Jack London - Le Vagabond Des Étoiles
Jack London - Le Vagabond Des Étoiles
Jack London - Le Vagabond Des Étoiles
FRANCIS LACASSIN
I
Bien souvent, au cours de mon existence, j’ai éprouvé une impression bizarre,
comme si mon être se dédoublait : d’autres rires vivaient ou avaient vécu en lui,
en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste pas, toi, mon futur lecteur.
Scrute plutôt toi-même ta conscience. Remonte en pensée jusqu’à cette époque
où ta personne physique et morale n’était pas encore constituée, où, élément
ductile, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le
bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former.
Alors tu te souviendras peut-être, en lisant ces lignes, de choses oubliées (car
l’oubli t’est venu depuis), de visions indécises et brumeuses, qui ont passé
devant tes yeux d’enfant et qui, aujourd’hui ne t’apparaissent plus que comme
des rêves irréels, pure fantaisie qui prête à rire.
Tout, cependant, dans ces visions lointaines de ton être, n’était pas un songe.
Quand tu étais enfant, tout petit enfant, il te semblait, durant ton sommeil, que tu
tombais dans le vide, d’une hauteur infinie : lorsque tu croyais voler dans l’air
comme font les oiseaux du ciel ou que tu regardais avec horreur, autour de tes
pieds enlisés dans la boue, ramper mille araignées répugnantes, mille créatures
immondes courant sur leurs pattes innombrables ou se traînant sur leur ventre,
lorsque dansaient devant tes prunelles closes des formes de cauchemar,
inconnues, et que tu voyais se lever ou se coucher d’étranges soleils qui ne sont
pas de ce monde, tout cela peut-être n’était pas un vain rêve de ton imagination
échauffée et fiévreuse.
Sais-tu d’où venaient ces visions déconcertantes et si elles n’avaient pas leur
origine dans des vies antérieures, vécues par toi dans d’autres mondes que tu
avais connus ? Peut-être quand tu m’auras lu, te seras-tu fait une opinion plus
précise sur ces troublantes questions, qui sans doute te laissaient jusque-là
perplexe.
Wordsworth savait. Ce n’était ni un voyant ni un prophète, simplement un
homme ordinaire, comme toi ou n’importe qui. Ce qu’il savait, toi tu le sais, tout
homme le sait, mais il l’a merveilleusement exposé dans cette page qui
commence ainsi : « Ce n’est pas dans une nudité complète, ni dans un oubli
total… »
En vérité, je prétends que les ombres de notre nouvelle prison nous
enveloppent dès notre naissance, et nous oublions bien trop tôt le passé. Et,
quand parfois il s’évoque devant nous, tandis que nous sommes encore dans les
bras de notre mère ou que nous courons à quatre pattes sur le plancher, il ne
suscite en nous que panique et épouvante. Ces deux réactions, nées d’une
expérience préalable dont nous avons gardé un souvenir confus, sont innées chez
l’enfant.
En ce qui me concerne, je me rappelle fort bien qu’à l’époque lointaine où je
n’étais qu’un marmot balbutiant, un petit être tendre, poussant de faibles
vagissements pour exprimer sa faim ou son besoin de sommeil, je me souviens,
oui, je savais que j’avais été un vagabond des étoiles. Moi dont les lèvres
n’avaient jamais émis le mot « roi », moi dont l’oreille ne l’avait jamais entendu
prononcer, je me souvenais d’avoir été jadis le fils d’un roi. Et aussi d’avoir été
un esclave et un fils d’esclave, et d’avoir porté un collier de fer autour du cou.
Mieux : lorsque j’eus quatre ou cinq ans et que, sans être encore moi-même,
je commençai à mûrir, il me parut que des milliers d’êtres luttaient en moi, que
toutes ces vies antérieures tentaient de s’incorporer dans mon existence présente,
dont elles tiraillaient le moule en autant de sons divers. Et un désarroi
indéfinissable s’emparait de ma jeune âme.
Absurde, dis-tu ?… N’oublie pas pourtant, toi que je tenterai de faire
cheminer à ma suite, à travers le temps et l’espace, n’oublie pas, je t’en conjure,
que j’ai longuement réfléchi sur ces sujets, que, durant cinq années, au cours de
nombreuses nuits pleines d’angoisses et de sueurs de sang, j’ai médité dans les
ténèbres, face à face avec ces nombreux « moi » qui me tourmentaient. J’ai
retraversé les enfers de toutes mes existences et je t’en apporte ici le récit, que tu
liras pour te distraire une heure, ce livre en main, dans ton confortable chez toi.
Mais revenons à ce que je disais. À quatre ou cinq ans, je sentais donc ce
passé indestructible et puissant travailler tout mon être afin de lui donner la
forme encore inconnue qu’allait prendre ce perpétuel devenir. C’est ce passé qui
créait mes colères d’enfant, mes affections et mes joies, lui qui me faisait rire ou
pleurer. J’étais d’une nature emportée et nerveuse, et dans ma voix criaient mille
hérédités disparues, qui n’étaient plus que des ombres. Dans mes colères puériles
grondaient mille voix ancestrales, contemporaines d’Ève et d’Adam, mille
grognements sauvages de bêtes préhistoriques, plus anciennes encore. Et, quand
déjà je voyais rouge, c’était du sang qui remontait en moi, de tout là-bas.
Voilà le grand secret découvert. La colère noire ! C’est elle qui m’a perdu, en
cette vie actuelle qui est la mienne. À cause d’elle, d’ici à quelques courtes
semaines, je serai tiré de la cellule où j’écris pour être hissé sur un plancher en
équilibre, le cou orné d’une bonne cravate de chanvre. Là on me pendra jusqu’à
ce que mort s’ensuive.
La colère noire ! C’est elle qui a fait mon malheur dans mes différentes
existences. Elle est mon héritage catastrophique, qui date du temps où de vagues
magmas visqueux précédaient l’origine du monde.
Il est temps, lecteur, que je t’apprenne qui je suis. Non, non, je ne suis pas
fou. Il est nécessaire que tu en sois bien persuadé pour croire ensuite ce que je
vais te conter.
Je suis Darrell Standing. À ce nom, les quelques personnes parmi vous qui
m’ont fréquenté me reconnaîtront sans peine. Aux autres, qui sont la majorité,
permettez-moi de me présenter.
Il y a huit ans, je professais l’agronomie à l’école d’agriculture de l’université
de Californie, à Berkeley. Alors la somnolence de cette paisible petite ville fut
secouée par un événement imprévu : l’assassinat du Pr Haskell, dans le
laboratoire d’une des sections de ladite université. Darrell Standing était
l’assassin.
Je suis Darrell Standing. Je fus pris en flagrant délit, on m’arrêta. Je ne
discuterai pas sur la question de savoir qui du Pr Haskell ou de moi avait, dans
notre querelle, tort ou raison. Cela ne regarde personne. Le fait brutal est que
dans une vague de colère, de cette colère noire qui m’a poursuivi à travers les
âges, j’ai tué mon collègue. Les registres du tribunal témoignent que j’ai
accompli cette action. Pour une fois, je suis d’accord avec eux.
Ce n’est pas pour ce meurtre, pourtant, que je vais être pendu. Non. Comme
châtiment, je fus condamné à la prison à vie. J’avais trente-six ans à cette
époque. J’en ai quarante-quatre à présent. Les huit années intermédiaires, je les
ai vécues dans la prison d’État de Californie, à San Quentin, dont cinq passées
dans les ténèbres d’un cachot. C’est ce qu’on nomme, dans le langage des lois, la
détention solitaire. Les hommes qui l’endurent l’appellent la « mort vivante ».
Ceux qui m’ont enfermé pendant quelques misérables années m’ont ouvert,
sans le vouloir, l’immensité des siècles. Vraiment, grâce à Ed Morrell, j’ai connu
cinq années de vagabondages dans les étoiles. Mais Ed Morrell, c’est une autre
histoire. Je vous parlerai de lui un peu plus tard. J’ai tellement de choses à dire
que je ne sais pas par où commencer.
Le mieux est de reprendre tout depuis le début, car vous connaissez trop peu
de détails sur mon compte. Je suis né dans une ferme du Minnesota. Ma mère
était fille d’un immigrant suédois ; elle s’appelait Hilda Tonesson. Mon père,
Chauncey Standing, était de vieille souche américaine. Il avait eu pour aïeul
Alfred Standing, « domestique lié par contrat », un esclave, si vous préférez, qui
avait été transporté d’Angleterre en Virginie pour y travailler dans les
plantations au temps déjà lointain où Washington, jeune encore, exerçait la
profession d’ingénieur arpenteur et était occupé à mesurer les solitudes de la
Pennsylvanie.
Un fils d’Alfred Standing combattit dans la guerre d’Indépendance, un de ses
petits-fils prit part à celle de 1812. Pas une guerre n’a eu lieu depuis sans que les
Standing y fussent représentés. Moi, le dernier de la race, qui vais mourir sans
laisser de progéniture, je me suis battu aux Philippines dans la récente guerre
d’Espagne, et, pour ce faire, je donnai ma démission de ma charge de professeur
à l’université du Nebraska alors que j’étais un homme mûr et en pleine carrière.
Bon sang ! au moment où je le fis, j’étais en passe de devenir doyen de l’école
d’agriculture de cette université, moi, l’âme errante, l’aventurier marqué du
signe du crime, le Caïn vagabond des siècles, le témoin des temps les plus
reculés, le poète rêvant des vieilles lunes des âges oubliés.
Et je suis ici, dans cette cellule, les mains couvertes de sang, au quartier des
condamnés à mort de la prison de Folsom ! J’attends le jour, décrété par le
mécanisme de la justice, où les valets de celle-ci me feront faire un saut dans la
nuit, dans cette nuit dont ils ont si peur, et qui les hante d’imaginations
superstitieuses et terribles : cette nuit qui les pousse, radotant et tremblant, aux
autels de leurs dieux à face humaine, créés de toutes pièces par leur lâcheté et
leur crainte !
Non, je ne serai jamais doyen d’aucune école d’agriculture. Et, cependant, je
connaissais admirablement mon métier. J’avais reçu par mon éducation tout ce
qu’il fallait pour l’exercer au mieux. L’agriculture était mon fort. Je puis, du
premier coup d’œil, désigner dans un troupeau la vache qui donnera le plus de
lait et le meilleur beurre. Je ne crains pas que la vérification faite à la suite, par
un appareil de physique, donne un démenti à mon pronostic. Au seul aspect d’un
terrain, sans avoir besoin de l’analyser chimiquement, je suis capable de dire
quelles sont, au point de vue de la culture, ses vertus et ses insuffisances. Je
n’aurais nul besoin de l’éprouvette pour décider, au jugé, s’il est alcalin ou acide.
Je suis sans rival, je le répète, pour tout ce qui touche à l’économie rurale.
L’État, qui est composé de tous mes concitoyens, et sa justice s’imaginent
qu’en m’envoyant danser au bout d’une corde, au-dessus d’un plancher qui
basculera sous mes pieds, ils expédieront dans d’éternelles ténèbres et détruiront
cette science qui était en moi, cette science incomparable où se retrouvaient
pareillement d’innombrables atavismes, dont le moins lointain remonte au temps
où les bergers nomades paissaient leurs troupeaux dans la plaine de Troie.
Et le blé ? Qui d’autre que moi peut prétendre connaître le blé ? À Wistar, j’ai
prouvé et démontré que, si l’on appliquait mon système, la culture du blé pouvait
accroître son rendement dans chaque comté de l’Iowa pour un demi-million de
dollars. Mes préceptes ont été mis en pratique en beaucoup d’endroits, et
l’augmentation prévue a eu lieu. Cela, c’est de l’histoire. Plus d’un fermier, que
l’on voit filer aujourd’hui sur les routes dans sa rapide auto, sait bien grâce à
quels bénéfices exceptionnels cette voiture a été achetée. Plus d’une jeune fille
au doux cœur, plus d’un garçon hardi, courbés maintenant sur leurs livres
d’étude, ont sans doute déjà oublié que c’est à la suite de mes démonstrations de
Wistar que leurs pères ont fait fortune et trouvé l’argent qui paiera cette
éducation supérieure.
Et la direction d’une ferme ! Je n’ai pas eu besoin d’aller m’instruire au
cinéma pour savoir comment on doit éviter dans son exploitation le gaspillage
des mouvements superflus, comment doit se régler sans perte le travail des
ouvriers, qu’il s’agisse d’ouvriers agricoles ou de maçons construisant un
bâtiment nouveau. Sur ce sujet qui m’a toujours tenu à cœur, j’ai réuni mes notes
en un cahier, avec tableaux comparatifs. Cent mille fermiers se penchent,
attentifs, en ce moment même, sur ces pages avant de secouer leur dernière pipe
et d’aller se coucher. Quant à moi, j’en savais tellement plus long que mes
tableaux qu’il me suffisait de jeter un simple coup d’œil à un homme pour
connaître ses dispositions naturelles et ce qu’il pouvait produire au travail.
Je dois clore ici ce premier chapitre de mon récit. Il est neuf heures et, dans le
quartier des condamnés à mort, neuf heures signifient l’extinction des feux. En
ce moment même, j’entends s’avancer le pas feutré, chaussé de caoutchouc, de
mon gardien qui vient me chercher noise parce que ma lampe à huile brûle
encore. Comme si, je vous le demande, de simples vivants avaient le droit et le
pouvoir d’adresser des réprimandes à ceux qui sont au seuil de la mort !
II
Définir la mémoire ainsi que le ferait un enfant, comme la faculté qui nous
permet d’oublier va plus loin que la simple adhésion à une idée sans fondement.
Pouvoir oublier est un signe de santé mentale ; c’est la rumination incessante qui
va de pair avec une nature obsédée, neurasthénique. Si bien que mon principal
problème, tandis que je me trouvais tout seul dans ma cellule où d’incessantes
images venaient m’assaillir de toutes parts, c’était de pouvoir oublier. Lorsque je
jouais avec les mouches, lorsque je faisais avec moi-même des parties d’échecs
ou que je parlais à mes doigts, je parvenais partiellement à oublier. Mais ce dont
j’avais envie, c’était l’oubli total.
Il y avait mes souvenirs d’enfance, ceux d’autres temps et d’autres lieux, ces
« images de gloire que l’on traîne derrière soi » dont parle Wordsworth. Si un
jeune garçon a eu un jour ces souvenirs, pourquoi seraient-ils irrémédiablement
perdus pour lui lorsqu’il a atteint l’âge adulte ? Est-il possible que ces éléments
si personnels qui ont fait partie de son cerveau d’enfant soient définitivement
enfuis ? Ne sont-ils pas plutôt à l’état résiduel, comme endormis, comme
emmurés dans la solitude des cellules du cerveau, un peu comme moi je me
trouvais emmuré dans la solitude d’une cellule de San Quentin ?
On a vu des condamnés graciés renaître à la vie, et lever à nouveau les
regards vers le soleil. Dans ces conditions, est-il absurde d’imaginer que
reviennent à la conscience des souvenirs de mondes autrefois visités et que
conserve encore l’enfant ?
Mais comment s’y prendre ? Selon moi, en faisant en sorte que soit atteint un
détachement total par rapport au présent et par rapport à ce qui a été vécu depuis
l’enfance.
Là encore, quelle est la méthode ? L’hypnose pourrait montrer la voie, elle
qui sait mettre en sommeil la part consciente de notre esprit et en veille celle qui
est enfouie ; à ce moment-là, le donjon de notre cerveau ouvrirait ses portes
toutes grandes, laissant les prisonniers s’échapper pour rejoindre la grande
lumière du soleil.
C’est ainsi que je raisonnais – et vous apprendrez bientôt le résultat de mes
pensées. Mais tout d’abord, je dois vous dire comment, gamin, j’avais déjà des
souvenirs de ces mondes parallèles. Me frôlaient déjà des nuages de gloire qui
avaient accompagné mes vies antérieures. Comme ils habitent tout enfant,
m’habitaient les autres êtres que j’avais été en d’autres temps. Cela remontait à
ma formation, avant que l’amalgame de mes différents composants antérieurs se
fût cristallisé en une seule personnalité, connue par les hommes depuis quelques
années sous le nom de Darrell Standing.
Mais laissez-moi d’abord vous raconter une étrange et authentique aventure.
C’était tout là-bas, au Minnesota, dans la vieille ferme où je suis né. J’allais alors
sur mes six ans. Un jour se présenta un missionnaire fraîchement rentré de
Chine, que le conseil directeur des missions envoyait chez les fermiers afin d’y
quêter. On lui offrit l’hospitalité pour la nuit.
Après le dîner, alors que nous étions tous rassemblés dans la cuisine et que
ma mère s’apprêtait à me déshabiller pour me mettre au lit, le missionnaire sortit
de sa poche des photographies de la Terre sainte qu’il nous montra.
Tout à coup – il y a longtemps que je l’aurais oublié si, par la suite, je n’avais
entendu mille fois mon père raconter le fait aux auditeurs ébahis – tout à coup, à
l’aspect d’une de ces photographies, je jetai un cri. Après quoi, je la regardai
avec ardeur tout d’abord, puis d’un air désappointé.
À la première impression – c’est ce que je répondis quand on m’interrogea –,
elle m’avait paru tout à fait familière. Aussi familière que s’il s’était agi d’un
cliché représentant la ferme de mon père. Puis elle m’avait semblé complètement
étrangère. Cependant, comme je m’étais remis à la regarder, l’impression
première d’un lieu bien connu de moi me revint et reprit le dessus dans mon
cerveau d’enfant.
— La tour de David… dit le missionnaire à ma mère.
— Non ! m’écriai-je d’un ton assuré.
— Tu prétends que ce n’est pas son nom ? demanda le missionnaire.
Je fis non de la tête.
— Alors, mon petit, son nom, quel est-il ?
— Son nom… commençai-je.
Mais je ne pus continuer et, en bredouillant, j’achevai :
— J’ai oublié…
Je me tus un instant, repris dans mes mains la photographie et déclarai :
— Cette tour n’est plus pareille à ce qu’elle était autrefois. On l’a beaucoup
arrangée.
À ce moment, le missionnaire tendit une autre photographie à ma mère.
— Voilà où j’étais il y a six mois, dit-il.
Et, faisant un signe du doigt :
— Ceci est la porte de Jaffa. Je l’ai empruntée pour monter de là, tout droit, à
la tour de David. Les autorités compétentes sont d’accord sur cette identification.
On l’appelait El Kul’ah…
Ici, je l’interrompis de nouveau et, désignant sur la gauche de la photographie
des piles ruinées de maçonnerie :
— Non, la porte dont vous parlez se trouvait là. Le nom que vous venez de
dire est celui que lui donnaient les Juifs. On l’appelait autrement. On
l’appelait… J’ai encore oublié ce nom…
— Écoutez-moi ça ! s’exclama mon père, en riant. À entendre ce gosse, ne
croirait-on pas qu’il y est réellement allé ?
Je hochai la tête sans répondre car je savais bien, quoique tout me parût
différent de ce que j’avais vu, que j’y étais effectivement allé. Mon père riait
toujours à gorge déployée. Quant au missionnaire, il pensait que je voulais me
moquer de lui. Il me tendit une troisième photographie.
Elle représentait un paysage âpre et dénudé, sans arbres ou presque, sans
végétation, un ravin rocheux où étaient groupées quelques misérables masures
en pierres plates avec des toits en terrasse.
— Et ça, petit, me dit le missionnaire d’un ton railleur, qu’est-ce que c’est ?
Instantanément, je répondis :
— Samarie.
Mon père battit des mains, avec allégresse, ma mère semblait tout étonnée des
choses bizarres qui se passaient, et le missionnaire, de plus en plus persuadé
qu’on se moquait de lui, ne cachait pas son irritation.
— L’enfant a raison, dit-il. C’est bien un village qui fait partie de Samarie : je
l’ai moi-même traversé, et c’est en souvenir que j’ai acheté cette photographie.
Le petit en aura vu d’autres exemplaires. C’est tout ce que ça prouve.
Mon père et ma mère affirmèrent le contraire.
Je pris la parole.
— Ici encore, l’image est différente de ce que j’ai connu…
Je m’efforçais en moi-même de reconstituer, tant d’après le cliché que
d’après ma mémoire, le paysage tel que j’en avais souvenance. Ni l’allure
générale ni la ligne d’horizon des collines ne s’étaient modifiées. Du doigt je
désignai ce qui avait changé.
— Les maisons n’étaient pas à la même place, mais ici, à peu près. Les arbres
étaient plus nombreux. Il y avait un bois et, çà et là, des touffes d’herbe, avec
beaucoup de chèvres. Il me semble que je les vois encore, et deux jeunes bergers
qui les conduisaient. Je vois… je vois aussi, à cet endroit, un tas de vagabonds
vêtus de guenilles. Ils sont tous malades. Leur figure, leurs mains, leurs jambes
sont couvertes de plaies…
Le missionnaire sourit, moins fâché, et déclara :
— L’enfant, à l’église ou autre part, a entendu parler du miracle de la
guérison des lépreux dans l’Évangile selon saint Luc… Ces vagabonds malades,
ils étaient combien ?
Dès l’âge de cinq ans, j’avais su compter jusqu’à cent. Je fixai ma pensée sur
le groupe que j’évoquais et je répondis :
— Ils sont dix. Ils se démènent, agitent les bras ; ils crient et hurlent après
d’autres hommes qui les regardent et les entourent.
— Et ils ne s’approchent pas de ces hommes ?
Je secouai la tête.
— Non, ils se tiennent à l’écart, comme si quelque chose en eux le leur
interdisait.
— Continue, continue, petit… reprit le missionnaire. Est-ce tout ? Et celui qui
se trouve en face d’eux, que fait-il ?
— Il s’est arrêté devant eux. Et tout le monde, comme lui, reste immobile.
Les jeunes chevriers se sont approchés pour voir. Tout le monde regarde.
— Et puis encore ?
— C’est tout. Les malades retournent chez eux. Ils ne gesticulent plus, ils ne
hurlent plus. Ils n’ont plus l’air malade. Moi, je me dresse tout droit sur mon
cheval et je regarde comme les autres.
Mes trois auditeurs, du coup, éclatèrent de rire.
Alors je me mis en colère et je m’écriai, avec énergie :
— Oui, je suis sur mon cheval, je suis un homme, et je porte une grande épée.
— Il s’agit visiblement, expliqua le missionnaire à mes parents, des dix
lépreux que le Christ rencontra sur la route de Jérusalem et qu’il guérit. L’enfant
aura vu cette scène célèbre reproduite sur l’écran d’une lanterne magique.
Mais ni mon père ni ma mère n’avaient le moindre souvenir de leur fils
regardant une lanterne magique.
— Mettez-le à l’épreuve une quatrième fois, suggéra mon père.
Le missionnaire me passa une nouvelle photographie, que j’examinai avec
soin. Je déclarai :
— Ce paysage est différent du précédent… Une colline est au centre de cette
photo ; il y en a d’autres, dans le lointain… Vers la droite, une route difficile
d’accès, des jardins, des arbres, des maisons abritées derrière d’épais murs de
pierre… À gauche, des trous dans des rochers, où on enterrait sans doute les
morts… Ici, un endroit où on tuait des gens à coups de pierre. Je ne l’ai jamais
vu faire… On me l’a seulement raconté.
— Mais cette colline centrale ? interrogea le missionnaire, en me montrant
celle qui semblait être l’intérêt principal de la photographie. Peux-tu nous dire
son nom, mon petit ?
J’hésitai et secouai la tête.
— J’ai oublié. Mais je me souviens que c’était là qu’on exécutait les
condamnés.
— Parfait ! Très bien ! approuva le missionnaire. Toutes les autorités
savantes, les archéologues les plus compétents sont d’accord avec lui. La colline
est le Golgotha, ou mont Calvaire, qui signifie crâne. La ressemblance est
frappante, veuillez le remarquer. C’est là qu’on a crucifié…
Il se tourna directement vers moi et, tout de go, demanda :
— Nous diras-tu, jeune savant, qui a été crucifié en cet endroit ? Que vois-tu
encore ?
Je le voyais, bien sûr ! Mon père, quand plus tard il racontait cette histoire,
disait que mes yeux se dilatèrent alors étrangement.
Pourtant, je ne répondis point à la question qui m’était posée. Je me contentai
de secouer la tête, avec obstination, et je dis seulement :
— J’vais rien vous dire, vous vous moqueriez ! Y a eu des tas d’hommes
qu’ont été tués là-bas ; on les clouait sur des croix, ça prenait du temps. Mais
j’vais pas vous raconter, vous diriez que j’mens. Pourtant je ne mens jamais.
Demandez à papa et à maman. Si je mentais, ils m’en feraient passer le goût par
de bonnes fessées.
De ce moment, le missionnaire ne put tirer de moi un seul mot. Vainement il
tenta de me séduire, en faisant défiler devant moi tout un jeu de photographies,
en présence desquelles tourbillonnait dans mes yeux et dans ma mémoire une
multitude d’images retrouvées. Des phrases que je retenais à contrecœur me
démangeaient la langue. Mais je tenais bon.
J’embrassai mon père et ma mère en leur souhaitant une bonne nuit. Et, au
moment où je quittais la pièce pour m’en aller dormir, le missionnaire conclut :
— On en fera sûrement un érudit de premier ordre sur les questions bibliques.
À moins qu’avec la magnifique imagination dont il est précocement doué il ne
devienne un grand romancier…
Ce missionnaire était stupide et ses prophéties idiotes. La preuve en est que je
suis ici, à Folsom, au quartier des condamnés à mort, à écrire ces lignes en
attendant qu’on sorte Darrell Standing de sa cellule, puis qu’on essaie de
l’envoyer dans les ténèbres, au bout d’une corde. Prétention qui me fait hausser
les épaules ! Non, je ne devais devenir ni un théologien ni un romancier. Ce fut
même tout le contraire : expert et professeur d’agronomie, spécialiste dans la
science de l’élimination des mouvements inutiles, théoricien en matière de
gestion d’exploitation agricole pour en tirer un rendement optimal ; j’étais un
travailleur de laboratoire, penché sur le microscope et l’étude des infiniment
petits. Mais pas théologien ni romancier pour un sou. Le missionnaire s’était mis
le doigt dans l’œil.
Et je suis dans ce quartier de sécurité, où je m’arrête un instant d’écrire ces
mémoires, pour écouter, dans la lourdeur d’un chaud après-midi, le calme et
apaisant bourdonnement des mouches dans l’air assoupi. Et j’entends parler, à
ma droite, Josephus Jackson, le nègre assassin, et, à ma gauche, Bambeccio,
l’Italien meurtrier. En ce moment même, passent et repassent devant la grille de
mon guichet les bribes de phrases qu’ils s’envoient à voix basse d’une cellule à
l’autre et qui ont trait aux vertus antiseptiques du tabac à chiquer, qui cicatrise
les plaies.
Dans ma main levée, je tiens mon stylo en suspens, et je songe qu’au cours de
mes vies antérieures, d’autres mains ayant été miennes ont, dans les siècles
passés, tenu et dirigé des pinceaux à encre, des plumes d’oiseaux taillées et tous
les instruments ingénieux dont l’homme s’est servi pour écrire depuis l’antiquité
la plus reculée. Et je trouve encore du temps à perdre pour me demander
curieusement si ce missionnaire n’a jamais eu, comme moi, dans sa première
enfance, la notion d’existences évanouies.
Revenons maintenant à San Quentin.
Après avoir appris le code secret de conversation avec mes deux codétenus et
m’en être distrait quelque temps, je recommençai à souffrir de ma solitude et de
la contemplation de moi-même. Afin d’échapper au présent, j’essayai alors, en
dédoublant ma pensée et mon être, l’autohypnose. Je n’obtins qu’un demi-
succès. Mon subconscient, en reprenant sa liberté, se mettait incontinent à
divaguer, sans ordre et sans cohésion, en mille fantaisies désordonnées, digues
tout au plus d’un vulgaire cauchemar. Je ne pouvais arriver à classer ces
évocations indisciplinées, à mettre de l’ordre dans les faits et les personnages.
Ma méthode était la simplicité même : assis sur ma paillasse les jambes
croisées, je fixais un fétu de paille que j’avais appliqué sur le mur de ma cellule,
à l’endroit où la clarté était la plus vive. Je ne lâchais pas du regard ce point
brillant, dont j’approchais insensiblement mes yeux jusqu’au moment où mes
prunelles se brouillaient. Me détachant en même temps de l’action de ma
volonté, je m’abandonnais à une sorte de vertige qui ne manquait pas de
s’emparer de moi. Un instant arrivait où je me sentais vaciller. Alors je fermais
les yeux et, basculant en arrière, je me laissais, inconscient, choir sur le dos, sur
ma paillasse.
De ce moment, pendant un temps variable, qui allait de dix minutes à une
demi-heure, parfois jusqu’à une heure, j’errais et vagabondais à travers tous les
souvenirs accumulés de mes réapparitions humaines sur cette terre. Mais,
comme je l’ai dit, temps et lieux se succédaient trop rapidement et trop
confusément dans mon cerveau. Tout ce que je savais lorsque je revenais à moi,
c’est que Darrell Standing était le lien qui reliait entre elles ces visions bizarres,
dansantes et incertaines. Je n’arrivais à revivre entièrement dans le temps et dans
l’espace aucun de mes rêves, si je puis appeler ainsi ces évocations sans rime ni
raison.
C’est ainsi par exemple qu’au bout d’un quart d’heure d’hypnose j’avais
l’impression, presque simultanée, d’avoir rampé et mugi dans le limon des
premiers âges et volé à travers l’air, en plein XXe siècle, sur le monoplan de
Haasfurther. De nouveau en possession de mes esprits, je me souvins qu’en
effet, au cours de l’année qui avait précédé mon incarcération à San Quentin,
j’avais survolé le Pacifique, à Santa Monica, aux côtés de Haasfurther, alors que,
en possession de mes esprits, je ne me souvins nullement d’avoir rampé et mugi
dans le limon préhistorique. Néanmoins, puisque j’avais tous mes esprits, je
raisonnai : l’expérience archaïque du limon m’était revenue en mémoire au titre
d’une aventure fort antérieure, remontant à une époque où je n’étais pas Darrell
Standing, mais quelqu’un d’autre, ou quelque chose d’autre, qui avait rampé et
mugi. Une des deux scènes s’ancrait dans un passé plus ancien. Toutes deux
avaient le même degré de réalité, sans quoi m’en serais-je souvenu ?
Ah ! quel kaléidoscope de vives et mystérieuses images se déployait dans
mon cerveau, en ces heures d’autohypnose, dans ma cellule !
Je me suis assis au haut bout et au bas bout de la table dans le palais des
grands de la terre, comme bouffon, scribe, homme d’armes ; monarque moi-
même, j’ai été à la place d’honneur. Derrière les murs épais de mon palais, j’ai
réuni le pouvoir temporel, symbolisé par le glaive que je tenais dans ma main et
par mes innombrables soldats, et le pouvoir spirituel, dont témoignaient les
moines encapuchonnés et les gras abbés qui s’asseyaient à table à un niveau
inférieur, lampaient mon vin à grands traits et se gorgeaient de mes viandes.
Je me voyais, alternativement, portant autour du cou le collier de fer des
esclaves en de froides régions désolées ou, sous les nuits tropicales et parfumées,
aimé de belles princesses de sang royal, pendant qu’autour de nous des esclaves
noirs agitaient l’atmosphère assoupie à l’aide de grands éventails en plumes de
paon. Tandis que gazouillaient les fontaines parvenaient de loin, sous les calmes
ramures des palmiers, le cri des chacals et le rugissement des lions.
Je me suis accroupi dans le désert, aux heures glaciales, devant des feux de
fiente de chameau, pour me chauffer les mains ; je me suis détendu à l’ombre
avare de buissons de sauge brûlés par le soleil, près de points d’eau taris, et, la
langue desséchée, j’ai désiré désespérément trouver de quoi boire, tandis
qu’autour de moi, démembrés, les ossements d’hommes et de bêtes morts de ces
mêmes souffrances jonchaient le sol alcalin de cette solitude.
J’étais écumeur de mer, assassin soudoyé et pirate, ou moine érudit et savant,
courbé, dans la quiétude paisible de sa cellule, sur les pages manuscrites de
parchemin ou d’énormes volumes vénérables et moisis. Le monastère où j’étais
reclus était perché au sommet de falaises vertigineuses, et, à l’heure du
crépuscule, j’apercevais à mes pieds, sur les pentes inférieures de la montagne,
les paysans peinant encore parmi les vignes et les oliviers ou ramenant des
pâturages les chèvres bêlantes et les vaches qui meuglaient.
Chef barbare, j’ai entraîné à ma suite des hordes hurlantes sur des chemins
creusés d’ornières et sur le pavé usé d’antiques cités oubliées. Et, d’une voix
solennelle, je rendais la justice, grave comme la mort. Je condamnais selon la
gravité de l’infraction ou du crime et j’imposais la mort légale à des hommes
qui, comme Darrell Standing dans sa prison de Folsom, avaient outragé la loi.
Juché tout en haut des grands mâts qui oscillaient à me donner le vertige au-
dessus du pont des navires, j’ai contemplé l’eau illuminée par le soleil : des
profondeurs de turquoise surgissaient des coraux irisés. J’ai commandé la
manœuvre qui devait mettre les navires à l’abri dans les lagons limpides comme
des miroirs, où les ancres descendaient tout près de plages de corail ombragées
de palmiers. Je me suis battu furieusement sur les champs de bataille du temps
passé : même quand le soleil était au terme de sa course le carnage ne cessait
pas ; il se continuait pendant la nuit, sous les étoiles qui brûlaient au ciel. Et la
fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il
avait passé, n’arrivait pas à sécher la sueur de la bataille ; et puis je redevenais le
petit Darrell Standing qui à la ferme paternelle courait pieds nus dans l’herbe
humide de la rosée printanière. Ou, comme aux froids matins d’hiver, j’allais, de
mes mains couvertes d’engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable
qu’emplissaient leurs haleines fumantes. Et il me semblait me rasseoir le
dimanche devant le prédicateur, écoutant – avec un effroi enfantin devant la
splendeur et la terrifiante majesté de Dieu – les discours extravagants qu’il
débitait sur les joies de la Jérusalem Nouvelle et les affres du feu de l’enfer.
D’où me venaient ces visions et ces lueurs fugitives, alors que dans la cellule
o
n 1 du quartier des reclus de San Quentin, je perdais conscience en fixant un
brin de paille brillant dans un rai de soleil ? Je ne pourrais pas les avoir
fabriquées à partir de rien, parqué dans ma cellule, pas plus que je n’aurais pu
fabriquer ces trente-cinq livres de dynamite que me réclamaient si brutalement le
capitaine Jamie, le directeur, et tous les responsables de la prison.
Je suis Darrell Standing, né et élevé dans un coin perdu de la campagne du
Minnesota, jadis professeur d’agronomie, puis prisonnier irrécupérable à San
Quentin et à présent condamné à mort dans la prison de Folsom. Je n’ai jamais
eu connaissance dans la vie de Darrell Standing des événements que je décris et
que j’ai retirés d’un coin perdu de mon subconscient où ils s’étaient entreposés.
Moi, Darrell Standing, né dans le Minnesota et qui vais bientôt mourir par la
corde, en Californie, je n’ai certainement pas été, en cette existence présente,
aimé de filles de rois à la cour de ces rois, je n’ai jamais combattu sabre
d’abordage à la main sur les ponts de bateaux ballottés par la mer, pas plus que
je ne me suis soûlé à mort dans les cales des navires, en buvant à la bouteille des
tord-boyaux infâmes au milieu de marins ivres chantant à la mort, tandis que le
bateau se soulevait et venait s’écraser contre les rochers aux dents noires et que
l’eau tourbillonnait en rafales, de partout, autour d’eux, par-dessus leurs têtes.
Ces histoires n’ont jamais fait partie de la vie terrestre de Darrell Standing. Et
cependant moi, Darrell Standing, toutes ces choses enfouies en mon tréfonds, je
les ai découvertes dans ma cellule d’isolement de San Quentin par une sorte
d’hypnose que j’ai pratiquée sur moi-même. Ces expériences ne font pas plus
partie de Darrell Standing que le mot de Samarie n’appartenait à Darrell
Standing lorsqu’il s’échappa de ses lèvres d’enfant à la vue d’une simple
photographie.
On ne peut rien créer de rien. Dans ma cellule solitaire, je n’étais pas en
mesure de fabriquer trente-cinq livres de dynamite. Et je ne pouvais pas non
plus, à partir de la vie de Darrell Standing, imaginer ces visions si lointaines et si
précises du temps et de l’espace. Elles étaient latentes en mon esprit, et je
commençais tout juste à trouver les chemins qui y menaient.
VII
J’ai appris pendant mes longues et pénibles heures de veille une chose d’une
valeur inestimable : la maîtrise du corps par le cerveau. J’ai appris à souffrir sans
offrir la moindre résistance, et tous ceux qui sont passés par la dure épreuve de la
camisole de force ont dû eux aussi, tout comme moi, apprendre à se contrôler.
Mais il ne faut pas croire qu’il soit très facile d’amener le cerveau dans un tel
état de sérénité qu’il puisse en oublier les élancements et la plainte atroce des
nerfs torturés.
Et cette maîtrise totale de la chair par l’esprit que j’avais acquise m’a permis
de pratiquer le secret qu’Ed Morrell me révéla un jour.
— Tu tiens toujours le coup ? me demanda-t-il une nuit.
Je venais d’être libéré, après cent heures de camisole, et j’étais plus faible que
jamais. Si faible que je m’imaginais que mon corps n’était plus qu’une loque
misérable et meurtrie, et que je me rendais à peine compte de son existence.
Je frappai en réponse :
— Il me semble que je suis fini. Ils auront ma peau, s’ils continuent comme
ça.
— Ne leur donne pas ce plaisir ! répliqua Morrell. Il existe un moyen de leur
échapper. J’en ai fait l’expérience, pendant une période de cachot où j’avais
Massie pour voisin. Lui et moi, on en avait notre claque, de la camisole. J’ai tenu
bon, pendant que Massie, lui, passait l’arme à gauche. Si je n’avais pas connu le
bon truc, j’aurais fait comme lui. Voilà ce que c’est. Écoute-moi. Pour l’essayer,
il faut être en état suffisant de faiblesse. Si on le tente quand on a encore un peu
de force, on le rate et on ne veut plus jamais en entendre parler. Ç’a été le cas
pour Jake. Il se portait trop bien. Naturellement, il a échoué. Plus tard, quand
vraiment mon système lui aurait été utile, ce n’était plus que du réchauffé.
Impossible d’en rien tirer. Alors, maintenant, il le nie et prétend que je lui
raconte des blagues. Pas vrai. Jake ?
De la cellule 13, Jake Oppenheimer tapota :
— N’avale pas ça, Darrell ! C’est une couleuvre, et de taille…
— Vas-y, Morrell ! répondis-je par la voie habituelle. Raconte tout de même
ton histoire.
— Si je te l’ai pas dit plus tôt, c’est parce que tu n’étais pas encore assez
faible. Maintenant tu me parais à point, et la combine te rendra service. Quand tu
connaîtras le secret, ce sera à toi de te débrouiller. C’est une question de volonté.
Si tu en as, tu réussiras. Trois fois j’ai mis le truc en pratique, j’en parle en
connaissance de cause.
Mes doigts dansèrent ardemment sur la cloison et je martelai :
— Explique ! Explique-toi !
— Voici donc, de quoi il s’agit. Il faut mourir artificiellement, oui, vouloir
mourir. Tu ne piges pas ? Évidemment. Patience ! Quand tu es dans la camisole,
ton bras, tes jambes, ou une autre partie de ton corps s’engourdissent, tu le sais.
Ils s’engourdissent d’eux-mêmes et tu n’y es pour rien. Mais prends pour base
cet exemple, et améliore-le. Voici comment tu procèdes : mets-toi à l’aise sur le
dos, aussi bien que tu le peux, et tout de suite, avant même que les bras ou tes
jambes s’ankylosent, tu commences à faire agir ta volonté.
» Mais, avant tout, il faut avoir la foi. Sinon, rien à espérer. Et ce qu’il est
nécessaire que tu croies, c’est que ton corps est une chose et que ton esprit, en
est une autre. Ton esprit est tout. Ton corps, au contraire, ne compte pas. Il ne
vaut pas même un pet de lapin. Il ne sert qu’à t’encombrer. Ton esprit lui
ordonne de mourir.
» Tu commences l’opération par les deux orteils. Tu les fais mourir, l’un
après l’autre, puis, après eux, tous tes doigts de pied. Tu veux qu’ils meurent. Et,
si tu as la foi et la volonté, ils mourront. Le début est le plus difficile. Quand le
premier orteil est mort, le reste c’est rien. Pour croire, tu n’as plus à te
tourmenter les méninges. Ta volonté opère sans peine pour le restant du corps. Je
l’ai fait trois fois, je le répète. Je sais, Darrell. Le plus curieux, c’est que pendant
que ton corps est en train de mourir, ton esprit reste tout à fait lucide. Ta
personnalité subsiste. Après tes pieds, tes jambes sont mortes. Puis les genoux.
Puis les cuisses. Et, à mesure que la mort monte, toi, tu restes le même. Ton
corps seul abandonne la partie, morceau par morceau.
Je demandai :
— Et qu’arrive-t-il ensuite ?
— Quand ton corps est mort, bien mort, et que ton esprit se sent intact, tu n’as
plus qu’à sortir de ta peau et à la laisser derrière toi. Et la quitter, c’est aussi
quitter ta cellule. Les murs de pierre et les portes de fer sont faits pour garder les
corps. Ils ne peuvent pas enfermer les esprits. Trois fois je l’ai fait, et trois fois
j’ai vu alors que mon « moi » était dehors ; sa forme matérielle gisait sur le sol
de mon cachot.
De treize cellules plus loin, Jake Oppenheimer cogna pour manifester son
scepticisme.
— Ha ! ha ! ha ! Quelle bonne blague !
— Tu vois, reprit Ed Morrell, c’est l’ennui avec Jake. Il ne croit pas. La fois
où il a tenté le coup, il n’était pas, physiquement, assez faible. Il a raté. C’est
pour ça qu’il prétend que je lui bourre le crâne.
— Quand on est mort, c’est pour de bon ! riposta Oppenheimer. Les morts ne
reviennent pas à la vie.
— Mort, je l’ai été trois fois.
— Et tu es encore là pour nous le raconter, farceur !
Ed Morrell n’insista pas et s’adressant à moi :
— N’oublie pas, Darrell, que l’entreprise est risquée. Ainsi j’ai toujours eu
cette impression bizarre, que si on venait m’enlever de ma camisole pendant que
j’étais sorti de mon corps, je n’aurais plus, ensuite, été capable de le réintégrer.
C’est-à-dire qu’alors ma carcasse serait morte pour de bon. Et ça, c’est une
satisfaction que je ne tiens pas à donner au capitaine Jamie et aux autres. Mais
pour revenir à notre sujet, une fois que tu as réussi à abandonner ton corps, peu
importe qu’on te laisse dans la camisole, un ou plusieurs mois durant, tu ne
souffres plus. Il y a des gens, tu le sais aussi bien que moi, qui ont été plongés en
état de léthargie pendant toute une année. Ça sera pareil pour toi. Ton corps seul
demeure par terre, boudiné et ficelé dans la toile, en attendant ton retour. C’est
comme ça qu’il faut s’y prendre. Essaie.
— Et s’il ne revient pas dans son corps ? demanda Oppenheimer.
— Alors il est évident qu’il n’aura pas les rieurs de son côté. Ce qui se peut
bien, encore, c’est qu’ils rigolent de nous, qui pourrions quitter faut voir avec
quelle facilité un trou où on reste !
