Jack London - Le Vagabond Des Étoiles

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JACK LONDON

Le vagabond des étoiles

Louis Postif (Traducteur)


Paul Gruyer (Traducteur)

Éditeur : PHÉBUS (23/09/2000)


ISBN : 2859406816

Numérisation (hors commerce) :


v1 : 2014
v2, complètement revue : nov. 2019
Résumé

Dans la prison d’État de Californie, à San Quentin, Darrell Standing s’apprête


à être pendu. Il y a huit ans, alors professeur d’agronomie à l’école d’agriculture
de Berkeley, il a été condamné à perpétuité pour crime passionnel. Sur les huit
années d’incarcération, il a passé cinq ans dans les ténèbres d’un cachot,
surnommé la « mort vivante ». Victime d’une dénonciation calomnieuse, il est
maintenant condamné à mort. En attendant l’heure fatale, il s’évade au gré de
son imagination dans le passé. Il se voit ainsi au cœur du Paris de Louis XIII
sous les traits du comte Guillaume de Sainte-Maure ; comme enfant rescapé
d’une caravane de pionniers massacrés par les Indiens ; en marin anglais marié à
une princesse coréenne du XVIe siècle ; comme matelot viking bientôt reconverti
en centurion de Ponce Pilate au moment du procès de Jésus ; en homme des
cavernes à l’aube de l’humanité.
Passant du réalisme au fantastique, de l’univers monotone et exigu d’une
geôle aux rebondissements émaillés de prodiges, Le Vagabond des étoiles est à
la fois un procès contre l’univers carcéral et un hommage à l’imaginaire.
Considéré comme son dernier acte de militant socialiste, comme son testament
littéraire et philosophique (Jack London meurt un an après la parution de son
livre), c’est aussi l’un des chefs-d’œuvre de l’auteur.
Le testament de Jack London

Depuis longtemps – depuis qu’il a goûté à l’hospitalité carcérale pour


« vagabondage » en 1894 –, Jack London a un compte à régler avec le système
pénitentiaire. Pas seulement sur le plan personnel : il le considère comme le
chien de garde de la société capitaliste. Au-delà de l’auxiliaire zélé, c’est elle
qui est visée tout entière, et c’est contre elle qu’il dirige ce brûlot en forme de
roman qu’est Le Vagabond des étoiles, rédigé, après une gestation de deux
années, entre la fin de 1913 et mars 1914.
Il l’adresse à son éditeur, Macmillan, le 17 avril suivant, peu avant son
départ pour le Mexique, où il va « couvrir » pour le magazine Collier’s la guerre
menée par les pétroliers américains contre le gouvernement révolutionnaire qui
les a expropriés. D’abord publié en feuilleton quotidien dans The Los Angeles
Examiner (14 février-10 octobre 1915), l’ouvrage sort en librairie avant la fin
octobre.
Son dernier acte de militant socialiste, son dernier grand roman, l’un de ses
chefs-d’œuvre avec Martin Eden est aussi, à son insu – il meurt le 22 novembre
1916 – son testament littéraire et philosophique.
Peu de gens, hormis quelques militants de gauche se soucient de la façon
dont le système pénitentiaire américain traite ses pensionnaires. Jack London a
pu observer, en Californie, grâce à l’illustre prison de San Quentin,
d’inquiétantes dérives. Elles vont fournir la trame de son roman diatribe.
Tout condamné à la prison à vie, s’il agresse un gardien, est passible de la
peine de mort prononcée par le directeur… à la discrétion des gardiens : il leur
est facile de provoquer un détenu dont on souhaite se débarrasser de façon
définitive. Tout condamné qui dénonce un délit commis par un compagnon de
captivité voit automatiquement réduire sa peine. C’est encourager, au-delà de la
délation, la vengeance envers un codétenu détesté, c’est même une prime au
mensonge, si gros d’avantages. Tout détenu coupable d’un manquement à la
discipline est passible d’une mise au cachot agrémenté du port de la camisole de
force, accessoire sobrement dénommé the jacket (« la veste »), et, sur cinq jours
consécutifs, de privation de nourriture.
Tel est le sort que connaît le héros, le professeur d’agronomie Darrell
Standing, condamné à perpétuité pour crime passionnel. Il passera une année à
subir, par périodes de cinq jours entrecoupées de brèves rémissions, les affres
de cet instrument de torture. La cause ? Son refus obstiné d’indiquer où il a
réussi à dissimuler de la dynamite. Il ne risque pas de le révéler : il est
simplement victime d’une dénonciation calomnieuse imaginée par un mauvais
camarade désireux d’abréger l’hospitalité que lui accorde San Quentin.
À se contenter de décrire le martyre de son personnage, London aurait
fourni un témoignage atrocement éloquent prenant appui sur un récit vaguement
romancé. Tout son génie est de faire basculer l’attendu – un roman réaliste –
dans l’inattendu – le fantastique. Et le ressort consiste à imaginer que son héros
réussit à survivre à la torture prolongée grâce à ce que Standing appelle la
« mort en raccourci ». Aussitôt emprisonné dans la camisole, il s’autohypnotise.
Décollant d’une réalité insupportable, il « vagabonde » à travers ses vies
antérieures.
L’alibi de la « mémoire atavique » permet à London, avec Le Vagabond des
étoiles, de renouveler et de magnifier l’essai qui remonte à Avant Adam (1907) :
on y voyait un jeune garçon d’aujourd’hui revivre chaque nuit l’existence qu’il
avait connue à des époques préhistoriques. Ce simple voyage dans le temps
laisse cette fois la place, avec le condamné Darrell Standing, à une véritable
épopée lyrique ; le héros en conte les étapes à ses voisins de cellule, Jake
Oppenheimer et Ed Morrell, lors de chacun de ses retours à la réalité.
Au hasard de vagabondages en zigzags dans le passé, il se revoit
successivement au cœur du Paris de Louis XIII sous les traits du comte
Guillaume de Sainte-Maure ; comme enfant rescapé d’une caravane de
pionniers massacrés par les Indiens et les mormons en 1857, – en marin anglais
devenu l’époux d’une princesse coréenne du XVIe siècle ; comme matelot viking
bientôt reconverti en centurion de Ponce Pilate au moment du procès de Jésus ;
sous le nom de Daniel Foss, au XIXe siècle, nouveau Robinson Crusoé, après son
naufrage dans une île déserte. Et, dernière réincarnation dans l’Ailleurs, homme
des cavernes à l’aube de l’humanité.
En passant du réalisme au fantastique, le récit ne perd rien de sa capacité
d’émouvoir. Elle en ressort au contraire renforcée. L’univers monotone et exigu
du prisonnier de San Quentin est secoué de rebondissements, traversé de
prodiges qui enchaînent le lecteur au récit. Au lieu d’avoir affaire à un roman
linéaire destiné à recueillir son adhésion à la dénonciation du système
pénitentiaire, le lecteur est emporté par un tourbillon d’événements propulsé par
sept ou huit romans merveilleux qui s’enchevêtrent à l’intérieur d’un
réquisitoire réaliste. Loin de transformer ce récit en chaos, ces divagations
enrichissent sa trame.
Grâce à la présence d’un protagoniste constant, à la fois héros et narrateur,
en compagnie de qui chacun souffre et espère qu’il demeure dans son cachot ou
le quitte pour courir en Palestine, en Corée ou sur les mers. Grâce à une
remarquable unité dramatique aussi : à l’image de l’intrigue principale, les
intrigues secondaires mettent en scène l’homme en proie à une même aliénation,
quelle qu’en soit la forme – injustice, tyrannie, oppression sociale, obéissance
aveugle, catastrophe naturelle. Aliénation que seul le recours à l’esprit permet
de supporter de vaincre, car elle s’identifie à la matière ou au pouvoir aveugle
qui en procède. La sublimation de l’esprit est l’Amour. C’est pourquoi le cycle
des avatars du héros et l’ensemble des récits qui le composent forment un
véritable bilan de la lutte de l’homme et de l’amour contre l’oppression à
travers les âges.
La partie la plus vibrante de la vie de Darrell Standing ne se déroule donc
pas dans les périodes où il est libre de ses mouvements, mais dans celle où il est
revêtu de la camisole de force. En le punissant par l’impossibilité de bouger,
l’autorité pénitentiaire lui a procuré une « clé des champs », formidable
instrument qui se joue des murs, des fils de fer électrifiés et des miradors
surannés.
Quand le roman anticarcéral s’achève par la condamnation de Darrell
Standing, celui-ci peut marcher vers la pendaison le sourire aux lèvres. La
« mort pour de bon » qu’on va lui infliger pour avoir agressé un gardien, il la
ressent comme une libération, comme une évasion dans un monde où nul
bourreau ne peut l’atteindre. La mort est la porte par laquelle son esprit quitte
la chair qui l’emprisonnait et les chaînes qui le suppliciaient. Plus rien
n’empêche Standing de retrouver dans une nouvelle réincarnation la liberté et
l’amour.
Dans la réalité, c’est le voisin de cellule de Standing, Jake Oppenheimer qui
a payé de sa vie l’agression contre un gardien. Personnage secondaire dans le
roman, Oppenheimer était un authentique détenu dont London a attribué la
personnalité et la fin au personnage fictif de Darrell Standing. Transfert dicté
par un réflexe de pudeur envers la mémoire d’Oppenheimer. Lorsque le livre
paraît, en octobre 1915, l’homme, pendu haut et court, est mort depuis le
10 juillet 1913.
En 1912, la genèse du futur Vagabond des étoiles s’inscrit dans un rêve de
London : la parution prochaine de son livre doit créer un mouvement d’opinion
en faveur d’Oppenheimer et lui éviter la pendaison. L’auteur ne se trompait pas
sur la portée de son livre : grâce à lui, l’usage de la camisole de force et le droit
exorbitant de condamner à mort un détenu indiscipliné seront abolis. Il se
trompait en revanche sur la durée de sa gestation, beaucoup plus longue que
prévu, et entrecoupée d’un long périple autour du cap Horn.
Le cas Oppenheimer permet de dater avec précision – août 1910 – les
préliminaires de cette genèse, ou du moins de la première partie du livre, le
témoignage à charge qui s’appelle encore à cette date The Jacket, puis The Shirt
Without Collar (« La chemise sans col »).
Ce même mois en effet, dans The Pacific Monthly, revue de Portland
(Oregon) très familière à Jack London, paraît un article dû à Jack Jungmeyer
intitulé « The Knuckle Voice » (« La voix des phalanges »). En 1908 et 1909, la
revue a livré en feuilleton Martin Eden ; en 1910 y ont été publiées les nouvelles
qui composeront La Croisière du Snark. L’une d’elles, « Le médecin amateur »,
voisine avec le texte en question. Il ne pouvait pas échapper à London, attentif
au moindre indice d’injustice sociale.
L’auteur relate comment un certain Ed Merrit (rebaptisé dans le roman Ed
Morrell), l’un des deux voisins de cellule de Darrell Standing, subit la camisole
de force, et comment, grâce à une sorte de morse frappé sur les murs, il tente de
communiquer avec le détenu de la cellule contiguë, lequel a nom Jake
Oppenheimer ! De même qu’il l’avait fait pour ce dernier, le comportement
comme le martyre d’Ed Merrit/Morrell seront attribués à son double fictif
Darrell Standing.
Telle est la première étape de la genèse du roman réaliste destiné à alerter
l’opinion en faveur du condamné à mort. La seconde s’étend de son exécution,
soit de juillet 1913, donc, aux derniers mois de cette même année, qui voient le
début de sa rédaction. Entre ces deux dates, se place l’invention de la « mort en
raccourci », qui va bouleverser la structure plaidoyer-réquisitoire et la placer
sous un éclairage fantastique. Rompant avec l’argumentation linéaire du
plaidoyer, la « mort en raccourci » – et ses perspectives – vont l’aviver en la
truffant de digressions spectaculaires. Cette métamorphose va également
rehausser la personnalité de Standing : de victime humiliée, il devient le héros
d’une geste fantastique qui enjambe les siècles. Une autre perspective ouverte
par la « mort en raccourci » n’est pas à négliger, même si elle relève de la
cuisine des anges : elle a permis au romancier de vider ses tiroirs.
Dans l’épisode palestinien, centré autour de Ponce Pilate, on a reconnu les
vestiges du roman sur le Christ que London avait commencé d’écrire en 1899,
mais qu’il n’acheva pas, les éditeurs préférant le voir exploiter jusqu’à
épuisement le filon du Klondike. De même, les pages dont Avant Adam avait été
émondé ont servi à accommoder l’épisode préhistorique.
Pour le reste, il faut distinguer entre les « fonds de tiroir » proprement dits
(les sujets recalés par tous les éditeurs) et les ébauches que l’auteur, pour des
raisons diverses, avait renoncé à développer dans la première catégorie,
pourrait entrer le médiocre pastiche d’Alexandre Dumas situé dans le Paris de
Louis XIII, à moins qu’il ne s’agisse d’un fragment du roman historique
plusieurs fois annoncé à des éditeurs et qu’ils n’ont jamais reçu : « The Flight of
the Duchess ». Dans la seconde, on trouve avec l’épisode coréen l’esquisse la
plus poussée : presque un roman déjà. L’extermination de la caravane de
pionniers par des mormons alliés aux Indiens est une nouvelle inspirée d’un
incident réel de la conquête de l’Ouest. Un roman maritime mort-né, « The
Mercy of the Sea », semble avoir fourni la matière de la partie viking,
habilement reliée à l’épisode de la Palestine par un personnage commun :
Ragnar Lodbrog, le marin du Nord devenu centurion romain.
Reste le naufrage de Daniel Foss. Composant un tout parfaitement cohérent,
il aurait mérité une publication séparée. Il se peut aussi que l’auteur ait préféré
ajouter aux réincarnations de Darrell Standing, avec cet aimable pastiche de
Robinson Crusoé, une touche de pur exotisme. Pastiche poussé avec soin : pour
accréditer l’existence de Daniel Foss, London, tenant la plume pour Darrell
Standing, fournit le titre de ses mémoires, la date – 1819 –, et le lieu
d’impression – Boston. Un souci raffiné du détail…
Doublé d’un beau clin d’œil, demeuré inaperçu pendant exactement soixante
ans. C’est seulement en 1975 qu’un exégète plus curieux que ses prédécesseurs,
Mr. James Sisson, de l’université de Berkeley, a eu l’idée de vérifier les
références fournies par Jack London. Il a découvert que Daniel Foss,
personnage bien historique, avait publié ses mémoires au lieu et à la date
indiqués, et que ceux-ci avaient été réédités par une publication historique au
début de 1914… au moment où London achevait la rédaction du Vagabond des
étoiles. On ne s’étonnera pas qu’il se soit borné à paraphraser, à un incident
près, le texte de Daniel Foss. Il savait tirer parti des circonstances : il a fort
habilement exploité celle-ci, alors qu’il lui fallait terminer à tout prix son roman
avant de partir pour le Mexique. Et tant pis pour les lecteurs et les critiques
incapables de relever le défi qu’il leur lançait avec malice !
La malice va loin : elle revient à utiliser l’existence d’un personnage
authentique pour accréditer la réalité de la réincarnation, en l’occurrence celle
d’un personnage imaginaire. Même lorsque son inconscient le persécutait avec
de vieilles obsessions, Jack London ne perdait pas le sens de l’humour…
Si la lecture d’un article de la Pacific Monthly a déclenché la genèse du
plaidoyer-réquisitoire, qu’est-ce qui a déterminé chez Jack London l’invention
de la « mort en raccourci », le ressort du fantastique ?
Ici entre en scène un personnage très secondaire du Vagabond des étoiles,
l’autre voisin de cellule de Darrell Standing : Ed Morrell.
Il y avait une fois (automne 1968), à San Francisco, sur la fin d’Eddy Street,
tout près du croisement avec Market Street, une modeste boutique qui ne
ressemblait à aucune autre. Et comme il n’en existait pas encore en France. Sa
vitrine vieillotte composait une véritable invitation au voyage pour le pays des
merveilles.
On découvrait pêle-mêle une édition fatiguée de Father Goose (« Père
l’Oie »), mémoires d’un pionnier alors bien oublié : Mack Sennett ; quelques
fascicules datant du tournant du siècle et dont les couvertures rutilantes
montraient Nick Carter et Buffalo Bill combattant au prix de grands périls,
celui-ci les Apaches emplumés de la savane, celui-là les Apaches flingueurs de
la grande ville. Sur la couverture de quelques fascicules, encore plus anciens,
ces deux héros entamaient leur mission salvatrice en noir et blanc. Quelques
incunables de la bande dessinée, échappés à la fureur destructrice des chers
petits anges, montraient sur leur couverture de carton craquelé le premier
Mickey Mouse, celui dont chaque œil ressemble à une tarte à laquelle
manquerait une part.
Enfin, au fond de la vitrine, à l’intention de ceux qui avaient franchi la
première barrière de séduction, s’étalaient de rarissimes exemplaires du Tarzan
d’Edgar Rice Burroughs, de Fu Manchu, et de vieilles éditions de Jack London
dont les reliures pleine toile s’ornaient de chercheurs d’or en extase devant une
aurore boréale, de marins défiant la tempête, de chiens esquimaux hurlant
contre la destinée.
La vitrine était l’antichambre d’un long et étroit capharnaüm dont
l’entassement promettait à tout aventurier courageux qu’il finirait par déterrer
la pépite inspiratrice de ses prochains rêves sur mesure. Sur ce terrain de
décollage régnait un aimable vieux monsieur qui ne se contentait pas de vendre
des livres ; il s’intéressait à leur contenu et, se plaisait à souligner de quelques
paroles le bon choix des acheteurs. Ce fut mon cas.
Reconnaissant à mon accent et à mon allure un touriste étranger – donc un
individu programmé pour visiter –, il me conseilla d’aller voir le ranch de Jack
London à Glen Ellen. Première révélation : c’était devenu un musée et parc
d’État ouvert au public. Il était situé à quelques heures de San Francisco, dans
la vallée de la Sonoma. « Le nom indien de la Vallée de la Lune », précisa avec
un clin d’œil mon libraire. Autre révélation : voilà l’origine du titre du plus
copieux roman de London !
À ma deuxième visite, quelques jours plus tard, je m’intéressai au « Saint des
Saints », protégé de la curiosité du public par un comptoir quadrangulaire.
Deux petites étagères, accessibles seulement au libraire, y déployaient les
couvertures de belles et rares éditions. Je remarquai, pour sa fraîcheur ; un
exemplaire du Star Rover (Le Vagabond des étoiles) dont la couverture de toile
était entièrement occupée par un ciel bleu radieux. Surprenant mon regard, sans
que j’aie prononcé une parole, le vieux monsieur me tendit le volume en disant :
« Son chef-d’œuvre ! » C’était bien mon avis, et je l’exprimai avec chaleur.
La glace (du Yukon) étant ainsi rompue, ou fondue, le gardien des trésors me
fit cadeau d’une belle surprise : une révélation de plus, mais de taille ! Le chef-
d’œuvre de Jack London avait pour base une histoire vraie, vécue par un homme
de chair et de sang, qui avait réellement subi les brimades et les tortures
exposées dans Le Vagabond des étoiles.
Rappelons en deux mots cette histoire : quand le médecin de la prison lui
procurait un répit en ordonnant sa délivrance momentanée, Standing regagnait
le monde temporel. Et, une fois son corps délivré d’un engourdissement proche
de l’hibernation, il racontait ses plongées dans les profondeurs du temps à
Oppenheimer et à son autre voisin de cellule, Ed Morrell. Et j’apprenais que cet
étrange dédoublement de la personnalité s’était donc manifesté – même en
faisant la part de la technique romanesque – chez un personnage bien réel :
Darrell Standing !…
— Non, non, rectifia mon vieux libraire, Darrell Standing est un personnage
de pure fiction ; certes London lui a prêté quelques détails inspirés par
Oppenheimer, mais tout le reste de sa personnalité est la fidèle réplique de son
autre voisin de cellule : Ed Morrell. C’est lui, le véritable héros du roman de
Jack London.
Et, plongeant sous le comptoir, il en ressortit un ouvrage signé Ed Morrell,
intitulé The 25th. Man : son autobiographie… Décidément, je passais de la
caverne d’Ali Baba à la chambre à coucher de Shéhérazade ! Je feuilletai
rapidement le volume. L’auteur, qui offrait son portrait en frontispice, évoquait
sa vie aventureuse d’anarchiste, les circonstances de son emprisonnement à San
Quentin, l’affaire de la dynamite, la camisole de force, les voyages dans le passé
qu’il racontait à Oppenheimer, sa libération, sa rencontre avec Jack London,
son plaisir à lui fournir la trame du Vagabond des étoiles.
The 25th. Man a été publié en 1924 (neuf ans après la parution du Vagabond
des étoiles, huit ans après la mort de London) à Montclair (New Jersey) par un
petit éditeur de gauche tout à fait inconnu : The New Era Publishing Co. Le petit
volume de toile grise que je feuilletais dans la boutique de San Francisco n’était
pas à vendre, en principe… Il a pourtant servi à établir la présente édition. À
lire cette passionnante autobiographie, on peut établir très exactement ce que lui
doit Le Vagabond des étoiles, et on mesure toute la fascination que l’auteur
exerça sur Jack London.
Ed Morrell – son prénom n’a jamais pu être précisé, pas plus que sa date de
décès (vers 1940) – était né en 1869, dans un petit village minier de
Pennsylvanie. Privé de père, il entre à la mine dès l’âge de neuf ans ! Un peu
plus tard, admis au fond du puits, il passe douze heures par jour à ouvrir une
porte pour laisser passer des chariots. Comment s’étonner si, au fond du puits
sombre, l’enfant privé d’enfance rêve de grands espaces étendus à l’infini,
éclairés par la lumière du soleil ?… Un jour, une explosion dans les galeries, où
il manque d’être enseveli, lui donne le prétexte ou le courage de fuir son bagne
souterrain.
Victime du mirage des villes, il vient chercher l’aventure à New York et
trouve au contraire la crasse et la misère du Bowery où il erre, désemparé. Plein
d’illusions sur l’Europe, qu’il croit moins inhumaine, il réussit à se cacher sur
un navire à bestiaux à destination de Liverpool. Il échoue en Écosse, passe en
Irlande où il parcourt le pays pendant un mois. À Londres, la crasse et la misère
de Whitechapel lui paraissent encore plus sinistres que celles de New York.
Il ne lui reste plus que le rêve des grands espaces. Il embarque comme
matelot pour l’Australie, déserte à l’escale de Naples, reprend la mer un mois
plus tard. L’Australie, où il parvient enfin, ne le retient pas : le Zealanda le
dépose à San Francisco, en Californie, « la terre de (s)es premiers rêves
d’enfance ».
Encore un mirage éteint. Sur la terre qui vit la ruée vers l’or, l’Aventure est
terminée, remplacée par l’Industrie. Au risque et à l’exploit librement consentis
ont succédé la pauvreté et l’esclavage du salariat.
Vers la fin du XIXe siècle – et comme dans le meilleur des films de Zorro –, la
Californie est mise en coupe réglée par une compagnie de chemins de fer que les
socialistes locaux ont surnommée la « Pieuvre ». Ses tentacules s’étendent sur
l’État tout entier : sur les banques bien sûr, mais aussi sur la législature, les
gouvernants, les tribunaux. Et même sur les prisons !
Dans la vallée de San Joaquin, la Pieuvre ne recule devant aucun expédient
pour se débarrasser des petits fermiers qui gênent son plan d’expansion. On les
« corrige » sans douceur, puis, avec l’aide des tribunaux et de l’administration,
on les exproprie et on les ruine… Certains récalcitrants, poussés par le
désespoir, exaspérés par l’indifférence des pouvoirs locaux, ont décidé de se
rendre justice eux-mêmes.
Groupés en une association secrète. Les Vengeurs de Californie, ils
commencent par attaquer les trains et les installations de la Pieuvre. Simple
prologue. Il leur faut aller plus loin et s’attaquer partout à la bête, jusqu’aux
confins de sa puissance. La voie ferrée est seulement la plus visible des
tentacules de la Pieuvre ; ils frappent aussi les banques, les entreprises, les
prisons qui dépendent d’elle. D’importantes forces de police, des détectives
privés sont lancés aux trousses de ces fantômes efficaces. Sans pouvoir les
réduire. Lorsqu’on parvient à en capturer un, les autres prennent d’assaut la
prison pour le délivrer.
Ed Morrell est devenu l’un des Vengeurs de Californie. Quand et comment, il
ne l’a jamais dit. Ni à ses juges, ni aux lecteurs de ses mémoires. Il précise
seulement que la dernière attaque de train à laquelle il a pris part est celle du
3 août 1892 ; il est âgé de vingt-trois ans. En septembre, ses camarades le
chargent d’une mission de confiance qu’il accomplit avec astuce : il devient
l’adjoint du policier chargé de diriger la lutte contre les Vengeurs…
Il réussit à prolonger deux ans ce noyautage. La situation devenue intenable,
Morrell reprend la lutte active. Il attaque la prison d’État où sont détenus deux
chefs des Vengeurs, sans se douter qu’on lui tend un piège.
Après une chasse à l’homme digne d’un film en cinémascope, il est arrêté et
condamné à la prison à vie en 1894. On l’incarcère d’abord à Folsom, où on ne
lui ménage pas les brimades. La Pieuvre, qui contrôle la prison – côté
gardiens… et côté détenus –, veille à ce que Morrell ne perde pas sa réputation
de meneur dangereux… même au prix de provocations. À San Quentin, où il est
transféré en 1896 avec vingt-quatre hommes, il connaîtra des souffrances plus
atroces encore.
L’enchaînement des causes et des effets est celui-là même dont Le Vagabond
des étoiles rend victime Darrell Standing : la récolte dans l’atelier de tissage du
jute ; sa répression ; l’accusation, lancée par un mouchard mythomane (que
Morrell appelle, dans ses mémoires « Sir Harry »), d’avoir caché de la
dynamite : le prétendu refus d’avouer de l’accusé ; les persécutions en série
qu’entraîne son silence obstiné, et le réconfort que lui apporte la présence
d’Oppenheimer dans la cellule voisine ; l’enfermement dans la camisole de
force, que le mutisme du sujet et sa résistance (obtenue par la « mort en
raccourci ») prolongeront de façon presque ininterrompue de 1899 à 1904.
L’arrivée à San Quentin d’un nouveau directeur dénué de ressentiments et de
préjugés à l’égard de Morrell met fin à son supplice. Il connaîtra même un
traitement de semi-faveur au cours des années qui suivront. Puis, au terme de
quelque quinze ans de détention, sa bonne conduite le fait bénéficier d’une
remise en liberté sur parole.
Des années durant, il tente alors d’arracher Oppenheimer au bourreau. En
vain, malgré tous les concours apportés à sa campagne, en particulier celui des
anarchistes et de leur revue, publiée à New York, Mother Earth (« Terre mère »).
Jacob (dit Jake) Oppenheimer, tel que le dépeint son ancien voisin de cellule,
apparaît comme le type de l’inadapté que la société a conduit elle-même vers le
mal. D’emblée handicapé au regard de l’égalité des chances, de mauvaises
impulsions en mauvaises fréquentations, de revers en rancœur, et de rancœur en
exaspération, Oppenheimer est tombé dans le crime comme une épave échoue
sur la grève : plus victime que coupable. Affrontant la pure répression en guise
de compréhension, il ne fut pas amendé, tant s’en faut, par ses premiers séjours
en prison.
L’erreur tragique commise par la société à l’égard d’Oppenheimer préfigure
le cas de Caryl Chessman, cet autre détenu californien qui agita les consciences
des années 1960. La condamnation à mort avait changé Oppenheimer – comme
elle devait le faire plus tard de Chessman : Malraux le dit bien, « la mort
transforme une vie en destin ». Le meurtre n’était peut-être pas le destin
d’Oppenheimer. À l’annonce qu’un terme était fixé à sa vie par la société, sa
chrysalide de brute laissa apparaître un être sensible doué d’une vocation
d’écrivain.
Pauvre écrivain dont les pauvres écrits avaient le plus souvent pour lecteurs
quelques gardiens ou détenus et les censeurs de la prison… C’est l’espoir
d’arracher Oppenheimer à la mort qui conduira Morrell à apporter son aide à
Jack London dans la composition du Vagabond des étoiles. Déjà sensibilisé par
l’article de Jungmeyer, London ne pouvait que porter un intérêt particulier à la
campagne menée par Ed Morrell pour obtenir la grâce d’Oppenheimer. À la
sympathie du militant socialiste s’ajoutait la curiosité du romancier.
Mais avant de transformer Ed Morrell en personnage de roman, il fallait
vaincre la pudeur intransigeante de cet anarchiste aventureux. Il aurait pu
s’enorgueillir des motifs de son incarcération à vie : la lutte à main armée
contre le capitalisme sauvage qu’incarnait la Pieuvre. Mais seul le guide le
désir de sauver la vie de son ancien voisin de cellule. Morrell n’était animé
d’aucun désir de revanche. Dédaigneux de toute publicité personnelle, il avait
refusé le fabuleux cachet de cent dollars par jour que lui offrait un entrepreneur
de spectacles de San Francisco pour raconter ses propres malheurs sur la scène
d’un théâtre de Fillmore Street. Il avait également repoussé les propositions de
plusieurs grands journaux prêts à publier ses mémoires.
Il consentit pourtant à livrer ce « misérable tas de secrets » que, toujours
selon Malraux, représente une vie, convaincu que la cause d’Oppenheimer ne
pouvait avoir de meilleur avocat auprès du grand public que l’auteur du Talon
de fer et du Peuple d’en bas. Mais le roman devait seulement retenir les rapports
de Morrell avec l’univers pénitentiaire, en laissant dans l’ombre sa personnalité
et son passé. Peu importe puisqu’ils sont évoqués dans The 25th. Man. Ils
scellèrent leur accord lors d’un dîner au restaurant Saddle Rock, à Oakland.
Sans doute un peu avant le départ de Jack London pour New York, le
24 décembre 1911.
Arrivé dans cette ville, où il venait s’embarquer pour le cap Horn, London
annonçait à Roland Philips, l’un de ses éditeurs, son intention d’écrire un roman
sur « l’histoire d’Ed Morrell, prisonnier dans un pénitencier de Californie ». Il
en parlait même comme d’un livre qu’il était « sur le point de commencer » :
légère esbroufe dictée par le souci de persuader.
Morrell précise dans ses mémoires qu’en 1912 il passa au total deux mois,
par intervalles, au ranch de Glen Ellen pour répondre aux questions de
l’écrivain. Leurs entretiens ont sans doute pris place pendant le repos de la fin
de semaine, à partir du mois de septembre. Mais la rédaction proprement dite
n’a pu commencer avant l’automne de l’année suivante. Elle fut terminée peu
avant l’embarquement de London pour le Mexique.
La comparaison du roman avec l’autobiographie de Morrell révèle combien
Jack London – poussé par le souci de l’authentique – est demeuré fidèle aux
confidences verbales que l’ancien détenu venait lui faire à Glen Ellen. Le
premier tiers du Vagabond des étoiles ne se borne pas à reproduire la réalité
pénitentiaire telle que l’a ressentie Morrell : l’atmosphère de la prison, le
déchiffrement des coups dans le mur, l’amitié avec les mouches, l’agressivité des
rapports entre détenu et gardiens… Le roman reproduit encore, presque mot à
mot, le récit par Morrell de la visite que son esprit désincarné aurait faite à
travers les murs du cachot à Oppenheimer, au moment précis où celui-ci
taquinait une dent gâtée.
London demeure fidèle à Morrell jusque dans l’irrationnel. Il conserve ainsi
à son témoignage ce qui lui donne sa couleur particulière, et tout ce qui en fait
la force et la sincérité. Par cet impératif de conformité s’expliquerait la
contradiction que traduit Le Vagabond des étoiles, monument élevé à la gloire
du spiritualisme par un écrivain rationaliste et marxiste.
Tant que Morrell reste aux prises avec la réalité pénitentiaire, il suscite chez
London une imitation scrupuleuse. Mais que l’esprit – ou l’imagination – du
détenu s’élance dans l’espace et le temps, alors le romancier bondit encore plus
loin. Les ravages de Morrell dans la « mort en raccourci » semblent l’esquisse
inachevée de ceux accomplis par Darrell Standing.
Son amitié avec Morrell semble avoir cristallisé chez London une crise de
personnalité analogue à celle qu’avait connue l’ancien bagnard, lequel l’avait
comme lui résolue par un dédoublement de la conscience.
Tant que Morrell accepte la réalité pénitentiaire, sa routine et ses excès,
Jack London laisse parler en lui le romancier protestataire. C’est l’auteur du
Talon de fer qui tient la plume, égratigne, dénonce, châtie avec toute la vigueur
inspirée, intransigeante du militant socialiste. Que Morrell, lassé du rôle de
victime de sa condition d’enfermé, libère son esprit de sa prison de chair, alors,
chez London, l’écrivain protestataire se tait, assourdi, étourdi, ébloui par le
poète lyrique qu’il a bousculé et repoussé dans l’ombre. Un poète lyrique dont
ni le temps, ni l’espace, ni la raison, ni le marxisme ne sauraient retenir les
élans. Un poète ivre de retrouver les ailes que la discipline et les dogmes avaient
atrophiées chez le militant.
Il est une phase de l’ivresse qui se traduit chez le sujet par une excitation,
une disproportion, une amplification du comportement ou de la pensée. Seule
l’ivresse de la liberté permet d’expliquer le phénomène d’amplification subi par
l’imagination de London lorsqu’elle s’élance dans les espaces ouverts par la
« mort en raccourci ». Ce qui chez Morrell n’était que divagation dans une
frange obscure de la conscience devient chez London épopée lumineuse dans un
Ailleurs sans autre logique que celle de l’imaginaire, sans autres limites que
celles de la poésie.
Morrell croit-il entrevoir l’image du Christ dans les nuées à travers
lesquelles chemine son esprit engourdi, London s’enfièvre à retracer les
derniers jours de Jésus en Palestine – et son héros assiste au procès mené par
Ponce Pilate dont il est le fidèle serviteur. Morrell, épuisé par la camisole de
force, envoie-t-il son esprit se rafraîchir hors de la prison, dans « la petite ville
des fleurs et des fruits » où il découvre l’amour sous les traits d’une adolescente
qu’il épousera bien plus tard, une fois libéré. London fait de l’amour le moteur
dramatique des vagabondages de Darrell Standing. Morrell se voit-il, dans une
existence antérieure – mais non précisée dans le temps – sur le point de faire
naufrage, le héros de London triomphe des périls de la mer sous l’apparence du
Viking Ragnar Lodbrog, avant d’échouer dix-huit siècles plus tard et devenu
Daniel Foss, sur la grève d’une île déserte. Sur les mers écumées par les
barbares au début de l’ère chrétienne, en pleine préhistoire, dans la Corée du
XIVe siècle à Jérusalem au temps du Christ, c’est l’amour affrontant une forme,
sans cesse renouvelée, de l’aliénation qui tente de l’étouffer. Et cette continuité
des triomphes et des échecs de la passion compose un véritable bilan des
rapports de l’amour et de l’ordre social – si primitif soit-il – à travers les
siècles.
Les brèves incursions de Morrell dans la « mort en raccourci » n’ont pas
servi de modèle à London, mais d’étincelle à son imagination, de détonateur à
ses explosions lyriques.
Darrell Standing diffère de Morrell par l’éloignement – en espace et en
temps – de ses vagabondages, par leur exotisme, par leur durée, souvent égale à
la moitié d’une vie, par le grand frisson tragique qui agite les événements et les
hommes, par le cours que les seconds parviennent à imprimer aux premiers. Aux
visions de Morrell, trop isolées pour influencer une dynamique sociale, le roman
substitue le mouvement d’un film qui emporte les personnages dans le torrent de
la vie.
S’il se sépare de Morrell sur la dimension et la destination des voyages
engendrés par la « mort en raccourci », Jack London ne manque pas d’en
respecter la technique d’authentification.
En voici deux exemples, fournis par The 25th. Man : dans l’une de ses vies
antérieures, Morrell est sauvé du naufrage imminent grâce à une bouée d’une
conception particulière. Rendu à la liberté, et se souvenant de cette
circonstance, il gagnera de l’argent en faisant breveter ce type de ceinture de
sauvetage ! Plus étonnant encore : Morrell renouvelle, en l’améliorant, l’exploit
représenté par la visite à Oppenheimer, à travers les murs du cachot. Sans
quitter le présent, il projette son esprit à des kilomètres du pénitencier de San
Quentin, dans un endroit de Californie qu’il désigne comme « la petite ville des
fleurs et des fruits ». Attiré par l’école, il y pénètre et remarque une adolescente
plus jolie que les autres. Libéré des années plus tard, il vient à sa recherche, la
retrouve. Et comme elle a grandi, il l’épouse, précise-t-il au chapitre XXI et
dernier de ses mémoires.
Pour plaider la « réalité » du surnaturel, London renchérit toujours sur
Morrell. Une telle attitude, renforcée par un éloge permanent de la
réincarnation, ne peut manquer de surprendre. En particulier tous ceux qui,
rassurés par la statue monolithique de l’écrivain révolutionnaire, n’ont jamais
songé à remarquer combien l’œuvre de Jack London ne cesse de rôder autour
du surnaturel. D’autres peuvent imaginer à quel point ce rationaliste que
tourmentait l’irrationnel a dû être fortifié, au moins dans son inconscient,
d’entendre l’anarchiste et matérialiste Ed Morrell lui révéler son aptitude à se
projeter en esprit à travers les murs et au-delà, et d’écouter ses confidences sur
ses vies antérieures…
Lui qui, dans Avant Adam, n’avait osé aborder la réincarnation qu’avec le
prétexte de la mémoire atavique, il avait toute licence, grâce à Ed Morrell, de la
présenter comme une expérience vécue. La caution de l’ancienne victime de la
camisole de force allait lui permettre d’exorciser dans un univers imaginaire –
présenté comme une transposition de la réalité – les obsessions, les inquiétudes,
les interrogations que son engagement matérialiste lui interdisait.
La « mort en raccourci », dont il laissait Ed Morrell, alias Darrell Standing,
prouver la réalité, lui permettait d’accomplir au sein d’autres mondes, d’autres
vies, d’autres temps les incursions que lui interdisait la mort pour de bon ; la
seule, la vraie, celle qui lui avait inspiré ce commentaire désespéré : « Quand on
est mort, on est mort, et c’est pour longtemps ».
Cette fois, tout en défendant une noble cause, et tout en reproduisant un
témoignage – auquel il avait donné un sérieux coup de pouce –, il pouvait jouer
à démontrer la supériorité de l’esprit sur la matière : démonstration livrée avec
tant de talent et de flamme que, comme pour Martin Eden, bien des lecteurs se
méprirent sur ses intentions. Il fallut, sa correspondance en témoigne, les
détromper. Avec beaucoup de gentillesse, pour compenser leur déconvenue.
La seule lectrice à ne pas se méprendre quant à une conversion de l’auteur
au spiritualisme fut sa mère. Pour lui éviter une désillusion pénible, le
romancier avait pris ses précautions. Sur l’exemplaire de Flora London
conservé par la bibliothèque publique d’Oakland, j’ai recopié ces lignes (datées
du 26 octobre 1915) ; personne n’avait jamais pensé à les reproduire jusqu’ici :
« Ma chère maman, voici tout l’argument de ton parti selon lequel seul
l’esprit persiste tandis que la matière périt. Je me sens très coupable de l’avoir
écrit car je n’en crois rien. Je crois que l’esprit et la matière sont si intimement
liés qu’ils disparaissent ensemble quand la lumière s’éteint.
« Ton fils affectueux ».
Aveu révélateur…
L’auteur en était bien conscient : un « message » jouit d’une diffusion plus
durable quand il s’exprime dans une œuvre d’art plutôt que sous la forme d’un
pamphlet, si véhément soit-il. Et il n’était pas sans savoir que l’une des
conditions de la réussite d’une œuvre d’art, c’est son ambiguïté. Aussi l’envoi de
son manuscrit à son éditeur, le 26 mars 1914, était-il accompagné de cet
avertissement :
« Ce livre peut se lire à plusieurs niveaux. J’ai pris des libertés avec la
philosophie pour démontrer la suprématie de l’esprit sur la matière ».
Il le concluait par ces mots en lettres capitales :
« La clé du livre est le TRIOMPHE DE L’ESPRIT. »

