent une sensori-motricité conquérante, des agitations et des
scènes internes, préparatoires aux interactions à venir avec les autres acteurs.
En tant qu’empreintes de représentation de scènes, elles participent d’une
vérité qui est de l’ordre de la vraisemblance, et de la ferme croyance dans la
vérité des fictions.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 219

La congruence interne des quatre formes de vie


Récapitulons :
– les catégories sémantiques de base sont de type modal :
1) impuissance et aboulie
2) séduction et indétermination
3) soumission et manipulation déontique
4) libération et volonté
– elles sont associées, pour la manifestation passionnelle, avec les thématiques
de la force et de la faiblesse dans la stabilité ou l’instabilité des formes et de
l’intégrité du corps :
1) vulnérabilité inquiète
2) fragilité charmeuse
3) contention douloureuse
4) vigueur exubérante
Ces deux dimensions associées entrent en congruence avec les catégories
suivantes :
– types aspectuels et temporels :
1) rétensif
2) protensif
3) rétrospectif, durable, répétitif
4) prospectif, inchoatif
– types véridictoires et passionnels :
1) apparence provisoire
2) illusion séduisante
3) facticité mensongère
4) vraisemblance fictionnelle
220 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

– figures d’empreintes corporelles :


1) repères déictiques
2) inscriptions et projections de surface et de contact
3) enfouissement dans la chair et désenfouissement
4) empreintes d’agitation sensori-motrice et diégétique
– types passionnels des formes de vie :
1) formes de vie du pâtir
2) formes de vie du ressentir
3) formes de vie du subir
4) formes de vie de l’agir
La problématique sémiotique la plus générale sous-jacente à ces différentes
catégories est celle de la gestion pratique et stratégique des possibles : ouverts ou
fermés, réduits ou extensibles, subis ou choisis, ils traversent toutes les catégories
(modalisations, passions, corps, temps, aspects, etc.). La gestion des possibles est
par ailleurs une des dimensions essentielles de l’agencement des cours d’action
pratiques et stratégiques. Elle est également une forme particulière du principe
syntagmatique des formes de vie, à savoir la persévérance.
En effet, et parce qu’ils se nourrissent justement de ce qui leur permet de
rester en cours, les cours d’action ne cessent, localement, d’être confrontés aussi
bien à la réduction des possibles, qui arrête le cours pratique en réalisant définiti-
vement son objectif, qu’à leur prolifération qui le désorganise par dissémination
des objectifs et des parcours. La gestion pratique des possibles doit par
conséquent affronter ces variations problématiques des possibles, et pour cela, elle
doit régler et contrôler les tensions entre, d’une part, l’intensité de l’engagement
et de la force, qui permet au cours d’action de continuer, et, d’autre part, l’éten-
due et la diversité des possibles eux-mêmes.
On obtient alors la structure tensive suivante, qui offre un principe de distri-
bution et d’inter-définition pour les quatre formes de vie identifiées dans les
premières collections de Julien Fournié.
PÉRIODICITÉS : JULIEN FOURNIÉ ET LES SAISONS DE LA MODE 221

(3) FORMES DE VIE (4) Formes de vie


DU SUBIR DE L’AGIR
Intensité Soumission & contention Liberté vigoureuse
de la force de
déploiement
cursif
(1) Formes de vie (2) Formes de vie
DU PÂTIR DU RESSENTIR
Vulnérabilité inquiétante Fragilité charmeuse

Étendue des possibles manifestables

Le style de Julien Fournié trouve donc sa voie dans ce réglage continu des
relations entre le corps-chair et le vêtement, des relations de domination et
d’indépendance respectives et successives, dont émanent chacune des configura-
tions passionnelles et des formes de vie particulières à chaque saison.
Mais il y a dans sa création, une autre forme de vie, englobante et persévé-
rante, et qui traverse toutes les saisons en les transformant les unes dans les
autres : c’est justement le fruit de cette méditation continue et de cette conception
du vêtement comme potentiel d’expression des états intérieurs du corps, une
forme de vie qui est en mesure d’enchaîner dans une même série de transforma-
tions le pâtir, le ressentir, le subir et l’agir.
Et pour cela, le styliste a dû, comme nous en formions l’hypothèse de prin-
cipe au début de cette étude, dépasser la périodicité, et la traverser grâce à une
série de transformations cohérentes. Et, au passage, chaque phase du cycle pério-
dique, chaque saison, est reconfigurée en un régime temporel qui n’est plus de
nature périodique mais qui, au contraire, restitue la profondeur des rétensions et
des protensions propre au temps de l’expérience. Il en résulte alors une série de
régimes temporels qui sous-tend et rend solidaire, en un seul schème syntagma-
tique, toute la série des transformations passionnelles.
La mode selon Julien Fournié dépasse et reconfigure le régime temporel
périodique des saisons : sur ce fond purement déterministe (naturel et social à la
fois) et qui est impropre au déploiement des formes de vie, il projette une série de
transformations qui racontent une histoire de la féminité et du vêtement qui
l’exprime. Une histoire qui est une forme de vie globale (l’univers du vêtement
féminin selon Julien Fournié), où se transforment des formes de vie successives et
particulières (les collections saisonnières).
Territorialités :
Des formes de vie en leur domaine

INTRODUCTION
Il est des formes de vie qui se donnent à saisir dans le temps (comme celles
associées aux saisons), d’autres qui se focalisent sur des rôles d’acteurs (comme
les acteurs individuels ou collectifs en compétition), d’autres qui sont explicite-
ment portées par des genres et des régimes de croyance (comme dans les médias).
Nous en abordons une dernière, qui s’impose par sa présence obsédante dans le
discours politique et celui des sciences sociales : une forme de vie qui se donne à
saisir dans l’espace naturel et politique, le territoire.
La première question qui se pose, quand on parle de territoire, est celle du
statut de cette expression, tout autant que celle de sa signification. « Territoire »
est un terme très fortement investi par le discours des sciences sociales, qui
connaît de multiples acceptions, et qui, en raison même de cet investissement
multidisciplinaire, porte en chacune de ses acceptions un « programme » théma-
tique, axiologique et politique. D’un point de vue sémiotique, la question se pose
différemment, puisque « territoire » n’appartient pas au métalangage de la disci-
pline : il s’agit donc de savoir si cette notion peut faire l’objet d’une construction
sémiotique explicite, et transversale par rapport aux autres sciences sociales.
Dans la langue française, le terme de territoire apparaît au XIIIe siècle1. Il
alterne alors avec les termes « région », « contrée » ou « province ». À partir du
XVIIe siècle, il désigne aussi la zone sur laquelle une ville exerce son attraction et
déploie ses échanges avec sa banlieue2. Il prend également une acception
politique3 : c’est le périmètre délimité par les frontières du pays. Aujourd’hui, ce

1. Historique du territoire [archive], sur http://hypergeo.eu [archive], Hypergéo, 2004.


2. DE DAINVILLE François, Le Langage des géographes: termes, signes, couleurs des cartes anciennes
1500 à 1800, Paris, Éditions A. et J. Picard & Cie, 1964.
3. GEORGE Pierre et VERGER Fernand, Dictionnaire de la géographie, Paris, Presses universitaires
de France, 2009.
224 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

terme reçoit une multiplicité de significations dans le discours des sciences


sociales4, impliquant selon le cas des thématiques spatiales, sociales, culturelles et
politiques, qui peuvent en outre être saisies à plusieurs échelles5.
Mais cette évolution concerne plus le monde francophone que le monde
anglophone. La traduction anglaise : territory, reste en général limitée à la dési-
gnation d’un espace habité et délimité, soit par des frontières politiques, soit par
des limites éthologiques6. Les autres acceptions sont couvertes par les notions de
place et de space. Chaque sous-domaine de la géographie a choisi un terme spéci-
fique : region pour la tradition géographique, space pour les quantitativistes, place
pour la géographie humaine, et landscape pour la géographie culturelle. Finale-
ment, c’est la notion de place qui porte aujourd’hui dans le monde anglophone les
aspects sociaux, culturels et politiques du territoire7.
D’autres comparaisons avec les usages hispaniques ou germaniques abouti-
raient au même constat, parfaitement prévisible : les découpages notionnels
varient considérablement, en raison des déterminations culturelles, surtout dans
le discours des sciences sociales.
La notion de « territoire » ne peut donc fonctionner comme un méta-terme
sémiotique sans une élaboration spécifique, celle que nous entreprenons ici-
même, et qui consiste à extraire des différents usages une série de traits com-
muns, pour pouvoir les recomposer autant que possible en une configuration
cohérente, indépendante de la variation linguistique et culturelle, et transversale
au regard des différentes disciplines qui portent en propre cette configuration.
En première approche, son usage semble marqué par une négativité
récurrente et souvent implicite, qui constituera le problème à traiter, la question
sous-jacente à laquelle il faudra répondre en fin de compte.
En effet « territoire » désigne le plus souvent un type imprécis de subdivision
administrative ou régionale, ainsi identifié en raison d’un défaut ou d’une instabi-
lité d’organisation ou de position en comparaison des autres subdivisions admi-
nistratives et politiques. Dans le sens administratif, le terme s’applique principale-
ment à des espaces pionniers, lointains, peu peuplés ou peu administrés. Dès que

4. BRUNET Roger et al., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, 1992.
5. DEBARBIEUX Bernard, « Le territoire : Histoires en deux langues. A bilingual history of
territory », in Discours scientifique et contextes culturels. Géographies françaises à l’épreuve
postmoderne, CHIVALLON Christine, RAGOUET Pascal, SAMERS Michael, dir., Bordeaux, Maison
des Sciences de l’homme d’Aquitaine, pp. 38-39, 1999.
6. DEBARBIEUX B., op. cit., pp. 33-35.
7. DEBARBIEUX B., op. cit., pp. 41-42.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 225

le type d’espace politique et économique se précise, notamment en raison de la


taille des populations concernées, et en fonction de leur degré de structuration
administrative, le terme de « territoire » laisse place à d’autres termes plus précis,
ou plus fortement déterminés.
Ainsi, au Canada, un « territoire » est une entité politique comparable aux
provinces, possédant par exemple ses propres institutions et son assemblée
législative, mais qui n’accède pas au même type d’organisation qu’une province.
En France, le statut de « territoire d’outre-mer » était, jusqu’en 2003, attribué à
des territoires n’ayant pas le statut de « département d’outre-mer », et leur
reconnaissait donc un statut moins précis et moins déterminé que celui des autres
types de divisions administratives, au regard des règles de la République. Il a été
remplacé depuis par le statut de « collectivité d’outre-mer », et en ce sens, il
renvoie alors à une instance de gouvernance spécifique (la « collectivité locale »).
De même, aux États-Unis, les territoires sont, dans leur histoire, des entités géo-
graphiques et politiques qui, à un moment donné, ne dépendent d’aucun État.
Le territoire est donc un type imprécis au sens de Hjelmslev, c’est-à-dire
« diffus » (sous-déterminé) par négation du « précis » (surdéterminé). Mais cette
imprécision est en devenir, en ce sens que le territoire est appelé à devenir quelque
chose de plus précis, grâce au travail de transformation des acteurs qui s’identi-
fient à lui. En somme, le territoire est un devenir collectif, une transformation en
cours, qui s’oppose en cela (d’où la négativité récurrente) aux entités spatiales
institutionnalisées et strictement déterminées.
Saisi seulement comme une portion de l’espace géographique, le territoire ne
renvoie qu’à une limite, dont il faudra caractériser les critères thématiques qui la
définissent. Mais saisi dans une dynamique de transformation, il implique des
acteurs, leurs pratiques et l’extension possible de ces pratiques. Au sens le plus
général, ces acteurs sont des êtres vivants. Le terme de « territoire » est même, à
cet égard, réservé aux animaux et aux humains. Pour étendre ce que recouvre
cette notion à l’ensemble du vivant, on évoque alors un écosystème, à ceci près
que le terme d’écosystème désigne un ensemble de relations entre êtres vivants, et
non une portion d’espace délimitée. Il faut donc imaginer le concept et le terme
qui évoqueraient à la fois le système de relations et l’espace où il se déploie. De
fait il existe déjà, il s’agit de la biosphère.
Nous voilà donc revenus au tout début de cet ouvrage, et à la manière dont
une sémiosphère peut se constituer en relation avec la biosphère, et plus générale-
ment, à la manière dont des modes d’existence naturels peuvent susciter, sous
certaines conditions, d’abord des modes d’existence sociaux et ensuite des formes
226 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

de vie. Vernadsky (cf. supra, premier chapitre) propose la distinction entre acti-
vités inconscientes et activités conscientes. Nous ne pouvons le suivre entière-
ment sur ce point, puisque bien des déterminations de la sémiosphère opèrent de
manière non consciente. En outre, nous ne souhaitons pas entrer, faute de
compétence pour le faire, dans la discussion sur le fait de savoir si l’existence de
territoires est une propriété nécessaire de la biosphère, que ce soit pour les ani-
maux, les plantes ou les micro-organismes, ou si le territoire est réservé aux orga-
nisations sociales au sein de la sémiosphère, et notamment à la confrontation
entre « nous » et « eux ».
Lotman (cf. supra, premier chapitre) propose comme critère distinctif la
capacité de la sémiosphère à développer une auto-description, dont ne dispose pas
la biosphère. Cette capacité peut aisément être reconnue aux territoires humains,
qui sont en effet très actifs en matière d’auto-description : textes, images, vidéos,
cérémonies, rituels politiques et autres protocoles institutionnels en témoignent.
Le territoire est alors une instance d’énonciation qui, de manière continue et très
prolifique, émet des discours et développe des pratiques et des stratégies pour se
décrire, se fonder et se légitimer. À l’heure et selon la tendance du « marketing
territorial », la source de l’auto-description territoriale n’est pas prête à s’épuiser.
Dans les sociétés animales, l’auto-description est loin d’être aussi riche et diversi-
fiée, et pourtant, tous les gestes et tous les procédés de « marquage » du territoire
relèvent bien eux aussi, si ce n’est d’une véritable « auto-description », du moins
d’une forme de réflexivité. Chaque société animale dispose d’un ensemble de
manifestations pré-sémiotiques susceptibles d’indiquer a minima à chacun des
« autres » quelles sont les limites à ne pas franchir, la limite entre le « pouvoir
faire » et le « ne pas pouvoir faire ».
Rapporté au concept de sémiosphère, le territoire en serait une version figura-
tivement déterminée et concrétisée (espace, temps, acteurs vivants), saisie dans
ses interactions avec les autres territoires, et du point de vue de son potentiel de
transformations en devenir.
Les propriétés que nous proposons d’examiner, extraites des discours des
sciences sociales, de la presse et des échanges quotidiens, sont les suivantes :
1. Les propriétés à dominante spatiale : le territoire comme espace délimité, et
mettant en relation de part et d’autre de ces limites un intérieur et un exté-
rieur.
2. Les propriétés à dominante modale, narrative et actantielle : le territoire
comme domaine contrôlé par un actant.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 227