Ici, la conversation prit fin. Jones Gueule-de-tarte, qui ne dormait que d’une
oreille, s’éveilla, d’un air chagrin. Il menaça Morrell et Oppenheimer de les
signaler dans son rapport, le lendemain matin ; ce qui, pour eux, entraînerait une
séance en camisole. Quant à moi, il crut inutile de me rien dire, sachant bien que,
de façon ou d’autre, la camisole m’attendait.
Je demeurai longtemps étendu sur le dos, oubliant mes souffrances
corporelles tout en réfléchissant aux paroles d’Ed Morrell. Comme j’ai eu
l’occasion de l’expliquer, j’avais déjà cherché, grâce à l’autohypnose, à remonter
le temps vers mes existences antérieures. Je savais avoir partiellement réussi ;
mais tout ce que j’avais pu obtenir, ce n’était que des bribes d’apparitions qui
survenaient sporadiquement et n’avaient aucune suite logique.
Mais la méthode de Morrell était tellement à l’opposé de la mienne qu’elle
me fascinait. Par mon procédé, ma conscience partait tout de suite ; par le sien,
elle demeurait jusqu’à la fin : lorsque le corps disparaissait, elle passait par des
moments de sublimation tels qu’elle en arrivait à quitter ce corps et la prison de
San Quentin pour s’en aller loin dans le temps – mais elle était encore
conscience.
Je conclus que l’expérience valait tout au moins d’être tentée. L’homme de
science que j’étais demeurait sceptique. Mais j’eus la volonté de croire.
Je crus. Ce que Morrell affirmait avoir réussi, à trois reprises, je le réussirais à
mon tour.
Peut-être cette foi qui s’emparait si facilement de mon cerveau était-elle le
premier résultat de cet état de faiblesse physique que Morrell avait déclaré
nécessaire ? Il ne me restait plus assez de force pour être sceptique et nier. Ma
conclusion était purement empirique et c’est empiriquement aussi, comme je
vais le raconter, que je fis la preuve qu’il ne s’était pas trompé.
X
Le lendemain matin, Atherton pénétra dans mon cachot avec des intentions
meurtrières. Il était flanqué du capitaine Jamie, du Dr Jackson, de Jones Gueule-
de-tarte et d’un nommé Al Hutchins.
Hutchins purgeait une condamnation de quarante ans et faisait tout pour
bénéficier d’une remise de peine. De tous ses pareils, qui étaient passés hommes
de confiance, il était le mieux noté. Il était le chef des mouchards. Et vous vous
rendrez compte que ce n’est pas une situation méprisable, quand vous saurez
qu’à ce « métier » il se faisait trois mille dollars par an. Avec un homme tel que
lui, possédant un pécule de dix à douze mille dollars et une promesse de grâce
dans sa poche, le directeur savait, quels que fussent ses ordres, qu’il pouvait
compter être aveuglément obéi.
Le directeur, comme je l’ai dit, entra dans ma cellule avec des desseins
meurtriers. Ils se lisaient sur son visage. Ses actes le prouvèrent.
— Examinez-le, ordonna-t-il au Dr Jackson.
Je dus me déshabiller, et ce misérable avorton m’arracha lui-même la chemise
imprégnée de crasse que je portais depuis mon arrivée dans ma cellule
d’isolement. Il mit à nu mon pauvre corps décharné, dont la peau était ridée
comme un vieux parchemin. Partout elle était couverte de plaies et de
meurtrissures, provenant de mes nombreuses séances dans la camisole.
L’examen fut fait pour la forme, avec une impudente hypocrisie.
— Tiendra-t-il le coup ? demanda Artherton.
— Oui, répondit Jackson.
— Comment est le cœur ?
— Magnifique !
— Docteur, vous estimez qu’il peut supporter impunément dix jours
consécutifs de camisole ?
— Certainement.
Le directeur eut un ricanement.
— Eh bien, moi, je ne le crois pas. Mais cela ne nous empêchera pas de tenter
l’expérience. Par terre. Standing !
J’obéis, comme toujours, en m’allongeant, la face contre le sol, sur la toile
étendue. Le directeur parut ruminer pendant un moment.
— Enroule-toi dedans ! finit-il par ordonner.
Je m’efforçai d’obéir. Mais ma faiblesse était si grande que je ne pus que me
tortiller en vain et demeurai sur le ventre.
— Il faut l’aider, commenta le Dr Jackson.
Atherton haussa les épaules.
— Il n’en aura plus besoin, quand j’en aurai fini avec lui. C’est bon ! Aidez-
le. J’ai autre chose à faire que de perdre mon temps ici.
Je fus donc lacé, puis roulé sur le dos. Dans cette position, je regardai
fixement le directeur Atherton, qui était en face de moi.
— Standing, commença-t-il lentement, j’ai épuisé avec toi tous les bons
procédés. En voilà assez ! Je suis dégoûté de ton entêtement. Ma patience est à
bout. Le Dr Jackson, ici présent, affirme que tu es en état de supporter dix jours
de camisole. Tu sais ce que tu risques. À toi de réfléchir. Une dernière fois, je
t’offre une chance. Dis-moi où est la dynamite. À l’instant précis où elle sera
entre mes mains, j’ordonnerai qu’on te sorte de cette cellule. Tu seras libre de
prendre un bain, de te raser, et tu recevras des vêtements propres. Tu auras six
mois pour te tourner les pouces, tu mangeras une excellente nourriture au régime
de l’infirmerie. Après quoi, tu passeras homme de confiance et seras attaché à la
bibliothèque. Tu ne peux vraiment me demander d’être plus gentil que je ne suis.
En parlant, tu ne donnes personne. Tu es le seul à San Quentin qui sache où est
la dynamite. Pas un de tes camarades ne sera compromis. La conscience la plus
chatouilleuse ne peut te reprocher d’avoir cédé. Tu as donc intérêt à parler. Au
cas contraire…
Il y eut un silence, et le directeur esquissa un geste significatif.
— Au cas contraire… Eh bien ! tu commenceras sur-le-champ les dix jours
de camisole.
Cette perspective avait de quoi m’épouvanter. J’étais si débile que j’étais
persuadé, tout comme le directeur Atherton, que ces dix jours équivalaient à un
arrêt de mort.
En cette minute terrible, je me souvins fort à propos du système Morrell.
L’instant ou jamais était venu de le mettre en pratique et d’avoir foi en lui. Je ne
baissai pas les yeux et souris au directeur Atherton. Ce sourire était celui d’un
croyant, et la calme proposition que je lui formulai était également celle d’un
croyant :
— Monsieur le directeur, dis-je, regardez mon sourire. Si dans dix jours,
quand je serai libéré, vous le trouvez encore sur mes lèvres, consentez-vous à me
donner un paquet de Durham et deux autres à Morrell et à Oppenheimer ?
— Les voilà bien, ces intellectuels ! grogna en sourdine le capitaine Jamie. Ils
se croient supérieurs aux autres hommes et ils les bravent, par orgueil.
Le directeur, qui était colérique de nature, éclata. Il prit ma proposition pour
une bravade et clama :
— Ce que tu viens de dire te vaudra d’être serré d’un cran de plus !
— J’ai parlé sérieusement et en toute loyauté, monsieur le directeur, répondis-
je, sans me départir de mon calme. Vous pouvez ordonner qu’on me ligote aussi
étroitement qu’il vous plaira. Si dans dix jours j’ai encore ce même sourire,
consentez-vous à nous donner à nous trois, moi, Morrell et Oppenheimer, les
trois paquets de Durham ?
Il répliqua :
— Tu sembles bien sûr de toi !
— Oui, c’est pour cela que je vous fais cette proposition.
— Tu t’es converti, alors ? ricana-t-il.
— Vous voulez rire… Je prétends simplement qu’il y a plus de vie en moi
que vous ne croyez et que vous serez incapables d’en venir à bout. Donnez-moi
cent jours de camisole, si ça vous dit. Après cent jours, je sourirai encore en vous
regardant.
— Cent jours… À quoi bon ? Au bout de dix, tu seras mort et depuis
longtemps !
— Dans ce cas, promettez-moi les trois paquets de tabac. Que risquez-vous ?
— Je peux te coller mon poing dans la figure et tout de suite, si ça te dit !
— Si ça peut vous faire plaisir, ne vous gênez pas, répliquai-je, toujours
suave et convaincu. Et tapez fort ! Même la figure en marmelade, j’arriverai à
vous sourire. Voyons ! n’hésitez pas… Acceptez plutôt le pari.
Il faut qu’un homme soit singulièrement bas et désespéré pour oser rire à la
barbe du directeur comme je le faisais en de telles circonstances. Ou plutôt, il
faut qu’il ait une foi bien sincère dans la réalité de son offre. Je sais maintenant
que j’avais cette foi et que c’est elle qui me menait. Je croyais Morrell. Je
croyais dans la supériorité de l’esprit sur le corps. J’étais sûr de survivre même à
cent jours de camisole.
Le capitaine Jamie parut sentir cette foi qui me soulevait tout entier.
— Je me souviens, fit-il, d’un ancien prisonnier qui disait la même chose.
C’était un Suédois. Il y a de ça vingt ans et vous n’étiez pas encore ici, monsieur
le directeur. Cet homme en avait tué un autre, pour vingt-cinq cents. Ce qui lui
avait valu d’être condamné à mort. Il était cuisinier de son métier. Lui aussi avait
la foi. Il racontait qu’un char d’or venait le prendre sur la terre, pour le conduire
au ciel. Et, un beau jour, il s’est assis sur le fourneau de la prison qui était
chauffé à blanc ; il chantait des cantiques et des « hosanna ! » tout en grillant. On
l’a enlevé de là, dès qu’on l’a trouvé. Deux jours après, il est mort à l’infirmerie.
Il avait eu la chair brûlée jusqu’aux os. Mais jusqu’à son dernier soupir il a
affirmé qu’il n’avait pas senti la chaleur.
— Et je vous dis, moi, fulmina Atherton, que nous forcerons Standing à
céder !
Je réitérai mon défi :
— Alors, promettez le tabac !
Le directeur était dans une telle colère que j’aurais éclaté de rire, si ma
situation n’avait été aussi tragique. Le visage convulsé, il serrait les poings, et je
vis le moment où il allait tomber sur moi à bras raccourcis.
Il fit un effort et redevint maître de lui.
— Ça suffit. Standing ! On te matera. Et, à défaut de tabac, je mets ma main à
couper qu’en dépit de la solidité de ton coffre, tu ne souriras pas dans dix
jours… Allons, mes petits, enroulez-le, et serrez, jusqu’à ce que vous entendiez
craquer des côtes ! Hutchins, montre-lui de quoi tu es capable.
Je fus effectivement enroulé et lacé comme jamais encore je ne l’avais été.
L’homme de confiance en chef me prouva sans discussion possible son habileté.
J’essayai de gagner le plus d’espace possible. Mais je m’étais depuis si
longtemps dépouillé de presque toute ma chair, mes muscles étaient réduits à des
fibres tellement amorphes, que je fus incapable de subtiliser grand-chose. Le peu
que je me ménageai, je l’obtins en faisant jouer mes jointures, à chaque
articulation des os de ma charpente. J’en fus encore subtilement frustré par
Hutchins, qui avait d’expérience appris toutes les ruses de la camisole.
Ce misérable avait pourtant été un homme. Mais on l’avait brisé sur la roue,
et tout sens moral s’était éteint en lui. Ses dix à douze mille dollars et sa liberté
en perspective avaient fait de lui l’esclave du directeur. J’ai su plus tard qu’il
avait aussi une femme, demeurée fidèle et qui l’attendait. Le facteur féminin
explique bien des comportements masculins.
C’est d’un véritable meurtre, accompli de propos délibéré, que Hutchins, ce
matin-là, se rendit coupable envers moi. Le pied sur mon dos, il tirait le lacet,
toujours un peu plus, s’arrêtait, puis tirait encore. Il me semblait que ma carcasse
allait céder sous cette compression extrême, que tous mes organes vitaux allaient
s’anéantir. Mais le miracle de la foi était en moi. Je savais que je ne mourrais
pas, oui, je le savais, et pourtant, il me semblait que la mort était sur moi. La tête
me tournait, mon sang battait à briser mes veines et mes artères, des ongles de
mes orteils à la racine de mes cheveux.
— C’est assez serré, intervint le capitaine Jamie, bien à contrecœur.
— C’est sacrément serré, déclara le Dr Jackson. Vous serreriez jusqu’à
demain que le résultat serait le même. Ou il est tabou, ou il devrait être mort
depuis longtemps.
Le directeur Atherton se pencha vers moi. Après maints efforts, il réussit à
insérer son index entre la toile et mon dos.
Il fronça le sourcil, mit à son tour le pied sur mon corps et tira de toutes ses
forces sur le lacet, mais sans parvenir à gagner une fraction de pouce de plus.
— Hutchins, dit-il, je vous tire mon chapeau ! Vous vous y connaissez. Et
maintenant, retournez-le, pour qu’on puisse voir sa tronche.
On me roula sur le dos. Je regardai fixement le cercle de mes tortionnaires. Si
l’on m’avait lacé comme je l’étais, la première fois où je fus mis en camisole,
j’en serais mort en dix minutes, ça, j’en suis certain. Mais j’étais entraîné.
J’avais derrière moi des milliers d’heures durant lesquelles j’avais supporté ce
supplice. Puis j’avais foi dans le système Morrell.
Goguenard, le directeur persifla :
— Ris donc, salopard ! Allons, ris un peu ! Et commence par sourire, si tu le
peux…
Les poumons écrasés, je haletai pour absorber un peu d’air. Mon cœur
menaçait d’éclater. Mon cerveau vacillait. Et pourtant un sourire à l’adresse du
directeur se dessina sur mes lèvres.
XI
J’étais assis près de Silas Dunlap et tenais contre moi le bébé quand l’attaque
se déclencha. Le soleil se couchait et, de tous mes yeux, je fixais Silas Dunlap
qui achevait de mourir. La main de Sarah, sa femme, était posée sur son front.
Elle et sa tante Marthe pleuraient silencieusement. C’est juste à ce moment que
l’attaque se produisit. Des centaines de fusils aboyaient, crachant leurs
munitions. L’ennemi formait un demi-cercle allant d’est en ouest et nous criblait
de plomb. Chacun d’entre nous dans la grande fosse, s’aplatit contre terre. Les
petits enfants se mirent à crier. Plusieurs femmes, au début, hurlèrent aussi.
Les coups de feu pleuvaient sur nous sans interruption. Je mourais d’envie de
ramper jusqu’à la tranchée, sous les chariots, où nos hommes entretenaient sans
fléchir un feu roulant. Mais, devinant mes intentions, ma mère me fit sur-le-
champ coucher à plat ventre, près du bébé.
Du coin de l’œil, je regardais Silas Dunlap. Il agonisait encore lorsque le bébé
des Castleton fut tué. La petite Dorothy Castleton, qui n’avait que dix ans, tenait
le nouveau-né dans ses bras. Elle ne fut pas atteinte. J’entendis qu’on disait
autour d’elle que la balle avait dû rebondir sur le toit d’un des chariots et
ricocher dans la grande fosse, où elle avait frappé l’enfant. Ce n’était là qu’un
simple hasard et, sauf les accidents de ce genre, affirmait-on, nous étions en
sûreté.
Je retournai mon regard vers Silas Dunlap. Il ne bougeait plus. Ce n’était pas
de chance pour moi ! Je n’avais jamais vu personne au moment précis de sa
mort, et j’aurais été curieux d’assister à ce spectacle.
La petite Dorothy Castleton eut une crise de nerfs. Elle cria et hurla avec une
telle persistance qu’elle provoqua une crise semblable chez Mrs. Hastings. En
entendant ce boucan, mon père envoya vers nous Watt Cuming, qui arriva en
rampant et demanda ce qui se passait, puis s’en retourna.
La nuit était déjà noire quand le feu de l’assaillant cessa, et il n’y eut plus,
comme la veille, que quelques coups isolés. Deux de nos hommes furent blessés
au cours de cette seconde attaque, et on les ramena dans la grande fosse. Bill
Tyler fut tué et c’est dans les ténèbres qu’on l’enterra, ainsi que Silas Dunlap et
le bébé Castleton, à côté des autres morts.
Des hommes se relayèrent, toute la nuit durant, pour creuser le puits plus
profondément. Mais ils ne rencontrèrent en fait d’eau que du sable humide.
D’autres hommes se risquèrent à aller chercher quelques seaux d’eau à la source.
Mais on tira sur eux et ils durent renoncer après que Jérémie Hopkins eut la main
gauche touchée à la hauteur du poignet par une balle.
Le lendemain (c’était le troisième jour de siège), la chaleur et la sécheresse
étaient pires que jamais. Nous nous éveillâmes avec la soif et il n’y eut pas de
cuisine. Nos bouches étaient tellement sèches que nous aurions été incapables de
manger. J’essayai de mordre dans un morceau de pain que ma mère m’avait
donné, mais j’abandonnai. Des salves de coups de fusil étaient de nouveau tirées
sur nous, suivies de longues acclamations puis d’un silence complet. Mon père
ne cessait de recommander à ses hommes de ne pas gaspiller les munitions car
nous allions bientôt nous trouver à court.
On continuait à creuser le puits. Il était si profond qu’il fallait en hisser le
sable à l’aide de cordes et de seaux. Ceux qui recevaient et vidaient les seaux
étaient exposés aux balles, et l’un d’eux fut atteint à l’épaule. Il se nommait
Peter Bromley et conduisait les bœufs du chariot des Bloodgood. Il était fiancé à
Anne Bloodgood. Elle bondit vers lui, alors que les balles volaient, et l’aida à se
mettre à l’abri. Vers le milieu du jour le puits s’éboula, et il fallut trimer pour
retirer du sable deux travailleurs qui s’y trouvaient enfouis. Ce n’est qu’au bout
d’une heure que l’on parvint à dégager Amos Wentworth. Après quoi le puits fut
étayé au moyen de planches et de timons enlevés aux chariots. Mais, à trente
pieds de profondeur, on ne trouva rien encore que du sable humide. L’eau ne
filtrait toujours pas.
Durant ce temps, la vie dans la grande fosse devenait de plus en plus
intenable. Les enfants réclamaient à boire en pleurant et les bébés piaillaient et
gémissaient sans discontinuer. Robert Car, un autre blessé qui était couché à dix
pieds plus loin que ma mère et moi, avait perdu la raison. Il n’arrêtait pas de
battre l’air avec ses bras et de réclamer de l’eau, à cor et à cri. Des femmes aussi
déliraient, en geignant contre les Indiens et les mormons. D’autres priaient avec
ferveur, et les trois grandes sœurs Demdike chantaient des psaumes en
compagnie de leur mère. D’autres encore ramassaient du sable humide remonté
du puits qu’ils accumulaient contre le corps de leurs bébés pour essayer de les
rafraîchir et de les calmer.
Exaspérés de tant de souffrances, les deux frères Fairfax, prenant des seaux,
rampèrent sous un chariot et coururent d’un trait vers la source. Gilles n’était pas
arrivé à mi-chemin qu’il tomba. Roger, plus heureux, put aller et revenir,
relativement indemne. Les deux récipients qu’il rapporta n’étaient qu’à moitié
pleins, car il en avait laissé échapper une partie en courant. Il rampa de nouveau
sous les chariots et descendit dans la grande fosse. Sa bouche saignait, il toussait.
Deux seaux à moitié pleins ne pouvant aller bien loin pour tant de personnes,
seuls les bébés, les très jeunes enfants et les blessés en eurent leur petite part. Je
n’en pus obtenir une seule goutte. Mais ma mère, trempant un linge dans les
quelques cuillerées qu’on lui donna pour le bébé, m’en humecta la bouche. Je
mâchai le linge humide ; elle ne garda rien pour elle-même.
La situation empira encore au cours de l’après-midi. Le soleil implacable
continuait à briller dans un ciel sans nuage et sans vent et transformait notre trou
de sable en fournaise. Les détonations ne cessaient de crépiter autour de nous et
les Indiens de jeter leurs cris perçants. De temps à autre, mon père autorisait nos
hommes à se servir de leur arme, et uniquement les meilleurs tireurs, comme
Laban et Timothy Grant. Pendant ce temps une salve ininterrompue de plomb
s’abattait sur le campement. Il n’y eut pas de ricochets trop désastreux. Quatre
de nos hommes seulement furent blessés dans leur tranchée, dont un grièvement.
Profitant d’une accalmie de la fusillade, mon père descendit dans la grande
fosse et, sans mot dire, s’assit près de ma mère et de moi. Il écoutait, le visage
contracté, toutes les lamentations, tous les sanglots de tant de malheureux êtres
qui réclamaient de l’eau. Puis il se releva et s’en alla inspecter le puits. Il n’en
rapporta que du sable humide ; il en fit un cataplasme qu’il appliqua sur la
poitrine et sur les épaules d’un des blessés qui se plaignait plus fort que les
autres. Après quoi, il se dirigea vers Jed et vers ma mère, et renvoya chercher
dans la tranchée le père de Jed. Nous étions tellement pressés les uns contre les
autres qu’il était impossible de faire un mouvement dans la fosse sans les plus
grandes précautions, pour ne pas piétiner les corps de ceux qui étaient allongés.
— Jesse, as-tu peur des Indiens ? me dit-il.
Je secouai la tête avec énergie, devinant que j’étais destiné à une autre
mission, tout aussi glorieuse que la précédente.
— Jesse, continua-t-il, as-tu peur de ces damnés mormons ?
Profitant de l’occasion qui s’offrait à moi d’épancher ma bile, sans craindre le
revers vengeur de la main maternelle, je m’écriai, avec conviction :
— Non ! je n’ai peur d’aucun de ces damnés mormons !
À ma réponse, je vis un sourire triste plisser les lèvres serrées de mon père. Il
reprit :
— Dans ce cas, Jesse, veux-tu aller à la source, avec Jed, chercher de l’eau ?
J’exultai.
— On va vous habiller tous les deux en filles. Il y a des chances pour qu’ils
ne tirent pas sur vous.
Je protestai, et insistai, que je pouvais fort bien aller tel que j’étais, comme un
homme, un homme véritable, en pantalon. Mais mon père déclara que, si je
refusais d’obéir, il trouverait un autre garçon pour accompagner Jed. Alors je
cédai.
On tira du chariot des Chattox un coffre qui contenait les robes du dimanche
de leurs jumelles ; elles étaient à peu près de la même taille que Jed et moi.
Quelques femmes vinrent nous aider à les revêtir. Les robes n’avaient pas été
sorties du coffre depuis notre départ de l’Arkansas.
Dans son angoisse, ma mère laissa son bébé à Sarah Dunlap et vint nous
accompagner jusqu’à la tranchée, sous les chariots. Là, derrière le petit parapet
de sable, je reçus, ainsi que Jed, les dernières instructions. Puis nous sortîmes en
rampant et nous nous trouvâmes à découvert.
Tous deux nous portions exactement les mêmes vêtements : bas blancs, robes
blanches, avec une grande ceinture bleue, et chapeaux d’été blancs. La main
droite de Jed et ma main gauche s’étreignaient étroitement. Dans nos deux mains
libres, nous portions chacun deux petits seaux.
— Prenez votre temps ! nous lança mon père, lorsque nous commencions à
avancer. Allez doucement ! Marchez comme des filles.
Pas un coup de fusil ne fut tiré. Nous atteignîmes la source sains et saufs,
nous emplîmes nos seaux et, avant de revenir, nous nous allongeâmes à plat
ventre, pour boire une longue lampée, à même la source. Un seau plein dans
chaque main, nous rebroussâmes chemin. Et, toujours, pas un coup de feu !
Je ne me souviens pas du nombre de voyages que nous effectuâmes ainsi.
Quinze ou vingt, au bas mot. Nous marchions lentement, nous donnant la main à
l’aller. Puis nous revenions avec nos quatre seaux pleins. Ce manège nous
altérait prodigieusement. Plusieurs fois, nous nous allongeâmes pour boire
longuement à la source.
Mais tout a une fin. Il est évident que, si les Indiens avaient momentanément
cessé leur feu, ils avaient en cela obéi aux ordres des blancs qui étaient avec eux.
Nous avait-on vraiment pris pour des filles ? Je l’ignore. Toujours est-il que Jed
et moi, nous nous préparions à nous mettre en route pour un nouveau voyage
quand un coup de feu éclata, puis un second.
— Reviens ! me cria ma mère.
Je regardai Jed et il me regarda. Nos pensées se croisèrent, comme nos
regards. Je le savais têtu, il me savait obstiné, et nous étions décidés chacun à
demeurer quand bien même l’autre se retirerait.
Je me remis donc en marche et il m’imita.
— Viens ici. Jesse ! cria de nouveau ma mère.
Et dans cet ordre je sentais que j’aurais droit à une sérieuse correction.
Jed m’interrogea des yeux. Je secouai la tête et déclarai :
— Allons-y !
Nous détalâmes à toutes jambes sur le sable et il nous parut que tous les fusils
des Indiens faisaient feu sur nous. J’arrivai à la source le premier, de sorte que
Jed, qui m’avait suivi de près, dut attendre pour remplir ses seaux que j’eusse
empli les miens.
— Décampe, maintenant ! dit-il.
Et il mit tant de lenteur dans son opération qu’il avait visiblement l’idée de
me laisser partir seul afin d’avoir la gloire de rester le dernier.
Je tins bon et me collai contre terre en attendant qu’il eût terminé, le suivais
du regard les petits nuages de poussière que les balles soulevaient autour de
nous. Finalement, nous reprîmes côte à côte notre course.
— Pas si vite ! dis-je à Jed. Tu vas renverser la moitié de ton eau !
Ma remarque produisit son effet, car il ralentit le pas sensiblement. À mi-
chemin, je trébuchai et me plaquai tout de mon long, la tête la première. Une
balle qui avait frappé le sol, juste devant moi, m’avait envoyé du sable plein les
yeux. Sur le moment, je me crus touché.
Jed se tenait debout près de moi et m’attendait.
— Tu l’as fait exprès ! ricana-t-il, alors que je me relevais.
Je saisis aussitôt sa pensée. Il croyait que je l’avais volontairement laissé
échapper, afin de renverser mon seau et d’avoir la gloire de retourner en remplir
un autre. Cette rivalité de bravoure devenait entre nous une sérieuse affaire. Si
sérieuse que je ne voulus pas lui donner un démenti et que je retournai en
courant vers la source. Et Jed Durham, au mépris des balles qui soulevaient la
poussière autour de lui, resta debout, à découvert, tout droit à la même place, en
m’attendant. Nous regagnâmes l’un près de l’autre les chariots, mettant dans
notre témérité même notre point d’honneur d’enfants. Mais, quand nous
arrivâmes au but, j’avais seul mes deux seaux pleins. Une balle avait crevé, près
de sa base, un des récipients de Jed.
Ma mère s’en prit à moi de nos bravades communes, et j’eus droit à un
sermon bien senti. Mais je ne reçus aucune gifle. Elle avait certainement compris
que mon père, qui durant cette admonestation clignait de l’œil vers moi derrière
elle, ne tolérerait pas qu’elle me frappât. C’était la première fois de ma vie
qu’entre mon père et moi quelque chose d’intense passait.
Quand nous arrivâmes à la grande fosse, Jed et moi fûmes consacrés héros.
Les femmes, des larmes dans les yeux, nous accablaient de bénédictions et se
jetaient sur nous, en nous couvrant de baisers. Tout en me sentant flatté dans
mon orgueil, comme Jed, je fis celui qui n’aimait guère l’exubérance de ces
démonstrations. Mais, quand Jérémie Hopkins, qui avait le bras entouré d’un
bandage, eut déclaré que Jed et moi nous étions de la bonne étoffe dont on fait
les hommes, que nous étions de la trempe des Daniel Boone, Kit Karson et
autres Davy Crockett, alors mon cœur se gonfla.
Je fus, tout le reste de la journée, assez incommodé par l’inflammation de
mon œil droit causée par le sable qu’avait fait jaillir la balle. Ma mère l’examina
et déclara qu’il était tout injecté de sang. Quant à moi, que je le tinsse ouvert ou
fermé, je souffrais autant. De sorte que tantôt je l’ouvrais, et tantôt le fermais.
La situation s’était un peu détendue, dans la grande fosse. Chacun avait pu
boire. Et, si le problème de savoir comment nous pourrions recommencer à nous
procurer de l’eau se posait de nouveau, on se reprenait à espérer. Le point noir
était les munitions. Une inspection, faite par mon père dans l’ensemble des
chariots, aboutit à un total de cinq livres de poudre. Il n’y en avait guère plus
dans les poires à poudre des hommes !
Pensant que l’attaque ennemie allait reprendre comme la veille avec le soleil
couchant, je me faufilai dans la tranchée, sous les chariots, près de Laban. Il
chiquait consciencieusement son tabac, et ne me vit même pas. Je restai quelque
temps à le considérer, craignant sa réaction quand il remarquerait ma présence
en ces lieux : il me renverrait sèchement, voilà tout ! Mais lui continua
d’observer la situation à travers les roues des chariots, méditant et mâchant, et
parfois crachant son jus de chique toujours au même endroit, ce qui avait fini par
creuser dans le sable une petite dépression.
Je me hasardai à rompre le silence :
— Alors, les bêtises, ça marche aujourd’hui ?
C’était une façon de me moquer de lui, car il m’abordait toujours par cette
même phrase.
— À merveille, jeune homme ! Et je me porte mieux que jamais, maintenant
que j’ai pu recommencer à chiquer. Figure-toi, Jesse, j’avais la bouche tellement
sèche que depuis le lever du soleil j’avais dû poser ma chique. Grâce à toi, qui
nous as apporté de l’eau…
Un homme, à ce moment, montra sa tête et ses épaules, par-dessus la petite
colline du nord-est, qui était occupée par les blancs. Laban pointa son fusil vers
lui et le tint couché en joue une bonne minute. Puis il laissa retomber son arme.
— Quatre cents yards ! dit-il. Il vaut mieux ne pas risquer le coup. J’arriverais
peut-être à l’atteindre. Mais je peux aussi le rater. Ton père tient à la poudre,
petit.
Il y eut un silence. Puis, avec un aplomb extraordinaire car, après mon
exploit, j’estimais que je pouvais parler en homme, je demandai :
— Dis donc, Laban, crois-tu que nous avons une chance de nous en sortir ?
Laban parut réfléchir profondément.
— Écoute, Jesse, dit-il enfin, je peux bien te le dire, nous sommes dans un
sale pétrin. Mais nous en sortirons. Oui, nous en sortirons, je te le dis. Il reste
une chance, et tu peux parier sans crainte jusqu’à ton dernier dollar.
— Parmi nous, il y en a, en tout cas, qui n’en sortiront jamais.
— Et lesquels ?
— Eh bien ! Bill Tyler, et Mrs. Grant, et Silas Dunlap, et tous les autres.
— Que veux-tu, Jesse ? N’en parlons plus… Ceux-là sont déjà sous terre. Tu
sais, toute caravane doit semer des morts le long de sa route. C’est comme ça, je
suppose, depuis que le monde est monde, et le monde ne s’est pas dépeuplé. Tu
vois, Jesse, la naissance et la mort ont toujours marché ici-bas la main dans la
main. Ça dure depuis des milliers d’années. Et la naissance l’a toujours emporté
sur la mort. Je le suppose, du moins, puisque la terre ne s’est jamais vidée et que,
de tout temps au contraire, les hommes ont crû et multiplié. Regarde, toi, par
exemple, tu aurais pu être tué cet après-midi en allant chercher de l’eau. Eh bien,
non ! Tu es ici, pas vrai ? à bavarder avec moi et il y a toutes chances pour que,
quand tu seras grand, tu deviennes, en Californie, le père d’une nombreuse
famille. On dit que tout pousse à merveille en Californie.
Cette façon optimiste d’envisager la situation, et la bonhomie de Laban
envers moi, m’encouragèrent à formuler un désir qui depuis longtemps mijotait
dans mon cerveau.
— Dis, Laban, m’écriai-je soudain, supposons que tu sois tué ici…
— Qui ça ? Moi ! s’exclama-t-il.
— Je dis seulement : « Supposons », expliquai-je.
— Ah ! bon, continue.
— Supposons que tu sois tué… Tu voudrais me léguer tes scalps ?
— Qu’est-ce que tu en ferais ? Ta mère te giflerait, si elle voyait que tu les
portes.
— Je ne les porterais pas devant elle ! Mais voyons, Laban, bien franchement,
si tu es tué, il faut bien que quelqu’un en hérite, de tes scalps. Pourquoi pas
moi ?
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?… En effet, c’est très juste. Je t’aime, Jesse,
et j’aime ton papa… Marché conclu ! À la minute même où je mourrai, les
scalps deviendront ta propriété. Et aussi le couteau à scalper. Timothy Grant, ici
présent, en est témoin. As-tu entendu, Timothy ?
Timothy, couché dans la tranchée, répondit qu’il avait effectivement entendu
et je demeurai tout abasourdi de l’immensité de ma bonne fortune, suffoqué de
bonheur et sans pouvoir trouver un seul mot de remerciement à l’adresse de
Laban.
L’attaque coutumière se produisit au coucher du soleil et des milliers de
coups de fusil furent tirés sur le campement. Aucun des nôtres, bien abrités, ne
fut atteint. De notre côté, nous ne tirâmes pas plus de trente coups, et je vis
Laban et Timothy Grant toucher chacun un Indien. Entre-temps, Laban me
confia que, depuis le début du siège, les Indiens seuls avaient nourri la fusillade.
Pas un seul blanc n’avait tiré. C’était certain et très surprenant. Pourquoi
agissaient-ils ainsi ? Ils ne nous apportaient aucun secours, mais ne nous
attaquaient pas non plus. Et sans cesse pourtant ils allaient communiquer avec
les Indiens, qui nous combattaient. Quel était cet inquiétant mystère ?
Le matin du quatrième jour, la soif recommença à nous tourmenter
cruellement. Une lourde rosée était tombée pendant la nuit. Hommes et femmes,
pour se rafraîchir, la léchaient à coups de langue, sur les timons des chariots, sur
les sabots des freins et sur les cercles de roues.
La rumeur circulait que Laban était revenu de patrouiller avant le point du
jour ; il avait rampé seul jusqu’au camp des blancs ; ceux-ci étaient déjà debout :
il les avait aperçus, à la lueur des feux de leurs bivouacs, qui priaient en cercle. Il
avait pu, aussi, saisir quelques mots de leurs prières, dont nous étions l’objet : ils
demandaient à Dieu de leur inspirer ce qu’ils devaient faire de nous.
J’entendis une des sœurs Demdike dire à Abby Foxwell :
— Puisse Dieu, en ce cas, leur suggérer de bonnes pensées !
— Et qu’il ne tarde pas trop ! répondit Abby Foxwell. Car, après un autre jour
sans eau, et nos munitions épuisées, que deviendrions-nous ?
Rien n’arriva pendant la matinée. Pas un coup de fusil ne partit. Le soleil
flamboyait dans l’air immobile. Nos soifs allaient croissant. Bientôt les bébés
altérés se mirent à pleurer, les enfants à se plaindre et à se lamenter. À midi, Will
Hamilton prit deux grands seaux et se disposa à partir pour la source. Comme il
se préparait à ramper sous un des chariots, Ann Demdike courut vers lui,
l’entoura de ses bras et tenta de le retenir. Il lui parla, l’embrassa puis se mit en
route. Il se rendit à la source, puisa de l’eau et revint sans essuyer aucun coup de
feu.
— Le ciel soit loué ! s’écria, quand il fut rentré, la vieille Mrs. Demdike. Ils
se sont laissé toucher par la grâce du Seigneur.
Et beaucoup de femmes partagèrent cette opinion.
Sur les coups de deux heures, après un repas frugal qui nous avait un peu
réconfortés, un homme apparut, porteur d’un drapeau blanc. Will Hamilton alla
au-devant de lui. Après quelques minutes de conversation, il s’en revint parler à
mon père et aux autres hommes. Un peu en arrière du parlementaire, nous avions
aperçu Lee qui nous regardait.
Une émotion intense s’empara de toute la caravane. Les femmes, estimant
leurs peines finies, pleuraient et s’embrassaient les unes les autres. Certaines,
dont la vieille Mrs. Demdike, chantaient des alléluias et bénissaient Dieu. Voici
ce qu’on nous avait proposé, et à quoi nos hommes avaient souscrit : nous nous
remettions immédiatement en route, sous les plis du drapeau parlementaire, et
les blancs protégeraient notre exode.
J’entendis mon père dire à ma mère :
— Nous ne pouvions que nous incliner…
Abattu et les épaules basses, il était assis sur un timon de chariot.
— Mais que se passerait-il s’ils nous trahissaient ? répliquait ma mère.
Mon père eut un geste vague et répondit :
— Courons la chance qu’ils ne le fassent pas. Nos munitions sont épuisées.
Plusieurs de nos hommes enlevèrent les chaînes de nos chariots, qu’ils firent
rouler de façon à pratiquer des brèches dans leur cercle. J’observais avec
attention. Lee apparut, suivi par deux chariots vides, attelés de chevaux, qu’il
amenait, dit-il, à notre intention. Tout le monde se groupa autour de lui. Il
raconta qu’il avait fort à faire avec les Indiens pour les maintenir à distance et
que le major Higbee, avec cinquante hommes de la milice des mormons, était
prêt à nous prendre sous sa protection.
Mais là où le soupçon se dessina chez mon père et chez Laban, ainsi que chez
nombre de nos hommes, ce fut quand Lee nous déclara que nous devions nous
séparer de nos fusils et les déposer dans un des chariots. Le prétexte invoqué
était que nous ne devions pas exciter l’animosité des Indiens. En agissant ainsi,
nous passerions à leurs yeux pour les prisonniers de la milice des mormons, et ils
nous laisseraient partir sans récriminer.
Mon père parut se dresser contre une semblable demande et se préparer à
refuser. Il échangea un regard avec Laban, qui lui répondit, à voix basse :
— Ils ne nous seront pas plus utiles entre nos mains que dans les chariots,
puisque nous n’avons plus de poudre.
Deux de nos blessés, qui ne pouvaient marcher, furent hissés dans un des
deux chariots amenés par Lee ; chacun avait un homme pour le conduire. Avec
eux on plaça les petits enfants. Lee semblait les trier en deux catégories : au-
dessus et au-dessous de huit ans. Jed et moi, nous avions neuf ans et, de plus,
étions plutôt grands pour notre âge. Aussi Lee nous rangea-t-il dans le groupe
des plus âgés, en nous disant que nous devions aller à pied, avec les femmes.
Quand il prit notre bébé des bras de ma mère et le plaça dans le chariot, elle
protesta tout d’abord. Puis je la vis qui se mordait les lèvres, et elle laissa faire.
C’était une femme d’âge moyen, aux yeux gris et aux traits durs, à la forte
ossature. Mais le long voyage et les privations subies l’avaient marquée de leur
empreinte. Ses joues s’étaient creusées, elle avait maigri et, comme chez toutes
les autres femmes de la caravane, son visage avait pris une expression pensive et
angoissée.
Lee décrivit ensuite quel devait être l’ordre de la marche. Il dit que les
femmes, avec les enfants qui chemineraient à leurs côtés, iraient les premières, à
la file, derrière les deux chariots. Ensuite viendraient les hommes, un par un. En
entendant ces paroles, Laban vint vers moi, détacha les fameux scalps qui
pendaient à sa ceinture et les fit pendre à la mienne.
Je protestai :
— Mais tu n’es pas encore tué, Laban !
— Ça me ferait mal ! répondit-il en badinant. Je viens seulement de me
mettre en ordre avec Dieu. Porter des scalps est une vanité toute païenne.
Il demeura encore un instant près de moi puis tourna brusquement les talons
afin de rejoindre les autres hommes de la caravane. Une dernière fois encore, il
détourna la tête et me cria :
— Allons, au revoir, Jesse ! Au revoir !
Je me demandais pourquoi tant de cérémonie dans ces adieux quand un blanc
à cheval entra dans notre enceinte. Il disait que le major Higbee l’avait envoyé
vers nous pour nous recommander de nous hâter car les Indiens pouvaient d’une
seconde à l’autre reprendre l’attaque.
Notre caravane s’ébranla. Nous abandonnions derrière nous tous nos grands
chariots pour suivre les deux véhicules amenés par Lee. Femmes et enfants les
talonnaient de près. Quand nous fûmes cinq cents pas en avant, nos hommes se
mirent en marche à leur tour. Non loin se tenait la milice des mormons. Appuyés
sur leurs fusils, les soldats, à six pieds les uns des autres, formaient une longue
ligne. Alors que nous défilions tous devant eux, je ne pus m’empêcher de
remarquer la gravité sombre qui se peignait sur leurs visages. Ils faisaient des
figures d’enterrement. Les femmes le remarquèrent aussi, et quelques-unes se
mirent à pleurer.
Je marchais derrière ma mère ; j’avais choisi cette place pour cacher les
scalps à sa vue. Derrière moi venaient les trois sœurs Demdike, deux d’entre
elles soutenant leur vieille mère. J’entendais devant nous Lee qui criait sans
cesse aux deux conducteurs des chariots de ne pas aller si vite. Un autre homme,
qu’une des sœurs Demdike affirma être le major Higbee, se tenait en selle sur
son cheval derrière les soldats et nous regardait passer. Pas un Indien n’était en
vue.
Comme je venais de tourner la tête pour voir si je n’apercevais pas Jed
Dunham, l’événement se produisit.
J’entendis le major Higbee crier d’une voix forte :
— Faites votre devoir !
Il me sembla que tous les fusils de la milice partaient d’un coup unique. En
une seconde, nos hommes s’écroulèrent. Puis, lors d’une nouvelle décharge, ce
fut le tour des femmes. Les sœurs Demdike et leur mère tombèrent toutes en
même temps. Je tournai la tête pour chercher ma mère. Elle aussi était à terre. De
partout, autour de nous, des centaines d’Indiens apparaissaient, qui faisaient feu
à bout portant. Je vis les deux sœurs Dunlap qui se sauvaient dans les sables, et
je courus après elles, car blancs et Indiens nous tuaient pêle-mêle. Tout eu
courant, j’aperçus un des conducteurs des chariots tirant sur deux des nôtres qui
étaient blessés et se trouvaient à l’intérieur du véhicule. Les chevaux de l’autre
chariot, effrayés par la fusillade, ruaient et se cabraient, avançaient et reculaient,
et leur conducteur avait toutes les peines du monde à les maintenir.
Alors que le petit garçon que j’étais courait après les sœurs Dunlap, tout
s’assombrit autour de moi. Mes souvenirs s’arrêtent à ce point précis. Jesse
Fancher cesse d’exister et disparaît pour toujours. La forme qui était Jesse
Fancher, le corps qui était le sien, matière fugace, passa comme une apparition et
ne fut plus.
Mais l’esprit impérissable qui l’animait a survécu. Et, dans sa réincarnation
suivante, il a animé le corps visible (qui n’est en réalité qu’une nouvelle
apparition) connu sous le nom de Darrell Standing ; lequel va être incessamment
tiré de sa cellule, pendu et expédié dans le néant, où toutes ces apparitions
s’évanouissent.
Il y a ici, dans la prison de Folsom, un condamné à perpétuité, nommé
Matthew Davies ; il appartient à la génération des prisonniers les plus âgés et
sert d’aide lors des exécutions. Ce vieillard a vécu dans les plaines où fut tué le
jeune Jesse Fancher. J’ai pu contrôler, par lui, les événements que je viens de
raconter. Au temps où il était enfant, on parlait souvent, dans sa famille, du
grand massacre de Mountain Meadows. Seuls, disait-on, les enfants en bas âge,
qui étaient dans les deux chariots, furent épargnés. On estima qu’ils étaient trop
jeunes pour se souvenir et pouvoir parler un jour.
