Lecture Linéaire N°13

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 5

Lecture linéaire n°13 :

Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai


« Ma Bohème »

Introduction
Contexte historique A partir des années 1860, un désir de nouveauté se
et littéraire manifeste en France : d'une part, le Second Empire
fragilisé se libéralise de plus en plus jusqu'à sa
disparition à l'occasion de la défaite contre la Prusse, en
1870 ; d'autre part, le développement de
l'impressionnisme en peinture fait entrer le milieu
artistique français dans la modernité.

Présentation de Arthur Rimbaud, né en 1854, est un jeune poète ambitieux


l'auteur et de l’œuvre qui fugue alors à deux reprises, d'abord en août, puis en
octobre 1870. Son désir de liberté et ses envies de
révolte nourrissent sont inspiration poétique alors
qu'il rédige 22 poèmes qu'il dépose chez l'éditeur Paul
Demeny, et qui seront plus tard rassemblés sous le titre
de Cahiers de Douai, le premier Cahier comportant 15
poèmes, et le Deuxième Cahier sept sonnets.

Présentation du texte Le Deuxième Cahier s'achève sur un sonnet en


alexandrins intitulé « Ma Bohème », qui est irrégulier
car les rimes du deuxième quatrain ne sont pas les mêmes
que celles du premier quatrain. Ici, il évoque au passé les
errances qu'il a connues lors de ses fugues, en soulignant
à la fois sa proximité avec la nature et son identité de
poète.

- Lecture expressive -

Problématique Nous nous demanderons en quoi Rimbaud associe


l'errance à la liberté et à la poésie.

Annonce du plan I) v.1-4 : L'autoportrait d'un poète fugueur


II) v. 5-11 : L'harmonie du poète avec la nature
III) v.12-14 : L'errance comme source d'inspiration
poétique
Premier mouvement : L'autoportrait d'un poète fugueur (v.1-
4)

Passage du texte Analyse et interprétation


Ma Bohème Le titre introduit déjà l'idée d'errance à travers le nom commun
« bohème », qui désigne ici l'ensemble des artistes et
intellectuels qu mènent une vie en dehors des conventions
sociales : ainsi, Rimbaud s'associe à la vie intellectuelle et
artistique moderne de l'époque. Cependant, le déterminant
possessif constitue une première marque de la première personne
du singulier (qui sont très nombreuses dans le premier quatrain) :
cela nous indique également que ce poème est d'inspiration
autobiographique, et que le poète cherche ici à faire son
autoportrait. Il va ainsi évoquer la pauvreté et le vagabondage
qu'il a connus lors de ses fugues.
Je m'en allais,/ les poings dans En dehors des marques de la première personne, on peut
mes poches crevées ; également remarquer que le poète s'exprime ici à l'imparfait, et
qu'il commente donc son vagabondage dans un regard
rétrospectif : la fugue est présentée comme un passé révolu, qui
semble évoqué avec une certaine nostalgie, comme si l'époque
des fugues était désormais achevée. De plus, le poète insiste dès
les premiers vers sur sa pauvreté grâce au participe passé
« crevées », mais aussi aux « poings », qui sont un symbole de
révolte mais indiquent aussi qu'il ne tient rien, et donc qu'il n'a
presque rien. La surprise que peut créer cette pauvreté est
renforcée par la césure irrégulière à l'intérieur du vers, après la
quatrième syllabe, qui force le lecteur à lire de manière
inhabituelle cet alexandrin.
Mon paletot aussi devenait Cette idée de pauvreté est encore renforcée par l'allitération en
idéal ; « p » d'une part, mais aussi par la métaphore comique au vers 2 :
si le paletot est « idéal », c'est peut-être que ce vêtement est
tellement abîmé qu'il n'est plus que l'idée d'un vêtement, un
souvenir de vêtement. Ainsi, le poète évoque sa pauvreté avec
une certaine légèreté, avec humour : il y a, pour lui, un véritable
plaisir à vivre dans le dénuement.
J'allais sous le ciel, Muse ! et Le vers 3 s'ouvre sur une reprise du verbe « aller », qui évoquait
j'étais ton féal ; seulement le départ au premier vers, et évoque ici seulement le
déplacement, mais sans but, puisqu'il n'est complété que par un
complément circonstanciel de lieu : le poète se définit d'abord
par le mouvement, et pas par la direction.
Par ailleurs, c'est à partir de ce vers qu'il se présente
explicitement comme un poète, grâce à l'apostrophe à
Terpsichore, muse de la poésie lyrique, renforcée par une
exclamation, et par le tutoiement qui suggère une proximité avec
celle qui lui fournit l'inspiration poétique.
Oh! là ! là ! Que d'amours Les points d'exclamation indiquent clairement que le poète associe
splendides j'ai rêvées ! l'enthousiasme, la joie de vivre, à celle d'errer sans but.
Toutefois, le premier quatrain s'achève sur un contraste fort entre
deux postures de poète : d'une part, une posture traditionnelle,
celle du poète comme chevalier galant soumis à sa muse, qui
se retrouve notamment dans le vocabulaire rare et désuet comme
« féal » ou encore le pluriel féminin du nom « amour » ; d'autre
part, les interjections orales et familières « Oh ! Là ! Là ! », très
inhabituelles en poésie car assez prosaïques, permettent à
Rimbaud d'introduire une certaine modernité dans ce quatrain.