3. Les propriétés à dominante figurative et sensible : le territoire saisi dans sa


spécificité et sa légitimité perçues et vécues.
4. Les propriétés à dominante subjectale et énonciative : le territoire comme
projection d’une identité culturelle et d’une appartenance symbolique.
5. Les propriétés à dominante herméneutique : le territoire comme processus de
transformation sémiotique, comme produit d’un travail collectif de donation
de sens.
Ce seul aperçu des propriétés que nous proposons d’analyser implique déjà
une question d’un point de vue sémiotique. En effet, le parcours génératif de la
signification est tout entier concerné : les axiologies sémantiques profondes, les
structures narratives et actantielles, les organisations modales et passionnelles, la
figurativité, la mise en discours et l’énonciation.
L’analyse de chacun de ces niveaux montrera quels choix de catégories sont
proposés, quelles positions dans chacune de ces catégories sont sélectionnées, et
globalement, comment les structures générales sont orientées et spécifiées. La
question qui se posera alors sera celle de la correspondance, d’un niveau à l’autre,
entre ces choix, sélections et orientations : cohérence ? divergence ? corrélations ?
Poser cette question, c’est en impliquer une autre, puisque l’hypothèse d’une
congruence globale des inflexions apportées à chaque niveau d’analyse est au
cœur de la définition des formes de vie.
Le territoire est-il constitutif de formes de vie ? Oui, et ce sera notre hypothèse
de travail. En première approche, nous constatons que le territoire est un domaine
délimité et qui est en « devenir », emporté par un processus de transformation en
cours, et qu’il se manifeste et s’impose en contraste avec d’autres organisations spa-
tiales, sociales et culturelles durablement instituées, sinon déjà figées. On remarque
alors qu’il comporte une propriété spécifique que nous avons déjà rencontrée dans
la définition des formes de vie : une forme de vie, en effet, ne peut être saisie, d’un
point de vue sémiotique, que sous la forme d’une configuration émergente qui se
détache sur le fond d’autres formes de vie stabilisées et instituées.
En somme, la question du territoire comme forme de vie repose sur trois pré-
misses qui en font une hypothèse à valider :
1) tout d’abord, la négativité qu’il implique, et le caractère « imprécis » et « en
devenir » de la configuration sémiotique que recouvre la notion,
2) ensuite la multiplicité des points de vue et des thématiques qui le caractéri-
sent, ainsi que des catégories qui le définissent, et l’éventuelle congruence qui
les associe,
228 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

3) et enfin, un mode de manifestation spécifique : en contraste et en compéti-


tion avec d’autres types de domaines et d’espaces délimités.

ESPACE, LIMITES & RÉSEAU


Poser et dépasser la limite
Quelle que soit l’approche du concept, un territoire implique l’existence de
frontières (pour un territoire politique) ou de limites (pour un territoire naturel
et éthologique). Mais, par exemple, la notion de « territoire national » ne recou-
vre pas exactement celle de « frontières du pays » : les frontières sont fixées, alors
que le territoire national est toujours susceptible de s’étendre ou de se rétrécir. Le
territoire a certes des limites, mais sa dynamique propre est justement de nature à
les déplacer. Et cette différence doit être rapprochée d’une autre : les frontières
d’un pays sont établies et constatées en surplomb de l’espace géographique, et,
outre, qu’on les franchisse dans un sens ou dans l’autre, depuis l’intérieur ou
depuis l’extérieur d’un pays, elles sont toujours des frontières ; en revanche, un
territoire est une extension qui se définit et s’apprécie de l’intérieur, du point de
vue des acteurs du territoire. Sous ce point de vue interne, l’extension est une
« expansion » centrifuge (du regard, du déplacement, de l’activité, etc.), et à cet
égard les limites sont d’abord celles de cette expansion : d’où leur mobilité poten-
tielle, et aussi le fait que les limites d’un territoire ont peu de sens si on les appré-
hende de l’extérieur8.
Dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Jacques
Lévy et Michel Lussault, Jean-Paul Ferrier propose trois définitions générales qui
illustrent les grandes conceptions du territoire au sein de la géographie9.
Dans le sens politique, le terme de « territoire », à travers des frontières défi-
nissant un dedans et un dehors par rapport à un État, sert à définir un espace
borné et contrôlé entre les bornes. Mais le terme est également utilisé en sciences
économiques pour désigner la zone d’interactions d’une ville ou d’une région
imbriquées dans un ensemble plus vaste (comme le pays), et donc en ce sens il
s’agit d’un territoire considéré en tant qu’il transgresse ou plus simplement

8. Cette distinction fait écho à la différence d’orientation sémantique propre aux deux termes
grecs qui désignent la ville : « polis, politai » (vue en surplomb d’une totalité enfermée en ses
murs, un site à conquérir par exemple) et « astu, astoi » (vue de l’intérieur, du point de vue des
habitants et de ceux qui l’aiment).
9. LÉVY Jacques et LUSSAULT Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.
Paris, Belin, pp. 907 à 912, 2003.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 229

déborde des limites administratives pour imposer celles de son écosystème socio-
économique.
Pour Jean-Paul Ferrier, la manière la plus pertinente d’appréhender le terri-
toire dans son extension topographique est paradoxalement de le lier à un réseau,
pour pouvoir prendre en compte les phénomènes qui dépassent les limites qu’on
lui assigne officiellement. Le paradoxe du territoire ainsi conçu c’est donc d’avoir
des composantes qui ne sont pas toutes comprises entre les bornes de l’espace qui
lui est attribué, et donc, par conséquent, d’être animé d’une dynamique dont le
ressort est précisément dans la tension entre les limites et la nécessité de leur
dépassement.

Critique des limites : mouvement, mobilité, réseau et échelles


Le territoire est donc un concept spatial, social, culturel et économique qui
appelle irrésistiblement au déplacement et au dépassement des limites : étendre
son influence, étendre son rayon d’action, augmenter les connexions en réseau, et
inversement, absorber les influences extérieures, résister aux ingérences et les
transformer en échanges, etc. La critique des limites territoriales est exactement
en phase avec notre remarque liminaire sur la « négativité » intrinsèque au
concept de territoire, qui ne se pose que pour se déplacer ou se diffuser, et
conforte le rapprochement avec la « sémiosphère » de Lotman.
Dans un premier temps, nous pouvons relever, avec Frédéric Giraut, trois
grandes catégories de reproches adressés à la notion de territoire comme espace
borné10 :
1. Le territoire en tant que limite est réducteur : il ne rend pas compte de la
mobilité des rapports sociaux dans l’espace et il ne prend en compte que les
pratiques dominantes (masculines, par exemple).
2. Le territoire en tant que limite est obsolète : il disparaît progressivement au
profit des réseaux dans un contexte de globalisation.
3. Le territoire en tant que limite est mystifiant : certains enjeux sociaux et éco-
nomiques majeurs ne peuvent être perçus ou compris dans les limites offi-
cielles assignées à un territoire.
4. Ces approches critiques ne visent bien entendu qu’une acception particulière
et restrictive du territoire, qui oublierait sa dimension dynamique et sa

10. GIRAUT Frédéric, « Conceptualiser le Territoire », in Dossier Construire les territoires,


Historiens et géographes 403, p. 58, 2008.
230 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

propension à dépasser les limites. Mais elles éclairent singulièrement les


conditions de cette « dynamique » de dépassement.
L’une des dimensions du territoire est le milieu physique, qui semble le
moins propre à cette instabilité. Pourtant, en raison des différents phénomènes
géomorphologiques en action sur la planète, le territoire physique est également
en perpétuel mouvement, à une échelle temporelle qui est certes incommensura-
ble avec les phénomènes socio-économiques, mais qui n’est pas moins une
échelle de transformations profondes de l’identité figurative et des limites du
territoire.
Pour les autres dimensions, on peut se référer également à Denis Retaillé, qui
dénonce les « fictions géographiques » à l’œuvre dans l’acception la plus courante
du territoire : notamment la frontière et l’aire culturelle. Ces « fictions » auraient
selon lui perdu leur pertinence dans un monde caractérisé par les mobilités géné-
ralisée des biens, des personnes et des informations11. Pour être encore pertinent
le concept de territoire doit donc être conçu en devenir dans un emboitement
d’échelles multiples. En outre, sa sensibilité à toute la diversité des mobilités
conforte la première hypothèse, à savoir que ce n’est pas la limite qui définit le
territoire, mais bien sa capacité à déplacer et dépasser la limite.

CONTRÔLE, APPROPRIATION, POUVOIRS ET ESPACE MODAL


En écologie, un territoire désigne une zone d’habitat occupée par une popu-
lation végétale ou animale. Sans qu’il soit encore nécessairement question de
domination, on peut envisager le territoire comme l’aire à l’intérieur de laquelle
se déploie le faire et l’être du vivant. En somme, une aire suffisante et adaptée
pour que la vie s’y déploie et continue à s’y déployer : une variante du « pouvoir
vivre ». En première approche, le territoire se caractérise donc par son adéquation
(adéquation à une population vivante qui l’habite) et son optimalité (une exten-
sion suffisante pour le déploiement d’une vie en cours)
Pour l’éthologie, le territoire est également un milieu de vie, et plus précisé-
ment un lieu de reproduction et d’échanges sociaux pour une espèce animale. Ce
territoire-là, chez les animaux comme chez les humains, est « marqué » et peut se
caractériser par des comportements défensifs, voire agressifs envers les intrus :
c’est le début du clivage entre « nous » et « eux », et par conséquent l’ébauche

11. RETAILLÉ Denis, « Malaise dans la géographie : l’espace est mobile », in VANIER Martin, dir.,
Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, p. 101, 2009.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 231

d’une sémiosphère. C’est alors que le territoire implique un comportement


hiérarchique de domination12. En ce sens, il est sous le régime de l’emprise13.
Les comportements humains d’exclusion, de ségrégation, et d’agrégation
vont dans le même sens, mais avec une détermination supplémentaire, qui
s’exprime par des règles et des lois. Dans une même dimension d’analyse, celle
d’un territoire défini par qui l’occupe, on passe donc par degrés (i) de l’adéqua-
tion à l’optimisation vitale, (ii) de l’optimisation vitale à la domination et à
l’appropriation, et enfin (iii) de l’appropriation à l’exclusion et à l’intégration.
Pierre George et Fernand Verger définissent le territoire comme un espace
géographique qualifié par une appartenance juridique, qui, par généralisation,
devient un espace approprié par identification ou par possession, et institution-
nalisation. C’est donc la nature de l’acte fondateur d’une socialité qui définit le
territoire : par exemple la référence au domicile, à une communauté ou à un gang
urbain fondent des territoires. C’est pourquoi, en géographie politique, la défini-
tion du territoire se focalise sur les rapports de pouvoir et leur transcription spa-
tiale. Marie-Christine Jaillet précise : « […] le territoire désigne à la fois une
circonscription politique et l’espace de vie d’un groupe [… qui] cherche à en maîtri-
ser l’usage à son seul avantage […] »14.
Plus radicalement, Robert David Sack définit le territoire comme une
portion de l’espace délimitée pour exercer un pouvoir et y développer des straté-
gies de contrôle : un groupe quelconque détient un pouvoir sur un espace appro-
prié à ses activités ; il construit une organisation spatiale pour conforter et appro-
fondir durablement ce pouvoir ; et c’est ce processus même, en tant qu’il est
assumé collectivement, qui procure au groupe une identité ancrée dans ce lieu et
qui transforme un espace quelconque en territoire. D’un point de vue géo-
politique, cette stratégie prend un tour institutionnel, et le territoire désigne alors
uniquement l’espace sur lequel un État-Nation exerce sa puissance. L’État en
question doit mettre en place un espace borné et reconnu, autant par la popula-
tion résidente que par les autres États. Il n’y a donc de « pouvoir » attaché à un
territoire que s’il est partagé à l’intérieur et reconnu à l’extérieur.
À cet égard, le territoire est une extension spatiale définie par un équilibre
modal entre, d’une part, ce que veut, doit, sait et peut faire le collectif des

12. BRUNET Roger et al., op. cit.


13. Cf. supra, premier chapitre de la partie III, « L’espace et le temps des formes de vie ».
14. JAILLET Marie-Christine, « Contre le territoire, la “bonne distance” », in VANIER Martin, dir.,
Territoires, Territorialité, Territorialisation. Controverses et perspectives, op. cit.
232 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

occupants, et d’autre part, ce que veulent, doivent, savent et peuvent faire tous
ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe. De cette répartition des compétences
modales, de part et d’autre de la limite, découlent les scénarios et événements
narratifs de ce qu’il advient du territoire.