J’enregistre fidèlement les déclarations de cet homme et j’affirme que jamais,
au cours de mon existence en tant que Darrell Standing, je n’avais auparavant lu
une seule ligne, entendu une seule parole se rapportant à la caravane du capitaine
Fancher, qui périt à Mountain Meadows. Tous ces faits cependant, dans la
camisole de force de prison de San Quentin, sont revenus à ma mémoire. Il est
évident que je n’ai pu les tirer de rien, pas plus que je n’ai pu créer la dynamite
qu’on me réclamait. Si donc j’ai eu vent de ces événements, la seule explication
plausible est qu’ils avaient subsisté dans mon esprit immortel, qui ne connaît
pas, lui, le sort de la matière.
Je dois également déclarer, en terminant ce chapitre, que Matthew Davies m’a
encore fait part d’une chose : quelques années après le massacre, dont la
nouvelle avait transpiré, Lee fut arrêté par la police du gouvernement des États-
Unis, condamné à mort et reconduit, pour y être exécuté, à l’endroit même où
notre caravane avait campé.
XIV
Je fus une fois Adam Strang, un Anglais. L’époque de cette vie, aussi
approximativement que je puisse la situer, s’étendait à peu près entre 1550 et
1650, et je vécus cette existence jusqu’à un âge fort avancé, comme vous le
verrez par mon récit. Un de mes grands regrets, depuis que Morrell m’avait
enseigné la façon de mener ces intéressantes expériences, a toujours été de
n’avoir pas poussé plus loin mes études historiques. De la sorte, j’aurais pu
identifier et exposer plus exactement nombre de faits qui sont demeurés pour
moi imprécis, au lieu d’être obligé de marcher à tâtons et de deviner mon chemin
à travers le temps et les lieux de mes existences antérieures.
Un point très particulier de ma vie d’Adam Strang est que mes souvenirs n’en
commencent guère avant trente ans. À plusieurs reprises la camisole a convoqué
Adam Strang. Mais toujours il a resurgi en pleine stature, les muscles saillants,
homme dans toute la force de ses trente ans.
Moi, Adam Strang, j’ai toute ma conscience, et je vis dans un groupe d’îles
basses et sablonneuses, quelque part sous l’équateur, dans ce qui doit
certainement être la partie occidentale de l’océan Pacifique. J’ai toujours été
chez moi ici, et il me semble que je m’y trouve depuis un certain temps. Sur
cette île vivent des milliers d’hommes et de femmes, mais je suis le seul blanc.
Les indigènes appartiennent à une race magnifique, puissamment musclée, aux
larges épaules, ils sont très grands. Il est courant de voir des hommes de six
pieds de haut. Le roi, Raa Kook, a six bons pouces de plus, il pèse ses trois cents
livres, mais il est si joliment proportionné qu’on ne peut dire qu’il soit gros.
Plusieurs de ses chefs sont aussi bien bâtis et leurs femmes ne sont pas
sensiblement plus petites.
Il y a plusieurs îles dans l’archipel. Raa Kook en est le roi, quoique le petit
archipel situé au sud soit indocile et souvent en révolte. Les indigènes avec qui
je vis sont polynésiens. Je le sais parce que leurs cheveux sont plats et noirs.
Leur peau a le bronzage doré que donne une longue exposition au soleil. Leur
langue, que je parle avec une aisance peu commune, est colorée, riche,
musicale ; elle comporte peu de consonnes, mais principalement des voyelles. Ils
aiment les fleurs, la musique, la danse et les jeux, ils vivent simplement comme
des enfants, heureux dans leurs petits plaisirs, mais terriblement sauvages dans
leurs querelles et leurs guerres.
Moi, Adam Strang, je connais mon histoire, mais n’y pense pas souvent. Je
vis dans le présent. Je ne me complais ni dans le passé ni dans le futur. Je suis
insouciant, imprévoyant, négligent, heureux de me sentir en forme, débordant
d’énergie. Donnez-moi des poissons, des fruits, des légumes, des algues marines,
et mon estomac est bien rempli : me voilà heureux. Je suis très ami avec Raa
Kook, qui est plus important que tous, plus important même qu’Abba Taak, le
plus grand de ses prêtres. Personne n’oserait porter la main ou une arme sur moi.
Je suis tabou – aussi sacré que la cabane des pirogues, sous le plancher de
laquelle reposent les ossements de Dieu sait combien de rois de la lignée de Raa
Kook…
Je connais fort bien les circonstances du naufrage qui m’a valu de m’échouer
ici, seul survivant de tous mes camarades de bord : il y avait eu un véritable
déluge suivi d’un grand vent, mais je ne m’étendrai pas sur la catastrophe.
Quand je pense au passé, je préfère me remémorer mon enfance, quand j’étais
dans les jupes de ma mère, une Anglaise à la peau de lait, aux cheveux de lin, au
léger embonpoint. Je vivais dans un petit village d’une douzaine de chaumières.
J’entends encore les merles et les grives dans les haies, je revois les campanules
qui jaillissaient dans les bois de chênes et tapissaient d’une écume bleutée le
velours des prairies. Et, plus que tout, je me souviens d’un grand cheval aux
longs poils hirsutes à qui l’on faisait souvent descendre la rue étroite en dansant,
en marchant de guingois, et qui hennissait. J’avais peur de cette énorme bête : je
ne manquais jamais d’aller me réfugier auprès de ma mère pour me cacher dans
ses jupes chaque fois que je le rencontrais.
Mais cela suffit. Ce n’est pas l’enfance d’Adam Strang que je me proposais
d’évoquer.
J’ai vécu plusieurs années dans ces îles dont j’ignore le nom et sur lesquelles,
je peux l’affirmer avec certitude, j’ai été le premier homme blanc. J’ai été marié
à Lei-Lei, la sœur du roi ; elle mesurait un peu plus de six pieds et me dépassait
d’une bonne tête. Je représentais un beau type d’homme, large d’épaules, à la
poitrine bombée, bref, bien fait de ma personne. Les femmes de toute race me
lorgnaient d’un œil intéressé. Sous mes bras, protégé du soleil, ma peau était
blanche comme le lait. Mes yeux étaient bleus, ma moustache, ma barbe et mes
cheveux d’un blond éclatant, celui qu’on voit parfois sur les peintures
représentant les rois des mers du Nord. Je devais provenir de cette souche depuis
longtemps fixée en Angleterre et, quoique né dans un petit village de l’intérieur
des terres, j’avais le sang tellement salé que la première chose que je fis, ce fut
de m’embarquer comme simple mousse – voilà bien ce que j’étais : ni officier ni
gentleman, tout simplement un mousse qui, toujours rivé à la tâche, travaillait
beaucoup, endurait davantage encore. Je présentais un intérêt certain pour Raa
Kook, d’où la protection royale dont je bénéficiais. Je savais travailler le fer, et
notre vaisseau naufragé avait apporté dans le pays de Raa Kook le premier
morceau de ce métal qu’on y eût jamais vu. De temps à autre, à dix lieues vers le
nord-ouest, nous allions en pirogue chercher du fer sur l’épave. La coque avait
glissé sur la pente du récif et gisait à quinze brasses de profondeur. Et nous
remontions le fer de quinze brasses. Les indigènes étaient de merveilleux
plongeurs et travaillaient admirablement sous l’eau. J’appris à plonger à quinze
brasses, mais je ne pus jamais les égaler à la pêche.
Sur terre, grâce à mon éducation anglaise et à ma force je pouvais battre
n’importe lequel d’entre eux. Je leur appris aussi l’escrime au bâton, mais ce jeu
devint une véritable plaie, et les têtes cassées cessèrent rapidement de présenter
l’attrait de la nouveauté.
Sauvé du naufrage, il y avait un journal de bord, déchiré, en bouillie, si
détrempé d’eau de mer que l’encre en était quasiment effacée et qu’on ne
pouvait presque plus rien y déchiffrer. Cependant, dans l’espoir que quelque
savant historien puisse situer avec plus de précision la date des événements que
je vais relater, j’en donne ici un extrait. La façon très particulière d’écrire peut
également fournir un indice. La lettre « s » est partout remplacée par un « f ».
Lef ventf nouf étant favorablef, nouf pûmef vérifier et fécher nof vivref, furtout
quelquef jambonf chinoif, et quelquef poiffonf féchéf qui conftituaient une partie
de nof réfervef. Le fervice divin fut célébré fur le pont. Au courf de l’aprèf-midi,
le vent fouffla du fud, avec quelquef brifef fraîchef, maif fèchef, et nouf pûmef le
matin fuivant nettoyer le pont, et auffi définfecter le bateau avec de la poudre à
fufil.
Mais je dois me hâter ; car mon récit n’est pas celui d’Adam Strang, le petit
mousse naufragé sur l’île de corail, mais celui d’Adam Strang qu’on appela plus
tard Yi Yong-ik, le Vaillant, celui qui devint le favori du royal Yunsan puis resta
très longtemps mendiant et paria dans toutes les bourgades de toutes les côtes et
toutes les villes de Cho-Sen. (Ah ! ah ! je vous ai bien eus ! Cho-Sen veut dire :
« Terre du matin calme ». En langage moderne, on dit la Corée).
Rappelez-vous, c’était trois ou quatre cents ans avant votre époque que je
vivais, premier blanc sur les îles de corail de Raa Kook. Dans ce temps-là, les
eaux étaient rarement fendues par la quille d’un bateau. Et j’aurais bien pu vivre
ici jusqu’à la fin de mes jours, dans la paix et l’opulence, sous un ciel où le froid
était inconnu, s’il n’y avait pas eu le Sparwehr.
Le Sparwehr était un bateau marchand hollandais qui affrontait les mers
inconnues, à la recherche d’Indes situées au-delà des Indes, et c’est moi qu’il
trouva. En tout et pour tout.
N’ai-je pas dit que j’étais une sorte de géant, toujours prêt à rire, un grand
gosse irresponsable à la barbe d’or qui n’avait jamais atteint l’âge adulte ?
Lorsque le Sparwehr eut fini de faire de l’eau, je quittai Raa Kook et son
charmant pays, j’abandonnai Lei-Lei et ses sœurs à la tête ceinte de guirlandes
de fleurs et, le sourire aux lèvres, l’odeur si familière et si douce des bateaux
dans les narines, je m’embarquai de nouveau, pris une fois encore la mer, sous le
commandement du capitaine Johannes Maartens.
Un merveilleux voyage que celui que je fis à bord du vieux Sparwehr ! Nous
étions à la recherche de terres nouvelles, riches en soieries et en épices. La vérité
m’oblige à dire que nous avons rencontré surtout un bel éventail de fièvres, de
morts violentes, de paradis pestilentiels où la mort et la beauté trônaient sur les
mêmes charniers. Le vieux Johannes Maartens, qui ne montrait pourtant aucune
trace de romantisme sur son visage impassible et sa tête carrée d’ours, rêvait des
îles Salomon et des mines de Golconde… Eh oui, il rêvait de la vieille Atlantide
perdue et qu’il espérait bien retrouver, toujours à flot et inviolée. Mais il ne
rencontra, à la place, que des chasseurs de têtes et des cannibales nichant dans
les arbres.
Nous débarquâmes sur mainte île étrange, dont les rivages étaient battus par
des lames furieuses et où, sur les sommets, fumaient des cratères. Là, de tout
petits hommes aux cheveux crépus et épais, assez semblables à des singes, dont
ils avaient le cri insupportable et plaintif, habitaient les forêts et la jungle,
derrière un rempart de pieux et d’épines d’où ils nous envoyaient, dans l’ombre
du soir, des éclats de bois empoisonnés. Quiconque d’entre nous avait été piqué
par un de ces éclats évoquant le dard de l’abeille mourait infailliblement avec
des râles affreux. Ailleurs, d’autres hommes plus grands, et plus féroces encore,
nous affrontaient sur le rivage même. Ils faisaient pleuvoir sur nous flèches et
javelots, dans le grondement et le roulement de guerre de leurs petits tam-tams et
de leurs grands tambours. Et partout à terre ils s’embusquaient sur notre passage
derrière des troncs d’arbres, tandis que montaient, colline après colline, des
colonnes de fumées qui appelaient aux armes la population tout entière.
Le subrécargue, Hendrik Hamel, était copropriétaire de l’aventureux
Sparwehr. Tout ce qui n’était pas à lui appartenait au capitaine Johannes
Maartens, et réciproquement. Celui-ci parlait peu l’anglais, et Hendrik Hamel à
peine davantage. Les matelots, en compagnie de qui je vivais, ne parlaient que le
néerlandais. Mais ayez confiance en moi pour apprendre rapidement toutes les
langues, le néerlandais tout d’abord, puis le coréen, comme vous l’allez voir !
Après avoir beaucoup tangué et roulé, nous arrivâmes au Japon, pays figurant
sur notre carte. Les habitants ne voulurent nouer aucun rapport avec nous. Deux
fonctionnaires en robe de soie traînante et portant l’épée, qui firent l’admiration
béate de Johannes Maartens, vinrent à bord et nous invitèrent fort poliment à
nous éloigner au plus vite. Sous l’affectation doucereuse de leurs manières et de
leurs discours transperçait l’ardeur belliqueuse de leur tempérament atavique, et
nous nous hâtâmes d’obtempérer.
Nous traversâmes sans encombre les détroits japonais et arrivâmes en mer
Jaune, faisant route vers la Chine. Le Sparwehr était un vieux sabot sale et
abominable qui traînait sous sa quille toute une chevelure marine. Sa marche en
était fort alourdie et entravée. Lorsqu’on voulait le faire changer de direction, il
demeurait sur place, à ballotter, comme un navet jeté à l’eau. Un chaland de
rivière était, comparé à lui, rapide dans ses manœuvres. Par vent debout, il en
avait pour un bon quart d’heure à virer, et tout l’équipage devait mettre la main à
la pâte. Or, à la suite d’un terrible ouragan qui, quarante-huit heures durant, nous
avait fait rendre l’âme, une subtile saute de vent s’était produite. Le Sparwehr
avait refusé d’obéir au gouvernail et, pris de flanc, il s’en allait à la dérive.
Nous dérivions vers la terre, dans la clarté glaciale d’une aube tempétueuse,
sur une mer en furie dont les lames s’élevaient hautes comme des montagnes. On
était en hiver. Tout, sauf la mer, était silencieux autour de nous et, à travers
l’opacité d’une tourmente de neige, nous pouvions découvrir par instants une
côte inhospitalière. Si on peut appeler côte un chapelet brisé de récifs écumeux,
de rocs sinistres et innombrables, au-delà desquels apparaissent confusément des
falaises abruptes, des caps avançant leur éperon dans les flots. Derrière ce
rempart redoutable, une chaîne de montagnes se profilait, couverte de neige.
Nous ignorions quelle était cette terre vers laquelle nous allions et si d’autres
que nous y avaient jamais abordé. À peine une vague ligne l’indiquait-elle sur
notre carte. Et il nous était permis de craindre que ses habitants, si elle en
comptait, ne fussent aussi rébarbatifs que son aspect.
La proue du Sparwehr donna en plein contre un pan de falaise qui s’avançait
en eau profonde, et notre mât de beaupré, après s’être un instant dressé jusqu’au
ciel, se brisa net. Le mât de misaine s’abattit avec un vacarme effroyable et
culbuta par-dessus bord, avec ses vergues et ses haubans. Ruisselant d’eau et
roulé sur le pont par les paquets de vagues, je parvins à rejoindre Johannes
Maartens sur le gaillard d’avant. D’autres hommes de l’équipage firent comme
moi et, comme moi, s’amarrèrent solidement avec des cordes. On se compta.
Nous étions dix-huit, tous les autres avaient péri.
Johannes Maartens me toucha de la main, puis leva son doigt vers une
cascade d’eau salée qui ruisselait d’une anfractuosité de la falaise. Je compris ce
qu’il voulait dire. Il désirait savoir si j’étais d’attaque pour escalader le grand
mât encore debout et sauter de là sur la minuscule plate-forme qu’à vingt pieds
au-dessus de la dunette ménageait cette anfractuosité dans le rocher à pic. La
largeur du saut à effectuer variait de seconde en seconde, selon les oscillations
du mât. Tantôt elle était de six pieds, tantôt de vingt. Le mât vacillait comme un
ivrogne, par l’effet du roulis et du tangage, tandis que le navire s’écrasait un peu
plus à chacun des heurts de sa coque contre la falaise.
Je me déliai et commençai à grimper. Arrivé au faîte du mât tragique, je
mesurai de l’œil la largeur du saut qui était nécessaire, et me lançai. L’opération
réussit : j’atterris sur l’anfractuosité de la falaise. Là, je me mis à quatre pattes,
prêt à tendre la main à mes compagnons, qui m’avaient suivi en hâte dans
l’escalade du mât. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le Sparwehr pouvait
d’un instant à l’autre sombrer en eau profonde. Tous tant que nous étions, nous
étions à moitié ankylosés par le vent glacé qui soufflait sur nous et sur nos
vêtements mouillés.
Le maître queux fut, après moi, le premier à sauter. Il fut projeté dans le vide
et je vis son corps qui tournait sur lui-même, comme une roue de voiture. Un
paquet de mer le happa, alors qu’il tombait, et il alla s’écrabouiller contre la
falaise. Un de nos mousses, un jeune homme de vingt ans, barbu, fut coincé par
le mât contre une saillie de la falaise. Ce ne fut pas long pour lui. Il mourut sur le
coup. Deux autres hommes culbutèrent dans le vide, comme avait fait le coq. Les
quatorze autres et le capitaine Maartens, qui sauta le dernier, furent sains et
saufs. Une heure après, le Sparwehr s’engloutissait.
Deux jours et deux nuits, en grand péril de mort, nous demeurâmes accrochés
à la falaise, sans aucune issue pour nous, car il nous était impossible de
l’escalader plus haut et nous ne pouvions non plus redescendre vers la mer, qui
s’était un peu calmée. Le troisième jour, au matin, un bateau de pêche nous
découvrit sur notre perchoir. L’équipage était entièrement vêtu de vêtements
blancs, fort sales, on le conçoit. Ces hommes avaient de longs cheveux
curieusement noués sur le sommet de leur crâne. Ce nœud, je l’appris par la
suite, est, chez ceux qui en sont pourvus, le signe du mariage. Il offre également,
lorsqu’une dispute ne peut se régler par des mots, une prise excellente,
permettant de flanquer à son interlocuteur une gifle magistrale.
Le bateau s’en retourna vers le village auquel appartenaient ces gens, afin d’y
chercher du secours. Tout le monde accourut, avec des cordes, et presque toute
la journée fut nécessaire pour nous tirer de notre fâcheuse position. Après quoi,
ils nous emmenèrent avec eux.
C’étaient de bien pauvres et bien misérables personnes, et leur nourriture était
difficile à digérer, même pour l’estomac d’un matelot. Leur riz, d’une indicible
saleté, était brun comme du chocolat. Les grains, qui conservaient les trois quarts
de leurs cosses, étaient mélangés de bouts de paille et de bouts de bois. À tout
moment il fallait s’arrêter de manger, afin de s’introduire dans la bouche le
pouce ou l’index et se débarrasser la mâchoire des matières dures qui la
blessaient. Ils se nourrissaient aussi d’une sorte de millet, assaisonné de
condiments d’une espèce particulière, d’un goût si fort qu’ils vous emportaient la
bouche.
Les maisons étaient construites en pisé, avec un toit de chaume. Sous le
plancher passaient des tuyaux évacuant la fumée de la cuisine et chauffant sur
leur trajet la pièce où l’on couchait. Nous nous reposâmes plusieurs jours chez
ces braves gens, étendus sur les nattes qu’ils nous offrirent, et nous consolant de
notre malheur avec leur tabac, qui était très doux, presque insipide. Nous le
fumions dans des pipes dont le fourneau était minuscule, et s’emmanchait d’un
conduit de trois pieds de long.
Ils fabriquaient également une sorte de breuvage plutôt sur ; il se buvait chaud
et présentait l’apparence du lait. Il en fallait des quantités pour sentir que la tête
vous tournait. Après en avoir lampé d’énormes potées, je fus soûl et commençai
à chanter, ce qui est, pour tout matelot, dans le monde entier, sa façon ordinaire
d’exprimer son ivresse. Encouragés par ce beau succès, mes compagnons
m’imitèrent, et bientôt nous nous mîmes tous à rugir, sans nous soucier de la
nouvelle tourmente de neige qui faisait rage au-dehors, complètement oublieux
aussi d’avoir été jetés sur une terre inconnue, abandonnée de Dieu.
Le vieux Johannes Maartens riait aux éclats, faisait en chantant le bruit d’une
trompette et se tapait les cuisses en compagnie des plus enragés d’entre nous.
Hendrik Hamel, d’ordinaire impassible et compassé comme tous les Hollandais,
petite figure brune où luisaient deux yeux semblables à deux perles noires, se
livrait, comme le pire d’entre nous, à mille folies. Il ne dérogeait pas à la règle
des matelots ivres et sortait sans répit de sa poche tout ce qu’il avait d’argent
sauvé avec lui, afin d’acheter toujours plus de breuvage laiteux. Notre conduite
était honteuse. Mais les femmes ne cessaient de nous apporter à boire, pendant
que tout ce que la pièce pouvait contenir de public s’y entassait pour assister à
nos débordements bouffons.
L’homme blanc a fait victorieusement le tour de la planète qui le porte. Je
crois en vérité que, s’il y a été poussé par sa soif de lucre et de rapines, c’est à sa
folle insouciance qu’il a dû de réussir ses entreprises. C’est ainsi que dans ce
pauvre village coréen, tandis qu’au-dehors le vent d’hiver faisait rage sur la mer
Jaune, braillant à pleine poitrine, nous menions grand tapage, le capitaine
Johannes Maartens, son associé Hendrik Hamel, leurs treize hommes et moi-
même.
Ce que nous avions vu jusqu’à cette heure de la terre de Cho-Sen n’était pas
pour exciter follement notre enthousiasme. Si ces misérables pêcheurs étaient un
échantillon véridique de ses habitants, nous n’avions pas de peine à comprendre
pourquoi ce sol avait si peu attiré les navigateurs étrangers. Nous nous
trompions. Le village où nous étions faisait partie d’une île, et les notables
avaient sans doute expédié un message sur le continent. Un beau matin, en effet,
trois énormes jonques à deux mâts, dont les voiles triangulaires étaient faites de
nattes de paille de riz, jetèrent l’ancre à quelque distance de la grève.
Quand les sampans qui s’en détachèrent eurent accosté au rivage, les yeux du
capitaine Johannes Maartens s’écarquillèrent démesurément, car une soie
magnifique recommençait à chatoyer devant ses yeux.
Un Coréen bien découplé avait débarqué, vêtu de la tête aux pieds d’une soie
multicolore, aux tons pâles, et il était entouré d’une demi-douzaine de serviteurs
obséquieux, qu’habillait la même étoffe. Ce personnage majestueux s’appelait
Kwan Yung-jin, comme je l’appris par la suite. C’était un yang-ban, un noble. Il
exerçait les fonctions de magistrat ou préfet de la province dont dépendait l’île.
Emploi fort lucratif, cela va de soi, car il pressurait, fortement ses administrés.
Une centaine de soldats, au bas mot, débarquèrent à sa suite et se dirigèrent
avec lui vers le village. Ces soldats étaient armés de lances : plusieurs se
terminaient par un fer à trois dents, d’autres étaient seulement très effilées,
d’autres enfin ressemblaient à des haches. Quelques-uns d’entre eux étaient
munis d’un fusil à mèche qui remontait aux époques héroïques. Il était de telle
dimension qu’il ne fallait pas moins d’un homme pour le porter et d’un autre
pour se charger du trépied sur lequel il était appuyé lorsqu’on voulait l’utiliser.
L’arme, comme j’eus à le constater, partait parfois. Parfois aussi, elle faisait long
feu. La réussite dépendait d’un bon réglage de la mèche et de l’état de la poudre
déposée dans le bassinet.
Ainsi avait coutume de voyager Kwan Yung-jin. Les dirigeants du village
tremblaient de peur devant lui, et sans doute n’avaient-ils pas tort. Je m’avançai,
comme interprète, au nom de mes compagnons et baragouinai les quelques mots
de coréen que je connaissais.
Kwan Yung-jin prit une mine renfrognée et me fit signe de m’écarter. J’obéis
sans méfiance. Pourquoi l’aurais-je craint ? J’étais aussi grand que lui et, comme
poids, je surpassais nettement le sien. J’étais beau, ma peau était blanche et mes
cheveux étaient d’or. Il me tourna le dos et alla vers le chef du village, tandis que
les six serviteurs vêtus de soie formaient entre lui et nous un cordon défensif.
Pendant qu’il parlait à cet homme, plusieurs soldats s’avancèrent, portant sur
leurs épaules des planches d’un pouce d’épaisseur, de six pieds de long environ
sur un de large, et qui étaient curieusement fendues dans le sens de la longueur.
Vers l’une de leurs extrémités était un trou rond, d’un diamètre inférieur à celui
de la tête d’un homme.
Kwan Yung-jin donna un ordre. Deux soldats munis d’une de ces planches
s’approchèrent de Tromp, qui était assis par terre, fort occupé à examiner un
panaris qu’il avait à l’un de ses doigts. Le Hollandais Tromp était un balourd,
lent dans ses gestes, lent dans ses pensées. Avant même qu’il eût compris, la
planche s’ouvrit comme une paire de ciseaux puis se referma, solidement, rivée,
autour de son cou. Mesurant soudain l’embarras où il se trouvait, Tromp se mit à
beugler comme un taureau et à danser avec une telle frénésie qu’il fallut s’écarter
pour lui faire place ainsi qu’à la planche qui tournait en même temps.
La situation, dès lors, se gâta. Il était clair que Kwan Yung-jin avait médité de
nous mettre tous au carcan, et la bataille commença. Nous nous battions à poings
nus contre une centaine de soldats bien armés et contre les habitants du village,
qui s’étaient joints à eux, pendant que Kwan Yung-jin se tenait à l’écart dans ses
soieries, plein d’un fier dédain.
Ce fut alors que je gagnai mon nom de Yi Yong-ik, le Vaillant. Mes
compagnons avaient déjà fait leur soumission et avaient été depuis longtemps
mis au carcan que je luttais encore. Mes poings étaient durs comme les plus durs
maillets, et j’avais pour les diriger des muscles et une volonté tout aussi solides.
J’avais vite compris, à ma joie, que les Coréens ignoraient tout de l’art de la
boxe, tant pour l’attaque que pour la garde. Je les abattais comme des quilles, et
ils tombaient en tas les uns sur les autres. Je n’aurais pas respecté davantage
Kwan Yung-jin. Alors que je me ruais sur lui, ses serviteurs s’interposèrent et le
sauvèrent. C’étaient des êtres flasques. Tapant dans la masse, je les envoyai
rouler à droite et à gauche en grand désordre, et je fis de leurs soies un
surprenant gâchis. Mais soldats et villageois, revenant au combat pour défendre
leur seigneur et maître, qui se trouvait de nouveau en péril, fondirent sur moi en
si grand nombre que mes mouvements en étaient entravés. Ceux qui étaient
derrière poussaient ceux qui étaient devant. Je ne cessais pas de taper et de
joncher le sol de mes ennemis.
Finalement, ils m’étouffèrent presque sous le nombre et, comme les autres, je
fus mis dans le carcan. On nous chargea, mes compagnons et moi, avec nos
instruments de torture, sur une des jonques qui, toutes deux, remirent à la voile.
— Bon Dieu ! interrogea Vandervoot, nous voilà bien ?
Serrés comme des volailles un jour de marché, nous étions piteusement assis
sur le pont, les uns à côté des autres. Juste au moment où Vandervoot posait sa
question, la jonque s’inclina fortement sous la brise et nous déboulâmes tous,
pêle-mêle, avec nos planches, vers les dalots opposés, fort mal en point et nos
cous tout écorchés.
De la dunette où il se tenait, Kwan Yung-jin baissa les yeux vers nous, sans
paraître nous voir. Quant à Vandervoot, il ne fut plus connu parmi nous, bien des
années durant, que sous le sobriquet : « Nous-voilà-bien, Vandervoot ». Pauvre
bougre ! Il mourut gelé, une nuit, dans les rues de Keijo, sans trouver une porte
qui s’ouvrît devant lui.
On nous débarqua sur le continent, où on nous jeta dans la prison puante,
infestée de vermine. Telle fut notre arrivée sur le sol coréen et notre premier
contact avec les fonctionnaires de ce pays. Mais je devais, pour tous mes
compagnons, prendre une glorieuse revanche sur Kwan Yung-jin, le jour où,
comme vous allez le voir, dame Om eut des bontés pour moi et où le pouvoir fut
mien.
Nous demeurâmes dans cette prison de nombreux jours. Kwan Yung-jin avait
envoyé un messager à Keijo, la capitale, afin de connaître quelle serait la
décision royale à notre égard. Entre-temps, nous étions passés à l’état
d’exhibition foraine. De l’aube au crépuscule, les barreaux de nos fenêtres
étaient assiégés par les indigènes, qui jamais encore n’avaient vu de spécimens
de notre race. Parmi ces badauds, il n’y avait pas que de la populace. Des dames
élégantes, portées en palanquins sur les épaules de leurs coolies, venaient
observer les diables étrangers vomis par la mer et, tandis que leurs serviteurs
chassaient la foule vulgaire à coups de fouet, elles risquaient vers nous de longs
regards timides. De notre côté, nous distinguions à peine leur visage, qui était
voilé, selon la coutume du pays. Seules les danseuses, les pauvresses et les
vieilles femmes circulaient dehors la figure découverte.
J’ai souvent pensé que Kwan Yung-jin souffrait de l’estomac et que, lorsqu’il
était en état de crise, il s’en prenait à nous. Quoi qu’il en soit, sans rime ni
raison, chaque fois qu’il en avait le caprice, il donnait l’ordre de nous faire sortir
de prison pour être battus dans la rue, aux cris de joie de la populace. La cruauté
du fauve ne fait pas défaut à l’Asiatique, lui qui se complaît à voir souffrir
autrui.
Puis, à notre grande satisfaction, les bastonnades prirent fin. L’arrivée de Kim
en fut la cause. Qui était Kim ? Je dirai seulement de lui qu’il était le cœur le
plus pur que nous ayons jamais rencontré en Corée. Il était alors capitaine, et
commandait à cinquante hommes, quand nous fîmes sa connaissance. Ensuite il
devint commandant des gardes du palais. Et, finalement, il mourut pour l’amour
de dame Om et pour le mien. Qui était Kim ? Il était Kim, et c’est tout dire.
Sitôt son arrivée, nos cous furent délivrés de leurs carcans et nous fûmes
logés à la meilleure auberge du lieu. Sans doute, nous étions encore des
prisonniers. Mais des prisonniers honorables, avec une garde d’honneur de
cinquante cavaliers. Le lendemain, nous cheminions sur la grande route royale,
seize marins montés à califourchon sur seize chevaux nains, comme il s’en
trouve en Corée, et nous nous dirigions vers Keijo. L’empereur, m’expliqua
Kim, avait exprimé son désir d’abaisser son regard sur les étranges « Diables des
mers ».
Le voyage dura plusieurs jours, car il fallait traverser, du nord au sud, la
moitié du territoire coréen. À la première halte, étant descendu de selle, j’allai
voir donner la pitance à nos montures. C’était le cas où jamais de crier : « Nous-
voilà-bien, Vandervoot ! » Je ne m’en fis pas faute et tous accoururent. Aussi
vrai que je suis vivant, les gens de notre escorte nourrissaient leurs chevaux avec
de la soupe aux févettes, de la soupe aux févettes chaude, en quantité
industrielle. Et, durant tout le temps de notre voyage, les chevaux n’eurent rien
d’autre à manger.
C’étaient, je l’ai dit, des chevaux nains, on ne peut plus nains. À la suite d’un
pari avec Kim, j’en soulevai un et, malgré ses hennissements et sa résistance, je
l’enlevai sur mes épaules, où je le maintins solidement alors qu’il se débattait
dans tous les sens. En sorte que les hommes de Kim, qui déjà avaient entendu
parler de mon sobriquet de Yi Yong-ik, le Vaillant, ne me donnèrent plus,
désormais, d’autre nom. Kim était plutôt grand pour un Coréen, race solide et
bien musclée. Et lui-même se tenait en haute estime sur ce chapitre. Mais, coude
à coude et paume contre paume, je lui faisais baisser le bras à volonté. Aussi les
soldats et les badauds, qui s’assemblaient sur notre passage dans les hameaux
que nous traversions, me regardaient-ils bouche bée, en murmurant : « Yi Yong-
ik ! »
Nous demeurions promus, en effet, à la dignité de ménagerie ambulante.
Notre renommée nous précédait, et les gens de la campagne environnante
accouraient en foule, pour nous voir défiler. Ils s’alignaient tout le long de la
route, comme au passage d’un cirque. La nuit, les auberges où nous logions
étaient assiégées par une multitude avide de nous contempler. Nous avions droit
à un peu de repos une fois que les soldats avaient repoussé cette cohue à coups
de lance, et avec maints horions. Auparavant. Kim faisait appeler les hommes les
plus forts, les lutteurs les plus renommés, et se divertissait énormément, ainsi
que la foule, à me voir les mettre en marmelade et les abattre dans la boue les
uns après les autres.
Le pain était inconnu, mais nous avions en abondance du riz bien blanc (qui
ne donne pas une énergie musculaire très durable), ainsi qu’une viande que je
découvris rapidement être de la viande de chien, animal qui est régulièrement
abattu dans les boucheries coréennes. Le tout assaisonné de condiments
effroyablement épicés, mais que je finis par aimer à la passion. Et l’on nous
donnait à boire quelque chose de sérieux, pas le fade breuvage laiteux, mais un
alcool qui montait fortement à la tête ; il provenait de la distillation du riz. Une
pinte aurait suffi à tuer un mal portant, si elle ravigotait merveilleusement un
homme fort, au point même de le rendre à peu près fou. À Choug-ho, ville
fortifiée que nous traversâmes, je défiai dans une compétition de beuverie Kim
et les notables et les fis rouler sous la table. C’est « sur la table » que je devrais
dire, car nous prenions nos repas à même le sol, où nous étions accroupis et où,
pour la centième fois, j’attrapai quelques crampes carabinées dans les jarrets. Là
encore, tout le monde murmurait : « Yi Yong-ik ! » et, à la cour même de
l’empereur, la glorieuse rumeur me précéda.
N’ayant plus rien vraiment d’un prisonnier, je chevauchais toujours aux côtés
de Kim, mes longues jambes touchant presque, le sol. Dès que la route devenait
tant soit peu boueuse et que ma monture s’y enfonçait, mes pieds en frôlaient la
boue. Kim était jeune. Kim était humain. Kim était un homme universel. En
toute circonstance, il se montrait égal à lui-même. Toute la journée et une bonne
moitié de la nuit, nous devisions et plaisantions tous deux. À coup sûr, j’avais
reçu le don des langues, et, très rapidement, je m’initiai au coréen. Kim
s’émerveillait de mes progrès. J’appris à penser en coréen, mes traits d’esprit
étaient en coréen, et je pénétrais comme pas deux les subtilités de la langue.
Il m’instruisait aussi des mœurs et du caractère des indigènes, de leurs
qualités et de leurs défauts. Il m’enseigna maintes chansons, chansons de fleurs,
chansons d’amour et chansons à boire. En voici une qui était de son invention et
dont je vais tenter de vous traduire la fin. Kim et Pak, dans leur jeunesse, ont
signé entre eux un pacte, selon lequel ils s’abstiendront de boire désormais. Cette
promesse n’a pas tardé à être rompue et tous deux chantent en chœur :
Oui, quarante ans durant, je fus un mendiant sur la terre coréenne. Je survécus
à tous mes compagnons, bannis comme moi sur les grandes routes. Dame Om
avait, elle aussi, la peau dure, et nous vieillîmes ensemble. Elle était devenue, à
la fin, une vieille femme édentée et toute rabougrie. Mais sa belle âme ne fléchit
point et elle posséda mon cœur jusqu’à l’heure de ma mort. Moi, pour un homme
de soixante-dix ans, j’étais demeuré vigoureux encore. Si mon visage s’était ridé,
si mes cheveux d’or étaient devenus blancs, si mes larges épaules s’étaient
voûtées, un reste de ma force passée subsistait toujours dans mes muscles.
Grâce à quoi je pus accomplir ce que je vais maintenant raconter.
Par une belle matinée de printemps, j’étais assis avec dame Om sur les
falaises de Fusan, et nous nous chauffions au soleil, à quelques pas de la grand-
route. Nous étions tous deux en guenilles et nous riions de bon cœur à une
plaisanterie que venait de marmotter dame Om.
Une ombre, soudain, s’abattit sur nous. C’était la grande litière de Chong
Mong-ju, portée par sept coolies, précédée et suivie d’une escorte de cavaliers, et
encadrée d’une nuée de serviteurs qui se trémoussaient à qui mieux mieux. Deux
empereurs, une guerre civile et une douzaine de révolutions de palais avaient
passé sans que la puissance de Chong Mong-ju en eût été ébranlée. Il pouvait
avoir près de quatre-vingts ans quand, ce matin de printemps, sur la falaise,
levant une main aux trois quarts paralysée, il fit arrêter sa litière afin de pouvoir
contempler encore ceux que, depuis si longtemps, il punissait.
Dame Om me murmura à l’oreille :
— C’est maintenant, ô mon roi…
Puis rapidement, elle se détourna pour implorer une aumône de Chong Mong-
ju, qu’elle feignait de ne pas reconnaître.
Je n’ignorais pas ce qui se passait dans sa pensée. Cette pensée ne nous avait-
elle pas été commune pendant quarante ans ? Et l’heure de son aboutissement
était enfin arrivée. Alors moi aussi, j’affectai de ne pas reconnaître mon ennemi.
Simulant une sénilité stupide, je rampai dans la poussière, comme dame Om,
vers la litière, en pleurnichant pour la grâce d’une charité.
Les serviteurs de Chong Mong-ju s’apprêtaient à me repousser. La voix
chevrotante du maître les retint. Je le vis qui se soulevait sur un coude en
tremblotant et qui, de son autre main, écartait tout grand les rideaux de soie. Sa
figure flétrie s’illumina d’un éclair joyeux tandis qu’il nous couvait du regard.
Dame Om murmura de nouveau à mon oreille son chant lamentable de
mendiante :
— Maintenant ; maintenant, ô mon roi !
Tout son fidèle et impérissable amour, toute sa foi dans ma suprême
entreprise, étaient contenus dans son chant et dans sa voix.
La colère noire monta en moi. Vainement j’essayai de lutter contre elle. Et,
dans ce combat, je fus saisi d’un tremblement de tout mon être. Chong Mong-ju
vit ce tremblement et pensa que la vieillesse seule en était la cause. Je tendis vers
lui ma sébile de cuivre et pleurnichai plus lamentablement encore. Sous les
larmes je voilai le feu ardent de mes prunelles bleues, et je calculai la distance et
ma force avant de bondir.
Ce fut comme un jet de flamme, de flamme rouge. Dans un grand fracas les
rideaux furent décrochés de leurs tringles, puis on entendit les cris perçants et les
braillements sans fin des serviteurs affolés tandis que mes mains se refermaient
sur la gorge de Chong Mong-ju. La litière bascula et je sus à peine où je me
trouvais. Mes doigts cependant ne lâchèrent pas leur prise.
Dans le pêle-mêle des coussins et des couvertures, je ne fus guère atteint tout
d’abord que par des coups que me portaient les serviteurs. Mais bientôt les
cavaliers arrivèrent à la rescousse et leurs manches de fouets massifs s’abattirent
sur ma tête, pendant qu’une multitude de mains m’agrippaient et me déchiraient.
Un vertige s’empara de moi. Je gardais cependant assez de conscience pour
sentir que, mes vieux doigts décharnés serraient solidement cette vieille gorge
maigre, que je cherchais depuis longtemps. Les coups continuaient à pleuvoir sur
ma tête, où mille pensées tourbillonnaient, et je me comparais intérieurement à
un bouledogue, dont rien ne peut faire se desserrer les mâchoires.
Chong Mong-ju ne pouvait plus m’échapper, et je sus bien qu’il était mort,
avant que la nuit fût descendue sur moi, sur les falaises de Fusan, en face de la
mer Jaune.
XVI
Cher lecteur, tu n’as certainement pas oublié ce que j’ai raconté au début de
ce récit, et comment à la vue des photos de la Terre sainte qu’on me montrait
quand j’étais enfant dans la ferme paternelle du Minnesota, je reconnaissais les
lieux qu’elles représentaient et mentionnais les changements qui y étaient
survenus. Tu te souviendras aussi qu’en décrivant la scène de la guérison des
lépreux, dont j’avais été témoin, j’avais déclaré au missionnaire venu chez nous
que j’étais un colosse d’homme, qui regardait avec une grande épée, à
califourchon sur son cheval.
Cet incident de mon enfance n’était alors dans mon cerveau qu’une nuée
traînante de lumière, comme s’exprime Wordsworth. En venant au monde, le
petit Darrell Standing que j’étais n’avait pas oublié complètement le passé. Mais
ces souvenirs d’autres temps et d’autres lieux vacillaient dans ma conscience
d’enfant, et leur faible lueur n’avait pas tardé à y disparaître. Pour moi, comme
pour tous ces petits êtres, les ombres de la prison de mon nouveau corps se
refermaient sur mes existences antérieures.
Tout homme ici-bas a, comme moi, un riche passé. Très peu d’hommes en ce
bas monde ont été assez chanceux pour connaître des années durant la solitude
du cachot assortie de la camisole de force. Là fut ma bonne fortune. Voilà ce qui
me permit de revivre un grand nombre de mes existences antérieures et, parmi
celles-ci, celle du cavalier colossal, contemporain du Christ, qui le vit guérir les
lépreux.
Je m’appelais alors Ragnar Lodbrog. Énorme, je l’étais vraiment, et je
dépassais d’une demi-tête les plus beaux Romains de ma légion. Mais c’est plus
tard, après mon voyage d’Alexandrie à Jérusalem, que je pris le commandement
d’une légion. Ma vie fut aventureuse et riche en événements, j’abrégerai et ne
ferai qu’effleurer le début.
Tout est clair et net sauf le début. Moi, Ragnar Lodbrog, je n’ai jamais connu
ma mère. On m’a raconté que j’étais né en pleine tempête, dans les mers du nord
de l’Europe, sur un navire à la proue saillante, acérée comme un bec d’oiseau.
Né d’une femme faite captive à la suite d’un combat naval, d’une descente
victorieuse sur une côte étrangère et du pillage d’une de ses places fortes.
Je n’ai jamais su le nom de cette mère. Le vieux Lingaard m’a dit seulement
qu’elle était morte, au plus fort de la tempête, après avoir accouché de moi, et
qu’elle était d’origine danoise. De tout ce que Lingaard m’a confié et que mon
jeune âge avait en partie oublié, je me souviens seulement qu’il m’a parlé d’un
combat naval, d’une bataille à terre, de la mise à sac d’une ville prise et
incendiée, puis d’une fuite hâtive à bord des navires, sur une mer aussi glaciale
que démontée, tandis que l’ennemi, revenu en plus grand nombre, envoyait du
haut des falaises sur les vaisseaux une avalanche de rochers. De nombreux
assaillants périrent au cours de l’embarquement. Les autres s’élançaient, les
pieds cramponnés à leur bateau, sur le chemin glauque de la mort. Les
événements qui ont suivi ma naissance sont inscrits dans ma mémoire tels que
Lingaard me les a racontés.