→ Conclusion et transition : Dès le premier quatrain, Rimbaud se présente comme un


poète pour qui le vagabondage est essentiel pour écrire de la poésie, et peut-être même
pour la renouveler. En effet, c'est grâce à l'errance qu'il accède à un rapport harmonieux
à la nature.
Deuxième mouvement : L'harmonie du poète avec la nature
(v.5-11)

Passage du texte Analyse et interprétation


Mon unique culotte avait un Le vers 5 insiste triplement sur l'idée de dénuement : d'abord,
large trou. grâce à l'adjectif « unique » qui souligne le peu de possessions
matérielles du poète ; ensuite, par l'adjectif « large » qui réduit
encore davantage les possessions du poète ; enfin, grâce au verbe
« avoir » qui n'est utilisé ici que pour souligner que le poète
possède surtout un vide, une absence, un manque.
- Petit-Poucet rêveur, Le poète va alors se définir par une métaphore en apposition qui se
j'égrenais dans ma course sert d'une référence littéraire au conte de Perrault, et qui est
Des rimes. filée par le verbe « égrenais » : cette image du poète qui sème des
rimes sur son trajet comme le personnage du conte sème des
cailloux renforce l'idée d'errance et suggère l'idée d'une
créativité qui se nourrit du trajet, du voyage. La création
poétique est d'ailleurs mise en valeur par le rejet au vers 7.
Mon auberge était à la Grande- Le reste du vers 7 repose sur une métaphore qui est à nouveau
Ourse. humoristique : la « Grande-Ourse » fait allusion au fait de dormir
à la belle étoile, soulignant encore une fois la pauvreté du poète,
mais elle peut aussi faire penser au nom d'une auberge.
- Mes étoiles au ciel avaient un Le champ lexical du ciel, et plus particulièrement des étoiles,
doux frou-frou suggère que le temps s'est écoulé depuis le début du poème : la
nuit est tombée et le poète s'est arrêté pour contempler les
Et je les écoutais, / assis au étoiles, comme l'indique l'apposition. Toutefois, la nature
représentée par les étoiles est présentée dans un rapport intime
bord des routes
au poète : les déterminants possessifs suggèrent qu'en ne
possédant rien de matériel, il établit un contact plus pur, plus
essentiel avec la nature. Cette impression d'harmonie est
renforcée par une assonance en « ou » qui crée un effet de
douceur, qui installe une atmosphère paisible. De plus, le poète se
sert de la synesthésie à travers des allusions à la vue, au toucher
et à l'ouïe, pour donner le sentiment qu'il goûte pleinement à la
nature, au moyens de tous les sens dont il dispose. Enfin, comme à
la fin du premier quatrain, la référence aux étoiles,
traditionnelle en poésie, est contrebalancée par l'onomatopée
« frou-frou » qui est familière et s'oppose aux règles
traditionnelles en poésie.
Ces bons soirs de septembre / Dans le premier tercet, l'impression d'harmonie est également
où je sentais des gouttes renforcée par les césures régulières, à l'hémistiche, ainsi que par
De rosée à mon front, / comme l'enjambement au vers 11 qui donne l'impression d'une nature
abondante, qui fournit tout ce dont le poète peut avoir besoin. La
un vin de vigueur
comparaison au vers 11 insiste ainsi sur l'idée que la nature
nourrit le poète, cette nutrition pouvant être à la fois physique et
poétique, puisqu'elle le nourrit aussi en lui donnant l'inspiration
créatrice. On peut enfin relever que les sens se mélangent à
nouveau dans un procédé de synesthésie : le toucher se confond
avec le goût, comme si toutes les sensations se confondaient dans
un rapport paisible à la nature.