FRANCIS LACASSIN
I

Bien souvent, au cours de mon existence, j’ai éprouvé une impression bizarre,
comme si mon être se dédoublait : d’autres rires vivaient ou avaient vécu en lui,
en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste pas, toi, mon futur lecteur.
Scrute plutôt toi-même ta conscience. Remonte en pensée jusqu’à cette époque
où ta personne physique et morale n’était pas encore constituée, où, élément
ductile, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le
bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former.
Alors tu te souviendras peut-être, en lisant ces lignes, de choses oubliées (car
l’oubli t’est venu depuis), de visions indécises et brumeuses, qui ont passé
devant tes yeux d’enfant et qui, aujourd’hui ne t’apparaissent plus que comme
des rêves irréels, pure fantaisie qui prête à rire.
Tout, cependant, dans ces visions lointaines de ton être, n’était pas un songe.
Quand tu étais enfant, tout petit enfant, il te semblait, durant ton sommeil, que tu
tombais dans le vide, d’une hauteur infinie : lorsque tu croyais voler dans l’air
comme font les oiseaux du ciel ou que tu regardais avec horreur, autour de tes
pieds enlisés dans la boue, ramper mille araignées répugnantes, mille créatures
immondes courant sur leurs pattes innombrables ou se traînant sur leur ventre,
lorsque dansaient devant tes prunelles closes des formes de cauchemar,
inconnues, et que tu voyais se lever ou se coucher d’étranges soleils qui ne sont
pas de ce monde, tout cela peut-être n’était pas un vain rêve de ton imagination
échauffée et fiévreuse.
Sais-tu d’où venaient ces visions déconcertantes et si elles n’avaient pas leur
origine dans des vies antérieures, vécues par toi dans d’autres mondes que tu
avais connus ? Peut-être quand tu m’auras lu, te seras-tu fait une opinion plus
précise sur ces troublantes questions, qui sans doute te laissaient jusque-là
perplexe.
Wordsworth savait. Ce n’était ni un voyant ni un prophète, simplement un
homme ordinaire, comme toi ou n’importe qui. Ce qu’il savait, toi tu le sais, tout
homme le sait, mais il l’a merveilleusement exposé dans cette page qui
commence ainsi : « Ce n’est pas dans une nudité complète, ni dans un oubli
total… »
En vérité, je prétends que les ombres de notre nouvelle prison nous
enveloppent dès notre naissance, et nous oublions bien trop tôt le passé. Et,
quand parfois il s’évoque devant nous, tandis que nous sommes encore dans les
bras de notre mère ou que nous courons à quatre pattes sur le plancher, il ne
suscite en nous que panique et épouvante. Ces deux réactions, nées d’une
expérience préalable dont nous avons gardé un souvenir confus, sont innées chez
l’enfant.
En ce qui me concerne, je me rappelle fort bien qu’à l’époque lointaine où je
n’étais qu’un marmot balbutiant, un petit être tendre, poussant de faibles
vagissements pour exprimer sa faim ou son besoin de sommeil, je me souviens,
oui, je savais que j’avais été un vagabond des étoiles. Moi dont les lèvres
n’avaient jamais émis le mot « roi », moi dont l’oreille ne l’avait jamais entendu
prononcer, je me souvenais d’avoir été jadis le fils d’un roi. Et aussi d’avoir été
un esclave et un fils d’esclave, et d’avoir porté un collier de fer autour du cou.
Mieux : lorsque j’eus quatre ou cinq ans et que, sans être encore moi-même,
je commençai à mûrir, il me parut que des milliers d’êtres luttaient en moi, que
toutes ces vies antérieures tentaient de s’incorporer dans mon existence présente,
dont elles tiraillaient le moule en autant de sons divers. Et un désarroi
indéfinissable s’emparait de ma jeune âme.
Absurde, dis-tu ?… N’oublie pas pourtant, toi que je tenterai de faire
cheminer à ma suite, à travers le temps et l’espace, n’oublie pas, je t’en conjure,
que j’ai longuement réfléchi sur ces sujets, que, durant cinq années, au cours de
nombreuses nuits pleines d’angoisses et de sueurs de sang, j’ai médité dans les
ténèbres, face à face avec ces nombreux « moi » qui me tourmentaient. J’ai
retraversé les enfers de toutes mes existences et je t’en apporte ici le récit, que tu
liras pour te distraire une heure, ce livre en main, dans ton confortable chez toi.
Mais revenons à ce que je disais. À quatre ou cinq ans, je sentais donc ce
passé indestructible et puissant travailler tout mon être afin de lui donner la
forme encore inconnue qu’allait prendre ce perpétuel devenir. C’est ce passé qui
créait mes colères d’enfant, mes affections et mes joies, lui qui me faisait rire ou
pleurer. J’étais d’une nature emportée et nerveuse, et dans ma voix criaient mille
hérédités disparues, qui n’étaient plus que des ombres. Dans mes colères puériles
grondaient mille voix ancestrales, contemporaines d’Ève et d’Adam, mille
grognements sauvages de bêtes préhistoriques, plus anciennes encore. Et, quand
déjà je voyais rouge, c’était du sang qui remontait en moi, de tout là-bas.
Voilà le grand secret découvert. La colère noire ! C’est elle qui m’a perdu, en
cette vie actuelle qui est la mienne. À cause d’elle, d’ici à quelques courtes
semaines, je serai tiré de la cellule où j’écris pour être hissé sur un plancher en
équilibre, le cou orné d’une bonne cravate de chanvre. Là on me pendra jusqu’à
ce que mort s’ensuive.
La colère noire ! C’est elle qui a fait mon malheur dans mes différentes
existences. Elle est mon héritage catastrophique, qui date du temps où de vagues
magmas visqueux précédaient l’origine du monde.
Il est temps, lecteur, que je t’apprenne qui je suis. Non, non, je ne suis pas
fou. Il est nécessaire que tu en sois bien persuadé pour croire ensuite ce que je
vais te conter.
Je suis Darrell Standing. À ce nom, les quelques personnes parmi vous qui
m’ont fréquenté me reconnaîtront sans peine. Aux autres, qui sont la majorité,
permettez-moi de me présenter.
Il y a huit ans, je professais l’agronomie à l’école d’agriculture de l’université
de Californie, à Berkeley. Alors la somnolence de cette paisible petite ville fut
secouée par un événement imprévu : l’assassinat du Pr Haskell, dans le
laboratoire d’une des sections de ladite université. Darrell Standing était
l’assassin.
Je suis Darrell Standing. Je fus pris en flagrant délit, on m’arrêta. Je ne
discuterai pas sur la question de savoir qui du Pr Haskell ou de moi avait, dans
notre querelle, tort ou raison. Cela ne regarde personne. Le fait brutal est que
dans une vague de colère, de cette colère noire qui m’a poursuivi à travers les
âges, j’ai tué mon collègue. Les registres du tribunal témoignent que j’ai
accompli cette action. Pour une fois, je suis d’accord avec eux.
Ce n’est pas pour ce meurtre, pourtant, que je vais être pendu. Non. Comme
châtiment, je fus condamné à la prison à vie. J’avais trente-six ans à cette
époque. J’en ai quarante-quatre à présent. Les huit années intermédiaires, je les
ai vécues dans la prison d’État de Californie, à San Quentin, dont cinq passées
dans les ténèbres d’un cachot. C’est ce qu’on nomme, dans le langage des lois, la
détention solitaire. Les hommes qui l’endurent l’appellent la « mort vivante ».
Ceux qui m’ont enfermé pendant quelques misérables années m’ont ouvert,
sans le vouloir, l’immensité des siècles. Vraiment, grâce à Ed Morrell, j’ai connu
cinq années de vagabondages dans les étoiles. Mais Ed Morrell, c’est une autre
histoire. Je vous parlerai de lui un peu plus tard. J’ai tellement de choses à dire
que je ne sais pas par où commencer.
Le mieux est de reprendre tout depuis le début, car vous connaissez trop peu
de détails sur mon compte. Je suis né dans une ferme du Minnesota. Ma mère
était fille d’un immigrant suédois ; elle s’appelait Hilda Tonesson. Mon père,
Chauncey Standing, était de vieille souche américaine. Il avait eu pour aïeul
Alfred Standing, « domestique lié par contrat », un esclave, si vous préférez, qui
avait été transporté d’Angleterre en Virginie pour y travailler dans les
plantations au temps déjà lointain où Washington, jeune encore, exerçait la
profession d’ingénieur arpenteur et était occupé à mesurer les solitudes de la
Pennsylvanie.
Un fils d’Alfred Standing combattit dans la guerre d’Indépendance, un de ses
petits-fils prit part à celle de 1812. Pas une guerre n’a eu lieu depuis sans que les
Standing y fussent représentés. Moi, le dernier de la race, qui vais mourir sans
laisser de progéniture, je me suis battu aux Philippines dans la récente guerre
d’Espagne, et, pour ce faire, je donnai ma démission de ma charge de professeur
à l’université du Nebraska alors que j’étais un homme mûr et en pleine carrière.
Bon sang ! au moment où je le fis, j’étais en passe de devenir doyen de l’école
d’agriculture de cette université, moi, l’âme errante, l’aventurier marqué du
signe du crime, le Caïn vagabond des siècles, le témoin des temps les plus
reculés, le poète rêvant des vieilles lunes des âges oubliés.
Et je suis ici, dans cette cellule, les mains couvertes de sang, au quartier des
condamnés à mort de la prison de Folsom ! J’attends le jour, décrété par le
mécanisme de la justice, où les valets de celle-ci me feront faire un saut dans la
nuit, dans cette nuit dont ils ont si peur, et qui les hante d’imaginations
superstitieuses et terribles : cette nuit qui les pousse, radotant et tremblant, aux
autels de leurs dieux à face humaine, créés de toutes pièces par leur lâcheté et
leur crainte !
Non, je ne serai jamais doyen d’aucune école d’agriculture. Et, cependant, je
connaissais admirablement mon métier. J’avais reçu par mon éducation tout ce
qu’il fallait pour l’exercer au mieux. L’agriculture était mon fort. Je puis, du
premier coup d’œil, désigner dans un troupeau la vache qui donnera le plus de
lait et le meilleur beurre. Je ne crains pas que la vérification faite à la suite, par
un appareil de physique, donne un démenti à mon pronostic. Au seul aspect d’un
terrain, sans avoir besoin de l’analyser chimiquement, je suis capable de dire
quelles sont, au point de vue de la culture, ses vertus et ses insuffisances. Je
n’aurais nul besoin de l’éprouvette pour décider, au jugé, s’il est alcalin ou acide.
Je suis sans rival, je le répète, pour tout ce qui touche à l’économie rurale.
L’État, qui est composé de tous mes concitoyens, et sa justice s’imaginent
qu’en m’envoyant danser au bout d’une corde, au-dessus d’un plancher qui
basculera sous mes pieds, ils expédieront dans d’éternelles ténèbres et détruiront
cette science qui était en moi, cette science incomparable où se retrouvaient
pareillement d’innombrables atavismes, dont le moins lointain remonte au temps
où les bergers nomades paissaient leurs troupeaux dans la plaine de Troie.
Et le blé ? Qui d’autre que moi peut prétendre connaître le blé ? À Wistar, j’ai
prouvé et démontré que, si l’on appliquait mon système, la culture du blé pouvait
accroître son rendement dans chaque comté de l’Iowa pour un demi-million de
dollars. Mes préceptes ont été mis en pratique en beaucoup d’endroits, et
l’augmentation prévue a eu lieu. Cela, c’est de l’histoire. Plus d’un fermier, que
l’on voit filer aujourd’hui sur les routes dans sa rapide auto, sait bien grâce à
quels bénéfices exceptionnels cette voiture a été achetée. Plus d’une jeune fille
au doux cœur, plus d’un garçon hardi, courbés maintenant sur leurs livres
d’étude, ont sans doute déjà oublié que c’est à la suite de mes démonstrations de
Wistar que leurs pères ont fait fortune et trouvé l’argent qui paiera cette
éducation supérieure.
Et la direction d’une ferme ! Je n’ai pas eu besoin d’aller m’instruire au
cinéma pour savoir comment on doit éviter dans son exploitation le gaspillage
des mouvements superflus, comment doit se régler sans perte le travail des
ouvriers, qu’il s’agisse d’ouvriers agricoles ou de maçons construisant un
bâtiment nouveau. Sur ce sujet qui m’a toujours tenu à cœur, j’ai réuni mes notes
en un cahier, avec tableaux comparatifs. Cent mille fermiers se penchent,
attentifs, en ce moment même, sur ces pages avant de secouer leur dernière pipe
et d’aller se coucher. Quant à moi, j’en savais tellement plus long que mes
tableaux qu’il me suffisait de jeter un simple coup d’œil à un homme pour
connaître ses dispositions naturelles et ce qu’il pouvait produire au travail.
Je dois clore ici ce premier chapitre de mon récit. Il est neuf heures et, dans le
quartier des condamnés à mort, neuf heures signifient l’extinction des feux. En
ce moment même, j’entends s’avancer le pas feutré, chaussé de caoutchouc, de
mon gardien qui vient me chercher noise parce que ma lampe à huile brûle
encore. Comme si, je vous le demande, de simples vivants avaient le droit et le
pouvoir d’adresser des réprimandes à ceux qui sont au seuil de la mort !
II

Je suis Darrell Standing. Bientôt, on va m’emmener d’ici pour me pendre.


Entre-temps, je dirai ce que j’ai sur le cœur et j’écris ces pages en guise de
testament.
Après ma condamnation, je suis donc venu passer le reste de ma « vie
naturelle » dans la geôle de San Quentin. J’y suis devenu ce qu’on appelle un
« irrécupérable ». Un irrécupérable est dans le vocabulaire des prisons, un être
humain redoutable entre tous. Pourquoi j’ai été classé dans cette catégorie, c’est
ce que je vais vous expliquer.
J’abhorre, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le gaspillage du mouvement,
la perte vaine du travail. La prison où je suis, comme toutes les prisons
d’ailleurs, est sur ce point un vrai scandale. J’avais été mis à l’atelier de tissage
du jute. Le gaspillage du mouvement y sévissait terriblement. Ce crime contre un
travail bien ordonné m’exaspérait. C’était tout naturel. Le constater et le
combattre rentraient dans ma spécialité. Avant l’invention de la vapeur et celle
des métiers qu’elle fait fonctionner, il y a trois mille ans, j’avais déjà pourri dans
une geôle de l’antique Babylone. Et je ne vous mens pas, croyez-le, quand je
vous affirme qu’en ces jours lointains nous, prisonniers, nous obtenions avec nos
métiers à main, un rendement supérieur à celui que procurent les métiers à
vapeur installés dans la prison de San Quentin.
Furieux d’assister à ce gaspillage de travail, je m’étais révolté. J’avais tenté
d’exposer aux surveillants une vingtaine, voire davantage, de procédés plus
efficaces. On me signala au directeur de la prison comme une forte tête. On me
mit au cachot. J’eus à y souffrir du manque de nourriture et de lumière. De
retour à l’atelier, je tentai, de bonne foi, de me remettre au travail dans ce chaos
d’impuissance et d’inertie. Impossible. Je me révoltai de nouveau. On me
renvoya au cachot et, cette fois, on me passa, de surcroît, la camisole de force. Je
fus alternativement étendu sur le sol, les bras en croix, et pendu par les pouces,
avec l’extrémité de mes orteils qui effleurait le sol. Et secrètement battu à tour de
bras par mes gardiens, des brutes stupides douées du minimum d’intelligence
nécessaire à comprendre ma supériorité morale et le mépris que j’avais d’eux.
Deux ans durant, je subis cette torture. Chacun sait que rien n’est plus terrible
pour un homme que d’être dévoré vivant par les rats. Eh bien, mes brutes de
gardiens étaient pour moi de vrais rats ; ils rongeaient bribes à bribes mon être
pensant, déchiquetant tout ce qu’il y avait d’intelligence vivante en mon
cerveau ! Et moi, qui avais jadis vaillamment combattu comme soldat, j’avais
maintenant perdu, dans cet enfer, tout courage pour la lutte. J’étais un fermier,
un agronome, un professeur à cravate, un rat de laboratoire qu’intéressaient seuls
le sol et l’amélioration de sa productivité.
Combattre comme soldat… Oui, je l’avais fait aux Philippines, parce qu’il
était dans la tradition des Standing de se battre. Mais sans conviction. Je trouvais
vraiment trop ridicule de m’appliquer à introduire, par l’intermédiaire d’un fusil,
de petites substances explosives dans le corps de petits hommes noirs. Il était
également ridicule et odieux de voir la science galvauder sa puissance et son
génie à une œuvre de ce genre.
C’était donc, comme je viens de le dire, uniquement pour respecter la
tradition des Standing que j’étais parti pour la guerre. Je découvris bientôt que je
n’avais aucune aptitude à ce métier. Mes officiers s’en rendirent compte comme
moi. Ils me transformèrent en secrétaire d’état-major, et c’est en qualité de scribe
assis devant une table que je fis la guerre hispano-américaine.
Aussi n’est-ce point par esprit de rébellion, mais bien au contraire parce que
j’étais un penseur que je me dressai contre le mauvais rendement de l’atelier de
tissage de la prison. Voilà pourquoi les gardiens me prirent en grippe et
pourquoi, mon cerveau continuant à bouillonner, je fus déclaré
« irrécupérable » ; c’est enfin pour cette raison que le directeur, Mr. Atherton,
désespérant de moi, me fit amener un jour dans son bureau particulier. Aux
questions qu’il posa, aux arguments qu’il développa pour me démontrer que
j’étais dans mon tort, je répondis à peu près ceci :
— Comment pouvez-vous supposer, mon cher directeur, que vos surveillants
et vos geôliers, ces rats étrangleurs, parviendront par leurs sévices à faire sortir
de ma cervelle les choses claires et limpides qui s’y trouvent ancrées ? C’est
toute l’organisation de cette prison qui est inepte. Vous êtes, je n’en doute pas,
un fin politique. Vous savez à la perfection, j’imagine, comment se manigancent
des élections dans les bars de San Francisco. Et votre savoir-faire en cette
matière vous a valu pour récompense la grasse sinécure que vous occupez ici.
Mais vous ne connaissez pas un traître mot du tissage du jute. Vos ateliers
retardent d’un demi-siècle.
Je vous fais grâce du reste de mon discours, car c’en était un, bien en règle.
Bref, je démontrai péremptoirement au directeur, par a plus b qu’il était un fieffé
imbécile. Le résultat de mon éloquence fut qu’il décida que j’étais
définitivement « irrécupérable ».
Quand on veut tuer son chien… Vous connaissez le proverbe. Très bien. Le
directeur prononça le verdict final : j’étais enragé. À le faire, il avait beau jeu.
Maintes fautes commises par d’autres détenus me furent imputées par les
gardiens, et c’est pour payer à la place des coupables que je retournai au cachot,
au pain et à l’eau, suspendu par les pouces et touchant le sol du bout de mes
orteils. Ce supplice, le plus affreux de tous, se prolongeait durant de longues
heures, et chacune de ces heures me semblait plus longue qu’aucune des
existences que j’ai vécues.
Les hommes intelligents sont cruels. Les imbéciles sont monstrueusement
cruels. Or les geôliers et les hommes qui me tenaient en leur pouvoir, du
directeur au dernier d’entre eux, étaient des monstres d’idiotie. Écoutez-moi et
vous saurez ce qu’ils m’ont fait. Il y avait dans la prison un repris de justice qui
était un ancien poète, un dégénéré, au menton fuyant et au front trop large. Il
avait fabriqué de la fausse monnaie, ce qui lui avait valu d’être incarcéré. Il était
impossible de trouver homme plus menteur et plus lâche. Dans la prison, il jouait
le rôle du mouchard, du « mouton ». C’est une espèce qu’un ancien professeur
d’agriculture n’a guère eu, jusque-là, le loisir de connaître. Sa plume hésite à
transcrire ces qualifications. Mais, quand on écrit dans une geôle dont on ne
sortira que pour mourir, on doit se moquer de ces pudeurs.
Ce poète faussaire s’appelait Cecil Winwood. Il était récidiviste et cependant,
parce qu’il était un lécheur de bottes, un hypocrite pleurnichard et un chien de
jaune, sa dernière condamnation avait été de sept ans de réclusion seulement.
Grâce à sa bonne conduite, il pouvait espérer que ce temps serait encore réduit.
Moi, j’étais condamné à la prison à vie. Afin d’avancer sa libération, ce triste
individu réussit pourtant à ajouter un peu d’éternité à ma perpétuité.
Voici comment les choses se passèrent. Ce n’est que plus tard que je m’en
rendis compte.
Cecil Winwood – afin de s’attirer la faveur du capitaine du quartier et, au-
delà, celle du directeur, des responsables de la prison, celle de la commission des
grâces et celle du gouverneur de Californie, tranchant en dernier ressort –
inventa de toutes pièces un complot d’évasion.
Veuillez remarquer que primo Cecil Winwood était à ce point méprisé par ses
camarades de détention que pas un d’entre eux n’eût consenti à miser avec lui
une once de Bull Durham sur une course de punaises (la course de punaises, je
vous le dis en passant, est un genre de sport qui fait la passion des détenus) ; que
secundo j’étais considéré dans la prison comme un vrai chien enragé ; que tertio
Cecil Winwood avait besoin, pour sa diabolique machination, de chiens enragés,
c’est-à-dire de moi et de quelques autres condamnés à perpétuité, tout aussi
incorrigibles et forcenés que je l’étais moi-même.
Ces chiens enragés haïssaient cordialement Cecil Winwood, s’en défiaient
encore plus et, quand il commença à les entreprendre sur son plan d’une révolte
et d’une évasion en masse, ils se moquèrent de lui et lui tournèrent le dos en lui
envoyant une bordée d’injures et en le traitant d’agent provocateur.
Il revint à la charge et fit si bien qu’en fin de compte il réunit autour de lui
une quarantaine de prisonniers parmi les plus décidés. Et, comme il les assurait
des facilités qu’il possédait dans la prison en sa qualité d’homme de confiance
du directeur et de gérant du dispensaire, Long Bill Hodge riposta :
— Prouve-le !
Long Bill Hodge était un montagnard qui purgeait une condamnation à vie
pour le pillage d’un train. Depuis des années, il aspirait de tout son être à
s’évader afin de s’en retourner tuer le complice qui avait témoigné contre lui.
Cecil Winwood accepta l’épreuve. Il assura qu’il pourrait endormir les
gardiens pendant la nuit de l’évasion.
— Facile à dire ! dit Long Bill Hodge. Ce qu’il nous faut, ce sont des faits.
Chloroforme un de nos gardiens cette nuit même, Barnum, par exemple ! C’est
un salaud qui ne vaut pas la corde pour le pendre. Hier, au quartier des fous, il a
esquinté en tapant dessus ce pauvre dingue de Chink. Et, circonstance
aggravante, il n’était pas de service ! Il est de garde cette nuit. Endors-le et fais-
lui perdre sa place. Quand tu auras réussi, on en reparlera.
Tout cela, c’est Long Bill qui me l’a raconté par la suite, au cachot. Car
j’avais refusé de prendre part au complot.
Cecil Winwood hésitait devant l’imminence de la preuve qui lui était
demandée. Il lui fallait, assurait-il, le temps nécessaire pour pouvoir voler en
douce la drogue au dispensaire. On lui accorda une semaine et, huit jours après,
il annonçait qu’il était prêt.
Il fit comme il avait dit. Le gardien Barnum s’endormit au cours de sa veillée.
Une ronde le trouva qui ronflait à poings fermés. Il fut cassé et renvoyé.
Ce succès acheva de convaincre les conjurés. En même temps, Cecil
Winwood se chargeait de persuader le capitaine du quartier. Chaque jour, il lui
faisait son rapport sur la marche et les progrès du complot dont il était lui-même
l’instigateur. Le capitaine, lui aussi, exigeait des preuves. Il les lui fournit, et les
détails qu’il donnait, détails dont je ne sus rien sur le moment tant le secret fut
bien gardé, ne laissaient rien à désirer.
C’est ainsi que Winwood annonça un beau matin au capitaine, que les
quarante conjurés, qui lui confiaient tout, s’étaient déjà ménagé de telles
accointances dans la prison qu’ils allaient incessamment se procurer, grâce à la
complicité de gardiens, des pistolets automatiques.
— Prouve-le ! avait sans doute demandé le capitaine.
Et le poète faussaire avait fourni la preuve.
Chaque nuit, on travaillait régulièrement à la boulangerie de la prison. Un des
détenus qui faisait partie de l’équipe des boulangers était un mouchard à la solde
du capitaine. Winwood ne l’ignorait pas.
— Ce soir, dit-il au capitaine, le gardien que nous appelons « Face-d’été »
introduira dans la prison un premier lot d’une douzaine d’automatiques. Les
autres armes et les munitions arriveront ensuite par la même voie. Il doit me
remettre dans la boulangerie le paquet enveloppé. Vous avez là un bon
mouchard. Prévenez-le. Il verra et vous fera son rapport demain matin.
Face-d’été était un ancien paysan, solide et bien charpenté, à la grosse figure
épanouie, natif du comté de Humboldt. C’était un simple d’esprit, un balourd,
bon garçon, qui ne se faisait aucun scrupule de gagner un honnête dollar en
passant aux prisonniers du tabac de contrebande.
Cette nuit-là, de retour de San Francisco, où il s’était rendu, il avait rapporté
un paquet de quinze livres de tabac de luxe pour cigarettes. Ce n’était pas la
première fois qu’il s’acquittait d’une semblable commission, et dans la
boulangerie il avait toujours passé sans encombre la marchandise à Cecil
Winwood.
Alerté cette fois, le boulanger mouchard le vit remettre à Winwood l’innocent
paquet, qui était volumineux et enveloppé de papier d’emballage. Rapport fut
fait dès l’aube au capitaine. L’imagination débordante du poète faussaire n’allait
pas tarder cependant à lui jouer un mauvais tour et, par ricochet, à me valoir cinq
années de cachot supplémentaires, puis finalement à m’envoyer dans cette
cellule où j’écris en ce moment.
Je continuais – cela va de soi – à ne rien connaître de cette trame obscure à
laquelle, je le répète, je demeurais totalement étranger, et les quarante
conspirateurs n’en savaient guère plus que moi. Le capitaine était dupe et Face-
d’été était, sans conteste, le plus innocent de tous. Il n’avait péché contre sa
conscience qu’en introduisant le tabac prohibé. Cecil Winwood menait tout.
Le lendemain donc, quand celui-ci rencontra à son tour le capitaine, il avait
un air triomphant.
— Eh bien, votre mouchard, il a vu ? interrogea-t-il.
— Le paquet est bien entré comme tu me l’as dit, répondit le capitaine.
— Je vous crois ! Et ce qu’il contient est suffisant pour faire sauter jusqu’au
ciel la moitié de la prison !
Le capitaine eut un sursaut.
— Que contient-il ?… Que veux-tu dire ?
— J’ai ouvert le paquet après l’avoir reçu, et…
L’imbécile ici s’emballa et, pour se faire mousser, continua :
— Et j’ai trouvé, non pas une douzaine de revolvers, comme je m’y attendais,
mais de la dynamite. Il y en a trente-cinq livres ! Les détonateurs y sont joints.
À ce moment précis, le capitaine du quartier faillit se trouver mal. Le pauvre
cher homme, comme je le comprends ! Trente-cinq livres de dynamite en liberté
dans la prison ! On m’a assuré que le capitaine Jamie – c’était son surnom – se
laissa choir sur une chaise et tint longtemps sa tête entre ses mains.
— Où est-elle ? cria-t-il enfin. Je la veux ! Conduis-moi tout de suite là où
elle se trouve !
À cette demande, qui était un ordre, Cecil Winwood comprit soudain
l’énormité de sa gaffe.
— Je l’ai enfouie dans le sol… répondit ce fieffé menteur qui était fort
embarrassé de conduire son interlocuteur vers le ballot fantôme, dont tous les
petits paquets avaient été depuis longtemps distribués entre les détenus par les
voies coutumières.
— Parfait ! repartit le capitaine, qui reprenait son sang-froid. Mène-moi
immédiatement à cet endroit ! Allez, avance !
Le fait, en lui-même, n’avait rien d’invraisemblable. Dans une vaste prison
comme celle de San Quentin, il y a toujours des cachettes. Mais celle-ci
n’existait que dans l’imagination trop féconde de Cecil Winwood, et le
misérable, en cheminant à côté du capitaine Jamie, devait se livrer à d’amères
réflexions.
Quand l’affaire vint plus tard à l’instruction, devant le conseil des directeurs,
il fut révélé – Jamie et Winwood en témoignèrent successivement – que le poète
faussaire avait déclaré au capitaine que lui et moi avions tous deux enfoui la
poudre explosive.
Et voilà comment, à peine délivré d’une punition de cinq jours de cachot et de
quatre-vingts heures de camisole de force, malgré les déclarations des gardiens
qui, tout stupides qu’ils étaient, m’avaient dispensé, vu mon état de faiblesse, de
reprendre le travail à l’atelier de tissage, voilà comment, à peine sorti des vingt-
quatre heures de repos qu’on m’avait accordées pour me remettre d’un châtiment
par trop terrible, je me retrouvai aussitôt, sans aucune explication et sans même
en avoir connaissance, sous le coup d’une accusation d’une pareille gravité !
Winwood conduisit le capitaine jusqu’à la prétendue cachette. Et, bien
entendu, il n’y avait point de dynamite.
— Bon Dieu de bon Dieu ! s’exclama l’imposteur. Standing m’a roulé ! Il a
emporté le paquet pour le cacher ailleurs.
C’est ainsi que le mouchard, afin de se tirer du mauvais pas où il s’était mis,
me prit pour bouc émissaire.
Le capitaine, Jamie dégoisa bien d’autres jurons, plus forcenés que « bon
Dieu ! ». Dans son désappointement, et jugeant qu’il avait été joué, il ramena
Winwood dans son bureau, ferma la porte à clef et tomba sur lui à bras
raccourcis. Ce détail, comme les autres, fut connu lorsque se tint, ensuite le
conseil des directeurs pour éclaircir l’ensemble de l’affaire.
Tout en recevant les coups qui pleuvaient sur lui dru comme grêle, Winwood
continuait à soutenir mordicus qu’il avait dit la vérité.
Si bien que le capitaine Jamie s’en persuada ; il crut qu’il existait bien trente-
cinq livres de dynamite qui se baladaient en liberté, quelque part dans la prison,
et que quarante incorrigibles résolus à tout étaient sur le point de faire sauter la
cambuse.
Face-d’été, cela va de soi, fut mis sur la sellette. Le pauvre diable jura ses
grands dieux que le fameux ballot ne contenait que du tabac. Winwood affirma
de son côté que le tabac était de la dynamite, et c’est lui qui fut cru. Et, comme
le vendeur de qui Face-d’été prétendait avoir acquis le tabac en contrebande ne
put être retrouvé, tous les doutes tombèrent et Face-d’été fut définitivement
inculpé de complicité.
Là-dessus, je fis mon entrée dans l’aventure. Ou plus exactement, je disparus
encore une fois de la lumière du soleil. Je fus, en effet, reconduit sans tambour ni
trompette au quartier des cachots, d’où je ne devais plus jamais sortir.
J’étais stupéfait. On venait de me tirer du même quartier, j’étais allongé sur le
sol de ma cellule, accablé par la souffrance. Et ça recommençait !
— Maintenant, dit Winwood au capitaine Jamie, la dynamite, sans que nous
sachions où elle se trouve, est en lieu sûr ; Standing est le seul à connaître la
nouvelle cachette, et, de là où il est, il ne peut rien faire. Quant aux quarante
hommes dont je vous ai parlé, ils sont sur le point de mettre à exécution leur
projet d’évasion. Rien de plus facile que de les cueillir sur le fait. C’est moi qui
dois fixer l’heure d’agir. Je leur dirai que c’est pour la nuit prochaine, à deux
heures, que j’ouvrirai moi-même leurs cellules et leur distribuerai des revolvers.
Si à deux heures vous ne récoltez pas mes quarante bonshommes, que
j’appellerai successivement par leur nom, habillés et bien éveillés, dans le
corridor de la prison, alors, capitaine, je consens à être bouclé dans une cellule
d’isolement jusqu’à la fin de mes jours… Nous aurons tout loisir, quand les
quarante seront au cachot, de chercher la dynamite.
— Et je la trouverai ! déclara le capitaine. Quand bien même je devrais
démolir, pierre par pierre, toute la prison !
Le capitaine, pas plus que quiconque naturellement, n’a depuis six ans
découvert une once d’explosif, bien que la prison ait été cent fois mise sens
dessus dessous.
Atherton, jusqu’au dernier jour de sa fonction, n’en croira pas moins, dur
comme roc, à l’existence de cette fameuse dynamite. Le capitaine Jamie, qui est
toujours capitaine du quartier, ne désespère pas de mettre un jour la main dessus.
Tout récemment encore, il a fait le trajet de San Quentin à Folsom pour venir
tout exprès m’interroger à ce sujet dans ma cellule.
Tous ces abrutis ne respireront un peu à leur aise, je n’en doute point, que le
jour où je me balancerai au bout d’une corde.
III