Le vieux Lingaard, trop âgé pour être employé à la manœuvre du vaisseau ou
pour faire un rameur, remplissait à bord divers offices, dont celui de chirurgien
et, accessoirement, de sage-femme. C’est lui qui accoucha les captives enceintes,
entassées sur les ponts durant l’ouragan. Ce fut donc lui qui me mit au monde,
dans les écumes salées des flots déchaînés qui s’abattaient sur ma mère, sur lui,
et sur moi-même.
J’étais vieux de quelques heures à peine lorsque Tostig Lodbrog porta pour la
première fois les yeux sur moi. Il était le chef du navire élancé, sur lequel nous
voguions, et des sept autres bateaux qui, de conserve avec le sien, avaient pris
part à la hardie et sauvage expédition.
Tostig Lodbrog était surnommé « Muspell », qui veut dire le « feu brûlant » :
la flamme de la colère ne cessait de brûler en lui. Il était brave et cruel, et dans sa
large poitrine il n’y avait pas trace de miséricorde ni de pitié. Avant même que la
sueur de la bataille d’Hasfarth se fût séchée sur son corps, Tostig Lodbrog,
appuyé sur sa hache, dévorait le cœur de Ngrun, qu’il venait d’arracher de la
poitrine ouverte du vaincu. Dans un accès de colère folle, il vendit un jour
comme esclave son fils Garulf. Je me souviens de l’avoir vu à Brunanbuhr, sous
les poutres enfumées du sévère palais où il festoyait, réclamer le crâne de
Guthlaf, pour s’en servir comme d’une coupe. Jamais il ne buvait de vin épicé
que dans le crâne de Guthlaf.
Or ce fut à lui que, sur le pont oscillant, le vieux Lingaard m’apporta quand la
tempête prit fin. J’étais simplement enveloppé dans une peau de loup tout
imprégnée de sel marin. Venu avant terme, j’étais de ce fait fort menu.
— Ho ! Ho ! Un nain ! s’écria Tostig, en ôtant de ses lèvres pour me regarder
un grand pot d’hydromel à moitié bu.
Le froid était mordant, ce qui n’empêcha pas Tostig Lodbrog de me tirer tout
nu de la peau de loup. Puis me prenant par le pied entre son pouce et son index,
qui étaient plus gros le premier que ma cuisse et l’autre que ma jambe, il me tint
suspendu en l’air, dans la morsure du vent.
— Ha ! ho ! ho ! s’exclama-t-il. Un garçon ! Une crevette ! Un pou de mer !
Et il continua à me balancer, la tête en bas, entre ses deux doigts. Après quoi,
une autre fantaisie lui passa par l’esprit.
— Le môme a soif ! dit-il. Je veux lui faire boire un coup !
Il m’amena au-dessus de son pot d’hydromel et m’y lâcha. Moi qui n’avais
pas encore connu le lait du sein d’une mère, j’allais me noyer dans cette boisson
faite pour les hommes. Lingaard, par bonheur, se précipita et me sortit du pot,
puis me remit précipitamment dans la peau de loup. Tostig Lodbrog flamboya. Il
nous repoussa rudement, le vieillard et moi, et nous roulâmes sur le pont du
navire. Ses énormes chiens semblables à des ours et qui prenaient part à toutes
les batailles s’élançaient sur nous.
— Ha ! ho ! ho ! tonitruait Tostig.
Mais Lingaard parvint non sans peine à m’arracher aux molosses, auxquels il
abandonna la peau de loup.
Tostig Lodbrog, cependant, s’était remis à boire et terminait son pot
d’hydromel. Il se calmait peu à peu, sans que le vieillard osât intervenir pour
solliciter une pitié qu’il savait ne pas exister.
— C’est un avorton ! reprit Tostig. Par Odin ! les femmes danoises sont d’une
race bien misérable. Elles enfantent des nains et non des hommes ! Que pourra-t-
on faire de ça ? Ça ne fera jamais un homme. Écoute, Lingaard, tu l’élèveras tout
de même et, plus tard, il me servira d’échanson à Brunanbuhr. Aie un œil sur les
chiens, qu’ils n’en fassent pas une bouchée, comme un petit bout de viande
tombé de la table.
Ce fut le vieux Lingaard qui, effectivement, prit soin de mon enfance et je ne
connus ni l’affection ni les caresses d’aucune femme. Je suivais le destin de
Tostig Lodbrog, tantôt à terre, où l’on bataillait, tantôt sur les nefs, qui
vacillaient dans les tempêtes. Comment je survécus et pus faire un jour mentir la
prophétie de Tostig, qui avait déclaré que je ne serais jamais qu’un nain, Dieu
seul le sait ! Il fallait que je fusse né de fer sous une étoile de fer. Toujours est-il
que je grandis rapidement. Tostig dut renoncer à me plonger dans son pot
d’hydromel et à tenter de m’y noyer, plaisanterie qu’il affectionnait fort et qu’il
jugeait pleine d’esprit.
Je me rappelle d’abord les bateaux à l’étrave recourbée de Tostig Lodbrog, et
ses combattants, et aussi la salle de festin de Brunanbuhr, quand nos bateaux
accostèrent près du fjord gelé. Je commençais à remplir mon rôle d’échanson et
je me revois encore, titubant, tenant dans mes mains le crâne de Guthlaf rempli
de vin que j’allais présenter à Tostig, assis en haut de la table et qui hurlait à
faire résonner les solives. On se serait cru dans une maison de fous, mais tout
cela me paraissait normal, à moi qui ne connaissais rien d’autre que cette vie.
C’étaient des hommes au tempérament sanguin et belliqueux. Leurs pensées
étaient féroces, tout comme leur appétit et leur ivresse. En grandissant, je devins
comme eux. Et comment aurais-je pu grandir autrement, alors que je versais à
boire à cette horde d’ivrognes, à ces Scaldes qui chantaient les prouesses
d’Hialli, celles du vaillant Hogni, qui chantaient l’or des Nibelungen, et la
vengeance de Gudrun servant pour repas à Atli, au plus fort de la bataille, le
cœur de leurs propres enfants, alors que j’abreuvais ces barbares qui lacéraient
les tentures prises sur quelque rivage méridional et semaient de cadavres encore
chauds les tables des agapes ?
Une heure vint où moi aussi, éduqué à bonne école, j’eus ma grande colère,
ma colère noire. Je n’avais que huit ans quand je montrai les dents, au cours
d’une immense beuverie entre les hommes de Brunanbuhr et les Jutes, qui
étaient venus en amis, avec le chef danois Agard, sur trois longs bateaux. Je me
tenais près de Tostig Lodbrog, ayant en main le crâne de Guthlaf tout fumant et
buvant du vin chaud parfumé d’épices. Je me contins, alors que Tostig insultait
dans une sorte de délire les hommes du Danemark. Je ne dis pas un mot,
jusqu’au moment où il humilia toutes les femmes danoises.
Alors, me souvenant de ma mère danoise, je vis rouge. Je soulevai en l’air le
crâne de Guthlaf et en assénai un coup violent sur la tête de Tostig Lodbrog, qui
fut inondé, ébouillanté et aveuglé par le vin chaud. Bien plus, alors qu’il s’était
levé et chancelait en battant l’air de ses grands bras afin de me saisir et
m’écraser, je sortis la petite dague que je portais au côté. À trois reprises, je le
frappai, au ventre, à la cuisse et aux fesses, car je n’étais pas assez grand pour
atteindre plus haut.
Ce que voyant, Agard mit son épée au clair, et ses hommes l’imitèrent tandis
qu’il criait :
— Un ourson ! Un ourson ! Par Odin, laissez l’ourson se battre !
Et, sous le toit de Brunanbuhr, on vit le petit échanson de race danoise
entamer une bataille en règle contre l’énorme Tostig Lodbrog, qui titubait sans
pouvoir l’atteindre. Il réussit enfin à m’empoigner et à me lancer à l’autre bout
de la table, parmi les cruches et les coupes, en hurlant :
— Sortez-le d’ici ! Qu’on le donne à manger aux chiens !
Mais Agard intervint et, frappant sur l’épaule de Lodbrog, me demanda à lui
comme cadeau d’amitié.
Quand la mer fut dégelée et que les navires purent sortir des fjords, je partis
donc sur la nef d’Agard, qui m’institua son échanson et son porte-épée, et me
nomma Ragnar Lodbrog.
Nous fîmes voile vers le sud et arrivâmes au pays d’Agard, qui était voisin de
celui des Frisons. C’était une terre triste et plate, marécageuse et brumeuse. Je
vécus trois ans avec mon nouveau maître, toujours derrière lui, soit qu’il chassât
le loup dans les marécages, soit qu’il bût dans la grande salle de son palais, où sa
jeune épouse Elgiva venait souvent s’asseoir, entourée de ses femmes. Je
l’accompagnai dans une de ses expéditions, plus encore vers le sud, et nous
longeâmes à bord de nos navires ce qu’on appellerait aujourd’hui les côtes de
France. C’est alors que j’appris que, plus on descendait vers le sud, plus on
trouvait les saisons tièdes, et les femmes aussi douces que le climat.
Nous abordâmes et livrâmes bataille. Agard fut blessé à mort. Nous le
ramenâmes dans son pays, où il mourut bientôt. Un grand bûcher fut élevé pour
le brûler, près duquel se tint Elgiva, dans son corselet tissé d’or. Elle chantait.
Elle monta ensuite sur le bûcher, où elle brûla, et avec elle tous les serviteurs du
maître, tous ses esclaves mâles et neuf femmes esclaves, parées de colliers d’or.
Puis encore huit captifs de naissance noble, faits prisonniers dans une incursion
au pays des Angles. Deux faucons y furent aussi jetés, et les deux jeunes
fauconniers avec leurs oiseaux.
Mais moi, l’échanson Ragnar Lodbrog, je ne brûlai pas. Âgé de onze ans,
j’étais hardi et n’avais jamais revêtu de vêtements tissés, mais seulement des
peaux de bêtes. Comme les flammes du bûcher s’élançaient vers le ciel, alors
qu’Elgiva avant de s’y précipiter achevait son chant funèbre, et qu’esclaves,
femmes et hommes hurlaient désespérément leurs refus de mourir, je brisai mes
liens. Puis, bondissant, je gagnai rapidement les marécages ; j’avais encore au
cou le collier d’or de ma servitude, et luttais de vitesse, avec la meute des chiens
lancés à mes trousses.
Dans les marécages, je trouvai d’autres hommes qui vivaient là à l’état
sauvage, mais libres, des esclaves échappés et un tas de hors-la-loi, qu’on
traquait de temps à autre, en guise de divertissement, comme on chassait les
loups.
Je vécus là, durant trois nouvelles années, sans toit ni feu, m’endurcissant aux
privations et au froid. Puis, lors d’une course que je tentai pour enlever une
femme aux Frisons, je me laissai capturer, après une poursuite de deux jours. Je
fus dépouillé de mon collier d’or et troqué contre deux chiens-loups au Saxon
Edwy, qui me mit un collier de fer puis plus tard me donna en cadeau, avec
cinquante esclaves, à Athel, un chef du pays des Angles.
J’y fus esclave combattant jusqu’au moment où, perdu au cours d’une
incursion malheureuse effectuée en direction de l’est, je fus capturé et vendu aux
Allobroges. Je devins chez eux gardien de pourceaux, m’échappai vers les
grandes forêts du sud de la Germanie et fus recueilli comme affranchi par les
Teutons, dont les tribus, sous la pression des Allobroges, étaient venues, comme
moi, chercher là un asile.
Et un jour, surgissant des grandes forêts, apparurent les Romains, venus de
plus loin encore au sud, qui nous refoulèrent vers les Allobroges. Les peuples se
heurtaient et s’écrasaient, faute de place, et nous apprîmes aux Romains à
combattre, si tant est que nous eussions quelque chose à leur apprendre.
Je me rappellerai toujours le soleil de ces terres du Sud, que j’entrevis du haut
des bateaux d’Agard. Mon destin était, pris par la marche vers le sud des
Teutons, d’être capturé par les Romains et emmené vers la mer que je n’avais
pas vue depuis que je m’étais perdu loin des terres de l’Est. Je devins un esclave
utilisé à des corvées de nettoyage, et c’est ainsi que j’arrivai enfin à Rome.
Il serait trop long de vous dire en détail comment je sortis de cette condition
pour devenir enfin un homme libre, un citoyen et un soldat romain ; bref, comme
j’atteignais mes trente ans, je fis le voyage d’Alexandrie, puis de Jérusalem. Si je
vous ai raconté et ma naissance, et comment je fus baptisé dans le pot
d’hydromel de Tostig Lodbrog, c’est pour vous dépeindre exactement quel était
l’homme qui, monté sur un cheval, passait sous la porte de Jaffa et faisait se
détourner toutes les têtes vers sa haute stature.
Les gens qui étaient présents pouvaient bien, en effet, me regarder. Ils étaient
petits et menus, tous ces Juifs et ces Romains, et n’avaient jamais vu d’hommes
blonds. Tout le long des ruelles étroites, ils s’écartaient sur mon passage, puis
s’arrêtaient, les yeux écarquillés, en regardant fixement cet être fauve, venu du
Nord ou de Dieu sait où.
Presque tous les soldats dont disposait Pilate étaient des auxiliaires, excepté la
poignée de Romains à pied qui gardaient le palais du proconsul, et vingt
cavaliers dont j’étais le capitaine. Les auxiliaires n’étaient pas de mauvais
soldats, mais on ne pouvait pas se fier à eux autant qu'aux Romains. De fait,
c’étaient des guerriers plus réguliers que nous autres, hommes du Nord, qui
étions braves quand le cœur nous disait, mais dont le courage tombait aussi
facilement au gré de notre caprice. Le Romain, lui, était toujours discipliné et
d’humeur égale.
Une femme de la cour d’Hérode s’était liée d’amitié avec l’épouse de Pilate,
et c’est chez ce dernier que je la vis le soir même de mon arrivée. Je l’appellerai
Miriam, car c’est sous ce nom que je l’ai aimée. Si ce n’était pas si difficile de
décrire les charmes d’une femme, je le ferais pour elle. Mais comment traduire
en mots l’émotion ? La séduction féminine ne peut se résumer en paroles. Elle
est bien différente de la perception qui atteint son apogée dans la raison, car elle
se présente sous la forme de sensations et se sublime dans l’émotion, laquelle, on
doit bien l’admettre, est une forme de sensation supérieure.
En général, toute femme exerce sur un homme un charme spécifique ; qu’il
devienne personnel, alors nous l’appelons amour. Miriam avait ce pouvoir
d’aimanter ma personne, ce qui du coup me rendait activement partie prenante
de la séduction qu’elle dégageait : pour moitié, cette attraction venait de ma
propre vitalité d’homme qui me faisait bondir vers elle, dans ses bras grands
ouverts : au fait qu’elle était désirable s’ajoutait le désir qu’elle suscitait en moi.
Miriam était une grande dame, et j’utilise ce terme à dessein. Son corps
splendide dépassait de beaucoup la taille moyenne des femmes de son peuple.
C’était une aristocrate, non seulement par la caste à laquelle elle appartenait,
mais encore de naissance, par ses gestes et son maintien. Elle était intelligente,
avait de l’esprit, et par-dessus tout, elle était femme, comme vous le verrez,
c’était sa féminité qui finalement nous perdit, elle et moi. Son beau visage ovale
était très mat, son opulente chevelure noire avait des reflets bleuâtres, et ses yeux
étaient semblables à deux puits sombres. Il était impossible de trouver dans la
création un homme blond et une femme brune aussi typés que nous l’étions l’un
et l’autre.
Dès le premier abord, nous vibrâmes à l’unisson. Il n’y eut pas en nous de
lutte intérieure, ni d’hésitation ou d’attente. Elle sut aussitôt que j’étais à elle,
comme je compris qu’elle était à moi. Je m’avançai vers elle. Miriam se redressa
à demi, sur le divan où elle était étendue, comme si je ne sais quelle force
magnétique l’avait attirée vers moi. Nos yeux se croisèrent, prunelles bleues
dans prunelles noires, et ne se quittèrent plus, jusqu’au moment où l’épouse de
Pilate, une femme sèche, rigide et fanée, nous sépara d’un rire nerveux.
Alors que je m’inclinais, avec respect, devant l’illustre compagnie, je crus
voir Pilate lancer à l’adresse de Miriam un coup d’œil entendu qui semblait dire :
— N’est-il pas tel que je vous l’ai promis ?
Car je connaissais Pilate d’assez longue date. Il avait appris mon arrivée par
Sulpicius Quirinus, légat de Syrie, et nous avions conversé ensemble, bien avant
qu’il fût envoyé en Judée, comme procurateur, sur le volcan juif de Jérusalem.
La conversation se prolongea entre nous en présence des deux femmes fort
avant dans la nuit. Pilate m’entretint de la situation politique du pays. Il
paraissait inquiet et désireux de confier ses soucis, de demander même un
conseil. Pilate était le type même du Romain, inébranlable et calme, capable de
maintenir d’une main de fer l’autorité de Rome. Et il perdait rarement son sang-
froid, quelque grave que fût la situation.
Mais il était visible cette nuit-là qu’il était fortement préoccupé. L’attitude
des Juifs lui tapait sur les nerfs. Par périodes, ces gens étaient combatifs au
dernier point. Et très subtils, en outre. Les Romains traitaient les choses
carrément, en allant droit au but. Les Juifs, au contraire, pliaient l’échine et, s’ils
attaquaient, c’était par-derrière, en marchant de biais pour s’approcher. D’où
l’irritation de Pilate. Sans cesse ils intriguaient pour diminuer son autorité et, par
suite, celle de Rome, et n’avaient qu’un but : lui faire jouer un rôle de dupe à
propos de leurs dissensions religieuses. Rome, je ne l’ignorais pas, se tenait à
l’écart des querelles religieuses des peuples conquis par elle. Mais les Juifs, par
mille voies tortueuses, parvenaient à donner un tour politique au moindre
événement.
Pilate s’échauffa peu à peu, en exposant la situation présente, les
soulèvements perpétuels et les émeutes fanatiques qui se produisaient à
l’instigation de diverses sectes judaïques.
— Lodbrog, me dit-il, qui pourrait affirmer que ces troubles provoqués, qui
n’ont encore l’apparence que d’un petit nuage dans le ciel bleu, ne grossiront pas
un jour en un orage formidable, plein de coups de tonnerre, de clameurs
assourdissantes et de cliquetis d’armes ? Rome m’a envoyé ici pour maintenir
l’ordre. Et, malgré mes efforts, la Judée n’est qu’un nid de guêpes, sans cesse en
rumeur. Je préférerais mille fois gouverner des Scythes, ou les lointains et
sauvages Bretons, plutôt que ces gens énigmatiques, qui sont toujours à se
chamailler avec Dieu. À cette heure où je parle, un homme m’inquiète surtout,
un pêcheur de poissons qui s’est fait pêcheur d’âmes, et qui va partout, en
prêchant et en accomplissant de prétendus miracles. Qui me dit que, demain, il
n’entraînera pas tout ce peuple à sa suite et ne fera pas éclater sur moi le
mécontentement et la disgrâce de Rome ?
C’était la première fois que j’entendais parler de l’homme nommé Jésus, et
cette conversation me revint par la suite, quand, effectivement, le petit nuage qui
montait au ciel se fut transformé en une tempête déchaînée.
— D’après les rapports qui me sont parvenus à son sujet, poursuivit Pilate, ce
Jésus ne s’adonne pas à la politique. Aucun doute sur ce point. Mais je redoute
que Caïphe, et Anne derrière lui, ne transforment cet homme en une épine aiguë,
destinée à piquer Rome et à ruiner mon crédit.
— Caïphe est grand prêtre, à ce qu’on m’a dit, intervins-je. Mais qui est cet
Anne ?
— Le vrai grand prêtre, répondit Pilate. C’est un rusé renard ! Caïphe a été
nommé par Gratus, mais Caïphe n’est que l’ombre et le porte-parole d’Anne.
— Ils ne vous ont jamais pardonné cette affaire des boucliers votifs, dit
Miriam en plaisantant.
Piqué, Pilate entreprit de raconter cette histoire, qui, au début, n’avait été
qu’une anecdote, sans plus, mais qui avait bien failli le détruire. Très
innocemment, il avait fixé devant son palais deux boucliers, porteurs
d’inscriptions votives. Avant même la fin de la tempête d’insultes qui s’était
abattue sur lui, les Juifs avaient écrit à Tibère leur mécontentement ; Tibère leur
donna raison et réprimanda Pilate.
Je fus heureux, un peu plus tard, de pouvoir m’entretenir avec Miriam. La
femme de Pilate avait trouvé l’occasion de me parler d’elle. Elle était de vieille
souche royale. Sa sœur était la femme de Philippe, tétrarque de la Gaulonite et
de la Batanée. Philippe était aussi le frère d’Antipas, qui, lui, était tétrarque de
Galilée et de Pérée, et tous deux étaient fils d’Hérode, que les Juifs appelaient
« le Grand ». Miriam, comme je l’avais compris, était chez elle à la cour des
deux tétrarques, car elle était du même sang. Aussi, quand elle était jeune fille,
avait-elle été fiancée à Archelaos au moment où celui-ci était ethnarque de
Jérusalem. Elle avait une fortune personnelle, et ce mariage ne lui était pas
nécessaire. De plus, elle avait du caractère, et devait sans aucun doute être très
exigeante dans une affaire aussi importante que le mariage.
Ce fut sans aucun doute un effet de l’air ambiant que nous respirions, mais
dès que nous fûmes ensemble, nous nous mîmes à parler de religion. Les Juifs en
ce temps-là se passionnaient pour la religion comme nous pour les combats et les
banquets. Pendant toute la durée de mon séjour dans ce pays, pas un instant mes
oreilles n’ont cessé de bourdonner de discussions oiseuses sur la vie et la mort,
sur la loi et sur Dieu. Pilate, lui, ne croyait ni aux dieux ni aux diables ni à rien.
Pour lui, la mort, c’était l’obscurité d’un sommeil sans réveil et, pourtant, durant
toutes les années qu’il a passées à Jérusalem, il a toujours été exaspéré par les
inévitables histoires et la passion qu’engendrent les questions religieuses. Au
cours d’un voyage que je fis en Idumée, j’eus pour valet une espèce de crétin qui
n’est jamais arrivé à seller convenablement un cheval, mais qui pouvait, par
contre, discuter sans reprendre haleine, du soir au matin, sur les infimes
différences existant dans l’enseignement de tous les rabbins, de Shemaia à
Gamaliel. Mais pour en revenir à Miriam :
— Alors, me demanda-t-elle un jour, vous vous croyez immortel ? Pourquoi
n’en parlez-vous pas ?
— Eh ! Faut-il que j’aille m’encombrer l’esprit avec des certitudes ?
répondis-je.
— Et à quoi ressemble votre immortalité ? Racontez-moi un peu ça.
Je lui parlais de Niflheim et de Muspell, du géant Imir, qui naquit des flocons
de la neige, de la vache Audhumbla, de Fenrir et de Loki, de Jötun des glaces, de
Thor et d’Odin, et de notre Walhalla. En m’écoutant, elle frappait des mains et,
quand j’eus terminé, elle s’écria, les yeux étincelants :
— Oh ! vous n’êtes qu’un barbare, un grand enfant ! Vous, pauvre géant
fauve, aux cheveux décolorés par le froid ! Vous croyez mille contes de fées et
ne songez qu’à la satisfaction du ventre ! Alors, après votre mort, vous allez au
Walhalla ?
— Oui, esprit et corps.
— Et quoi y faire ?
— Manger, boire et se battre !
— C’est tout ?
— Et faire aussi l’amour. Il nous faut des femmes dans le ciel ! Sinon, à quoi
servirait-il ?
Elle rétorqua :
— Je n’aime pas votre ciel. C’est un endroit vulgaire, où le tumulte de la vie
continue à sévir, ainsi que le froid et la tempête.
— Et votre paradis, à vous, demandai-je, comment est-il ?
— C’est un été sans fin, un printemps et un automne à la fois, où les fleurs
sont toujours écloses, les plus beaux fruits toujours mûrs.
Je secouai la tête et grommelai :
— Moi non plus, je n’aime pas votre ciel. C’est un endroit triste où l’on se
ramollit, un lieu bon tout au plus pour les faibles et les eunuques, pour les obèses
incapables de se remuer, pour des ombres pleurnichardes et non pour des
hommes.
Ses yeux trahissaient la passion qu’elle mettait dans la dispute engagée et
pétillaient ardemment. Elle voulut tenter de me convaincre et de me gagner à sa
foi :
— Mon ciel, reprit-elle, est le vrai séjour des bienheureux !
Je ripostai avec énergie :
— Le seul séjour des bienheureux est le Walhalla ! Songez-y bien ! Qui se
soucie des fleurs, quand elles fleurissent toujours ? Mais, quand l’hiver
rigoureux a pris fin, quand le soleil chasse au loin les longues nuits, quand les
premières fleurs brillent à la surface de la neige fondante, alors, alors seulement,
l’âme et nos yeux ne cessent de regarder… Et le feu ! Le feu glorieux et
sublime ! Quel peut bien être votre paradis, où l’on ignore la joie d’un feu qui
ronfle sous un toit bien clos, alors qu’au-dehors le vent et la neige font rage ?
Miriam sourit doucement.
— Dans votre pays, vous êtes des simples, dit-elle. Vous élevez un toit au
milieu de la neige, vous y allumez un grand feu, et ça suffit. Pour vous, c’est ça,
le paradis. Dans mon paradis à moi, nul besoin de chercher à échapper à la neige
et au vent.
— Non, lui dis-je. Nous construisons des toits et nous allumons des feux pour
pouvoir en sortir et aller dans le froid et la tempête, et ensuite y revenir pour
nous mettre à l’abri du froid et de la tempête. L’homme doit pour vivre vaincre
les éléments, et c’est pour combattre qu’il construit un toit et qu’il allume un feu.
J’en sais quelque chose ! Pendant trois ans, jadis, j’ai été privé, de toit et de feu.
J’avais seize ans, j’étais déjà un homme, mais je n’avais jamais porté de
vêtement en étoffe tissée. Je naquis dans la tempête, après la bataille, et mes
premiers langes furent des peaux de loups. Regardez-moi ; vous saurez quels
hommes peuplent le Walhalla…
Elle me regarda, comme fascinée, et murmura :
— Pauvre géant fauve !
Puis, pensive, elle ajouta :
— Je regrette presque qu’il n’y ait pas d’homme comme vous dans mon ciel.
Je me rapprochai d’elle.
— À chacun de nous, lui dis-je, est réservé le genre de ciel qui lui plaît. Celui
qui m’attend, au-delà du tombeau, est un beau pays ! Je n’affirme pas, pourtant,
que je ne quitterai jamais les salles de festin de notre Walhalla pour venir faire
une incursion dans votre paradis de soleil et de fleurs, pour vous y enlever et
vous emmener avec moi ! C’est comme ça que ma mère a été faite captive…
Il y eut alors, entre nous, un silence. Je la regardai. Elle me regarda. Et ses
yeux ne se baissèrent pas devant les miens. Mon sang, par Odin ! coulait dans
mes veines comme une lave ardente. C’était une femme !
Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Pilate entrant, à ce moment, n’avait
interrompu l’entretien.
— Vous l’entendez, Miriam, railla-t-il. C’est un vrai rabbin, un rabbin de
Teutoberg ! Voici, à Jérusalem, un nouveau prédicateur et une nouvelle doctrine
qui nous sont arrivés. Plus encore que par le passé, vont surgir des discussions
théologiques, des émeutes et des prophètes, portés en triomphe ou lapidés ! Que
les dieux nous sauvent de tous ces exaltés ! Jérusalem est une maison de fous.
Lodbrog, je n’aurais jamais cru ça de vous. Dire que vous voilà maintenant
comme les autres, vous vous emballez et déclamez sur nos fins dernières comme
ces énergumènes qui nous arrivent, chaque jour, du désert. Vivons notre vie,
Lodbrog ! Et une seule à la fois. Cela nous épargnera bien des soucis superflus.
— Continue. Miriam, continue, criait sa femme.
Pendant que nous discutions, elle était restée comme si elle avait été en
transe, les mains étroitement serrées, et j’eus la vague impression qu’elle avait
été déjà corrompue par la folie religieuse de Jérusalem. Elle était en tout cas,
comme je l’ai appris plus tard, passionnée par ces sujets. C’était une femme
maigre, qui semblait minée par la fièvre. Sa peau était tendue sur ses muscles, et
il me semblait que j’aurais presque pu voir à travers ses mains si elle les avait
placées entre la lumière et moi-même. Au fond, ce n’était pas une méchante
femme, mais elle était étonnamment nerveuse, et prêtait foi aux ombres, aux
augures et aux présages. Elle ne trouvait pas indigne d’elle d’avoir des visions et
d’entendre des voix. Moi, je n’avais aucune indulgence pour ce genre de
faiblesses. Je pensais toutefois que c’était une femme sans méchanceté, qui
n’avait aucune mauvaise pensée dans le cœur.
J’étais en mission pour le compte de Tibère, et je dus me résoudre à ne
pouvoir être avec Miriam plus souvent. À mon retour de la cour d’Antipas, elle
s’était rendue à Batanae, auprès de Philippe, où se trouvait sa sœur. Dès que je
fus de retour à Jérusalem, et bien qu’il ne fût pas indispensable à ma mission de
rencontrer Philippe, qui, même faible, était fidèle à la volonté de Rome, je fis le
voyage, en pure perte, jusqu’à Batanae, dans l’espoir de voir Miriam.
Il y eut alors mon voyage en Idumée. Je traversai la Syrie pour obéir aux
ordres du légat impérial Sulpicius Quirinus, qui s’intéressait à mon rapport de
première main sur les affaires de Jérusalem. Ainsi, voyageant beaucoup et loin,
j’avais l’occasion d’observer l’étrangeté des Juifs, qui s’intéressaient à Dieu
avec une extraordinaire passion. Non contents de laisser ces questions aux
prêtres, ils devenaient eux-mêmes un peu prêtres, et se mettaient à prêcher dès
qu’ils trouvaient des oreilles complaisantes. Et ils en trouvaient beaucoup.
Ils abandonnaient à tout moment leurs occupations pour s’en aller errer à
travers le pays, comme des mendiants sur une route, et discuter et se quereller
avec les rabbins et les talmudistes, dans les synagogues et sous les porches des
temples. Ce fut en Galilée, province peu fréquentée, que je croisai la piste de
l’homme qu’on appelait Jésus. C’était, semblait-il, un ancien charpentier, qui
s’était fait ensuite pêcheur, et que ses compagnons de travail, abandonnant leurs
filets, avaient finalement suivi dans sa vie errante. D’aucuns le considéraient
comme un authentique prophète. Mais, pour la majorité des gens, il passait pour
fou. Mon crétin de valet, qui se targuait de connaître comme pas un le Talmud,
ricana quand passa Jésus, le traitant de roi des mendiants, parce que, m’expliqua-
t-il, selon la doctrine appelée Ébionisme, le ciel était réservé aux seuls pauvres,
alors que les riches et les puissants brûleraient éternellement dans un lac de feu.
Je remarquai que c’était la coutume du pays de traiter de fou son semblable.
À mon avis, fous, ils l’étaient tous. Il y avait une épidémie de prophètes, qui
chassaient les démons à l’aide de charmes magiques, guérissaient les maladies
par l’imposition des mains, absorbaient impunément des poisons réputés
foudroyants et maniaient sans danger les serpents les plus venimeux. Ils se
retiraient au désert pour y jeûner et en revenaient pour proclamer quelque
nouvelle doctrine, rassembler la foule autour d’eux et engendrer une secte de
plus, qui se divisait bientôt en quatre ou cinq autres sectes divergentes, séparées
entre elles par des points de détail dans l’interprétation de cette doctrine.
— Par Odin ! disais-je à Pilate, un peu de nos frimas et de notre neige du
Nord leur rafraîchirait les idées. Le climat d’ici est bien trop doux. Au lieu de
construire des maisons et d’aller à la chasse pour avoir de la viande, ils passent
leur temps à échafauder des doctrines.
— Et à changer la nature de Dieu, ajouta Pilate d’un ton revêche. Maudite
soit la doctrine !
— C’est bien mon avis, dis-je. Si jamais je sors l’esprit sain de ce pays de
fous, je crois bien que je tuerai le premier type qui osera m’entretenir de ce que
je deviendrai après ma mort.
Jamais on ne vit pareils agités. Pour eux, toute chose sous le soleil était pie ou
impie. Ces gens-là, qui étaient experts quand il s’agissait de couper les cheveux
en quatre, n’entendaient goutte à la notion romaine de l’État. Les proconsuls et
gouverneurs que leur envoyait Rome étaient sur les dents. Ils voyaient en tout,
dans les aigles romaines, dans les statues et même dans les boucliers votifs
suspendus devant la demeure de Pilate, un attentat à leurs croyances.
Le prélèvement du cens par les Romains était considéré comme une
abomination. Le cens était cependant la base même de l’impôt romain.
L’imposition par l’État était un crime contre leur loi et contre leur Dieu. Oh !
cette loi ! Ce n’était pas la loi romaine, mais leur loi, qu’ils appelaient la loi de
Dieu. Il y avait les zélotes, qui tuaient tous ceux qui violaient cette loi. Pour un
procurateur, le fait de punir un zélote pris en flagrant délit de meurtre, c’était
provoquer une émeute, faire naître une insurrection.
Tout, dans cet étrange pays, se faisait au nom de Dieu. Il y avait ceux que les
Romains appelaient les thaumaturges. Ils accomplissaient des miracles pour
prouver la vérité de leur dogme. Mais j’ai toujours pensé qu’il était dépourvu de
sens de vouloir prouver la table de multiplication en changeant un bâton en
serpent, voire en deux serpents. Pourtant voilà ce que faisaient ces thaumaturges
à la plus grande joie des gens du peuple.
Dieux du ciel, quelle quantité de sectes il y avait ! Pharisiens, esséniens,
sadducéens, elles étaient légion ! Elles ne se signalaient pas plutôt à l’attention
par quelque bizarrerie qu’on les voyait devenir un vrai parti politique. Coponius,
quatrième procurateur avant Pilate, eut beaucoup de mal à écraser la rébellion
des gaulonites, qui avait pris naissance de cette façon, et qui s’étendait sur tout le
pays depuis Camala.
À mon retour à Jérusalem, cette agitation était à son comble. Elle croissait
sans cesse. La foule courait de droite et de gauche, en jasant, pérorant et
déclamant. Les uns annonçaient que la fin du monde était proche. D’autres
déclaraient imminente la ruine seule du Temple. Des révolutionnaires
chevronnés proclamaient le terme de la loi romaine et l’avènement prochain
d’un nouveau royaume des Juifs.
Je remarquai que Pilate semblait par ricochet nerveux et anxieux à son tour. Il
était clair que tout cela lui donnait du fil à retordre. Toutefois je dirais, comme
on va le voir, qu’il avait opposé à leur subtilité une égale subtilité. Ayant vu ce
que j’ai vu, je ne doute pas qu’il eût confondu plus d’un beau parleur de
synagogue :
— Donnez-moi la moitié d’une légion romaine, me disait-il avec regret, et
j’étrangle Jérusalem… Et après on me rappellerait pour la peine, du moins je le
suppose !
Comme moi, il n’avait que peu confiance dans les auxiliaires, et nous
n’avions qu’une poignée de soldats romains.
Je fus logé dans son palais même et, à ma vive satisfaction, j’y retrouvai
Miriam. Mais la situation politique était trop tendue, trop de graves soucis
troublaient l’heure présente pour que nous eussions beaucoup le loisir de deviser
d’amour.
Toute la ville bourdonnait, comme un nid de guêpes irritées. La grande fête
appelée la Pâque (encore une affaire religieuse !) était proche, et des milliers de
gens affluaient des campagnes pour venir, selon la tradition, la célébrer à
Jérusalem. Ces pèlerins n’étaient pas moins loquaces et bruyants que les
citadins. La ville en regorgeait à ce point que beaucoup d’entre eux étaient
contraints de camper en dehors des murs. Je demandai à Pilate si cette
effervescence était due aux enseignements du pêcheur errant, ou à la haine des
Juifs contre Rome. Il me répondit :
— Un dixième, pas plus, de toute cette agitation provient de ce Jésus. Caïphe
et Anne en sont la cause principale. Ce sont eux qui excitent tout le peuple. Dans
quelle intention ? Je l’ignore encore.
Ici Miriam intervint :
— Il est certain que dans cette effervescence Caïphe et Anne ont leur part,
leur grosse part de responsabilité. Mais vous, Ponce Pilate, vous n’êtes qu’un
Romain, vous ne voyez pas la situation sous son véritable jour. Si vous étiez juif,
vous comprendriez qu’il ne s’agit pas seulement ici de disputes de thaumaturges
et de sectaires, ni de vous causer, à vous et à Rome, des embarras volontaires. Le
grand prêtre, les pharisiens, tous les Juifs intelligents, Hérode Antipas, Hérode
Philippe et moi-même, nous luttons tous pour notre existence.
» Ce pêcheur peut être un fou. Mais sa folie n’est pas dénuée d’artifices. Il
prêche la doctrine du pauvre. Il menace notre loi. Et notre loi, c’est notre vie
même, vous ne l’ignorez pas. Nous en sommes jaloux, comme de l’air que nous
respirons. Prétendre nous la supprimer, c’est comme si on vous supprimait, en
vous étranglant, l’air nécessaire à vos poumons. La lutte est engagée entre
Caïphe et Anne, avec tout ce qu’ils représentent, et le pêcheur. Ils le détruiront
ou il les détruira.
La femme de Pilate écoutait de toutes ses oreilles.
— Il est étrange, en vérité, dit-elle, qu’un simple pêcheur ait une telle
puissance. D’où tient-il son pouvoir ? Je serais curieuse de connaître cet homme,
de le voir de mes yeux.
Le front de Pilate, à ces mots, se plissa encore davantage. Il était clair que sa
nervosité s’aggravait par contrecoup de celle de sa femme.
— Si vous tenez tant à le voir, dit en riant Miriam, allez le chercher dans les
bouges de la ville. Vous le trouverez à boire du vin, en compagnie de
prostituées. Jamais on n’a vu à Jérusalem un prophète aussi étrange !
— Et quel mal y a-t-il à cela ? demandai-je, conduit contre ma volonté à
prendre la défense du pêcheur. Moi aussi, j’ai bu comme un trou, non ? et j’ai
passé des nuits bizarres dans toutes les provinces. L’homme sera toujours un
homme, et ses façons de faire sont toujours celles des hommes, autrement je
serais fou moi aussi, ce que je refuse d’être.
Miriam secoua la tête pour dire :
— Il n’est pas fou : c’est pire, il est un individu dangereux. Tout ébionite est
dangereux. Il détruira tout ce qui est établi, c’est un révolutionnaire. Il détruirait
le peu qui nous reste de l’État juif et du Temple.
Pilate hocha alors la tête.
— Il ne fait pas de politique. J’ai reçu un rapport à son sujet, ce n’est qu’un
visionnaire. Il n’y a en lui aucun esprit de révolte. Il dit même qu’il faut payer
l’impôt aux Romains.
— Mais vous ne comprenez toujours pas, insista Miriam. Ce n’est pas son
but. C’est un résultat, si son but est atteint, qui fera de lui un révolutionnaire. Je
doute qu’il prévoie les résultats, mais c’est un fléau, et, comme à tout fléau, il
convient de lui barrer la route.
— De tout ce qu’on m’a dit, c’est un homme simple, il a bon cœur, il n’a pas
une once de méchanceté, déclarai-je.
Sur quoi je racontai la guérison de dix lépreux, à laquelle j’avais assisté en
Samarie, lorsque je me rendais à Jéricho.
La femme de Pilate s’extasia sur ce que je venais de dire. À nos oreilles
arrivaient les échos lointains des cris et des clameurs dans la rue : nous sûmes
alors que les soldats la dégageaient en refoulant la foule.
— Vous croyez alors à ce miracle, Lodbrog ? me demanda Pilate. Vous
croyez qu’en un instant les plaies de ces malheureux ont disparu ?
— Je les ai vus guéris, répondis-je… Je m’en suis assuré de mes propres
yeux. Ils n’avaient plus trace de lèpre.
— Mais les aviez-vous vus malades, avant la guérison ? insista Pilate.
— Non. Mais tout le monde, autour de moi, me l’a certifié, et eux les
premiers. Ils étaient extasiés. L’un d’eux, assis au soleil, n’arrêtait pas
d’examiner chaque parcelle de son corps. Il observait sans cesse sa chair lisse, et
n’en revenait pas. Il restait là, en plein soleil, les yeux rivés sur sa peau,
indifférent à tout.
Pilate eut un sourire de dédain, et je vis que Miriam partageait ce même
scepticisme. La femme de Pilate, au contraire, avait les apparences d’un corps
sans vie. Elle respirait à peine, les prunelles dilatées.
Amblivius dit alors :
— Caïphe a appris – il me l’a dit hier – que le pêcheur crie sur tous les toits
qu’il précède Dieu sur la terre, et qu’il créera un nouveau royaume sur lequel
Dieu régnera…
— Cela signifierait la fin de la domination romaine, fis-je.
— C’est ce que Caïphe et Anne trament pour embrouiller Rome, expliqua
Miriam. Mais ce n’est pas vrai, c’est un mensonge qu’ils ont créé de toutes
pièces.
Pilate hocha la tête et demanda :
— N’y a-t-il pas dans vos annales une prophétie que les prêtres ont dénaturée
en songeant à l’esprit de ce pêcheur ?
Elle en fut d’accord. Je mentionne cet incident pour montrer combien Pilate
avait étudié en profondeur ce peuple qu’il s’efforçait de maintenir dans le calme.
— Ce que j’ai entendu, continua Miriam, c’est que ce Jésus prêche la fin du
monde et l’avènement du royaume de Dieu, pas sur cette terre, mais dans le ciel.
— J’ai eu des rapports à ce sujet, dit Pilate. C’est vrai. Ce Jésus tient pour
équitable l’impôt qu’il faut payer à Rome. Il dit que Rome doit gouverner
jusqu’à ce que tout gouvernement disparaisse avec la disparition de ce monde. Je
vois beaucoup plus clairement le tour qu’Anne est en train de me jouer.
— Quelques-uns de ses disciples, dit spontanément Amblivius, proclament
qu’il est Dieu lui-même.
— Personne ne m’a jamais dit ça, répondit Pilate.
— Et pourquoi pas, murmura sa femme, pourquoi pas ? Les dieux sont déjà
descendus sur la terre.
— Allons, dit Pilate. J’ai su par des rapports dignes de foi qu’en récompense
d’un miracle qu’avait réalisé ce Jésus nourrissant de quelques pains et de
quelques poissons une multitude de gens, ces fous de Galiléens voulurent le
couronner. Ils souhaitaient le faire roi contre sa volonté. Pour leur échapper, il
partit dans la montagne. Il n’y a aucune folie là-dedans. Il était bien trop sage
pour accepter le destin qu’ils lui auraient imposé.
— C’est exactement le tour qu’Anne veut vous jouer, continua Miriam. Ils
réclament pour lui le titre de roi des Juifs : c’est une atteinte à la loi romaine.
C’est Rome qui doit pactiser avec lui.
Pilate haussa les épaules.
— C’est plutôt un roi des mendiants, ou bien un roi des rêveurs. Mais il n’est
pas fou. C’est un visionnaire, mais il n’a aucune vue sur le pouvoir de ce monde.