SPÉCIFICITÉ, LÉGITIMITÉ ET APPARTENANCE SYMBOLIQUE


Morphologie et vécu figuratifs
Pierre George et Fernand Verger caractérisent également le territoire comme
un espace géographique qualifié par une spécificité naturelle (ex : territoire
montagneux) ou culturelle (ex : territoire linguistique)15. L’extension est alors
celle de propriétés figuratives typiques, qui est en contraste avec celles des espaces
voisins, avec une forte capacité identitaire.
Ce territoire-là, dans une acception très proche de celle du paysage, renvoie
d’abord à une expérience perceptive et classificatoire, qui fait se rencontrer d’un côté
une morphologie figurative typique, et de l’autre un vécu et un agir collectif. Le
territoire est dans ce cas, comme le paysage, considéré en tant que décor figuratif des
activités humaines, dont les propriétés et les limites sont déterminées par le champ
sensible (notamment visuel) d’un observateur collectif16. Ces deux dimensions ren-
voient respectivement à un plan d’existence (les propriétés figuratives) et à un plan
d’expérience (le vécu sensible). La réunion des deux, existence et expérience, est
susceptible, on l’a déjà mentionné17, de produire des effets sémiotiques.
Rapportée au territoire des appropriations, des pouvoirs et de la domination
d’un groupe, cette acception ajoute en quelque sorte une légitimité ancrée à la fois
dans les propriétés figuratives objectives d’une extension spatiale, et dans le vécu
sensible de ses habitants. La figurativité vécue fournit un plan d’expression pour
les contenus qui fondent l’adéquation entre les besoins d’une population et ce
qu’offre en réponse un territoire. Les acteurs se convainquent de cette adéqua-
tion, entre leurs besoins et les propositions du territoire, du fait même qu’ils
reconnaissent son identité figurative. En somme, la stabilité iconique de cette
identité figurative donne accès aux valeurs de contenu inscrites dans le territoire.
Ce plan d’expression, devenu l’emblème de l’adéquation entre territoire et popu-
lation, procure également et de ce fait même une légitimité à l’appropriation du
territoire et à l’exercice du pouvoir. Le lien d’identification entre le groupe et

15. GEORGE Pierre et VERGER Fernand, op. cit.


16. Hypergéo, op. cit.
17. Cf. supra, premier chapitre de la partie III « Espaces et temps des formes de vie ».
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 233

l’espace est de l’ordre du « pouvoir être » (le possible) et il se convertit en


« pouvoir faire » (le contrôle).
C’est la raison pour laquelle, en marketing, la notion de territoire est utilisée
pour désigner un ensemble de valeurs et d’attentes cohérentes vers lesquelles
convergent les propositions d’une marque et leur réception par un public. Le
territoire devient alors un domaine du marché où une marque est légitime aux
yeux de sa clientèle actuelle ou potentielle, et où, en conséquence, elle peut ren-
forcer sa présence, notamment en y augmentant le nombre de produits et leur
diversité. On retrouve la propriété dynamique signalée dès le début : la légitimité
territoriale de la marque est un potentiel de développement de produits, un
potentiel d’acceptation pour de nouvelles propositions commerciales, un poten-
tiel de conquête et de développement au-delà des limites.

Identité culturelle et appartenance symbolique


Autoréférence et projection symbolique
Pour ancrer définitivement l’identité territoriale dans les représentations des
individus et de la collectivité, il faut projeter sur la relation sémiotique précédente
(la valeur emblématique du rapport « propriétés figuratives / vécu figuratif) un
acte d’autoréférence symbolique.
Un territoire conjugue d’une part un ensemble de ressources matérielles et
de propriétés spatiales, figuratives, économiques et institutionnelles et d’autre
part des propriétés symboliques immatérielles qui contribuent à nourrir l’imagi-
naire et à déterminer l’existence et le comportement des individus et des collecti-
vités. C’est en particulier la conception de Bernard Debarbieux. Cette capacité
structurante procure à chacun un horizon d’identité sur lequel il peut se projeter
et se reconnaître.
Les représentations immatérielles et identitaires du territoire sont
aujourd’hui prises en considération tout autant que ses propriétés matérielles :
Claude Raffestin et Yves Bareil affirment par exemple que le territoire a une
réalité « bifaciale », une face physique et une face symbolique. Dès lors, l’appro-
priation du territoire a pour objet la face physique, et pour ressort et motivation
la face cognitive, symbolique, voire passionnelle.
La dimension symbolique du territoire reconfigure en quelque sorte toutes
les ressources et autres propriétés qu’il comporte en un principe d’autoréférence
identitaire. Cette réflexivité associe une vision du monde partagée (des valeurs et
des contenus), dont le territoire en tant qu’ensemble figuratif est l’expression, et
234 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

une identité individuelle et collective, dont le territoire en tant que lieu est la réfé-
rence. Cette identité symbolique peut être actualisée en toutes circonstances,
chaque fois que le territoire est l’objet d’une énonciation. Nous sommes là au
point ultime de l’auto-description, puisque l’identité proclamée du territoire,
constituée comme une sémiotique-objet, avec plan de l’expression (figurative) et
du contenu (axiologique et modal), se retourne vers celui qui la proclame, et lui
procure sa propre identité.
En géographie culturelle, le territoire peut être caractérisé par l’identité
culturelle des populations qui l’habitent, ou même seulement par les représenta-
tions que l’on s’en fait. Par exemple, le territoire tibétain est considéré comme tel
parce qu’il a été marqué par la culture et la population tibétaine (paysages, monu-
ments, etc.). Malgré le fait qu’il soit aujourd’hui sous domination chinoise, il reste
en ce sens pertinent de parler de territoire tibétain, même si la population
tibétaine n’est plus la seule à l’habiter, même si elle en a perdu le contrôle et la
gestion économique et administrative. Cette identité symbolique et réflexive a
donc sa propre résilience, et peut perdurer et se transmettre même si les autres
propriétés du territoire ont disparu.

Critique de l’identité territoriale : mobilité et mondialisation


Marie-Christine Jaillet part elle aussi du constat que le découpage territorial
historique est beaucoup moins pertinent eu égard aux diverses formes de mobi-
lités contemporaines, mais elle l’étend également à la dimension culturelle et
symbolique. Il n’y aurait donc plus pour chaque individu ou groupe d’individus
un seul territoire symboliquement pertinent, mais plusieurs entre lesquels il doit
sans cesse arbitrer, hiérarchiser et se resituer. Du point de vue des individus et de
leurs vécus, la question qui se pose ne serait plus celle de l’appartenance
territoriale, mais celle de la gestion symbolique et matérielle des hiérarchies et des
opportunités d’une multi-territorialité à géométrie variable, et fluctuante même
dans sa composition et son extension.
En outre, il est illusoire de considérer aujourd’hui que le territoire corres-
pond au cadre de vie d’une communauté. En effet, les modes de vie s’organise-
raient moins autour de l’ancrage à proximité, et plus à partir de l’étendue et des
limites de la mobilité. Par conséquent, dans nos sociétés mobiles et complexes, il
n’est plus possible de créer du lien social et de l’identité uniquement à partir du
territoire local défini par sa proximité. Marie-Christine Jaillet propose, pour
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 235

caractériser le territoire aujourd’hui, de remplacer la notion de proximité par


celle de « bonne distance »18.
La « bonne distance », en l’occurrence, est celle qui résulte des réglages
incessants, dans les parcours de mobilité d’un individu, entre sa localisation
actuelle d’une part, et le degré d’investissement symbolique qu’autorisent ses
représentations passionnelles et identitaires, d’autre part. Il s’identifie ainsi plus
ou moins, à proximité ou à distance, aux territoires qu’il habite ou qu’il traverse.
Mais cette évolution du concept consacre la dissociation entre les différents
niveaux d’analyse du territoire : la dimension symbolique et identitaire, notam-
ment, dont on a déjà évoqué la résilience dans le temps, et sa capacité à perdurer
indépendamment des autres dimensions, semble maintenant s’en autonomiser
dans l’espace même. Nous atteignons ici la limite de la congruence que nous
recherchons entre les différentes dimensions d’analyse du territoire.

TRANSFORMATION ANTHROPIQUE, TRAVAIL ET DONATION DE SENS


Une production sémiotique : écrire le territoire
Claude Raffestin conçoit le territoire comme un espace transformé par le
travail humain19. L’anthropisation d’une portion de l’espace naturel est au cœur
de cette approche : on considère comme territoire « toute portion humanisée de
la surface terrestre ». Le territoire n’est donc pas seulement le décor où se
déroulent les activités humaines, puisqu’il résulte lui-même, pour une part
importante de ses propriétés, de ces activités. L’anthropisation est ainsi posée à la
source du principe réflexif de l’autoréférence : chacun peut trouver son identité
dans son territoire parce que chacun y a déjà mis du sien, ou s’identifie à tous
ceux qui l’ont ainsi façonné, parce que la collectivité dans laquelle il se reconnaît a
produit le territoire, dans ses dimensions matérielles autant que symboliques, par
son activité même.
On retrouve donc sous un autre point de vue, plus général cette fois, le pro-
cessus créateur d’identité. Claude Raffestin précise la dialectique réflexive qui
conduit à cette identité, en reprenant la théorie du pouvoir de Michel Foucault : il
montre comment les hommes transforment le territoire en y projetant les
connaissances, les représentations et les savoir-faire qu’ils puisent dans leur pro-
pre culture.

18. JAILLET Marie-Christine, op. cit., p. 121.


19. RAFFESTIN Claude, « Écogénèse territoriale et territorialité », in AURIAC Franck et BRUNET
Roger, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard, pp. 173-185, 1986.
236 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

En somme, Claude Raffestin referme le cercle herméneutique ouvert par


d’autres : le travail humain transforme un espace naturel en espace culturel, mais
selon un processus itératif et réflexif, où la culture est d’une certaine manière déjà
à disposition, construite par les étapes antérieures, et déterminante pour les
étapes ultérieures. Ce cercle herméneutique n’est pas seulement celui de l’inter-
prétation du territoire : c’est aussi celui de sa production sémiotique, celui de la
production d’un espace auquel les hommes ont donné du sens, reconnaissent ce
sens, et contribuent à son évolution20.
Bien d’autres auteurs convergent vers cette conception synthétique et
sémiotique. Joel Bonnemaison, par exemple, insiste sur les limites d’une
conception strictement biologique, éthologique ou d’appropriation économique
du territoire, et il s’efforce de la dépasser par une conception sémio-culturelle : le
territoire n’est pas seulement un lieu d’appropriation et de frontière comme le
suggère la définition biologique, c’est un espace symbolique ou « […] le support
d’une écriture chargée de sens »21.
La métaphore de l’écriture mérite un commentaire, car elle explicite la pro-
duction de sens : à l’occasion d’activités économiques, sociales et quotidiennes de
transformation matérielle du territoire, les hommes y inscrivent des empreintes,
des traces durables et peu à peu cumulées et combinées. Si ces traces sont ensuite
déchiffrables et interprétables, ce n’est pas simplement parce qu’elles témoignent
du travail de transformation accompli ; si c’était le cas, ces traces ne seraient alors
que de simples signaux témoins, dont le contenu ne serait pas plus que la
mémoire d’un travail accompli mais indéterminé. Si elles sont interprétables, c’est
surtout parce qu’elles ont du sens : le sens de la culture qui a influencé la manière
de transformer et de travailler, le sens des manières de faire.
Et en outre, ce sens n’est pas délivré par contemplation ou analyse, mais dans
la pratique elle-même, dans le recouvrement des activités d’hier par les activités
d’aujourd’hui. Les pratiques d’hier ont laissé des empreintes profondes dans le
territoire (elles les ont « enfoui » dans sa morphologie même), et les pratiques
contemporaines les désenfouissement et les réactualisent.
Le propre d’une écriture, en effet, n’est pas de nous informer du fait que
quelqu’un a écrit. Le propre d’une écriture est de nous délivrer une signification
qui était associée à l’acte de marquage et d’inscription, une signification appar-
tenant à un autre niveau de représentation que l’inscription elle-même. Le terri-

20. DEBARBIEUX B., op. cit., pp. 36-37.


21. DEBARBIEUX B., loc. cit., p. 37.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 237

toire est « inscrit » par les pratiques et nous y déchiffrons une culture à l’œuvre,
par d’autres pratiques.

Critique du lien entre territoire et donation de sens


John Agnew parle de piège territorial (territorial trap) pour désigner le fait
que l’État est vu, de manière éternelle, comme garant du pouvoir dans le monde
moderne. Trois suppositions invariables seraient à l’origine de ce piège
conceptuel.
La première est que la souveraineté étatique moderne reposerait sur des
espaces territoriaux clairement limités. La deuxième : les États modernes seraient
constamment en opposition les uns les autres parce que leur bien-être ne pourrait
augmenter qu’aux dépens de celui des autres. Il n’y aurait donc de civilisation
possible qu’à l’intérieur des limites d’un territoire bien identifié. La troisième : les
États territoriaux seraient vus comme le contenant géographique des sociétés
modernes. Plus précisément, on a tendance à parler de sociétés « américaine » ou
« française » comme si les frontières d’un État étaient aussi les frontières des pro-
cessus sociaux ou culturels. Pour John Agnew, ces trois suppositions implique-
raient que le territoire soit une entité exclusivement composée d’acteurs territo-
riaux similaires qui réalisent leurs buts à travers le contrôle de blocs d’espace22.
Cette critique ne remet pas en cause le processus sémiotique de donation de
sens, mais en redéfinit la portée : l’« écriture » déborde les limites du support
assigné, elle se dissémine sur de multiples supports secondaires, de sorte que ce
n’est pas le territoire dans ses limites qui guide le déchiffrage et l’interprétation,
mais, à l’inverse, les possibilités de déchiffrage et d’interprétation qui déplacent
les limites et déterminent le périmètre territorial pertinent. Cette conception
déborde même celle de l’écosystème, puisque les capacités d’une collectivité à
« inscrire » son histoire, ses valeurs et ses projets dépassent les limites qu’il est
convenu d’assigner aux interactions économiques et sociales contemporaines, et
qui déterminent les écosystèmes.
À ce moment de l’analyse, le renversement conceptuel est accompli : la
notion de territoire est devenue une notion principalement sémiotique, dont le
cœur est une activité d’énonciation et d’interprétation, inscription et déchiffrage
compris, et dont les différentes dimensions sont affectées, par cette activité
sémiotique, les unes au plan de l’expression (figurativité, identité symbolique et

22. AGNEW John A., « Territorial trap », Geopolitics: re-visioning world politics, London (etc.),
Routledge, pp. 53-54, 2003.
238 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

culturelle) les autres au plan du contenu (adéquation, optimisation, possession).


Et l’ensemble de cette configuration sémiotique reste toujours animée par la
dialectique de la fixation et du dépassement/déplacement des limites.