Toute la journée, je demeurai dans mon cachot à me creuser la cervelle pour


découvrir le motif de ce nouveau et inexplicable châtiment. La seule conclusion
à laquelle j’arrivai fut qu’un mouchard, en vue de se ménager la faveur d’un
gardien, m’avait dénoncé pour une faute imaginaire contre les règlements.
De son côté, le capitaine Jamie se martelait la tête en préparant pour la nuit
suivante les mesures destinées à réprimer la révolte dont Winwood devait donner
le signal.
Pas un gardien ne se coucha ni ne dormit cette nuit-là. Les équipes de jour
comme celles de nuit furent consignées et, quand approchèrent deux heures, tous
s’embusquèrent, prêts à bondir, à proximité des cellules occupées par les
quarante conjurés.
Les choses se passèrent dans l’ordre prévu. À l’heure convenue, Winwood,
muni d’un passe-partout, ouvrit les cellules, appela leurs hôtes les uns après les
autres, et ceux-ci les quittèrent en rampant. Ils se réunirent à un point donné du
corridor et les gardiens à l’affût ne tardèrent pas à s’assurer de leurs personnes.
L’échafaudage de perfidies et de mensonges imaginé par Winwood connut
ainsi son complet aboutissement. Les quarante incorrigibles protestèrent que le
poète faussaire avait tout combiné, tout conduit : en vain. Le conseil des
directeurs de la prison ne douta point qu’ils mentaient pour se mettre hors de
cause. Il en fut de même de la commission des grâces, et trois mois ne s’étaient
pas écoulés que ce chenapan de Cecil Winwood, faux-monnayeur et poète, était
gracié et mis en liberté.
La taule, comme la langue verte appelle la prison, est une rude école
d’entraînement à la philosophie. Quiconque y a tant soit peu séjourné ne peut
faire autrement que de voir s’envoler ses plus généreuses illusions, se dissiper en
fumée ses plus belles chimères morales. La vérité, nous enseigne-t-on dans les
écoles, finit toujours par triompher, le crime par être percé à jour.
La preuve du contraire, la voici : le capitaine du quartier, le directeur, le
conseil des responsables de la prison, en ce moment même où j’écris, continuent
à donner dans le panneau qui leur a été tendu par un fourbe, un dégénéré, qui
s’en est allé ensuite libre comme l’air, tandis que moi-même, la plus innocente
de ses quarante victimes, je serai mené à l’échafaud d’ici à quelques courtes
semaines !
J’ai dit que j’avais été le premier remis au cachot. Il faisait nuit noire, et je
dormais quand j’entendis la porte extérieure du corridor grincer sur ses gonds. Je
m’éveillai. « Un pauvre diable que l’on amène », pensai-je d’abord. Et, tout de
suite après, j’entendis un grand vacarme de piétinements, de coups retentissants,
de cris de douleur, d’ignobles jurons et le bruit sourd de corps qu’on traîne sur le
sol. Car tout au long du corridor on vous menait la vie dure.
Les portes qui s’alignent sur le corridor s’ouvrirent les unes après les autres
avec un claquement métallique, et dans les cachots les corps étaient jetés ou
traînés sans ménagement. Sans cesse de nouvelles escouades de gardiens
arrivaient avec d’autres hommes qu’ils continuaient à frapper, et d’autres portes
s’ouvraient devant les formes sanglantes qu’on poussait à l’intérieur des cellules.
Plus je me remémore ces faits, plus j’estime qu’un être humain doit être doué
d’une force d’âme sans égale, d’une philosophie à toute épreuve, pour survivre
sans devenir fou à la brutalité de pareils spectacles qui vous côtoient sans répit, à
l’iniquité de semblables procédés dont on est soi-même et sans trêve la victime.
Je suis cet être humain. J’ai survécu sans fléchir, et c’est pourquoi mes
bourreaux, ne pouvant se débarrasser de moi autrement, ont décidé de mettre en
action la grande mécanique officielle, la corde passée autour du cou et qui, par le
poids de mon propre corps, me coupera la respiration et la vie.
Oh ! je connais sur le bout du doigt les théories des experts sur la pendaison
légale. Par l’effet automatique de la chute du corps dans la trappe qui s’ouvre
sous lui, le cou du condamné se brise instantanément et sans souffrance. Mais,
comme dit Shakespeare des voyageurs dans l’au-delà, les suppliciés ne
reviennent jamais sur cette terre pour raconter leurs impressions et témoigner du
contraire. Ceux qui comme moi ont vécu dans les prisons connaissent en
revanche bien des cas où le pendu n’a pas la nuque rompue sur-le-champ, et ses
cris d’agonie sont étouffés dans ce trou sombre où bascule la trappe.
C’est curieux, savez-vous, une pendaison ! Je n’ai jamais, à vrai dire, assisté à
aucune. Mais je tiens de témoins autorisés, que le spectacle d’une bonne
douzaine a instruits, des informations sur ce qui m’attend.
On est debout sur le plancher, jambes et bras liés, le cou dans le nœud
coulant, un voile noir sur la figure. Au signal donné la trappe s’ouvre, le corps
tombe et la corde, dont la longueur a été bien réglée, se tend. Cela fait, les
médecins présents viendront autour de moi. Ils se succéderont sur un tabouret
qui les hissera à ma hauteur et, les bras passés autour de mon corps pour
l’empêcher d’osciller comme un pendule, l’oreille collée sur mon thorax, ils
compteront les battements de plus en plus faibles de mon cœur. Une fois que le
plancher a culbuté, vingt minutes s’écoulent parfois, avant que le cœur cesse de
battre. Ils s’assurent scientifiquement, n’en doutez pas, que l’homme à qui on a
passé un chanvre autour du cou est bien mort.
Ici je me permets d’ouvrir une nouvelle parenthèse et de poser à mes
concitoyens, au sujet des rites de la pendaison, une double « colle ». C’est bien
mon droit, j’imagine, puisque je vais être pendu. Étant donné que le
fonctionnement savamment combiné de la corde et de la trappe est si parfait, et
le résultat immanquable, quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi, lors de cette
aimable opération, on lie les bras du condamné ? Pas un sur dix d’entre vous
n’est capable de le dire ! Moi, je vais vous renseigner. Peut-être avez-vous déjà
eu la distraction de voir lyncher quelqu’un. Vous avez alors constaté que celui à
qui cette malchance advient n’a qu’une idée : lever les bras pour desserrer le
nœud coulant dont on a orné son cou. Il en serait de même, n’en doutez pas, pour
le pendu dans sa prison. Comprenez-vous maintenant ?
Pourquoi, en second lieu, enveloppe-t-on d’un voile noir la figure du candidat
à la pendaison ? Réponds-moi, si tu le peux, espèce de fat, élevé dans du coton et
dont l’âme ne s’est jamais égalée aux rouges Enfers ! Ce voile noir, penses-y, on
va m’en coiffer d’ici peu et sur ce point encore, j’ai le droit de réclamer une
réponse.
Réfléchis bien, cher concitoyen, toi, tout bouffi d’orgueil pour ne pas partager
mon sort, que je ne te pose pas cette question mille ans avant la venue du Christ
ni mille ans après lui, dans les ténèbres du Moyen Âge, mais en 1913, où nous
sommes. Tu es, je n’en doute pas, un bon chrétien, et cependant tes chiens de
bourreaux vont m’emmailloter la tête et la face dans la sinistre étoffe…
Pourquoi ? Oui, pourquoi ?
Parce qu’il s’agit de ménager leur sensibilité, à ces chiens. Il ne faut pas
qu’ils voient, eu opérant par ton ordre, ma figure crisper en un rictus horrible.
Car alors, ils n’oseraient peut-être pas recommencer. Voilà !
Je reviens à ce qui se passa dans les cachots quand les quarante prétendus
conspirateurs furent venus m’y rejoindre et que la porte extérieure du corridor se
fut refermée en claquant.
Les quarante perdants, fort désappointés de leur évasion manquée, se ruèrent
aux grilles des guichets et, d’un cachot à l’autre, commencèrent à se parler et à
se poser entre eux des tas de questions. C’était, dans la sonorité du corridor, un
brouhaha indescriptible.
Mais bientôt un rugissement de taureau retentit, dominant le tumulte : c’était
la voix de l’ancien matelot Skysail Jack, une espèce de géant. Il commanda le
silence, tandis qu’il allait faire l’appel de tous les hommes présents. Et à tour de
rôle, les quarante crièrent leurs noms. Alors chacun sut qui étaient les autres :
tous des types sûrs, dont pas un n’était capable de vendre pour moucharder.
J’étais le seul sur lequel planât quelque suspicion. On me fit subir un
interrogatoire en règle. J’exposai que, le matin même, j’étais sorti de mon cachot
et que, sans cause apparente, on m’y avait ramené, peu de temps avant eux. Je ne
savais rien d’autre. Ma réputation d’irrécupérable endurci plaida pour moi et on
me fit confiance. Alors on délibéra.
J’écoutais derrière mon guichet, et pour la première fois j’eus connaissance
de la fameuse conspiration. Qui avait vendu la mèche ? On n’en savait rien
encore. Toute la nuit, on discuta sur ce point. Cecil Winwood, qu’on eut beau
appeler, n’étant point de la tournée, tous les soupçons convergèrent finalement
sur lui.
— Dans toute cette histoire, hurla Skysail Jack, une seule chose a de
l’importance. Le matin n’est pas loin. On va nous sortir d’ici et nous faire passer
un mauvais quart d’heure. Nous avons été pris sur le fait, tout habillés, à deux
heures du matin. Il n’y a pas à nier. Aux questions qui nous seront posées, le
mieux sera de dire la vérité, toute la vérité. On expliquera que Cecil Winwood
avait tout machiné et qu’ensuite il nous a vendus. La suite, à la grâce de Dieu !
Compris ?
Et, de cellule à cellule, dans cet antre ignoble, les quarante détenus, leurs
bouches collées contre les grilles, jurèrent solennellement de dire cette vérité.
Ils furent bien avancés !
Neuf heures sonnaient lorsque les gardiens, des bravi à la solde de
l’irréprochable population qui constitue l’État, des hommes repus de sommeil et
de nourriture, se saisirent de nous.
Non seulement nous n’avions reçu aucune nourriture depuis la veille, mais
nous n’avions même pas bu une goutte d’eau. Et, roués de coups comme nous
l’avions été, nous étions physiquement anéantis par la fièvre. Te rends-tu
compte, lecteur ? Peux-tu seulement imaginer l’état lamentable qui était le
nôtre ? Battus, fiévreux, à jeun et mourant de soif.
À neuf heures donc, les gardiens arrivèrent. Ils n’étaient pas nombreux. À
quoi bon ? Nous étions incapables d’offrir aucune résistance sérieuse. Ils
n’ouvraient d’ailleurs les cachots que les uns après les autres. Ils étaient armés
de manches de pioches en guise de bâtons. C’est un excellent outil pour mettre à
la raison un homme sans défense. À chaque cachot qu’ils ouvraient, ils
commençaient par taper. Chacun eut droit à sa ration, pareille pour tout le
monde, pour ne pas faire de jaloux. Et moi, j’en eus mon lot comme les autres.
Ce n’était qu’un début, une préparation bien sentie à l’interrogatoire que chaque
homme allait avoir à subir de la part de hauts fonctionnaires engraissés par
l’État.
Cela prit plusieurs jours, et l’horreur infernale de ces jours dépassa ce que
j’avais jusque-là connu dans la maison.
Long Bill Hodge, le rude, l’inflexible montagnard, fut le premier interrogé. Il
en eut pour deux heures, au bout desquelles on le reconduisit, ou plutôt le jeta,
sur les dalles de son cachot. Ce fut au tour, ensuite, de Luigi Polazzo, un
déclassé de San Francisco, né dans une famille d’émigrés italiens. Il ricanait au
nez de ses interrogateurs, se moquait d’eux, et les mettait au défi de lui faire
subir des châtiments plus violents.
Un assez long temps s’écoula avant que Long Bill Hodge pût reprendre le
dessus et revenir à lui. Quand il eut retrouvé ses idées, il cria, de son guichet :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dynamite ? Qui est au courant de
cette affaire ?
Personne, bien entendu, ne savait rien.
Luigi Polazzo reparut un peu moins de deux heures après son départ. Ce
n’était plus qu’une chiffe, qui bégayait dans le délire. De toute la journée, il fut
incapable de répondre aux interrogations que, de leurs cellules, les hommes
lançaient tant ils étaient avides de connaître, avant d’y passer à leur tour, quel
traitement il avait subi, quelles questions lui avaient été posées.
Dans les quarante-huit heures qui suivirent, Luigi fut sorti et interrogé, à deux
reprises. Après quoi, la raison complètement égarée, il fut expédié au quartier
des fous. Il est solide de constitution ; il a de larges épaules, les narines bien
ouvertes, la poitrine massive, le sang ardent. Bien longtemps après que je me
serai balancé dans le vide – pour moi la seule façon de m’évader des bagnes
californiens –, il continuera à palabrer parmi les cinglés.
Chacun des quarante fut successivement emmené à l’interrogatoire et ramené
à l’état d’épave humaine, divaguant et hurlant dans les ténèbres. Et moi, couché
sur le sol, j’entendais ces plaintes, ces grognements, ces propos délirants de
cerveaux vidés par la souffrance. Et il me semblait que, quelque part dans le
passé nébuleux, j’écoutais le chœur de ces mêmes clameurs monter jusqu’à moi,
qui n’étais pas alors au nombre des patients, mais le maître orgueilleux et
insensible.
Par la suite, j’identifiai, comme vous le verrez, ce souvenir avec le temps où,
capitaine sur une galère de la Rome antique, je faisais voile, assis près du
gouvernail, sur la poupe élevée, vers Alexandrie et Jérusalem. Le chœur était
celui des galériens qui ramaient et geignaient au-dessous de moi, dans les flancs
de la galère.
Tout à l’heure, je vous conterai cela en détail. Pour le moment…
IV

Pour le moment, des hurlements continuels provenaient des cachots, et,


durant ces heures d’attente, qui me paraissaient éternelles, mon esprit était
uniquement fixé sur cette pensée ; mon tour allait venir ; moi aussi on me
traînerait dehors, je subirais toutes les tortures de leur inquisition, et on me
rejetterait ensuite, comme les autres, sur les dalles de ma cellule, de cette cellule
à la porte de fer et aux murs de pierre.
Mon tour arriva en effet. Je fus brutalement sorti, à grand renfort de coups et
de jurons, et me trouvai, je ne sais comment, en face du capitaine Jamie et
d’Atherton, eux-mêmes encadrés d’une demi-douzaine de brutes, salariées par
les contribuables, et qui attendaient le moindre signe pour me tomber dessus.
Leur concours fut superflu.
— Assieds-toi ! me dit le directeur en me montrant un énorme fauteuil.
J’étais là, rossé et moulu, endolori de tous mes membres, mourant de faim et
de soif, déjà épuisé par mes cinq jours précédents de cachot et mes quatre-vingts
heures de camisole de force. Je tremblais et claquais des dents, à la seule
appréhension de ce qui allait m’arriver, à moi, pauvre déchet humain, ancien
professeur d’agronomie dans une calme petite ville universitaire. J’hésitais à
m’asseoir.
Atherton était un vrai colosse. Voyant que je tardais à obéir, il s’élança vers
moi et m’empoigna sous les épaules. Puis il me souleva du sol comme un fétu de
paille et me laissa brusquement retomber. Je m’effondrai dans le fauteuil.
— Maintenant, reprit-il, alors que je cherchais à reprendre ma respiration et
que je m’efforçais de dévorer ma souffrance, dis-moi tout. Standing ! Oui,
crache-moi tout ! C’est le meilleur moyen d’améliorer ton affaire, crois-moi.
— Je… je ne sais rien de ce qui s’est passé… commençai-je.
Je n’en avais pas dit plus, quand soudain le directeur, avec un cri rauque,
bondit derechef sur moi, me souleva et me réexpédia sans ménagement dans le
fauteuil.
— Pas de comédie, Standing ! poursuivit-il. C’est inutile ! Vide ton sac ! Où
est la dynamite ?
Je protestai de mon ignorance.
Une troisième fois, je fus soulevé et jeté comme une loque. Ce genre de
supplice était inédit pour moi. À côté des autres que j’avais subis, on peut dire
qu’aucun ne l’égalait. Le lourd et massif fauteuil ne tarda pas à se démantibuler
sous ces heurts répétés de mon corps. On en apporta un autre, et celui-là aussi fut
bientôt démoli. Puis un troisième. Et toujours la fatidique question sur la
dynamite revenait sur le tapis.
Lorsque Atherton fut las, le capitaine Jamie le relaya. Et, quand le capitaine
Jamie, après avoir opéré de même, fut pareillement fourbu, le gardien Monohan
prit la suite de l’exercice. « Où est la dynamite ? » Vlan ! en l’air, puis dans le
fauteuil ! « Dis où est la dynamite… La dynamite… La dynamite… La
dynamite… »
En conscience, j’aurais à la longue vendu volontiers une bonne part de mon
âme immortelle pour quelques onces de cet explosif, que j’aurais pu livrer en
pâture à mes tortionnaires.
Combien de fauteuils furent brisés ? Je n’en sais rien. Un moment arriva, où il
me sembla que j’étais en plein cauchemar. Endormi ou éveillé ? J’aurais été
incapable de le dire. Je m’évanouis de faiblesse à plusieurs reprises. Et pour
terminer je fus rejeté dans mon cachot noir. Quand je repris mes esprits, j’avais
un mouton auprès de moi. C’était un condamné à temps, un petit homme à la
face pâle, un opiomane prêt à tout pour se procurer sa drogue. Dès que je l’eus
reconnu, je me traînai vers la grille de mon guichet et je criai dans le corridor, où
ma voix se répercuta :
— Faites gaffe, camarades ! Il y a un mouchard parmi nous ! C’est Ignatius
Irvine. Attention à vos paroles !
La bordée d’injures qui s’éleva, l’ouragan de jurons qui relata auraient fait
frémir l’âme d’un homme plus brave que cet Ignatius Irvine. Il était pitoyable
dans sa terreur, tandis que rugissaient tout le long du sombre corridor, comme
une ménagerie de fauves, les quarante détenus, qui lui promettaient pour l’avenir
mille choses affreuses, mille punitions épouvantables.
Y aurait-il eu un secret caché, que la présence d’un mouchard dans le quartier
des cachots aurait suffi à clore toutes les lèvres. Mais de secret, il n’y en avait
pas et tout le monde avait juré de dire la vérité, la vérité seule. Les conversations
recommencèrent, de grille à grille. Ce qui intriguait surtout les quarante, c’était
la dynamite, qui pour eux comme pour moi était un mythe. Ils s’adressèrent à
moi et me supplièrent, si je connaissais le moindre détail sur ce chapitre, de
l’avouer afin de leur épargner de nouvelles tortures. Mais je ne pouvais que
répéter la même vérité : « Je ne sais rien ».
Avant d’être relevé par une ronde de gardiens, mon mouton m’avait révélé
que, depuis notre incarcération, pas un métier n’avait marché dans la prison, pas
un de ses nombreux ateliers n’avait été ouvert. Les milliers de détenus que
comptait la prison étaient restés enfermés dans leurs cellules, et il avait été
décidé, toujours à cause de cette fameuse dynamite, que pas un ne serait renvoyé
au travail coutumier avant qu’elle fût découverte. L’affaire était assurément
grave, et je fis passer la nouvelle de guichet en guichet.
Le lendemain et les jours suivants, les interrogatoires recommencèrent,
toujours selon le même rythme. Quand les hommes ne pouvaient plus marcher,
on les portait. Le bruit courut que le directeur Atherton et le capitaine Jamie, à
bout de forces, devaient se relayer toutes les deux heures. Ils ne se déshabillaient
pas et dormaient à tour de rôle dans la même pièce où ils martelaient
inlassablement les patients.
Dans notre quartier, de jour en jour et d’heure en heure, la folie grandissait
parmi nous. La pendaison est un plaisir, croyez-moi, à côté de cette torture sans
terme qui détruit un être humain tout en le laissant vivre. J’en étais venu, moi qui
avais déjà plus souffert qu’eux, moi qui étais plus endurci à la douleur, à
augmenter mon propre tourment en me chargeant du leur. Je souffrais à la fois et
pour moi et pour ces quarante hommes, qui à grands cris réclamaient en vain une
goutte d’eau et dont les clameurs, les sanglots et les radotages délirants faisaient
de notre section une maison de fous.
Comprenez-vous bien ce qui se passait ? Oui, le comprenez-vous ? Cette
vérité, que nous disions tous, était notre condamnation. Devant ces quarante
irrécupérables, répétant avec un ensemble aussi parfait les mêmes affirmations,
le directeur et le capitaine Jamie concluaient, sans broncher, que nous mentions
tous à l’unisson, comme un perroquet rabâche éternellement sans se tromper une
leçon apprise.
La situation des autorités était aussi désespérée que la nôtre. Ainsi que je
l’appris par la suite, le conseil des directeurs de la prison avait été rappelé par
télégraphe, ainsi que deux compagnies de la milice d’État, pour parer à tout
événement.
On était alors en hiver et, malgré le climat tempéré dont jouit la Californie, le
froid, en cette saison, y est parfois assez aigu. Or nous n’avions ni matelas ni
couverture dans nos cachots, et il est douloureux, sachez-le, de s’étendre sur des
dalles glacées après avoir été passé à tabac. Ce n’est pas tout. Comme nous
réclamions sans cesse un peu d’eau, les gardiens, pour se moquer de nous,
s’amusèrent, en nous couvrant d’humiliantes railleries, à faire jouer les tuyaux
d’incendie. À travers les grilles, les jets puissants s’abattaient sur nous, cachot
après cachot, fouettant violemment nos corps endoloris et nous faisant sauter
entre nos quatre murs, comme des œufs qu’on bat. Cette eau, que nous avions
demandée à cor et à cri, nous monta bientôt jusqu’aux genoux, et malgré nos
suppliques, elle coulait et fusait toujours.
Je passe sur la suite. Qu’il me suffise de dire que, des quarante hommes qui
subirent ces épreuves, pas un n’en sortit indemne. Luigi Polazzo, comme je l’ai
dit, sombra le premier dans la folie et ne recouvra jamais la raison. Long Bill
Hodge la perdit lentement et alla enfin rejoindre Luigi au quartier des fous un an
plus tard. D’autres encore les suivirent. Plusieurs, dont la santé physique avait
été profondément ébranlée, tombèrent victimes de la tuberculose des prisons. Au
total, un bon quart parmi les quarante y laissa la peau.
Lorsque après cinq ans de cellule d’isolement je fus extrait de la prison de
San Quentin afin d’être transféré ici, dans celle de Folsom, pour être jugé
comme je vais vous le raconter, je revis Skysail Jack. Je le revis… C’est une
façon de parler. Car, après cinq années de ténèbres, je clignais des yeux au soleil,
comme une chauve-souris. Comme je m’en allais, je le croisai dans la cour de la
prison et le reconnus tout de même, dans un brouillard. Ce que j’en aperçus
suffit à me briser le cœur. Ses cheveux étaient devenus blancs et il avait
prématurément vieilli. La poitrine rentrée, les joues creuses, il marchait d’un pas
chancelant et la paralysie faisait trembler sa main.
Il me reconnut, lui aussi, et ses yeux, à mon aspect, s’embrumèrent de larmes.
J’étais la toute aussi triste épave de l’homme qu’il avait connu. Mon poids
était tombé à quatre-vingt-sept livres. Mes cheveux, striés de gris, avaient
poussé, comme ma moustache et ma barbe, sans être jamais taillés, et étaient
complètement hirsutes. Je chancelais comme lui, au point que, pour me faire
traverser cette cour étroite, aveuglante de soleil, les gardiens devaient me
soutenir sous les bras.
Mes yeux et ceux de Skysail Jack se croisèrent dans notre mutuel naufrage.
Il savait qu’en me parlant il enfreignait les règlements. Mais, étant donné son
âme indomptable, il s’en moquait bien.
— Mes compliments… Standing, fit-il d’une voix brisée et chevrotante. Tu es
un type à la hauteur… Tu n’as rien dit de la dynamite…
Avec ce qu’il me restait de voix, je murmurai :
— Je n’ai rien su de la dynamite, Jack… Et je ne crois pas qu’il y en ait
jamais eu…
— Bon, bon… fit-il, en secouant la tête comme un enfant. Tu ne veux pas
parler, c’est compris… Ils ne sauront jamais rien… Tu es un type à la hauteur,
Standing. Chapeau…
Les gardiens m’entraînèrent, et j’en restai là avec Skysail Jack. De toute
évidence, lui aussi avait fini par croire à ce mythe de l’explosif.
Quant à moi, on m’amena par deux fois devant le grand conseil des
directeurs. Je fus tour à tour menacé et cajolé. On me donnait à choisir entre
deux solutions : ou bien je livrais la dynamite et, dans ce cas, on me frapperait
d’une peine nominale de trente jours de cachot que je ne purgerais pas, après
quoi on me nommerait surveillant de la bibliothèque, ou je persistais dans mon
entêtement en refusant de rendre la dynamite. En ce cas, ce serait pour moi la
cellule d’isolement jusqu’au terme de ma condamnation. C’est-à-dire in
aeternum, puisque j’étais un condamné à vie.
Non, aucun code n’a jamais pu promulguer une telle loi ! La Californie est un
pays civilisé, ou du moins qui s’en vante. La cellule d’isolement à perpétuité est
une peine monstrueuse dont aucun État, semble-t-il, n’a jamais osé prendre la
responsabilité ! Et pourtant je suis le troisième homme, en Californie à avoir
entendu prononcer contre lui cette condamnation. Les deux autres sont Jake
Oppenheimer et Ed Morrell. Bientôt vous ferez avec moi leur connaissance, car
c’est en leur compagnie que j’ai passé cinq ans dans ma cellule silencieuse…
Ah, encore autre chose : on va d’ici peu venir me chercher pour me pendre,
mais ce n’est pas pour le meurtre commis sur la personne du Pr Haskell. Pas du
tout : cela m’a valu la perpétuité. S’ils viennent me chercher pour me mener à
l’échafaud, c’est parce que j’ai été convaincu de violences et voies de fait. La
discipline de la prison s’y oppose. C’est la loi et, en tant que tel, l’article figure
dans le code pénal.
J’ai l’impression d’avoir dû donner un coup de poing à un type qui s’est mis à
saigner du nez. Je n’ai pas vu le sang couler, bien sûr, mais c’est ce qui a dû se
produire. Thurston, voilà le nom du type que j’ai fait saigner – c’était un des
gardiens de San Quentin. Il pesait bien cent soixante-dix livres, et était en pleine
santé. Moi, je ne faisais même pas quatre-vingt-dix livres, je n’y voyais pas plus
qu’une chauve-souris à force d’être resté dans le noir, et j’avais été si longtemps
enfermé entre mes quatre murs que j’étais grisé par les grands espaces. Mon cas
relevait nettement d’un début d’agoraphobie, et je m’en suis bien rendu compte
le jour où je me suis évadé de mon cachot et où j’ai cogné le nez du gardien
Thurston.
Je lui ai appliqué mon poing sur le nez, et il s’est mis à saigner tout en
courant pour me rattraper. Et c’est pour ça qu’on va me pendre. C’est la loi, en
Californie : un condamné à perpétuité se rend coupable d’un crime passible de la
peine de mort s’il frappe un gardien de prison (comme Thurston). Lui n’a pas dû
être incommodé par ce saignement de nez plus d’une demi-heure, alors que moi,
c’est pour ce geste qu’on va me pendre.
Pour comble de malchance, à l’époque où je tuai le Pr Haskell, cette loi
n’existait pas. Elle ne fut votée qu’après ma première condamnation. Je prétends
donc qu’en ce qui me concerne l’application de cette loi, qu’il m’était impossible
de prévoir, est anticonstitutionnelle. Et tout homme sensé sera de mon avis.
Mais combien pèse la Constitution sur l’esprit de constitutionnalistes qui
n’ont qu’une idée en tête : se débarrasser à tout prix de l’honorable et bien connu
professeur d’agronomie Darrell Standing ? Loyalement, je reconnais d’ailleurs
qu’il y a eu un précédent à mon exécution. Voilà un an, ainsi que le savent tous
ceux qui lisent les journaux, on a pendu Jake Oppenheimer, dans cette même
prison de Folsom, et pour un délit exactement semblable. La seule différence
qu’il y ait entre son cas et le mien, c’est qu’il n’avait pas fait saigner le nez d’un
gardien à coups de poing. Non. Mais c’est à l’aide d’un couteau à pain, et sans le
faire exprès, qu’il avait légèrement entaillé la peau d’un autre prisonnier pour
l’empêcher de le lui prendre.
Notre existence ici-bas, la façon d’être des hommes entre eux, le maquis
inextricable des lois… mon Dieu ! que tout cela est bizarre ! J’écris ces lignes
dans la même cellule qu’occupait Jake Oppenheimer à Folsom, au quartier des
condamnés à mort. On l’en a tiré pour le pendre, comme on va le faire avec moi.
Je vous ai avertis que j’avais encore beaucoup de choses à dire. Je reprends
donc le cours de ma narration.
Le grand conseil me donnait ainsi le choix : un emploi agréable et de
confiance dans la maison, et mon transfert définitif de l’atelier de tissage, si je
restituais une quantité de dynamite qui n’existait pas : la détention solitaire
jusqu’à ma mort, si je refusais.
On me gratifia de vingt-quatre heures de camisole de force, afin que je puisse
réfléchir là-dessus. Puis on me ramena devant ces messieurs. Que pouvais-je
faire ? Je réitérai, pour la centième fois, qu’il m’était impossible de les conduire
devant un objet inexistant. Ils me répliquèrent que j’étais un menteur, une
mauvaise tête, un fléau vivant, un dégénéré vicieux et le plus grand criminel du
siècle. Et je ne sais quoi encore.
Pour conclusion, je fus reconduit, cette fois, non plus aux cachots ordinaires,
mais au quartier des cellules d’isolement. On m’enferma dans la cellule no 1. Le
no 5 était occupé par Ed Morrell. Le no 12 par Jake Oppenheimer. Il y était
depuis dix ans ; Ed Morrell depuis un an seulement. Il purgeait une
condamnation de cinquante ans. Jake Oppenheimer était condamné à perpétuité,
tout comme moi.
Il semblait donc, à première vue, que nous en avions pour longtemps de ce
logis. Cependant, six ans seulement se sont écoulés et nous n’y sommes plus ni
les uns ni les autres. Jake Oppenheimer a été pendu ; Ed Morrell a trouvé son
chemin de Damas. Il s’est fait bien noter et est passé homme de confiance de la
prison de San Quentin. On vient, récemment, de le gracier. Moi, je suis ici, à
Folsom, en attendant que le jour fixé par le juge Morgan soit mon dernier jour.
Comme si vous pouviez, tas d’idiots, tas de bandits, étrangler mon âme
immortelle, avec votre corde et votre potence ! En dépit de vous, je foulerai,
encore et bien des fois, cette belle terre. Et j’y marcherai, en chair et en os, tour à
tour, comme dans le passé, prince ou paysan, savant ou brute stupide, tantôt
trônant au sommet de l’échelle sociale, et tantôt gémissant, broyé par la roue du
sort.
V