Que toutes les chances l’accompagnent dans l’autre monde, car c’est en dehors
de la juridiction de Rome.
— Il dit que la propriété est un péché : c’est cela qui touche le plus les
pharisiens, dit Amblivius.
Pilate rit de bon cœur.
— Le roi des mendiants et ses amis les mendiants respectent au plus haut
point la propriété, expliqua-t-il. Il n’y a pas si longtemps, ils avaient même un
trésorier pour veiller sur leurs richesses. Son nom était : Judas, et il s’est dit qu’il
leur volait leur argent dans la bourse commune dont il était le dépositaire.
— Jésus ne volait pas ? demanda la femme de Pilate.
— Non, répondit Pilate. C’était Judas, le trésorier.
— Mais qui était donc ce Jean ? demandais-je. Il a eu des ennuis sur le
chemin de Tibériade, et Antipas l’a fait exécuter.
— C’en était un autre, répondit Miriam. Il est né près d’Hébron. Il était plein
de ferveur et habitait le désert. Lui ou bien ses disciples proclamaient qu’il était
Élie ressuscité. Élie, voyez-vous, était l’un de nos anciens prophètes.
— Était-il un meneur ? demandai-je.
Pilate sourit, hocha la tête et dit :
— Il se fâcha avec Antipas au sujet d’Hérodiade. Jean était un moraliste.
C’est une trop longue histoire ; quoi qu’il en soit, il a payé de sa tête. Non, il n’y
avait rien de politique dans toute cette affaire.
— Il y a aussi des gens qui prétendent que Jésus est le fils de David, dit
Miriam. Mais c’est absurde. Personne ne le croit à Nazareth. Voyez-vous, il a là-
bas toute sa famille, et même ses sœurs qui sont maintenant mariées ; tout le
monde les connaît. Ce sont des gens simples, d’origine modeste.
— Je souhaiterais que le rapport que je dois faire à Tibère sur ces événements
compliqués soit aussi simple, murmura Pilate. Maintenant que ce pêcheur est à
Jérusalem, la ville est peuplée de pèlerins prêts à troubler l’ordre, et Anne
n’arrête pas de les échauffer.
— Mais avant que tout arrive, il s’en ira, prédit Miriam. Il vous laissera
terminer sa tâche, et vous ne pourrez vous y soustraire.
— Quelle est cette tâche ?
— Faire exécuter ce pêcheur.
Pilate secoua la tête avec entêtement, mais sa femme s’écria :
— Non, non ! Ce serait une injustice honteuse. Cet homme n’a rien fait de
mal. Rien contre Rome.
Elle regarda Pilate d’un air suppliant, mais celui-ci continuait à hocher la tête.
— Qu’ils fassent comme bon leur semble, tout comme Antipas, grommela-t-
il. Ce pêcheur n’a aucune importance à mes yeux, mais je ne serai pas dupe de
leur combinaison. S’ils doivent le faire mourir, eh bien, qu’ils le fassent périr.
C’est leur affaire.
— Mais vous n’allez tout de même pas les laisser faire, s’écria la femme de
Pilate.
— Il me faudrait bien du temps pour essayer d’expliquer à Tibère pourquoi je
m’en suis mêlé, telle fut sa réponse.
— Peu importe ce qui va arriver, dit Miriam. Je vous vois déjà en train
d’écrire des explications ; cela ne saurait tarder, car Jésus est déjà parvenu à
Jérusalem, avec beaucoup d’autres pêcheurs, ses compagnons.
Pilate montra l’irritation que cette nouvelle lui causait.
— Je me moque de ses allées et venues, déclara-t-il. J’espère ne jamais le
rencontrer.
— Comptez sur Anne pour vous le dénicher, fit Miriam, et pour l’amener à
votre porte.
Pilate haussa les épaules, et l’entretien prit fin. La femme de Pilate, nerveuse
et surexcitée, regagna avec Miriam ses appartements. Il ne me restait plus qu’à
aller me coucher, et à m’assoupir au murmure bourdonnant de cette ville de fous.
Dès le lendemain, les événements se précipitaient. Au cours de la nuit, les
esprits, déjà survoltés, se surchauffèrent encore. Lorsque à midi je sortis à cheval
avec une demi-douzaine de mes hommes, les rues de la ville étaient tellement
grouillantes de monde que j’avais peine à m’y frayer un chemin. Plus encore que
de coutume, les gens renâclaient à me laisser place et, si les regards avaient pu
tuer, j’aurais été bientôt mort. On ne se gênait pas pour cracher devant moi, en
guise d’insulte, et de toutes les bouches s’élevaient des grognements et des
huées.
Moins j’étonnais les Juifs, plus j’étais détesté, parce que je portais le harnais
détesté de Rome. Dans n’importe quelle autre ville, j’aurais donné ordre à mes
gens de faire taire tous ces coquins fanatiques à coups de plat de glaive. Mais
nous étions à Jérusalem, la fièvre montait et ce peuple n’était pas capable de
faire une distinction entre l’idée de l’État et celle de Dieu.
Anne le sadducéen avait fait bonne besogne ! Peu importait ce que lui et
Caïphe pouvaient croire de la réalité profonde de la situation, il était évident que
la foule avait été bien conditionnée pour penser que Rome avait mené l’affaire.
Je croisai Miriam dans la cohue. Elle allait à pied, suivie seulement, par une
de ses femmes. Ce n’était pas le moment d’afficher son rang dans un pareil
tumulte. Par sa sœur, elle était en effet la belle-sœur d’Antipas, que presque tout
le monde détestait. Elle portait donc des vêtements fort simples, avait le visage
couvert, et pouvait passer pour n’importe quelle femme juive d’humble
condition. Mais elle ne pouvait pas me dissimuler, à moi, la noblesse de son
allure et sa démarche élégante, si différentes de celles des autres femmes, et dont
j’avais si souvent rêvé.
Nous échangeâmes rapidement quelques mots, alors qu’un mouvement de la
foule la bousculait et nous bousculait : tous, moi, mes hommes et mes chevaux.
Miriam s’abrita dans le retrait d’angle d’une maison.
— Est-ce qu’ils ont arrêté le pêcheur ? demandai-je.
— Pas encore. Il est actuellement hors des murs de Jérusalem. Il vient
d’arriver, à dos d’âne, et la foule se presse à ses côtés. Quelques pauvres dupes
l’ont salué du nom de roi des Juifs. C’est le prétexte tout trouvé, dont se servira
Anne, pour obliger Pilate à agir. Si la sentence de cet homme n’est pas encore
prononcée, elle est déjà écrite. Ce pêcheur est un homme mort.
— Mais Pilate ne va pas l’arrêter, fis-je.
Miriam remua la tête.
— C’est Anne qui va s’en charger. Puis ils l’emmèneront devant Caïphe et la
sentence sera la mort. On le lapidera certainement.
— Mais le sanhédrin n’est pas habilité pour le condamner à mort, protestai-je.
— Jésus n’est pas romain, répliqua-t-elle. Il est juif, et, par la loi du Talmud,
il doit être condamné à mort, car il a blasphémé contre la loi.
Ce fut mon tour de remuer la tête.
— Caïphe n’a aucun droit de le condamner.
— C’est Pilate lui-même qui veut qu’il prenne ce droit.
— Mais c’est une bonne question du point de vue légal, insistai-je. Vous
savez comment sont les Romains dans ce genre d’affaires.
— Bon, alors Anne éludera la question, dit-elle avec un sourire, en obligeant
Pilate à le faire crucifier. De toute façon, ce qui sera fait sera bien fait.
À cet instant, une nouvelle vague humaine déferla sur nos chevaux, pressa à
les briser nos jambes les unes contre les autres. Un de ces fanatiques était tombé,
et je pouvais sentir mon cheval, qui le piétinait, ruer et se cabrer à demi. Je
pouvais aussi entendre l’homme hurler, et un tumulte menaçant monta vers moi.
Mais je me retournai pour crier à Miriam :
— Vous êtes bien dure envers un homme dont vous avez dit vous-même qu’il
ne portait en lui aucun mal.
— Je suis dure envers le mal qui arrivera s’il continue à vivre, répondit-elle.
J’avais à peine pu entendre ces derniers mots qu’un homme surgit de la foule,
saisit d’une main la bride de mon cheval et, de l’autre, agrippa ma jambe pour
tenter de me désarçonner. J’appliquai à l’homme un soufflet de ma large main,
qui lui couvrit toute la figure et lui fit lâcher prise. Les habitants de Jérusalem
n’ont pas l’habitude d’être battus par de vrais hommes. Je me suis souvent
demandé si je ne l’avais pas tué.
Le jour suivant, je retrouvai Miriam au palais de Pilate. Elle me parut plongée
dans un rêve. À peine si elle leva les yeux vers moi. À peine si elle sembla me
reconnaître. Son regard étrange, comme ébloui et perdu au loin, me rappela celui
des lépreux sur la route de Jéricho, en Samarie.
Elle fit un effort pour redevenir maîtresse d’elle-même. Je la saluai. Mais elle
continua à ne pas me voir et, comme elle s’était levée, je vins me mettre devant
elle pour lui barrer le passage.
Elle s’arrêta et s’aperçut alors de ma présence. Puis elle murmura
machinalement quelques paroles, tandis que ses yeux plongeaient en moi. Jamais
je n’avais vu, à aucune femme, des yeux semblables. Il y avait en eux un
message indéchiffrable.
— Je l’ai vu, Lodbrog, dit-elle enfin, à voix basse. Je l’ai vu.
— Fassent les dieux, répondis-je en manière de plaisanterie, qu’en vous
voyant, lui n’ait pas senti son cœur s’attendrir comme semble le faire le vôtre.
Elle ne prêta aucune attention à mes paroles. Ses yeux demeurèrent chargés
de la vision qui était en eux et elle voulut continuer son chemin. Une seconde
fois, je la retins.
— Qui est cet homme ? lui demandai-je. Un homme qui vient de ressusciter
sous vos yeux pour avoir fait briller votre regard de cette lueur singulière ?
— C’est celui qui a ressuscité les autres, me répondit-elle. Je crois
franchement que lui, ce Jésus, a ressuscité des morts. Il est le prince de la
Lumière et le Fils de Dieu. Je l’ai vu. Il est vraiment le Fils de Dieu.
Je ne comprenais rien de ce qu’elle disait, sinon qu’elle avait vu le pêcheur
vagabond, et qu’elle avait été entraînée dans sa folie. Car la Miriam que j’avais
sous les yeux en ce moment n’était certes pas la même Miriam qui le stigmatisait
comme un fléau, et qui demandait qu’on l’écrasât comme on le fait de n’importe
quel fléau.
— Alors, il vous a ensorcelée ! m’écriai-je avec colère.
Des larmes contenues humectèrent ses yeux, qui en parurent plus profonds
encore.
— Oh ! Lodbrog ! la fascination qui est en lui dépasse toute pensée, toute
description. Le regarder, seulement, c’est savoir qu’il existe un havre de bonté et
d’indulgence. Je l’ai vu, je l’ai entendu. Je distribuerai tous mes biens aux
pauvres et je le suivrai.
Sa croyance était telle que je l’acceptais totalement, comme j’avais admis
l’émerveillement des lépreux de Samarie à la vue de leurs corps guéris. Mais
j’étais tout de même profondément déçu qu’une femme de son intelligence pût
être si facilement troublée par un vagabond faiseur de miracles.
— Suivez-le donc, ripostai-je en ricanant, ce prophète voyageur ! Et quand il
sera roi, il vous fera partager sa couronne.
Elle fit un signe de tête affirmatif. J’aurais vraiment pu la frapper en plein
visage, pour la punir de sa folie. Je m’écartai, et elle s’éloigna, en murmurant :
— Son royaume n’est pas de ce monde. Il est le fils de David et le Fils de
Dieu. Il est tout ce qu’il a dit qu’il était, et tout ce qu’on a dit sur lui n’est que du
bien.
Je trouvai Pilate en train de rire tout bas.
— Un homme sage venu de l’Orient. C’est un penseur, ce pêcheur illettré.
J’ai fait faire une enquête sur lui, très sérieuse, et j’ai eu récemment des rapports.
Il n’a pas besoin de faire des miracles, car il se joue des plus rusés. On lui a
tendu des pièges, et il s’en est gaussé ! Écoutez donc ça !
Et il se mit à me raconter comment Jésus avait confondu ceux qui essayaient
de le confondre, en amenant devant lui, pour qu’il la condamnât, une femme
prise en flagrant délit d’adultère.
— Et l’impôt, continua Pilate d’un air triomphant. Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu – c’est ce qu’il leur a répondu. C’était une ruse
d’Anne, et c’est Anne qui a été déconcerté ! Voilà enfin un Juif qui comprend
notre conception romaine de l’État.
Puis je vis la femme de Pilate. En regardant au fond de ses yeux, je sus tout
de suite, après avoir vu le regard de Miriam, que cette femme nerveuse et
éperdue avait aussi vu le pêcheur.
— Le divin est en lui, murmura-t-elle à mon intention. Il y a en lui la
certitude d’être habité par Dieu.
— Mais est-il Dieu lui-même ? fis-je, car il fallait bien que je dise quelque
chose.
Elle secoua la tête.
— Je ne le sais pas. Il ne le dit pas, en tout cas. Mais une chose est sûre, c’est
qu’il est de l’étoffe dont les dieux sont faits.
C’est un charmeur de femmes, en tout cas, dis-je en moi-même et en guise de
conclusion, tandis que je laissais la femme de Pilate vagabonder dans ses rêves
et ses fantasmes.
Ce qui s’ensuivit est connu de tous. C’est au cours de ses derniers jours que
j’ai appris qu’il était également un charmeur d’hommes. Il charma Pilate. Il me
charma.
Après que Jésus, arrêté par ordre de Caïphe, eut été condamné à mort par le
sanhédrin, ou tribunal des prêtres, il fut, au milieu d’une populace hurlante,
envoyé à Pilate pour l’exécution de la sentence.
Or Pilate ne se souciait nullement de faire périr Jésus, qu’il continuait à
considérer comme un simple visionnaire, et non comme un séditieux. La vie
d’un homme, en elle-même, lui importait peu et il en aurait fait périr cent, s’il
avait estimé que leur mort importait à sa propre sécurité et à l’intérêt de Rome.
La loi de Rome était d’airain, et du même métal étaient les hommes chargés de
l’appliquer dans les pays conquis. Pilate pensait et agissait en exécutant docile
d’une législation désincarnée. Mais il n’aimait pas qu’on cherchât à lui forcer la
main. Il sortit donc de chez lui la mine renfrognée, pour aller au-devant du
prisonnier qu’on lui amenait. Et le charme aussitôt s’empara de lui.
J’étais présent ; je le sais. C’était la première fois que Pilate le voyait, et il
sortit en colère. Nos soldats étaient tout prêts à nettoyer le tribunal de cette
vermine bruyante. Et, dès que Pilate eut jeté les yeux sur le pêcheur, il fut
subjugué – non, il devint soucieux. Il se déclara incompétent, et demanda qu’on
jugeât le pêcheur selon la loi des Juifs, et qu’on le traitât selon leur loi puisqu’il
était juif, et non pas romain. Les Juifs n’avaient jamais été aussi soumis aux lois
romaines. Ils proclamèrent qu’il était illégal à leurs yeux, sous les lois romaines,
de condamner un homme à mort. Antipas avait pourtant fait décapiter Jean, sans
que l’on y eût trouvé à redire.
Puis Pilate les laissa dans le tribunal à ciel ouvert et s’en fut seul avec Jésus
dans le prétoire. Que se passa-t-il entre eux, je l’ignore, mais je puis dire que,
lorsque Pilate réapparut, il avait changé. Ce qu’il ne voulait pas faire naguère,
pour ne pas être la dupe d’Anne, il se refusait à le faire maintenant parce qu’il
avait posé son regard sur le pêcheur. Il désirait alors sauver le pêcheur. Et
pendant tout ce temps, la populace criait : « Crucifiez-le, crucifiez-le ! » Tu
connais, cher lecteur, la sincérité des efforts de Pilate. Tu sais qu’il a essayé de
mystifier la foule en présentant Jésus comme un fou inoffensif, puis, en offrant
de le libérer selon la coutume qui voulait que l’on relâchât un prisonnier pour la
Pâque. Et l’on sait aussi que les prêtres, par leurs chuchotements, poussèrent
immédiatement la foule à réclamer la libération du meurtrier Barabbas.
Pilate luttait en vain contre le destin qui lui avait été réservé par les prêtres. Il
espérait se dérober à cette transaction par le rire et le sarcasme.
Il appela par dérision Jésus roi des Juifs, et ordonna que lui fût administré le
fouet. Son espoir secret était que tout cela se terminerait par un immense éclat de
rire, et qu’on oublierait tout dans l’hilarité.
Je suis heureux de dire qu’aucun soldat romain ne prit part à ce qui allait
suivre. C’étaient les soldats des troupes auxiliaires qui couronnèrent et revêtirent
Jésus d’un manteau, mirent entre ses mains le roseau qui symbolisait sa toute-
puissance et, s’agenouillant, le proclamèrent roi des Juifs. Bien que toute cette
mascarade eût échoué, c’était un jeu destiné à câliner les esprits. Et en y
assistant, j’appris le charme de Jésus. Malgré la cruelle dérision de sa situation, il
était royal, et je fus calmé en le regardant. C’était sa propre sérénité qui me
pénétrait. J’étais calmé et satisfait, et sans aucun ressentiment. Cela devait
arriver, et tout était comme il avait été dit. La sérénité de Jésus au cœur du
tumulte et de la souffrance m’inspira la même sérénité. J’étais à peine effleuré
par la pensée de le sauver.
D’un autre côté, j’avais vu trop de merveilles de la nature humaine dans les
années mouvementées et diverses que j’avais vécues pour être poussé à des actes
de folie en face de cette merveille si particulière. J’étais toute sérénité, je n’avais
rien à dire, pas de jugement à porter ; je savais que ces événements dépassaient
mon entendement et qu’ils devaient se produire.
Pilate luttait encore, et le tumulte s’amplifiait. On demandait du sang dans
tout le tribunal, tout le monde exigeait qu’on crucifiât Jésus. Pilate s’en retourna
dans le prétoire. Ses efforts pour faire passer tout cela pour une farce ayant
échoué, il essaya de récuser la juridiction. Jésus n’était pas de Jérusalem, il était
sujet d’Hérode Antipas, et il devait lui être renvoyé.
Mais une clameur furieuse se répandait maintenant dans toute la ville. Nos
troupes, à l’extérieur du palais, avaient déjà été balayées par le vaste mouvement
de rue. Des émeutes avaient commencé, et elles pouvaient, en un clin d’œil,
tourner à la guerre civile et à la révolution. Mes vingt légionnaires étaient
disponibles et prêts à se battre. Ils n’aimaient pas plus que moi les Juifs
fanatiques et ils auraient accueilli avec joie mon ordre de nettoyer le tribunal
sabre au clair.
Lorsque Pilate ressortit, on ne put pas entendre les mots qu’il prononça pour
renvoyer le procès de Jésus à Antipas, car la foule hurlait à la trahison de Pilate :
s’il laissait le pêcheur libre, il n’était pas ami de Tibère ! Tout près de moi, un
fanatique, tout pouilleux, avec une longue barbe et des longs cheveux, n’arrêtait
pas de sauter en psalmodiant sans trêve : « Tibère est empereur, il n’y a pas de
roi des Juifs, Tibère est empereur, il n’y a pas de roi des Juifs ! » Je perdis
patience, le tapage que faisait cet homme était une insulte. Je posai comme par
mégarde sur un de ses pieds ma lourde sandale, qui l’écrasa. Mais le fou ne parut
pas y prêter attention, il était trop fou pour être conscient de la douleur. Il
continua à chanter : « Tibère est empereur, il n’y a pas de roi des Juifs ! »
Je vis Pilate hésiter. Pilate, le gouverneur romain, pour l’instant n’était plus
que Pilate l’homme, avec une colère tout humaine contre ces créatures
misérables qui réclamaient le sang d’un être plein de bonté et de douceur, de
bravoure et de gentillesse comme Jésus.
Je vis Pilate hésiter. Ses yeux errèrent sur moi, comme s’il avait été sur le
point de me dire de lâcher mes hommes, et je fis un pas en avant, dégageant le
pied que j’écrasais. J’avais envie de compléter le vœu à moitié formulé de Pilate
de nettoyer le tribunal dans le sang, de le débarrasser de cette vermine infâme et
hurlante.
Ce ne fut pas l’indécision de Pilate qui me détermina, car c’est Jésus qui
emporta notre décision, à Pilate et à moi. Jésus me regardait, et c’était lui qui me
commandait. Je le dis, ce pêcheur vagabond, ce pêcheur erratique, ce Galiléen à
la dérive, me commandait. Il n’avait pas eu besoin de faire entendre une seule
parole – mais il me commandait, et son ordre était aussi impératif qu’un coup de
clairon. Je ne fis pas un pas, pas un geste de la main, car qui étais-je pour
contrecarrer la volonté et le destin de cet homme si calme et si paisible ? Et,
tandis que je demeurais sans bouger, je compris tout le charme que son être
dégageait – tout ce qui, en lui, avait charmé Miriam et la femme de Pilate, et qui
avait charmé Pilate lui-même.
On connaît la suite. Pilate se lava les mains du sang de Jésus, et les émeutiers
acceptèrent que le sang du crucifié retombât sur leurs têtes et sur celles de leurs
enfants. Pilate donna ses ordres pour la crucifixion. La populace était satisfaite et
derrière elle, Caïphe, Anne et le sanhédrin étaient aussi satisfaits. Ce n’est pas
Pilate, ni Tibère, ni les soldats romains qui crucifièrent Jésus, mais les
gouverneurs et les politiciens qui étaient aussi les prêtres de Jérusalem, et je le
sais, car j’en ai été témoin. Certainement, contre ses intérêts les plus avoués,
Pilate aurait sauvé Jésus, si Jésus n’avait pas tenu lui-même à ne pas être sauvé.
Pilate eut une dernière moquerie à l’adresse de ce peuple qu’il détestait ; en
hébreu, en grec et en latin il fit clouer sur la croix de Jésus un écriteau sur lequel
on pouvait lire : « Le roi des Juifs », cela malgré les protestations des prêtres.
C’était sous ce prétexte qu’ils avaient forcé la main de Pilate, et par ce prétexte,
qui était un défi et une insulte au peuple juif, Pilate pouvait maintenir sa
décision. Pilate s’associait à une abstraction qui n’avait jamais existé dans la
réalité. Cette abstraction était une tromperie et un mensonge fabriqués par la
méchanceté des prêtres. Ni eux ni Pilate n’y ajoutaient foi, et Jésus la repoussait.
Cette abstraction, c’était le « roi des Juifs ».
L’orage était apaisé dans la cour du tribunal, et l’excitation était tombée. La
révolution avait été évitée ; les prêtres étaient satisfaits, la populace aussi. Pilate
et moi-même nous étions profondément dégoûtés et las de toute cette affaire.
Cependant, pour lui comme pour moi, un nouvel orage allait éclater
immédiatement. Alors qu’on emmenait Jésus, une des femmes de Miriam vint
me chercher, pour me conduire près d’elle. Et je vis Pilate, qu’une des servantes
de sa femme était aussi allée quérir, s’exécuter comme moi.
— Lodbrog, j’ai tout entendu !
Ce fut par ces mots que Miriam m’accueillit. Nous étions seuls, et elle était
contre moi, cherchant un abri dans mes bras.
— Pilate, continua-t-elle, s’est laissé faiblir, il a donné l’ordre qu’on le
crucifie. Mais il est encore temps de le sauver. Vos hommes vous sont dévoués,
allez avec eux ! Il n’y aura qu’un centurion et une poignée de soldats pour le
conduire au supplice. Ils ne sont pas encore partis. Dès qu’ils se mettront en
route, suivez-les, il ne faut pas qu’ils atteignent le Golgotha. Attendez qu’ils
aient franchi l’enceinte de la ville, puis délivrez-le, donnez un contrordre. Prenez
pour lui un cheval supplémentaire – le reste est facile, emmenez-le en Syrie, ou
bien en Idumée, n’importe où pourvu qu’il soit sauvé !
Elle m’enlaça le cou de ses beaux bras, leva ses yeux profonds vers les miens,
et son visage effleura mes joues en un geste solennel et plein de promesses.
On ne s’étonnera pas d’apprendre que j’en eus le souffle coupé. Pour le
moment, je n’avais qu’une seule pensée dans mon esprit. Après l’étrange
spectacle que j’avais vu se dérouler sous mes yeux, qu’est-ce qui m’arrivait
encore ! Je comprenais fort bien, car tout était très clair : cette femme, que je
considérais comme l’une des plus intelligentes, était à moi si… si je trahissais
Rome. Car Pilate était gouverneur, c’est lui qui avait donné l’ordre, et sa voix
était celle de Rome.
Comme je l’ai déjà dit, c’était la femme qui était en elle si franche qui
finalement nous trahit tous les deux, Miriam et moi. Elle avait toujours été si
directe, si raisonnable, si sûre d’elle-même et de moi que j’en avais oublié, ou
plutôt que je venais d’apprendre de nouveau, la leçon éternellement
recommencée : la femme est toujours la femme, aux moments décisifs et
importants, la femme ne raisonne pas, mais se fie à son instinct ; le dernier
sanctuaire, l’impulsion la plus secrète à la conduire, se trouve dans le cœur d’une
femme et non dans son esprit.
Miriam prit mon silence pour un acquiescement. Elle se dégagea lentement de
mon étreinte, parut réfléchir longuement, puis ajouta :
— Vous prendrez un cheval de plus, Lodbrog. Il sera pour moi. Je partirai
avec vous… Et je vous suivrai à travers le monde, partout où il vous plaira
d’aller…
C’était me faire un présent de roi, un présent en échange duquel on me
demandait un acte honteux. Je ne répondais toujours rien. J’étais triste,
immensément triste. Si je n’hésitais pas une seconde sur mon devoir, je
comprenais néanmoins que j’allais perdre à tout jamais celle qui était là, devant
moi.
Elle reprit avec insistance :
— Il n’y a aujourd’hui qu’un homme, à Jérusalem, qui soit capable de le
sauver. Et cet homme, c’est vous, Lodbrog !
Comme je demeurais immobile et silencieux, elle me saisit dans ses mains
nerveuses, et me secoua si violemment que mes armes en cliquetèrent.
— Parle, Lodbrog ! Parle ! ordonna-t-elle. Tu es un homme fort et vaillant !
Tu ne redoutes pas, je le sais, la vermine qui voudrait le détruire. Dis « oui » et il
est sauvé. Et moi, je t’aimerai éternellement pour ce que tu auras fait.
Je répondis, très lentement, car c’était pour moi l’abandon de tout espoir sur
cette femme :
— Je suis romain…
Elle s’emporta :
— Tu es un esclave de Tibère, un chien de garde de Rome. Tu ne dois rien à
Rome, car tu n’es pas romain ! Tu es un fauve géant du Nord !
Je secouai la tête.
— Je me suis donné loyalement, répondis-je. Je porte le harnais et je mange
du pain de Rome. Je ne serai pas ingrat. Si je ne suis pas romain, les Romains
sont mes frères… Et puis, à quoi bon tout ce bruit, pour la vie ou la mort d’un
homme ? Nous devons tous mourir. C’est simple, c’est facile. Un peu plus tôt ou
un peu plus tard, qu’est-ce que ça fait ? Nous sommes sûrs que personne n’y
échappe au bout du compte.
Elle était toute tremblante dans mes bras, toute frémissante de passion à le
sauver.
— Tu ne comprends pas, Lodbrog ! cria-t-elle. Ce n’est pas un homme
comme les autres. Il est au-dessus des autres. Il est un Dieu vivant parmi les
hommes !
Je resserrai mon étreinte, et compris que j’allais renoncer à la femme
délicieuse qu’elle était.
— Vous êtes une femme et je suis un homme. Vivons notre vie sans nous
occuper du reste ! Laissons l’au-delà. Laissons les fous suivre leurs rêves. Leurs
rêves sont pour eux plus que les viandes et le vin, plus que les chansons joyeuses
et l’enivrement des batailles, plus même que l’amour de la femme. À travers les
ténèbres du tombeau, ils suivent leurs rêves jusque dans l’éternité. Laissons-les
passer ! Mais nous, conservons cette mutuelle tendresse que nous avons
découverte l’un pour l’autre. La nuit de la tombe viendra assez tôt ! Et nous
partirons alors, chacun de notre côté. Vous, vers votre paradis de soleil et de
fleurs ! Moi, vers les convives bruyants de la table du Walhalla !
Elle fit un effort pour se dégager.
— Non ! Non ! Tu ne comprends pas ! dit-elle avec emportement. Tu ne
comprends pas que cet homme est Dieu, et que la mort infamante qui l’attend est
celle des esclaves et des voleurs. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est immortel ! Il est
Dieu ! En vérité, je te le dis, il est Dieu !
— Eh bien ! repris-je, s’il est immortel, qu’est-ce que ça peut lui faire de
mourir aujourd’hui sur le Golgotha ? Dans la mesure du temps, son immortalité
n’en sera pas diminuée de l’épaisseur d’un cheveu. Il est dieu, dites-vous ? Les
dieux ne meurent pas. D’après tout ce qu’on m’a enseigné, un dieu ne peut pas
mourir.
Elle s’exaltait de plus en plus.
— Oh ! gémit-elle, tu ne veux pas me comprendre. Tu n’es qu’un géant de
chair.
Je tâchai de lutter encore et, me remémorant les leçons subtiles des Juifs, je
demandai :
— Ne m’avez-vous pas dit que cet événement était prédit dans les anciennes
prophéties ?
— Oui, oui, dans les prophéties les plus antiques, qui nous annonçaient la
venue d’un messie. Il est le Messie.
— Et moi, qui suis-je, demandai-je, pour faire mentir les prophètes ? Pour
faire du messie un faux messie ? Les prophéties de votre peuple sont-elles donc
si peu solides que moi, étranger stupide venu du Nord au milieu des légions
romaines, je puisse les faire mentir, et empêcher de s’accomplir la volonté
suprême des dieux prédite par tous vos sages ?
Elle répéta :
— Tu ne comprends pas… Tu ne comprends pas…
— Je comprends trop bien, au contraire, répliquai-je. Suis-je plus fort que les
dieux, que je puisse me mettre en travers de leurs volontés ? Alors, c’est que ces
dieux n’ont aucune puissance, et ne sont que des jouets entre les mains des
hommes. Je suis un homme. Moi aussi, j’obéis aux dieux, à tous les dieux, car je
crois en tous les dieux – sinon comment a-t-il pu se faire que nous avons tous ces
dieux ?
Elle se rejeta en arrière, échappant à l’étreinte de mes bras, et nous nous
tînmes écartés l’un de l’autre, écoutant le tumulte extérieur de la rue lorsque
Jésus et les soldats apparurent et se mirent en route. Mon cœur était retourné de
voir une femme intelligente se montrer soudain aussi inconséquente. Elle voulait
sauver Dieu, elle voulait devenir plus puissante que Dieu.
— Vous ne m’aimez pas, dit-elle lentement, et lentement apparut dans ses
yeux la promesse qu’elle faisait de se donner à moi, si vaste et si profonde que
nulle parole n’aurait pu la traduire.
— Je vous aime, plus que vous ne pouvez le comprendre, semble-t-il. Je suis
très fier de vous aimer, car je sais que je mérite de vous aimer, et je mérite aussi
tout l’amour que vous pourrez me donner. Mais Rome est ma mère nourricière,
et si je la trahissais, je deviendrais, du même coup, indigne de votre amour.
La clameur qui suivait Jésus et les soldats s’estompait dans le lointain des
rues. Et lorsque tout redevint silencieux. Miriam me tourna le dos, sans un mot
d’adieu, sans un regard.
Une flambée de désir monta en moi. Je courus après elle et la saisis dans mes
bras, je clamai que j’allais l’emmener avec moi sur mon cheval, avec mes
compagnons, jusqu’en Syrie, loin de cette ville de folie. Elle se débattait. Je
l’écrasai contre moi. Elle me frappa au visage et moi, je continuai à la maintenir
et à la presser contre moi, car ses coups m’étaient doux. Alors, elle cessa de
lutter. Elle redevint froide et inerte, et je compris que celle que j’étreignais ne
m’aimait plus. Pour moi, elle était morte, et lentement je desserrai mon étreinte.
Lentement, elle se recula et, comme si elle ne me voyait plus, se retourna,
traversa la pièce silencieuse, et sans même me jeter un regard souleva les
tentures puis disparut.
Moi, Ragnar Lodbrog, je n’ai jamais su lire ni écrire, mais en mon temps il
m’est arrivé d’entendre des paroles importantes. Et, je le vois bien maintenant, je
n’ai jamais appris de paroles importantes comme celles que les Juifs ont apprises
dans leurs lois et les Romains dans leur philosophie ou celle des Grecs. Malgré
tout, j’ai parlé avec simplicité et droiture, comme aurait pu le faire n’importe
lequel d’entre nous s’il avait quitté bien vivant les bateaux de Tostig Lodbrog et
le toit de Brunanbuhr pour traverser le monde jusqu’à Jérusalem et en revenir. Et
j’ai fait à Sulpicius Quirinus un récit simple et exact de que j’ai pu voir lorsque
je suis retourné en Syrie pour lui rendre compte des événements qui s’étaient
déroulés à Jérusalem.
XVIII
Après Oppenheimer et Morrell, qui pourrissaient comme moi dans ces années
de ténèbres, j’étais considéré comme le plus dangereux prisonnier de San
Quentin. Et plus qu’eux encore j’étais jugé réfractaire aux pires châtiments,
réputé tenace et têtu. Plus terribles étaient les tortures employées par mes
bourreaux pour me briser, plus j’encaissais sans fléchir. « La dynamite ou la
mort ! », tel avait été l’ultimatum de M. le directeur. Ce ne fut finalement ni l’un
ni l’autre. Je ne pouvais produire la dynamite et le directeur était incapable de
me tuer. Et cette endurance m’était venue, elle aussi, de mes existences passées.
C’était mon esprit, et non ma chair, qui supportait tout. À force d’affronter
l’acier tranchant de situations critiques, je m’étais forgé une âme en acier
trempé.
De l’une de ces vies antérieures, permettez-moi, pour la preuve irréfutable
qu’elle comporte, de vous parler brièvement encore. Et ce sera tout, avant qu’on
me pende. Je ne m’en souviens que comme d’un interminable cauchemar.
Je me retrouvais toujours sur un îlot rocheux battu par les lames et si bas sur
la mer que durant les grandes tempêtes les embruns le recouvraient jusqu’au
sommet de leur poussière humide et salée. Il pleuvait à verse. Je vivais dans une
grotte, souffrant mille morts, privé de feu comme je l’étais et contraint de
manger cru.
Mes souffrances ne connaissaient pas de trêve. C’était la partie centrale d’un
épisode dont je n’arrivais pas à percer l’énigme. Et comme mon exercice de mort
en raccourci ne me laissait pas la faculté de choisir ma destination, c’est souvent
que mon voyage mental me replongeait au sein de cet épisode désagréable s’il en
fut. Mes seuls moments de bonheur, je les dois aux rares rayons de soleil dont je
profitais pour réchauffer, étendu sur les rochers, mes membres glacés et
m’abstraire un instant de la détresse perpétuelle où je m’enfonçais.
Ma seule source de distraction était un aviron et mon couteau de poche. À
l’aide du couteau, je m’évertuais à marquer sur l’aviron une entaille nouvelle
pour chaque semaine qui s’écoulait et à y tracer des lettres minuscules qui me
servaient d’aide-mémoire sur mon île déserte. Lettres et encoches étaient
nombreuses. J’aiguisais mon couteau sur une pierre plate, et aucun barbier ne
prit un soin aussi jaloux pour l’entretien de sa lame favorite en acier brillant. Ce
couteau était pour moi un trésor sans prix.
Des efforts répétés me permirent de tirer de la camisole le texte gravé sur
l’aviron. D’abord, je n’en ramenai que des bribes, mais à la longue la tâche fut
moins rude : il ne s’agissait plus que de rapprocher les morceaux. Enfin, j’eus le
texte complet, que je livre :
Ceci est pour faire connaître à la personne dans les mains de qui cet aviron
pourra tomber que DANIEL FOSS, né à Elkton, dans l’État de Maryland, aux
États-Unis d’Amérique, s’embarqua au port de Philadelphie, en 1809, à bord du
brick Negociator et à destination des îles Amicales. Il fut, le mois de février
suivant, rejeté sur cette terre désolée, où il se construisit une hutte et vécut un
certain nombre d’années en se nourrissant de phoques. Il est le seul survivant de
l’équipage de ce brick, qui rencontra un iceberg et coula corps et biens le
25 novembre 1809.
Tout était expliqué là, très clairement. Ainsi, j’appris un tas de choses sur
mon propre compte. Un détail me tourmentait, cependant, et je n’ai jamais réussi
à l’élucider. Cette île était-elle située très loin dans le sud de l’océan Pacifique,
ou très loin dans le sud de l’océan Atlantique ? Je ne connais pas assez bien les
routes que suivent les bateaux à voiles pour déterminer de façon certaine si le
brick Negociator allait aux îles Amicales en passant par le cap Horn ou par le
cap de Bonne-Espérance. Pour avouer mon ignorance, je n’ai su dans quel océan
se trouvent les îles Amicales qu’après avoir été transféré à Folsom. Le forçat
japonais dont j’ai parlé plus haut avait été voilier à bord des bateaux d’Arthur
Sewall, et il me dit que la route probable à la voile devait être le cap de Bonne-
Espérance. S’il en était ainsi, les dates de l’embarquement de Philadelphie et du
naufrage auraient dû permettre de déterminer facilement de quel océan il
s’agissait. Malheureusement la date indiquée pour le départ de Philadelphie est
seulement 1809, et le naufrage a pu se produire dans l’un ou l’autre des océans.
Une fois seulement, au cours de mon délire, j’ai pu avoir une indication sur la
période précédant le temps que j’ai passé sur l’île. Tout commence au moment
de la collision du brick contre l’iceberg. Je vais raconter cette histoire pour
plusieurs raisons et en particulier pour donner une explication plausible sur ma
conduite froide et délibérée. Elle devait finalement me permettre d’être le seul
survivant de tout l’équipage, comme vous le verrez.
Je fus réveillé par un terrible craquement alors que j’étais étendu sur une
couchette du gaillard d’avant. En fait, cela était vrai aussi pour les six hommes
de la bordée de repos : ils se réveillèrent et sautèrent de leurs couchettes en
même temps. Nous savions très bien ce qui s’était passé. Je savais que si nous
voulions nous en tirer ce ne pourrait être que grâce à la chaloupe. Personne
n’aurait pu nager dans cette mer glacée. Et personne, habillé légèrement, ne
pourrait vivre longtemps sur un bateau non ponté. Je savais le temps que cela
prendrait pour mettre la chaloupe à la mer. Les autres se ruèrent immédiatement
sur le pont. Moi, j’attendis.
Si bien qu’à la lueur de la lampe tempête qui se balançait furieusement, au
milieu du tumulte qui se déchaînait sur le pont et des cris « On coule ! », je me
mis à fouiller mon coffre de marin pour y trouver des vêtements convenables.
Puis, comme ils n’auraient jamais plus l’occasion de s’en servir, je fouillai aussi
les coffres de mes camarades. J’allais vite, mais avec calme ; je ne prenais que
les vêtements les plus chauds et les plus simples. Je mis sur moi les quatre plus
belles chemises de laine du gaillard d’avant, trois pantalons et trois paires
d’épaisses chaussettes de laine. Mes pieds, ainsi recouverts, étaient si gros que je
ne pus même plus enfiler mes bonnes bottes. Je pris à la place les bottes toutes
neuves de Nicholas Wilton, qui étaient plus grandes et plus solides que les
miennes. J’enfilai aussi sur ma veste celle de Jeremy Nalor et, par-dessus les
deux, je mis le manteau de toile épaisse de Seth Richard, que je me rappelais lui
avoir vu imperméabiliser avec de l’huile fraîche peu de temps auparavant.
Deux paires de grosses mitaines, les moufles de John Roberts tricotées par sa
mère et la casquette de castor de Joseph Dawes sur la mienne, toutes deux
munies de cache-oreilles et de rabats pour le cou, complétèrent mon équipement.
Les cris annonçant que le brick était en train de couler redoublèrent, mais
j’employai une minute à remplir mes poches de toutes les carottes de tabac sur
lesquelles je pouvais mettre la main. Puis je montai sur le pont, et ce n’était pas
trop tôt.
La lune, s’échappant d’un amas de nuages, révélait un sinistre et sauvage
tableau. De tous côtés il y avait des épaves, et partout de la glace. Les voiles, les
cordages, les espars du grand mât, qui tenait encore debout, étaient tout frangés
de petits morceaux de glace. Je fus alors gagné par un sentiment voisin du
soulagement : je n’aurais plus jamais ni à tirer sur les palans récalcitrants ni à
casser la glace à coups de marteau pour permettre aux cordages gelés de circuler
dans les sabords. Le vent, qui soufflait en tempête, était coupant comme il l’est
quand les icebergs sont proches. La mer immense paraissait encore plus froide à
la clarté de la lune.
La chaloupe fut descendue à bâbord, et je vis des hommes se battant sur le
pont couvert de glace avec des barils de vivres abandonner la nourriture dans
leur hâte de partir. En vain le capitaine Nicholl essayait-il de lutter avec eux. Un
paquet de mer au côté du vent vint résoudre la question en les envoyant
promener par-dessus le bastingage. Je saisis l’épaule du capitaine et lui criai que,
s’il montait à bord de la chaloupe et empêchait les hommes de s’y jeter, je
m’occuperais des provisions.
J’avais cependant peu de temps. À peine étais-je parvenu, aidé par le second,
Aaron Northrup, à descendre une demi-douzaine de barils et de tonnelets que
tous ceux du bateau annoncèrent qu’ils allaient se jeter dans la chaloupe. Ils
avaient de bonnes raisons de le faire ! Du côté du vent dérivait sur nous une
montagne de glace, tandis qu’il y avait du côté vers lequel nous nous dirigions
un autre iceberg.
Aaron Northrup fut plus rapide que moi pour sauter. Je pris le temps de
choisir l’endroit où les hommes étaient le plus entassés afin d’avoir ma chute
amortie par leurs corps : je n’avais pas l’intention de m’embarquer dans un
voyage aussi hasardeux avec un membre cassé. Afin de laisser aux hommes
assez de place pour manœuvrer les avirons, je me faufilai à l’arrière. Je m’y
sentais d’ailleurs plus à l’aise, car l’avant était étroit. De plus il n’était pas
mauvais de se trouver près des ceintures de sauvetage.
À l’arrière, il y avait l’officier, Welter Drake, le médecin, Arnold Bentham,
Aaron Northrup, et le capitaine Nicholl, qui barrait. Le médecin était penché sur
Northrup, qui geignait couché dans le fond. Il n’avait pas eu de chance : dans un
saut inconsidéré, il s’était cassé la jambe droite à hauteur de la hanche.
On avait très peu de temps pour s’occuper de lui, car nous étions en train de
lutter pour atteindre la haute mer et nous dégager des deux icebergs entre
lesquels nous risquions d’être pris. Nicholas Wilton, qui ramait, était gêné dans
ses mouvements ; je rangeai mieux les barils, m’agenouillai en face de lui et
l’aidai de tout mon poids à souquer. À l’avant, je pouvais voir John Roberts
s’escrimer sur l’aviron. En le poussant par-derrière, lui pressant les épaules,
Arthur Haskins et le mousse, Benny Hardwater, ajoutaient leur poids au sien. En
fait, ils voulaient tous aider, mais ils ne réussissaient qu’à embarrasser le passage
et à gêner les rameurs.