POUR FINIR : LE TERRITOIRE COMME FORME DE VIE


Notre hypothèse de travail initiale se fondait sur l’identification d’une parti-
cularité sémantique observée dans la plupart des acceptions du concept de
« territoire » : son caractère diffus, son quantum de négativité. Le parcours ana-
lytique qui précède montre, de part en part, que le territoire ne pose une limite
que pour engager une dynamique de traversée, de déplacement ou d’effacement
de la limite.
Un pays est doté de frontières, et le non-respect de cette limite est une trans-
gression, une menace, voire un acte belliqueux. Un territoire, quel que soit le
point de vue sous lequel il est saisi, économique, culturel, identitaire, éthologique,
n’a de limite que pour inscrire dans l’espace une zone de passage, d’échange,
d’interactions et de transitions. Cette propriété spécifique se décline donc sous
toutes les dimensions observées.
1. La dimension spatiale : le territoire est un espace comportant des limites,
dont la fonction première est de mettre en relation un intérieur et un exté-
rieur. Le ressort de cette dynamique est précisément dans la tension entre
l’existence de ces limites et la nécessité de leur dépassement ou de leur dépla-
cement.
2. La dimension modale et actantielle : le territoire est un domaine contrôlé par
un actant. Les relations entre cet actant et son domaine obéissent elles aussi à
une dynamique d’ajustement, d’adéquation et d’optimisation de cette adé-
quation. Cette adéquation optimisée légitime, de son point de vue, le
déploiement du vouloir, du pouvoir et du savoir faire à l’intérieur du
domaine, et le différencie des vouloir, pouvoir et savoir faire extérieurs.
Mais cette adéquation et ce contrôle ne valent que s’ils sont également
reconnus à l’extérieur. Il n’y a donc de « pouvoir » attaché à un territoire que
s’il est partagé à l’intérieur et reconnu à l’extérieur.
À cet égard, le territoire est un domaine d’action défini par un équilibre
modal entre, d’une part les vouloir, savoir et pouvoir (faire) propres au
groupe des occupants, et les vouloir, savoir et pouvoir (faire) de tous ceux
qui n’appartiennent pas à ce groupe.
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 239

3. La dimension figurative et sensible : le territoire est sous cette dimension saisi


dans sa spécificité observable, du point de vue de la sensibilité et du vécu des
occupants. Cette dimension figurative participe à la légitimation du contrôle
(cf. supra), dans la mesure où elle procure un plan d’expression pour les pro-
priétés sur lesquelles repose l’adéquation entre le domaine et l’actant.
Elle exprime en les projetant dans les figures du monde naturel les réponses
du territoire aux attentes et aux besoins de ses occupants. Ce plan
d’expression conforte par conséquent la légitimité de l’appropriation du
territoire et de l’exercice du pouvoir, en l’inscrivant « dans les choses
mêmes » et dans leur perception par les occupants. Le lien d’identification
entre le groupe et l’espace est de l’ordre du « pouvoir être » (le possible) et il
se convertit en « pouvoir faire » (le contrôle).
4. La dimension herméneutique : le territoire est caractérisé comme le domaine
où se déroule un processus de transformation sémiotique, au cours duquel le
territoire devient à la fois le produit d’un travail collectif de donation de sens,
et un support pour la conservation et la réactualisation de la mémoire de ce
travail.
C’est la raison pour laquelle le territoire peut être considéré comme une pro-
duction sémiotique (avec sa sémiose propre), avec un plan de l’expression et
un plan du contenu. Le plan de l’expression résulte des propriétés figuratives,
des traces et inscriptions laissées par l’activité humaine, et le plan du contenu
est constitué des dimensions spatiales, actantielles, modales et axiologiques
évoquées ci-dessus. Le territoire peut alors être déchiffré.
5. La dimension subjectale et énonciative : le territoire devient, en raison de
toutes les propriétés évoquées jusqu’alors, le support de projection d’une
identité culturelle et d’une appartenance symbolique. Du point de vue de
l’occupant, en effet, dès qu’il énonce son appartenance au territoire, le
rapport entre le plan de l’expression (l’inscription) et le plan du contenu (une
culture à l’œuvre) se convertit en énonciation de sa propre identité symbo-
lique.
À cet égard, la « bonne distance » évoquée plus haut résulte du réglage qu’un
individu mobile opère entre son lieu actuel et l’investissement symbolique
qu’il est en mesure de projeter en énonçant ce lieu.
L’hypothèse de départ peut donc être maintenant complétée : le rapport aux
limites très spécifique que nous avons observé s’explique notamment par le
caractère déictique du territoire. Un pays est un espace délimité de manière
240 L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

objective et débrayée, sans référence à un centre et à une instance de perception


et d’énonciation. Pour lui procurer un centre, il faut lui inventer une capitale ;
mais une capitale est un centre objectif et débrayé. Au contraire, le territoire est
un domaine embrayé et centré (ou multicentré) où des occupants sont en mesure,
à partir de la seule position symbolique qu’ils occupent en tant qu’habitants, de
distinguer les équivalents d’un « ici », d’un « là-bas » et d’un « ailleurs », et d’en
déplacer la distribution au cours de leur mobilité.
Le territoire accueille des styles de vie, et il constitue lui-même est une forme
de vie, dont il exploite les cinq propriétés principales :
1. Il donne lieu à une sémiose spécifique constituée d’un plan de l’expression et
d’un plan du contenu.
2. L’ensemble des dimensions du plan du contenu de la sémiotique-objet ainsi
constituée sont congruentes, en ce qu’elles comportent toutes une inflexion
de leurs propriétés qui ne s’explique que par un schème commun et trans-
versal, ici-même : l’organisation déictique et ses effets sur la mobilité des
limites.
3. Le plan de l’expression du territoire porte les propriétés figuratives et sen-
sibles, ainsi que les projections identitaires et symboliques associées à ce
schème transversal.
4. L’activation de ce schème transversal sur toutes les dimensions est un facteur
de persévérance du territoire : ce dernier ne survit en effet aux transforma-
tions et interactions auxquelles il est soumis que parce que leur dynamique
est le ressort même de son identité et de son existence perçue. Dépasser ses
propres limites, c’est sa manière propre de continuer à être un territoire, sa
manière de persévérer dans son être.
5. Le territoire ne s’actualise comme forme de vie que sur le fond de sa négati-
vité constitutive, par contraste avec les autres subdivisions administratives,
politiques et éthologiques auxquelles il se confronte pour imposer ses valeurs
et sa dynamique propre.
Et enfin, que ce soit à propos des limites à franchir ou à déplacer, ou à propos
de la grande mobilité contemporaine du sentiment identitaire, et en raison de la
nature déictique du territoire, l’ancrage de la forme de vie qu’il propose reste tou-
jours problématique, toujours lié à son énonciation actuelle et renouvelée : l’an-
crage d’une forme de vie, dans la perspective définie au tout début, est une appro-
priation par des acteurs ou des groupes d’acteurs, et il donne lieu à des styles de
vie. Mais la localisation, sociale ou géographique, des styles de vie du territoire,
TERRITORIALITÉS : DES FORMES DE VIE EN LEUR DOMAINE 241

est justement en ce cas le problème rémanent : cette forme de vie en transforma-


tion permanente, pour ainsi dire par constitution, entraîne avec elle, dans sa labi-
lité et sa plasticité, les styles de vie des acteurs. Gilles Deleuze aurait sans doute pu
l’écrire lui aussi : le devenir du territoire, c’est exactement sa déterritorialisation.
Conclusion

Les existants persistent à exister. Certains d’entre eux sont vivants, certains
mêmes sont humains, et ils persévèrent. Ainsi, la vie prend forme. Les cours de vie
prennent sens, dans les stratégies adoptées pour en assurer la continuité malgré les
obstacles et les aléas. Les choix de vie s’organisent pour manifester aussi bien la
force des engagements que les hésitations, les atermoiements, les renoncements et
les changements de cap, et pour tenter de leur procurer un cadre de cohérence.
Il n’est pourtant rien de plus difficile que de donner un sens à la vie même,
puisque la vie même est irréductiblement antéprédicative, et que nous ne pou-
vons, pour l’appréhender, nous reposer ni sur nos volontés ni sur nos capacités.
Dans l’expérience, elle se donne à ressentir, en tant que pur affect sans veille ni
lendemain, en deçà de toute cognition et de tout projet. En tant qu’expérience, le
sentiment de vivre est pourtant le point de départ qui permet de faire la diffé-
rence entre les modes d’existence naturels (dans la biosphère) et les modes
d’existence sociaux (dans la sémiosphère) : c’est le point de départ de la réflexivité
dont les seconds ont besoin pour se distinguer des premiers.
Mais on ne peut en rester là, car donner sens à la vie même, dans sa mani-
festation immanente, c’est affronter une aporie qui résiste à tous les artefacts
intellectuels : comment repérer ou provoquer l’événement secondaire qui serait
susceptible de libérer le sens de la vie de son ancrage originaire dans des détermi-
nations qui nous échappent ?
Toutes les formes de vie que nous avons explorées apportent le même type
de réponse : la vie prend forme et sens dans l’espace et dans le temps qui lui
donne cours, en redéployant l’affect originaire en processus existentiel et passion-
nel. L’événement secondaire recherché est une mise en procès, l’invention d’un
déploiement syntagmatique pour cet affect originaire qui n’en comporte pas en
lui-même. Et cette mise en procès suscite la première « imperfection » qui appelle
une donation de sens : le cours de vie donne prise à l’initiative du vivant lui-
même, et se libère provisoirement et partiellement de la détermination originaire
par laquelle la vie advient à l’existence.
244 CONCLUSION

Et c’est pourquoi le sens de l’existence repose sur les formes de la persistance.


C’est pourquoi le sens de la vie émerge des formes du « persévérer à vivre » :
« persévérer », même compris sur le fond d’une passivité immanente, échappe au
pur affect vital, et lui ajoute la possibilité, et même la nécessité d’une séquence.
L’affect originaire, joie ou souffrance de vivre, est alors converti en une famille de
questions (« Et avant ? », « Et après ? », « Et là-bas ? ») dont la réponse prend
l’aspect d’une série d’affects secondaires, reliés entre eux, dans la profondeur de la
persévérance à vivre.
Les formes de vie deviennent alors des configurations sémiotiques com-
plexes, qui mettent en relation un plan de l’expression (le schème syntagmatique
dominant qui règle le cours de vie) et un plan du contenu (les sélections opérées
parmi les catégories et les valeurs sémantiques). Ces deux plans associés sont
chacun dotés de propriétés complémentaires et solidaires, formant un ensemble
opératoire pour l’analyse, et proposant une modélisation vérifiable et falsifiable.
Chacun des deux plans peut en effet être « testé » par l’analyste, car ils sont
susceptibles de réagir significativement à la permutation et à la commutation : la
permutation pour tester la cohérence des schèmes syntagmatiques, la commutation
pour tester la congruence des sélections paradigmatiques. Et surtout, ces opéra-
tions de permutation et de commutation sont en permanence disponibles pour
les acteurs eux-mêmes : nous avons notamment observé comment, de l’intérieur
même des formes de vie et des scénarios qu’elles suscitent et déterminent, les
participants peuvent subvertir, récuser, reconfigurer et assumer des formes de vie
existantes ou émergentes. Le chevalier au mouchoir, chez Schiller, procède par
permutation : au moment où l’échange qui lui est proposé doit aboutir au contre-
don, il le refuse. Il refuse en cela que son propre acte de courage, dans la fosse aux
lions, puisse être interprété comme une phase d’échange par dame Cunégonde. Il
en revendique en somme la gratuité. La séquence d’échange interrompue perd
son sens et son but, et l’acte téméraire qui précède est reconfiguré pour s’intégrer
à une autre forme de vie, dont le schème est encore à inventer. C’est une commu-
tation pertinente, au sens propre.
Nous avons été conduit, pour rendre compte de ces transformations et rema-
niements, à poser par généralisation la coexistence et la confrontation, pour chaque
forme de vie, d’un principe de persévérance et d’un principe de contre-persévé-
rance. Mais au terme du parcours que nous venons d’accomplir, il semble plus
approprié de considérer que chaque forme de vie est, par définition et potentielle-
ment, en confrontation avec toutes les autres : avec ses contemporaines comme
avec celles qui l’ont précédée, avec celles qui sont toujours en vigueur comme avec
CONCLUSION 245

celles qui cherchent à émerger ou à s’imposer. Dans cette perspective, la confronta-


tion entre la persévérance et l’« arrêt » n’a qu’une faible valeur heuristique, puisque
seules les manières d’éviter l’arrêt ont un sens. Dès lors, le véritable enjeu est le
choix des manières de ne pas arrêter de vivre : la contre-persévérance est dans ce
cas, non pas seulement un obstacle opposé au cours de vie, mais elle est réinterpré-
table comme la compétition entre deux ou plusieurs formes de vie pour accéder à la
manifestation et devenir une forme dominante.
Les formes de vie sont à disposition des acteurs dans une sémiothèque où
elles seraient réparties, ainsi que nous l’avons suggéré, en « strates » exploitables,
exploitées ou refusées. La praxis culturelle (la dynamique interne de la sémio-
sphère) dispose de cette organisation stratifiée en agissant sur les modalisations
existentielles de chaque strate : elle actualise et réalise telle ou telle forme de vie,
elle virtualise telle autre ; les unes apparaissent et se manifestent, les autres dispa-
raissent et retournent à l’immanence. Le beau geste est un événement parti-
culièrement dédié à de telles transformations : une forme de vie potentielle
s’ébauche, sur le fond d’une autre qui est récusée et renvoyée à l’état virtuel.
Mais la réflexion sur les territoires a permis elle aussi de mettre en évidence
une propriété dynamique, reposant sur une négativité intrinsèque à toute configu-
ration territoriale, et qui se manifeste par l’ensemble des motifs du dépassement et
du déplacement des limites, de la mise en réseau des territoires, de la délocalisation
et de la dissémination de leurs propriétés et de leurs actions dans l’espace et le
temps des économies, des sociétés et des cultures. Et tout se passe comme si ce
schème dynamique, la dialectique de l’affirmation et de la négation des limites,
avait la vertu d’agréger l’ensemble des composantes thématiques du territoire, figu-
ratives et sensibles, identitaires et culturelles, économiques et pratiques, pour en
faire apparaître la congruence axiologique et l’efficacité symbolique.
Les saisons de la mode elles-mêmes se présentent comme un dépassement et
une reconfiguration d’un cours de vie scandé par le retour périodique des
automnes et des hivers, des printemps et des étés. Pour donner une autre signifi-
cation à la vie des corps vêtus, cette reconfiguration se fonde pour commencer
sur la première appréhension de la vie même : le pur affect immédiat, joie ou
souffrance, profondément enfoui dans la chair, qu’elle transforme en processus
passionnels (le subir, le ressentir, le pâtir ou l’agir), pour les mettre en scène dans
les interactions entre le corps propre et le corps simulé et vêtu. Quatre manières
différentes de vivre dans le temps et l’espace la tension entre l’affect vital origi-
naire et l’exigence de persévérance qui permet de passer d’une saison à l’autre.
246 CONCLUSION