Dans le quartier de haute sécurité, tout d’abord, je me trouvai désespérément


seul et les premières heures s’écoulèrent bien lentes, les premiers jours me
semblèrent une éternité. La marche du temps n’était marquée pour moi que par
la relève régulière des gardiens et par l’alternance du jour et de la nuit. Le jour
n’était pas le jour, mais une faible et confuse lumière, qui valait mieux pourtant
que l’obscurité complète de la nuit. Cette lumière ne filtrait qu’à travers la fente
mince d’un soupirail, apportant un bien faible reflet de la brillante clarté du
monde extérieur.
La lueur n’était jamais suffisante pour qu’il fût possible de lire dans son
rayon. Je n’avais, d’ailleurs, rien à lire. Je ne pouvais que m’étendre et penser.
Tel était le régime auquel j’étais condamné à perpétuité. Il sautait aux yeux qu’à
moins de créer de rien trente-cinq livres de dynamite je devrais passer tout le
restant de ma vie dans ce noir silence.
Mon lit se composait uniquement d’une mince paillasse pourrie étendue à
même le dallage de ma cellule et d’une couverture, plus mince encore, et d’une
répugnante saleté. Ni chaise, ni table. Rien que la paillasse et la petite
couverture. Dans ma vie, j’ai toujours été ce qu’on appelle un « petit dormeur »
et mon cerveau est sans cesse en travail. Dans une cellule, on se dégoûte
rapidement de penser, et le seul moyen d’échapper à la réflexion est de dormir.
En temps normal, je n’accordais au sommeil qu’une moyenne de cinq heures par
nuit. Alors j’entrepris de cultiver le sommeil. De cela je fis une science. Je
réussis à dormir dix heures sur vingt-quatre, puis douze heures, et jusqu’à
quatorze ou quinze heures. C’est la dernière limite à laquelle je pus arriver. Au-
delà, force me fut de rester éveillé et naturellement, de penser. À ce régime, un
cerveau actif ne tarde pas à se détraquer.
Je cherchai toutes sortes de stratagèmes qui me permettraient, par un moyen
mécanique quelconque, de supporter mes heures de veille. Je m’imaginai
d’extraire de tête les racines carrées et les racines cubiques d’une longue série de
nombres donnés et, par une concentration tenace de ma volonté, je calculai les
termes des progressions géométriques les plus compliquées.
Je m’attaquai même, après tant d’autres choses, à la quadrature du cercle. Je
m’attelai à cette tâche jusqu’au moment où je me surpris à penser que je pourrais
aboutir ! Je compris qu’en m’obstinant à cette vaine poursuite je trouverais le
chemin de la folie. Je renonçai donc à m’intéresser à cette quadrature
mystérieuse. Ce fut pour moi un énorme sacrifice, car l’effort mental que
représentait cette recherche m’aidait admirablement à tuer le temps.
Je me créai, sous mes paupières, la vision artificielle d’un échiquier, sur
lequel j’entrepris, en jouant les deux camps, d’interminables parties. Mais, une
fois que je fus devenu expert à ce dressage fictif de mes yeux, ce jeu me parut
insipide. Dans les parties, il ne pouvait y avoir de réel conflit, puisque c’était en
fait le même partenaire qui jouait contre lui-même. Je tentai en vain de scinder
ma personnalité en deux moitiés, qui s’opposeraient l’une à l’autre. Mais je ne
pus y réussir. C’était toujours le même homme qui jouait, et aucune ruse ou
stratégie ne pouvait utilement fonctionner contre son auteur.
Le temps éternel me pesait cependant de plus en plus. Alors j’abordai le jeu
avec les mouches.
Ces mouches étaient pareilles à toutes les autres. Elles filtraient dans la
cellule avec l’étroit rai de lumière, dans sa lueur grise et confuse. J’appris ainsi
que les mouches avaient le goût du jeu. Couché sur le sol, je traçais du doigt, par
exemple sur le mur qui était devant moi, une ligne fictive, distante du sol
d’environ trois pieds. Lorsque les mouches venaient, en volant, se poser sur le
mur, au-dessus de cette limite, je les laissais en paix. Si, au contraire, elles
descendaient au-dessous, je faisais mine de vouloir les attraper. J’avais soin,
cependant, de ne pas leur faire de mal et, avec le temps, elles connurent aussi
bien que moi où était placée la ligne imaginaire.
Et voici le plus surprenant : quand elles voulaient jouer, elles venaient exprès
voler au-dessous de cette limite. Je les chassais, et elles revenaient encore. Il
arrivait souvent qu’une mouche répétât le même jeu une heure durant.
Lorsqu’elle avait assez de ce sport, elle allait se reposer en territoire neutre, au-
dessus de la ligne de démarcation.
Douze à quinze mouches vivaient ainsi dans ma compagnie. Une seule ne
s’intéressait pas au jeu. Elle s’y refusait obstinément. Du jour où elle eut compris
la pénalité encourue quand elle franchissait la limite, elle évita soigneusement de
venir se promener dans la zone interdite. Cette mouche était visiblement un être
morose, un caractère triste. Elle était, comme auraient dit les prisonniers, en
« rogne » contre le monde entier. Elle ne jouait pas non plus avec ses
compagnes. Et pourtant elle était vigoureuse et d’une excellente santé. Je
l’étudiai avec soin, et longuement, et je puis assurer que son opposition à tout
amusement était une question de tempérament et non de nature physique. Je
connaissais toutes mes mouches, je vous l’affirme. J’étais stupéfait de discerner
les différences multiples qui existaient entre elles. Oui, chacune avait sa
personnalité bien tranchée. Elles se distinguaient les unes des autres par leur
taille, leur aspect, leur différence de force, la rapidité de leur vol, leur talent à
esquiver ma poursuite, à piquer droit comme un trait vers un but donné ou à
voler en tournoyant lorsqu’elles fuyaient, puis finissaient par atteindre ma main
qui les chassait de la fameuse zone.
Des particularités plus subtiles, trahissant des caractères dissemblables,
existaient pareillement entre elles. Il y en avait une aussi petite que mauvaise,
qui se mettait parfois à virevolter comme une vraie furie. Tantôt elle s’attaquait à
moi, et tantôt à ses compagnes. Une autre… – vous avez vu, dans un pré, un
poulain ou un veau lever subitement l’arrière-train, en une ruade imprévue et
partir au triple galop, droit devant lui, histoire de donner un exutoire à sa vitalité
débordante et à son humeur – eh bien, il y avait une mouche (c’était, soit dit en
passant, la meilleure joueuse de toutes) qui n’avait d’autre plaisir que de venir
rapidement se poser trois ou quatre fois de suite sur le mur interdit. Et, quand
elle avait réussi à parer le coup attentif et velouté de ma main, elle entrait en une
telle animation joyeuse qu’elle s’élançait dans l’air à toute vitesse et se mettait à
virer et à tournoyer, en volant de droite et de gauche, pour célébrer, triomphante,
autour de ma tête, la victoire qu’elle avait remportée sur moi.
J’ai fait sur mes mouches, sur leur comportement, sur leur mode de jeu, bien
d’autres observations dont je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Mais,
de tous les faits qu’il m’a été donné d’observer et qui ont réellement, durant cette
première période de cellule d’isolement, souvent détendu mon esprit, qui m’ont
fait paraître les heures un peu moins longues, il en est un qui est toujours
demeuré présent à ma mémoire. La mouche morose, qui ne jouait jamais, vint
dans un instant d’oubli se poser une fois sur l’endroit tabou et fut aussitôt
capturée par ma main. Lorsque je l’eus relâchée, vous me croirez si vous voulez,
elle me bouda une heure durant !
Ainsi se traînait le temps interminable. Je ne pouvais dormir et, quelle que fût
leur intelligence, il m’était impossible de jouer sans cesse avec mes mouches.
Car des mouches, en fin de compte, ne sont que des mouches, et j’étais un
homme, avec un cerveau d’homme. Et ce cerveau, actif, entraîné à penser,
bourré de culture intellectuelle et scientifique et toujours sous pression,
bouillonnait sans répit. Il voulait l’action, et j’étais condamné à une totale
passivité.
Avant mon emprisonnement, je m’étais livré durant mes vacances à
d’intéressantes recherches chimiques sur la quantité de pentose et de pentose de
méthylène que contient le raisin des vignes d’Asti. Tout était terminé, sauf
quelques ultimes expériences. Quelqu’un les avait-il reprises ? Avaient-elles été
couronnées de succès ? J’étais sans cesse à me le demander.
L’univers était mort pour moi. Aucune nouvelle importante ne filtrait jusqu’à
ma cellule. La science, au-dehors, marchait à grands pas, et je m’intéressais à
des milliers de choses. Telle était ma théorie de l’hydrolyse de la caséine par la
trypsine, que j’avais le premier émise et que le professeur Walters avait vérifiée
dans son laboratoire. De même le professeur Schleimer avait collaboré avec moi
pour la recherche du phytostérol dans les mélanges de graisses animales et
végétales. Le travail commencé devait certainement se poursuivre. Avec quels
résultats ? La pensée de toute cette activité à laquelle je ne pouvais plus prendre
part, et qui se continuait au-delà des murs de ma cellule, de ces murs qui m’en
séparaient seuls, était affolante. Pendant ce temps, aplati sur le sol, je jouais avec
les mouches !
Tout, cependant, en cette solitude, n’était pas silence. Dès le début de ma
détention, j’avais entendu, à plusieurs reprises et à intervalles réguliers, résonner
de petits coups étouffés. J’en avais perçu d’autres venant de plus loin, plus
sourds et plus faibles encore. Continuellement ils étaient interrompus par les
grognements du geôlier de garde. Parfois, quand les coups s’obstinaient trop
longtemps, d’autres gardiens étaient appelés et, par les bruits plus violents qui
s’ensuivaient, je savais qu’on mettait la camisole de force à certains prisonniers.
L’affaire s’expliquait sans peine. Je savais, comme tous les détenus de San
Quentin, que les deux hommes en cellule d’isolement étaient Ed Morrell et Jake
Oppenheimer. C’étaient ces mêmes prisonniers qui conversaient ensemble, en
cognant du doigt contre le mur, et, pour cela, ils étaient punis.
Leur code alphabétique devait être fort simple, il n’y avait pas à en douter. Et
pourtant il n’avait pour moi aucun sens. Afin de le déchiffrer, j’usai de
nombreuses heures en vain. Quand j’en eus trouvé la clef, il me parut enfantin, et
plus simple encore l’artifice employé par eux des coups frappés, qui m’avait
d’abord tant déconcerté. À chaque conversation, ils changeaient la lettre dont
partait leur alphabet, ce qui le modifiait. Souvent, ils opéraient cette mutation en
pleine conversation.
C’est ainsi qu’il vint un jour où je saisis leur alphabet avec la bonne initiale,
et où j’écoutai et compris deux phrases très claires. La fois suivante, je ne pus
déchiffrer un seul mot.
Oh ! cette première fois !
— Dis – Ed – que – donnerais – tu – maintenant – pour – papier – brun – et –
paquet – Bull – Durham ? demandait celui qui frappait les coups les plus
éloignés.
Je faillis crier tout haut ma joie. J’avais des compagnons ! Et il y avait un
moyen de communiquer avec eux ! Avidement, je tendis l’oreille et les autres
coups, plus proches, que je devinais provenir d’Ed Morrel, répondaient :
— Je – ferais – volontiers – vingt – heures – de – suite – dans – la – camisole
– pour – un – paquet – à – cinq – cents.
Puis vint le grognement du gardien, qui l’interrompit par ces mots :
— Arrête, Morrell !
Les profanes seraient peut-être tentés de croire qu’un condamné à vie a subi
le pire et que, par suite, un simple gardien n’a aucune qualité ni aucun pouvoir
pour le contraindre à obéir quand il lui défend de s’exprimer ainsi. Eh bien, non !
Il reste la camisole. Il reste la faim. Il reste la soif. Il reste les coups. Et l’homme
enfermé dans sa cellule est totalement impuissant à se rebiffer.
Le tapotement cessa. Puis, quand il reprit, au cours de la nuit suivante, je me
trouvai tout déconcerté. Mes codétenus avaient modifié la lettre de départ de leur
alphabet. Mais j’en avais saisi la base et, au bout de quelques jours, les mêmes
signes employés la première fois s’étant renouvelés, je compris de nouveau. Je
ne perdis pas de temps en politesses.
— Salut ! frappai-je.
— Salut ! étranger… répondit Morrell, en frappant à son tour.
Et, d’Oppenheimer :
— Bienvenue à toi dans notre cité.
Ils étaient curieux de savoir qui j’étais, depuis combien de temps j’avais été
mis en cellule, et pourquoi. Mais j’éludai toutes ces questions, pour leur
demander de m’apprendre tout d’abord la clef qui leur permettait de modifier à
leur gré leur code alphabétique. Quand j’eus bien compris, nous commençâmes à
causer. Ce fut un grand jour dans notre existence mutuelle. Les deux condamnés
étaient trois désormais. Comme ils me le dirent par la suite, ils ne m’accordèrent
leur confiance qu’après un certain temps, où l’on me mit à l’épreuve. Ils
craignaient que je ne fusse un « mouton » placé là pour monter contre eux une
machination. On avait déjà fait le coup à Oppenheimer, et il avait payé cher la
confiance qu’il avait mise dans l’émissaire d’Atherton.
Je fus très surpris – et agréablement flatté – d’apprendre que mes deux
compagnons de misère n’ignoraient pas mon nom et que ma réputation
d’irrécupérable endurci était venue jusqu’à eux. Jusqu’en ce tombeau vivant,
qu’Oppenheimer occupait depuis dix ans, ma gloire – mon modeste renom si
vous préférez – avait pénétré !
J’avais beaucoup à leur conter : les différents faits divers de la prison, le
complot d’évasion des quarante condamnés à vie, la recherche de la dynamite et
les machinations de Cecil Winwood. Tout cela était pour eux de l’inédit. Les
nouvelles, me dirent-ils, arrivaient parfois, goutte à goutte, dans leur cellule, par
le truchement des gardiens. Mais, depuis deux mois, ils n’avaient rien appris.
L’actuelle équipe de service était particulièrement méchante et hargneuse.
Ce jour-là, nous dûmes nous y reprendre à plusieurs fois pour mener à bien la
conversation manuelle, non sans encourir malédictions et menaces des gardiens
effectuant leur ronde. Mais c’était plus fort que nous ; nous ne pouvions nous
retenir. Les trois enterrés vivants avaient tant de choses à se dire, notre moyen de
converser était d’une lenteur exaspérante et je n’étais pas encore aussi calé
qu’eux.
— Maintenant, cesse, me fit savoir Morrell. Attends que Gueule-de-tarte
prenne la garde ce soir. Il dort presque constamment et on pourra alors
s’entretenir tant qu’on voudra.
« Gueule-de-tarte » était un vilain homme, très mauvais malgré toute sa
graisse. Mais cette graisse fut bénie de nous, car elle l’alourdissait au point qu’il
éprouvait sans cesse le besoin de pioncer. Néanmoins, comme notre tapotement
incessant dérangeait son sommeil et l’irritait, il n’arrêtait pas de ronchonner
contre nous. Lorsqu’une ronde passait, ses grognements alertés haussaient leur
diapason et nous étions, tous en chœur, abreuvés d’injures.
Oh ! combien nous avons « parlé », cette nuit-là ! Combien le sommeil était
loin de nos yeux ! Quand vint le jour, nous fûmes dénoncés pour le bruit que
nous n’avions cessé de faire et nous dûmes payer l’écot de notre petite fête. Le
capitaine Jamie, en effet, parut sur les coups de neuf heures, avec une bonne
escorte, et on nous passa la camisole de force. Vingt-quatre heures sans répit,
jusqu’au lendemain matin neuf heures, nous en subîmes la torture, ficelés et
impuissants, à même le sol, sans manger ni boire. Ce fut la rançon de notre nuit
bienheureuse.
Nos geôliers étaient des brutes. Et devant leur brutalité nous devions nous-
mêmes, pour pouvoir vivre, nous transformer en brutes. De même qu’un dur
labeur rend les mains calleuses, de même les mauvais geôliers font les
prisonniers mauvais. Malgré la camisole de force, qu’il nous fallait revêtir
comme punition, nous continuâmes donc à converser, principalement la nuit, où
la surveillance se relâchait parfois. Et que nous importaient la nuit et le jour,
tellement tous deux se ressemblaient ?
C’est ainsi que nous nous racontâmes mutuellement beaucoup d’épisodes de
nos vies. Durant de longues heures, Morrell et moi, couchés sur notre paillasse,
nous écoutions Oppenheimer nous épeler, grâce aux coups lointains et à peine
perceptibles de ses doigts, toute son existence, et le temps où tout jeune il avait
vécu dans un bouge de San Francisco depuis ses années d’apprentissage du vice,
parmi les bandes de mauvais garnements, quand, gamin de quatorze ans, il était
garçon de courses, la nuit dans le quartier chaud de la ville jusqu’à sa première
infraction aux lois qui fut découverte et à laquelle succédèrent sans tarder ses
vols et ses cambriolages, la trahison d’un complice qui le fit incarcérer, ses
assassinats enfin, dans les murs mêmes de la prison.
Jake Oppenheimer avait été dénommé le « Tigre humain », sobriquet qu’avait
forgé quelque sale reporter, et qui survivra à la mort de celui qui en fut gratifié.
Quant à moi, j’ai trouvé en Jake Oppenheimer tous les traits d’une belle et vraie
humanité. Il était loyal et fidèle à ses amis. Il lui était arrivé de subir de durs
châtiments plutôt que de témoigner contre un ami. Il était brave et savait souffrir.
Il était capable de sacrifice – je pourrais vous en donner une preuve indéniable,
mais c’est une histoire qui nous entraînerait trop loin. L’amour de la justice était
chez lui une passion frénétique. Les meurtres qu’il avait commis dans la prison
étaient dus entièrement à ce sentiment extrême de la justice. C’était un cerveau
magnifique que toute une vie passée sous les verrous et dix ans de cellule
n’avaient pas obscurci.
Morrell, tout aussi bon camarade, était également un splendide esprit.
Sur le seuil de la tombe, je ne crains pas de le proclamer bien haut, sans être
pour cela taxé de présomption, les trois plus nobles cerveaux que contenait la
prison de San Quentin, d’Atherton, le directeur, jusqu’au dernier gardien, étaient
les trois hommes qui pourrissaient de compagnie dans ces trois cachots. À
l’heure suprême où, regardant en arrière, je me remémore et examine tout ce que
j’ai vu, tout ce que j’ai connu dans la vie, la vérité me force à déclarer que les
esprits les plus fortement trempés sont aussi les plus indociles. Les idiots, les
trouillards, tous ceux qui n’ont pas l’âme inflexiblement droite et une juste
conscience de ce qu’ils valent, ceux-là font des prisonniers modèles. Ni Jake
Oppenheimer, ni Ed Morrell, ni moi ne sommes de ce nombre, et j’en rends
grâce aux dieux !
VI

Définir la mémoire ainsi que le ferait un enfant, comme la faculté qui nous
permet d’oublier va plus loin que la simple adhésion à une idée sans fondement.
Pouvoir oublier est un signe de santé mentale ; c’est la rumination incessante qui
va de pair avec une nature obsédée, neurasthénique. Si bien que mon principal
problème, tandis que je me trouvais tout seul dans ma cellule où d’incessantes
images venaient m’assaillir de toutes parts, c’était de pouvoir oublier. Lorsque je
jouais avec les mouches, lorsque je faisais avec moi-même des parties d’échecs
ou que je parlais à mes doigts, je parvenais partiellement à oublier. Mais ce dont
j’avais envie, c’était l’oubli total.
Il y avait mes souvenirs d’enfance, ceux d’autres temps et d’autres lieux, ces
« images de gloire que l’on traîne derrière soi » dont parle Wordsworth. Si un
jeune garçon a eu un jour ces souvenirs, pourquoi seraient-ils irrémédiablement
perdus pour lui lorsqu’il a atteint l’âge adulte ? Est-il possible que ces éléments
si personnels qui ont fait partie de son cerveau d’enfant soient définitivement
enfuis ? Ne sont-ils pas plutôt à l’état résiduel, comme endormis, comme
emmurés dans la solitude des cellules du cerveau, un peu comme moi je me
trouvais emmuré dans la solitude d’une cellule de San Quentin ?
On a vu des condamnés graciés renaître à la vie, et lever à nouveau les
regards vers le soleil. Dans ces conditions, est-il absurde d’imaginer que
reviennent à la conscience des souvenirs de mondes autrefois visités et que
conserve encore l’enfant ?
Mais comment s’y prendre ? Selon moi, en faisant en sorte que soit atteint un
détachement total par rapport au présent et par rapport à ce qui a été vécu depuis
l’enfance.
Là encore, quelle est la méthode ? L’hypnose pourrait montrer la voie, elle
qui sait mettre en sommeil la part consciente de notre esprit et en veille celle qui
est enfouie ; à ce moment-là, le donjon de notre cerveau ouvrirait ses portes
toutes grandes, laissant les prisonniers s’échapper pour rejoindre la grande
lumière du soleil.
C’est ainsi que je raisonnais – et vous apprendrez bientôt le résultat de mes
pensées. Mais tout d’abord, je dois vous dire comment, gamin, j’avais déjà des
souvenirs de ces mondes parallèles. Me frôlaient déjà des nuages de gloire qui
avaient accompagné mes vies antérieures. Comme ils habitent tout enfant,
m’habitaient les autres êtres que j’avais été en d’autres temps. Cela remontait à
ma formation, avant que l’amalgame de mes différents composants antérieurs se
fût cristallisé en une seule personnalité, connue par les hommes depuis quelques
années sous le nom de Darrell Standing.
Mais laissez-moi d’abord vous raconter une étrange et authentique aventure.
C’était tout là-bas, au Minnesota, dans la vieille ferme où je suis né. J’allais alors
sur mes six ans. Un jour se présenta un missionnaire fraîchement rentré de
Chine, que le conseil directeur des missions envoyait chez les fermiers afin d’y
quêter. On lui offrit l’hospitalité pour la nuit.
Après le dîner, alors que nous étions tous rassemblés dans la cuisine et que
ma mère s’apprêtait à me déshabiller pour me mettre au lit, le missionnaire sortit
de sa poche des photographies de la Terre sainte qu’il nous montra.
Tout à coup – il y a longtemps que je l’aurais oublié si, par la suite, je n’avais
entendu mille fois mon père raconter le fait aux auditeurs ébahis – tout à coup, à
l’aspect d’une de ces photographies, je jetai un cri. Après quoi, je la regardai
avec ardeur tout d’abord, puis d’un air désappointé.
À la première impression – c’est ce que je répondis quand on m’interrogea –,
elle m’avait paru tout à fait familière. Aussi familière que s’il s’était agi d’un
cliché représentant la ferme de mon père. Puis elle m’avait semblé complètement
étrangère. Cependant, comme je m’étais remis à la regarder, l’impression
première d’un lieu bien connu de moi me revint et reprit le dessus dans mon
cerveau d’enfant.
— La tour de David… dit le missionnaire à ma mère.
— Non ! m’écriai-je d’un ton assuré.
— Tu prétends que ce n’est pas son nom ? demanda le missionnaire.
Je fis non de la tête.
— Alors, mon petit, son nom, quel est-il ?
— Son nom… commençai-je.
Mais je ne pus continuer et, en bredouillant, j’achevai :
— J’ai oublié…
Je me tus un instant, repris dans mes mains la photographie et déclarai :
— Cette tour n’est plus pareille à ce qu’elle était autrefois. On l’a beaucoup
arrangée.
À ce moment, le missionnaire tendit une autre photographie à ma mère.
— Voilà où j’étais il y a six mois, dit-il.
Et, faisant un signe du doigt :
— Ceci est la porte de Jaffa. Je l’ai empruntée pour monter de là, tout droit, à
la tour de David. Les autorités compétentes sont d’accord sur cette identification.
On l’appelait El Kul’ah…
Ici, je l’interrompis de nouveau et, désignant sur la gauche de la photographie
des piles ruinées de maçonnerie :
— Non, la porte dont vous parlez se trouvait là. Le nom que vous venez de
dire est celui que lui donnaient les Juifs. On l’appelait autrement. On
l’appelait… J’ai encore oublié ce nom…
— Écoutez-moi ça ! s’exclama mon père, en riant. À entendre ce gosse, ne
croirait-on pas qu’il y est réellement allé ?
Je hochai la tête sans répondre car je savais bien, quoique tout me parût
différent de ce que j’avais vu, que j’y étais effectivement allé. Mon père riait
toujours à gorge déployée. Quant au missionnaire, il pensait que je voulais me
moquer de lui. Il me tendit une troisième photographie.
Elle représentait un paysage âpre et dénudé, sans arbres ou presque, sans
végétation, un ravin rocheux où étaient groupées quelques misérables masures
en pierres plates avec des toits en terrasse.
— Et ça, petit, me dit le missionnaire d’un ton railleur, qu’est-ce que c’est ?
Instantanément, je répondis :
— Samarie.
Mon père battit des mains, avec allégresse, ma mère semblait tout étonnée des
choses bizarres qui se passaient, et le missionnaire, de plus en plus persuadé
qu’on se moquait de lui, ne cachait pas son irritation.
— L’enfant a raison, dit-il. C’est bien un village qui fait partie de Samarie : je
l’ai moi-même traversé, et c’est en souvenir que j’ai acheté cette photographie.
Le petit en aura vu d’autres exemplaires. C’est tout ce que ça prouve.
Mon père et ma mère affirmèrent le contraire.
Je pris la parole.
— Ici encore, l’image est différente de ce que j’ai connu…
Je m’efforçais en moi-même de reconstituer, tant d’après le cliché que
d’après ma mémoire, le paysage tel que j’en avais souvenance. Ni l’allure
générale ni la ligne d’horizon des collines ne s’étaient modifiées. Du doigt je
désignai ce qui avait changé.
— Les maisons n’étaient pas à la même place, mais ici, à peu près. Les arbres
étaient plus nombreux. Il y avait un bois et, çà et là, des touffes d’herbe, avec
beaucoup de chèvres. Il me semble que je les vois encore, et deux jeunes bergers
qui les conduisaient. Je vois… je vois aussi, à cet endroit, un tas de vagabonds
vêtus de guenilles. Ils sont tous malades. Leur figure, leurs mains, leurs jambes
sont couvertes de plaies…
Le missionnaire sourit, moins fâché, et déclara :
— L’enfant, à l’église ou autre part, a entendu parler du miracle de la
guérison des lépreux dans l’Évangile selon saint Luc… Ces vagabonds malades,
ils étaient combien ?
Dès l’âge de cinq ans, j’avais su compter jusqu’à cent. Je fixai ma pensée sur
le groupe que j’évoquais et je répondis :
— Ils sont dix. Ils se démènent, agitent les bras ; ils crient et hurlent après
d’autres hommes qui les regardent et les entourent.
— Et ils ne s’approchent pas de ces hommes ?
Je secouai la tête.
— Non, ils se tiennent à l’écart, comme si quelque chose en eux le leur
interdisait.
— Continue, continue, petit… reprit le missionnaire. Est-ce tout ? Et celui qui
se trouve en face d’eux, que fait-il ?
— Il s’est arrêté devant eux. Et tout le monde, comme lui, reste immobile.
Les jeunes chevriers se sont approchés pour voir. Tout le monde regarde.
— Et puis encore ?
— C’est tout. Les malades retournent chez eux. Ils ne gesticulent plus, ils ne
hurlent plus. Ils n’ont plus l’air malade. Moi, je me dresse tout droit sur mon
cheval et je regarde comme les autres.
Mes trois auditeurs, du coup, éclatèrent de rire.
Alors je me mis en colère et je m’écriai, avec énergie :
— Oui, je suis sur mon cheval, je suis un homme, et je porte une grande épée.
— Il s’agit visiblement, expliqua le missionnaire à mes parents, des dix
lépreux que le Christ rencontra sur la route de Jérusalem et qu’il guérit. L’enfant
aura vu cette scène célèbre reproduite sur l’écran d’une lanterne magique.
Mais ni mon père ni ma mère n’avaient le moindre souvenir de leur fils
regardant une lanterne magique.
— Mettez-le à l’épreuve une quatrième fois, suggéra mon père.
Le missionnaire me passa une nouvelle photographie, que j’examinai avec
soin. Je déclarai :
— Ce paysage est différent du précédent… Une colline est au centre de cette
photo ; il y en a d’autres, dans le lointain… Vers la droite, une route difficile
d’accès, des jardins, des arbres, des maisons abritées derrière d’épais murs de
pierre… À gauche, des trous dans des rochers, où on enterrait sans doute les
morts… Ici, un endroit où on tuait des gens à coups de pierre. Je ne l’ai jamais
vu faire… On me l’a seulement raconté.
— Mais cette colline centrale ? interrogea le missionnaire, en me montrant
celle qui semblait être l’intérêt principal de la photographie. Peux-tu nous dire
son nom, mon petit ?
J’hésitai et secouai la tête.
— J’ai oublié. Mais je me souviens que c’était là qu’on exécutait les
condamnés.
— Parfait ! Très bien ! approuva le missionnaire. Toutes les autorités
savantes, les archéologues les plus compétents sont d’accord avec lui. La colline
est le Golgotha, ou mont Calvaire, qui signifie crâne. La ressemblance est
frappante, veuillez le remarquer. C’est là qu’on a crucifié…
Il se tourna directement vers moi et, tout de go, demanda :
— Nous diras-tu, jeune savant, qui a été crucifié en cet endroit ? Que vois-tu
encore ?
Je le voyais, bien sûr ! Mon père, quand plus tard il racontait cette histoire,
disait que mes yeux se dilatèrent alors étrangement.
Pourtant, je ne répondis point à la question qui m’était posée. Je me contentai
de secouer la tête, avec obstination, et je dis seulement :
— J’vais rien vous dire, vous vous moqueriez ! Y a eu des tas d’hommes
qu’ont été tués là-bas ; on les clouait sur des croix, ça prenait du temps. Mais
j’vais pas vous raconter, vous diriez que j’mens. Pourtant je ne mens jamais.
Demandez à papa et à maman. Si je mentais, ils m’en feraient passer le goût par
de bonnes fessées.
De ce moment, le missionnaire ne put tirer de moi un seul mot. Vainement il
tenta de me séduire, en faisant défiler devant moi tout un jeu de photographies,
en présence desquelles tourbillonnait dans mes yeux et dans ma mémoire une
multitude d’images retrouvées. Des phrases que je retenais à contrecœur me
démangeaient la langue. Mais je tenais bon.
J’embrassai mon père et ma mère en leur souhaitant une bonne nuit. Et, au
moment où je quittais la pièce pour m’en aller dormir, le missionnaire conclut :
— On en fera sûrement un érudit de premier ordre sur les questions bibliques.
À moins qu’avec la magnifique imagination dont il est précocement doué il ne
devienne un grand romancier…
Ce missionnaire était stupide et ses prophéties idiotes. La preuve en est que je
suis ici, à Folsom, au quartier des condamnés à mort, à écrire ces lignes en
attendant qu’on sorte Darrell Standing de sa cellule, puis qu’on essaie de
l’envoyer dans les ténèbres, au bout d’une corde. Prétention qui me fait hausser
les épaules ! Non, je ne devais devenir ni un théologien ni un romancier. Ce fut
même tout le contraire : expert et professeur d’agronomie, spécialiste dans la
science de l’élimination des mouvements inutiles, théoricien en matière de
gestion d’exploitation agricole pour en tirer un rendement optimal ; j’étais un
travailleur de laboratoire, penché sur le microscope et l’étude des infiniment
petits. Mais pas théologien ni romancier pour un sou. Le missionnaire s’était mis
le doigt dans l’œil.
Et je suis dans ce quartier de sécurité, où je m’arrête un instant d’écrire ces
mémoires, pour écouter, dans la lourdeur d’un chaud après-midi, le calme et
apaisant bourdonnement des mouches dans l’air assoupi. Et j’entends parler, à
ma droite, Josephus Jackson, le nègre assassin, et, à ma gauche, Bambeccio,
l’Italien meurtrier. En ce moment même, passent et repassent devant la grille de
mon guichet les bribes de phrases qu’ils s’envoient à voix basse d’une cellule à
l’autre et qui ont trait aux vertus antiseptiques du tabac à chiquer, qui cicatrise
les plaies.
Dans ma main levée, je tiens mon stylo en suspens, et je songe qu’au cours de
mes vies antérieures, d’autres mains ayant été miennes ont, dans les siècles
passés, tenu et dirigé des pinceaux à encre, des plumes d’oiseaux taillées et tous
les instruments ingénieux dont l’homme s’est servi pour écrire depuis l’antiquité
la plus reculée. Et je trouve encore du temps à perdre pour me demander
curieusement si ce missionnaire n’a jamais eu, comme moi, dans sa première
enfance, la notion d’existences évanouies.
Revenons maintenant à San Quentin.
Après avoir appris le code secret de conversation avec mes deux codétenus et
m’en être distrait quelque temps, je recommençai à souffrir de ma solitude et de
la contemplation de moi-même. Afin d’échapper au présent, j’essayai alors, en
dédoublant ma pensée et mon être, l’autohypnose. Je n’obtins qu’un demi-
succès. Mon subconscient, en reprenant sa liberté, se mettait incontinent à
divaguer, sans ordre et sans cohésion, en mille fantaisies désordonnées, digues
tout au plus d’un vulgaire cauchemar. Je ne pouvais arriver à classer ces
évocations indisciplinées, à mettre de l’ordre dans les faits et les personnages.
Ma méthode était la simplicité même : assis sur ma paillasse les jambes
croisées, je fixais un fétu de paille que j’avais appliqué sur le mur de ma cellule,
à l’endroit où la clarté était la plus vive. Je ne lâchais pas du regard ce point
brillant, dont j’approchais insensiblement mes yeux jusqu’au moment où mes
prunelles se brouillaient. Me détachant en même temps de l’action de ma
volonté, je m’abandonnais à une sorte de vertige qui ne manquait pas de
s’emparer de moi. Un instant arrivait où je me sentais vaciller. Alors je fermais
les yeux et, basculant en arrière, je me laissais, inconscient, choir sur le dos, sur
ma paillasse.
De ce moment, pendant un temps variable, qui allait de dix minutes à une
demi-heure, parfois jusqu’à une heure, j’errais et vagabondais à travers tous les
souvenirs accumulés de mes réapparitions humaines sur cette terre. Mais,
comme je l’ai dit, temps et lieux se succédaient trop rapidement et trop
confusément dans mon cerveau. Tout ce que je savais lorsque je revenais à moi,
c’est que Darrell Standing était le lien qui reliait entre elles ces visions bizarres,
dansantes et incertaines. Je n’arrivais à revivre entièrement dans le temps et dans
l’espace aucun de mes rêves, si je puis appeler ainsi ces évocations sans rime ni
raison.
C’est ainsi par exemple qu’au bout d’un quart d’heure d’hypnose j’avais
l’impression, presque simultanée, d’avoir rampé et mugi dans le limon des
premiers âges et volé à travers l’air, en plein XXe siècle, sur le monoplan de
Haasfurther. De nouveau en possession de mes esprits, je me souvins qu’en
effet, au cours de l’année qui avait précédé mon incarcération à San Quentin,
j’avais survolé le Pacifique, à Santa Monica, aux côtés de Haasfurther, alors que,
en possession de mes esprits, je ne me souvins nullement d’avoir rampé et mugi
dans le limon préhistorique. Néanmoins, puisque j’avais tous mes esprits, je
raisonnai : l’expérience archaïque du limon m’était revenue en mémoire au titre
d’une aventure fort antérieure, remontant à une époque où je n’étais pas Darrell
Standing, mais quelqu’un d’autre, ou quelque chose d’autre, qui avait rampé et
mugi. Une des deux scènes s’ancrait dans un passé plus ancien. Toutes deux
avaient le même degré de réalité, sans quoi m’en serais-je souvenu ?
Ah ! quel kaléidoscope de vives et mystérieuses images se déployait dans
mon cerveau, en ces heures d’autohypnose, dans ma cellule !
Je me suis assis au haut bout et au bas bout de la table dans le palais des
grands de la terre, comme bouffon, scribe, homme d’armes ; monarque moi-
même, j’ai été à la place d’honneur. Derrière les murs épais de mon palais, j’ai
réuni le pouvoir temporel, symbolisé par le glaive que je tenais dans ma main et
par mes innombrables soldats, et le pouvoir spirituel, dont témoignaient les
moines encapuchonnés et les gras abbés qui s’asseyaient à table à un niveau
inférieur, lampaient mon vin à grands traits et se gorgeaient de mes viandes.
Je me voyais, alternativement, portant autour du cou le collier de fer des
esclaves en de froides régions désolées ou, sous les nuits tropicales et parfumées,
aimé de belles princesses de sang royal, pendant qu’autour de nous des esclaves
noirs agitaient l’atmosphère assoupie à l’aide de grands éventails en plumes de
paon. Tandis que gazouillaient les fontaines parvenaient de loin, sous les calmes
ramures des palmiers, le cri des chacals et le rugissement des lions.
Je me suis accroupi dans le désert, aux heures glaciales, devant des feux de
fiente de chameau, pour me chauffer les mains ; je me suis détendu à l’ombre
avare de buissons de sauge brûlés par le soleil, près de points d’eau taris, et, la
langue desséchée, j’ai désiré désespérément trouver de quoi boire, tandis
qu’autour de moi, démembrés, les ossements d’hommes et de bêtes morts de ces
mêmes souffrances jonchaient le sol alcalin de cette solitude.
J’étais écumeur de mer, assassin soudoyé et pirate, ou moine érudit et savant,
courbé, dans la quiétude paisible de sa cellule, sur les pages manuscrites de
parchemin ou d’énormes volumes vénérables et moisis. Le monastère où j’étais
reclus était perché au sommet de falaises vertigineuses, et, à l’heure du
crépuscule, j’apercevais à mes pieds, sur les pentes inférieures de la montagne,
les paysans peinant encore parmi les vignes et les oliviers ou ramenant des
pâturages les chèvres bêlantes et les vaches qui meuglaient.
Chef barbare, j’ai entraîné à ma suite des hordes hurlantes sur des chemins
creusés d’ornières et sur le pavé usé d’antiques cités oubliées. Et, d’une voix
solennelle, je rendais la justice, grave comme la mort. Je condamnais selon la
gravité de l’infraction ou du crime et j’imposais la mort légale à des hommes
qui, comme Darrell Standing dans sa prison de Folsom, avaient outragé la loi.
Juché tout en haut des grands mâts qui oscillaient à me donner le vertige au-
dessus du pont des navires, j’ai contemplé l’eau illuminée par le soleil : des
profondeurs de turquoise surgissaient des coraux irisés. J’ai commandé la
manœuvre qui devait mettre les navires à l’abri dans les lagons limpides comme
des miroirs, où les ancres descendaient tout près de plages de corail ombragées
de palmiers. Je me suis battu furieusement sur les champs de bataille du temps
passé : même quand le soleil était au terme de sa course le carnage ne cessait
pas ; il se continuait pendant la nuit, sous les étoiles qui brûlaient au ciel. Et la
fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il
avait passé, n’arrivait pas à sécher la sueur de la bataille ; et puis je redevenais le
petit Darrell Standing qui à la ferme paternelle courait pieds nus dans l’herbe
humide de la rosée printanière. Ou, comme aux froids matins d’hiver, j’allais, de
mes mains couvertes d’engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable
qu’emplissaient leurs haleines fumantes. Et il me semblait me rasseoir le
dimanche devant le prédicateur, écoutant – avec un effroi enfantin devant la
splendeur et la terrifiante majesté de Dieu – les discours extravagants qu’il
débitait sur les joies de la Jérusalem Nouvelle et les affres du feu de l’enfer.
D’où me venaient ces visions et ces lueurs fugitives, alors que dans la cellule
o
n 1 du quartier des reclus de San Quentin, je perdais conscience en fixant un
brin de paille brillant dans un rai de soleil ? Je ne pourrais pas les avoir
fabriquées à partir de rien, parqué dans ma cellule, pas plus que je n’aurais pu
fabriquer ces trente-cinq livres de dynamite que me réclamaient si brutalement le
capitaine Jamie, le directeur, et tous les responsables de la prison.
Je suis Darrell Standing, né et élevé dans un coin perdu de la campagne du
Minnesota, jadis professeur d’agronomie, puis prisonnier irrécupérable à San
Quentin et à présent condamné à mort dans la prison de Folsom. Je n’ai jamais
eu connaissance dans la vie de Darrell Standing des événements que je décris et
que j’ai retirés d’un coin perdu de mon subconscient où ils s’étaient entreposés.
Moi, Darrell Standing, né dans le Minnesota et qui vais bientôt mourir par la
corde, en Californie, je n’ai certainement pas été, en cette existence présente,
aimé de filles de rois à la cour de ces rois, je n’ai jamais combattu sabre
d’abordage à la main sur les ponts de bateaux ballottés par la mer, pas plus que
je ne me suis soûlé à mort dans les cales des navires, en buvant à la bouteille des
tord-boyaux infâmes au milieu de marins ivres chantant à la mort, tandis que le
bateau se soulevait et venait s’écraser contre les rochers aux dents noires et que
l’eau tourbillonnait en rafales, de partout, autour d’eux, par-dessus leurs têtes.
Ces histoires n’ont jamais fait partie de la vie terrestre de Darrell Standing. Et
cependant moi, Darrell Standing, toutes ces choses enfouies en mon tréfonds, je
les ai découvertes dans ma cellule d’isolement de San Quentin par une sorte
d’hypnose que j’ai pratiquée sur moi-même. Ces expériences ne font pas plus
partie de Darrell Standing que le mot de Samarie n’appartenait à Darrell
Standing lorsqu’il s’échappa de ses lèvres d’enfant à la vue d’une simple
photographie.
On ne peut rien créer de rien. Dans ma cellule solitaire, je n’étais pas en
mesure de fabriquer trente-cinq livres de dynamite. Et je ne pouvais pas non
plus, à partir de la vie de Darrell Standing, imaginer ces visions si lointaines et si
précises du temps et de l’espace. Elles étaient latentes en mon esprit, et je
commençais tout juste à trouver les chemins qui y menaient.
VII

Telle était la situation irritante dont je ne parvenais pas à sortir.