C’était manœuvrer au plus serré, mais nous avions pris à peu près cent yards
de distance, ce qui me permit, en tournant la tête, d’assister à la fin prématurée
du Negociator. Il était coincé entre les icebergs, les deux gigantesques masses de
glace le comprimant comme un pruneau entre le pouce et l’index d’un gamin.
Avec le hurlement du vent et le rugissement de l’eau, nous n’entendions rien, et
pourtant les craquements des solides nervures du brick auraient pu par une nuit
calme réveiller tout un village.
Silencieusement, sans heurt, les flancs du brick se rapprochaient ; le pont se
redressa, le reste du bateau, écrasé, s’affaissa puis s’engloutit. À l’endroit où il
s’était trouvé les deux icebergs se heurtèrent dans un énorme crissement. Je
regrettais de voir disparaître cet abri contre la fureur des éléments, mais je me
félicitais en même temps d’être douillettement protégé par mes quatre chemises
et mes trois vestes.
Tout laissait prévoir une nuit rigoureuse, même pour moi, qui étais le plus
chaudement couvert. Je ne pensais pas trop à ce que les autres devaient endurer.
De peur de nous trouver, la nuit tombée, devant une quantité de glace encore
plus grande, nous écopions et maintenions l’avant du bateau debout. Et
continuellement, tantôt avec une moufle, tantôt avec l’autre, je me frottais le nez
pour éviter qu’il gèle. Et aussi, plein de tous les souvenirs encore vivants en moi
de ma famille à Elkton, je priai Dieu.
Au matin, nous fîmes le point. Tout le monde, à part deux ou trois, avait
souffert des morsures du gel. Aaron Northrup, incapable de bouger à cause de sa
hanche brisée, était dans un triste état. D’après le médecin, ses deux pieds étaient
irrémédiablement gelés.
La chaloupe s’enfonçait profondément dans l’eau, car elle était alourdie ; par
la charge des vingt et un hommes de l’équipage au complet. Deux d’entre eux
n’étaient que des mousses : Benny Hardwater avait à peine treize ans ; et Lish
Dickery, dont la famille habitait Elkton, à côté de chez moi, venait d’atteindre sa
seizième année. Nos vivres consistaient en trois cents livres de bœuf et deux
cents de porc. Une demi-douzaine de miches détrempées d’eau salée, que le
cuisinier avait apportées, ne comptaient pas. Enfin nous avions trois tonnelets
d’eau, et un petit baril de bière.
Le capitaine Nicholl reconnaissait humblement que, dans cet océan inexploré,
il ne voyait aucune terre proche. Le seul parti était de rechercher un climat plus
clément. C’est ce que nous tentâmes de faire en nous y mettant tous, naviguant
grâce à notre petite voile et gouvernant vers le nord-est.
Le problème de la nourriture était simplement une question de calcul. Nous
n’avions pas compté Aaron Northrup, sachant qu’il n’en avait plus pour
longtemps. À raison d’une livre par jour, nos cinq cents livres de viande devaient
nous durer vingt-cinq jours, et si nous abaissions la ration à une demi-livre, nous
en avions pour cinquante jours. Nous décidâmes donc de nous limiter à cette
ration. J’allai partager la viande sous la surveillance du capitaine et, malgré les
protestations de quelques-uns, je pense que je ne m’en tirai pas trop mal. Je fis
de même une répartition équitable des carottes de tabac que j’avais fourrées dans
mes nombreuses poches. Je ne peux que le regretter, sachant surtout que parfois
l’homme qui recevait cette ration ne pourrait certainement pas vivre un jour de
plus ou, au mieux, deux ou trois jours.
Car on commença bientôt à mourir à bord de la chaloupe. Non par manque de
nourriture, mais de froid. Ceux qui survécurent étaient les plus robustes, ou les
plus veinards. Moi, j’étais solide et de plus, chanceux, car j’étais chaudement
vêtu et n’avais pas de jambe cassée comme Aaron Northrup. Malgré tout, il était
si résistant que, bien qu’ayant été le premier à être sérieusement gelé, il mit
plusieurs jours à mourir. Vance Hathaway fut le premier mort. Nous le
trouvâmes dans la pénombre de l’aube, accroupi en chien de fusil à l’avant du
bateau, roide de froid. Le mousse, Lish Dickery, fut le second. L’autre mousse,
Benny Hardwater, tint dix ou douze jours.
Il faisait tellement froid dans le bateau que notre eau et notre bière gelaient ;
c’était une tâche difficile de partager équitablement ces morceaux que je brisais
avec le couteau à cran d’arrêt de Northrup. Nous nous les mettions dans la
bouche, nous les sucions jusqu’à ce qu’ils fussent fondus. En outre, en profitant
des rafales de neige, nous pouvions en avoir autant que nous voulions, mais cela
ne nous faisait pas toujours du bien. La neige déterminait une inflammation des
muqueuses, nous causant une soif impossible à étancher. Je crois que c’est la
vraie raison de la mort de Lish Dickery. Avant de mourir, il devint comme fou,
délirant vingt-quatre heures durant. Il mourut en demandant à boire, et pourtant
il ne manquait pas d’eau. Je résistais autant que je le pouvais à la tentation de
sucer de la glace, je me contentais d’une chique que je plaçais dans ma joue, et
qui me faisait du bien.
Nous déshabillâmes les morts. Ils étaient venus au monde tout nus, ils
passeraient tout nus par-dessus le bord de la chaloupe pour plonger dans l’océan
glacial et sombre. Les vêtements furent tirés au sort, par ordre du capitaine, pour
éviter les bagarres.
On ne pouvait s’offrir le luxe de faire du sentiment. Il n’y avait pas un d’entre
nous qui n’éprouvait une satisfaction secrète à chaque mort. Le plus veinard de
tous dans le tirage des lots fut Israël Stickney, si bien que, lorsqu’il mourut à son
tour, ce fut un véritable pactole de vêtements, qui donna un nouvel espoir aux
survivants.
Nous poursuivions notre route vers le nord-est, devant les courants de vent
d’ouest, mais notre recherche d’un climat plus clément semblait vaine. Même les
embruns gelaient au fond du bateau, et je taillai encore de la bière et de l’eau
potable avec le couteau de Northrup. J’économisais le mien, qui avait une lame
bien tranchante et qui était bien conçu, pour ne pas l’endommager. Le temps
passait. Comme la moitié de nos compagnons avaient été jetés à la mer, le bateau
avait à présent un franc-bord raisonnable, et il était bien plus facile à manier
dans les bourrasques. Il y avait en outre plus de place pour s’étendre
confortablement.
La nourriture était une source de perpétuel mécontentement. Le capitaine, le
lieutenant, le chirurgien et moi-même, nous décidâmes de ne pas augmenter la
ration quotidienne, qui était d’une demi-livre de viande. Les six marins, dont
Tobias Snow se fit le porte-parole, soutinrent que, du fait de la mort de la moitié
de l’équipage, notre stock de vivres se trouvait doublé et que, par conséquent, les
rations devaient être portées à une livre. Nous leur fîmes remarquer en revanche
que c’étaient plutôt nos chances de survie qui se trouvaient doublées, si nous
pouvions nous contenter d’une demi-livre.
Huit onces de viande salée, c’est en effet peu de chose, quand il s’agit d’y
puiser la force de vivre et de résister au froid. Nous étions complètement
affaiblis et, pour cette raison, nous gelions facilement. Nous avions le nez et les
joues noircis par la morsure du froid. Il était impossible d’avoir chaud, même
avec des vêtements dont nous avions pu doubler l’épaisseur.
Cinq semaines après la perte du Negociator, la question de la nourriture fut à
son paroxysme. Au cours de la nuit, tandis que je dormais, le capitaine Nicholl
surprit Jud Hetchkins en train de voler du porc dans le baril. Les réactions des
cinq autres prouvèrent qu’ils l’avaient encouragé. Dès que Jud Hetchkins eut été
découvert, ils se jetèrent tous les six sur nous, le couteau à la main. C’est un
miracle si la chaloupe ne se retourna pas. Mes nombreuses chemises et vestes me
servirent fort à propos d’armure. Je fus néanmoins touché à une bonne douzaine
d’endroits, mais pas assez profondément pour que le sang traversât toutes ces
épaisseurs de vêtements.
Les autres étaient protégés de la même façon ; le combat aurait ainsi pu se
solder par quelques égratignures si le lieutenant, Walter Dakin, un homme très
vigoureux, n’avait pas eu l’idée d’en profiter pour en finir une bonne fois en
jetant les mutins par-dessus bord. Cette idée fut partagée par le capitaine, le
chirurgien et moi-même. En un clin d’œil cinq hommes sur six se trouvaient
dans l’eau, accrochés au plat-bord. Le capitaine et le chirurgien étaient, au milieu
du bateau, en train de s’occuper du sixième. Jeremy Nalor, pour le jeter par-
dessus bord. Le lieutenant, lui, frappait sur les doigts accrochés le long du plat-
bord, avec un tenseur de haubans. Un instant désœuvré, j’eus tout le temps
d’assister à sa fin tragique. Au moment où il levait le tenseur pour frapper les
doigts de Seth Richard, celui-ci plongea, puis regagna la surface, remonta dans
le bateau grâce à une traction des mains, prit le lieutenant dans ses bras et,
retombant à l’eau, l’entraîna avec lui. Ils coulèrent tous les deux.
De tout l’équipage, nous n’étions que trois survivants : le capitaine Nicholl, le
chirurgien Arnold Bentham et moi-même. À la suite de la tentative malheureuse
de Jud Hetchkins pour voler des vivres, sept hommes avaient brutalement quitté
l’embarcation. Je trouvais dommage que tant de bons vêtements eussent été ainsi
perdus dans les flots. Nous aurions tous favorablement accueilli une épaisseur
supplémentaire.
Le capitaine et le chirurgien étaient des hommes d’une scrupuleuse honnêteté.
Lorsque deux d’entre nous dormaient, le troisième aurait très bien pu voler
quelques bouts de viande. Mais cela ne s’est jamais produit. Nous avions pleine
confiance les uns dans les autres, nous aurions préféré mourir plutôt que de trahir
cette confiance.
Nous continuâmes à nous contenter d’une demi-livre de viande par jour. Nous
profitions de chaque souffle de brise favorable pour faire route vers le nord.
C’est seulement le 14 janvier, sept semaines après le naufrage, que nous nous
retrouvâmes sous un climat plus doux. Il ne faisait pas vraiment chaud, à peine
un peu moins froid.
Là, les jolies brises d’ouest nous abandonnèrent, nous fûmes encalminés et
restâmes plusieurs jours à sautiller sur place. Le plus souvent, c’étaient le calme
ou des vents légèrement contraires, quelquefois un jaillissement de brise qui
durait quelques heures. Dans notre état de faiblesse, à bord d’un bateau aussi
grand, il était hors de question de ramer. Nous avions à peine la force d’avaler
nos aliments et d’attendre que Dieu nous envoyât des temps meilleurs. Nous
étions tous les trois de très fervents chrétiens, et nous faisions chaque jour une
prière avant de répartir la nourriture. Et nous priions seuls, souvent, et
longtemps.
À la fin janvier, nos provisions touchaient à leur fin. Le porc était entièrement
mangé, nous utilisions le baril pour recueillir l’eau de pluie. Il ne restait plus
beaucoup de bœuf. Pendant les neuf semaines que nous avions passées à bord de
ce bateau non ponté, nous n’avions jamais hissé une voile ni aperçu une terre. Le
capitaine Nicholl avouait qu’après avoir ainsi vogué à la dérive pendant
soixante-trois jours il ne savait absolument pas où nous pouvions nous trouver.
Le 20 février, le dernier morceau de viande fut mangé. Je préfère passer sur
les détails de ce qui arriva au cours des huit jours suivants. Je me contenterai de
relater les événements montrant quels hommes étaient mes compagnons. Nous
avions subi de telles privations que nous n’avions plus de réserves d’énergie et
très vite nous dépérîmes.
Le 24 février, nous envisageâmes avec calme notre malheureuse situation.
Nous étions trois hommes courageux, pleins de détermination, de volonté, nous
ne voulions pas mourir. Il fallait que l’un d’entre nous se sacrifiât, mais on ne
pouvait le désigner que par tirage au sort. Nous procéderions à ce tirage le
lendemain matin, s’il n’y avait pas de vent.
Le lendemain matin, il y avait du vent, pas beaucoup, mais suffisamment,
nous étions ainsi capables de filer péniblement nos deux nœuds sur notre route
du nord. Les matins des 26 et 27, nous eûmes la même brise. Nous étions
vraiment faibles, mais nous maintenions notre décision et nous continuions à
naviguer.
Mais au matin du 28, nous savions que le moment était venu. La chaloupe
roulait tristement sur une mer sans vie ni vent. Le ciel sombre et stagnant ne
laissait espérer aucune brise. Je déchirai dans ma veste trois morceaux de tissu.
L’un des trois morceaux était traversé d’un fil brun. Celui qui tirait ce morceau
aurait perdu. Je mis les trois morceaux dans mon chapeau que je couvris avec
celui du capitaine.
Tout était prêt, mais nous priâmes en silence pendant un court moment, car
nous nous en remettions à Dieu de la décision. Je pouvais répondre de ma propre
honnêteté, mais je connaissais aussi celle de mes deux compagnons. Je me
demandais comment Dieu pourrait trancher dans une affaire aussi délicate et qui
ne penchait d’aucun côté.
Comme c’était son devoir et son droit, le capitaine tira le premier. Une fois
qu’il eut la main dans le chapeau, il resta un moment sans bouger, puis il ferma
les yeux et murmura une dernière prière. Il tira un morceau blanc – ce n’était que
justice, c’était une décision normale que je ne pouvais qu’approuver. Sa vie
m’était connue, je savais que c’était un homme honnête, régulier, et qu’il
craignait Dieu.
Restaient le chirurgien et moi. Selon la hiérarchie, c’était à lui de tirer
maintenant. De nouveau, nous priâmes. En même temps, je recherchais dans ma
vie pour peser le bien et le mal que j’avais pu faire.
Je posai le chapeau sur mes genoux, le recouvris de celui du capitaine. Le
chirurgien y glissa la main, tâtonna quelques instants : je me demandais pendant
ce temps si l’on pouvait distinguer le fil brun au toucher.
Enfin, il retira sa main. Le fil brun était dans son morceau de drap.
Immédiatement je me sentis très humble et très reconnaissant pour la
bénédiction de Dieu qui s’étendait ainsi à moi, et je pris la résolution d’observer
ses commandements avec plus de foi que jamais. Puis, je ne pus m’empêcher de
penser que le chirurgien et le capitaine étaient engagés l’un envers l’autre par
des liens plus étroits qu’avec moi, et qu’ils devaient être, dans une certaine
mesure, plutôt déçus du résultat. Mais avec des hommes pareils, l’exécution de
notre plan n’aurait pu en être modifiée.
J’avais raison. Le chirurgien se dénuda le bras, prit son couteau et se prépara
à ouvrir une grosse veine. Mais auparavant, il nous tint ce discours :
— Je suis natif de Norfolk, en Virginie, où j’espère avoir maintenant une
femme et trois enfants en vie. La seule faveur que je vous demande est celle-ci :
s’il plaît à Dieu que vous sortiez tous les deux de cette périlleuse situation, si
vous êtes assez heureux pour revoir votre pays natal, avertissez, voulez-vous, ma
malheureuse famille de mon misérable destin.
Puis il nous demanda très courtoisement un moment pour régler ses affaires
avec Dieu. Ni le capitaine, ni moi, nous ne pouvions prononcer un mot, tant nous
étions émus, mais nous acquiesçâmes, bien entendu, les yeux embués de larmes.
Sans aucun doute, Arnold Bentham était le meilleur de nous trois. Mon
angoisse était effroyable, je suis certain que le capitaine souffrait également,
mais que pouvions-nous faire ? C’était juste, équitable, et décidé par Dieu.
Lorsque Arnold Bentham eut terminé et fut prêt, je ne pus plus me contenir et
je m’écriai :
— Attendez ! Nous qui en avons vu des vertes et des pas mûres, nous
pouvons en supporter davantage. Nous sommes au milieu de la matinée.
Attendons la nuit. Alors, si aucun évènement n’est apparu, qui puisse modifier
notre triste destinée, alors, Arnold Bentham, vous ferez ce qui a été décidé.
Il regarda le capitaine Nicholl pour qu’il confirmât ma suggestion, et celui-ci
se contenta de hocher la tête. Il ne pouvait pas parler, mais dans ses yeux bleus,
humides et glacés, il y avait une approbation totale, je ne pouvais m’y tromper.
Je ne pouvais pas penser que cela fût un crime parce que le choix avait été
déterminé par un tirage au sort régulier ; je ne croyais pas non plus que le
capitaine Nicholl et moi profiterions de la mort d’Arnold Bentham. Je ne croyais
pas davantage que l’amour de la vie qui nous animait eût été mis dans nos cœurs
par un autre que Dieu. C’était la volonté de Dieu, et nous, ses pauvres créatures,
nous ne pouvions qu’obéir, accomplir sa volonté. Et encore. Dieu fut
miséricordieux, dans sa grande mansuétude. Il nous épargna cette épreuve si
terrible, bien que justifiée.
Un quart d’heure s’était à peine écoulé qu’un petit souffle d’air venant de
l’ouest, avec une petite touche de gel et d’humidité, rosit nos joues : cinq
minutes plus tard, nous avions un peu avancé, grâce à la voile qui était pleine, et
Arnold Bentham tirait le câble du gouvernail.
— Économisez le peu de forces qui vous restent, nous dit-il. Laissez-moi
employer le peu qui subsiste en moi pour augmenter vos chances de survie.
Il gouverna ainsi le bateau vers une brise qui fraîchissait tandis que le
capitaine et moi, nous restions vautrés au fond du bateau. Dans notre état de
faiblesse, nous revîmes défiler des épisodes de notre vie qui nous étaient chers,
mais si lointains.
La brise fraîchit et commença à tourner à la bourrasque. Le ciel était traversé
de nuages annonciateurs de tempête. Vers midi, Arnold Bentham s’évanouit à la
barre. Le bateau risquait le pire sur cette mer démontée. Le capitaine et moi,
nous nous précipitâmes pour la reprendre et nous convînmes de nous relayer
toutes les quinze minutes. Notre faiblesse nous interdisait de barrer plus
longtemps. En raison de son grade, le capitaine commença et quand Arnold
Bentham serait remis, il prendrait son tour.
Au milieu de l’après-midi, la mer devint dangereusement forte. Nous aurions
dû laisser dériver le bateau, si notre situation n’avait pas été si désespérée, et le
laisser aller au gré des vagues par l’avant sur une ancre improvisée faite de nos
mâts et de nos voiles. Eussions-nous pris une lame par le travers, que le bateau
eût été renversé.
Au cours de l’après-midi, Arnold Bentham nous avait demandé plusieurs fois
d’adopter la solution de l’ancre flottante. Il savait que, si nous continuions à
marcher, c’était pour que le verdict du tirage au sort n’eût pas à s’accomplir.
C’était un homme courageux. Comme le capitaine Nicholl, dont les yeux
embués n’étaient plus que des pointes d’acier. En une telle compagnie, pouvais-
je ne pas être aussi courageux ? Je ne cessai de remercier Dieu, tout au long de
cette dangereuse après-midi, de m’avoir fait connaître de tels hommes. Dieu et le
droit avaient élu domicile en eux. Aussi funeste que dût être ma destinée, je
n’avais qu’à me féliciter d’avoir pareils hommes à mes côtés. Comme eux, tout
en refusant la mort, je n’avais pas peur de la mort. Le petit doute que j’avais eu
sur leur compte s’était depuis longtemps dissipé. Rude école et rudes gaillards,
mais quelle noblesse chez ces hommes que Dieu reconnaîtra pour siens !
Je fus le premier à l’apercevoir. Arnold Bentham, ayant accepté sa propre
mort, et le capitaine, tout prêt à accepter la sienne, roulaient comme des cadavres
au fond du bateau, et j’étais à la barre lorsque je la vis : une petite île de rochers
battus par la mer. Le bateau était alors soulevé, sur la crête d’une vague, elle
n’était pas à un demi-mille de nous. Je criai, les deux autres s’agenouillèrent puis
s’accrochèrent pour se tenir debout, scrutèrent l’horizon et virent la même chose
que moi.
— Droit dessus, Daniel, ordonna d’une voix tremblante le capitaine. Il doit
bien y avoir une petite baie, c’est notre seule chance.
Il parla encore une fois, lorsque nous fûmes dans l’axe de ce petit rivage sous
le vent qui ne comportait aucune baie.
— Droit sur l’île, Daniel. Si nous passons au large, nous sommes tellement
faibles que nous ne pourrons rebrousser chemin, avec tous les éléments ligués
contre nous.
Il avait raison. J’obéis. Il tira sa montre et regarda. Il était cinq heures. Il
tendit la main à Arnold Bentham, qui la saisit et la secoua faiblement ; ils me
regardèrent tous les deux. Leurs yeux reflétaient le même sentiment que le
serrement de mains. C’était un adieu, je le savais, car quelles chances pouvaient
bien rester à des créatures aussi faibles de sortir vivantes d’entre ces rochers
battus par les vagues et de parvenir là-bas, sur ces rochers plus élevés ?
À vingt pieds du rivage, la chaloupe échappa à mon contrôle. Elle fut
retournée, en un clin d’œil, et je sentis que l’eau salée m’entrait dans la gorge et
me suffoquait.
Je ne revis jamais mes deux compagnons. Moi, je pus surnager en
m’agrippant à un aviron, tandis qu’au même instant une lame me lançait au loin,
juste au bon moment et au bon endroit, par-dessus la ligne des récifs côtiers. Je
me relevai tout meurtri, mais sans blessures graves. Seule la tête me tournait, par
suite de mon extrême faiblesse. Je fus capable, pourtant, de me traîner sur le
ventre, un peu plus loin de la côte et à l’abri des brisants qui m’auraient
infailliblement rejeté à la mer.
Je me relevai, en un instant, sachant que j’étais sauvé et remerciant Dieu. Je
n’ignorais pas que la chaloupe avait certainement été brisée en mille morceaux,
et je devinais que les corps du capitaine Nicholl et du chirurgien avaient dû être
atrocement broyés. Puis je tombai à genoux, à deux doigts de m’évanouir. Mon
instinct cependant me fit m’éloigner de la mer avant de perdre complètement
conscience.
Je demeurai, toute la nuit, à demi mort, dans une sorte de stupeur de tout mon
être, sentant confusément l’humidité et le froid auxquels j’étais exposé. Le
matin, en me montrant le lieu sinistre où j’avais échoué, m’apporta un renouveau
d’effroi. Aucune plante, pas un brin d’herbe ne poussaient sur ce bout de sol
désolé, sur cette excroissance rocheuse de l’océan. Sur un quart de mille de
largeur et un demi-mille de long, ce n’étaient que rocs entassés. Je ne pouvais
rien découvrir qui fût en mesure de soulager mon épuisement. Je mourais de
soif, et il n’y avait pas d’eau douce. En vain je tentais de boire à chaque cavité
rocheuse que je rencontrais. Les embruns de la tempête avaient salé l’eau de
pluie qui avait pu s’y amasser.
Toute la journée, je me traînai sur les mains et sur mes genoux saignants,
dans la recherche infructueuse d’une goutte d’eau potable. Quant à la chaloupe,
rien n’en subsistait que l’unique aviron auquel je m’étais cramponné et qui était
venu à terre avec moi. J’avais aussi mes habits et mon couteau.
Cette nuit-là, plus mort que vif, je m’abritai du vent sous un rocher.
Une grosse tempête me mit dans un état lamentable. Je quittai mes vestes, et
les étendis pour les exposer à la pluie ; mais, lorsque je les tordis pour boire
l’eau qui les imbibait, je fus très déçu, parce que leur tissu avait été imprégné du
sel de la mer. Je m’allongeai sur le dos, et ouvris la bouche pour recueillir les
quelques gouttes de pluie qui y tombaient. C’était un supplice, mais cela me
permettait de garder mes muqueuses humides et d’échapper à la folie.
Le second jour, mon état empira. Moi qui n’avais pas mangé depuis si
longtemps, je me mis à enfler démesurément. Mes jambes, mes bras, tout mon
corps gonfla. Mes doigts s’enfonçaient d’un pouce dans ma peau, et les trous
qu’ils y formaient étaient longs à disparaître. Malgré toutes mes peines, je
continuais à lutter pourtant, décidé à accomplir jusqu’au bout la volonté de Dieu,
qui était que je vive. Soigneusement, je vidai avec mes mains toute l’eau salée
que contenaient les trous des rochers, dans l’espoir que les averses prochaines
les rempliraient d’eau douce.
J’étais si triste de mon sort, désespéré du souvenir de ceux que j’aimais à
Elkton que souvent je perdais connaissance pendant des heures, et ce fut ma
chance, car cela me soustrayait aux souffrances qui, autrement, m’eussent tué.
Effectivement, je fus réveillé au cours de la nuit par le battement d’une
averse. Je rampai de trou en trou, lapant la pluie, ou la léchant à même les
rochers. Cette eau était saumâtre encore, mais supportable. Elle me sauva. Je me
rendormis et, quand au matin je me réveillai, une sueur abondante me trempait et
j’étais délivré de tout délire.
Puis vint le soleil, pour la première fois depuis que j’étais arrivé sur l’île, et
j’étendis la plupart de mes vêtements pour les faire sécher. Je bus tout mon
content d’eau, et je calculai que, si j’arrivais à l’économiser, elle pourrait durer
dix jours. Je me sentais étonnamment riche, avec cette provision d’eau saumâtre.
Le marchand dont les navires reviennent à bon port après un long voyage sans
problème, qui voit ses magasins regorgeant de denrées précieuses et son coffre-
fort rempli d’or, ne s’estima jamais, j’en suis certain, aussi riche que moi lorsque
je découvris, jeté par-dessus les rochers, le cadavre d’un phoque qui gisait là
depuis quelques jours. Je ne manquai pas, tout d’abord, de remercier Dieu en
m’agenouillant pour cette manifestation de son immense mansuétude. Une chose
était claire à mes yeux : Dieu ne voulait pas que je meure. Il ne l’avait jamais
voulu.
Je connaissais l’état de faiblesse de mon estomac, et je mangeai avec
parcimonie, sachant parfaitement que ma voracité naturelle m’aurait fait mourir
si j’y avais succombé. Nul mets plus exquis n’avait jamais franchi mes lèvres, et
je dois bien avouer que je versai des torrents de larmes de joie en contemplant
cette carcasse putréfiée.
Mon cœur, une fois encore, se mit à battre fort, secoué par l’espérance. Je
conservai précieusement les restes de la carcasse, de même que je couvris
soigneusement de pierres plates les anfractuosités des rochers qui contenaient
mon eau, de peur que les rayons du soleil ne fissent évaporer le précieux liquide,
et pour le protéger d’autres rafales nocturnes de soudains embruns. Je recueillis
aussi quelques brassées d’algues marines, que je fis sécher au soleil et, le soir, je
les étendis sur le roc en guise de matelas, au grand soulagement de mon pauvre
corps meurtri. Pour la première fois depuis de longues semaines, mes vêtements
n’étaient plus mouillés, si bien que je m’endormis d’un profond sommeil,
conséquence de mon épuisement et du retour de la santé.
Lorsque, cette bonne nuit passée, je me réveillai, j’étais un autre homme. Le
soleil s’était de nouveau caché. Mais je ne m’en affectai pas et j’appris très vite
que Dieu, qui ne m’avait pas oublié pendant mon sommeil, m’avait préparé
d’autres bonheurs merveilleux. Aussi loin que pouvait porter la vue, les rochers
côtiers étaient jonchés de phoques, qui s’y étalaient paresseusement. J’en
écarquillai mes yeux, je me les frottai de la main, afin de m’assurer que je
n’avais pas la berlue. Ils étaient là des milliers, et d’autres encore, en aussi grand
nombre, folâtrant dans la mer. De leurs gorges sortaient des sons rauques, dont
l’ensemble formait un vacarme prodigieux et étourdissant. Ma première pensée
fut que c’était de la viande qui s’offrait à moi, assez de viande pour nourrir au
bas mot vingt compagnies de chasseurs de phoque.
Je saisis aussitôt mon aviron, qui était la seule arme que je possédais, et je
m’avançai, avec prudence, vers cette immense provende. Mais je compris
bientôt que tous ces êtres marins ignoraient l’homme. Ils ne trahissaient aucune
crainte à mon approche, et ce fut pour moi un jeu d’enfant de leur asséner sur la
tête des coups redoublés de mon aviron.
J’en tuai un, deux, trois, quatre, et je continuai à frapper et à tuer, en proie à
une véritable démence. Cet acharnement, au meurtre n’avait ni rime ni raison.
Deux heures durant, je m’épuisai à ce massacre. Enfin, je m’arrêtai, vaincu par
la fatigue. Les phoques me laissaient faire, comme hébétés. Puis soudain,
comme à un signal donné, tous les survivants regagnèrent l’eau et s’y
précipitèrent, pour y disparaître eu un clin d’œil.
Le nombre des phoques que j’avais assommés dépassait deux cents. Lorsque
je repris mes esprits, je fus scandalisé et effrayé, tout en même temps, de la folie
meurtrière qui m’avait possédé. J’avais stupidement gaspillé ce que Dieu
m’avait offert. Et pour utiliser du moins le fruit de mes exploits et faire
pénitence, je me mis au travail sans tarder après m’être rassasié de viande
fraîche.
Après m’être agenouillé, une fois de plus, et avoir renouvelé mes
remerciements à l’Être suprême dont la miséricorde ne se lassait pas, je
dépouillai les phoques, jusqu’au crépuscule et même après. Puis, de mon
couteau, je découpai leur viande en longues bandes, que je mis à sécher sur la
surface des rochers, au soleil heureusement reparu. Je découvris aussi, dans les
fissures des rocs, des petits dépôts de sel formés par la mer. Je recueillis ce sel et
eu frottai la viande, pour la conserver.
Cette besogne me demanda quatre jours entiers et, quand j’eus terminé, je
songeai, avec une légitime fierté, que Dieu devait être satisfait de moi. Pas une
bribe de viande qu’il m’avait donnée ne serait perdue. De plus, ce labeur me fit
le plus grand bien. Il ramena dans mon corps une bonne partie du poids que
j’avais perdu, je pouvais manger sans inconvénient, à ma faim. Jamais, durant
les huit années que je passai sur cet îlot, le temps ne fut aussi régulièrement clair
et ensoleillé que je le trouvai, après ce massacre, pour faire sécher mes morceaux
de viande. Et je ne manquai pas d’y voir une preuve renouvelée de la Providence
divine.
Plusieurs mois devaient en effet s’écouler, avant que ces animaux, effarés, ne
revinssent visiter mon île. Mais je me gardai bien de dormir sur mes lauriers. Je
me bâtis une hutte de pierres et, attenant à la hutte, un magasin pour recevoir ma
viande salée. Je recouvris mon habitation avec la plus grande partie, des peaux
de phoque et en rendis ainsi la toiture imperméable. Chaque fois que la pluie
battait mon toit, je songeais avec admiration que toutes ces peaux qui, si
humblement, servaient de protection à un pauvre homme, abandonné sur une île
déserte, auraient représenté au marché aux fourrures de Londres, la rançon d’un
roi.
Une de mes premières préoccupations fut de m’ingénier à trouver un moyen
quelconque qui me permît le calcul du temps. Sans quoi je risquais de perdre
bientôt la notion, non seulement des mois et des années, mais même des jours et
des semaines et, ce qui était le plus fâcheux de tous, de celui qui était consacré
au Seigneur.
Je m’efforçai donc de rappeler à mon esprit, avec le plus de précision
possible, le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le naufrage de la
chaloupe, où le capitaine Nicholl tenait, à sa façon, registre du temps. Quand je
m’y fus bien retrouvé, j’établis, à l’aide de sept pierres placées près de ma hutte,
mon calendrier hebdomadaire. Puis je fis sur mon aviron, dorénavant, une
encoche pour chaque semaine écoulée, et une autre pour les mois, en ayant bien
soin d’ajouter à mon décompte des quatre semaines les jours supplémentaires.
Par ce procédé, je fus en mesure d’observer et sanctifier dignement le jour du
sabbat. Je composai et gravai sur mon aviron un petit cantique approprié à ma
situation, que je ne manquais pas de chanter chaque dimanche. Dieu ne m’avait
pas oublié. Par un juste retour de bons procédés, je ne l’oubliai jamais, ni le
dimanche ni en nulle autre occasion.
On ne saurait imaginer quelle somme de travail est nécessaire à l’homme
demeuré seul, pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’existence. En
vérité, je n’eus guère de loisirs au cours de cette première année. La construction
de la hutte, qui n’était, au total qu’une sorte de caverne, me demanda six
semaines de labeur. Puis aussi, gratter et assouplir, au prix de peines infinies, un
certain nombre de peaux de phoque, afin de pouvoir, le cas échéant, m’en
fabriquer des vêtements.
La question de l’eau douce me donna également bien des tracas. Les trous des
rochers où je la conservais manquaient de profondeur ; les tempêtes la salaient,
et je devais attendre l’averse suivante. J’entrepris, en usant par frottement une
pierre plus tendre avec une pierre plus dure, de me confectionner une jarre
capable de contenir, à vue de nez, un gallon et demi. Ce fut l’œuvre ardue de
cinq semaines. Plus tard, je fabriquai, grâce au même procédé, une autre jarre,
plus grande, de quatre gallons. J’y trimai durant neuf semaines. J’en fis aussi, à
temps perdu, plusieurs plus petites. Une très grande, que j’avais entreprise, et qui
devait contenir huit gallons, se fêla après sept semaines de travail.
Au bout de quatre ans écoulés, et comme je m’étais fait à l’idée de passer le
reste de ma vie sur mon île, je réussis mon chef-d’œuvre. Il s’agissait d’une jarre
étroite et longue, très profonde, d’une capacité de trente gallons. J’y engloutis
huit mois de labeur et de patience. Mais, quand j’eus terminé sans anicroche ce
superbe récipient, qui était vraiment très élégant, j’en oubliai mon humilité
coutumière et fut pris d’un blâmable excès d’orgueil devant une vaisselle à mes
yeux plus élégante que pouvait l’être celle d’une reine.
Ce ne fut en revanche qu’un jeu pour moi de fabriquer un petit vase d’un
quart de gallon qui me servait à recueillir l’eau dans les trous de rochers et à la
transporter jusqu’à mes jarres, où je la gardai en réserve. J’ajouterai, afin de
renseigner exactement mon lecteur, que ce petit vase pesait dans les vingt-cinq à
trente livres. Et jugez par là de la fatigue que représentaient pour moi son
maniement et toutes les allées et venues nécessaires.
Ainsi, je rendais ma solitude aussi agréable que possible. Je m’étais construit
un abri confortable et sûr et, comme vivres, j’avais toujours sous la main six
mois de bonnes provisions, que j’avais mises en conserve en les salant et en les
faisant sécher. Pour toutes ces choses essentielles à la vie, j’étais éperdu de
reconnaissance, tant je me rendais compte qu’on ne pouvait qu’à peine espérer
les trouver sur une île déserte.
Bien que je n’eusse pas le privilège de bénéficier de la compagnie d’un seul
être humain, ni même d’un chien ou d’un chat, j’étais bien plus satisfait de mon
sort que d’autres eussent pu l’être ailleurs. Sur l’endroit désolé où le sort m’avait
placé, je m’estimais bien plus heureux que tous ceux qui, pour des crimes
ignominieux, étaient condamnés à passer leur vie entière seuls dans des cachots
où leur conscience ne cesserait de les torturer comme un cancer corrosif.
Bien que mes perspectives fussent grises, je conservais l’espoir que la
Providence, qui, alors que la faim menaçait de m’anéantir, alors que l’océan
menaçait de m’engloutir, m’avait jeté sur ces rochers dénudés, enverrait
finalement quelqu’un pour me sauver.
Tout sevré que j’étais du commerce de mes semblables et des commodités
coutumières de la vie, je devais bien admettre, à la réflexion, que ma situation
comportait de notables avantages. Mon île était petite, mais j’en étais le maître
incontesté. Il était bien peu probable que personne, sauf les bêtes de l’océan, vînt
jamais m’en contester la tranquille jouissance. D’autre part l’île était
inaccessible, mon repos n’était troublé, la nuit, par aucune crainte, et je n’avais
pas à redouter une invasion de cannibales ou de bêtes féroces. Je ne cessais de
remercier Dieu à genoux pour ces diverses et nombreuses bénédictions.
Mais l’homme est une créature étrange, que tourmente sans cesse quelque
désir nouveau. Moi qui si longtemps n’avais demandé à la bonté de Dieu qu’un
peu de viande putréfiée pour me rassasier et, pour me désaltérer, une goutte
d’eau saumâtre, je ne fus pas plutôt en possession d’une réserve d’excellente
viande salée et d’une provision assurée d’eau douce que je commençai à
ronchonner. Je voulais du feu, et sentir dans ma bouche la saveur de la viande
cuite.
Je me surprenais continuellement à souhaiter certaines de ces délicieuses
friandises dont je me régalais chaque jour à Elkton avec ma famille, comme je
m’efforçais d’y échapper, mes rêveries effaçaient ma volonté et je voyais flotter
dans mes rêves éveillés une foule de bonnes choses que je mangeais, et de mets
délicieux auxquels je me promettais de faire honneur si un jour on me tirait de
mon île.
C’était alors, j’en suis persuadé, le vieil Adam qui reparaissait en moi, ce père
lointain qui se révolta, le premier, contre les commandements du Seigneur. Une
perpétuelle rébellion est dans l’homme. Elle harcèle, d’inutiles désirs et d’efforts
vains son esprit inquiet, son cœur opiniâtre et mauvais. Croiriez-vous que par
moments j’en étais à me désespérer de n’avoir plus mon tabac ? Cette pensée
revenait me torturer jusque dans mon sommeil, et je voyais toute la nuit danser
devant mes yeux clos des barriques de tabac, des magasins de tabac, des
cargaisons de tabac, des plantations entières de tabac dont j’étais propriétaire !
Mais je refoulai rapidement ces mauvaises pensées et ne tardai pas à
reprendre la maîtrise de moi. D’un cœur humble, j’offrais à Dieu toutes les
souffrances de ma chair, tous ses désirs inassouvis.
Comme je ne pouvais grandir mon âme, je décidai d’améliorer l’île déserte
sur laquelle je vivais. Je travaillai quatre mois à la construction d’un mur de
pierre de trente pieds de long, ailes comprises, sur douze de haut. C’était pour
protéger ma hutte à la saison des grands vents, quand l’île ne pesait pas plus
qu’un pétrel dans la gueule de l’ouragan. Je ne pensai pas, quand j’eus terminé,
avoir travaillé en vain. Je pus par la suite demeurer confortablement étendu
derrière cet abri, tandis que le vent, à cent pieds au-dessus de ma tête passait en
rafales, entraînant dans son sillage de violents paquets de mer.
Au cours de la troisième année, j’entamai la construction d’une tour ou, si
vous préférez, d’une pyramide à quatre faces, qui allait en s’élargissant vers la
base, en s’effilant vers le sommet. Avant la fin de la cinquième année, elle était
achevée. Ce fut un rude travail que d’empiler à moi tout seul tous ces blocs, sans
l’aide d’aucune corde ou madrier. La forme inclinée de mon édifice me permit
seule de surmonter cette difficulté. J’atteignis quarante pieds à la pointe extrême
de ma pyramide, et, si on considère que l’île, à son point culminant, comptait la
même hauteur au-dessus des flots, ou reconnaîtra comme moi que je me trouvais
ainsi en avoir doublé l’altitude.
Il pourrait venir à l’idée de quelque mécréant qu’en agissant ainsi, je
changeais les plans de Dieu créant le monde. Je ne le pense pas, car je faisais
moi-même partie des plans divins, tout comme cet amoncellement de rochers
entassés dans la solitude de l’océan. Mes bras, avec lesquels j’avais travaillé,
mon dos qui avait porté les pierres et mes mains qui les avaient assemblées et
ajustées – ne faisaient-ils pas, eux aussi, partie des plans de Dieu ? Je réfléchis
beaucoup sur ce sujet, et conclus que j’avais raison.
La sixième année, je surélevai ma pyramide. Au bout de huit mois de travail,
elle était à cinquante pieds au-dessus de l’île. Évidemment, ce n’était pas encore
la tour de Babel. Mais elle répondait aux deux buts que je m’étais assignés. En
premier lieu, me fournir un poste d’observation, me permettant de scruter bien
loin l’océan, afin d’y découvrir un navire qui passerait au large. Ensuite,
augmenter, pour ce même bateau, la possibilité de remarquer mon île,
qu’apercevrait peut-être le regard errant de quelque matelot. J’avais continué, eu
outre, à entretenir par ce travail ma bonne santé, physique et morale, et à déjouer
les pièges de Satan. Pendant mon sommeil seulement, il persistait à me
tourmenter par de vaines visions de nourritures succulentes et de cette herbe
pernicieuse appelée tabac.
Le 18 juin de la sixième année, je perçus au loin un navire. Mais la distance à
laquelle il voguait sous le vent était trop grande pour qu’il pût me discerner.
Loin d’en éprouver du désappointement, je ressentis un certain réconfort à cette
apparition fugitive. Je ne pouvais plus douter, comme il m’était arrivé de le faire,
que les navires des hommes visitent parfois ces parages.
À l’aide de débris de rochers, je construisis entre autres, à l’endroit où les
phoques sortaient de la mer pour venir sur l’île, deux murs très larges se
terminant en cul-de-sac, et là je pouvais tuer plus commodément les phoques. Je
les faisais entrer en les privant de toute possibilité d’exciter leurs compagnons
restés à l’extérieur, et il leur était impossible, s’ils n’étaient que blessés ou s’ils
étaient effrayés, de s’échapper et de donner l’alarme aux autres. Je consacrai sept
mois seulement à achever cette construction.
À mesure que le temps passait, je m’estimais de plus en plus satisfait de mon
sort, et le démon vint de moins en moins tourmenter le vieil Adam qui
sommeillait en moi par des visions désordonnées de tabac et de mets savoureux.
Je continuai à manger ma viande de phoque, pensant qu’à la réflexion elle n’était
pas plus mauvaise qu’une autre, à boire l’eau de pluie, l’eau douce, dont j’avais
toujours une très grande provision, et à rendre grâce au Seigneur. Je suis certain
que le Seigneur m’a entendu, car je n’ai jamais été malade pendant tout mon
séjour sur cette île, sinon deux fois, je dois avouer que ces deux fois-là ont été le
fait de ma gloutonnerie, comme je vais le raconter par la suite.
Durant la cinquième année, avant que je me fusse aperçu que les bateaux
venaient de temps à autre visiter ces mers, je commençais à graver sur mon
aviron le récit des événements les plus remarquables qui m’étaient advenus,
depuis mon départ des paisibles rivages de l’Amérique. Afin de ménager la place
dont je disposais sur le bois tout en rendant mon écriture intelligible et
permanente, je m’appliquai à graver les lettres en leur donnant une taille
minuscule. Cinq ou six lettres représentaient parfois la tâche d’une journée
entière. Ce travail exigeait une application très pénible. Et de peur que mon triste
destin ne me permît jamais de nouveau de retourner auprès de mes amis et de ma
famille à Elkton, je gravai sur la partie la plus large de l’aviron le récit de mon
triste destin, comme je l’ai déjà dit au début de ce récit.