→ Conclusion et transition : Ainsi, l'errance et la pauvreté qui l'accompagne permettent


au poète de découvrir un rapport plus authentique à la nature. C'est dans celle-ci qu'il va
puiser l'inspiration poétique qui lui permet véritablement de renouveler la poésie.
Troisième mouvement : L'errance comme source d'inspiration poétique
(v.12-14)

Passage du texte Analyse et interprétation


Où, rimant au milieu des Le dernier tercet reprend toujours la même phrase
ombres fantastiques, commencée au deuxième quatrain, en la poursuivant par une
proposition subordonnée relative, ce qui constitue une
nouvelle entorse aux règles traditionnelles du sonnet.
Le participe présent « rimant » est doublement intéressant :
d'abord car il fait écho au vers 7, reprenant le même terme
sous forme de polyptote, et insistant ainsi sur l'activité
créatrice du poète ; ensuite car il dépeint le poète au milieu
de la création, faisant ainsi de l'environnement qui
l'entoure un ingrédient essentiel à l'écriture. Par ailleurs,
l'adjectif « fantastique » peut aussi être relevé : il suggère la
présence de surnaturel dans la nuit qui entoure le poète, et
peut ainsi évoquer sa capacité à utiliser son imagination
pour transformer ce qui l'entoure et en tirer
l'inspiration nécessaire à la poésie.
Comme des lyres, / je tirais les Une image insolite, triviale, inhabituelle en poésie est
élastiques ensuite introduite : celle du poète qui refait ses lacets. Cet
De mes souliers blessés, aspect prosaïque est souligné par le nom commun
« élastiques », mis en valeur en étant à la rime, ainsi que le
nom commun « souliers ». Cependant, au-delà de la trivialité,
cette image a deux intérêts : d'une part, la personnification
des « souliers blessés » suggère peut-être que la création se
fait en partie dans la souffrance, ce qui relierait davantage
Rimbaud aux poètes romantiques comme Alfred de
Musset qui puisent l'inspiration dans leur propre souffrance. Il
faut cependant souligner que si Rimbaud fait allusion à cette
posture de poète, c'est surtout pour s'en moquer, puisque
cette souffrance est niée, réduite à néant par la trivialité des
« souliers ». D'autre part, la comparaison « comme des
lyres » rapproche fortement l'errance et la création
artistique, en rapprochant les lacets des cordes d'un
instrument de musique associé à la figure mythologique
d'Orphée : une fois encore, Rimbaud mélange ici des
éléments modernes à des images traditionnelles en
poésie. La modernité de ces vers se voit également à la
césure désagréable au vers 12 : placée à l'hémistiche, elle a
lieu juste après un « e » muet, ce qui force le lecteur à
devoir trancher entre une césure régulière mais peu
harmonieuse, ou une césure irrégulière à la cinquième
syllabe.
un pied près de mon cœur ! L'image finale, mise en valeur par la ponctuation exclamative,
permet encore une fois de valoriser l'errance en
rapprochant le « pied », symbole du voyage, du déplacement,
du « cœur », qui représente les sentiments. Toutefois, grâce à
une syllepse, le « pied » peut également avoir un sens
poétique si on le considère comme un synonyme de
« syllabe » : ainsi, le poète clôt ce sonnet en rapprochant
l'errance, la poésie et les sentiments, dans une formule
brève qui contribue à figer l'image d'un poète heureux de
son vagabondage.
Conclusion :

Bilan Ce sonnet permet de clôturer efficacement les Cahiers de Douai :


Rimbaud évoque ici, au passé, la posture qui a été la sienne lors
des deux fugues de l'année 1870, et qui consistait à puiser
dans le sentiment de liberté et de proximité avec la nature
qui venait de son errance sans but l'inspiration pour
composer ses poèmes. Il souligne également, par la même
occasion, la double pente que prend alors la poésie de Rimbaud,
entre héritages poétiques traditionnels et innovations
modernes qui passent par un travail sur les codes de versification
et sur des images prosaïques.

Ouverture On peut rapprocher ce sonnet du très court poème


« Sensation », dans le Premier Cahier, dans lequel on retrouve
également les mêmes ingrédients : l'errance, la liberté, la nature
et la création poétique, et où le poète se présentait déjà comme
un « bohémien ». Toutefois, alors que dans « Sensation », cette
posture était évoquée au futur, comme l'espoir d'une libération à
venir, dans « Ma Bohème » qui est écrit au passé, Rimbaud semble
clore ce chapitre de sa vie, avec nostalgie, mais également avec
une légère auto-dérision.

SENSATION
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue ;
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :


Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

Vous aimerez peut-être aussi