Je savais qu’il existait en moi une Golconde de souvenirs latents d’autres
existences. Mais j’étais impuissant à fouiner et à extérioriser ces trésors. En dépit
de tous mes efforts, je ne parvenais qu’à voltiger à tort et à travers parmi ces
souvenirs. J’avais ma Golconde, mais je ne pouvais en extraire l’or.
Je comparais mon cas avec celui du pasteur Stainton Moses, qui affirmait
avoir antérieurement incarné saint Hippolyte, Plotin. Athénodore, et plus près de
nous, Grocyn, qui fut un des amis d’Érasme. Et le peu que je savais du colonel
de Rochas, dont j’avais lu les travaux pendant les quelques loisirs que me
laissaient mes anciennes occupations, me convainquit que Stainton Moses avait
bien incarné, dans des vies antérieures, les personnages qui par moments
semblaient le posséder. En vérité, il était eux, ils formaient la chaîne des
réincarnations.
Je me plongeai donc dans les comptes rendus d’expériences qu’avait menées
ce de Rochas, lequel affirmait que grâce à des séances d’hypnose répétées il
avait remonté le temps jusqu’aux lointains ancêtres de ses sujets.
Et je ne doutais pas que les déclarations de Stainton Moses ne fussent
véridiques. Il avait réellement personnifié tous ces hommes, dans la longue
chaîne de ses incarnations.
Tel avait été le cas d’une nommée Joséphine, qui habitait Voiron, dans le
département de l’Isère. Il lui avait fait revivre sa vie et ses aventures
d’adolescente, puis son enfance, l’époque où elle tétait encore sa mère, et celle
même où elle était dans le sein qui l’avait engendrée. Remontant plus avant, il
avait pénétré dans ses incarnations antérieures, notamment dans celle où son être
mélangeant les sexes, avait animé un vieillard acariâtre et grossier, un certain
Jean-Claude Bourdon, longtemps soldat au 7e régiment d’artillerie, à Besançon,
où il était mort à l’âge de soixante-dix ans, paralysé et alité depuis longtemps
déjà. – Oui, oui, parfaitement…
Et le colonel de Rochas, interrogeant à son tour le fantôme hypnotisé de ce
Jean-Claude Bourdon, l’avait suivi lui aussi jusqu’au germe de sa vie, palpitant
aux ténèbres du sein maternel. En sorte qu’il avait ultérieurement retrouvé une
autre vieille femme, nommée Philomène Carteron.
Mais, en dépit de mon bout de paille, luisant dans le rai de lumière au mur de
ma cellule, je n’arrivais pas à réaliser de semblables précisions concernant mes
personnalités passées. Découragé, je finis par me persuader que la mort seule
mettrait un peu de lumière et de cohérence dans le chaos où je me débattais.
Pourtant le flux de la vie ne cessait pas de couler en moi avec énergie. Malgré
ses souffrances abominables, Darrell Standing se refusait à mourir déjà. Il
déniait au directeur Atherton et au capitaine Jamie le droit de le tuer. J’ai
toujours aimé l’existence, et les ressources vitales qu’il y a en moi ont seules pu
me donner la force de vivre encore. Par elles seules, je suis dans cette cellule, à
manger et boire quand même, à penser et à rêver, et à écrire ces lignes, en
attendant l’inévitable corde qui mettra fin à l’actuel et éphémère chaînon de mes
existences.
C’est alors que la mort tourna à la vie. Grâce à qui ? À Ed Morrell, qui fut
mon maître, comme vous ne tarderez pas à l’apprendre. À vrai dire, le directeur
Atherton et le capitaine Jamie en furent la cause première. Sans doute avaient-ils
éprouvé une recrudescence de panique à la pensée du paquet de dynamite qu’ils
croyaient toujours fermement caché dans l’enceinte de la prison. Bref, je les vis
reparaître, un jour, dans mon obscure cellule, et ils me signifièrent sans ambages
qu’il fallait parler, sinon je serais mis en camisole jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Ils ajoutèrent qu’ils agissaient ainsi parce que tel était leur bon plaisir et
qu’officiellement ils ne couraient pas le moindre risque du plus léger blâme. Ma
mort serait inscrite sur les registres de la prison comme due à des causes
naturelles et leurs chefs diraient amen.
Vous, chers concitoyens, qui vous dorlotez dans le coton, il faut me croire, je
vous prie, quand je vous affirme qu’on tue des hommes dans les prisons
aujourd’hui comme on l’a toujours fait depuis que les prisons existent !
Je n’ignorais pas ce qu’était la camisole et tout ce que ce mot contenait
d’effroi, de souffrance et d’agonie. Je l’avais vu réduire à néant les plus robustes,
en estropier plus d’un pour la vie et tuer en six mois ceux-là mêmes dont la sève
physique avait résisté jusque-là aux atteintes de la tuberculose. J’ai connu
Wilson, dit le Loucheur, frappé de troubles cardiaques, et qui, au bout d’une
heure seulement, mourut dans la camisole, tandis que le stupide médecin de la
prison l’observait en souriant. J’en ai connu un autre qui, après une demi-heure,
avoua tout ce qu’on voulait lui faire dire, le faux comme le vrai, ce qui lui valut
estime et confiance et, durant des années, toutes les faveurs qui s’ensuivirent.
Enfin, j’ai ma propre expérience. Alors que j’écris ces lignes, près de cinq
cents cicatrices marquent mon corps. Elles me suivront à la potence. Et si je
devais vivre encore cent ans, cent ans je les conserverais sans qu’elles s’effacent.
Vous mes concitoyens, qui tolérez tous ces chiens de bourreaux, vous qui les
payez et leur permettez de ficeler en votre nom des malheureux dans la camisole
de force, laissez-moi vous expliquer un peu de quoi il s’agit, car vous l’ignorez
sans doute. Alors vous comprendrez comment, à force de souffrances, je me
suis, vivant, enfui de cette vie et comment, devenu maître de l’espace et du
temps, j’ai pu m’envoler hors des murs de ma géhenne jusqu’aux étoiles.
Vous avez déjà vu, je suppose, de ces bâches en grosse toile ou en caoutchouc
dont les bords sont garnis de solides œillets de cuivre. Imaginez, avec ses œillets,
une de ces toiles, longue de quatre pieds et demi environ. Sa largeur n’atteint pas
entièrement le tour complet d’un corps humain dont l’étoffe suit à peu près le
dessin. C’est ainsi qu’elle est plus large aux épaules et au bassin, plus étroite à la
taille et aux jambes.
Cette toile est étendue par terre. L’homme qui doit être puni, ou torturé pour
qu’il avoue, reçoit l’ordre de s’allonger dessus, le visage contre terre ; s’il refuse,
on le frappe. Alors, il s’exécute. Il est à la merci des chiens de garde, à la merci,
cher citoyen ; car n’est-ce pas contre espèces sonnantes et trébuchantes que ces
chiens font tout cela pour toi ?
Le prisonnier est donc à plat ventre sur le sol. Les bords de la camisole sont
ramenés l’un vers l’autre, de façon à venir se rejoindre le long de son échine.
Une cordelette, qui ressemble à un lacet de bottine, est alors passée dans les
œillets et, toujours selon le même principe, l’homme est lacé dans la toile.
Seulement on le lace plus étroitement que, vous ni personne ne serrez
certainement votre pied. C’est ce que, dans le langage des prisons, on appelle le
« ficelage ». Parfois, si les geôliers sont naturellement cruels et vindicatifs ou
quand l’ordre en vient d’en haut, ils assurent un ficelage plus serré en mettant
leur pied sur le dos de l’homme et en s’y arc-boutant à mesure qu’ils lacent.
S’il vous est, par inadvertance, arrivé de serrer trop fort le lacet de votre
soulier, vous n’avez pas manqué d’éprouver bientôt une vive douleur au cou-de-
pied, où la circulation du sang est arrêtée. Si vous persistez, la douleur devient
rapidement insupportable, au point qu’il vous faut absolument donner du jeu au
lacet et détendre la pression. Parfait.
Supposez maintenant, essayez d’imaginer que c’est votre corps tout entier qui
subit cette pression, votre torse surtout, où sont votre cœur, vos poumons, tous
les organes vitaux, enserrés dans une telle force qu’ils vous semblent cesser de
fonctionner.
Je me souviens encore de la première fois où je subis le supplice de la
camisole. C’était au début de mon incarcération dans le quartier des
irrécupérables, peu de temps après mon entrée dans la prison, alors que, dans
toute ma vigueur, je tissais à l’atelier mes cent yards de jute par jour et terminais
mon ouvrage avec une avance moyenne de deux heures sur le délai fixé. Oui, je
fabriquais mes sacs de jute en quantité bien supérieure à ce qu’on exigeait de
moi.
Le prétexte invoqué, ainsi qu’en font foi les registres de la prison, fut qu’il se
trouvait dans le tissu des « sautes » et des « brisés », en un mot que mon ouvrage
ne valait rien. C’était idiot, bien entendu. La véritable raison qui me fit affronter
cette première camisole fut que, nouveau venu dans la prison, je m’indignai, en
ma qualité d’expert dans l’art, d’éliminer le travail inutile, du gaspillage de
temps et d’efforts dont j’étais témoin. J’en fis quelques observations à l’inepte
chef du tissage, qui ignorait tout de son métier. Furieux, il me fit appeler lors
d’une tournée d’inspection du capitaine Jamie, et exhiba à celui-ci, comme étant
mon œuvre, des pièces d’étoffe mal faites. J’eus beau nier, je ne fus pas cru.
Trois fois, la même exhibition se renouvela. Le troisième appel devait être puni
selon les règlements. La sanction se traduisit par vingt-quatre heures de
camisole.
On me fit descendre aux cachots et je reçus l’ordre de m’étendre sur la toile,
la face contre le sol. Je refusai. Alors, pour me faire céder, un des geôliers, un
certain Morrisson, m’enfonça ses pouces dans la gorge. Un autre, nommé
Mobins, lui-même détenu, mais passé homme de confiance, me frappa à coups
de poing à plusieurs reprises. Finalement, je cédai et fis ce qu’on me demandait.
Ma résistance avait déplu à mes bourreaux, moyennant quoi ils serrèrent le lacet
d’un cran de plus. Puis ils me roulèrent sur le dos comme ils auraient fait d’une
souche de bois.
La première impression ne me sembla pas bien terrible. En s’en allant, ils
refermèrent la porte de mon cachot, firent basculer les leviers des verrous en
grand fracas et cliquetis et me laissèrent dans l’obscurité complète. Il était onze
heures du matin. Pendant quelques minutes je n’éprouvai rien d’autre qu’une
incommode contraction de tout le corps, qui devait, me semblait-il, se calmer
lorsque je m’y serais habitué. Mais ce fut le contraire qui arriva. Mon cœur se
mit à battre violemment et j’eus l’impression que mes poumons étaient soudain
devenus incapables d’absorber une quantité d’air suffisante pour me permettre
de respirer. Cette sensation d’étouffement que j’éprouvais était terrifiante. À
chaque battement de mon cœur, je le croyais près d’éclater et à chaque aspiration
je m’attendais à voir mes poumons se rompre.
Au bout d’une demi-heure (je n’avais pas encore l’expérience de la camisole
et cette demi-heure fut estimée par moi à plusieurs heures), je me mis à crier, à
pousser des hurlements d’effroi, à rugir en proie à une véritable démence
d’agonisant. De sourde d’abord, la douleur avait tourné à la souffrance aiguë. Je
me croyais atteint d’une pleurésie artificielle, et je recevais une série de coups de
poignard dans le cœur.
Mourir soudainement n’est rien. Mais cette mort lente et raffinée était
affolante. Telle une bête sauvage, prise dans un piège, j’éprouvais une épouvante
démentielle et j’éclatais, après de courts répits de silence, en nouveaux
hurlements et rugissements. Jusqu’au moment où je me rendis compte que ces
exercices vocaux ne faisaient qu’aggraver les coups de poignard au cœur et
consommer davantage encore l’air raréfie de mes poumons.
Je me tus et m’imposai de me tenir désormais tranquille. J’y parvins, à force
de volonté, durant un temps qui me parut éternel et qui certainement ne dépassa
pas un quart d’heure. Alors je fus saisi d’un vertige, mon cœur battit à faire
craquer la toile et, à demi asphyxié, je perdis tout contrôle de moi-même. Cris et
hurlements reprirent de plus belle, et j’appelai au secours.
Au beau milieu de cette crise, j’entendis une voix qui sortait du cachot voisin.
Elle filtrait à travers l’épaisseur des murs et me parvenait à peine.
— Ferme ta gueule ! disait-elle. Tu m’embêtes à la fin.
— Je meurs… criai-je.
— C’est rien… T’en occupe pas ! répondit l’autre.
— Je vais mourir… réitérai-je.
— Alors, de quoi te plains-tu ? riposta la voix. Quand tu seras crevé, tu
souffriras plus… Et puis, gueule tant que tu veux si ça t’amuse, mais pas si fort !
Tout ce que je demande c’est que tu me laisses pioncer tranquille…
Cette sèche indifférence à mes souffrances m’irrita et je repris la maîtrise de
moi. Je n’articulai plus que des grognements étouffés. Cette nouvelle phase dura
un temps infini. Dix minutes peut-être. Et mes tortures prirent une autre forme.
C’étaient maintenant des aiguilles et des épingles qui foisonnaient dans tout mon
être et le transperçaient de part en part de leurs innombrables et imperceptibles
piqûres. Je tins bon et demeurai calme. Puis les picotements cessèrent et firent
place à un engourdissement général, qui me parut mille fois plus effrayant. Je me
remis à crier.
Mon voisin recommença à se plaindre.
— Impossible de fermer l’œil, bon Dieu… Dis donc, l’ami, je suis pas plus
heureux que toi… Ma camisole est aussi serrée que la tienne ! Alors, moi je veux
dormir et oublier…
— Depuis combien de temps es-tu dedans ? interrogeai-je.
Je croyais, en mon for intérieur, et songeant aux siècles de souffrance qui
semblaient s’être écoulés pour moi, que cet homme si calme était là depuis cinq
minutes.
Il répondit :
— Depuis avant-hier.
— Depuis avant-hier dans la camisole ?
— Parfaitement, vieux.
Je m’exclamai :
— Mon Dieu !
— Mais oui, vieux. Depuis cinquante heures sans discontinuer. Et tu
m’entends pas piailler et hurler. Ils m’ont ficelé en appuyant leurs pieds dans
mon dos. Je suis boudiné, fais-moi confiance… Tu vois, tu es pas le seul à ne
pas être à ton aise. Tu te plains, et il y a pas une heure qu’on te l’a mise…
Je protestai :
— Tu te trompes. On me l’a mise depuis des heures et des heures.
— C’est de l’imagination, vieux. Tu le crois de bonne foi, mais c’est pas vrai.
Je t’assure qu’il y a pas une heure. Je les ai entendus qui te laçaient.
Cela me paraissait incroyable. En moins d’une heure, j’avais déjà subi mille
morts. Et mon voisin, si maître de lui, dont la voix était si mesurée, l’esprit si
calme qu’en dépit de ma mauvaise impression première j’en ressentais comme
un apaisement bienfaisant, était en camisole depuis cinquante heures !
Je demandai :
— Pendant combien de temps encore vont-ils te garder ici ?
— Dieu seul le sait. Le capitaine Jamie a une dent contre moi. Il me relâchera
pas avant que je sois sur le point de tourner de l’œil. Maintenant, vieux, je vais te
donner un bon tuyau. Le mieux, comme je le disais, c’est de fermer les yeux et
d’oublier. Crier et hurler, ça sert à rien. Par exemple, tâche de te souvenir
successivement de toutes les femmes que tu as connues. En voilà pour un bon
bout de temps. Il se peut que tu sentes ta tête tourner. Laisse-la tourner. Ce sera
encore du temps de passé. Et quand tu auras fini de penser à tes femmes, songe à
tous les salauds qui ont tenté de te les souffler. Réfléchis à ce que tu leur aurais
fait, s’ils étaient tombés sous ta main, à ce que tu leur passeras un jour si jamais
tu les retrouves.
L’homme qui me parlait ainsi s’appelait Philadelphie Red. C’était un
récidiviste qui purgeait cinquante ans de réclusion pour vol à main armée
commis en pleine rue d’Alameda. Il avait déjà accompli douze ans. Il fut du
nombre des quarante conjurés que vendit Cecil Winwood. Dans cette histoire, il
a définitivement perdu la moindre chance d’une remise de peine. C’est un
homme d’âge mûr, et il est toujours à San Quentin. S’il survit, il sera un vieillard
le jour où on lui rendra la liberté.
Je réchappai à mes vingt-quatre heures de camisole. Mais jamais, depuis, je
ne me suis retrouvé le même homme. Je ne parle pas tant de mon physique – et
Dieu sait si le lendemain matin, quand on me libéra, j’étais à demi paralysé, dans
un tel état de prostration que les gardiens durent m’envoyer des coups de pied
dans les côtes pour me faire relever et mettre à quatre pattes : c’est surtout
intérieurement que j’étais un autre homme.
Le traitement brutal et odieux que j’avais subi m’humiliait et me révoltait à la
fois. J’en avais perdu le sens de la justice. Une telle façon d’agir n’adoucit pas
un homme. L’amertume et la haine avaient germé dans mon cœur, et elles se
sont depuis sans cesse accrues avec les années. Quand je songe à tout ce que les
hommes m’ont fait ! J’étais loin de penser ce matin-là, quand je fus relevé à
coups de pied, qu’une époque viendrait où vingt-quatre heures de camisole de
force ne seraient rien pour moi ; que cent heures de cette même peine me
laisseraient souriant ; que deux cent quarante heures du même supplice
amèneraient encore le sourire sur mes lèvres !
Oui, durant deux cent quarante heures. Cher concitoyen, douillettement
installé, sais-tu que ces deux cent quarante heures équivalent à dix jours et dix
nuits ? Tu hausses les épaules, en déclarant que nulle part dans le monde civilisé,
dix-neuf cents ans après la venue du Christ, n’ont lieu de pareilles horreurs. Je ne
te demande pas de me croire, je ne le crois pas moi-même. Je sais seulement que
je les ai subies à San Quentin, et que j’y ai survécu, pour me gausser de mes
bourreaux et les contraindre à se débarrasser de moi à l’aide d’une corde et d’une
potence, sous prétexte que j’ai fait saigner le nez de l’un d’eux à la suite d’un
coup de poing.
J’écris ces lignes en l’an de grâce 1913 et, en cette même année, il y a dans
les cachots de San Quentin d’autres hommes, couchés et ficelés comme je le fus
dans des camisoles de force.
Jamais je n’oublierai, ni dans cette vie ni dans celles qui lui succéderont,
l’adieu de Philadelphie Red quand on le délivra ce matin-là, en même temps que
moi, après soixante-quatorze heures de camisole.
Alors qu’on me poussait tout chancelant le long des corridors, il me jeta :
— Eh bien, vieux, tu vois, tu n’en es pas mort. Tu tiens encore sur tes jambes.
— Toi, Red, ferme-la ! grogna le sergent.
— Oublie ce mauvais quart d’heure ! reprit Red.
Le sergent se fâcha. Il menaça :
— Fais gaffe, Red, tu sais que j’aurai le dessus.
— Tu en es sûr ? riposta Philadelphie Red avec douceur.
Puis sa voix soudain se fit rauque et sauvage :
— Tu n’es qu’un propre à rien, abruti ! Tout seul, tu aurais jamais été
capable, dans la vie, de te gagner un déjeuner, et encore moins d’obtenir la place
que tu occupes ici. C’est ton frère qui t’a pistonné. Et on sait par quels procédés
dégueulasses ton frère a fait sa situation !
La scène était grandiose. L’homme torturé s’élevant au-dessus de son
bourreau et bravant les coups auxquels il s’exposait. Puis, se retournant vers
moi :
— Au revoir, vieux ! dit Philadelphie Red. Au revoir, et tiens-toi peinard à
l’avenir. Aime notre directeur. Si tu as l’occasion de le rencontrer, dis-lui que tu
m’as vu et que j’ai tenu le coup malgré la camisole.
Le sergent était pourpre de rage et ce fut moi qui payai, de plusieurs horions
et coups de pied, pour les quolibets de Philadelphie Red.
VIII

Me voilà donc, dans ma cellule no 1, en butte à une recrudescence de menaces


de la part du directeur Atherton et du capitaine Jamie.
— Voyons, Standing, me déclara le directeur, il faut en finir une bonne fois
avec cette dynamite, ou j’ordonne qu’on te mette la camisole jusqu’à ce que tu
crèves ! De plus intelligents que toi m’ont avoué ce qu’on leur demandait avant
qu’il n’ait été trop tard pour eux. C’est un choix à faire. La dynamite ou sauter le
pas !
— Alors, répondis-je, je sauterai le pas, puisque je ne sais rien.
Le directeur mit sur-le-champ ses menaces à exécution. La toile fut étendue
par terre.
— Couche-toi. Standing ! ordonna-t-il.
J’obéis, car j’avais appris que c’était folie de résister à trois ou quatre
colosses réunis. Je fus étroitement lacé et l’on me donna cent heures à faire.
Toutes les vingt-quatre heures, on me permettait de boire un verre d’eau. Pour la
nourriture, je n’en éprouvais nulle envie, et d’ailleurs on ne m’en offrit pas. Vers
le terme de la centième heure, le médecin de la prison, le Dr Jackson, examina, à
plusieurs reprises, ma condition physique.
Mais j’avais déjà trop pris l’habitude de la camisole pour qu’une simple
séance pût sérieusement attaquer ma constitution. Bien entendu, cela
m’affaiblissait, et retirait toute vie de mon corps, mais j’avais appris quelques
subterfuges musculaires pour carotter un peu d’espace pendant qu’on me laçait.
À la fin de la première centaine d’heures, j’étais las et fatigué, mais c’était tout.
Après un jour et une nuit qui me furent accordés pour récupérer, je fus gratifié
d’une seconde séance. Puis on m’en donna pour cent cinquante heures, pendant
la plus grande partie desquelles j’étais physiquement engourdi et mentalement
délirant. Je réussis également, en bandant ma volonté, à dormir de longues
heures.
Puis le directeur Atherton essaya diverses variantes. On m’infligea à
intervalles irréguliers des peines de camisole entrecoupées de périodes de
récupération. Je ne savais jamais quand je devais entrer ou ne pas entrer en
camisole. Tantôt j’avais dix heures de repos et j’en faisais vingt dans ma toile ;
tantôt on ne me laissait que quatre heures pour respirer. En pleine nuit, alors que
je m’y attendais le moins, ma porte s’ouvrait violemment et l’équipe de relève
me laçait. Ou bien encore, pendant trois jours et trois nuits consécutives, huit
heures de camisole alternaient régulièrement avec huit heures de récupération.
Et, juste au moment où je commençais à m’habituer à ce rythme de mon
supplice, on le modifiait soudain et l’on m’infligeait d’un seul tenant deux jours
et deux nuits de camisole.
Toujours, durant ce temps, revenait l’éternelle question : « Où est la
dynamite ? » Quelquefois le directeur entrait dans une rage folle. Une fois, alors
que j’endurais une séance de camisole particulièrement pénible, il alla presque
jusqu’à me supplier d’avouer. Il me promit même une autre fois trois mois
d’hôpital, au repos absolu et avec une bonne nourriture, et puis après, un travail
de confiance dans la bibliothèque de la prison.
Le Dr Jackson, maigre et sec comme un coup de trique, et qui n’avait de la
médecine qu’une légère teinture, se montrait sceptique sur les résultats du
traitement expérimenté avec moi. Il persistait à affirmer qu’on pouvait recourir à
la camisole autant qu’on voudrait, elle ne parviendrait pas à me tuer. Plus il
affirmait cette opinion, plus le directeur Atherton se piquait au jeu et continuait.
— Les types de cet acabit, déclarait-il, sont des durs à cuire, c’est entendu.
Mais je ne céderai pas. Tu m’entends bien, Standing, ce que tu as encaissé
jusqu’ici n’est qu’un jeu d’enfant à côté de ce qui t’attend ! Tu ferais mieux de
t’épargner ce qui te pend au nez. Tu sais que je suis homme de parole. Je t’ai dit
déjà : « La dynamite ou la mort ! » Rien n’est changé, fais ton choix.
Pendant que Jones Gueule-de-tarte, le pied dans mon dos, serrait dur et que,
de mon côté, je gonflais mes muscles pour gagner un peu d’espace et pouvoir
respirer, je tentai de balbutier :
— Je vous répète que ce n’est pas pour mon plaisir que je m’obstine à me
taire. Il n’y a rien à avouer. Je me couperais la main droite pour avoir la
satisfaction de vous conduire auprès de n’importe quelle réserve de dynamite.
Atherton ricana :
— C’est bon, c’est bon… J’en ai déjà vu, des types comme toi, qui ont des
crampons dans la tête, pour s’accrocher envers et contre tous à leur marotte. Tu
es comme les chevaux rétifs. Plus on tape dessus, plus ils se rebiffent. Allons,
Jones, serre encore un peu ! Un cran de plus !… Standing, si tu n’avoues pas, tu
y laisseras ta peau. C’est mon dernier mot.
À ce régime, je pris conscience que sa rigueur même avait sa compensation.
Plus l’homme s’affaiblit, moins il est susceptible de sentir la souffrance. La
douleur s’émousse dans un corps débile. Les hommes les plus forts sont ceux
aussi sur qui les maladies sont les plus violentes, on sait cela. Et, à mesure que
l’énergie vitale se consume, les réactions sont moins aiguës. C’est ce qui se
passa pour moi. Je devins, peu à peu, une sorte de loque inerte qui s’obstinait à
vivre.
Morrell et Oppenheimer, qui savaient quel traitement je subissais, en étaient
navrés pour moi. Ils m’envoyaient, par le truchement d’incessants tapotements,
leurs conseils et leurs marques de sympathie. Oppenheimer me disait qu’il avait
connu pire encore, et que pourtant il n’en était pas mort.
— Ne leur permets pas de prendre le dessus. Standing ! frappait-il de ses
doigts. Tiens-leur tête et ne te laisse pas mourir. Ils en seraient trop ravis. Et
surtout ne vends pas la mèche. Moins que jamais !
Couché sur le dos, dans ma camisole, je ne pouvais répondre qu’avec le pied.
Du bout de ma semelle, je tapotais en réponse :
— Il n’y a pas de mèche à vendre, je te l’ai déjà dit. Je ne sais rien, rien, rien.
— Entendu et compris ! approuva Oppenheimer – et, à l’adresse d’Ed
Morrell : Standing est sacrément trapu, pas vrai, Ed !
Comment voulez-vous qu’un Atherton se soit laissé convaincre, quand un
Jake Oppenheimer ne savait qu’admirer ma force d’âme à garder mon secret ?
Pendant cette première phase d’inquisition à l’aide de la camisole, je parvins
à beaucoup dormir. Et lorsque je dormais, je me mettais aussitôt à rêver. Ces
rêves avaient entre eux une remarquable cohésion. Souvent, il me semblait que
je parlais devant une réunion de savants, assemblés pour m’écouter. Je leur
donnais connaissance de documents mis en ordre par moi et qui avaient trait soit
à mes propres recherches, soit à celles d’autres confrères. Et à mon réveil mon
rêve avait été si précis que je croyais entendre ma voix sonner encore à mes
oreilles tandis que mes yeux continuaient de lire, noir sur blanc, des phrases
entières et des paragraphes que je pouvais méditer et sur lesquels je pouvais
m’étonner avant de laisser s’effacer la vision. J’attire cependant votre attention
sur le fait qu’à cette époque j’avais remarqué que les procédés de raisonnement
employés dans ces discours pendant que je rêvais se faisaient toujours par
déduction.
Et puis je voyais s’étendre sous mes yeux, sur des centaines de milles vers le
nord et vers le sud, d’immenses terres cultivables, sous un climat tempéré, où la
flore et la faune étaient très semblables à celles de la Californie. Non pas une
fois, ni deux, mais à mille reprises différentes j’ai voyagé dans ces régions de
rêve. Le point que je désire souligner, c’est qu’il agissait toujours de la même
région, et il n’y avait presque pas de changement d’un rêve à l’autre.
D’ordinaire, je voyageais pendant huit heures dans une voiture attelée de
chevaux de montagne parmi les prairies de luzerne (où je faisais paître des
vaches de Jersey). J’arrivais toujours au même village perdu près d’un torrent
desséché, abandonnais ma voiture pour rouler dans un petit chemin de fer à voie
étroite. Et chaque fois la petite voiture à chevaux, les arbres, les montagnes, les
gués et les ponts, les crêtes des montagnes et les versants érodés des collines
étaient rigoureusement semblables.
Dans cette région de cultures rationnelles, j’aménageais une ferme modèle, où
j’installais une colonie de chèvres angoras. Puis, à chaque rêve nouveau, je
suivais les progrès de mon exploitation, selon le temps écoulé et la saison.
Oh ! ces pentes montagneuses, couvertes de broussailles ! Comme elles se
transformaient peu à peu ! À mesure que mes chèvres broutaient les halliers
épais, le sol commençait à se dégager et des sentiers à s’y tracer. Seuls
subsistaient les buissons trop hauts, que mes chèvres, même dressées sur leur
arrière-train, ne pouvaient atteindre. Alors, un jour, des hommes arrivaient pour
continuer le défrichement. Ils abattaient à coups de hache les grands taillis, et les
chèvres continuaient leur ouvrage.
Lorsque venait l’hiver, tous ces fagots secs, tous ces squelettes décharnés de
l’ancienne végétation étaient mis en tas et brûlés. Et, au printemps, lorsqu’une
herbe épaisse et verte avait poussé sur le sol renouvelé, j’arrivais avec mes
troupeaux de bestiaux. Après leur passage, la terre était labourée pour produire
l’année suivante de riches moissons. De colline en colline, de pente en pente, de
versant en versant, se poursuivait, toujours plus loin, la mise en valeur de ces
terres.
Oh ! ces rêves, où sans cesse je retrouvais mes belles récoltes alternées, de
froment, d’orge ou de trèfle, mûres pour la moisson, alors que mes chèvres
allaient toujours en broutant vers l’horizon ! Mais c’étaient là des rêves, des
rêves purs et simples, des scènes que forgeait la logique de mon subconscient. Il
en allait tout différemment de mes autres aventures, comme tu le verras, cher
lecteur, celles qui me conduisaient par-delà les portes de la mort vivante et me
faisaient revivre des épisodes réels ayant figuré dans certaines de mes existences
antérieures.
Lorsque je ne dormais pas, c’était immanquablement vers Cecil Winwood
que convergeaient mes idées. Vers le poète faussaire qui, de gaieté de cœur,
avait fait tomber sur moi toute cette calamité et qui, pendant que j’agonisais là,
se promenait librement au soleil. Et mon cerveau, dès lors, ne le lâchait plus. Je
ne puis pas dire que je le haïssais. Non. Le mot serait trop faible. Il n’existe pas,
dans la langue anglaise, d’expression capable de traduire ce que j’éprouvais pour
lui. Ce que je peux simplement affirmer, c’est qu’un désir fou de vengeance me
hantait sans trêve et me rongeait le cœur d’une extraordinaire souffrance.
Durant des heures j’échafaudais à son intention des plans et des variétés
nouvelles de tortures. Celle qui me plaisait particulièrement était cette vieille
farce qui consiste à lier au corps d’un homme, bien appliquée contre lui, une
gamelle de fer dans laquelle on a préalablement mis un rat. Le rat n’a d’autre
ressource que de se ménager lentement une issue à coups de dents à travers le
corps de l’homme.
Bon sang ! comme je me délectais de cette pensée ! Elle me comblait de joie.
Jusqu’au jour où je pris conscience que ce supplice était trop doux et trop rapide.
Après de longues réflexions, je jugeai préférable d’exercer sur Cecil Winwood
une autre bonne farce, bien supérieure, et que les Maures ont, paraît-il, inventée.
Mais en voilà assez sur ce chapitre, et je me suis promis de ne pas dire
davantage sur les vengeances que je mijotais envers le gredin, dans l’affolement
de mes souffrances.
IX