Cet aviron, qui m’avait déjà rendu d’immenses services dans ma situation
désespérée, et qui maintenant était le support du récit de mes propres aventures
et celles de mes camarades, me devint encore plus précieux qu’auparavant.
Comme je ne voulais plus l’utiliser à assommer les phoques, je me fabriquai
pour le remplacer une massue de pierre de trois pieds de long et d’un diamètre
respectable, qui me rendit les meilleurs services. Afin de préserver mon aviron
des intempéries, je lui confectionnai une gaine en peau de phoque. Je ne l’en
sortais que pour le hisser, par beau temps, au sommet de ma pyramide, après
l’avoir muni d’un pavillon qui n’était autre que l’une de mes précieuses
chemises.
Au cours de la sixième année de mon isolement, en mars, j’eus à souffrir
d’une tempête particulièrement effroyable. Elle se déchaîna vers neuf heures du
soir, annoncée par d’énormes nuages noirs et par un vent frais du sud-ouest qui,
vers les onze heures, devint furieux, accompagné de coups de tonnerre
incessants et d’éclairs d’une incroyable longueur.
Je ne fus pas sans craindre pour ma sûreté. Les flots déchaînés couvrirent
entièrement l’île, sauf le sommet de la pyramide.
Les coups redoublés du vent et des embruns faillirent me faire perdre la vie.
Je ne pouvais pas ne pas me rendre compte que mon existence n’avait été
épargnée que grâce à la peine que j’avais prise à construire cette pyramide et à
doubler ainsi la hauteur de l’île.
J’eus cependant, le matin qui suivit, de bonnes raisons de rendre grâce au ciel.
Toute l’eau de pluie que j’avais pu conserver était devenue saumâtre, sauf celle
qui se trouvait dans ma grande jarre, qui avait été abritée par la pyramide. Je
savais qu’en étant assez économe, je pourrais tenir en eau jusqu’à la prochaine
pluie, même si elle ne venait pas tout de suite. Ma hutte avait été entièrement
submergée par la mer et, de toutes mes importantes provisions de viande de
phoque, il ne restait plus qu’un petit tas flasque et pitoyable. Je fus néanmoins
agréablement surpris de trouver les rochers couverts d’une multitude de
poissons, plus proches de l’espèce des mulets que n’importe quels autres
poissons que j’avais déjà vus. Je ne ramassai pas moins de douze cent dix-neuf
poissons, que je me hâtai d’ouvrir, de saler et de mettre à sécher au soleil,
comme on le fait de la morue. Cet heureux changement de menu ne fut pas sans
conséquence : je me rendis coupable d’une certaine gloutonnerie, et à cause de
cela, toute la nuit qui suivit, je fus malade à en mourir.
Au début de ma septième année de séjour sur l’île, à nouveau au mois de
mars, une seconde tempête, tout aussi formidable, se déchaîna. Lorsqu’elle se fut
apaisée, ce fut, cette fois, le cadavre frais d’une gigantesque baleine que je
découvris sur les rochers, où les vagues l’avaient projetée. Et vous comprendrez
ma joie quand je vous dirai que je trouvai profondément encastré dans les
entrailles du monstre, un harpon, encore muni d’une corde dont la longueur était
de plusieurs brasses.
Mes espoirs de trouver l’occasion de quitter cette île désolée furent ravivés
par cette découverte. Sans aucun doute, ces mers étaient fréquentées par des
baleiniers et, tant que je pourrais conserver un cœur vigoureux, tôt ou tard je
serais sauvé. Pendant sept ans, je ne m’étais nourri que de viande de phoque, de
sorte qu’à la vue d’une si grande quantité de nourriture si nouvelle et succulente
je retombai dans le péché de gourmandise et je dévorai tant de viande de baleine
qu’une fois de plus je manquai en mourir. Là encore, cependant, cette fois-ci
comme dans l’histoire des petits poissons, cette indisposition était due au fait
que je changeais de diète après m’être exclusivement nourri de phoque.
La chair du gros cétacé me fournit pour une année de vivres et alterna
désormais à mes repas avec celle des mulets et des phoques. De sa graisse
j’exprimai, dans une de mes jarres, une huile exquise et parfumée, où je trempais
en les mangeant mes tranches de viande ou de poisson. J’aurais même pu me
fabriquer une mèche avec la guenille qui me servait de chemise et, après l’avoir
trempée dans l’huile, l’allumer en faisant jaillir le feu du heurt d’un silex contre
l’acier du harpon. Mais j’estimai que cette lampe aurait constitué pour moi un
luxe superflu, et j’abandonnai aussitôt cette idée. Je n’avais aucun besoin de
lumière quand les ténèbres de Dieu descendaient m’envelopper et je m’étais
habitué à dormir, hiver comme été, du coucher du soleil à son lever.
Moi, Darrell Standing, qui écris ces lignes dans la prison de Folsom, je me
permets de placer ici une réflexion personnelle. Après avoir vécu, dans une
existence antérieure, la rude vie que je viens de raconter et toute cette torture de
mon corps, toutes ces privations de mon estomac, comment, oui, aurais-je pu
m’émouvoir des tourments que m’infligeait Atherton, le directeur, pour briser
mon esprit dans la solitude du cachot ? Ma vie actuelle est une patiente
construction échafaudée à travers les siècles par mes vies passées – et quelles
vies ! Que pouvaient bien représenter pour moi, directeur imbécile, dix jours et
dix nuits de camisole ? Pour moi qui, lorsque j’étais Daniel Foss, avais
stoïquement croupi huit années durant sur un îlot rocheux, perdu dans les
lointaines mers du Sud ?
La huitième année se terminait. On était en septembre, et j’avais élaboré le
plan audacieux de surélever ma pyramide à soixante pieds au-dessus du sol.
Mais, comme je me réveillais un matin, j’aperçus un navire qui tirait des
bordées, en semblant longer le rivage. Il était presque à portée de ma voix. Afin
d’être vu, je grimpai sur ma pyramide et agitai en l’air mon aviron et son
oriflamme. Puis je courus sur les rochers côtiers, en criant et dansant ; bref,
j’employai tous les moyens pour prouver aux nouveaux arrivants que j’étais bien
en vie. Je fus aperçu, et je distinguai le capitaine et son second qui, debout sur le
gaillard d’arrière, m’examinaient avec leurs longues-vues.
En réponse à mes signaux, ils envoyèrent une chaloupe équipée d’une demi-
douzaine d’hommes vers la pointe ouest de l’île, vers laquelle je me dirigeai en
hâte. Comme je devais l’apprendre par la suite, c’était ma pyramide qui avait, de
loin, attiré tout d’abord leur attention et excité leur curiosité. Ils s’étaient avancés
afin de se rendre compte de ce que pouvait être, sur cette île, cet étrange
monument qui s’y dressait.
Les brisants rendaient tout accostage impossible et après plusieurs tentatives
infructueuses, l’équipage me fit signe qu’il devait s’en retourner au navire. Jugez
de mon désespoir ! Je me saisis de mon aviron (que j’avais décidé, depuis
longtemps, d’offrir au musée de Philadelphie, si je m’échappais jamais) et, en sa
compagnie, je piquai une tête dans les vagues écumantes. Ma bonne étoile, mon
énergie et mon habileté, ainsi que la protection de Dieu, firent que je réussis à
gagner l’embarcation.
Je ne peux me retenir de raconter ici un curieux incident. Le bateau avait été,
durant ce temps, emporté si loin à la dérive, que nous ne pûmes le rallier et
monter à bord qu’après avoir ramé pendant une bonne heure. J’en profitai pour
me livrer à un de mes anciens et plus chers penchants : je mendiai sur-le-champ
au second un morceau de tabac à chiquer, de ce tabac dont j’avais été sevré
pendant huit ans. Il fit mieux et me tendit sa pipe, préalablement bourrée, à mon
intention, d’excellent tabac de Virginie. Mais, au bout de dix minutes, la tête me
tourna et je fus bientôt très malade. Rien de surprenant à cela. Mon organisme
s’était entièrement déshabitué du fatal poison, qui opérait en moi comme il fait
chez tout jeune homme qui en est à sa première cigarette.
De ce jour, je renonçai à tout jamais au tabac, bien guéri et remerciant Dieu
de ce dernier bienfait qu’il m’avait accordé.
Moi, Darrell Standing, je dois à présent compléter le récit surprenant de cette
existence, revécue par moi lorsque j’étais inconscient dans la camisole de force
de la prison de San Quentin. Je me suis souvent demandé en me réveillant dans
ma cellule si Daniel Foss avait été fidèle à sa résolution de déposer son aviron au
musée de Philadelphie.
Il est difficile à un prisonnier, surveillé comme je l’étais, de communiquer
avec le monde extérieur. Pourtant, je confiai un jour à un gardien une lettre que
j’avais écrite, à ce sujet, au conservateur du musée de Philadelphie. La lettre ne
parvint pas à destination en dépit des promesses que j’avais reçues. Celle d’un
condamné à une peine plus courte connut le même sort.
Mais un temps arriva où, par un étrange retour du sort, Ed Morrell, sa peine
de cellule terminée, fut, à la suite de sa conduite exemplaire, nommé homme de
confiance dans la prison. Je lui remis une autre lettre, qui fut plus heureuse.
Voici la réponse, émanant du conservateur du musée de Philadelphie, que je
reçus et qu’Ed Morrell me délivra en contrebande :
« Il est exact qu’il se trouve à notre musée un aviron tel que vous le décrivez.
Peu de personnes le connaissent, car il n’est pas exposé dans les salles publiques.
Moi-même qui suis en fonction depuis dix-huit ans, j’ignorais son existence.
« Après avoir consulté nos anciens registres, j’ai trouvé mention dudit aviron,
qui nous avait été offert par un certain Daniel Foss, originaire d’Elkton, État de
Maryland, en l’an 1821. Ce ne fut qu’après de longues recherches que je réussis
à retrouver cet objet, dans un cabinet de débarras abandonné, situé sous les
combles du musée. Les entailles et les inscriptions sont gravées sur le bois,
exactement telles que vous me les décrivez.
« J’ai retrouvé également, dans nos archives, une brochure qui avait été écrite
par lui et publiée à Boston, par la librairie N. Coverly fils, en 1834. Cette
brochure raconte huit années de la vie d’un homme jeté sur une île déserte. Il
paraît évident que ce matelot, devenu vieux et pressé par le besoin, l’offrait à
acheter, dans la rue, aux personnes charitables.
« Il m’intéresserait de savoir comment vous avez eu connaissance de cet
aviron, dont tout le monde ignorait l’existence. Ai-je raison de supposer que la
petite brochure publiée par ce Daniel Foss vous est un jour, par hasard, tombée
entre les mains et que vous l’avez lue ? Je serais heureux d’être à ce sujet
renseigné par vous et je prends les dispositions nécessaires pour que l’aviron et
la brochure soient de nouveau exposés.
« HOSEA SALSBURTY »
XX
Pascal dit quelque part que, face à la marche de l’évolution humaine, l’esprit
philosophique devrait considérer l’humanité comme un seul homme, et non
comme un assemblage d’individus.
Je suis à Folsom au quartier des condamnés à mort avec dans les oreilles le
bourdonnement endormant des mouches, et je réfléchis à cette pensée de Pascal.
Elle est exacte. De même que l’embryon humain, dans ses brefs dix mois
lunaires, avec une rapidité déroutante, dans une myriade de formes et
d’apparences mille et mille fois multipliées, reproduit dans son entier l’histoire
de la vie organique depuis le végétal jusqu’à l’homme ; de même que le petit
d’homme, dans les courtes années de son enfance, répète l’histoire de l’homme
primitif, avec ses actes de cruauté et de sauvagerie, depuis la tendance à faire
souffrir de gaieté de cœur des créatures plus faibles jusqu’à la conscience tribale
exprimée par le désir de faire partie de bandes ; de même, moi, Darrell Standing,
ai répété et revécu tout ce que l’homme primitif a été, a fait, est devenu, jusqu’à
être vous et moi, l’un de nos semblables dans une civilisation du XXe siècle.
C’est vrai, chaque être humain actuellement en vie sur la planète porte en soi
l’incorruptible histoire de la vie depuis le commencement de la vie. Cette
histoire est inscrite dans nos tissus et dans nos os, dans nos fonctions et nos
organes, dans les cellules de notre cerveau, dans nos humeurs, dans toutes sortes
de besoins et de pulsions ataviques d’ordre physique et psychique. Il fut un
temps, cher lecteur, où toi et moi, nous étions poissons, et nous avons rampé
hors de la mer pour nous lancer dans la grande aventure de la terre ferme, au
plus fort de laquelle nous nous trouvons actuellement. Les marques laissées par
la mer sont encore sur nous, de même qu’y persistent les traces du serpent,
datant d’avant que le serpent ne devienne serpent et que nous ne devenions nous,
lorsque le serpent primitif et notre être primitif ne faisaient qu’un. Jadis nous
avons volé dans les airs, jadis nous avons habité les arbres, et nous avons eu peur
dans le noir. Les vestiges subsistent, gravés en toi et en moi, gravés dans nos
cellules reproductrices pour subsister après nous jusqu’à la fin des temps
impartis à notre espèce sur la terre.
Ce que Pascal a aperçu dans une vision prophétique, je l’ai vécu. J’ai
contemplé moi-même cet homme prévu par l’œil de philosophe de Pascal. Oh !
J’ai à raconter un conte tellement vrai, tellement magnifique, tellement réel à
mes yeux… Mais je ne suis pas sûr d’avoir assez d’esprit pour le raconter, ni que
tu aies, toi, ami lecteur, assez d’esprit pour comprendre. Je dis que j’ai vu moi-
même l’homme auquel Pascal fait allusion. Je suis resté longtemps dans les
transes de la camisole et j’ai vu moi-même mille hommes vivant les mille
existences qui sont elles-mêmes l’histoire de l’homme remontant les siècles.
Ah ! quels souvenirs royaux sont les miens quand je voltige à travers les âges
du lointain passé. Dans les transes de la camisole , j’ai vécu les nombreuses
existences engagées dans les odyssées de mille ans qu’ont connues les hommes
au début des temps. Les cieux, avant que je fisse partie des Ases aux cheveux
blonds, qui demeuraient à Asgard, et avant que je fisse partie des Vanirs aux
cheveux rouges, qui habitaient à Vanaheim, longtemps avant ces époques j’ai
des souvenirs (des souvenirs vivants) de nos déplacements antérieurs, lorsque,
comme le duvet du chardon dans la brise, nous étions entraînés vers le sud,
poussés par l’extension de la calotte glaciaire.
Je suis mort de froid et de faim, au combat et dans les inondations. J’ai cueilli
des baies sur l’épine dorsale éventée du monde, j’ai arraché, pour les manger,
des racines au sol gras des marécages et aux prairies. J’ai gratté l’image du renne
et l’image du mammouth aux longs poils sur les défenses d’ivoire rapportées de
la chasse et sur les parois rocheuses des cavernes qui me servaient d’abri
pendant que les tempêtes hivernales mugissaient au-dehors. J’ai brisé des os à
moelle sur l’emplacement de cités royales qui avaient disparu des siècles avant
mon époque ou qui devaient être construites des siècles après ma mort. Et j’ai
laissé les os de mes carcasses éphémères dans le fond des étangs, dans les
moraines des glaciers, dans les lacs d’asphalte.
J’ai traversé des ères aujourd’hui connues des savants, comme le
paléolithique, le néolithique, l’âge de bronze. Je me rappelle l’époque où, avec
nos loups domestiqués, nous menions paître nos rennes sur les rivages
septentrionaux de la Méditerranée, là où s’étendent maintenant la France, l’Italie
et l’Espagne. Cela se passait avant que la couche de glace se fût mise à fondre en
remontant vers le pôle. Nombreuses sont les successions d’équinoxes au travers
desquelles j’ai vécu, et je suis mort, cher lecteur… seulement de cela je me
souviens, et pas toi.
J’ai été un Fils du Chariot, un Fils des Poissons, un Fils de l’Arbre. Toutes les
religions, depuis les débuts du temps des religions humaines subsistent en moi.
Et quand le prêtre, dans la chapelle, ici à Folsom le dimanche, prie Dieu à sa
bonne manière moderne à lui, je sais qu’en lui, le prêtre, subsistent les cultes du
Chariot, des Poissons, de l’Arbre… que dis-je, tous les cultes, y compris ceux
d’Astarté et de la Nuit.
J’ai été un maître aryen dans la vieille Égypte quand mes soldats
griffonnaient des obscénités sur les tombeaux sculptés de rois morts, disparus et
oubliés depuis longtemps. Et moi, le maître aryen dans la vieille Égypte, je me
suis construit mes deux tombeaux – l’un, le faux, une imposante pyramide dont
l’existence peut être attestée par toute une génération d’esclaves ; l’autre
humble, minable, secret, taillé dans le roc d’une vallée déserte par des esclaves
qui sont morts immédiatement après avoir achevé leur travail… Et, sans savoir
pourquoi, ici à Folsom, alors que la démocratie fait régner ses enchantements sur
le monde du XXe siècle, je suis en train de me demander si au sein du caveau
creusé dans le roc de cette vallée secrète et déserte persistent les os qui furent les
miens et qui ont donné à mon corps vivant sa charpente lorsque j’étais un maître
aryen qui commandait, plein de morgue.
Et pendant la grande migration, vers le sud et vers l’est, sous le soleil brûlant,
au cours de laquelle périrent tous les descendants des maisons d’Asgard et de
Vanaheim qui y prirent part, j’ai été roi à Ceylan, constructeur de monuments
aryens sous le règne des rois aryens dans la vieille Java et la vieille Sumatra. Et
je suis mort cent fois, mort de cent morts pendant le grand exode des mers du
Sud, avant même que la réapparition des hommes amenât la construction de
monuments comme seuls les Aryens en construisent, sur des îles volcaniques des
tropiques que moi, Darrell Standing, je ne puis nommer, étant trop versé dans la
géographie de maintenant des mers lointaines.
Si seulement j’étais capable de peindre par le faible truchement des mots ce
que je vois, ce que je sais et possède, incorporé à ma conscience, du gigantesque
brassage des races aux époques antérieures au début de notre histoire écrite
actuelle ! Oui, même alors, nous avions notre histoire. Nos hommes âgés, nos
prêtres, nos sages ont raconté notre histoire sous forme de récits et ont écrit ces
récits dans les étoiles de sorte qu’après nous notre descendance ne l’oublie pas.
Du ciel venaient la pluie qui dispense la vie et les rayons du soleil. Et nous
étudiions le ciel, apprenions dans les étoiles à calculer le temps et l’apparition
des saisons ; et nous baptisions les étoiles du nom de nos héros, d’après notre
nourriture et les moyens pour nous la procurer ; d’après nos vagabondages aussi,
nos déplacements et nos aventures ; d’après nos fonctions enfin, nos fureurs
impulsives et nos désirs.
Hélas ! Nous pensions à des cieux sans changement, sur lesquels nous avons
écrit toutes nos humbles aspirations, toutes les choses humbles que nous avons
faites ou rêvé de faire. Quand j’étais un Fils du Taureau, je me rappelle avoir
passé une existence entière à regarder les étoiles. Et, plus tard, et plus tôt, il y eut
d’autres vies pendant lesquelles j’ai chanté avec les prêtres et les bardes les
chants tabous des étoiles dans lesquelles, croyions-nous, était écrite notre
impérissable histoire. Et ici, à la fin de tout cela, je me plonge dans les livres
d’astronomie de la bibliothèque de la prison, ceux qu’on permet aux condamnés
de lire, et ils peuvent apprendre que même les cieux sont des courants passagers
troublés par le déplacement des étoiles comme la terre est troublée par les
déplacements des hommes.
Muni de ces connaissances modernes, j’ai été, en revenant de mes vies
antérieures à travers la mort en raccourci, capable de comparer les cieux d’alors
et ceux d’aujourd’hui. Et les étoiles changent. J’ai vu des étoiles polaires et des
étoiles polaires, des dynasties d’étoiles polaires. L’étoile polaire aujourd’hui est
dans la Petite Ourse. Cependant, dans ces jours lointains, j’ai vu l’étoile polaire
dans le Dragon, dans Héraclès, Véga, dans le Cygne et dans Céphée. Non ; les
étoiles elles-mêmes ne subsistent pas, et cependant leur connaissance survit en
moi, dans l’esprit qui en moi est mémoire et est éternel. Seul l’esprit survit. Tout
le reste, qui n’est que matière, passe, et doit passer.
Oh ! je vois bien en moi-même aujourd’hui cet homme qui fit son apparition
dans le monde de jadis, blond, féroce, tueur et amant, mangeur de viande et
arracheur de racines, bohémien et voleur, qui, la massue à la main, à travers des
millénaires, a parcouru le monde à la recherche de viande à dévorer et de nids
pour abriter sa progéniture et ses nourrissons.
Je suis cet homme, le résumé, la totalité de ce qu’il est, le bipède glabre qui a
lutté pour sortir du limon, qui a inventé l’amour et la loi en partant de l’anarchie
de vie luxuriante qui hurlait et braillait dans la jungle. Je suis tout ce qu’était cet
homme et ce qu’il est devenu. Je me vois, à travers les épreuves des générations,
prenant et tuant le gibier et le poisson, défrichant la forêt pour en faire les
premiers champs, fabriquant des outils rudimentaires de pierre et d’os,
construisant des maisons de bois, couvrant les toits de feuilles et de chaume,
rendant cultivables les herbes sauvages et les racines des prairies, les préparant à
engendrer le riz, le millet, le froment, l’orge et toutes sortes de succulentes
plantes comestibles, apprenant à gratter le sol, à semer, à moissonner, à
engranger, à extraire les fibres des plantes pour en faire du fil, le lisser,
combinant des systèmes d’irrigation, travaillant les métaux, créant des marchés
et des routes commerciales, construisant des bateaux, créant la navigation – que
dis-je, organisant la vie du village, unissant les villages entre eux jusqu’à les
rassembler en tribus, unissant les tribus pour en faire des nations, cherchant
toujours les raisons des choses, édictant toujours les lois des humains pour que
les humains pussent vivre en commun sur un pied d’amitié et par leurs efforts
conjugués abattre et détruire toutes ces choses rampantes et criardes qui
autrement auraient risqué de les détruire eux-mêmes.
J’étais l’homme de toutes ces naissances et ces entreprises. Je suis cet homme
aujourd’hui, j’attends la mort qui m’est promise par la loi que j’ai aidé à créer il
y a mille ans, et qui m’a déjà fait mourir bien des fois, bien des fois… Et tandis
que je revois cette vaste histoire qui est la mienne, je découvre plusieurs
influences splendides et, par-dessus tout, l’amour de la femme, l’amour de
l’homme pour une femme de son espèce. Je me vois, le seul homme, l’amant,
toujours l’amant. Oui, j’étais aussi le grand combattant, mais il me semble en
quelque sorte, à moi qui suis assis là, que cela compense tout, le fait que j’aie
été, plus que n’importe quoi d’autre, le grand amant. C’est parce que j’ai
beaucoup aimé que j’ai été le grand combattant.
Je me dis quelquefois que l’histoire de l’homme, c’est l’histoire de l’amour de
la femme. Ces souvenirs de tout mon passé que j’écris à présent, ce sont les
souvenirs de mon amour de la femme. Toujours, dans ces dix mille existences et
apparences, je l’ai aimée. Je l’aime à présent. Mon sommeil est plein d’elle, mes
rêves éveillés, quel que soit leur point de départ, me conduisent toujours à elle. Il
n’y a pas moyen d’échapper à cette éternelle, splendide, toujours rayonnante
image de la femme.
Oh ! ne vous y trompez pas. Je ne suis pas un blanc-bec ardent. Je suis un
homme entre deux âges, brisé dans sa santé et son corps, près de la mort. Je suis
un savant et un philosophe. Comme toutes les générations de philosophes qui
m’ont précédé, je connais la femme pour ce qu’elle est – ses faiblesses, ses
petitesses, ses impudeurs, ses bassesses, ses pieds attachés au sol, ses yeux qui
n’ont jamais vu les étoiles –, mais – et le fait éternel, irréfragable, subsiste – ses
pieds sont beaux, ses yeux sont beaux, ses bras et ses seins représentent le
paradis, son charme est plus puissant que tout autre charme qui ait jamais ébloui
l’homme ; et de même que de gré ou de force le pôle attire l’aiguille aimantée,
de même, de gré ou de force, elle attire l’homme.
La femme m’a fait me rire de la mort et de la distance, mépriser la fatigue et
le sommeil. J’ai tué des hommes, beaucoup d’hommes, pour l’amour d’une
femme, j’ai béni nos noces dans le sang chaud, j’ai lavé dans le sang chaud la
souillure résultant de ses infidélités. Je suis tombé jusqu’à la mort et au
déshonneur, j’ai eu sur moi la honte d’avoir trahi mes camarades et les étoiles
pour une femme – pour moi, plutôt, je la désirais tant. Et je suis resté couché
dans les orges, malade de désir pour elle, simplement pour la voir passer et
rassasier mes yeux du spectacle de cette merveille ondulante, elle et ses cheveux,
noir de nuit, bruns ou blonds, ou tout poudrés d’or par le soleil.
Car la femme est belle… pour l’homme. Elle est douce sous sa langue,
parfumée pour ses narines. Elle est le feu dans son sang, et un tonnerre de
trompettes pour ses oreilles, sa voix surpasse toutes les musiques et elle est
capable de secouer son âme, qui autrement reste impassible en présence des
titans de la Lumière et des Ténèbres. Et au-delà des étoiles qu’il contemple, des
cieux qu’il imagine, Walkyrie ou houri, l’homme lui a volontiers fait une place,
car il ne peut imaginer le ciel sans elle. Et l’épée dans la bataille, quand elle
chante, ne chante pas un chant aussi doux pour l’homme que son simple rire au
clair de lune, que son soupir amoureux dans le noir ou quand elle va son chemin
en se balançant sous le soleil tandis qu’il est étendu dans l’herbe, ivre de désir.
Je suis mort d’amour, je suis mort pour l’amour, comme vous verrez. Dans un
petit moment, ils viendront me chercher, moi, Darrell Standing, et ils me feront
mourir. Et cette mort sera pour l’amour. Oh ! Tuer le Pr Haskell dans le
laboratoire de l’université de Californie ne m’a pas laissé de glace. C’était un
homme. J’étais un homme. Et il y avait une femme, très belle. Comprenez-
vous ? Elle était une femme et j’étais un homme, un amant, et j’avais toute
l’hérédité de l’amour, depuis la jungle sombre et criarde, avant que l’amour fût
l’amour et que l’homme fût l’homme.
Oh ! remarquez, il n’y a là rien de nouveau. Souvent, souvent, au cours de ce
long passé, il m’est arrivé de renoncer, pour l’amour, à la vie et à l’honneur, à
une situation et à la puissance. L’homme diffère de la femme. Elle est proche de
l’immédiat, du contingent, et n’éprouve que le besoin des choses du moment.
Nous connaissons un honneur qui se situe au-dessus de son honneur, et une fierté
qui excède l’idée qu’elle se fait de la fierté la plus chatouilleuse. Nos yeux
voient loin pour observer les étoiles, tandis que les yeux de la femme ne voient
pas plus loin que la terre ferme sur laquelle reposent ses pieds, la poitrine de
l’amant contre sa poitrine, le petit enfant robuste dans le creux de son bras. Et
pourtant notre alchimie élaborée au long des siècles est telle que la femme
exerce une action magique sur nos rêves et dans nos veines, que la femme est
pour nous plus que le rêve, les visions lointaines et le sang de la vie, la femme
qui, comme le disent à juste titre les amants, est plus que tout au monde.
Cependant cela est juste, sinon l’homme ne serait pas l’homme, le combattant et
le conquérant, qui fraie son chemin sanglant à la face de toute vie différente et
inférieure – car, si l’homme n’avait pas été l’amant, l’amant royal, il n’aurait
jamais pu devenir le combattant royal. Nous nous battons mieux, nous mourons
mieux et nous vivons mieux pour ce que nous aimons.
Je suis cet homme. Je vois en moi-même les nombreux individus qui ont
contribué à me constituer. Et je vois toujours la femme, les nombreuses femmes
qui m’ont fait et détruit, qui m’ont aimé et que j’ai aimées.
Je me rappelle – oh ! il y a longtemps, quand l’espèce humaine était très jeune
– avoir construit un piège et une fosse avec au milieu un pieu pointu dressé, pour
attraper Dent-de-sabre. Dent-de-sabre, aux longs crocs et aux longs poils, était le
danger principal pour les occupants de notre tanière, pour nous autres qui
restions pendant la nuit accroupis derrière nos feux et qui, dans la journée,
contribuions à augmenter l’entassement de coquilles vides au-dessous de nous,
par celles que nous avions extraites des plages de vase qui se trouvaient à côté et
dont nous avions dévoré le contenu.
Et quand le grondement et le rugissement de Dent-de-sabre nous réveillait,
alors que nous étions accroupis près des braises mourantes, et que j’étais
déchaîné en supputant le succès de la fosse et du pieu, c’était la femme me
serrant dans ses bras, les jambes nouées autour de mon corps, qui me retenait
d’aller dans l’obscurité faire ce que je désirais. Elle était à demi vêtue, pour se
tenir chaud uniquement, de peaux de bêtes, miteuses et brûlées par le feu, de
bêtes tuées par moi. Elle était noiraude et sale de toute la fumée du feu de camp
accumulée sans qu’elle se fût lavée depuis les pluies de printemps, elle avait les
ongles déformés et cassés, ses mains étaient calleuses comme des pelotes et
ressemblaient plus à des griffes qu’à des mains ; mais ses yeux étaient bleus
comme un ciel d’été, comme la mer profonde, et c’était ce qu’il y avait dans ses
yeux et dans ses bras qui m’étreignaient et dans son cœur qui battait contre le
mien : c’était tout cela qui me retenait… bien que dans l’obscurité et jusqu’à
l’aube, tandis que Dent-de-sabre hurlait son courroux et sa souffrance, je pusse
entendre mes camarades dire à leur femme en ricanant que je n’avais pas assez
confiance dans mon entreprise et mon invention pour me risquer pendant la nuit
jusqu’à la fosse et au pieu que j’avais installés pour la perte de Dent-de-sabre.
Mais ma femme, ma compagne sauvage, me tenait, sauvage comme j’étais, et
ses yeux me détournaient ; ses bras me tenaient prisonnier, ses jambes nouées
autour de moi, son cœur battant contre le mien m’écartaient de mon rêve
lointain, de ma pleine réalisation d’homme, de mon but entre les buts : la capture
et l’exécution de Dent-de-sabre sur l’épieu dans la fosse.
Une fois, j’ai été Ushu, l’archer. Je m’en souviens bien. Car j’avais perdu
mon peuple, à travers la vaste forêt jusqu’au moment où j’arrivai sur des terres
plates et couvertes d’herbe, et je fus adopté par un peuple étranger, qui m’était
un peu parent en ce sens que ces hommes avaient la peau blanche, les cheveux
jaunes, et que leur façon de parler n’était pas trop différente de la mienne. Et elle
était Igar, et je l’emmenai tandis que je chantais dans la demi-obscurité, car elle
était destinée à être à l’origine d’une race, elle avait les flancs larges et les
mamelles pleines, et elle ne pouvait qu’être attirée par l’homme aux muscles
massifs, à la large poitrine, qui chantait ses prouesses de tueur d’hommes et de
chasseur, et qui, ainsi, promettait à sa faiblesse nourriture et protection pendant
qu’elle engendrerait la descendance qui, après elle, chasserait et vivrait.
Et ces gens étaient loin d’avoir la sagesse de mon peuple : ils tendaient des
pièges pour se procurer de la viande, au combat ils utilisaient des massues et des
frondes et ne connaissaient pas les vertus du lancer rapide de la flèche terminée
par une barbe pour s’accrocher bien vrillée au cuir du cerf, qui partait droit
quand elle, était lancée par le bâton de frêne plié en son milieu agissant comme
un ressort.
Et, pendant que je chantais, les étrangers riaient dans la pénombre. Et Igar
était la seule à me croire et avoir foi en moi. Je l’emmenais seule à la chasse, là
où le cerf va chercher un point d’eau. Et mon arc vibrait et chantait discrètement,
et le cerf tombait, et la viande toute chaude nous était douce, et elle se donnait à
moi auprès du point d’eau.
Et à cause d’Igar je suis resté avec les étrangers. Je leur ai appris à faire des
arcs dans le bois rouge fleurant bon qui ressemble au cèdre. Et je leur ai appris à
garder les deux yeux ouverts, à viser avec le gauche, à faire des traits émoussés
pour le petit gibier, des flèches d’os à dents pour le poisson dans l’eau limpide,
et à fabriquer des pointes de flèches avec des éclats d’obsidienne pour le cerf, le
cheval sauvage et le vieux Dent-de-sabre. Mais ils riaient de me voir détacher
des éclats de pierre, jusqu’au jour où j’ai transpercé un élan de part en part, la
pointe acérée dehors et le trait empenné planté dans ses parties vitales, aux
applaudissements de toute la tribu.
J’étais Ushu, l’archer, Igar était ma femme et ma compagne. Le matin, nous
riions dans le soleil, tandis que notre enfant mâle et notre enfant femelle, jaunes
comme des abeilles, étendus dans la moutarde s’y roulaient ; et le soir elle se
serrait dans mes bras, m’aimait et me pressait, à cause de mon adresse à préparer
les bois et à tailler les pointes de flèches, à rester tout près du camp, laissant les
autres hommes affronter les périls de la chasse pour m’apporter de la viande. Et
je l’écoutais, je devenais gras et poussif, et, pendant les longues nuits, resté
éveillé, je me faisais du souci à voir les hommes de la tribu étrangère m’apporter
de la viande à cause de ma sagesse, mais rire de ma grosseur et de mon peu
d’envie d’aller chasser et me battre.
Et dans ma vieillesse, quand nos fils furent des hommes faits et que nos filles
furent mères, quand des pays du Sud arrivèrent les hommes au teint sombre, au
front bas, aux cheveux crépus qui déferlèrent sur nous comme les vagues de la
mer, nous avons fui devant eux jusque sur la pente des collines. Igar, comme
mes compagnes anciennes et futures, nouant ses jambes autour de mon corps, me
serrant dans ses bras, qui restaient insensibles aux visions lointaines, faisait tout
ce qu’elle pouvait pour me tenir à l’écart de la bataille.
Et je m’arrachais d’elle, moi qui étais gras et poussif, tandis qu’elle pleurait
en disant que je ne l’aimais plus, et je sortais pour aller au combat de nuit et au
combat de l’aube, dans lesquels, sous la vibration des arcs et le sifflement des
flèches empennées, à la pointe aiguë, nous leur montrions, à ces têtes crépues,
l’art de tuer et leur apprenions le besoin et l’esprit du meurtre.
Et lorsque je mourus là, à l’issue d’un combat, il y eut des chants funèbres en
mon honneur, dont les paroles ressemblaient à celles que j’avais composées
lorsque j’étais Ushu, l’archer, et qu’Igar, ma compagne, en nouant ses jambes,
en serrant ses bras, voulait me retenir loin de la bataille.
Une fois, et Dieu seul sait quand, sinon que c’était dans un très lointain passé,
lorsque l’homme était jeune, nous vivions près de grands marécages, en un
endroit où les collines arrivaient tout près du large et lent fleuve, et où nos
femmes cueillaient des baies et des racines ; il y avait des troupeaux de cerfs, de
chevaux sauvages et d’élans que nous autres hommes tuions avec des flèches ou
prenions au piège dans des fosses ou les creux des collines. Dans la rivière nous
pêchions des poissons au moyen de filets que les femmes confectionnaient en
tressant l’écorce des jeunes arbres.
J’étais un homme impatient et curieux comme l’antilope quand nous la
leurrions en faisant onduler les bouquets d’herbe où nous nous tenions cachés
dans l’épaisseur de la végétation. Le riz sauvage poussait dans le marécage,
s’élevait tout droit de l’eau sur le bord des chenaux. Chaque matin les merles
nous réveillaient par leur caquetage quand ils déjuchaient pour voler jusqu’au
marais. Et pendant le long crépuscule l’air était plein du bruit qu’ils faisaient en
regagnant leurs postes. C’était la saison où le riz mûrissait. Et il y avait aussi les
canards qui, avec les merles, festoyaient au point de s’engraisser avec le riz mûr
à moitié décortiqué par le soleil.
Comme j’étais un homme qui ne connaissait pas de répit, qui était toujours en
quête, qui allait sans cesse voir ce qu’il y avait au-delà des collines et des
marécages et dans la boue au fond des fleuves, je regardais les canards sauvages
et les merles, et je méditais jusqu’à ce que la méditation m’ouvrît les yeux et je
voyais. Et voici ce que je voyais, le raisonnement que je faisais :
La viande est bonne à manger. Si l’on remonte en arrière, ou au début, toute
viande vient de l’herbe. La chair du canard et du merle vient des grains du riz du
marais. Tuer un canard avec une flèche, cela paie à peine du mal qu’on se donne
en se mettant à l’affût et en restant caché de longues heures. Les merles sont trop
petits pour être tués d’une flèche, sauf quand on est un petit garçon et qu’on
apprend à tuer du plus gros gibier. Et cependant, à la saison du riz, les merles et
les canards sont délicieusement gras. Leur embonpoint est dû au riz. Pourquoi
moi et les miens ne nous engraisserions-nous pas de la même façon ?
Et j’y repensais une fois rentré au camp, lorsque je restais silencieux, morose,
tandis que les enfants se querellaient autour de moi, qui n’y prenais pas garde, et
qu’Arunga, ma compagne, ronchonnait, me poussant pour aller à la chasse afin
de rapporter encore de la viande.
Arunga était la femme que j’avais enlevée aux tribus des collines. Après sa
capture, nous avions, elle et moi, passé douze lunes à apprendre une langue que
nous puissions comprendre l’un et l’autre. Ah ! ce jour où, comme elle passait
sur le sentier, je m’étais laissé tomber de tout mon poids sur ses épaules du haut
d’une branche d’arbre je la saisis, écartant largement les doigts pour bien
l’empoigner. Elle hurlait comme un chat. Elle se débattait, me mordait. Ses
ongles étaient comme les griffes d’un lynx et elle m’en lacérait. Mais je la tenais
bien et je la maîtrisai ; pendant deux jours je l’ai battue et obligée à descendre
avec moi les canyons des Hommes des collines jusqu’aux terres herbeuses où le
fleuve coulait à travers les rizières et où s’engraissaient les canards et les merles.
Ma vision me revint quand le riz fut mûr. Je fis mettre Arunga dans le creux
du tronc évidé au feu qui faisait un canoë rudimentaire. Je lui ordonnai de
pagayer. À l’arrière, j’étendis une peau de cerf qu’elle avait tannée. Au moyen
de deux gros bâtons j’inclinai les épis au-dessus de la peau de cerf et je battis le
grain qui autrement aurait été mangé par les merles. Et quand je fus parvenu à la
fin de ce travail, je donnai les deux bâtons à Arunga, puis m’assis à l’arrière pour
pagayer et gouverner.
Par le passé nous avions mangé du riz brut à l’occasion et cela ne nous avait
pas plu. Mais cette fois nous le fîmes griller sur le feu, si bien que les grains
éclatèrent dans une explosion de blancheur, et toute la tribu vint en courant y
goûter.
Ensuite on nous connut sous le nom de Mangeurs de Riz et de Fils du Riz. Et
longtemps, longtemps après, lorsque les Fils de la Rivière nous ont fait quitter
les marais pour gagner les plateaux, nous avons emporté de la semence de riz et
nous l’avons plantée. Nous avons appris à sélectionner pour la semence les
éléments de plus grande taille, si bien que le riz que nous avons par la suite
mangé avait des grains plus gros qui gonflaient mieux quand on les grillait et les
faisait bouillir.
Mais Arunga… J’ai dit qu’elle criait et griffait comme un chat quand je l’ai
enlevée. Cependant je me rappelle le temps où ceux de son peuple, les Hommes
des Collines, m’ont pris pour m’emmener dans leur pays. Il y avait son père, son
oncle et ses deux frères. Mais elle m’appartenait, parce qu’elle avait vécu avec
moi. Et la nuit, tandis que j’étais ligoté comme un cochon sauvage qu’on se
propose de saigner et que tout le monde dormait autour du feu de camp, épuisé
par la fatigue, elle rampa vers eux et leur défonça le crâne avec la massue de
guerre que j’avais faite de mes mains. Elle pleura sur mon sort, défit mes liens et
prit la fuite avec moi pour retourner jusqu’au fleuve large et lent où les merles et
les canards sauvages se nourrissent dans les rizières – car cela se passait avant
l’arrivée des Fils du Fleuve.
Car c’était Arunga, la seule femme, la femme éternelle. Elle avait vécu à
toutes les époques et dans tous les lieux. Elle vivra toujours. Elle est immortelle.
Jadis, dans un pays lointain, elle s’appelait Ruth. Elle avait également eu pour
nom Iseult et Hélène, Pocahontas et Unga. Et il n’est pas un seul étranger, un
seul homme des tribus étrangères, parmi tous les peuples de la terre, qui ne l’ait
trouvée ou ne doive un jour la trouver.
Je me rappelle tant de femmes qui se sont fondues dans la femme unique qui
devait venir. C’était l’époque où Har, mon frère, et moi, nous dormions et allions
chasser chacun à notre tour, poursuivant jour et nuit le cheval sauvage ; en
décrivant un large cercle qui aboutissait à la couche du dormeur, l’autre poussait
devant lui le cheval qui ne connaissait pas un instant de repos, et que la faim, la
soif avaient réduit à l’extrême faiblesse et rendu parfaitement docile : à la fin il
pouvait à peine se tenir sur ses pattes en tremblant pendant que nous l’attachions
avec des cordes faites de peau de cerf.
Debout sur nos seules jambes, sans fatigue, avec le seul concours de notre
intelligence – j’étais l’auteur du plan –, mon frère et moi avions pris possession
de cette créature au pied léger.
Et quand tout fut prêt pour la monter – car, depuis le début, telle était ma
vision des choses –, Selpa, ma femme, m’entoura de ses bras, éleva la voix et
insista pour que ce fût Har, et non moi, qui fit le cavalier, car Har n’avait ni
épouse ni enfants, et pouvait mourir sans inconvénient. Elle finit par pleurer, si
bien que je fus privé de ma vision ; ce fut Har, qui, tout nu, se cramponna à
l’étalon, sauta en selle et le monta.
C’était le coucher du soleil quand, au milieu de grandes lamentations, on
rapporta le corps de Har qu’on avait trouvé au milieu des rochers, au loin. Sa tête
était complètement brisée, et sa cervelle s’écoulait sur le sol comme le miel d’un
tronc d’arbre renversé où les abeilles se sont installées. Sa mère se répandit des
cendres sur la tête et se noircit le visage. Son père, en signe de deuil, se coupa la
moitié des doigts d’une main. Et toutes les femmes, spécialement les jeunes et
celles qui n’étaient pas mariées, m’injurièrent ; et les plus âgées secouèrent leur
tête pleine de sagesse en marmonnant, en bégayant que ni leurs pères, ni les
pères de leurs pères, n’avaient jamais fait preuve d’une telle folie. La viande de
cheval est bonne à manger ; les jeunes poulains sont tendres sous les vieilles
dents : et il n’y avait qu’un fou pour en arriver à lutter avec un cheval sauvage,
sauf quand il a été percé d’une flèche ou quand il se débat sur un pieu au milieu
d’une fosse.