Quatre manières différentes de régler le dialogue entre le corps propre, celui qui
fait l’expérience de la vie même, et le corps simulé, celui qui manifeste les
transformations périodiques et les passions de la persévérance.
Transparence sociale et politique, territoires et écosystèmes économiques et
symboliques, croyances et régimes médiatiques, compétitivité et compétition,
variations stylistiques de la mode : ce sont quelques-unes des innombrables confi-
gurations sémiotiques qui donnent du sens à nos vies quotidiennes, collectives ou
individuelles, et qui nous donnent le sentiment de partager avec d’autres une ou
plusieurs cultures. En traversant ces configurations l’une après l’autre, un
dialogue a été engagé avec plusieurs sciences humaines et sociales : entre autres,
avec l’anthropologie, l’économie, la géographie, la philosophie, la médiologie, les
sciences politiques. Un dialogue inégalement approfondi, parfois hésitant,
souvent implicite, mais toujours ouvert. Il en ressort l’image d’une pratique qui
s’apparente à une herméneutique, et qu’on pourrait caractériser provisoirement
comme une étho-socio-sémiotique.
Mais il en ressort également une représentation nouvelle de nos sociétés et de
nos cultures. La représentation la plus commune pose d’abord, d’un côté, des
sociétés composées par segmentation de classes, de castes, de communautés, de
groupes, de sociostyles et de catégories socio-professionnelles, et, de l’autre,
ensuite, des cultures constituées par des signes, des textes, des objets et des pra-
tiques. Entre les deux, on décrit enfin des usages socio-culturels et on constate que
telle catégorie sociale s’approprie plutôt tel type de signe, de texte, d’objet ou de
pratique. Les usages socio-culturels sont alors considérés comme une preuve
supplémentaire de la pertinence des segmentations et des classifications sociales.
Une telle représentation comporte trois présupposés qu’on peut hésiter à
partager :
1) une société ne peut être appréhendée et décrite que par segmentation
préalable,
2) les phénomènes sémiotiques propres à une société ne peuvent être appré-
hendés que dans les limites de la culture qu’elle se donne et
3) les formes et productions culturelles sont déterminées par l’appartenance
sociale, à travers leurs usages, et de ce fait même elles procurent aux segmen-
tations sociales l’une de leurs manifestations distinctives.
La sémiotique des formes de vie propose une autre représentation de la
société parce qu’elle ne partage pas ces trois présupposés. Elle part en effet de
quatre principes différents :
CONCLUSION 247

1. La segmentation n’est pas un préalable à l’analyse, ni même un produit défi-


nitif de l’histoire : ce n’est qu’un « instantané » (plus ou moins durable) qui
saisit un certain état de la relation entre les rapports de pouvoir et la réparti-
tion des connaissances et des pratiques sociales. Les productions culturelles
sont à cet égard l’un des enjeux des rapports de pouvoir à l’intérieur des
sociétés, et, pour pouvoir penser ces enjeux, il faut que la production des
configurations culturelles obéisse à des règles et processus autonomes. Ce
premier principe dessine la place nécessaire d’une sémiotique capable de
rendre compte des processus de production culturelle.
2. Les formes et productions culturelles résultent donc d’un processus de
genèse qui leur est propre, qui est ici conçu dans le prolongement de ce que
l’École de Tartu-Moscou appelait le « dialogue des sémiosphères ». Ce pro-
cessus concerne tous les objets, toutes les formes sémiotiques, et plus parti-
culièrement celles qui intègrent et mettent en cohérence toutes les autres, les
formes de vie. Le processus en question est donc celui de la transformation
incessante des formes de vie.
3. Les productions culturelles ne constituent pas le point de départ du raison-
nement. Elles en sont tout au plus l’un des aboutissants. Dans la quasi-
totalité des formes sémiotiques que nous avons examinées, nous avons pu
observer les parentés, proximités autant que différences, entre des modes
d’existence naturels, des modes d’existence sociaux, et les formes de vie elles-
mêmes. Les formes de vie débordent donc largement ce qu’il est convenu
d’appeler « productions culturelles ». Ce que les membres et les groupes
d’une société donnée ont en partage, ce sont donc des configurations sociales
et symboliques du « vivre ensemble » — les formes de vie —, dont certaines,
sous des conditions bien précises, produisent des objets culturels.
4. Toutes les formes de vie, ainsi que les productions culturelles associées, sont
potentiellement disponibles pour tous. Chacun est donc susceptible de les
convoquer à sa manière, et de jouer sa partie dans les apparitions et dispari-
tions évoquées ci-dessus. Chacun peut les manifester pour les adopter, les
détourner, les mentionner ou les récuser. Chacun est donc en mesure de
trouver et de définir à tout moment sa propre voie dans la stratification des
formes de vie disponibles à un moment donné de l’histoire de sa commu-
nauté, et, aujourd’hui, de l’histoire du monde.
Les formes de vie sont des configurations nomades dont les acteurs et
groupes sociaux font les enjeux des interactions et des échanges socio-culturels.
248 CONCLUSION

Leur ancrage social est soumis à des déterminations historiques et géographiques,


identifiables, spécifiques et provisoires. Grâce à leur capacité à mobiliser l’atten-
tion, l’intérêt ou l’engagement de tous les acteurs sociaux, grâce à leur disponibi-
lité toujours ouverte à l’intérieur d’une sémiosphère, les formes de vie sont parti-
culièrement appropriées à l’analyse et à la compréhension des sociétés ouvertes
d’aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’en faire, d’un
point de vue syntagmatique, les « constituants immédiats » de la sémiosphère, y
compris dans leur rôle de passerelle avec la biosphère. Du point de vue para-
digmatique, et dans la perspective d’une taxinomie possible, et qui reste à
concevoir, les formes de vie se regroupe en « familles » au sein d’un type de
société, et les types de société constituent les « macro-familles » de formes de vie.
Comme dans toute praxis, les rapports de force individuels et sociaux, les
usages et la manipulation des formes de vie, peuvent faire de certaines d’entre
elles des formes dominantes, qui occultent durablement les autres. Ils peuvent
également aboutir à des équilibres provisoires, par répartition des formes de vie
entre des groupes sociaux distincts. Mais il n’en reste pas moins que les formes de
vie ne sont pas « classantes ». Elles sont appropriables, mais au sens participatif
(une appropriation qui ne prive personne). Elles sont facteur d’identité, mais au
sens de l’individuation (une identité forgée par la spécification d’une forme de
vie, qui reste disponible pour tous les autres). En d’autres termes, les relations
entre les appartenances sociales d’un côté, et les formes de vie de l’autre, sont
suffisamment diverses et contrastées, aussi bien dans le monde contemporain que
dans l’histoire de chaque aire culturelle, pour qu’on soit conduit à adopter une
solution théorique et une méthode qui prévoit d’abord la constitution autonome
des unes et des autres, et ensuite la description de leurs interactions.
Par leur résistance aux segmentations sociales a priori, par leur capacité à
établir des rapports entre des catégories et des composantes apparemment hété-
rogènes, et grâce à une méthode d’interrogation systématique de leurs contenus
immanents (la catalyse chère à Hjelmslev), les formes de vie nous mettent et nous
maintiennent en somme à « bonne distance ». Cette distance est celle qui
convient pour une évaluation critique des configurations typiques et récurrentes
qui sont à l’œuvre dans nos pratiques sociales, quotidiennes, politiques et média-
tiques, et dans les discours qui les diffusent. Avec les formes de vie, la sémiotique
peut renouer avec le sens critique dont se prévalait le Roland Barthes des
Mythologies1, et s’engager dans la critique du sens de nos vies d’aujourd’hui.

1. BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.


Annexe

DER HANDSCHUH
Friedrich Schiller (1797)

Vor seinem Löwengarten, Wie der den Löwen erschaut,


Das Kampfspiel zu erwarten, Brüllt er laut,
Saß König Franz, Schlägt mit dem Schweif
Und um ihn die Großen der Krone, Einen furchtbaren Reif,
Und rings auf hohem Balkone Und recket die Zunge,
Die Damen in schönem Kranz. Und im Kreise scheu
Umgeht er den Leu
Und wie er winkt mit dem Finger, Grimmig schnurrend ;
Auf tut sich der weite Zwinger, Drauf streckt er sich murrend
Und hinein mit bedächtigem Schritt Zur Seite nieder.
Ein Löwe tritt,
Und sieht sich stumm Und der König winkt wieder,
Rings um, Da speit das doppelt geöffnete Haus
Mit langem Gähnen, Zwei Leoparden auf einmal aus,
Und schüttelt die Mähnen, Die stürzen mit mutiger Kampfbegier
Und streckt die Glieder, Auf das Tigertier,
Und legt sich nieder.
Das packt sie mit seinen grimmigen Tatzen,
Und der König winkt wieder, Und der Leu mit Gebrüll
Da öffnet sich behend Richtet sich auf, da wird’s still,
Ein zweites Tor, Und herum im Kreis,
Daraus rennt Von Mordsucht heiß,
Mit wildem Sprunge Lagern die gräulichen Katzen.
Ein Tiger hervor,
250 ANNEXE

Da fällt von des Altans Rand Und mit Erstaunen und mit Grauen
Ein Handschuh von schöner Hand Sehen’s die Ritter und Edelfrauen,
Zwischen den Tiger und den Leu’n Und gelassen bringt er den Handschuh
Mitten hinein. zurück.
Da schallt ihm sein Lob aus jedem Munde,
Und zu Ritter Delorges spottenderweis Aber mit zärtlichem Liebesblick —
Wendet sich Fräulein Kunigund: Er verheißt ihm sein nahes Glück —
« Herr Ritter, ist Eure Liebe so heiß, Empfängt ihn Fräulein Kunigunde.
Wie Ihr mir’s schwört zu jeder Stund, Und er wirft ihr den Handschuh ins Gesicht:
Ei, so hebt mir den Handschuh auf. » « Den Dank, Dame, begehr ich nicht »,
Und verlässt sie zur selben Stunde.
Und der Ritter in schnellem Lauf
Steigt hinab in den furchtbarn Zwinger
Mit festem Schritte,
Und aus der Ungeheuer Mitte
Nimmt er den Handschuh mit keckem
Finger.
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Glossaire & index

NB : le signe /*/ renvoie à l’entrée correspondante dans l’index

A
Ajustement : 17, 32, 59, 122.
Dans une sémiotique-objet* dont la clôture, formelle ou factuelle, n’est pas un critère
pertinent pour l’analyse, comme notamment une pratique sémiotique* ou une forme de
vie*, l’analyse du procès doit pouvoir rendre des processus qui produisent l’impression de
cohérence syntagmatique*, et qui donnent lieu à des schèmes syntagmatiques* recon-
naissables. Ces processus sont ceux de l’accommodation syntagmatique. La socio-
sémiotique développée par Landowski en distingue deux types : la programmation* et
l’ajustement, en les opposant radicalement. De fait, dans les sémiotiques-objets
concernées, ces deux processus sont associés, selon des équilibres qui sont spécifiques de
chaque procès particulier, à l’intérieur du processus général d’accommodation syntagma-
tique.
L’ajustement procède du traitement séquentiel et récurrent des aléas, interférences et
obstacles que rencontrent et affrontent le cours d’action (pour les pratiques sémiotiques),
et le cours d’existence (pour les formes de vie). Pour les formes de vie, l’ajustement est la
manifestation de la persévérance* dans les péripéties du cours d’existence.
Analyse discontinue : 16.
Selon Hjelmslev, l’analyse est continue si elle se déploie dans les limites d’une seule
« base de division », c’est-à-dire reposant sur des dépendances homogènes. Elle est donc
discontinue si, pour respecter le principe d’exhaustivité, elle se déploie en plusieurs divi-
sions (un « complexe de divisions ») mettant à jour plusieurs réseaux de dépendances
hétérogènes. Dans notre perspective, l’analyse est continue sur un plan d’immanence*
homogène, et elle est discontinue si elle porte sur deux ou plusieurs plans d’immanence*
différents.
258 GLOSSAIRE & INDEX

B
Biosphère : 18, 19, 20, 39, 225, 226, 243, 248.
La biosphère, telle que la définit Vernadsky, est l’espace qui enveloppe la planète et
qui réunit les conditions d’existence de la vie et des interactions entre êtres vivants.
Vernadsky avait également imaginé une noosphère, une couche d’enveloppement de la
planète comprenant les conditions d’existence de la pensée consciente. Cette deuxième
notion a été supplantée par la sémiosphère* de Lotman.