J’ai appris pendant mes longues et pénibles heures de veille une chose d’une
valeur inestimable : la maîtrise du corps par le cerveau. J’ai appris à souffrir sans
offrir la moindre résistance, et tous ceux qui sont passés par la dure épreuve de la
camisole de force ont dû eux aussi, tout comme moi, apprendre à se contrôler.
Mais il ne faut pas croire qu’il soit très facile d’amener le cerveau dans un tel
état de sérénité qu’il puisse en oublier les élancements et la plainte atroce des
nerfs torturés.
Et cette maîtrise totale de la chair par l’esprit que j’avais acquise m’a permis
de pratiquer le secret qu’Ed Morrell me révéla un jour.
— Tu tiens toujours le coup ? me demanda-t-il une nuit.
Je venais d’être libéré, après cent heures de camisole, et j’étais plus faible que
jamais. Si faible que je m’imaginais que mon corps n’était plus qu’une loque
misérable et meurtrie, et que je me rendais à peine compte de son existence.
Je frappai en réponse :
— Il me semble que je suis fini. Ils auront ma peau, s’ils continuent comme
ça.
— Ne leur donne pas ce plaisir ! répliqua Morrell. Il existe un moyen de leur
échapper. J’en ai fait l’expérience, pendant une période de cachot où j’avais
Massie pour voisin. Lui et moi, on en avait notre claque, de la camisole. J’ai tenu
bon, pendant que Massie, lui, passait l’arme à gauche. Si je n’avais pas connu le
bon truc, j’aurais fait comme lui. Voilà ce que c’est. Écoute-moi. Pour l’essayer,
il faut être en état suffisant de faiblesse. Si on le tente quand on a encore un peu
de force, on le rate et on ne veut plus jamais en entendre parler. Ç’a été le cas
pour Jake. Il se portait trop bien. Naturellement, il a échoué. Plus tard, quand
vraiment mon système lui aurait été utile, ce n’était plus que du réchauffé.
Impossible d’en rien tirer. Alors, maintenant, il le nie et prétend que je lui
raconte des blagues. Pas vrai. Jake ?
De la cellule 13, Jake Oppenheimer tapota :
— N’avale pas ça, Darrell ! C’est une couleuvre, et de taille…
— Vas-y, Morrell ! répondis-je par la voie habituelle. Raconte tout de même
ton histoire.
— Si je te l’ai pas dit plus tôt, c’est parce que tu n’étais pas encore assez
faible. Maintenant tu me parais à point, et la combine te rendra service. Quand tu
connaîtras le secret, ce sera à toi de te débrouiller. C’est une question de volonté.
Si tu en as, tu réussiras. Trois fois j’ai mis le truc en pratique, j’en parle en
connaissance de cause.
Mes doigts dansèrent ardemment sur la cloison et je martelai :
— Explique ! Explique-toi !
— Voici donc, de quoi il s’agit. Il faut mourir artificiellement, oui, vouloir
mourir. Tu ne piges pas ? Évidemment. Patience ! Quand tu es dans la camisole,
ton bras, tes jambes, ou une autre partie de ton corps s’engourdissent, tu le sais.
Ils s’engourdissent d’eux-mêmes et tu n’y es pour rien. Mais prends pour base
cet exemple, et améliore-le. Voici comment tu procèdes : mets-toi à l’aise sur le
dos, aussi bien que tu le peux, et tout de suite, avant même que les bras ou tes
jambes s’ankylosent, tu commences à faire agir ta volonté.
» Mais, avant tout, il faut avoir la foi. Sinon, rien à espérer. Et ce qu’il est
nécessaire que tu croies, c’est que ton corps est une chose et que ton esprit, en
est une autre. Ton esprit est tout. Ton corps, au contraire, ne compte pas. Il ne
vaut pas même un pet de lapin. Il ne sert qu’à t’encombrer. Ton esprit lui
ordonne de mourir.
» Tu commences l’opération par les deux orteils. Tu les fais mourir, l’un
après l’autre, puis, après eux, tous tes doigts de pied. Tu veux qu’ils meurent. Et,
si tu as la foi et la volonté, ils mourront. Le début est le plus difficile. Quand le
premier orteil est mort, le reste c’est rien. Pour croire, tu n’as plus à te
tourmenter les méninges. Ta volonté opère sans peine pour le restant du corps. Je
l’ai fait trois fois, je le répète. Je sais, Darrell. Le plus curieux, c’est que pendant
que ton corps est en train de mourir, ton esprit reste tout à fait lucide. Ta
personnalité subsiste. Après tes pieds, tes jambes sont mortes. Puis les genoux.
Puis les cuisses. Et, à mesure que la mort monte, toi, tu restes le même. Ton
corps seul abandonne la partie, morceau par morceau.
Je demandai :
— Et qu’arrive-t-il ensuite ?
— Quand ton corps est mort, bien mort, et que ton esprit se sent intact, tu n’as
plus qu’à sortir de ta peau et à la laisser derrière toi. Et la quitter, c’est aussi
quitter ta cellule. Les murs de pierre et les portes de fer sont faits pour garder les
corps. Ils ne peuvent pas enfermer les esprits. Trois fois je l’ai fait, et trois fois
j’ai vu alors que mon « moi » était dehors ; sa forme matérielle gisait sur le sol
de mon cachot.
De treize cellules plus loin, Jake Oppenheimer cogna pour manifester son
scepticisme.
— Ha ! ha ! ha ! Quelle bonne blague !
— Tu vois, reprit Ed Morrell, c’est l’ennui avec Jake. Il ne croit pas. La fois
où il a tenté le coup, il n’était pas, physiquement, assez faible. Il a raté. C’est
pour ça qu’il prétend que je lui bourre le crâne.
— Quand on est mort, c’est pour de bon ! riposta Oppenheimer. Les morts ne
reviennent pas à la vie.
— Mort, je l’ai été trois fois.
— Et tu es encore là pour nous le raconter, farceur !
Ed Morrell n’insista pas et s’adressant à moi :
— N’oublie pas, Darrell, que l’entreprise est risquée. Ainsi j’ai toujours eu
cette impression bizarre, que si on venait m’enlever de ma camisole pendant que
j’étais sorti de mon corps, je n’aurais plus, ensuite, été capable de le réintégrer.
C’est-à-dire qu’alors ma carcasse serait morte pour de bon. Et ça, c’est une
satisfaction que je ne tiens pas à donner au capitaine Jamie et aux autres. Mais
pour revenir à notre sujet, une fois que tu as réussi à abandonner ton corps, peu
importe qu’on te laisse dans la camisole, un ou plusieurs mois durant, tu ne
souffres plus. Il y a des gens, tu le sais aussi bien que moi, qui ont été plongés en
état de léthargie pendant toute une année. Ça sera pareil pour toi. Ton corps seul
demeure par terre, boudiné et ficelé dans la toile, en attendant ton retour. C’est
comme ça qu’il faut s’y prendre. Essaie.
— Et s’il ne revient pas dans son corps ? demanda Oppenheimer.
— Alors il est évident qu’il n’aura pas les rieurs de son côté. Ce qui se peut
bien, encore, c’est qu’ils rigolent de nous, qui pourrions quitter faut voir avec
quelle facilité un trou où on reste !
Ici, la conversation prit fin. Jones Gueule-de-tarte, qui ne dormait que d’une
oreille, s’éveilla, d’un air chagrin. Il menaça Morrell et Oppenheimer de les
signaler dans son rapport, le lendemain matin ; ce qui, pour eux, entraînerait une
séance en camisole. Quant à moi, il crut inutile de me rien dire, sachant bien que,
de façon ou d’autre, la camisole m’attendait.
Je demeurai longtemps étendu sur le dos, oubliant mes souffrances
corporelles tout en réfléchissant aux paroles d’Ed Morrell. Comme j’ai eu
l’occasion de l’expliquer, j’avais déjà cherché, grâce à l’autohypnose, à remonter
le temps vers mes existences antérieures. Je savais avoir partiellement réussi ;
mais tout ce que j’avais pu obtenir, ce n’était que des bribes d’apparitions qui
survenaient sporadiquement et n’avaient aucune suite logique.
Mais la méthode de Morrell était tellement à l’opposé de la mienne qu’elle
me fascinait. Par mon procédé, ma conscience partait tout de suite ; par le sien,
elle demeurait jusqu’à la fin : lorsque le corps disparaissait, elle passait par des
moments de sublimation tels qu’elle en arrivait à quitter ce corps et la prison de
San Quentin pour s’en aller loin dans le temps – mais elle était encore
conscience.
Je conclus que l’expérience valait tout au moins d’être tentée. L’homme de
science que j’étais demeurait sceptique. Mais j’eus la volonté de croire.
Je crus. Ce que Morrell affirmait avoir réussi, à trois reprises, je le réussirais à
mon tour.
Peut-être cette foi qui s’emparait si facilement de mon cerveau était-elle le
premier résultat de cet état de faiblesse physique que Morrell avait déclaré
nécessaire ? Il ne me restait plus assez de force pour être sceptique et nier. Ma
conclusion était purement empirique et c’est empiriquement aussi, comme je
vais le raconter, que je fis la preuve qu’il ne s’était pas trompé.
X

Le lendemain matin, Atherton pénétra dans mon cachot avec des intentions
meurtrières. Il était flanqué du capitaine Jamie, du Dr Jackson, de Jones Gueule-
de-tarte et d’un nommé Al Hutchins.
Hutchins purgeait une condamnation de quarante ans et faisait tout pour
bénéficier d’une remise de peine. De tous ses pareils, qui étaient passés hommes
de confiance, il était le mieux noté. Il était le chef des mouchards. Et vous vous
rendrez compte que ce n’est pas une situation méprisable, quand vous saurez
qu’à ce « métier » il se faisait trois mille dollars par an. Avec un homme tel que
lui, possédant un pécule de dix à douze mille dollars et une promesse de grâce
dans sa poche, le directeur savait, quels que fussent ses ordres, qu’il pouvait
compter être aveuglément obéi.
Le directeur, comme je l’ai dit, entra dans ma cellule avec des desseins
meurtriers. Ils se lisaient sur son visage. Ses actes le prouvèrent.
— Examinez-le, ordonna-t-il au Dr Jackson.
Je dus me déshabiller, et ce misérable avorton m’arracha lui-même la chemise
imprégnée de crasse que je portais depuis mon arrivée dans ma cellule
d’isolement. Il mit à nu mon pauvre corps décharné, dont la peau était ridée
comme un vieux parchemin. Partout elle était couverte de plaies et de
meurtrissures, provenant de mes nombreuses séances dans la camisole.
L’examen fut fait pour la forme, avec une impudente hypocrisie.
— Tiendra-t-il le coup ? demanda Artherton.
— Oui, répondit Jackson.
— Comment est le cœur ?
— Magnifique !
— Docteur, vous estimez qu’il peut supporter impunément dix jours
consécutifs de camisole ?
— Certainement.
Le directeur eut un ricanement.
— Eh bien, moi, je ne le crois pas. Mais cela ne nous empêchera pas de tenter
l’expérience. Par terre. Standing !
J’obéis, comme toujours, en m’allongeant, la face contre le sol, sur la toile
étendue. Le directeur parut ruminer pendant un moment.
— Enroule-toi dedans ! finit-il par ordonner.
Je m’efforçai d’obéir. Mais ma faiblesse était si grande que je ne pus que me
tortiller en vain et demeurai sur le ventre.
— Il faut l’aider, commenta le Dr Jackson.
Atherton haussa les épaules.
— Il n’en aura plus besoin, quand j’en aurai fini avec lui. C’est bon ! Aidez-
le. J’ai autre chose à faire que de perdre mon temps ici.
Je fus donc lacé, puis roulé sur le dos. Dans cette position, je regardai
fixement le directeur Atherton, qui était en face de moi.
— Standing, commença-t-il lentement, j’ai épuisé avec toi tous les bons
procédés. En voilà assez ! Je suis dégoûté de ton entêtement. Ma patience est à
bout. Le Dr Jackson, ici présent, affirme que tu es en état de supporter dix jours
de camisole. Tu sais ce que tu risques. À toi de réfléchir. Une dernière fois, je
t’offre une chance. Dis-moi où est la dynamite. À l’instant précis où elle sera
entre mes mains, j’ordonnerai qu’on te sorte de cette cellule. Tu seras libre de
prendre un bain, de te raser, et tu recevras des vêtements propres. Tu auras six
mois pour te tourner les pouces, tu mangeras une excellente nourriture au régime
de l’infirmerie. Après quoi, tu passeras homme de confiance et seras attaché à la
bibliothèque. Tu ne peux vraiment me demander d’être plus gentil que je ne suis.
En parlant, tu ne donnes personne. Tu es le seul à San Quentin qui sache où est
la dynamite. Pas un de tes camarades ne sera compromis. La conscience la plus
chatouilleuse ne peut te reprocher d’avoir cédé. Tu as donc intérêt à parler. Au
cas contraire…
Il y eut un silence, et le directeur esquissa un geste significatif.
— Au cas contraire… Eh bien ! tu commenceras sur-le-champ les dix jours
de camisole.
Cette perspective avait de quoi m’épouvanter. J’étais si débile que j’étais
persuadé, tout comme le directeur Atherton, que ces dix jours équivalaient à un
arrêt de mort.
En cette minute terrible, je me souvins fort à propos du système Morrell.
L’instant ou jamais était venu de le mettre en pratique et d’avoir foi en lui. Je ne
baissai pas les yeux et souris au directeur Atherton. Ce sourire était celui d’un
croyant, et la calme proposition que je lui formulai était également celle d’un
croyant :
— Monsieur le directeur, dis-je, regardez mon sourire. Si dans dix jours,
quand je serai libéré, vous le trouvez encore sur mes lèvres, consentez-vous à me
donner un paquet de Durham et deux autres à Morrell et à Oppenheimer ?
— Les voilà bien, ces intellectuels ! grogna en sourdine le capitaine Jamie. Ils
se croient supérieurs aux autres hommes et ils les bravent, par orgueil.
Le directeur, qui était colérique de nature, éclata. Il prit ma proposition pour
une bravade et clama :
— Ce que tu viens de dire te vaudra d’être serré d’un cran de plus !
— J’ai parlé sérieusement et en toute loyauté, monsieur le directeur, répondis-
je, sans me départir de mon calme. Vous pouvez ordonner qu’on me ligote aussi
étroitement qu’il vous plaira. Si dans dix jours j’ai encore ce même sourire,
consentez-vous à nous donner à nous trois, moi, Morrell et Oppenheimer, les
trois paquets de Durham ?
Il répliqua :
— Tu sembles bien sûr de toi !
— Oui, c’est pour cela que je vous fais cette proposition.
— Tu t’es converti, alors ? ricana-t-il.
— Vous voulez rire… Je prétends simplement qu’il y a plus de vie en moi
que vous ne croyez et que vous serez incapables d’en venir à bout. Donnez-moi
cent jours de camisole, si ça vous dit. Après cent jours, je sourirai encore en vous
regardant.
— Cent jours… À quoi bon ? Au bout de dix, tu seras mort et depuis
longtemps !
— Dans ce cas, promettez-moi les trois paquets de tabac. Que risquez-vous ?
— Je peux te coller mon poing dans la figure et tout de suite, si ça te dit !
— Si ça peut vous faire plaisir, ne vous gênez pas, répliquai-je, toujours
suave et convaincu. Et tapez fort ! Même la figure en marmelade, j’arriverai à
vous sourire. Voyons ! n’hésitez pas… Acceptez plutôt le pari.
Il faut qu’un homme soit singulièrement bas et désespéré pour oser rire à la
barbe du directeur comme je le faisais en de telles circonstances. Ou plutôt, il
faut qu’il ait une foi bien sincère dans la réalité de son offre. Je sais maintenant
que j’avais cette foi et que c’est elle qui me menait. Je croyais Morrell. Je
croyais dans la supériorité de l’esprit sur le corps. J’étais sûr de survivre même à
cent jours de camisole.
Le capitaine Jamie parut sentir cette foi qui me soulevait tout entier.
— Je me souviens, fit-il, d’un ancien prisonnier qui disait la même chose.
C’était un Suédois. Il y a de ça vingt ans et vous n’étiez pas encore ici, monsieur
le directeur. Cet homme en avait tué un autre, pour vingt-cinq cents. Ce qui lui
avait valu d’être condamné à mort. Il était cuisinier de son métier. Lui aussi avait
la foi. Il racontait qu’un char d’or venait le prendre sur la terre, pour le conduire
au ciel. Et, un beau jour, il s’est assis sur le fourneau de la prison qui était
chauffé à blanc ; il chantait des cantiques et des « hosanna ! » tout en grillant. On
l’a enlevé de là, dès qu’on l’a trouvé. Deux jours après, il est mort à l’infirmerie.
Il avait eu la chair brûlée jusqu’aux os. Mais jusqu’à son dernier soupir il a
affirmé qu’il n’avait pas senti la chaleur.
— Et je vous dis, moi, fulmina Atherton, que nous forcerons Standing à
céder !
Je réitérai mon défi :
— Alors, promettez le tabac !
Le directeur était dans une telle colère que j’aurais éclaté de rire, si ma
situation n’avait été aussi tragique. Le visage convulsé, il serrait les poings, et je
vis le moment où il allait tomber sur moi à bras raccourcis.
Il fit un effort et redevint maître de lui.
— Ça suffit. Standing ! On te matera. Et, à défaut de tabac, je mets ma main à
couper qu’en dépit de la solidité de ton coffre, tu ne souriras pas dans dix
jours… Allons, mes petits, enroulez-le, et serrez, jusqu’à ce que vous entendiez
craquer des côtes ! Hutchins, montre-lui de quoi tu es capable.
Je fus effectivement enroulé et lacé comme jamais encore je ne l’avais été.
L’homme de confiance en chef me prouva sans discussion possible son habileté.
J’essayai de gagner le plus d’espace possible. Mais je m’étais depuis si
longtemps dépouillé de presque toute ma chair, mes muscles étaient réduits à des
fibres tellement amorphes, que je fus incapable de subtiliser grand-chose. Le peu
que je me ménageai, je l’obtins en faisant jouer mes jointures, à chaque
articulation des os de ma charpente. J’en fus encore subtilement frustré par
Hutchins, qui avait d’expérience appris toutes les ruses de la camisole.
Ce misérable avait pourtant été un homme. Mais on l’avait brisé sur la roue,
et tout sens moral s’était éteint en lui. Ses dix à douze mille dollars et sa liberté
en perspective avaient fait de lui l’esclave du directeur. J’ai su plus tard qu’il
avait aussi une femme, demeurée fidèle et qui l’attendait. Le facteur féminin
explique bien des comportements masculins.
C’est d’un véritable meurtre, accompli de propos délibéré, que Hutchins, ce
matin-là, se rendit coupable envers moi. Le pied sur mon dos, il tirait le lacet,
toujours un peu plus, s’arrêtait, puis tirait encore. Il me semblait que ma carcasse
allait céder sous cette compression extrême, que tous mes organes vitaux allaient
s’anéantir. Mais le miracle de la foi était en moi. Je savais que je ne mourrais
pas, oui, je le savais, et pourtant, il me semblait que la mort était sur moi. La tête
me tournait, mon sang battait à briser mes veines et mes artères, des ongles de
mes orteils à la racine de mes cheveux.
— C’est assez serré, intervint le capitaine Jamie, bien à contrecœur.
— C’est sacrément serré, déclara le Dr Jackson. Vous serreriez jusqu’à
demain que le résultat serait le même. Ou il est tabou, ou il devrait être mort
depuis longtemps.
Le directeur Atherton se pencha vers moi. Après maints efforts, il réussit à
insérer son index entre la toile et mon dos.
Il fronça le sourcil, mit à son tour le pied sur mon corps et tira de toutes ses
forces sur le lacet, mais sans parvenir à gagner une fraction de pouce de plus.
— Hutchins, dit-il, je vous tire mon chapeau ! Vous vous y connaissez. Et
maintenant, retournez-le, pour qu’on puisse voir sa tronche.
On me roula sur le dos. Je regardai fixement le cercle de mes tortionnaires. Si
l’on m’avait lacé comme je l’étais, la première fois où je fus mis en camisole,
j’en serais mort en dix minutes, ça, j’en suis certain. Mais j’étais entraîné.
J’avais derrière moi des milliers d’heures durant lesquelles j’avais supporté ce
supplice. Puis j’avais foi dans le système Morrell.
Goguenard, le directeur persifla :
— Ris donc, salopard ! Allons, ris un peu ! Et commence par sourire, si tu le
peux…
Les poumons écrasés, je haletai pour absorber un peu d’air. Mon cœur
menaçait d’éclater. Mon cerveau vacillait. Et pourtant un sourire à l’adresse du
directeur se dessina sur mes lèvres.
XI