Alors Selpa me réprimanda : je devais dormir ; le matin, elle me réveilla par
son bavardage, en vitupérant ma folie, en énonçant sans cesse ses griefs contre
moi, les griefs de nos enfants, jusqu’au moment où j’en fus fatigué et où je
renonçai à ma vision lointaine, me disant que je ne rêverais plus jamais de
chevaucher le cheval sauvage pour voler aussi vite que ses pieds et le vent à
travers les sables et les prairies.
Et pendant des années le récit de ma folie ne cessa d’être répété autour du feu
de camp. C’était cependant le véritable récit de l’origine de ma vengeance ; car
le rêve ne disparut pas et les jeunes, qui entendaient les ricanements et les
moqueries, refirent ce rêve, si bien, qu’à la fin, ce fut mon fils aîné, Othar, alors
qu’il était encore tout jeune, qui maîtrisa un étalon sauvage, sauta sur son dos, et
fila devant nous tous à la vitesse du vent. Ensuite, pour ne pas être, en reste, tous
les hommes se mirent à tendre des pièges aux chevaux sauvages et à les dresser.
Un grand nombre de chevaux furent réduits, et quelques hommes aussi, mais je
vécus assez pour voir le jour où l’on déplaçait le camp pour poursuivre le gibier
dans sa migration saisonnière, nos bébés eux-mêmes, dans les paniers d’osier,
étaient suspendus côte à côte sur le dos de nos chevaux, qui transportaient notre
matériel de campement et nos bagages.
Moi, un jeune homme, j’avais eu ma vision, rêvé mon rêve ; Selpa, la femme,
m’avait écarté de ce désir lointain ; mais Othar, notre descendance qui devait
vivre après nous, entrevit ma vision et la réalisa, si bien que notre tribu s’enrichit
des résultats de la chasse.
Il y eut une femme – dans le grand exode hors d’Europe, un exode épuisant
s’échelonnant sur bien des générations, quand nous introduisîmes jusqu’en Inde
le bétail à cornes courtes et la culture de l’orge. Mais cette femme se situe
longtemps avant que nous n’atteignions l’Inde. Nous étions toujours au milieu de
cet exode de plusieurs siècles et aucune subtilité géographique ne peut situer
pour moi cette vallée antique.
La femme était Nuhila. La vallée était étroite et peu longue ; sur la pente
rapide qui en formait le fond, sur les parois abruptes qui la limitaient, étaient
cultivés en terrasses le riz et le millet – le premier riz et le premier millet
qu’aient connus les Fils de la Montagne. Il y avait dans cette vallée des habitants
pacifiques. Ils s’étaient adoucis en cultivant une terre grasse rendue plus grasse
par l’eau. Leur irrigation était la première que nous eussions vue, même si nous
n’avions eu que peu de temps pour repérer les fossés et les chenaux par lesquels
toutes les eaux des collines s’écoulaient jusqu’à leurs champs. Il fallait faire
vite : nous autres Fils de la Montagne, nous étions peu nombreux, et nous étions
en fuite devant les Fils du Nez-camus, en troupe dense. Nous les appelions les
Sans-nez, et ils se donnaient le nom de Fils de l’Aigle. Mais ils étaient
nombreux, et nous prenions la fuite devant eux, avec notre cheptel aux cornes
courtes, nos chèvres et notre semence d’orge, nos femmes et nos enfants.
Quand les Nez-camus massacrèrent les jeunes de notre arrière-garde, nous
massacrâmes devant nous les populations de la vallée qui résistaient et qui
étaient faibles. Le village était construit en torchis avec des toitures en mottes de
gazon ; le mur d’enceinte lui aussi en torchis, mais très élevé. Et quand nous
eûmes tué les gens qui avaient construit ce mur, nous nous abritâmes à l’intérieur
avec nos troupeaux, nos femmes et nos enfants, nous montâmes sur le mur pour
injurier à voix haute les Nez-camus. Car nous avions trouvé les greniers de
torchis pleins de riz et de millet. Notre cheptel pouvait manger l’herbe des toits.
Et la saison des pluies approchait, si bien que nous ne devions pas manquer
d’eau.
Ce fut un long siège. Près de la fin, nous réunîmes les femmes, les gens âgés
et les enfants que nous n’avions pas tués et nous leur fîmes passer de force le
mur qu’ils avaient bâti. Mais les Nez-camuts les tuèrent jusqu’au dernier, si bien
qu’il y eut une plus grande quantité de vivres pour nous dans le village, et une
plus grande quantité dans la vallée pour les Nez-camus.
Ce fut un siège long et épuisant. La maladie nous décima, et nous mourûmes
de la peste répandue par ceux des nôtres que nous avions enterrés. Nous vidâmes
les greniers de leur riz et de leur millet. Nos chèvres et notre cheptel à courtes
cornes mangèrent le toit des maisons et, pour finir, nous mangeâmes les chèvres
et les animaux à courtes cornes.
Là où il y avait eu cinq hommes à nous sur la muraille, il vint un temps où il
n’y en eut plus qu’un, là où nous avions à nous cinq cents enfants et adolescents,
il ne nous en resta plus un seul. Ce fut Nuhila, ma femme, qui se coupa les
cheveux et les tressa pour m’en faire une corde solide, destinée à mon arc. Les
autres femmes firent de même et, quand le mur fut attaqué, elles combattirent au
coude à coude avec nous, au milieu de nos javelots et de nos flèches qui
pleuvaient par-dessus les tessons de poteries et les galets sur la tête des Nez-
camus.
Les Nez-camus eux-mêmes, bien que patients, étaient épuisés. Vint un temps
où, sur dix hommes de chez nous, il n’en resta plus qu’un de vivant sur le mur,
où celles de nos femmes qui survivaient n’étaient plus très nombreuses, et où les
Nez-camus voulurent parlementer. Ils nous dirent que nous étions une race
vigoureuse, que nos femmes étaient des mères d’hommes et que, si nous leur
permettions de prendre nos femmes, ils nous laisseraient tranquilles dans la
vallée, que nous aurions à nous seuls : alors nous pourrions emmener des
femmes de la vallée vers le sud.
Nuhila refusa. Les autres femmes dirent également non. Et nous nous
moquâmes des Nez-camus en leur demandant s’ils étaient fatigués de se battre.
Nous ne valions guère plus que des hommes morts quand nous nous moquions
de nos ennemis, et il ne restait plus guère de combativité en nous, tant nous
étions faibles. Encore une attaque contre le mur, et ce serait notre fin. Nous le
savions. Nos femmes le savaient. Nuhila dit alors que nous pourrions devancer
les Nez-camus et ainsi nous montrer plus malins qu’eux. Et toutes nos femmes
se déclarèrent d’accord. Et, pendant que les Nez-camus se préparaient à l’attaque
qui devait être décisive, là, sur le mur, nous mîmes nos femmes à mort. Nuhila
m’aimait, et elle se jeta d’elle-même sur mon épée, là, sur le mur. Et nous, les
hommes, dans notre amour de l’instinct tribal et des membres de notre tribu,
nous nous entre-tuâmes jusqu’à ce qu’il n’y eût plus dans le sang du carnage que
Horda et moi, les deux derniers survivants. Horda était mon fils aîné, et je me
jetai sur son épée. Mais je ne mourus pas sur-le-champ. J’étais le dernier des Fils
de la Montagne, car je vis Horda lui-même tomber sur son épée et périr
rapidement. En mourant, tandis que les cris des Nez-camus qui affluaient
s’affaiblissaient dans mes oreilles, j’étais heureux qu’ils n’eussent pas de fils de
nous à faire élever par nos femmes.
Je ne sais pas quand se situe l’époque où j’étais un Fils de la Montagne et
quand je mourus dans l’étroite vallée où nous avions massacré les Fils du Riz et
du Millet. Je ne sais pas, sauf que c’était des siècles avant que notre exode nous
emmenât tous, les Fils de la Montagne, en Inde longtemps avant que je fusse un
maître aryen dans la vieille Égypte, que j’eusse construit mes deux sépultures et
profané celle des rois qui m’avaient précédé.
Je voudrais en dire davantage sur ces époques reculées, mais le temps m’est
compté. Bientôt je ne serai plus. Je regrette pourtant de ne pas en dire davantage
sur ces premiers exodes, lorsqu’il y avait des massacres de peuples, que
descendait la calotte glaciaire ou que migrait le gibier.
J’aimerais aussi à parler du mystère. Car nous avons toujours été curieux de
percer les secrets de la vie, de la mort, et de la décrépitude. À la différence des
autres animaux, l’homme a toujours eu les yeux tournés vers les étoiles. Il a créé
bien des dieux à son image et selon les caprices de son imagination. Dans ces
temps reculés, j’ai adoré le soleil et l’obscurité. J’ai adoré le grain décortiqué
comme la source de toute vie. J’ai adoré Sar, la déesse du Blé. Et j’ai adoré les
dieux de la Mer, les dieux du Fleuve et les dieux Poissons.
Oui, je me souviens d’Ishtar avant qu’elle nous fût ravie par les Babyloniens ;
Ea aussi était à nous, elle qui régnait dans le monde d’en dessous et qui permit à
Ishtar de triompher de la mort. De même Mitra était un bon vieux dieu aryen,
avant qu’on nous le dérobât ou que nous nous fussions débarrassés de lui. Et je
me rappelle qu’il fut un temps, longtemps après l’exode à l’issue duquel nous
avons apporté l’orge en Inde, où je me rendis en Inde comme marchand de
chevaux, suivi de nombreux serviteurs et d’une longue caravane, et qu’à cette
époque, on y adorait Bodhisattva.
Vraiment, les cultes du mystère se déplaçaient autant que les hommes, et
entre les escamotages et les emprunts les dieux ont connu des époques de
vagabondage comme nous-mêmes. De même que les Sumériens nous ont
emprunté Shamash-napishtin, les Fils de Sem l’ont pris aux Sumériens et lui ont
donné le nom de Noé.
Eh bien, aujourd’hui, moi, Darrell Standing, au quartier des condamnés à
mort, je ris d’avoir été reconnu coupable et condamné à mort par douze jurés
solides et sincères. Douze a toujours été un nombre magique du mystère. Et il
n’a pas commencé à l’être avec les douze tribus d’Israël. Elles n’existaient pas
encore que les observateurs des étoiles avaient situé dans le ciel les douze signes
du zodiaque. Et je me rappelle, moi, quand je faisais partie des Ases et des
Vanirs, qu’Odin siégeait pour juger les hommes dans un tribunal de douze dieux,
dont les noms étaient Toor, Baldur, Niord, Frey, Tyr, Brogi, Heimdal, Hoder,
Vidar, Ull, Eorseti et Loki.
Nos Walkyries elles-mêmes nous ont été volées pour être transformées en
anges, et les ailes de leurs chevaux sont restées fixées aux épaules des divins
messagers. Et notre Helheim de cette époque de froid et de glace est devenu
l’enfer d’aujourd’hui, un séjour si chaud que le sang y bout dans les veines,
tandis que, dans notre Helheim, il fait assez froid pour que la moelle des os se
congèle. Et le ciel lui-même, que nous rêvions immuable, éternel, a glissé et
tourné, si bien que nous trouvons aujourd’hui le Scorpion là où de tout temps
nous avions connu le Capricorne et le Sagittaire à la place du Cancer.
Cultes et cultes ! Toujours la poursuite du mystère ! Je me rappelle le dieu
boiteux des Grecs, le forgeron. Mais leur Vulcain était le Wieland germanique,
le forgeron capturé par Nidung, le roi des Nids, qui lui coupa un jarret.
Auparavant, il était notre forgeron, notre maréchal-ferrant, notre marteleur, que
nous appelions Il-marinen. Et lui, nous l’avons fait naître de notre imagination,
en lui donnant pour père le dieu barbu du Soleil, et le faisant nourrir par les
étoiles de la Grande Ourse. Car lui, Vulcain, ou Wieland, ou Il-marinen, était né
sous le Pin, des poils du Loup, et était aussi appelé le Père de l’Ours avant même
que les Allemands et les Grecs l’eussent dérobé pour célébrer son culte. À cette
époque nous nous désignions nous-mêmes sous le nom des Fils de l’Ours et des
Fils du Loup, et ces deux animaux étaient nos totems. C’était avant notre
migration vers le sud au cours de laquelle nous fîmes notre jonction avec les Fils
du Bocage et nous leur fîmes connaître nos totems et nos légendes.
Oui, et qui était Kashyapa, qui était Puru-ravas, sinon notre forgeron boiteux,
emporté par nous dans nos migrations, rebaptisé et acclimaté par les habitants
des pays du Sud et de l’Est, les Fils du Pôle et ceux du Feu ?
Mais l’histoire est trop longue, et pourtant j’aimerais parler de l’Herbe de vie
à trois feuilles que Sigmund employa pour ressusciter Sinfioti. Car c’est la
véritable plante Soma de l’Inde, le Saint-Graal du roi Arthur, le… mais, assez,
assez !
Et, cependant, quand je considère les choses avec calme, je dois conclure que
ce qu’il y a de plus grand dans la vie, toutes les vies, pour moi et pour tous les
hommes, a été la femme, et restera la femme aussi longtemps que les étoiles se
déplaceront dans le ciel et que les cieux poursuivront leur éternel changement.
Plus grande que notre labeur et notre effort, que le jeu de l’invention et de
l’imagination, la bataille, l’observation des étoiles et le mystère, plus grande que
tout a été la femme.
Même si elle a chanté pour moi une musique trompeuse, si elle m’a rivé les
pieds au sol, si elle a sans cesse détourné de la contemplation des étoiles mes
yeux vers elle, la conservatrice du principe de la vie, la mère de la terre, elle m’a
procuré mes grandes journées, mes grandes nuits et la plénitude de mes années.
Même le mystère, je l’ai imaginé en lui donnant sa forme à elle, et dans ma carte
du ciel je l’ai fait figurer parmi les étoiles.
Tous mes travaux, tous mes projets conduisent à elle ; toutes mes visions
lointaines me la font apparaître. Quand j’ai fait jaillir le feu de deux morceaux de
bois, c’était pour elle. C’était pour elle, et pourtant je ne le savais pas, que j’ai
planté le pieu dans la fosse pour Dent-de-sabre, dressé le cheval, tué le
mammouth, et poussé mon troupeau de rennes vers le sud en avant de la calotte
glaciaire. Pour elle j’ai récolté le riz sauvage, acclimaté l’orge, le froment, le
maïs. Pour elle, pour elle comme pour la descendance à venir dont elle portait
l’image, je suis mort sur la cime des arbres, j’ai soutenu de longs sièges à
l’entrée des cavernes et sur des murs de boue séchée. Pour elle j’ai placé douze
signes dans le ciel. C’était elle que j’adorais quand je m’inclinais devant les dix
pierres de jade et les adorais comme les lunes de la gestion.
La femme s’est toujours accroupie tout contre le sol comme une perdrix
couvant sa progéniture : toujours mon vagabondage irréfléchi m’a mené au loin,
sur des chemins resplendissants, et toujours mon étoile m’a ramené à elle, l’être
éternel, la femme, la seule femme, dans les bras de laquelle j’avais tellement
besoin d’être serré que j’en oubliais les étoiles.
Pour elle j’ai accompli des odyssées, escaladé des montagnes, traversé des
déserts ; pour elle j’ai conduit la chasse et combattu au premier rang ; pour elle
et pour les lui chanter, j’ai composé des chants sur ce que j’avais fait. Toutes les
extases de la vie et tous les transports, je les ai connus grâce à elle. Et ici, arrivé
à la fin, je puis dire que je n’ai pas connu de folie plus douce, plus profonde que
celle de me noyer dans la splendeur parfumée de sa chevelure, où l’on oublie
tout.
Encore un mot. Je me rappelle Dorothy ; l’autre jour encore, je faisais des
conférences d’agronomie aux étudiants. Elle avait onze ans. Son père était doyen
du collège. C’était une enfant-femme, et une femme, et elle s’imaginait qu’elle
m’aimait. Et je riais de moi, car mon cœur n’était pas touché et se trouvait pris
ailleurs.
Cependant ô le sourire tendre ! car dans les yeux de l’enfant j’ai vu l’éternel
féminin, la femme de tous les temps et de toutes les apparences. Dans ses yeux
j’ai vu les yeux de ma compagne de la jungle et de la cime de l’arbre, de la
caverne et du feu de camp. Dans ses yeux, je voyais les yeux d’Igar quand j’étais
Ushu l’archer, les yeux d’Arunga quand j’étais celui qui récoltait le riz, les yeux
de Selpa quand je rêvais de chevaucher l’étalon, les yeux de Nuhila qui se jetait
sur mon épée. Oui, il y avait dans ses yeux ce qui en faisait les yeux de Lei-Lei,
que je laissai en souriant, les yeux de dame Om ma compagne de mendicité
pendant quarante ans sur la grande route et les petits chemins, les yeux de
Philippa pour qui j’étais tombé sur le pré dans la France de jadis, les yeux de ma
mère quand j’étais le jeune Jesse à Mountain Meadows au milieu de nos
quarante grands chariots stationnés en cercle.
C’était une enfant-femme, mais elle était la fille de toutes les femmes, comme
sa mère l’était avant elle, et elle était la mère de toutes les femmes qui viendront
après elle. Elle était Sar, la déesse du Blé. Elle était Isthar, qui triompha de la
mort. Elle était la reine de Saba et Cléopâtre ; elle était Esther et Hérodiade. Elle
était la Vierge Marie, Marie-Madeleine, et Marie la sœur de Marthe. Elle était
également Marthe. Et elle était Brunehilde et Guenièvre, Iseult et Juliette,
Héloïse et Nicolette. Oui, et elle était Ève, elle était Lilith, elle était Astarté. Elle
avait onze ans, et elle était toutes les femmes qui ont existé, toutes celles qui
existeront.
À présent je suis assis dans ma cellule, tandis que les mouches bourdonnent
dans cette après-midi somnolente d’été, et je sais qu’il ne me reste pas beaucoup
de temps. Ils viendront bientôt me passer la chemise sans col… Mais, chut, mon
cœur. L’esprit est immortel. Après la nuit, je revivrai, et il y aura des femmes.
L’avenir me réserve les douces femmes dans les vies que j’ai encore à vivre. Et
bien que les étoiles se déplacent et que les cieux restent immobiles, il subsiste
toujours la femme, resplendissante, éternelle, unique, de même que moi, sous
toutes mes mascarades et dans toutes mes mésaventures, je suis le seul homme,
son compagnon.
XXII
Le temps qui me reste à vivre m’est compté. Le manuscrit que j’ai écrit est
sorti en fraude de la prison, par les soins d’un homme sûr. Il ira dans les mains
d’une autre personne en qui je puis avoir également toute confiance et qui
veillera à sa publication.
Je ne suis plus au quartier ordinaire des prisonniers ; je couche ces lignes dans
la cellule des condamnés à mort, où j’ai été transféré. On a placé près de moi,
pour m’épier, la garde de la mort. Elle veille, nuit et jour, sans s’éloigner, et sa
fonction paradoxale est de s’assurer que je n’attente pas à mes jours. Je dois être
conservé vivant pour la pendaison. Autrement le public serait dupé, la loi
bafouée, et une mauvaise note serait donnée au directeur de cette prison, dont le
premier devoir est d’avoir soin que les condamnés soient dûment et proprement
pendus. Il y a des hommes, et je les admire, qui ont une singulière façon de
gagner leur vie.
Cette séance où j’écris est la dernière. L’heure a été fixée à demain matin.
Bien que la Ligue contre la peine de mort soit occupée, en ce moment, à mettre
sur pied en Californie un important mouvement contre cette peine, le directeur
de la prison de Folsom a refusé tant de me gracier que de surseoir seulement à
l’exécution.
Déjà les reporters sont assemblés, comme autant de vautours. Je les connais
tous. Ce sont d’étranges jeunes gens, pour la plupart. Le plus étrange, c’est qu’ils
vont gagner leur pain, leur beurre, leurs apéritifs et leur tabac, leur loyer même
et, s’ils sont mariés, les chaussures et les livres de classe de leurs enfants, en
étant témoins de l’exécution du professeur Darrell Standing, en décrivant au
public comment le professeur Darrell Standing est mort au bout d’une corde.
Ah ! bien, ils seront encore plus malades que moi à la fin de toute cette affaire !
Pendant qu’assis dans cette cellule je médite sur toutes ces choses, j’entends,
hors de ma cage, le pas régulier de mon gardien qui va et vient. Lorsqu’il passe
devant mon guichet, je vois son œil méfiant rivé sur moi, et je suis las de cette
apparition trop répétée.
J’ai vécu tant de vies que je suis maintenant fatigué du combat incessant, de
la souffrance et du malheur qui s’abat sur ceux qui occupent les hautes fonctions,
qui marchent dans les chemins pleins de soleil et vagabondent parmi les étoiles.
J’en suis à espérer, si je dois un jour ressusciter, que ce soit dans le corps d’un
fermier pacifique, et je rêve d’une ferme. J’aimerais me donner toute une vie
dans ce rêve. Oh ! ma ferme de rêve : des prairies de luzerne, un bon troupeau de
vaches de Jersey, des pâturages couvrant les pentes de mes collines
broussailleuses et venant border des champs labourés, tandis que, plus haut
encore, sur les collines mes chèvres angoras brouteraient l’herbe folle…
Il y a un petit lac tout au sommet de la colline, avec de l’eau qui coule
abondamment sur trois côtés. J’aimerais construire une digue sur le quatrième,
qui est étonnamment étroit ; avec peu de travail, j’arriverais bien à y capter vingt
millions de gallons d’eau. Car, observez ceci : l’un des grands obstacles à la
culture intensive, en Californie, c’est l’été, qui est long et sec. On ne peut pas
alors obtenir des récoltes secondaires, car le sol, trop sensible, nu, recouvert de
peu de paille, a son humus complètement brûlé par le soleil. Si je pouvais avoir
un lac, je pourrais faire pousser trois récoltes par an, et avec un assolement
adéquat, grâce à un bon engrais vert…
Je viens de subir – je dis bien « subir » – une visite du directeur de la prison.
Il est tout à fait différent du directeur Atherton de San Quentin. Récemment
promu dans sa fonction, il était très ému, très énervé, et c’est moi qui ai dû
l’inviter à parler. C’est sa première pendaison. Il me l’a franchement avoué. Moi,
pour tâcher de le dérider de mon mieux, je lui ai spirituellement répondu que
c’est aussi la première fois qu’on me pendait. Mais j’en fus pour mes frais : il
m’opposa un visage fermé.
Il a deux enfants, une fille qui suit les cours de l’école secondaire, et un fils,
étudiant de première à l’université de Stanford. Il ne possède pas de fortune
personnelle et n’a que son traitement pour vivre. Sa femme est infirme, et lui-
même est d’une santé fragile. Il a essayé de contracter une assurance sur la vie,
mais les médecins de la compagnie ont estimé le risque trop grand. C’est lui qui
m’a confié tous ses tracas. Une fois parti, il ne s’arrêtait plus, et ne s’apercevait
pas qu’il me rasait, avec toutes ses histoires. J’ai dû interrompre poliment
l’entretien. Sans quoi, il serait encore là.
Délivré de la camisole, je passai encore, dans ma cellule d’isolement de San
Quentin, deux années déprimantes et mélancoliques. Ed Morrell, comme je l’ai
dit, après avoir été tiré de son cachot, fut, par une chance inattendue, nommé
homme de confiance en chef de la prison. Il succéda à Al Hutchins dans cet
emploi qui valait à son titulaire un bénéfice net de trois mille dollars par an.
Quand il ne fut plus là, je me trouvai bien seul. Jake Oppenheimer, qui
pourrissait depuis tant d’années dans sa cellule, s’était, à la longue, aigri le
caractère, il en voulait à l’univers entier. Pendant huit mois, il refusa de parler à
quiconque, pas même à moi.
C’est une chose incroyable que la rapidité avec laquelle les nouvelles se
répandent dans une prison. Un peu plus lentement, mais infailliblement, elles
arrivent même jusqu’aux cellules d’isolement. C’est ainsi que j’appris, un beau
jour, que Cecil Winwood, le poète faussaire, le froussard, le traître et le
mouchard, était revenu à San Quentin, afin d’y purger une nouvelle
condamnation, pour un autre faux qu’il avait commis. On se souvient de ce Cecil
Winwood, qui avait fabriqué de toutes pièces l’histoire de la dynamite, reçue soi-
disant par moi et que j’avais cachée. C’est lui qui était responsable de mes cinq
années de cachot.
Je décidai de tuer Cecil Winwood.
Vous comprenez la situation. Morrell était parti ; Oppenheimer, jusqu’à la
crise qui causa sa perte, s’était muré dans le silence. L’isolement devenait
monotone pour moi, il fallait bien que je m’occupe à quelque chose. Je me
reportai donc à l’époque lointaine où j’étais Adam Strang et où je couvai,
patiemment, quarante ans durant, l’espoir de ma vengeance. Ce qu’Adam Strang
avait fait, je pouvais le refaire, en refermant mes mains sur la gorge de Cecil
Winwood.
Je me procurai quatre aiguilles. Comment, n’espérez pas que je vous le
révèle. C’étaient de toutes petites aiguilles, bonnes à coudre de la batiste. J’étais
tellement amaigri qu’il m’aurait suffi de scier quatre barreaux de mon guichet
pour que mon corps pût passer au travers. Je sciai ces barreaux. Pour chacun
d’eux, c’est-à-dire pour deux entailles, une en haut, une autre en bas, j’usai une
aiguille. Et chaque entaille me demanda un mois de travail ; il me fallut donc
huit mois, au total, pour me frayer un chemin. Malheureusement, je brisai ma
quatrième aiguille sur le dernier barreau, avant d’en avoir terminé, et il me fallut
attendre trois mois encore, avant de pouvoir me procurer une cinquième aiguille.
Finalement, j’achevai mon œuvre et réussis à sortir.
Je regrette vraiment de ne pas avoir eu Cecil Winwood. J’avais tout calculé,
sauf une chose. La chance certaine que j’avais de rencontrer Cecil Winwood au
réfectoire était l’heure du déjeuner. J’attendis donc le moment où Jones Gueule-
de-tarte prendrait, à midi, son service. Gueule-de-tarte, vous le savez, était ce
gardien qui dormait continuellement. Comme il faisait chaud, il ne tarda pas, en
effet, à ronfler. J’achevai de faire sauter mes barreaux et me faufilai à travers le
guichet en me comprimant. Après quoi, je passai devant Gueule-de-tarte,
atteignis l’extrémité du corridor et me trouvai libre… dans la prison.
Mais alors advint la seule chose que je n’avais pas prévue. Il y avait cinq ans
que j’étais enfermé dans ma cellule d’isolement. J’étais effroyablement faible.
Mon poids était tombé à soixante-quatre livres. Mes yeux étaient presque
aveugles.
En me trouvant dehors, je fus soudain frappé d’agoraphobie. L’espace qui
m’environnait m’épouvanta. Cinq années dans cette cage étroite m’avaient rendu
incapable de descendre la pente vertigineuse de l’escalier qui s’ouvrait devant
moi, de traverser la cour de la prison.
J’essayai pourtant, et réussis à descendre. Ce fut l’acte le plus héroïque que
j’eusse accompli dans toute ma vie. À cette heure, la cour était déserte. Le soleil
éblouissant y dardait en plein ses rayons. Par trois fois, je tentai de la traverser.
Mais la tête me tourna et je dus chercher une protection dans l’ombre que
projetait un de ses murs.
Un peu remis, je raidis encore mon courage et renouvelai mon essai. Mes
pauvres yeux chassieux, médusés comme ceux d’une chauve-souris, me firent
tressauter d’effroi à la vue de mon ombre qui s’étendait devant moi sur les
pavés. Je m’efforçai d’éviter mon ombre, trébuchai, puis tombai sur elle…
Alors, pareil à un homme prêt à se noyer, qui fait effort pour atteindre le rivage,
je rampai sur les genoux et sur les mains, vers l’abri du mur sauveur.
Je m’y accotai et me mis, là, à pleurer. Il y avait bien des années que je
n’avais pas versé de larmes. Je me souviens encore d’avoir senti, dans cette
ultime détresse, la tiédeur de mes pleurs, qui roulaient sur ma joue, et la saveur
salée qu’en les atteignant ils mirent à mes lèvres. Un frisson me saisit, semblable
à un accès de fièvre intermittente et, malgré la chaleur torride du soleil, dans
cette cour étroite, je me mis à trembler de tous mes membres. Je reconnus que
traverser la cour constituait un exploit dont j’étais incapable et, toujours
pantelant, j’entrepris de la contourner, accroupi contre le mur et m’y appuyant
des mains.
C’est dans cette position que le gardien Thurston, qui m’épiait depuis
quelques instants, vint s’emparer de ma personne. Je le vis, déformé par mes
yeux incertains, espèce de monstre énorme et bien nourri, démesurément grossi,
qui fonçait sur moi à une vitesse vertigineuse. Il n’était, en réalité, qu’à quelque
vingt pieds de moi, et il me parut qu’il surgissait de l’infini. Il pesait dans les
cent soixante-dix livres, et l’on se rend facilement compte de ce que, dans les
conditions où nous étions, pouvait être une lutte entre nous. C’est au cours de ce
bref combat qu’il prétendit avoir reçu de moi un coup de poing sur le nez, coup
de poing si terrible que le sang coula.
Toujours est-il qu’étant un condamné à perpétuité et que, pour un condamné à
perpétuité qui se livre à des voies de fait, la loi de Californie prévoit comme
châtiment la peine de mort, je fus ainsi déclaré coupable et frappé par le jury.
Celui-ci ne pouvait, légalement, ne pas tenir compte des affirmations solennelles
du gardien Thurston, auxquelles se joignirent celles des autres chiens de garde
de la prison, qui ne se firent pas faute de me charger. L’arrêt était inévitable.
Durant tout le trajet que je dus parcourir en sens inverse pour regagner ma
cellule, et notamment au cours de la remontée de l’escalier vertigineux, je fus
gentiment roué de coups, tant par Thurston que par la nuée d’auxiliaires
accourus pour lui prêter main-forte. Coups de pied, coups de poing et gifles. Il
en pleuvait. Si le nez de Thurston a véritablement saigné, ce que je me garderai
d’affirmer, ce dut être, probablement, au cours de la mêlée, du fait d’un de ces
acolytes trop zélés, qui cognaient à tort et à travers. Je ne sais si j’en fus
vraiment la cause, mais est-ce un cas pendable, en vérité ?
Je viens d’avoir une conversation avec le garde qui est de service au quartier
de la mort. Il a connu Jake Oppenheimer, qui occupait cette même cellule il y a
un an, avant de marcher au gibet comme je vais le faire moi-même.
C’est un ancien soldat. Il chique continuellement, et de façon répugnante. Sa
barbe grise et sa moustache sont toutes maculées de traînées jaunes. Il est veuf,
avec quatorze enfants vivants, tous mariés, et il est le grand-père de trente et un
petits-enfants vivants, l’arrière-grand-père de quatre petites filles.
Ce n’est pas sans difficultés que j’ai obtenu ces renseignements. J’ai dû les lui
extirper avec autant de peine que s’il se fût agi de lui extraire une molaire. C’est
une sorte de rustre, d’une intelligence très inférieure. L’esprit ne l’a jamais
tourmenté. Et c’est pour cette raison sans doute qu’il a vécu si vieux et a, sans se
troubler, procréé tant d’enfants. Ses facultés mentales ont dû se bloquer chez lui
il y a trente ans. Le monde lui est indifférent. Il se contente d’ordinaire de
répondre oui ou non à mes questions. Ce n’est pas qu’il soit naturellement
hargneux ou morose. Mais il n’a aucune idée à exprimer.
Je me demande si je ne devrais pas souhaiter pour ma prochaine réincarnation
une existence comme la sienne, purement végétative, et qui me reposerait
grandement des élans divins de mon intelligence.
Mais revenons à ma tentative malheureuse.
Après avoir été secoué, bousculé, assommé de coups de poing et de coups de
pied, par Thurston et par ses chiens de garde de la prison, tout en remontant ce
terrible escalier, j’éprouvai un immense, un infini soulagement, lorsque je me
retrouvai dans mon étroite cellule.
Là, tout me paraissait si sûr, si stable ! J’étais comme un enfant perdu qui,
après une équipée, rejoint la maison paternelle. Je me prenais d’affection pour
ces murs que, durant cinq années, j’avais tant haïs. Ces bons murs, épais et
solides, que j’avais, à droite et à gauche, à portée immédiate de ma main,
empêchaient l’espace de bondir sur moi comme une bête fauve. L’agoraphobie
est une terrible maladie. Je plains sincèrement ceux qui en sont atteints. Le peu
que j’en ai souffert m’incite à affirmer que la pendaison est plus facile à
affronter.
Je viens de me faire une pinte de bon sang. Le médecin de la prison,
imaginez-vous, un homme fort sympathique au demeurant, est entré dans ma
cellule de la mort, pour faire un brin de causette avec moi… et m’offrir
incidemment ses bons offices. C’est-à-dire une dose suffisante de morphine,
qu’il m’injecterait. Demain matin, m’a-t-il affirmé, je ne me rendrais même pas
compte que je marche à la potence.
Mais revenons au rire. Je me suis trouvé dans la situation de Jake
Oppenheimer. Je vois comme si j’y étais le piquant de la scène, quand le gars a
mené les journalistes en bateau avec sa réponse loufoque, qu’ils croyaient
involontaire. Lui non plus, n’a pas eu peur de la mort. Son dernier matin venu, et
son petit déjeuner terminé, alors qu’il avait déjà revêtu sa chemise sans col, les
reporters furent introduits dans sa cellule, curieux de recueillir ses dernières
paroles.
Comme ils lui demandaient ce qu’il pensait de la peine de mort – poser une
question semblable à un homme qui va mourir et qu’on va voir mourir, c’est
faire la preuve que le vernis de civilisation passé sur notre sauvagerie est plutôt
mince ! –, il leur répondit, beau joueur comme il l’avait toujours été dans sa vie :
— Messieurs, je pense vivre assez pour la voir un jour abolie…
J’ai vécu d’innombrables existences tout au long de temps infinis. L’homme,
individuellement, n’a fait aucun progrès moral depuis les dix derniers milliers
d’années, je l’affirme solennellement. La seule différence entre le poulain
sauvage et le cheval de trait patient n’est qu’une différence de dressage.
L’éducation est la seule différence morale qui existe entre l’homme
d’aujourd’hui et celui d’il y a dix mille ans. Sous le faible vernis de moralité
dont il a enduit sa peau, il est resté le même sauvage qu’il était il y a cent siècles.
La moralité est une création sociale, qui s’est agglomérée au cours des âges.
Mais le nourrisson deviendra un sauvage si on ne l’éduque, si ou ne lui donne un
certain vernis de cette moralité abstraite qui s’est accumulée le long des siècles.
« Tu ne tueras point », quelle blague ! On va me tuer demain matin. « Tu ne
tueras point », quelle blague, encore ! Dans tous les arsenaux des pays civilisés,
on construit aujourd’hui des cuirassés et des croiseurs. Mes chers amis, moi qui
vais mourir, je vous salue en vous disant : « Quelle blague ! »
Je vous le demande, quelle morale prêche-t-on actuellement qui soit plus
belle que celles qui ont été précitées par le Christ, par Bouddha, par Socrate et
par Platon, par Confucius et par l’auteur du Mahabharata, quel qu’il puisse avoir
été ? Seigneur, il y a cinquante mille ans, dans nos tribus, nos femmes étaient
plus vertueuses, et nos familles, nos relations entre nous, bien plus sévèrement
codifiées.
Je dois déclarer que la morale que l’on pratiquait en ces temps-là était bien
plus belle que celle que l’on pratique aujourd’hui. Ne rejetez pas hâtivement
cette idée. Pensez au travail de nos enfants, à la corruption de notre police et de
nos politiciens, à la détérioration de nos aliments, et à la condition d’esclaves des
filles pauvres. Aux temps où j’étais Fils de la Montagne et Fils du rameau, la
prostitution était inconnue. Nous étions vertueux, comme je vous l’ai dit, et nous
ne pensions pas à une si profonde dépravation. Les petits animaux d’aujourd’hui
sont restés comme ils étaient dans les temps passés, propres. C’est l’homme qui,
par son imagination, et aidé par sa maîtrise de la matière, a inventé les péchés
mortels. Les petits animaux, tous les animaux, sont incapables de pécher.
Je passe rapidement en revue mes nombreuses existences, dans les temps les
plus divers, dans les endroits les plus variés. Je n’ai jamais connu de tortures
plus cruelles, ni de cruauté plus terrible que celles qui constituent notre système
carcéral actuel. Je vous ai dit tout ce que j’avais enduré dans la camisole de force
et dans mon cachot d’isolement au cours de la première décennie du XXe siècle
après Jésus-Christ. Dans les temps anciens, nous punissions d’une façon très
rigoureuse et nous donnions la mort rapidement. Nous le faisions parce que nous
en avions décidé ainsi, par caprice, si vous voulez. Mais nous n’étions pas
hypocrites, nous ne faisions pas appel à la presse, au clergé ni à l’université pour
nous approuver dans nos élans de sauvagerie. Ce que nous avions décidé, nous
l’accomplissions la tête haute, et nous attendions les reproches et les critiques
toujours bien droits ; et nous n’avions pas besoin de nous réfugier sous les
basques des économistes classiques et des philosophes bourgeois ni sous les
ailes des prédicateurs patentés, des professeurs et des journalistes.
Pourquoi donc, bonté divine, il y a cent ans, cinquante ans, cinq ans
seulement, les violences n’entraînaient pas aux États-Unis la peine capitale ?
Mais cette année en l’an de grâce 1913, en Californie, on a pendu Jake
Oppenheimer pour ce délit, et demain, moi, pour le crime d’avoir mis mon poing
sur le nez d’un homme, on va me sortir de ce cachot et me pendre.
Question : ne faut-il pas longtemps au singe et au tigre pour mourir, alors que
de telles ordonnances sont inscrites sur le grand registre de l’État de Californie,
en cette année 1913 après Jésus-Christ ? Seigneur, Seigneur, ils n’ont fait que
crucifier le Christ. Ils nous ont bien plus torturés, Jake Oppenheimer et moi…
Comme Ed Morrell me le frappait un jour avec ses doigts, « le pire usage
qu’on puisse faire d’un homme est de le pendre ».
Non, je n’ai vraiment aucun respect pour la peine capitale. Et ce n’est pas
seulement une mauvaise action pour les chiens pendeurs qui l’exécutent,
moyennant salaire. C’est une honte pour la société qui la tolère, et paie pour elle
des impôts.
« Être pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’ensuive… » Ainsi s’exprime le
Code, dans sa phraséologie bizarre. Mais la pendaison est une chose stupide et,
par-dessus tout, antiscientifique. Voilà pourquoi elle me répugne.
Le matin est arrivé. Mon dernier matin. J’ai dormi toute la nuit, comme un
bébé. Dormi si paisiblement qu’à un moment le garde de la cellule de la mort
s’en est effrayé. Il a cru que je m’étais étouffé sous mes couvertures :
l’inquiétude du pauvre homme faisait pitié. Son pain et son beurre étaient en jeu.
Si j’avais été réellement mort, il aurait été mal noté, révoqué peut-être, et la
perspective d’aller grossir le nombre de sans-travail est amère à cette heure.
L’Europe, m’a-t-on dit, fait des chômeurs depuis deux ans, et les États-Unis
commencent à l’imiter. Cela signifie une crise commerciale prochaine, une
panique financière peut-être : l’armée des sans-travail fournira, l’hiver prochain,
de plus longues queues aux distributions de pain organisées par l’assistance
publique.
On m’a apporté mon petit déjeuner. Cela paraît idiot, mais je l’ai absorbé de
bon cœur. Le directeur m’a offert lui-même un litre de whisky. Je l’en ai
remercié et lui ai répondu qu’il veuille bien en faire don, de ma part, au quartier
des condamnés à mort. Pauvre directeur ! Il craint, si je ne suis pas ivre, que je
ne me rebiffe et crée du désordre dans la cérémonie, que je ne lui adresse, devant
les reporters, des reproches sur sa prison…
On m’a mis une chemise sans col…
Il semble que je sois devenu soudain un personnage important. C’est
incroyable, le grand nombre de gens qui s’intéressent à moi…
Le docteur vient de sortir. Je lui ai demandé qu’il me tâte le pouls. Les
battements sont normaux…
Je jette, au hasard, ces lignes sur le papier. Feuille par feuille, elles sortent des
murs de la prison, par une voie secrète…
Je suis l’homme le plus calme de cette prison. J’ai l’air d’un enfant prêt à
entreprendre un voyage. J’ai hâte de m’en aller, curieux des pays nouveaux que
je dois voir. Pourquoi aurais-je peur de la mort, moi qui, si souvent, suis entré
dans les ténèbres de la mort volontaire, pour en ressortir aussitôt ?…
Le directeur m’a apporté une bouteille de champagne. Je l’ai envoyée au
quartier des condamnés à mort. Que de considérations on a pour moi, en ce
dernier jour ! Étrange ! Étrange ! Ces hommes qui vont me tuer sont, j’imagine,
épouvantés de la mort. Pour citer Jake Oppenheimer : « Moi qui vais mourir, je
dois leur inspirer la peur de Dieu ».
Ed Morrell vient de me faire parvenir un petit mot. Il m’affirme qu’il a fait les
cent pas, toute la nuit, devant le mur du quartier des condamnés à mort. On lui a
interdit, administrativement, de venir me faire ses adieux.
Des sauvages ? Je ne sais pas. Plutôt des enfants. Ils me tuent et, la nuit
prochaine, quand ils m’auront allongé le cou, ils auront peur, pour la plupart, de
rester dans l’obscurité.
Voici quel était le message d’Ed Morrell : « Ma main est dans la tienne, vieux
camarade ! Je sais que, même au bout de la corde, c’est toi qui auras gagné la
partie ».
Les reporters se sont éloignés. Je ne les verrai plus, la prochaine et dernière
fois, que du haut du gibet, avant que le bourreau me cache la face sous le voile
noir. Ils paraîtront curieusement mal à l’aise. Curieux jeunes gens. Quelques-uns
avaient l’air d’avoir bu, et deux ou trois étaient déjà malades à l’idée de ce qu’ils
allaient voir. Il semble plus facile d’être pendu que de regarder une pendaison…
Quelques lignes encore…
En les écrivant, je retarde la cérémonie. Le corridor est rempli de
fonctionnaires et de hauts dignitaires. Ils sont nerveux. Ils désirent, évidemment,
en finir au plus vite. Sans doute plusieurs d’entre eux sont-ils attendus à
déjeuner. Je les désoblige beaucoup en tenant encore ma plume…
Le prêtre m’a renouvelé sa demande de rester avec moi jusqu’à la fin. Le
pauvre homme ! Pourquoi lui refuserais-je cette consolation ? J’ai consenti, et à
présent il a l’air tout réjoui. Mon Dieu, qu’il faut peu de chose pour rendre
heureux certains hommes ! Je pourrais m’attarder encore à en rire pendant cinq
joyeuses minutes, s’ils n’étaient pas si pressés.
Je termine ici. Je ne peux que me répéter. Il n’y a pas de mort absolue.
L’esprit est la vie, et l’esprit ne saurait mourir. Seule la chair passe et meurt et,
par l’effet de fermentations chimiques, se transforme et se dissout pour renaître
ensuite, comme une matière malléable, sous des formes nouvelles, diverses, et
éphémères qui, à leur tour, périront pour renaître encore. L’esprit seul dure et
continue à se reconstruire à travers des incarnations successives, et ainsi jusqu’à
ce qu’il atteigne la lumière. Qui serai-je lorsque je revivrai ? Je me le
demande… je me le demande…