C
Cohérence syntagmatique : 49, 50, 158, 194.
La cohérence syntagmatique est une impression procurée par l’ensemble des pro-
priétés d’un cours d’action ou d’un cours d’existence, et par le fait que ces propriétés lui
procurent une forme globale reconnaissable. Elle produit donc des schèmes syntagma-
tiques* iconisés. La programmation* et l’ajustement* sont deux des procédures permettant
d’assurer la cohérence syntagmatique.
Congruence paradigmatique : 50, 158.
La congruence paradigmatique est une impression résultant de la superposition et de
la confrontation de l’ensemble des choix qui sont effectués sur les différents niveaux d’un
parcours génératif de la signification, et qui paraissent s’accorder entre eux. Elle implique
par conséquent une latitude de choix et de pondération axiologique* pour chaque catégo-
rie considérée séparément, ainsi que la possibilité, pour l’ensemble de ces choix, de
constituer une forme globale reconnaissable (la forme du plan du contenu*).
Contre-persévérance : 36, 37, 50, 59, 80, 103, 122, 180, 182, 244.
Le principe de persévérance* implique la rencontre et la traversée d’obstacles et
d’aléas divers, chacun d’entre eux donnant lieu à une "péripétie" dans un cours d’action
ou d’existence. Le principe de contre-persévérance permet de traiter toutes ces interfé-
rences comme inhérentes au cours de vie en tant que tel, et comme participant globale-
ment à la dynamique de sa signification. La contre-persévérance implique, face à l’actant-
corps* du cours de vie, un ant-actant, subsumant l’ensemble des acteurs impliqués spécifi-
quement dans chaque obstacle ou aléa.
Conversion : 15, 43, 44, 45, 49, 66, 71, 113, 115.
Dans une théorie générative qui distingue et hiérarchise plusieurs niveaux d’analyse,
la principale difficulté réside dans l’explication du passage d’un niveau à l’autre, c’est-à-
dire de la conversion d’un niveau de catégorisation en un autre. Comme la hiérarchie
repose elle-même sur une différenciation des degrés de complexité, du plus simple (en
profondeur) jusqu’au plus complexe (en surface), les théories génératives se satisfont le
plus souvent, pour expliquer le passage d’un niveau profond à un niveau plus superficiel,
du principe d’augmentation du nombre d’articulations.
GLOSSAIRE & INDEX 259

Corps simulé : 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 204, 206, 208, 209, 210, 211, 213,
214, 215, 216, 218, 245.
Le corps simulé regroupe l’ensemble des figures qui recouvrent et redoublent le corps
propre. Le corps propre lui-même est une forme actantielle qui se constitue à partir du
corps-chair*. Le corps simulé est donc un artefact qui fonctionne comme un substitut ou
un double du corps propre. Il décrit notamment le vêtement comme un deuxième corps,
conçu pour interagir avec le corps-chair*. Dans une transposition actantielle, le corps
simulé est le Soi, alors que le corps-chair* est le Moi. Ces deux instances réunies consti-
tuent le corps-actant*.
Corps-actant : 52, 78, 87, 100, 214, 216.
L’actant incarné, doté à la fois de propriétés fonctionnelles et modales et de pro-
priétés dynamiques et matérielles, est en mesure, de ce fait, à la fois d’occuper un ou
plusieurs rôles, au titre des premières, et d’impulser et soutenir les transformations narra-
tives, grâce aux secondes. Le terme composé corps-actant exprime le caractère indisso-
luble de cette association entre deux types de propriétés.
Corps-chair : 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 208, 209, 210, 211, 212,
213, 214, 215, 216, 218, 221.
Le corps-actant* est constitué du corps-chair (Moi) et du corps propre (Soi). Le
corps-chair est l’instance matérielle de référence, dotée a minima d’une structure maté-
rielle et d’une énergie associée à cette structure. Le corps propre est une construction
secondaire, une identité qui prend forme au cours des interactions entre le corps-chair et
les autres corps-actants*.

D
Dimension phorique : 52.
La proprioceptivité rassemble les modifications du corps propre qui participent à la
sémiose*. Elles sont de deux sortes : la tensivité et la phorie. La dimension phorique de la
proprioceptivité recueille les mouvements (effectifs ou non, imaginaires ou somatiques)
suscités par les interactions avec les autres corps. Sa polarisation en euphorie et dysphorie
est la première articulation des axiologies.
Dimension tensive : 52.
La proprioceptivité rassemble les modifications du corps propre qui participent à la
sémiose*. Elles sont de deux sortes : la tensivité et la phorie. La dimension tensive de la
proprioceptivité recueille les effets des tensions perçues dans l’environnement. Elle est
notamment articulable sur les deux directions de la présence sensible : l’intensité et
l’extension.
260 GLOSSAIRE & INDEX

Distension : 174, 175, 176.


La distension est l’une des deux manières d’aborder le temps (l’autre étant la transi-
tion*). Sous ce point de vue, le procès temporalisé est traité comme discontinu, doté de
bornes et de seuils, et le temps ne peut alors être saisi que dans ses écarts, ses change-
ments de direction et d’orientation, les basculements de perspectives, et les disjonctions
que ces opérations induisent.

E
Empreinte : 68, 200, 202, 205.
L’empreinte est une figure sémiotique résultant de l’interaction (antérieure, ou par
anticipation) entre un corps et d’autres corps. L’empreinte ne peut fonctionner comme
figure sémiotique qu’en l’absence de l’autre corps. Les empreintes se différencient entre
elles selon que le corps qui les reçoit est affecté dans sa forme superficielle ou dans sa
structure matérielle.
Enfouissement : 119, 200, 220.
L’enfouissement est l’opération de marquage d’un corps, dans sa structure matérielle
interne, lors de l’interaction avec d’autres corps. L’empreinte* qui en résulte n’est accessible
que par désenfouissement. Le cas le plus connu de ce type d’empreinte est le marquage de la
chair en mouvement, dont le désenfouissement sera de nature sensori-motrice.

F
Forme de vie : 11, 13, 14, 15, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 31, 33, 37, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46,
47, 49, 50, 51, 52, 53, 59, 60, 66, 68, 73, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 92, 100, 106, 107,
108, 114, 119, 132, 136, 142, 144, 145, 151, 153, 154, 161, 162, 164, 166, 169, 170, 172,
175, 180, 181, 182, 183, 192, 193, 195, 196, 197, 211, 214, 215, 221, 223, 227, 238, 240,
244, 245, 248, 251.
Une forme de vie est une sémiose* entre la forme syntagmatique d’un cours
d’existence (au plan de l’expression) et l’ensemble des sélections congruentes opérées sur
les configurations axiologiques, modales, passionnelles et figuratives (au plan du
contenu). Les formes de vie sont les constituants immédiats des sémiosphères*.
Formes d’existence : 11, 14, 17, 30, 32, 108, 137.
Une forme d’existence est un ensemble de propriétés et de relations qui constituent
un tout reconnaissable, et imputable à un domaine identifié de l’existence en général.
Cette forme reconnaissable est en outre porteuse des conditions d’existence et de
fonctionnement des entités propres au domaine en question.
Une forme d’existence sociale réunit spécifiquement les conditions d’existence et de
fonctionnement propres à un domaine ou à une dimension de la vie sociale ; les princi-
pales de ces conditions concernent la véridiction*, les valeurs, ainsi que les scènes actan-
GLOSSAIRE & INDEX 261

tielles possibles pour le domaine en question. Les formes d’existence sociales sont par
ailleurs préconstruites comme institutions ou habitus sociaux, et héritées de l’histoire de
la collectivité concernée. Les formes d’existence sociales sont des spécifications théma-
tiques et institutionnelles de la sémiosphère*. Elles peuvent conditionner des familles de
formes de vie*.

H
Homoncule cognitif : 120, 125, 132, 134.
L’homoncule cognitif est un simulacre qui, par délégation, permet à un observateur
de se rendre accessible des opérations et des figures que les contraintes de sa propre posi-
tion d’observation et les limites de sa compétence mettent hors de sa portée. D’un point
de vue épistémologique, l’homoncule cognitif est une hypothèse de travail qui appelle une
validation ou une falsification. Du point de vue de l’analyse, on peut le considérer comme
un observateur délégué, à condition de doter cet observateur de toutes les propriétés et
compétences d’un corps-actant* sensible.

I
Imperfection : 42, 50, 51, 52, 53, 54, 115, 116, 135, 136, 157, 243, 253.
L’imperfection est l’équivalent sensible du manque narratif. Toutefois, sa portée est
beaucoup plus générale, puisqu’à la différence du manque, l’imperfection ne se limite ni à
l’absence (la présence elle aussi peut être source d’imperfection), ni aux phénomènes
perceptifs. La notion d’imperfection recouvre donc toute espèce de défaut syntagmatique ou
paradigmatique qui demande à être résorbé dans la signification qui en rend compte. On
peut rapprocher l’imperfection ainsi conçue du couple notionnel « hiatus/passe » chez
Latour, mais le « hiatus » est d’une définition et d’un usage plus restrictif que l’imperfection.
Imputabilité : 122, 123, 129, 131, 132.
Une des formes et dimensions de la responsabilité est le lien qui relie un acte à son
opérateur : ce lien est une imputation. L’imputation d’un acte à un opérateur peut être
rendue difficile ou impossible en raison de la quantification (le nombre d’actants poten-
tiels, par exemple), de la distance temporelle ou spatiale, ou de la complexité syntagma-
tique du processus de l’acte lui-même. L’imputabilité est donc fonction de l’ensemble de
ces paramètres qui facilitent ou entravent l’imputation.
Inscription : 141, 200, 204, 236, 237, 239.
L’inscription est l’une des formes de l’empreinte*. Lors de l’interaction entre un corps
et un autre corps, l’un des deux au moins reçoit sur la forme de son enveloppe des mar-
quages de surface. L’inscription est alors une trace à déchiffrer par les interprètes, à la fois
comme figure sémiologique (en fonction de son organisation interne) et comme résultat
et effet d’une séquence d’action pratique.
262 GLOSSAIRE & INDEX

Intégration : 6, 16, 17, 19, 96, 97, 98, 99, 101, 102, 103, 104, 138, 140, 143, 145, 215, 216, 231.
L’intégration est la procédure par laquelle les éléments d’un plan d’immanence*
donné deviennent les éléments d’un autre plan d’immanence*. Si le plan d’accueil est de
niveau supérieur (d’un niveau de complexité supérieur), le plan d’immanence intégré
conserve toutes ses propriétés. Si le plan d’accueil est de niveau inférieur (d’un niveau de
complexité inférieur), le plan d’immanence intégré ne conserve que les propriétés propres
à son plan d’accueil. La procédure d’intégration est inspirée d’une proposition de
Benveniste.

J
Jeu de langage : 20, 185.
Dans la hiérarchie des niveaux d’analyse proposée par Wittgenstein, les jeux de
langage occupent la position intermédiaire, entre les expressions et les formes de vie*. Ce
sont des prédications énonciatives (des stratégies portées par des actes de langage). Les
jeux de langage sont des conditions d’interprétation des expressions, sans pour autant
constituer des classes d’expressions (en raison, justement, de la polysémie des
expressions). En revanche, les formes de vie* qui les subsument sont des classes de jeux de
langage. En outre, l’existence de jeux de langage est décisive chez Wittgenstein pour dis-
tinguer les formes de vie* humaines de toutes les autres formes d’existence*.

M
Modes d’identification : 11, 28, 29, 31, 108.
Un mode d’identification est ce qui définit globalement l’appartenance sociale : une
fois circonscrit, il détermine tout ce avec quoi chacun peut entretenir une relation réci-
proque dans une société, et corrélativement, tout ce qui est exclu de cette réciprocité. La
sémiosphère de Lotman est d’abord un mode d’identification primaire : elle distingue
« nous » et « eux ». Philippe Descola propose de reconnaître quatre modes d’identifica-
tion primaires, quatre manière de définir le partage entre « Soi » et « Autrui » : l’ani-
misme, le totémisme, le naturalisme et l’analogisme. Un mode d’identification est une
condition élémentaire préalable pour toutes les sémioses* qui impliquent le lien social,
c’est-à-dire, de fait, la plupart des sémioses*.

P
Persévérance : 31, 32, 33, 36, 37, 47, 48, 49, 50, 59, 69, 80, 83, 84, 89, 95, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 108, 122, 143, 157, 158, 161, 164, 168, 169, 173, 178, 179, 180, 181, 182, 184,
186, 188, 189, 191, 192, 195, 197, 220, 240, 244, 245.
Le principe de persévérance est le ressort élémentaire de n’importe quel cours d’exis-
tence : continuer, continuer malgré ce qui s’oppose à ce cours d’existence. Le principe de
persévérance présuppose le principe de persistance* : exister, c’est toujours continuer à
GLOSSAIRE & INDEX 263

exister dans l’extension (temporelle et spatiale), c’est opposer une résistance aux aléas de
l’existence et plus généralement à la contre-persistance. Mais le principe de persévérance
ajoute une force d’engagement de l’opérateur, et nous fait donc basculer de l’existence en
général à l’expérience d’un actant-corps*, engagé dans le cours d’existence, et à propor-
tion de la force de son engagement.
Persistance : 30, 31, 32, 35, 36, 40, 48, 49, 59, 103, 139, 169, 179, 186, 192, 193, 197, 244.
e principe de persistance est inhérent à l’existence. Passer de l’être à l’existence, en
effet, c’est passer d’un état systémique virtuel à un procès qui se déploie dans l’extension
temporelle et spatiale. L’existence, en outre, se déroule toujours parmi toutes les exis-
tences, et les interférences entre cours d’existence sont la règle, et non l’exception. En
conséquence, exister, c’est intrinsèquement persister.
Le principe de persistance est tout particulièrement à l’œuvre dans les formes d’exis-
tence sociales telles que les conçoit Latour : comme pour exister socialement, il faut per-
sister, les « hiatus » du cours d’existence doivent être résorbés, et c’est alors le rôle des
« passes ». On peut rapprocher ce couple notionnel de Latour (« hiatus/passe ») des pro-
cessus de l’accommodation syntagmatique, programmation* et ajustement*, ainsi que la
notion plus générale d’imperfection*, voire, dans la sémiotique narrative de Greimas, du
concept de manque.
Plan d’immanence : 7, 8, 15, 16, 32, 33, 216.
L’immanence est le principe qui permet de définir le champ des dépendances dont
l’analyse sémiotique doit rendre compte. Ce champ étant délimité en ne retenant que des
dépendances homogènes, on peut dire alors qu’il forme un plan d’immanence. Mais pour
rendre compte d’un phénomène sémiotique quelconque, il peut être nécessaire de
prendre en compte des dépendances qui ne sont pas homogènes : on a donc affaire à
plusieurs plans d’immanence. La notion de « plan », en l’occurrence, fait écho à celles de
plan de l’expression* et de plan du contenu*, de sorte que tout plan d’immanence doit
comporter lui-même, au bout de l’analyse, les deux plans d’une sémiose*. Plus générale-
ment, la notion de "plan" implique une représentation stratifiée de l’existence en général,
et de l’existence sémiotique en particulier.
Plan de l’expression : 11, 12, 14, 16, 42, 43, 45, 46, 47, 51, 52, 59, 66, 68, 79, 112, 115, 143,
157, 162, 186, 195, 198, 207, 211, 234, 237, 239, 240, 244.
Plan du contenu : 11, 12, 14, 26, 42, 45, 46, 47, 51, 52, 53, 59, 62, 68, 74, 75, 77, 79, 157,
162, 186, 238, 239, 240, 244.
À s’en tenir strictement aux définitions hjemsleviennes de ces deux notions -et nous
nous y tenons parce qu’elles sont en l’occurrence particulièrement simples et opératoires-,
expression et contenu ne sont rien d’autre que les fonctifs aboutissants de la fonction
sémiotique, et sont strictement analogues dans leur rapport avec elle. Rien dans les
langages, quels qu’ils soient, n’est prédéterminé comme expression ou comme contenu,
264 GLOSSAIRE & INDEX