La porte claqua. Je restai seul, sur le dos, dans la demi-obscurité de ma


cellule. Grâce aux nombreux artifices auxquels je m’étais entraîné dans mes
séances de camisole, je réussis, eu me tortillant sur place, à avancer, pouce par
pouce, jusqu’à ce que le bord de la semelle de mon soulier droit touchât le seuil
de la cellule. J’en éprouvai une indicible allégresse. Je n’étais déjà plus tout à
fait seul. Je pouvais causer avec Morrell et Oppenheimer.
Mais le directeur. Atherton, avait sans doute donné des ordres sévères aux
gardiens. Car, malgré mes appels à l’adresse de Morrell pour lui annoncer mon
intention de tenter la fameuse expérience, je n’obtins de lui aucune réponse. On
l’empêcha de me parler. Je ne reçus, quant à moi, que des injures de la part des
gardiens. J’étais dans ma camisole pour dix jours, au-delà de toute menace et de
tout châtiment.
La sérénité de mon esprit, je m’en souviens, était complète à cette heure. Elle
planait sur les souffrances de mon corps, passivement supportées. Et cette
sérénité n’allait pas sans une exaltation vers le rêve, qui atteignait son
paroxysme.
Je me sentais en excellente forme pour risquer la grande épreuve.
Je commençai à concentrer vers elle toutes mes pensées. En dépit des
picotements que, par suite de l’arrêt de la circulation, je sentais dans tout mon
corps, et de l’engourdissement qui en résultait, je dirigeai ma volonté vers
l’orteil de mon pied droit. Je voulus sa mort, une mort qui ne vînt pas de lui-
même, mais de la seule volonté émanant de moi qui lui commandais. Ce qui était
complètement différent. Et il mourut. Ce fui un combat difficile. Morrell m’avait
prévenu. Mais pas une once de doute ne venait balancer ma foi. Je savais que cet
orteil allait mourir par ma volonté, et je sus quand il fut mort.
Ce point acquis, le reste, comme me l’avait dit Morrell, fut aisé. L’opération
fut lente, je le reconnais. Mais, l’un après l’autre, mes dix doigts de pied
cessèrent d’exister. Puis, membre par membre, jointure par jointure, la mort
progressive continua. Elle monta d’abord des doigts jusqu’au cou-de-pied, puis
jusqu’aux jambes et aux genoux.
La fixité de ma pensée et sa parfaite exaltation étaient telles que je ne connus
même pas la joie de mon succès. Une seule préoccupation me tenait. J’ordonnais
à mon corps de mourir, et il obéissait. Je m’adonnais à ma tâche avec tout le soin
que met un maçon à empiler ses briques. Et cette tâche, qui m’absorbait tout
entier, me paraissait aussi naturelle que la sienne doit le paraître au maçon.
Au bout d’une heure, la mort avait atteint mes hanches, et je continuais à lui
ordonner de poursuivre son ascension.
Lorsqu’elle eut gagné le niveau du cœur, mon être conscient commença à
s’obscurcir et fut pris de vertiges. Craignant qu’il ne s’égarât complètement, je
tournai ma volonté vers mes doigts, et mon cerveau s’éclaircit de nouveau. Sur
mon ordre, la mort envahit mes mains, mes bras, mes épaules. Ce dernier stade
s’accomplit très rapidement.
Il n’y avait plus alors de vivant, dans mon corps, que ma tête et une petite
partie de ma poitrine. Le fracas de mon cœur s’était éteint et les coups précipités
qu’il frappait avaient cessé. Il battait, faible, mais régulier. Si j’avais, en un tel
moment, souhaité quelque bonheur, je l’aurais découvert dans l’arrêt de mes
sensations physiques.
Sur ce point, mon aventure diffère de celle de Morrell. Par l’action de ma
volonté qui continuait à s’exercer automatiquement, je commençais à me trouver
dans cet état de langueur mal définie qui est à la frontière entre sommeil et
veille. Il me semblait également que mon cerveau se dilatait de façon
prodigieuse dans ma boîte crânienne, laquelle n’augmentait pas pour autant de
volume. Par moments, j’avais devant les yeux des éclats de lumière et des éclairs
comme si moi, qui restais pourtant maître de la situation, je mourais pour
ressusciter l’instant d’après, tandis que l’occupant de la prison de chair dans
laquelle je me trouvais était en train de mourir.
Mais ce qui m’intriguait le plus, c’était cette dilatation de mon cerveau. Sans
pouvoir dépasser les limites de mon crâne, il me donnait l’impression néanmoins
que son volume devenait plus grand que son logement et continuait à grandir.
Simultanément se produisait l’une des sensations les plus extraordinaires, l’une
des expériences les plus étonnantes qu’il m’ait été donné d’endurer. Le temps et
l’espace, dans la mesure où ils constituaient la matière de ma conscience, se
déployaient autour de moi de façon presque illimitée. J’avais les yeux fermés, et
cependant je prenais conscience du fait que les murs de ma cellule reculaient
jusqu’à former une vaste salle. Tandis que j’y pensais, je sentais bien qu’ils ne
cessaient de reculer. Je songeai durant une seconde que, si les murs de la prison
avaient fait de même, ils auraient dû déborder bien au-delà de San Quentin et se
prolonger d’un côté jusqu’à l’océan Pacifique, de l’autre jusqu’au désert du
Nevada. Je me disais aussi que, si la matière pouvait pénétrer la matière, les
murs de ma cellule pouvaient tout aussi bien pénétrer les murs de la prison, les
dépasser, mettre ainsi ma cellule en dehors de la prison, et me rendre la liberté.
Je savais naturellement que tout cela n’était que pure chimère et je ne m’y
attardai pas outre mesure.
L’extension du temps n’était pas moins remarquable. Mon cœur ne battait
qu’à intervalles espacés. La fantaisie me prit de compter les secondes entre
chaque battement. Je le fis avec sûreté et précision tout d’abord, et relevai
jusqu’à cent secondes par intervalle. Puis il me parut que cette durée s’allongeait
démesurément, si bien que je me fatiguai de ce calcul.
Dans ce demi-rêve où j’étais, un problème imprévu surgit. Morrell m’avait
bien dit qu’il avait gagné la liberté de l’esprit en tuant son corps. Or mon corps
était mort dans sa quasi-totalité, et j’avais la certitude qu’une dernière
concentration de ma volonté sur les parties encore vivantes achèverait de le faire
mourir. Mais sur un point Ed Morrell ne m’avait pas éclairé : après avoir fini
avec mon torse, me fallait-il pousser l’opération jusqu’à ma tête ? Si oui, le
divorce ne serait-il pas complet et à jamais inéluctable entre Darrell Standing et
sa forme matérielle ?
Je commençai par la dernière portion de ma poitrine et par le cœur. Bander
ainsi ma volonté m’apporta aussitôt sa récompense. Le cœur cessa de battre. Ou
du moins je ne le sentis plus battre.
Je ne fus plus qu’un pur esprit, une âme, une conscience. Appelez comme
vous voudrez cette chose sans nom, ayant son siège dans un cerveau nébuleux
qui occupait toujours le centre de mon crâne, mais qui continuait à s’élargir et à
s’étendre au-delà.
Alors arriva l’instant où, avec des éclairs de lumière dans les yeux, je me
détachai de la terre et partis. D’un seul bond, je me trouvai avoir dépassé le toit
de la prison, le ciel de Californie, et je fus au milieu des étoiles. Je dis bien les
étoiles. Je marchais parmi elles. J’étais un enfant, vêtu d’une robe d’un tissu
léger, aux tons frais et délicats, qui brillait doucement à la froide clarté des
étoiles. Cette robe était à la fois une réminiscence de celles qu’en mon enfance
j’avais vues aux écuyères de cirque et de la représentation qu’on m’avait
inculquée du costume des anges.
Ainsi vêtu, je foulais l’espace interstellaire, électrisé par l’idée que j’étais
parti pour une immense aventure qui, au bout du compte, me découvrirait tous
les aspects du cosmos céleste et éclaircirait pour moi le mystère suprême de
l’univers. Dans ma main je tenais une longue baguette de cristal, et j’avais la
claire notion intérieure que j’en devais toucher chaque étoile que je longeais. Et
avec une certitude tout aussi grande, j’étais convaincu que, si je manquais d’en
toucher une seule, je serais soudain précipité dans l’abîme insondable des
châtiments terribles et des peines éternelles.
Longtemps, je marchai ainsi parmi les étoiles. Quand je dis longtemps, vous
ne devez pas perdre de vue l’énorme dilatation à laquelle était soumis le temps
dans mon cerveau. Il me sembla que j’errais durant des siècles dans l’espace,
l’œil alerté et ma baguette en main, frappant, sans en manquer un, tous les astres
que je rencontrais sur ma route.
La voie céleste devenait de plus en plus resplendissante. Et je voyais
s’approcher le but enivrant de l’infini savoir. Ma personnalité propre ne s’était
pas altérée. Je n’ignorais pas que c’était moi, Darrell Standing, qui cheminais
ainsi au milieu des étoiles, une baguette de cristal en main. Et je me rendais
compte aussi que je vivais en plein irréel, que le rêve où je m’égarais n’était
qu’un risible débordement de mon imagination, semblable aux extravagances
que procurent certaines drogues, le délire ou même parfois le sommeil.
Soudain, alors que tout allait allègrement pour moi, l’extrémité de ma
baguette manqua une étoile, que, de ce fait, je ne touchai pas. Je compris aussitôt
qu’une catastrophe était proche. J’entendis retentir un coup, impérieux comme
celui du sabot de fer du destin, et dont l’écho se répercuta dans tout l’univers
stellaire. Et c’était moi que visait ce coup. Alors tout le système astral fit
explosion, et, vacillant sur sa base, tomba en flammes.
Je sentis une souffrance atroce qui me déchirait. L’instant d’après, je n’étais
plus que Darrell Standing, le condamné à perpétuité, gisant sur le sol de sa
cellule, dans sa camisole de force. Je compris alors la raison de ce coup de
semonce : c’était Ed Morrell qui frappait sur son mur dans la cellule 5 et
commençait à envoyer un message.
Il faut maintenant que je donne quelques explications sur cet étirement du
temps et de l’espace que je subissais. Plusieurs jours après, je demandai à Ed
Morrell ce qu’il avait essayé de me transmettre. C’était un message tout simple,
très bref, ne comportant que ces seuls mots : « Standing, es-tu là ? » Il s’était
hâté de passer ces mots en profitant d’un moment où le gardien se trouvait à
l’extrémité du corridor sur lequel donnaient les cellules des isolés. Comme je
viens de le dire, il avait tapoté ces mots rapidement. Et maintenant, attention :
entre le premier coup et le second, j’avais pu m’enfuir vers les étoiles, tout
revêtu d’habits immatériels, toucher les étoiles à mesure que je les rencontrais,
dans ma course folle à la poursuite de la formule qui devait me révéler les
derniers mystères de la vie. Je m’étais lancé à la recherche des siècles. Puis tout
s’était terminé dans cette marque implacable du destin, dans cette exquise agonie
qui mettait un terme à mon rêve, et qui me faisait retourner dans ma cellule de
San Quentin juste au moment où Ed Morrell frappait son second coup.
L’intervalle entre le premier et le second coup n’avait peut-être pas dépassé un
cinquième de seconde, mais pour moi l’étirement du temps avait été
phénoménal : au cours de ce cinquième de seconde, j’étais parti très loin, en
vagabondant à travers les étoiles durant des siècles infinis.
À présent, cher lecteur, je sais que ce qui précède peut passer pour du méli-
mélo. J’en conviens. C’est du fatras. C’est pourtant ce qui m’est arrivé. Cela a
été pour moi aussi réel que le serpent dans les fantasmes de l’homme atteint de
delirium tremens.
Peut-être, en estimant largement, a-t-il fallu à Ed Morrell deux minutes pour
taper sa question. Et pourtant, des siècles se sont écoulés pour moi entre le
premier et le dernier coup frappés par sa phalange. Je ne pouvais plus suivre
mon chemin à travers les étoiles avec cette ineffable joie de jadis, car je ne
cessais d’être pris de terreur à la pensée que cet appel allait se produire pour me
faire retomber dans l’enfer de la camisole de force. Ainsi mes siècles de
vagabondage dans les étoiles furent des siècles de terreur.
Et je savais de tout, ce temps que c’était la phalange d’Ed Morrell qui me
retenait cruellement prisonnier de la terre.
Je tentai de lui répondre, de lui demander de cesser. Mais je m’étais à ce point
éliminé de mon corps que mes sens ne m’obéissaient plus. Mon corps gisait mort
sur les dalles de ma cellule, et je n’en occupais plus que le crâne. En vain je
commandai à mon pied de frapper mon message. Il s’y refusa. Ma raison me
disait que j’avais un pied. Et pourtant, en fait, je n’en avais plus.
Ensuite – et je sais maintenant que c’est parce que Ed Morrell en avait fini
avec l’envoi de son message – je continuai à vagabonder dans les étoiles et ne
fus plus rappelé. Durant toute cette période et après, j’eus conscience de
m’endormir, et ce sommeil était très agréable. De temps à autre, à demi éveillé,
je m’étirais – note bien ce mot, cher lecteur : je m’étirais. Je remuais les bras, les
jambes, j’avais la sensation d’avoir contre la peau un drap de lin très doux,
j’avais la sensation d’un certain bien-être, c’était délicieux. Comme l’homme
assoiffé qui, en plein désert, rêve de fontaines bondissantes et de puits pleins à
ras bord, je rêvais, moi, que l’étau de cette camisole se desserrait ; je rêvais
qu’une merveilleuse propreté remplaçait cette crasse, qu’un épiderme velouté se
substituait à ma pauvre peau ridée, desséchée. Mais il y avait quelque chose de
différent dans mon rêve, comme on va le voir.
Je m’éveillais. Oui, j’étais bel et bien éveillé, mais je n’ouvrais pas les yeux.
Tout au long de ce qui va suivre, je n’éprouvai aucune surprise. Tout était
naturel et attendu. J’étais moi-même, c’est vrai, mais je n’étais plus Darrell
Standing. Darrell Standing n’avait pas plus de rapport avec l’être que j’étais que
la peau desséchée et rugueuse de Darrell Standing n’en avait avec cette peau
douce et fraîche qui était maintenant la mienne. Et je n’avais aucune conscience
d’un nommé Darrell Standing – car j’aurais même pu ne pas exister, étant donné
que ce Darrell Standing n’était pas encore né, et qu’il ne naîtrait pas avant des
siècles. Vous allez voir.
Je reposais par terre, les yeux clos, j’écoutais paresseusement. De l’extérieur
me parvenaient les bruits de sabots d’un grand nombre de chevaux qui
martelaient les dalles de pierre sur un rythme régulier. En entendant le tintement
métallique des armures et des harnais, je sus que quelque cortège passait dans la
rue, sous mes fenêtres. Je me demandai paresseusement qui ce pouvait bien être.
Et d’un endroit – que j’appris par la suite être la cour de l’auberge – me
parvinrent un tintement de sabots et le hennissement impatient d’un cheval que
je reconnus comme étant le mien. Il m’attendait.
Puis surgit un bruit de pas qu’on faisait semblant d’étouffer pour respecter le
silence, et qui restait pourtant délibérément assez violent, dans l’intention secrète
de me réveiller si je dormais encore. Je souris intérieurement de la ruse du vieux
coquin qui se comportait de la sorte.
— Pons, lui demandai-je sans même ouvrir les yeux, donne-moi de l’eau, de
l’eau fraîche, et vite – un vrai déluge ! J’ai bu comme un trou hier soir, et le
gosier me brûle.
— Et vous avez aussi fait la grasse matinée ! dit-il sur un ton de réprimande
en me passant l’eau qu’il tenait déjà toute prête.
Je m’assis, ouvris les yeux, approchai la chope de mes lèvres en la prenant à
deux mains. Je bus en regardant Pons.
Je dois ici faire remarquer deux choses. Je parlais français sans m’en rendre
compte. C’est seulement plus tard, lorsque je fus de nouveau enfermé dans mon
cachot, et que je me mis à me souvenir des événements que je relate, que je me
rendis compte que je m’étais exprimé dans cette langue – et fort bien, ma foi. Et
pourtant moi, Darrell Standing, qui écris ces lignes dans le quartier des
condamnés à mort de la prison de Folsom, je ne connais en fait de français que
celui que j’ai étudié au collège et qui me permet à peine de le lire. Quant à le
parler, cela m’est tout à fait impossible. C’est tout juste si je suis capable de
prononcer de façon intelligible le nom des plats figurant sur une carte de
restaurant.
Mais revenons à notre récit. Pons était un petit vieillard desséché. Il était né
dans notre maison – j’appris ce détail par hasard : il y fit allusion précisément le
jour dont je parle. Il devait bien avoir dans les soixante ans, il était presque sans
dents et, malgré une claudication prononcée qui l’obligeait à marcher à petits
pas, il était alerte et vif dans tous ses mouvements. Il était aussi assez
impudemment familier, n’ayant jamais vécu ailleurs que dans notre maison. Il
avait servi mon père avant que j’aie su marcher et, à la mort de celui-ci, il était
passé à mon service. Nous nous remémorions ces souvenirs le jour même dont je
parle. Il s’était mis à boiter à la suite d’une blessure pendant la campagne
d’Italie. Au milieu d’une charge de cavalerie, alors qu’il tirait mon père à l’écart
pour le mettre hors de l’atteinte des sabots des chevaux, il avait été renversé,
piétiné, et il avait reçu un coup de lance dans la cuisse. Mon père, témoin de la
scène, n’avait pourtant rien pu faire à cause de ses propres blessures. Pons avait
donc bien gagné le droit d’être effronté et familier, et il n’était pas question pour
moi de lui adresser la moindre remontrance.
Pons hocha la tête, tandis que je vidais d’un coup l’énorme chope.
— Ahh ! Ça fume comme une cheminée ! lui dis-je en riant et en lui rendant
le récipient vide.
— Vous êtes bien le fils de votre père, dit-il accablé. Mais votre père n’avait
qu’un but dans la vie, c’était de mieux faire, tandis qu’avec vous j’ai
l’impression que c’est désespéré !
— Mon père avait mal à l’estomac, dis-je en ricanant, et une goutte d’alcool
suffisait à le rendre malade. Il avait donc raison de ne pas boire, puisque son
réservoir ne tenait pas ce qu’il y versait.
Pendant ce temps, Pons avait apporté mes vêtements pour la journée.
— Buvez, mon maître, répondit-il. Ça ne peut pas vous faire de mal, et vous
mourrez avec un bon estomac.
— Tu veux dire que le mien est doublé de fer ? fis-je, en interprétant mal ses
paroles.
— Je veux dire…
Il avait commencé sa phrase dans un mouvement d’humeur, puis il s’arrêta
d’un seul coup lorsqu’il comprit que je me moquais de lui et, avec une moue de
ses lèvres desséchées, il arrangea sur le dossier d’une chaise mon manteau neuf
couleur sable.
— Huit cents ducats, dit-il en souriant d’un air finaud. Mille chèvres et une
centaine de bœufs gras dans un seul manteau pour vous tenir chaud. Une bonne
vingtaine de fermes sur le dos de mon gentilhomme.
— Et dans ceci, une centaine de belles et bonnes fermes, plus un ou deux
châteaux par-dessus le marché, sans parler peut-être d’un palais, fis-je en tendant
la main vers la rapière qu’il se disposait à placer sur la chaise.
— Votre père vous a gagné tout cela de son bras valeureux, rétorqua Pons.
Mais ce que votre père gagnait, il le gardait !
Pons s’arrêta pour prendre d’un air dédaigneux ma dernière folie : un
merveilleux pourpoint de satin écarlate.
— Soixante ducats rien que pour cela, dit Pons sur un ton accusateur. Votre
père aurait envoyé tous les tailleurs – et tous les Juifs de la chrétienté – rôtir dans
les flammes de l’enfer avant de payer un prix pareil !
Pendant que Pons m’aidait à m’habiller, je continuais de lui lancer des piques.
— Visiblement, Pons, tu n’as pas appris les nouvelles, lui dis-je avec perfidie.
Il dressa l’oreille, comme la vieille commère qu’il était.
— Les dernières nouvelles ? demanda-t-il. Celles qui viennent de la cour
d’Angleterre, vous voulez dire ?
— Non, dis-je en hochant la tête. Ce sont peut-être des nouvelles pour toi,
mais en réalité, c’est de l’histoire ancienne. Tu n’as donc rien entendu ? Les
philosophes grecs chuchotaient déjà cette nouvelle il y a deux mille ans, et c’est
à cause de cela que je me suis mis vingt fermes florissantes sur le dos, que je vis
à la cour et suis devenu un dandy. Tu vois, Pons, le mal sévit dans le monde, la
vie est affreusement triste. Tout le monde meurt, et quand on est mort… eh bien,
on est mort. C’est pour échapper au mal et à la tristesse que les hommes de mon
temps, comme moi, cherchent à s’amuser, à s’étourdir, à nouer de folles
intrigues.
— Mais la nouvelle, mon maître ? Qu’est-ce donc que chuchotaient les
philosophes il y a si longtemps ?
— Que Dieu est mort, Pons, dis-je avec solennité. Tu n’es pas au courant ?
Dieu est mort. Moi aussi, je vais y passer bientôt, et je porte sur mon dos la
valeur de vingt fermes prospères.
— Dieu est vivant, affirma Pons avec ferveur. Dieu vit, et son royaume est à
notre portée, je vous le dis, mon maître, il est à notre portée. Demain, peut-être,
le monde va s’écrouler…
— C’est ce que disaient déjà à Rome ceux que Néron, pour éclairer ses jeux,
transformait en torches.
Pons me regarda avec pitié.
— Trop étudier, c’est une maladie, dit-il sur un ton plaintif. J’ai toujours été
contre, mais vous devez savoir ce que vous voulez pour traîner mon pauvre
corps avec vous dans tous les coins du monde – pour étudier l’astronomie et les
mathématiques à Venise, les poètes et la faridondaine italienne à Florence,
l’astrologie à Pise, et Dieu sait quoi dans ce pays de fous qu’est l’Allemagne. Et
de tous les philosophes, je vous le dis, mon maître, je vous le dis, moi, Pons,
votre serviteur, pauvre bonhomme qui ne sais pas distinguer une lettre d’une
hampe de pique. Mais je vous le dis, moi, Dieu est vivant, et vous allez bientôt
comparaître devant lui – il s’arrêta, se souvenant soudain de quelque chose, puis
ajouta : Il est arrivé, le prêtre dont vous avez parlé.
Je me souvins aussitôt de mon rendez-vous.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? fis-je avec une nuance
d’énervement.
— Qu’est-ce que ça pouvait faire ? – Pons haussa les épaules. Ça fait au
moins deux heures déjà qu’il vous attend.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?
Il jeta sur moi un regard pensif et sévère.
— Et vous, qui vous êtes effondré sur votre lit en criant comme un coq :
« Chante coucou, chante coucou, coucou, non non coucou, chante coucou,
chante coucou, chante coucou ».
Il m’imitait, chantant ce refrain dépourvu de sens, d’une épouvantable voix de
fausset. Sans aucun doute, j’avais dû brailler cette absurdité en allant me
coucher.
— Tu as bonne mémoire, fis-je sèchement, en essayant vainement de me
draper dans ce manteau beige pour finalement le lancer à Pons en lui laissant le
soin de l’installer sur mes épaules.
Il secoua tristement la tête.
— Pas besoin de mémoire pour me souvenir de ce que vous hurliez pour la
millième fois jusqu’à ce que la moitié des voyageurs de l’auberge se mettent à
cogner aux portes en menaçant de vous embrocher comme un empêcheur de
dormir que vous étiez. Et lorsque je vous eus mis convenablement au lit, ne
m’avez-vous pas demandé de venir près de vous, et ne m’avez-vous pas
ordonné, si le diable arrivait, de lui dire que ma maîtresse dormait ? Vous
m’avez rappelé de nouveau, vous vous êtes accroché à mon bras si fort qu’il en
est encore meurtri et noir, et vous m’avez demandé si j’aimais la vie, la viande
bien grasse et le feu qui réchauffe, de ne pas vous réveiller de toute la matinée,
sauf pour une seule raison.
— Laquelle ? m’empressai-je de demander, incapable de deviner de quoi
j’avais bien pu parler.
— Pour vous apporter, tout fumant sur un plateau d’or, le cœur d’un vieux
busard noir qui s’appelle Martinelli. Je devais vous réveiller en chantant :
« Chante coucou, coucou, coucou… »
Alors, je me souvins sur-le-champ de Martinelli, ce prêtre qui piétinait dans
mon antichambre depuis deux longues heures.
Une fois introduit, il me salua de mon nom et de mon titre : le comte
Guillaume de Sainte-Maure. Je pouvais donc entendre mon nom, et m’en
souvenir par la suite : il s’était inscrit dans ma conscience.
C’était un prêtre italien, petit, très brun, maigre, à l’air famélique, comme s’il
jeûnait souvent, avec des mains petites et délicates, féminines. Mais ses yeux !
Ils étaient fourbes, rusés, taillés en amande, avec des paupières lourdes, aussi
perçants que ceux d’un furet, aussi indolents que ceux d’un lézard se chauffant
au soleil.
— Il est bien tard, comte, dit-il dès que, sur un regard, Pons eut quitté la
chambre. Celui que je sers se ronge d’impatience.
— Ne me racontez pas toujours la même chose, l’interrompis-je avec colère.
Rappelez-vous que vous n’êtes pas à Rome.
— Mon auguste maître…
— … règne en seigneur sur Rome, peut-être. Mais nous sommes en France.
Martinelli haussa les épaules avec humilité, mais ses yeux de basilic lançaient
des éclairs.
— Mon auguste maître a quelque chose à voir avec ce qui se passe en France,
dit-il avec douceur. La femme n’est pas pour vous, et mon maître a d’autres
plans – il se passa la langue sur les lèvres – … d’autres plans pour la femme… et
pour vous.
Naturellement, la femme dont il parlait n’était autre, je le savais, que la
grande-duchesse Philippa, la veuve de Geoffroy, dernier duc d’Aquitaine. Elle
était veuve, c’était une femme jeune, heureuse, souriante et belle, elle était, ma
foi, faite pour moi.
— Quels sont ses plans ? demandai-je avec brusquerie.
— Ils sont profonds et étendus, comte, trop profonds, trop étendus pour que
j’aie la prétention de les imaginer, encore moins de les connaître ou d’en discuter
aussi bien avec vous qu’avec n’importe qui d’autre.
— Je sais que de grandes choses sont en train, et que des vers rampent sous
terre, dis-je.
— On m’a dit que vous étiez têtu comme un mulet, mais j’obéis aux ordres.
Martinelli se leva pour prendre congé. J’en fis autant.
— J’ai dit que c’était inutile, continua-t-il, mais on vous a accordé une
dernière possibilité de changer d’avis. Mon auguste maître fait les choses mieux
que correctement.
— Bon, je vais réfléchir, dis-je d’un air désinvolte en poussant le prêtre vers
la porte.
Il s’arrêta sur le seuil.
— Il n’est plus temps de réfléchir, dit-il. Je suis venu chercher une réponse
définitive.
— Je vais réfléchir, répétai-je, puis, j’ajoutai, comme après réflexion : Si les
plans de la dame ne s’accordent pas aux miens, peut-être alors ceux de votre
maître réussiront-ils selon ses désirs. Car, souvenez-vous, il n’est pas mon
maître.
— Vous ne le connaissez pas, dit-il avec solennité.
— Et je ne tiens pas à le connaître, rétorquai-je.
Et j’écoutai le pas léger du petit prêtre intrigant qui descendait l’escalier
grinçant.
Si je devais entrer dans les détails de ce que j’ai vu pendant ces quelques
heures, alors que j’étais le comte Guillaume de Sainte-Maure, il me faudrait
plusieurs volumes. Je dois donc abréger, car je n’ai jamais entendu parler d’un
sursis accordé à un condamné à mort pour lui permettre de terminer ses
mémoires, du moins en Californie.
Je sortis dans le Paris d’il y a quelques siècles, avec ses rues droites,
insalubres, débordant de saletés et de fange. Je passerai sur les événements de
l’après-midi, mes promenades à cheval en dehors des murs, la grande fête
donnée par Hugues de Meung, les festins et les beuveries auxquels j’ai pris part
pour arriver à la fin de cette aventure. Je plaisantais avec Philippa en personne –
Dieu qu’elle pouvait être belle ! Une grande dame, certes, mais, avant tout, une
femme. Nous devisions gaiement, autour de nous la foule se bousculait. Mais,
sous des airs joyeux, se cachait le sérieux d’un homme et d’une femme se tenant
sur le seuil de l’amour, sans être trop sûrs l’un de l’autre. Elle était petite, d’une
minceur exquise, mais je n’ai pas l’intention de faire son portrait. C’était pour
moi la seule femme qui pût exister au monde, et je ne me souciais guère du
vieillard chenu qui, de Rome, avait le bras assez long pour nous atteindre, elle et
moi, jusqu’à Paris.
Fortini, un Italien, se pencha à mon oreille :
— Quelqu’un voudrait vous parler.
— Alors il lui faudra attendre mon bon plaisir, répondis-je sur un ton sec.
— Je n’ai pas l’habitude d’attendre le bon plaisir de qui que ce soit, répondit-
il sur le même ton.
Je me souvins du prêtre Martinelli, mon sang bouillait, mais je voyais tout
clairement. C’était le long bras… Fortini me sourit d’un air nonchalant, mais,
dans son sourire, on pouvait deviner l’essence même de l’insolence.
À ce moment, plutôt qu’à n’importe quel autre, j’aurais dû être de sang-froid.
Mais cette vieille colère toute rouge commençait à s’allumer en moi. C’était
l’œuvre du prêtre. C’était Fortini, pauvre à tout point de vue, sauf celui du
lignage, connu pour être la plus fine lame d’Italie depuis dix ans. S’il ne
réussissait pas ce soir à exécuter les ordres du vieillard chenu, il y aurait demain
une autre épée, et une autre encore, si nécessaire, après-demain. Et si par hasard
tout cela ne réussissait pas, tout ce que je pourrais espérer, ce serait la lame d’un
spadassin dans mon dos, ou le philtre d’un vulgaire empoisonneur dans mon vin,
mon pain, ou ma viande.
— Je suis occupé, dis-je. Partez !
— Ce que j’ai à faire avec vous est urgent, répondit-il.
Le ton de la conversation s’était insensiblement élevé, Philippa pouvait
entendre.
— Va-t’en, chien d’Italien, va aboyer loin de moi ! Je ne peux pas m’occuper
de toi pour le moment.
— La lune est levée, dit-il, l’herbe sèche est excellente, il n’y a point de
rosée. Derrière l’étang, à un jet de pierre à gauche, il y a un espace découvert,
tranquille, à l’abri des curieux.
— Tu vas avoir bientôt ce que tu désires, murmurai-je avec impatience.
Mais il attendait toujours à côté de moi.
— Tout à l’heure, dis-je, tout à l’heure, je m’occupe de toi.
Avec témérité et esprit de décision, Philippa dit alors :
— Donnez donc satisfaction à ce gentilhomme, Sainte-Maure, occupez-vous
de lui dès maintenant. Et que la chance soit avec vous.
Elle s’arrêta pour faire un signe à Jean de Joinville, son oncle, qui passait. Un
oncle du côté de sa mère, les Joinville d’Anjou.
— Que la chance vous accompagne, répéta-t-elle – et elle se pencha vers moi
pour murmurer : Mon cœur aussi vous accompagne, ne soyez pas trop long. Je
vous attendrai dans la grande salle.
J’étais au septième ciel, je débordais de joie. C’était la première fois qu’elle
m’avouait qu’elle m’aimait. Muni de cette puissante bénédiction, j’étais devenu
si fort que je pouvais trucider une douzaine de Fortini et envoyer promener une
bonne douzaine de vieillards chenus.
Jean de Joinville emmena Philippa dans la foule. Nous fixâmes, Fortini et
moi, notre rendez-vous. Nous nous séparâmes pour nous mettre en quête chacun
de deux amis. Nous devions nous retrouver derrière l’étang. Je pensai d’abord à
Robert Lefranc, puis à Henri de Bohémond. Mais, en allant les chercher, je butai
sur une sorte de grand échalas, Guy de Villehardouin, et je vis immédiatement
d’où venait le vent. Il me promettait la tempête. Je connaissais ce jeune
provincial mal dégrossi, qui ne faisait que d’arriver à la cour et en était fier
comme un petit coq. Il était roux, avec des taches de rousseur. On aurait dit qu’il
avait été cuit à la vapeur.
Au moment où je le dépassais, il fit un mouvement brusque et me bouscula.
C’était naturellement délibéré. Il me jeta un regard incendiaire et porta la main
au pommeau de sa rapière.
C’est la fatalité, me dis-je. Le vieillard chenu a de nombreux et d’étranges
instruments. Je me penchai alors et dis au jeune coq :
— Excusez ma maladresse, c’est moi qui ai tort. Je vous demande pardon,
Villehardouin.
Mais il n’était pas homme à se calmer aussi facilement. Il se rengorgeait,
faisait celui qui est en colère. J’aperçus alors Robert Lefranc, lui fis signe
d’approcher et lui expliquai la situation.
— Sainte-Maure vous a donné satisfaction, estima-t-il sur-le-champ. Il vous a
demandé pardon.
— C’est tout à fait vrai, ajoutai-je de ma voix la plus mielleuse. Je vous
demande à nouveau pardon de ma très grande maladresse. Je vous demande
pardon mille fois, la faute m’incombe entièrement, mais c’était sans intention.
Dans ma précipitation à aller à un rendez-vous, j’ai été très maladroit, mais, je le
répète, sans intention.
Que pouvait faire ce petit prétentieux, sinon accepter à contrecœur l’amende
honorable que je lui avais faite si librement ? Je savais pourtant, tandis que
Lefranc et moi nous hâtions vers notre rendez-vous, qu’avant quelques jours, ou
même quelques heures, ce jeune homme s’arrangerait pour que nous croisions le
fer sur un pré.
J’expliquai à Lefranc ce que j’attendais de lui : il ne chercha pas à en savoir
davantage sur mon affaire. C’était un jeune homme plein d’entrain, de vingt ans
à peine, mais il avait été formé aux armes, il s’était battu en Espagne, il avait
bonne réputation sur le pré. Ses yeux noirs s’illuminèrent quand je lui eus
raconté de quoi il s’agissait et c’est lui qui se chargea de demander à Henri de
Bohémond de se joindre à nous.
Lorsque nous arrivâmes tous les trois dans la clairière derrière l’étang, Fortini
nous y attendait déjà, avec deux de ses amis : Félix Pasquini, neveu du cardinal
du même nom, aussi proche de son oncle que celui-ci l’était du vieil homme gris,
et Raoul de Goncourt, dont la présence me surprit parce qu’il était trop bien et de
trop bonne noblesse pour se commettre en pareille compagnie.
Nous nous saluâmes avec courtoisie et nous nous mîmes à notre affaire. Il n’y
avait là rien de nouveau pour aucun de nous. Le terrain était bon, comme promis,
il n’y avait pas de rosée, la lune brillait, la lame de Fortini et la mienne étaient
tirées, prêtes à jouer serré.
On me considérait en France comme un bon épéiste, mais Fortini était encore
meilleur. Je savais aussi que je portais en moi le cœur de ma belle et que cette
nuit, à cause de moi, il y aurait sur cette terre un Italien de moins. Je le savais,
car, pour moi, l’issue du combat ne faisait aucun doute. Tandis que nos rapières
s’engageaient, je réfléchissais à la manière dont j’allais le tuer. Je n’avais pas
l’intention de faire durer le combat. Ma devise avait toujours été « vite et bien ».
Sans compter que les derniers mois je les avais passés à faire la tournée des
grands-ducs et à chanter à des heures fort peu chrétiennes « Chante, coucou,
chante ! », toutes choses qui vous prédisposent fort peu à un assaut prolongé.
Bref, vite et bien, je devais m’y tenir.
Mais vite et bien, c’est un peu rapidement dit quand on a en face de soi un
adversaire aussi redoutable que Fortini. Celui-ci combattait toujours avec lenteur
et à coup sûr, mais, d’après ce qu’on m’avait dit en chemin, il avait ce soir-là
choisi la hâte et le brio.
C’était un travail épuisant, fait de pure ruse, car il sentait lui aussi que j’avais
l’intention de ne pas traîner. Je me demande si j’aurais pu réussir mon coup
favori s’il avait fait jour. La lueur pâle de la lune me fut d’un grand secours.
J’avais aussi une sorte de prescience de ce qu’il avait en tête. C’était un coup très
dangereux, connu de tous les novices, mais qui a été fatal à beaucoup
d’excellents épéistes. Nous étions à l’œuvre depuis à peine une minute que je
savais, par sa façon précipitée et fantasque de se défendre, que Fortini préparait
sa riposte à temps perdu. Il voulait me voir pointer et me fendre, non pas pour
parer mon attaque, mais pour évaluer sa durée et, le moment venu, la faire dévier
par le léger mouvement habituel du poignet puis diriger la pointe de sa rapière
sur mon corps en train de se fendre. C’est une manœuvre délicate à mener à la
lumière du jour. S’il faisait dévier la lame une seconde plus tôt, j’en étais averti
et j’étais sauvé. S’il le faisait une fraction de seconde trop tard, mon coup
d’estoc l’atteindrait en plein corps.
« Vite et bien, n’est-ce pas ? » C’était ce que je pensais. Entendu, mon cher
ami italien, nous ferons vite et bien. Et surtout nous ferons bref.
D’une certaine façon, c’était une riposte à temps perdu contre une riposte à
temps perdu, mais je réussirais à le tromper sur le temps en étant encore plus
rapide que lui. Car j’étais vraiment rapide. Comme je l’ai dit, cela ne faisait pas
une minute que nous avions commencé lorsque c’est arrivé. Rapide ? Mon estoc,
et mon développement ne faisaient qu’un, c’était un déferlement, une explosion.
Je jure que j’étais d’une fraction de seconde plus rapide que n’importe qui à
estoquer et à me fendre. Je gagnai cette fraction de seconde. Avec ce retard
d’une fraction de seconde, Fortini essaya de faire dévier ma lame pour
m’embrocher sur la sienne, mais c’est sa lame à lui qui fut déviée. Elle passa
devant ma poitrine à la vitesse de l’éclair et je me trouvai à l’intérieur de sa
garde, sa lame entièrement derrière moi, dans le vide, tandis que la mienne
l’avait transpercé à la hauteur du cœur et ressortait par son dos.
C’est une chose étrange à faire que d’embrocher un homme vivant sur une
lame d’acier. Je suis ici, dans mon cachot, je cesse un instant d’écrire pour me
pencher sur la question. J’ai souvent pensé à cette nuit de clair de lune en
France, il y a bien longtemps, où j’ai appris à ce chien d’Italien ce que voulait
dire « vite et bien ». C’est tellement facile de transpercer une poitrine. On se
serait attendu à plus de résistance. Il y en aurait eu si la pointe de ma rapière
avait rencontré un os – en l’occurrence elle ne trouva devant elle que de la chair
tendre, mais tout de même elle passa bien facilement. En écrivant, j’éprouve
encore cette sensation dans ma main, dans mon cerveau. L’épingle à chapeau
d’une vieille dame ne se serait pas enfoncée plus aisément dans un pudding que
ma lame dans cet Italien. Oh ! ce n’était pas une chose bien extraordinaire pour
Guillaume de Sainte-Maure à son époque, mais ça l’est pour moi, Darrell
Standing, qui m’en souviens et qui transporte ce souvenir à travers les siècles. Il
est on ne peut plus simple de tuer un homme fort et en bonne santé avec une
arme aussi grossière qu’un morceau d’acier. Allons, les hommes sont pareils à
des crabes pendant la mue, avec leur carapace molle : ils sont friables et
vulnérables.
Mais revenons sur notre pré au clair de lune. Mon coup droit étant arrivé à
destination, il y eut une pause appréciable, Fortini ne tomba pas tout de suite, je
ne dégageai pas ma lame immédiatement. Pendant une bonne seconde, nous
tînmes la pose – moi, jambes développées, cambrées et fendues, corps penché en
avant, bras droit horizontal et tendu : Fortini, dont la lame était si loin derrière
moi que sa main et sa garde reposaient légèrement à gauche contre ma poitrine,
les yeux ouverts et brillants.
Nous évoquions à ce point des statues que ceux qui nous flanquaient, d’abord
ne comprirent rien. Puis Fortini eut un hoquet, une toux légère. La rigidité de sa
position se relâcha, la main qui touchait ma poitrine vacilla, l’arme chuta sur
l’herbe. Pasquini et Goncourt s’étant précipités, il tomba dans leurs bras. Sur ma
foi, j’éprouvai beaucoup de peine à dégager ma lame, bien plus que je n’en avais
eu à l’enfoncer, tant la chair y adhérait comme si elle avait regretté de la laisser
partir. Oh, croyez-moi, me battre avait été une chose, me retirer en fut une autre,
et non des moindres, physiquement.
Mais la douleur provoquée par le retrait de l’acier avait dû rappeler Fortini à
la vie, car il écarta ses amis, se remit droit sur ses pieds, replaça son épée eu
position. J’en fis autant, surpris d’avoir pu le transpercer à la hauteur du cœur
sans endommager ses centres vitaux. Et puis, avant que ses amis eussent pu le
rattraper, il s’affaissa sur ses jambes et tomba lourdement sur l’herbe. Ils
l’étendirent sur le dos, mais il était déjà mort. On voyait à la lueur de la lune son
visage affreusement figé, sa main serrant encore la rapière.
Oui, c’est merveilleusement facile de tuer un homme.
Nous prenions congé de nos amis, nous nous préparions à partir lorsque Félix
Pasquini me retint.
— Excusez-moi, lui dis-je, remettons cela à demain, voulez-vous ?
— Nous n’avons qu’un pas à faire, dit-il en insistant, pour trouver de l’herbe
encore sèche.
— Laissez-moi l’arroser à votre place, Sainte-Maure, me demanda Lefranc,
tout excité à l’idée de tuer un Italien.
Je secouai la tête.
— Non, Pasquini est pour moi, répondis-je. Son tour viendra demain : il sera
le premier.
— Y en a-t-il d’autres ? demanda Lefranc.
— Demandez à Goncourt, dis-je en souriant. J’imagine qu’il est déjà en train
de réclamer l’honneur d’être le troisième.
Goncourt acquiesça d’un air malheureux. Lefranc lui jeta un coup d’œil
interrogateur, et Goncourt fit un signe affirmatif.
— Et après lui, viendra sans aucun doute le tour de ce petit prétentieux,
continuai-je.
Guy de Villehardouin, le rouquin, s’était approché.
— Au moins, laissez-le-moi, demanda Lefranc d’une voix câline, car il
désirait vivement que j’accepte.
— Demandez-le-lui, répondis-je en riant – puis, me tournant vers Pasquini :
Demain. Dites où et quand, j’y serai.
— L’herbe est excellente, répondit-il, narquois, l’endroit également. Et puis
je m’étais mis en tête que vous iriez rejoindre Fortini dès ce soir.
— Il vaudrait mieux le faire accompagner par l’un de ses amis, lui dis-je,
railleur à mon tour. Et maintenant, pardonnez-moi, il faut que je parte.
Mais il se mit en travers de mon chemin.
— Si cela doit être, dit-il, que ce soit maintenant.
La moutarde commençait à me monter au nez.
— Vous servez bien votre maître, lui dis-je, méprisant.
— Je ne sers que mon plaisir, répondit-il. Je n’ai pas de maître.
— Excusez-moi, dis-je, si j’ai l’audace de vous dire la vérité.
— Qui est ?…
— Que vous êtes un menteur, Pasquini, comme tous les Italiens.
— Vous avez entendu ? demanda-t-il à Lefranc et Bohémond. Après cela,
vous ne pouvez pas me le refuser !
Ils hésitaient, me regardant pour savoir quelle conduite adopter.
— Et si vous avez encore des scrupules, se hâta-t-il d’ajouter, permettez-moi
de vous les enlever… de cette façon.
Il cracha dans l’herbe à mes pieds. La colère s’empara de moi – la colère
noire, comme je l’appellerai –, un désir insurmontable, irrésistible de tuer. J’en
oubliai Philippa, qui m’attendait dans la grande salle. Je ne voyais que ce qui
était contre moi : l’impardonnable intervention du vieillard chenu dans mes
affaires, le message du prêtre, l’insolence de Fortini, l’impudence de
Villehardouin, et ce Pasquini qui me barrait le chemin, se permettait de cracher
dans l’herbe. Je voyais rouge, je pensais rouge. Je considérais toutes ces
créatures comme des êtres répugnants et nuisibles que je devais éloigner de ma
route, faire disparaître. Comme un lion pris au piège rugit contre les mailles du
filet, j’enrageais contre ces créatures qui m’entouraient. En réalité, j’étais pris au
piège. La seule façon de m’en échapper, c’était de les faucher, de les écraser
contre le sol, de les broyer.
— Très bien, fis-je avec calme en maîtrisant mes tremblements de colère,
vous d’abord, Pasquini. Puis, vous, Goncourt. Et enfin, Villehardouin.
Ils acquiescèrent les uns après les autres, puis Pasquini et moi-même, nous
nous préparâmes à nous écarter.
— Puisque tu es si pressé, me proposa Henri de Bohémond, puisqu’ils sont
trois et nous trois, pourquoi ne pas faire tout en même temps ?
— Oui, dit Lefranc avec empressement. Bats-toi avec Goncourt, moi, je
prends Villehardouin.
Mais, d’un geste, je repoussai l’offre de mes amis.
— Ils sont tous les trois ici sur ordre, leur expliquai-je. Ils veulent à toute
force m’avoir. Ce désir est devenu contagieux et, à mon tour, je veux les avoir.
Je me les garde donc.
J’avais remarqué que Pasquini s’énervait de me voir perdre tout ce temps à
parler. Je décidai de l’irriter encore davantage.
— Vous, Pasquini, lui annonçai-je, je vais régler rapidement votre compte, je
ne veux pas que vous vous attardiez avec nous alors que Fortini attend que vous
alliez lui tenir compagnie. Vous, Raoul de Goncourt, je m’en vais vous punir
comme vous le méritez pour ne pas savoir mieux choisir vos fréquentations. Et
puis, vous devenez gros et asthmatique. Je vais prendre tout mon temps pour que
votre graisse fonde et pour que vos poumons s’essoufflent, sifflent comme des
soufflets percés. Quant à vous, Villehardouin, je n’ai pas encore décidé comment
j’allais vous tuer.
Je saluai alors Pasquini, et nous engageâmes le fer. Cette nuit-là, je n’avais
nulle intention de me montrer diabolique, vite et bien, cela suffisait. Je n’oubliais
pas non plus les erreurs que pouvait faire commettre la lumière trompeuse de la
lune. Comme pour Fortini, j’avais l’intention d’en finir avec lui, s’il avait
l’audace de tenter la riposte à temps perdu. Sinon, c’est moi qui ne tarderais pas
à l’essayer.
Malgré l’exaspération que j’avais réussi à susciter chez lui, il se montrait
prudent. Je donnai néanmoins à cette affaire une tournure extrêmement rapide, et
sous la lumière avare de la lune, en nous fiant moins que d’habitude à la vue et
davantage au toucher, nous maintenions nos armes continuellement en contact.
La première minute du combat était à peine écoulée que je sortis ma botte. Je
fis semblant de glisser légèrement et, pour me remettre en équilibre, feignis de
perdre le contact avec la lame de Pasquini. Il essaya un coup droit et moi, je fis
une nouvelle feinte en parant cette fois d’une manière inutilement large. Faire
accroire que j’étais exposé, c’était le piège que je lui destinais. Il y tomba. En un
éclair, il eut tiré avantage de ce qu’il prenait pour une exposition involontaire. Il
mit tout son poids et toute sa volonté dans la botte qu’il donna de grand cœur.
Mais j’étais bien préparé. Ma lame rencontra la sienne sans faire d’éclat, très
doucement, et au moment où elle glissait mon poignet se retourna avec assez de
fermeté, juste ce qu’il fallait, et fit dévier sa lame sur la coquille de mon épée.
Oh ! une simple petite déviation, de quelques pouces, à peine suffisante pour
envoyer derrière moi la pointe de sa rapière, qui traversa au passage mon gilet de
satin. Naturellement, son corps suivit la rapière dans sa poussée, tandis que sur
son côté droit, à la hauteur du cœur, la pointe de mon épée rencontrait son corps.
Mon bras tendu était dur et rectiligne comme l’acier qu’il prolongeait, et derrière
le bras et l’acier mon corps était tendu et ferme.
À la hauteur du cœur, ma rapière pénétra donc dans le côté de Pasquini, sur la
droite, mais elle ne ressortit pas sur la gauche, car avant presque entièrement
traversé son corps, elle rencontra une côte (oh ! tuer un homme, quel travail de
boucher !) avec tant de décision que Pasquini en perdit l’équilibre et tomba en
arrière pour s’écrouler sur l’herbe. Tout en tombant, il continuait à essayer de me
toucher, mais je retirai mon arme de son corps par saccades, en la tournant.
Goncourt se précipita sur lui, mais l’autre l’écarta pour continuer à s’occuper
de moi. Pasquini ne mourut pas aussi rapidement que Fortini. Il toussait, il
crachait, il était aidé par Villehardouin, qui lui avait passé le bras sous le corps,
lui tenait la tête. Il se remit à tousser et à cracher.
— Bon voyage, Pasquini, dis-je en me moquant, dans ma colère noire.
Dépêchez-vous, je vous prie, car l’herbe sur laquelle vous reposez ne va pas
tarder à être mouillée, et, si vous traînez, c’est d’un chaud et froid que vous allez
mourir !
J’allais m’occuper de Goncourt, mais Bohémond me demanda instamment de
prendre quelque repos.
— Mais non, répondis-je. Je ne suis pas encore assez échauffé – puis,
m’adressant à Goncourt : À présent, nous allons vous faire danser et souffler un
petit peu. Salut !
Chez Goncourt, le cœur n’y était pas. Il était clair qu’il se battait sur ordre.
Son style était vieillot, comme il est naturel chez un homme entre deux âges,
mais ce n’était pourtant pas un escrimeur sans intérêt. Il avait du sang-froid, il
était déterminé, tenace, mais il manquait de brio, et il était handicapé par le
pressentiment de sa défaite. Une bonne douzaine de fois, en allant « vite et
bien », j’aurais pu faire qu’il fût à moi. Mais je ne voulais pas. J’ai déjà dit que
j’avais un esprit diabolique. Je le poussai en combattant en dehors de la zone
éclairée par la lune, de manière qu’il ne pût presque plus y voir, car je
combattais dans l’ombre de mon propre corps. Tandis que je le fatiguais au point
que sa respiration devenait difficile comme je l’avais prévu, Pasquini, qui
regardait le spectacle la tête dans la main, toussa, prêt à rendre le dernier souffle.
— Dites-moi, Goncourt, lui annonçai-je finalement, vous voyez bien que je
vous tiens à ma merci ! Vous pouvez être à moi d’une bonne douzaine de façons.
Préparez-vous, raidissez-vous, voici comment je vais vous avoir.
Je passai simplement de quarte en tierce, et, comme il récupérait violemment
et parait largement, je revins en quarte, trouvai l’ouverture et lui fis pénétrer ma
lame de part en part à la hauteur du cœur. En présence de ce dénouement,
Pasquini, se laissant mourir, enfouit la tête dans l’herbe, frissonna un moment,
puis se roidit définitivement.
— Votre maître aura cette nuit quatre serviteurs de moins, fis-je remarquer à
Villehardouin lorsque nous entamâmes notre duel.
Quel combat ! Le garçon était proprement, ridicule. Dans quelle école
paysanne avait-il appris l’escrime ? Une arquelinade ! Du travail sans envergure
et simple ! Tel était mon jugement à le voir, cheveux hérissés sous l’effet d’une
rage contenue, me charger comme un fou.
Ce fut, hélas, sa gaucherie qui causa ma perte. Quand je me fus bien diverti à
ses dépens pendant quelques secondes, ce rustre mal dégrossi devint si furieux
qu’il en oublia le peu d’escrime qu’il connaissait. D’un large mouvement de
balai, comme si le plat de sa rapière avait été un tranchant, il la fit siffler dans
l’air et retomber lourdement sur le sommet de ma tête. J’en restai tout ébahi,
jamais pareille chose ne m’était arrivée, cela me paraissait stupide. Il était
entièrement à découvert, et j’aurais pu l’avoir sans aucune difficulté, mais,
comme je l’ai dit, j’étais stupéfait, et la seule chose dont je me fusse rendu
compte ensuite, ce fut la douleur causée par la lame qui me transperçait : ce
provincial lourdaud me chargeait comme un taureau et sa garde vint au contact
de mon flanc : je fus rejeté en arrière.
Au moment où je tombai, je pus lire une certaine inquiétude sur les visages de
Lefranc et de Bohémond, et une trop grande satisfaction sur le visage de
Villehardouin, qui était en train de m’embrocher.
Je tombai, mais je n’atteignis jamais l’herbe. Un scintillement d’éclairs, un
bruit de tonnerre dans mes oreilles, puis l’obscurité, la faible lueur d’une lumière
qui pointait lentement, une douleur violente et odieuse, une voix qui disait :
— Je ne sens rien du tout.
Je connaissais cette voix, c’était celle du directeur. Je savais que j’étais
Darrell Standing, et que j’étais revenu, à travers les siècles, dans l’enfer de la
camisole, à la prison de San Quentin, je reconnus la pression sur mon cou
comme étant celle exercée par le doigt du Dr Jackson. Et c’est la voix de ce
dernier qui déclarait :
— Vous ne savez pas prendre le pouls d’un homme sur le cou. Ici, juste ici –
mettez vos doigts où sont les miens, ça y est ? Ah ! je croyais… Le cœur est
faible, mais régulier comme un chronomètre.
— Ça ne fait que vingt-quatre heures, dit le capitaine Jamie, et il n’a jamais
été dans de telles conditions.
— Il se fiche de nous, c’est sûr, c’est moi qui vous le dis, fit Al Hutchins, le
prisonnier bien noté.
— Pas si sûr, continua le capitaine Jamie. Quand le pouls d’un homme est
aussi faible, il faut être un expert pour le trouver…
— Ah ! j’ai fait mon apprentissage dans cette camisole, dit Al Hutchins en
ricanant. Une fois, j’ai réussi à vous faire me délacer, capitaine, parce que vous
me croyiez en train de mourir, et j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas vous
éclater de rire à la figure !
— Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ? demanda le directeur.
— Tout ce que je peux dire, c’est que le cœur tient bon, mais, naturellement,
il est très faible. C’est tout à fait normal. Mais je crois que Hutchins a raison, il
est en train de se moquer de nous.
De son pouce, il retourna l’une de mes paupières, ce qui provoqua chez moi
l’ouverture de l’autre, et je fixai le groupe qui se penchait sur moi.
— Qu’est-ce que je vous disais ! s’écria triomphalement le Dr Jackson.
À ce moment, tout en avant l’impression que l’effort allait me faire éclater le
visage, je concentrai ma volonté et parvins à sourire.
On m’apporta de l’eau, je bus avec avidité. N’oublions pas que, pendant tout
ce temps, je gisais sans défense sur le dos, les bras collés au corps, serrés dans la
camisole. On m’offrit aussi à manger – le pain rassis de la prison –, mais je
refusai d’un signe de tête. Je fermai les yeux pour leur faire comprendre que leur
présence me fatiguait. La douleur causée par ma partielle reprise de conscience
était insupportable. Je sentais mon corps revenir à la vie. Dans mon artère
carotide, dans mon thorax à la hauteur du cœur, j’étais harcelé d’élancements.
Dans mon cerveau, j’avais le souvenir très net que Philippa m’attendait dans la
grande salle, et j’avais un violent désir de m’échapper pour retrouver ces
quelques heures que je venais de vivre dans la vieille France.
C’est ainsi que, malgré leur présence, je réussis à éliminer de ma conscience
la partie vivante de mon corps. J’avais hâte de partir, mais la voix du directeur
me retint.
— Y a-t-il quelque chose dont tu aies à te plaindre ? demanda-t-il.
Je n’avais qu’une peur : qu’ils me délacent. Ma réponse n’était donc pas une
bravade, elle avait pour but de l’éviter.
— Vous pourriez serrer un peu plus la camisole, murmurai-je, j’y suis trop au
large. Hutchins est stupide et ridicule, il ne connaît rien au laçage de la camisole,
directeur, vous devriez lui donner la responsabilité de l’atelier de tissage. Il s’y
connaît beaucoup mieux en inefficacité que le présent titulaire, qui est
simplement stupide, sans être ridicule. Maintenant, allez-vous-en tous, à moins
que vous n’ayez trouvé quelque chose de pire à me faire. Je vous invite de tout
mon cœur à rester si vous croyez, dans vos faibles petits esprits, avoir inventé
une torture nouvelle à m’appliquer.
— C’est un p’tit gars à toute épreuve, et garanti grand teint, chantonna le
Dr Jackson, ravi comme un carabin devant une étrangeté.
— Standing, tu es vraiment extraordinaire, dit le directeur. Tu as une volonté
de fer, mais je la briserai, aussi sûr que deux et deux font quatre.
— Et vous avez un cœur de lapin, rétorquai-je. Si vous aviez subi le dixième
de ce que j’ai enduré dans cette camisole de San Quentin, votre cœur de lapin
aurait fichu le camp par vos longues oreilles.
J’avais vraiment tapé dans le mille, car le directeur avait des oreilles d’une
dimension plutôt inhabituelle. Elles auraient, j’en suis persuadé, intéressé
Lombroso.
— Quant à moi, continuai-je, je ne souhaite pire sort à l’atelier de tissage que
de se trouver sous votre responsabilité. Vous voyez, vous m’avez joué les tours
les plus cruels, et je vous ris au nez. Je vis encore ! Espèce d’incapable ! Vous
n’arrivez pas à me tuer. Incapable que vous êtes : vous ne pourriez même pas
tuer un rat pris au piège avec un bâton de dynamite – de la vraie dynamite, pas
celle que vous continuez à vous figurer, en vous fourrant le doigt dans l’œil, que
j’ai cachée.
— Rien à ajouter ? demanda-t-il, quand je fus parvenu au bout de cette tirade.
Ce que j’avais dit à Fortini quand il avait été si insolent me revint en
mémoire.
— Allez-vous-en, chien de prison, dis-je. Allez aboyer loin de ma porte.
Ce devait être terrible, pour un directeur galonné comme l’était Atherton,
d’être ainsi défié par un prisonnier sans défense. Il blêmit de rage, il me menaça
d’une voix tremblante :
— Dieu m’est témoin que je t’aurai un de ces jours, Standing.
— Il n’y a qu’une chose que vous puissiez faire, dis-je, c’est de resserrer cette
camisole qui est vraiment trop large. Si vous ne voulez pas le faire, alors, allez-
vous-en. Et je n’éprouverai aucun regret si vous vous abstenez de vous montrer
pendant une ou deux semaines.
Que peut faire le directeur d’une grande prison lui-même contre un prisonnier
sur lequel on est déjà allé jusqu’à l’extrême limite ? Le directeur Atherton
pensait peut-être à une nouvelle menace, car il commençait à parler. Mais ma
voix était devenue plus ferme. Je commençai à chanter : « Coucou… coucou…
coucou… » Et je continuai jusqu’au moment où ma porte claqua, jusqu’à ce que
verrous et serrures eussent grincé, et crissé en se fermant solidement.
XII