indépendamment de la fonction sémiotique. Hjelmslev précise même que rien ne


légitime, hors fonction sémiotique, que l’un des plans soit appelé « expression » et l’autre
« contenu ».
C’est donc la manière dont l’analyse positionne la fonction sémiotique qui répartit
les rôles entre expression et contenu. Et si la fonction sémiotique est rapportée à une
énonciation —ce que ne fait pas Hjelmslev—, c’est l’énonciation qui détermine cette
« position ». C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, la sémiose* et l’énonciation sont
considérées comme fortement dépendantes l’une de l’autre.
C’est encore l’analyse qui conduit à la notion de plan chez Hjelmslev : l’analyse a
affaire au procès, et elle doit veiller à séparer d’abord expression et contenu pour effectuer
les divisions nécessaires et repérer les dépendances et oppositions pertinentes pour
chacun d’eux. L’analyse doit en effet parvenir à montrer l’isomorphisme des deux plans
pour qu’une sémiose soit envisageable. L’analyse aboutit donc à partir du procès, précise
Hjelmslev, à une « ligne de l’expression » et à une « ligne du contenu ». Par ailleurs, elle
doit s’appuyer sur la première division du système en deux faces, la « face d’expression »
et la « face du contenu ». L’association d’une ligne (procès) et d’une face (système) est
arbitrairement dénommée plan par Hjelmslev.
La notion de « plan », du point de vue de la méthode (et en cohérence avec plan
d’immanence*), permet donc : (1) de traiter d’abord séparément expression et contenu en
vue de constituer ensuite la sémiose*, (2) d’examiner et de décrire la manière dont les
dépendances internes s’organisent et se propagent sur chacun d’eux pour constituer une
« forme » identifiable, (3) de rendre compte des conditions sous lesquelles leur réunion
produit une sémiose*, et enfin (4) de considérer le résultat de cette sémiose comme une
sémiotique-objet* pouvant à son tour entrer dans d’autres dépendances et relations avec
d’autres sémiotiques-objets*.
Pondération axiologique : 44, 50.
Au sein d’une catégorie déployée en positions différenciées (par exemple les posi-
tions d’un carré sémiotique ou d’une structure tensive), l’orientation axiologique ne se
limite pas à la projection de l’euphorie et de la dysphorie. Elle peut également procéder en
faisant porter un accent d’intensité (sensible, cognitif, pratique ou passionnel) sur telle ou
telle position. Elle peut également donner à une ou plusieurs positions une extension
supérieure à celle des autres positions. L’association de l’orientation phorique, des accents
d’intensité et des variations d’extension concourt à la pondération axiologique des diffé-
rentes catégories.
Pratique sémiotique : 32, 33, 118, 143.
Une pratique sémiotique est un cours d’action (ouvert aux deux bouts de la chaîne)
qui se définit à partir d’un prédicat thématique et d’un opérateur, environnés l’un et
l’autre au moins par un objectif et un horizon stratégique. La régulation du cours d’action
obéit à un principe d’accommodation (programmation* & ajustement*), et la nature de
GLOSSAIRE & INDEX 265

cette accommodation définit à la fois le genre de pratique (conduite, protocole,


rituel, etc.) et sa plus ou moins grande capacité à résister aux interférences avec les autres
pratiques.
Programmation : 32, 59.
Dans une sémiotique-objet dont la clôture, formelle ou factuelle, n’est pas un critère
pertinent pour l’analyse, notamment dans une pratique sémiotique* ou une forme de
vie*, l’analyse du procès doit pouvoir rendre des processus qui produisent l’impression de
cohérence syntagmatique*, et qui donnent lieu à des schèmes syntagmatiques*
reconnaissables. Ces processus, programmation et ajustement*, sont ceux de l’accommo-
dation syntagmatique.
La programmation procède d’un ensemble d’instructions pour l’accommodation
syntagmatique d’un procès ouvert, éventuellement assumées par un actant destinateur, et
fournissant un contenu procédural à la compétence (savoir-faire et pouvoir-faire) de
l’opérateur de la pratique ou de l’actant-corps d’une forme de vie*. Ces instructions pro-
cédurales sont donc à la fois des conditions requises pour que le procès puisse se dérouler,
et des solutions mobilisables en toutes les phases du procès pour réguler son cours. La
programmation fait appel à des schèmes syntagmatiques* déjà constitués et disponibles
(actualisables), alors que l’ajustement* les adapte et les invente dans le cours même du
procès.

R
Régime de croyance : 16, 17, 29, 59, 78, 85, 86, 97, 116, 118, 121, 127, 128, 132, 133, 145,
146, 147, 148, 149, 150, 152, 188.
D’un point de vue génétique, un régime de croyance est le plus souvent la généralisa-
tion d’une propriété de genre (littéraire ou médiatique) à une forme de vie* tout entière :
du roman, on passe à une forme de vie romanesque ; de la tragédie, au tragique, etc. Un
régime de croyance détermine notamment les conditions requises, en termes de véri-
diction*, de valeurs dominantes et de conditions d’énonciation pour la participation à
une forme de vie*. C’est pourquoi ils sont au principe même des formes d’existence*
sociales. « Régime », en l’occurrence, désigne la spécification, pour une forme d’existence
sociale donnée, des conditions de la croyance en général.
Régime temporel : 172, 173, 174, 175, 176, 177, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 193, 197,
221.
Les régimes sémiotiques du temps sont les formes particulières de la temporalité,
selon les différents paramètres de la perspective, du rythme, du tempo, de l’affect, de la
modalité, de la distension ou de la transition. Un régime temporel donne lieu à une
sémiose* quand il réunit, du côté de l’expression, un certain nombre de ces propriétés, et
du côté du contenu, des valeurs sémantiques et narratives.
266 GLOSSAIRE & INDEX

S
Saisie : 15, 59, 64, 117, 161, 163, 164, 165, 166, 192, 226, 227.
La saisie est le rapport qui s’établit entre un actant source et un actant cible du point
de vue de l’extension. L’actant source saisit, avec une certaine extension, une extension
propre à l’actant cible.
Schème syntagmatique : 32, 33, 41, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 51, 52, 53, 55, 68, 78, 79, 162,
170, 172, 185, 186, 221, 244.
Un schème syntagmatique est la forme stabilisée et reconnaissable de l’agencement
syntagmatique d’un procès. Dans un cours d’action pratique, un schème syntagmatique
est le produit de l’accommodation pratique, c’est-à-dire d’une association entre une part
de programmation* et une part d’ajustement*. Le « schème » est ici entendu dans une
acception proche de l’acception kantienne, à mi-chemin entre le concept et l’image : il a
une part des propriétés du concept, puisqu’il permet de saisir l’ensemble du procès sous
une seule forme, et une part des propriétés de l’image, puisqu’il est reconnaissable comme
une forme iconique. Le schème syntagmatique est par ailleurs, dans les formes de vie*, la
forme même de la persévérance*, et qui concourt à l’impression de cohérence syntagma-
tique*.
Sélection congruente : 12, 45, 78.
La sélection est l’opération par laquelle, sur un ensemble de catégories associées dans
une même forme de vie*, une série de choix et de pondérations axiologiques* sont opé-
rées. La sélection est congruente dès lors que le parcours de l’ensemble des choix effectués
se donne à saisir comme une « commutation en chaîne », ou l’une des commutations
implique toutes les autres. De ce point de vue, la sélection congruente est le processus qui
assure, dans les formes de vie*, la propagation d’un choix catégoriel à tous les autres.
Sémiose : 8, 11, 15, 16, 43, 59, 74, 75, 76, 79, 106, 115, 179, 215, 239, 240.
La sémiose est l’opération par laquelle un plan de l’expression* est défini pour entrer
en corrélation avec un plan du contenu*. C’est la sémiose qui détermine la distinction et la
réunion des deux plans, et non l’inverse. Le principal intérêt des recherches sur la sémiose
réside dans la possibilité de spécifier les conditions particulières et les types dans lesquels
elle advient. La quantification respective des deux plans, le rôle du corps propre, le pro-
cessus perceptif et la scène actantielle qui la produisent, les affects et les émotions qui
l’animent sont parmi les propriétés les plus fréquemment sollicitées pour ce faire.
Sémiosphère : 7, 11, 14, 18, 19, 20, 28, 31, 39, 80, 137, 138, 139, 140, 144, 146, 214, 225,
226, 229, 231, 243, 245, 248, 254.
La sémiosphère est définie par Lotman comme l’espace des conditions requises pour
que des langages et des communications puissent avoir lieu. Ces conditions minimales et
primaires sont au nombre de deux : la détermination d’un mode d’identification* interne
et de différenciation externe, et la capacité d’auto-description. Sous ces conditions pri-
GLOSSAIRE & INDEX 267

maires, la sémiosphère permet de circonscrire, à l’intérieur de la biosphère, l’espace où


des sémioses* sont possibles et pensables. Les modes d’identification* anthropologiques
décrits par Descola sont des types spécifiques de sémiosphères. Les formes d’existence*
sociales définies par Latour sont des espaces sociaux relatifs à des conditions secondaires
des sémioses*.
Sémiotique-objet : 11, 15, 18, 31, 43, 59, 115, 169, 197, 234, 240.
Une sémiotique-objet est le résultat d’une sémiose*. Le processus sémiosique
conduisant à la mise en relation d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, son
résultat, la sémiotique-objet, relève alors d’une analyse continue, et donc de la mise en
œuvre de toutes les procédures sémiotiques prévues en ce cas : segmentation, déduction,
catalyse, recherche d’isotopies, construction narrative, passionnelle et figurative, et sur-
tout confrontation et mise en relation avec d’autres sémiotiques-objets. Plan d’imma-
nence*, sémiose* et sémiotique-objet fonctionnent alors souvent, du point de vue de la pra-
tique concrète d’analyse sémiotique, comme d’approximatifs para-synonymes, chaque
fois qu’il n’est pas requis de distinguer le périmètre, le processus et le résultat de la
sémiose*.
Style de vie : 13, 80.
Un style de vie caractérise les comportements, les productions symboliques et les
modes d’interaction sociale d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs. Eu égard aux formes de
vie* qui restent par définition disponibles pour tous à tout moment, les styles de vie sont
des usages que se sont appropriés des acteurs et, en ce sens, ils offrent une médiation
entre le domaine des formes de vie* et celui des classifications sociales. Les styles de vie
procurent aux formes de vie* des ancrages dans la réalité sociale.
Style figural : 26, 27, 33.
Étant donné un schème syntagmatique* quelconque, reconnaissable dans sa forme
globale en raison de sa stabilité, son plan de l’expression* est constitué par des figures et
des agencements spécifiques, indépendamment des contenus qu’on peut leur associer.
Ces agencements de figures de l’expression sont des styles figuraux dans la mesure où ils
permettent de différencier un schème syntagmatique* d’un autre schème syntagmatique*.
La notion de style figural présuppose donc, d’un point de vue méthodologique, la possibi-
lité de conduire une analyse du plan de l’expression indépendamment du plan du
contenu (cf. plan de l’expression*).

T
Temps social : 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 186, 187, 190, 191, 193.
Le temps social est le temps sémiotique proprement dit. C’est le tiers temps engendré
par la sémiose* temporelle, obtenue par la réunion du temps de l’existence (le temps chro-
nique où se situent les activités individuelles et collectives) et du temps de l’expérience (le
268 GLOSSAIRE & INDEX

temps vécu individuellement et collectivement, avec ses affects, ses perspectives et sa


plasticité, qui rend possible la navigation rétensive et protensive (cf. régime temporel*).
L’une des formes les plus connues du temps social est celle du temps de l’échange, et
notamment de la dette et du retour du contre-don (cf. Marcel Mauss).
Transition : 152, 168, 174, 175, 185.
La transition est l’une des deux manières d’aborder le temps (l’autre étant la disten-
sion*). Sous ce point de vue, le procès temporalisé est traité comme continu, et le change-
ment s’effectue dans la constance et le chevauchement des phases successives. Le temps
ne peut alors être saisi que par un observateur immergé.

V
Véridiction : 23, 24.
La véridiction est une propriété sémiotique qui caractérise la relation et la confronta-
tion entre les structures sous-jacentes et la manière dont elles se manifestent. Littérale-
ment, la véridiction fait dépendre la vérité de la manière dont elle est dite. Elle transpose
la question de la vérité au sein des dépendances internes dégagées par l’analyse, et notam-
ment en définissant les conditions requises et préalables pour que la vérité puisse être dite
et reconnue. C’est la raison pour laquelle la véridiction est toujours une conception de la
vérité « sous conditions ». Et c’est aussi la raison pour laquelle la véridiction peut figurer
parmi les conditions de la sémiose* dans les formes d’existence sociales*.
Visée : 43, 72, 117, 120, 126, 161, 162, 163, 164, 165, 166.
La visée est le rapport qui s’établit entre un actant source et un actant cible du point
de vue de l’intensité. L’actant source vise, avec une certaine intensité, une intensité éma-
nant en propre de l’actant cible.
Table des matières

AVANT-PROPOS .............................................................................................................. 5
I. LA VIE PREND FORME : ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ

Préambule I ......................................................................................................... 11
De la sémiotique du vivant aux formes de vie .............................................. 13
Les formes de vie en tant que « langages » ........................................................ 13
La vie peut-elle avoir une forme sémiotique ? ................................................... 17
Sémiosphère et formes de vie ..................................................................... 17
La vie peut-elle mentir ? .............................................................................. 23
Donner forme & donner vie ...................................................................... 25
Le point de vue paradigmatique ........................................................................ 28
À chacun sa sémiosphère : « Par-delà nature et culture » ...................... 28
Modes d’existence et formes d’existence sociales ................................... 30
Le point de vue syntagmatique .......................................................................... 32
Vivre est survivre : le schème de la persévérance .................................... 32
Des manières de vivre et de sentir : définir et décrire les formes de vie ..... 39
Cohérence et congruence des formes de vie ....................................................... 39
Le sens d’un cours de vie est un schéma syntagmatique ........................ 40
Une vie sémiotique est une forme congruente ........................................ 43
Variations de la présence sensible ...................................................................... 48
Des expressions et des contenus éprouvés par des actants .................... 48
Des formes de vie imparfaites .................................................................... 50
Les états d’âmes élémentaires .................................................................... 52
270 TABLE DES MATIÈRES

II. RÉGIMES DE CROYANCE EN CONCURRENCE : PROVOCATIONS, CONFLITS


ET CONCESSIONS

Préambule II ........................................................................................................ 59
Des formes de vie émergentes : provocations éthiques et esthétiques.
Le cas du beau geste ................................................................................... 61
Introduction ........................................................................................................ 61
La morale et la syntaxe narrative ..................................................................... 63
Morale avec ou sans Destinateur ? ............................................................. 63
Les savoir-faire et savoir-être comme grilles de lecture ......................... 65
Échange et rupture de l’échange ........................................................................ 66
Maintenir, distendre ou raffermir le lien : les morales transitives ........ 66
Rompre le lien, interrompre l’échange : l’éthique intransitive .............. 67
Le beau geste en actes ......................................................................................... 69
Deux exemples ............................................................................................. 69
Le beau geste et le spectacle des formes de vie ................................................... 73
La négation et l’invention des valeurs ....................................................... 73
La quantification du plan de l’expression ................................................ 74
Le spectacle intersubjectif ........................................................................... 76
Conclusion : du beau geste individuel aux formes de vie socialisées ............... 77
L’irruption et l’émergence singulière ........................................................ 77
Une organisation sociosémiotique labile et passionnelle ....................... 78
Compétitivité : croyances paradoxales et mauvaise foi .............................. 81
Le paradoxe des compétitions socio-économiques ........................................... 82
Compétitions classantes et compétitions gagnantes ............................... 82
Une rationalité sémiotique ......................................................................... 83
Paradoxe, concession et dénégation modale ........................................... 84
L’individuel et le collectif ................................................................................... 87
La part de l’autre .......................................................................................... 87
Sommes-nous tous calvinistes ? ................................................................. 88
Nécessité et contingence : la dissociation modale & épistémologique ............. 93
Une incompatibilité survalorisée .............................................................. 93
Du destin au projet ...................................................................................... 94
TABLE DES MATIÈRES 271

Persévérer dans l’être .................................................................................. 95


Faire de nécessité vertu ............................................................................... 96
Un îlot de liberté et de projet : l’échappatoire calviniste ........................ 97
Coups de force et mauvaises excuses :
le bricolage sartrien des nécessités .................................................... 97
Pour finir : les formes de vie de mauvaise foi ................................................... 99
Transparences : des croyances et des concessions ..................................... 105
Une configuration transverse .......................................................................... 105
Un topos au cœur d’une forme de vie .................................................... 106
Un phénomène de nature concessive ..................................................... 108
La transparence et le visible ............................................................................. 110
Le phénomène physique ........................................................................... 110
Le phénomène sémiotique ....................................................................... 111
La structure narrative ................................................................................ 113
L’énonciation visuelle, l’exploration et la transparence imparfaite .... 115
La transparence pratique et stratégique ......................................................... 116
La transparence cognitive ......................................................................... 116
Transparence des stratégies cognitives individuelles ................................. 116
Transparence des stratégies cognitives collectives ..................................... 119
La transparence à l’ère du soupçon ......................................................... 121
La transparence financière : du soupçon à la confiance ............................ 121
La transparence de la décision et de la chaîne d’imputabilité .................. 122
La transparence de la vie urbaine : du soupçon à la menace .................... 124
La transparence de la vie publique .......................................................... 125
Transparence, notoriété et continuité de l’information ............................ 125
La vie publique mise en fiction ..................................................................... 127
Transparence radicale en démocratie ..................................................... 129
La transparence radicale cumule les propriétés
de toutes les transparences sociales ..................................................... 129
La transparence radicale rencontre les limites de la compétence ............ 129
Transparence radicale contre responsabilité ............................................... 131
Conclusion ........................................................................................................ 132
Prédication concessive et variations fiduciaires .................................... 133
Le contrôle et le réglage de l’interaction ................................................. 133
L’énonciation de la transparence imparfaite ......................................... 134
272 TABLE DES MATIÈRES

Des formes de vie invasives : régimes de croyance médiatiques


et mondialisation ..................................................................................... 139
La sémiosphère et les médias ........................................................................... 139
Les médias, les formes sémiotiques et les plans d’immanence ....................... 140
Régimes de croyance, passions et formes de vie .............................................. 145
À chaque type sémiotique, son régime de croyance ............................. 145
Croisements, hybridation et conflits des régimes de croyance ........... 146
Pour une éthique des régimes de croyance ............................................ 149
Éthique ou stratégie ? ................................................................................ 151
Pour finir : ces croyances qui nous mettent au monde .................................. 152
III. L’ESPACE-TEMPS DE LA PERSISTANCE ET DE LA PERSÉVÉRANCE

Préambule III .................................................................................................... 157


L’espace et le temps des formes de vie .......................................................... 161
Les régimes topologiques des formes de vie ..................................................... 161
Les régimes topologiques de la présence ................................................ 161
Des formes de vie en tension et transformation .................................... 164
Les régimes temporels des formes de vie .......................................................... 166
Temps de l’existence et temps de l’expérience ...................................... 167
Temporalités ..................................................................................................... 171
L’invention du temps et les formes de vie dans le mythe grec ........................ 171
Le récit mythique de la naissance des dieux grecs ................................ 171
L’invention des régimes temporels et des formes de vie ...................... 174
La pulsation vitale originelle ......................................................................... 174
Les régimes temporels distensifs .................................................................. 174
Le régime périodique de la nature ....................................................... 174
Le temps de l’expérience personnelle ................................................... 175
Les régimes temporels hybrides .................................................................... 177
La conjugaison des régimes distensifs ................................................. 177
La superposition des régimes temporels et la confrontation
des formes de vie .......................................................................... 178
Le temps social et les formes de vie « de droit » .............................................. 180
Le droit et le temps social ......................................................................... 180
TABLE DES MATIÈRES 273

Les quatre types de dérèglements temporels................................................ 180


Le hors temps transcendant ................................................................. 181
Le temps irréversible ............................................................................ 181
Le déterminisme exclusif ..................................................................... 181
La désynchronisation dispersive ......................................................... 182
Quatre régimes temporels pour fonder les formes de vie sociales ........... 183
Les régimes temporels sociaux constituent un système déformable .. 186
Déployer et préserver les perspectives temporelles .................................... 187
Les deux tensions directrices du système .................................................... 188
La construction de la structure tensive ........................................................ 189
Les régimes temporels de la vie lui donnent forme ................................... 192
Périodicités : Julien Fournié et les saisons de la mode .............................. 193
Le corpus, le corps et l’objet .............................................................................. 184
Le parcours des saisons .................................................................................... 198
Premiers Modèles (Hiver 2009) ............................................................... 198
Premier Été (2010) .................................................................................... 203
Premier Hiver (2010-2011) ...................................................................... 207
Premières Couleurs (Été 2011) ................................................................ 211
Deux saisons et quatre formes de vie .............................................................. 214
Des formes de vie spectaculaires et incorporées ................................... 214
Le noyau passionnel des formes de vie ................................................... 217
La congruence interne des quatre formes de vie ................................... 219
Territorialités : des formes de vie en leur domaine ................................... 223
Introduction ...................................................................................................... 223
Espace, limites & réseau ................................................................................... 228
Poser et dépasser la limite ........................................................................ 228
Critique des limites : mouvement, mobilité, réseau et échelles ........... 229
Contrôle, appropriation, pouvoirs et espace modal ....................................... 230
Spécificité, légitimité et appartenance symbolique ......................................... 232
Morphologie et vécu figuratifs ................................................................. 232
Identité culturelle et appartenance symbolique .................................... 233
Autoréférence et projection symbolique ..................................................... 233
Critique de l’identité territoriale : mobilité et mondialisation ................. 234
274 TABLE DES MATIÈRES

Transformation anthropique, travail et donation de sens ............................ 235


Une production sémiotique : écrire le territoire ................................... 235
Critique du lien entre territoire et donation de sens ............................ 237
Pour finir : le territoire comme forme de vie .................................................. 238
CONCLUSION .......................................................................................................... 243
ANNEXE ..................................................................................................................... 249
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................... 251
GLOSSAIRE & INDEX ............................................................................................. 257
Collection Sigilla

COMITÉ ÉDITORIAL
Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège, Académie Royale de Belgique)
Maria Giulia Dondero (FNRS, Université de Liège)
Pierluigi Basso Fossali (Université Lyon II-Lumière)
Jean-François Bordron (Université de Limoges)
Gian Maria Tore (Université du Luxembourg)

COMITÉ SCIENTIFIQUE
Sémir Badir (FNRS, Université de Liège)
Jan Baetens (Katholieke Universiteit Leuven)
Denis Bertrand (Université Paris VIII)
Anne Beyaert-Geslin (Université de Bordeaux Montaigne)
Per Aage Brandt (Case Western Reserve University, Ohio)
Thomas Broden (Purdue University, Indiana)
Ivã Carlos Lopes (Universidade de São Paulo)
Marion Colas-Blaise (Université du Luxembourg)
Bernard Darras (Université Paris I Sorbonne)
Jacques Fontanille (Université de Limoges et Institut Universitaire de France)
Odile Le Guern (Université Lyon II-Lumière)
Anne Hénault (Université Paris IV-Cercle Sémiotique de Paris)
Louis Panier † (Université Lyon II-Lumière)
François Provenzano (Université de Liège)
François Rastier (CNRS-INALCO)
Nathalie Roelens (Université du Luxembourg)
Luisa Ruiz Moreno (Benemérita Universidad autónoma de Puebla)
Göran Sonesson (Lund University)
Patrizia Violi (Università di Bologna)
Yves-Marie Visetti (CNRS-EHESS)

CONTACT
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Sigilla 1 (2012)
Claude ZILBERBERG
La structure tensive suivi de
Note sur la structure des paradigmes
et de Sur la dualité de la poétique

Sigilla 2 (2013)
Jean-François BORDRON
Image et vérité
Essais sur les dimensions iconiques
de la connaissance

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Achevé d’imprimer sur les presses de Snel
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Rue Fond des Fourches 21 – B-4041 Vottem (Herstal)
Mai 2015
OLLECTION
SIGILLA

La question du sens traverse de bout en bout la vie des hommes. Elle est posée tant par leurs pratiques que par les objets
qu’ils manipulent. La sémiotique naît de ce constat et cherche à en creuser la complexité.
Sans parti pris quant aux obédiences théoriques ni quant aux objets d’étude, la collection Sigilla accueille des études
originales reconnaissant la pertinence et la cohérence du projet sémiotique.

Les vivants persistent à vivre, et les humains nos pratiques sociales, quotidiennes, politiques
persévèrent. Les cours de vie prennent forme et médiatiques, et des discours qui les difusent.
dans la manière dont leur continuité est assurée,
malgré les obstacles et les aléas. Et le sens de la vie Transparence sociale et politique, territoires
est tout aussi bien dans la force des engagements, socio-économiques et symboliques, croyances
dans les hésitations, les atermoiements, les et régimes médiatiques, compétitivité et compé-
renoncements et les changements de cap qui tition, variations stylistiques de la mode : ce
permettent, ou ne permettent pas, de persister. sont quelques-unes des innombrables conigu-
rations sémiotiques qui donnent du sens à nos
Les formes de vie trouvent sens dans la réunion vies quotidiennes, collectives ou individuelles.
entre des expressions (des formes du cours de En traversant ces conigurations l’une après
vie) et des contenus (des valeurs, des émotions, l’autre, le sémioticien dialogue avec l’anthropo-
des enjeux et des croyances). Toutes sont par logue, l’économiste, le géographe, le philo-
principe disponibles pour tous les acteurs sophe, ou le sociologue.
sociaux, qui peuvent se les approprier, les
transformer, les confronter entre elles et en Jacques FONTANILLE est professeur de
inventer de nouvelles, mais avec des chances sémiotique et sciences du langage à l’Université
inégales d’y parvenir. Par leur résistance aux de Limoges. Il a été Président de cette Université
segmentations sociales a priori, par leur capacité de 2005 à 2012. Il a également été conseiller,
à établir des rapports entre des phénomènes puis directeur de cabinet de la Ministre de
d’une grande diversité, les formes de vie nous l’enseignement supérieur et de la recherche de
mettent en somme à « bonne distance », la 2012 à 2014. Ses travaux sont consacrés à la
distance qui convient à la fois à la compréhension sémiotique théorique, à la littérature, à l’image,
et à l’évaluation critique de la signiication de et aux pratiques quotidiennes.

PrESSES UNIvErSITAIrES dE LIèGE

ISBN : 978-2-87562-066-8

9 782875 620668

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