Maintenant que j’avais appris le truc, le chemin était tout tracé. Et


nécessairement, plus je l’utiliserais, plus il deviendrait facile. Une fois établie
une ligne de moindre résistance, chaque voyage réussi me deviendrait encore
plus aisé. Ainsi, comme on le verra, les voyages où, loin de la vie de San
Quentin, j’allais retrouver d’autres existences finirent par s’effectuer presque
automatiquement avec le temps.
Dès que le directeur Atherton et son personnel eurent tourné les talons, ce ne
fut pour ma volonté qu’une question de minutes que de replonger dans la mort
en raccourci la portion de mon corps qui était revenue à la vie. Car c’était d’une
mort dans la vie qu’il s’agissait, ou plutôt d’un semblant de mort, un peu comme
la mort provisoire que produit une anesthésie.
Et c’est ainsi que je fuyais d’un seul bond dans le temps et l’espace toutes les
choses sordides et viles de l’existence, cette brutale solitude et l’enfer de la
camisole, les mouches qui me devenaient familières, la moiteur de l’obscurité et
le langage codé de mon voisin de cellule.
Puis, l’obscurité se prolongeant, j’eus la lente impression que je devenais
quelqu’un d’autre, que les objets se transformaient.
La première sensation que j’éprouvai fut celle d’un flot de poussière âcre et
sèche qui emplissait mes narines. Elle couvrait mes lèvres, mon visage et mes
mains, et j’en avais la perception la plus nette à l’extrémité de mes doigts, où je
la sentais sous mon pouce.
Je me rendis compte ensuite d’un mouvement incessant autour de moi. Tout
oscillait en larges embardées. Il y avait des chocs, des cahots, et je trouvais tout
naturel d’entendre grincer des essieux, des roues gémir dans le sable ou rouler
avec fracas sur des cailloux. En même temps me parvenaient des voix fatiguées
d’hommes jurant et pestant auprès de bêtes fourbues au pas lent et lourd.
J’ouvris les yeux, que j’avais fermés pour me protéger de l’inflammation
causée par la poussière ; mais l’irritation y revint aussitôt. Les couvertures
grossières sur lesquelles j’étais couché disparaissaient sous une couche épaisse
de cette même poussière. Celle-ci filtrait à travers l’étoffe et les trous de la toile
qui formait au-dessus de ma tête un toit cintré, mobile et oscillant, et des
myriades d’atomes lumineux descendaient vers moi en dansant à travers
l’atmosphère, dans les rayons du soleil.
J’étais un enfant, un garçon de huit à neuf ans, et j’étais harassé, comme la
femme au visage poussiéreux et livide, assise à côté de moi, qui consolait de son
mieux un bébé en larmes qu’elle tenait dans ses bras. Cette femme était ma
mère. L’homme dont j’apercevais les épaules, sur le siège du chariot qu’il
conduisait, à l’extrémité du long tunnel de toile, était mon père.
Je me mis à ramper parmi les ballots dont était chargé le véhicule, et ma mère
me dit d’une voix dolente et lasse :
— Voyons, Jesse, tu ne peux pas rester un peu tranquille ?
Jesse était mon nom. J’entendis ma mère qui appelait mon père « John ».
J’ignorais mon nom de famille, ne l’ayant pas entendu prononcer. Tout ce que je
savais, c’est que les autres hommes qui faisaient partie de notre caravane
d’émigrants appelaient mon père « capitaine ». Il était le chef et ses ordres
étaient suivis par tous.
En rampant, j’atteignis l’extrémité du tunnel et réussis à aller m’asseoir sur le
siège, près de mon père. L’air imprégné de la poussière que faisaient lever les
chariots et les sabots des bêtes qui les tiraient était suffocant. On eût dit une
bruine opaque, un brouillard blafard où le soleil, sur son déclin, luisait rouge
comme une boule sanglante.
Tout était uniformément sinistre : le soleil rouge ; la lumière ambiante ; le
visage contracté de mon père ; l’agitation désespérée du bébé dans les bras de
ma mère, qui ne parvenait pas à le calmer : les six chevaux attelés au chariot que
mon père n’arrêtait pas de fouailler ; sous la croûte de poussière qui les couvrait,
on ne parvenait pas à distinguer leur couleur naturelle.
Sinistre était le paysage, dont la désolation infinie était une douleur pour les
yeux. À droite et à gauche s’étendaient des collines basses. Çà et là sur leurs
pentes poussaient de rares touffes de broussailles, rabougries et grillées par le
soleil. Toute la surface de ces collines était aride, désertique et, comme le
chemin que nous suivions à leur base, fait de sable et de cailloux, parsemée de
rochers. Partout l’eau était absente. Aucun espoir d’en trouver jamais. Seuls,
quelques ravins, dont les rochers étaient plus dénudés, racontaient les anciennes
pluies torrentielles qui les avaient lavés.
Notre chariot était l’unique véhicule qui fût attelé de chevaux. Les autres, se
suivant en une longue file pareille à un grand serpent que je découvrais dans son
entier lorsque le chemin décrivait une courbe, étaient tirés par des bœufs. Il
fallait trois ou quatre paires de ces animaux pour mouvoir, lourdement et à
grand-peine, chaque chariot. À côté, cheminant dans le sable, des hommes
aiguillonnaient les bêtes rétives pour les faire avancer. J’avais compté, dans un
tournant, le nombre de ceux qui précédaient ou suivaient le nôtre. Il y en avait
quarante, au total. Je recommençais mon décompte, à chaque nouvelle courbe,
distraction d’enfant pour tromper son ennui et, pour la énième fois j’en trouvai
quarante, quarante gros véhicules bâchés de toile, lourds et massifs,
grossièrement façonnés, qui tanguaient et roulaient, grinçant et cahotant, sur le
sable et les pierres, parmi les buissons de sauge, l’herbe rare et fanée, et les
rochers.
À droite et à gauche de la caravane, qu’ils encadraient, chevauchaient douze à
quinze jeunes gens. En travers de leurs selles étaient posés leurs fusils à long
canon. Chaque fois que l’un d’eux s’approchait de notre chariot, je pouvais voir
distinctement ses traits tirés et inquiets, pareils à ceux de mon père qui, comme
eux, avait une carabine à portée de main.
Une vingtaine, ou plus, de bêtes squelettiques boitaient et avaient la tête
écorchée par le joug. De ce fait, on les avait détachées. Elles s’arrêtaient de
temps à autre pour arracher quelque touffe d’herbe sèche, et les hommes les
piquaient également de leurs aiguillons. Parfois, l’un des bœufs interrompait sa
marche pour meugler, et ce meuglement était aussi sinistre que le reste du décor.
Loin, très loin derrière moi, je me souvenais d’avoir vécu, petit gamin, dans
un pays plus souriant, au bord d’une rivière, aux berges plantées d’arbres. Et,
tandis que le chariot cahotait sur la route interminable et poudreuse et que je me
balançais sur le siège, à côté de mon père, mon esprit retournait en arrière vers
cette eau délectable qui coulait sous les arbres verts. Mais tout cela était loin, très
loin, et il me semblait que depuis très longtemps déjà je vivais dans ce chariot.
Dominant toutes ces impressions, pesait sur moi, comme sur tous mes
compagnons, la crainte d’aller à la dérive, aveuglément poussé par le destin.
Nous avions toutes les apparences d’un convoi funéraire. Pas un rire ne s’élevait.
Pas une intonation joyeuse ne venait frapper mon oreille. La paix et la
tranquillité de l’esprit ne marchaient pas avec nous. Tous les visages reflétaient
tristesse et désespérance. Pendant que nous cheminions à la lueur rouge du soleil
couchant, dans la poussière terne, mes yeux d’enfant interrogeaient vainement
ceux de mon père, afin d’y découvrir le moindre message de joie. Sous la
poussière ses traits tendus, crispés, ne reflétaient que l’anxiété, une immense et
insondable anxiété.
Soudain, un frisson parut courir tout le long de la caravane. Mon père leva la
tête. Moi aussi. Nos chevaux en firent autant, dressant leurs têtes lasses et
courbées. Ils humèrent l’air de leurs naseaux, en longs reniflements, et se mirent
à tirer avec ardeur. Les bœufs dételés, qui allaient en traînant la patte, partirent
au triple galop. Les pauvres bêtes harassées en devenaient presque risibles, dans
leur maladresse hâtive. Elles galopaient comme elles pouvaient, squelettes
drapés dans une peau galeuse, et elles firent si bien qu’elles dépassèrent bientôt
le reste de la caravane. Mais cet accès ne dura pas longtemps. Elles ne purent
soutenir leur course et se remirent à tirer péniblement la patte, avec impatience,
sans plus se détourner de leur route vers les touffes d’herbes sèches ni s’y
arrêter.
— Que se passe-t-il ? interrogea ma mère, de l’intérieur du chariot.
— L’eau est proche, répondit mon père. Nous devons arriver à Nephi.
— Dieu soit loué ! Peut-être là nous vendra-t-on un peu de nourriture.
C’était bien Nephi. Nous y fîmes notre entrée dans la même poussière, rouge
comme du sang, sous le soleil flamboyant, et dans les grincements et
crissements, dans les heurts et les cahots de nos grands chariots. Une douzaine
d’habitations – de simples cabanes éparpillées – formaient cette localité. Le
paysage était pareil à celui que nous venions de traverser. Aucun arbre. Rien que
des pousses rabougries dans un désert de sable et de cailloux. Mais on y trouvait
par endroits quelques champs cultivés, en partie clôturés de haies.
Et aussi, il y avait de l’eau. Certes, ce n’était pas une eau courante qui
garnissait le lit desséché de la rivière, mais quelques flaques se voyaient, où
entrèrent avec délices les bœufs dételés et les chevaux de selle, y enfonçant le
museau et la tête jusqu’aux yeux. De petits saules poussaient, maigrelets, à
proximité.
Inquiète, ma mère avait quitté le fond du chariot pour venir jusqu’à nous. Elle
regardait par-dessus nos épaules. Mon père lui montra du doigt un grand
bâtiment, proche de la rivière, et lui dit :
— Ce doit être le moulin de Bill Black dont on nous a parlé.
À ce moment, un des nôtres, qui s’était avancé à la découverte, revint vers
nous sur son cheval. C’était un vieillard avec une chemise en peau de daim et
une longue chevelure nattée, brûlée par le soleil. Il parla à mon père, qui donna
le signal de la halte, et les chariots de tête commencèrent à se déployer en cercle.
Le terrain plat était propice, et les quarante conducteurs de véhicules, habitués à
cette manœuvre, l’effectuèrent sans la moindre anicroche. Lorsqu’ils
s’arrêtèrent, les chariots formaient un cercle complet.
Alors tout devint, en apparence du moins, confusion et tumulte. Des chariots,
une nuée d’enfants se précipita à terre et, après eux, émergèrent les femmes, qui
toutes avaient, comme ma mère, le visage las et couvert de poussière. Les
enfants devaient être une cinquantaine ou plus, les femmes une quarantaine, et
elles se mirent à vaquer aussitôt aux soins du souper.
Une partie des hommes coupaient à coups de hache des broussailles de sauge
que, nous autres enfants, nous portions aux feux qui s’allumaient. D’autres
enlevaient leurs jougs aux bœufs, qui se ruaient aussitôt vers les trous d’eau.
Après quoi, tous les hommes réunis, partagés en plusieurs groupes, poussèrent
les chariots de manière à leur faire décrire une ligne régulière.
L’avant de tous les véhicules était tourné vers l’intérieur du cercle, et chacun
d’eux était en solide et étroit contact avec son voisin de droite et de gauche. Les
freins puissants furent solidement bloqués et, par surcroît de précaution, toutes
les roues furent reliées entre elles à l’aide de chaînes. Ce manège n’était pas
nouveau pour nous autres enfants. Nous savions qu’il se répétait chaque fois
qu’on se trouvait en pays hostile. Un seul chariot, laissé en dehors du cercle,
ménageait au corral une porte d’entrée et de sortie. Le soir, comme nous l’avions
vu faire souvent, avant que le camp s’endormît, les bêtes étaient ramenées à
l’intérieur du cercle, et le chariot qui servait de porte était remis en place puis
enchaîné aux autres. Jusque-là, les animaux restaient à l’extérieur et devaient
trouver leur nourriture sous la garde d’adultes ou de jeunes gens.
Pendant que le camp se montait, mon père, accompagné de plusieurs autres
hommes, dont le vieillard aux longs cheveux nattés, se dirigea à pied vers le
moulin. Je me souviens que toute la caravane, les hommes qui demeuraient, les
femmes et même les enfants, interrompirent leurs occupations pour les regarder
partir. Tous sentaient que la mission dont étaient chargés ces ambassadeurs était
grave.
Pendant leur absence, des étrangers survinrent ; c’étaient des habitants de la
ville déserte de Nephi qui, ayant pénétré à l’intérieur du camp, commencèrent à
y circuler d’un air hautain. Ces visiteurs étaient des blancs comme nous. Mais
leur visage austère était sombre et dur, et ils paraissaient irrités contre nous. Une
certaine hostilité flottait dans l’air et ils eurent des propos désagréables, calculés
visiblement pour provoquer la colère de nos jeunes gens et de nos hommes. Mais
les femmes conseillèrent la prudence, et la consigne passa rapidement que pas un
mot ne devait s’échanger.
Un des étrangers s’avança vers notre feu, devant lequel ma mère était en train
de cuisiner. Je venais d’arriver avec une brassée de sauge. Je demeurai
immobile, prêt à écouter ce qui allait se dire et regardai fixement l’intrus, que je
haïssais, parce que le climat était à la haine. De plus, je savais qu’il n’en était pas
un parmi nous qui n’eût en haine ces hommes à la peau blanche comme la nôtre,
et à cause desquels nous avions dû établir notre camp en rond.
L’étranger venu à notre feu avait les yeux perçants, d’un bleu dur et froid. Ses
cheveux étaient couleur de sable, sa figure rasée jusqu’au menton. Dévalant du
menton, une barbe drue, striée de gris, couvrait le cou et remontait en collier
jusqu’aux oreilles. Ma mère ne le salua pas. Il ne la salua pas davantage. Il se
contentait de rester là et de la dévisager. Puis il s’éclaircit la gorge et dit d’une
voix railleuse :
— À cette heure-ci, vous voudriez bien vous trouver revenus aux bords du
Missouri, je parie !
Je vis ma mère qui se mordait les lèvres, pour se dominer.
— Nous sommes de l’Arkansas, répondit-elle.
Il reprit :
— Si vous avez répudié le pays qui vous a vus naître, c’est sans doute que
vous avez eu de bonnes raisons, vous qui avez chassé le peuple élu du Seigneur
des rives du Missouri ?
Ma mère ne dit mot.
Après avoir attendu pendant un instant sa réponse, il poursuivit :
— Oui, certainement de bonnes raisons, puisque maintenant vous venez
gémir et mendier du pain auprès de ceux que vous avez persécutés.
Tout enfant que j’étais, je connaissais déjà la colère, le courroux atavique et
rouge, toujours irrésistible et indomptable, que j’étais incapable de contenir. Ce
fut moi qui répondis en criant, d’une voix sifflante :
— Vous mentez ! Nous ne sommes pas du Missouri et nous ne gémissons
pas. Non, nous ne sommes pas des mendiants ! Nous avons de quoi payer.
— Tais-toi, Jesse ! intervint ma mère, en posant vivement, et bien à
contrecœur, sa main sur ma bouche.
Puis, se tournant vers l’étranger :
— Éloignez-vous, et laissez cet enfant tranquille !
Trop promptement cette fois pour que ma mère pût m’en empêcher, je m’étais
dégagé de sa main qui me bâillonnait. Je m’éloignai d’elle, en gambadant autour
du feu, et je m’exclamai, malgré mes sanglots :
— Je vous enverrai du plomb plein le corps, à coups de fusil, damné
mormon !
L’étranger ne parut pas le moins du monde démonté par ma colère et mes
cris. Alors que je ne le quittais pas des yeux, prêt à une attaque violente et
terrible de sa part, il m’examinait, silencieux, avec la plus profonde gravité.
Il se décida enfin à parler, sur un ton solennel et en hochant la tête comme un
juge dans un tribunal :
— Tels pères, tels fils ! Les générations nouvelles ne valent pas mieux que les
anciennes. Toute la race est dégénérée et perdue ! Il n’y a pas pour elle de
rédemption possible, pas d’expiation suffisante. Le sang même du Christ serait
impuissant à laver ses iniquités.
Quant à moi, je ne sus que crier dans mes sanglots :
— Damné mormon ! Damné mormon ! Damné mormon ! Damné mormon !
Et je continuai à maudire l’intrus, en sautant autour du feu, devant la main
menaçante de ma mère, jusqu’à ce qu’il se fût éloigné à grands pas.
Lorsque mon père revint avec ceux qui l’avaient accompagné, le travail du
camp avait pris fin. Tout le monde se pressa, anxieux, autour de lui.
Il secoua la tête, d’un air qui ne présageait rien de bon.
— Ils ne veulent rien vendre ? interrogea une femme.
Il secoua à nouveau la tête et ne répondit pas.
Un des hommes éleva la voix. Âgé d’une trentaine d’années, c’était un géant,
aux favoris blonds et aux yeux bleus, et il s’était frayé un chemin au milieu de la
foule.
— Ils affirment avoir de la farine et des provisions de bouche pour trois ans,
déclara-t-il. Jusqu’ici ils avaient toujours vendu aux immigrants. Et maintenant
ils refusent. Pas à nous personnellement, mais d’une façon générale. Ils ont,
paraît-il, des démêlés avec le gouvernement, et c’est leur façon de traduire leur
mécontentement. Nous payons les pots cassés. Ce n’est pas juste, capitaine !
Non, ce n’est pas juste, car nous avons des femmes et des enfants à nourrir. La
Californie est encore loin ! Nous n’y serons pas avant plusieurs mois, et l’hiver
approche. Il n’y a plus que du désert devant nous. Comment l’affronter, si nous
n’avons pas de vivres ?
Il s’interrompit un moment, puis reprit, en s’adressant à la foule :
— Vous ne savez pas ce qu’est le désert, j’imagine ? Le pays où nous
sommes n’est pas le désert. C’est moi qui vous le dis : ici, c’est le paradis, et tout
ce qu’il y a de mieux en pâturages, en miel et en lait, en comparaison de ce qui
nous attend !
Il se retourna vers mon père.
— Capitaine, je le répète, il nous faut obtenir de la farine à tout prix. S’ils ne
veulent pas nous en vendre, alors nous n’avons qu’à nous lever tous et à aller la
prendre !
Bien des hommes et bien des femmes poussèrent des cris d’approbation. Mon
père leva la main pour les faire taire :
— Je suis entièrement d’accord avec vous, Hamilton…
Les cris reprirent de plus belle et lui coupèrent la parole. Il étendit à nouveau
la main.
— … sauf sur un point ! continua-t-il. Un point qui a son importance…
Brigham Young a déclaré la loi martiale dans tout le pays. Et Brigham Young
dispose d’une armée. Nous pouvons, certes, effacer Nephi de la surface du
monde, en un rien de temps, et nous emparer de toutes les provisions que nous
sommes capables d’emporter ! Mais nous n’irons pas loin avec notre butin. Les
Saints de Brigham et leur chef s’abattront immédiatement sur nous et nous
serons, à notre tour, anéantis. Vous savez ça aussi bien que moi, Hamilton. Tout
le monde le sait ici.
Chacun, en effet, était déjà convaincu. Il n’apprenait rien à personne. Ses
compagnons, dans le trouble de la situation présente et dans leur détresse,
l’avaient seulement oublié.
Mon père reprit :
— Je serai le premier à combattre pour ce qui est sage et juste. Ce n’est pas le
cas actuellement. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une bataille inutile.
Nous n’avons pas une seule chance. Notre devoir est de songer, camarades, à ne
pas exposer nos femmes et nos enfants à un péril inutile. Nous devons rester
calmes à tout prix et supporter sans rien dire la boue dont on nous couvre.
— Mais alors, qu’allons-nous devenir, avec le désert qui est proche ? cria une
femme qui donnait le sein à un bébé.
— Il y a plusieurs autres colonies de blancs avant le désert, répondit mon
père. Fillmore est à soixante milles vers le sud. Puis vient Corn Creek et encore,
à quarante milles au-delà, Beaver. Puis, enfin, Parowan. Alors vingt milles
seulement nous sépareront de Cedar City. Plus nous nous éloignerons du lac
Salé, plus nous aurons de chance qu’on nous vende des vivres.
La femme insista :
— Et si l’on refuse partout ?
— Alors nous serons quittes des mormons. Cedar City est leur dernier
établissement. Nous n’avons qu’une seule chose à faire : poursuivre notre route
et remercier notre bonne étoile quand nous ne les verrons plus. À deux jours
d’ici se trouvent de bons pâturages et de l’eau. Cette région s’appelle Mountain
Meadows. C’est un territoire qui n’appartient à personne, où personne ne vit.
C’est là que nous devons nous diriger tout d’abord. Là nos bêtes pourront se
reposer et se rassasier, avant d’attaquer le désert. Peut-être trouverons-nous du
gibier à tirer. Au pis aller, nous poursuivrons ensuite notre route, comme nous
l’avons fait jusqu’ici, aussi longtemps qu’il nous sera possible. Puis, s’il le faut,
nous abandonnerons nos chariots et, après avoir chargé sur nos bêtes autant que
nous le pourrons, nous effectuerons à pied les dernières étapes. Si c’est
nécessaire, nous pourrons, en cours de route, manger nos animaux. Mieux vaut
encore arriver en Californie sans une guenille sur le dos que de laisser notre
carcasse ici. Et c’est le sort qui nous attend si nous déclenchons une bagarre.
À plusieurs reprises, mon père réitéra ses exhortations en vue d’éviter toute
violence en paroles et en actes, et la réunion improvisée prit fin. Cette nuit-là, je
fus plus long que de coutume à m’endormir. Ma rage contre le mormon m’avait
à ce point excité que mon cerveau bouillonnait encore lorsque après une dernière
ronde mon père rampa à son tour dans le chariot. Mes parents me croyaient
endormi. Il n’en était rien et j’entendis ma mère qui demandait à mon père s’il
croyait que les mormons nous permettraient de quitter en paix leur territoire.
Tout en tirant ses bottes, il lui répondit qu’il avait pleine confiance et que
certainement les mormons nous laisseraient passer en paix si aucun membre de
la caravane ne leur cherchait noise.
Il se retourna et, à la lueur d’une petite chandelle de suif, j’aperçus son visage
dont l’expression démentait ses paroles rassurantes. C’est sous cette pénible
impression que je m’endormis enfin, opprimé par la pensée du danger suspendu
sur nos têtes, rêvant de Brigham Young, lequel, dans mon imagination d’enfant,
prenait des proportions colossales et ressemblait à un vrai diable, effroyable et
méchant, avec des cornes, une queue et tout le reste.
Lorsque je me réveillai, j’étais dans mon cachot, en proie à la torture
coutumière de la camisole de force. Autour de moi les quatre personnages
habituels : le directeur Atherton, le capitaine Jamie, le Dr Jackson et Hutchins. Je
grimaçai un sourire et luttai de toutes mes forces pour ne point perdre le contrôle
de moi-même, sous l’atroce douleur de la circulation qui reprenait. Je bus l’eau
qu’ils me tendaient, refusai le pain qu’on m’offrait et ne répondis pas aux
questions qui m’étaient posées. J’avais refermé les yeux et m’efforçais de m’en
retourner à Nephi, dans le cercle des chariots enchaînés. Mais, tant que mes
visiteurs furent présents, ils parlèrent et je ne pus m’échapper de ma cellule.
Malgré moi, je saisissais quelques bribes de leur conversation.
— Exactement comme hier, disait le Dr Jackson. Rien n’est changé d’une
façon ou d’une autre.
— Alors il peut continuer à la supporter ? demandait le directeur Atherton.
— Sans hésitation. Il passera les prochaines vingt-quatre heures aussi
aisément que les dernières. Il a, je vous le dis, le cerveau brûlé, complètement
brûlé. Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais qu’il a absorbé un
stupéfiant.
Le directeur riposta de façon facétieuse :
— La drogue dont il use, je la connais ! C’est sa seule volonté. Je parierais,
s’il avait décrété de le vouloir, qu’il marcherait pieds nus, sur des pierres
chauffées à blanc, comme font les prêtres canaques, dans les mers du Sud.
C’était peut-être ce mot de « prêtres » que je transportais avec moi à travers
les ténèbres d’un autre voyage dans le temps. Peut-être n’était-ce que la fin de la
phrase, ou plus probablement une simple coïncidence. Mais n’importe comment,
je me réveillai et me retrouvai sur le dos. Le sol était assez instable, je tenais les
bras croisés de sorte que chacun de mes coudes reposait dans la main opposée,
comme j’étais là, les yeux fermés, encore à moitié endormi ; je frottai mes
coudes de mes mains, et je m’aperçus qu’ils étaient couverts de callosités
prodigieuses. Je n’en éprouvai aucune surprise, je les avais par avance acceptées
comme toutes naturelles.
J’ouvris les yeux. Mon abri était une petite grotte, haute d’un mètre, large de
quatre. Mon corps était entièrement couvert de transpiration qui, çà et là, avait
formé de petites rigoles. Je n’étais vêtu que d’un lambeau de tissu tout taché au
milieu du corps. Ma peau, profondément brûlée, avait pris la couleur de l’acajou.
J’étais d’une maigreur cadavérique, que je contemplais cependant avec une
certaine fierté, comme si tout cela avait eu une finalité. J’étais heureux, en
particulier, de pouvoir compter mes côtes. La vue des creux qui les séparaient
me procura une ivresse sublime, ou plutôt me donna l’impression d’être
sanctifié.
Mes genoux étaient calleux comme mes coudes, et j’étais crasseux. Ma barbe,
autrefois blonde, s’émaillait pour lors de taches brunes et balayait ma poitrine de
sa masse embrouillée. Mes longs cheveux, sales et emmêlés eux aussi, se
répandaient sur mes épaules ; des mèches hirsutes m’empêchaient de voir, j’étais
obligé de les écarter, mais la plupart du temps je me contentais de regarder au
travers, comme un animal dans un buisson.
Le jour se levait. L’ouverture en forme d’arcade de ma petite grotte faisait
devant mes yeux une tache de soleil aveuglant. Un peu plus tard, je rampai
jusqu’à l’entrée. Je m’y trouvais encore plus mal, mais je pus me glisser jusque
sur l’étroit rebord de pierre, où je fus baigné d’une lumière torride. Ce soleil me
brûlait littéralement, et plus il me faisait souffrir, plus j’y trouvais de jouissance,
car j’avais l’impression de maîtriser ma chair, de vaincre ses élans et de dominer
ses reproches. Lorsque je sentais sous moi une pierre relativement pointue, je
faisais pression dessus, je meurtrissais ma chair dans une véritable extase de
maîtrise de soi et de purification.
Il faisait une chaleur implacable. Pas un souffle d’air ne ridait la surface de la
rivière dans la vallée où je posais de temps à autre les yeux. À des centaines de
pieds au-dessous de moi, elle serpentait paresseusement. La rive opposée était
plate, sablonneuse et se perdait dans le lointain. Par endroits, des bouquets de
palmiers se miraient à la surface de l’eau.
Sur la rive que je surplombais, se dressaient, rongées par un méandre, d’assez
hautes falaises. Plus loin, je distinguais nettement quatre figures colossales
taillées dans le roc. Elles étaient assises, les mains posées sur les genoux ; les
bras s’étaient presque complètement effrités, et les débris étaient tombés dans la
rivière. Je leur serais à peine parvenu à la hauteur de la cheville. Trois statues sur
quatre étaient dans cet état. De la quatrième, il ne restait que la partie inférieure
des jambes et les mains énormes à plat sur le giron. Aux pieds de cette dernière
était accroupi un sphinx, ridiculement petit, mais cependant plus haut que moi.
Je regardai avec mépris ces géants sculptés et je crachai. Je ne savais ce qu’ils
étaient, dieux ou rois oubliés. Mais, à mes yeux, ils personnifiaient la vanité, la
futilité des hommes de cette terre et de leurs aspirations.
Au-dessus des méandres de ce fleuve et de toute cette étendue d’eau et de
sable il y avait la voûte du ciel de cuivre incandescent, sans le moindre nuage.
Les heures passaient, je me brûlais au soleil. J’oubliais régulièrement la chaleur
et la douleur pour me plonger dans des rêves, des visions, et des souvenirs. De
tout cela, j’avais conscience : les colosses tombant en poussière, le fleuve, le
soleil, le ciel de cuivre – tout allait disparaître en un clin d’œil. À chaque instant,
les trompettes des archanges pouvaient sonner, les cieux s’entrouvriraient et
Dieu, Notre-Seigneur, viendrait à la tête de ses armées pour le Jugement dernier.
Ah ! je le savais si profondément, j’étais préparé à un événement aussi
sublime. C’est pourquoi j’étais là, en haillons, dans la crasse et la misère. J’étais
humble et résigné, je dédaignais les besoins futiles et les passions de la chair. Je
pensais avec mépris, mais aussi avec une certaine satisfaction, aux cités que
j’avais connues, là-bas sur la plaine, qui, dans leur pompe et leur faste, ne se
souciaient guère du dernier jour pourtant si proche. Cependant, elles le verraient
assez tôt, mais encore trop tard. Et moi, je le verrais sûrement. Mais j’étais prêt.
Et, au milieu de leurs cris et de leurs lamentations, je me dresserais, né à
nouveau et glorieux, pour prendre dans la cité de Dieu la place qui me revenait et
que j’avais bien gagnée.
À certains moments, entre les rêves et les visions dans lesquels je me trouvais
véritablement, et avant mon arrivée dans la cité de Dieu, je repassais dans mon
esprit de vieilles controverses, des discussions anciennes. Oui, Novatus avait
raison quand il affirmait que les pénitents apostats ne devraient plus jamais être
reçus dans les églises. Il était également certain que le sabellianisme était une
invention du diable. Il en était de même de Constantin, l’archidémon, la main
droite du diable !
J’en revenais perpétuellement à la méditation sur l’unité de Dieu, passais et
repassais en revue les affirmations de Noetius le Syrien. Cependant, je préférais
les affirmations de mon maître bien-aimé Arius.
Vraiment, si la raison humaine peut tout déterminer, il a dû y avoir un
moment où, compte tenu de la nature réelle de la filiation, le Fils n’a pas existé.
Il a dû pareillement y avoir un moment où le Fils a commencé d’exister. Un père
doit être plus vieux que son fils. Prétendre le contraire serait blasphémer et
insulter Dieu.
Je me rappelais mon enfance, quand j’étais accroupi aux pieds d’Arius, alors
prêtre de la cité d’Alexandrie, qui avait été spolié de l’évêché par Alexandre, ce
blasphémateur, cet hérétique, Alexandre le Sabellianite. C’est ce qu’il était, et
ses pieds étaient solidement ancrés dans l’enfer.
Oui, je m’étais rendu au concile de Nicée, j’avais compris que son issue avait
été faussée. Je me souvenais du jour où l’empereur Constantin avait banni Arius,
avant pris ombrage de sa droiture morale. Je me souvenais du jour où il s’était
repenti par raison d’État : et pour des motifs politiques, avait ordonné à
Alexandre – l’autre Alexandre, trois fois maudit, patriarche de Constantinople –
de recevoir le lendemain Arius et de lui donner la communion. Et n’était-ce pas
cette nuit-là qu’Arius était mort dans la rue ? On a prétendu qu’il avait été pris
d’un violent malaise à la suite de la prière d’Alexandre. Mais moi – et tous les
disciples d’Arius avec moi –, je prétends que ce malaise était dû au poison, et
que ce poison avait été versé par Alexandre lui-même, patriarche de
Constantinople et empoisonneur satanique.
En pensant à tout cela, je mortifiai mon corps sur les pierres acérées et je
finis, ivre de foi, par m’écrier :
— Que les Juifs et les païens rient tout leur soûl ! Qu’ils triomphent, car leurs
jours sont comptés. Pour eux, leur temps passé il n’y aura plus rien.
Je divaguai longuement à voix haute sur cette corniche pierreuse surplombant
la rivière. Je me sentais fiévreux. J’avalai avec avidité quelques gouttes de l’eau
que contenait une outre en peau de chèvre puante que j’avais volontairement
laissée séjourner au soleil. Cette boisson n’avait plus rien de rafraîchissant.
Parmi les saletés qui jonchaient le sol de terre battue de ma caverne, il y avait
quelques vestiges d’aliments : racines, morceau de gâteau d’orge à peine cuit.
J’avais faim, mais je ne mangeai pas.
Tout au long de ce jour béni, je ne fis que suer, suffoquer dans l’étouffante
chaleur du soleil, mortifier ma chair en me brûlant contre le rocher, admirer le
décor désolé qui m’entourait, me remémorer quelques vieux souvenirs, rêver et
clamer bien haut ma foi.
Et, lorsque le soleil se coucha, dans la douce lumière du crépuscule je jetai un
dernier regard sur les formes qui disparaissaient. Debout au pied des colosses, je
me représentai les bêtes qui se terraient dans des édifices dont les hommes, jadis,
avaient été fiers. Lorsque les bêtes se mirent à gronder, je m’enfonçai dans mon
trou, je parlai dans mon demi-sommeil, je contemplai des spectacles imaginaires
qui me donnaient la fièvre, je priai pour qu’arrivât bientôt le jour du Jugement
dernier. Puis je plongeai dans le plus profond sommeil.
Je repris conscience dans mon cachot ; j’avais mes quatre bourreaux autour
de moi.
— Blasphémateurs et hérétiques gardiens de San Quentin, vos pieds sont
solidement ancrés dans l’enfer, leur dis-je en articulant à peine après avoir bu
goulûment l’eau de la gourde qu’ils approchaient de mes lèvres. Que les geôliers
et les administrateurs triomphent, car leurs jours sont comptés, et pour eux il n’y
aura plus de temps après leur temps.
— Il délire complètement, affirma le directeur Atherton.
— Il se paie notre tête, déclara d’un jugement plus posé le Dr Jackson.
— Mais il refuse pourtant toute nourriture ! protesta le capitaine Jamie.
Le Dr Jackson haussa les épaules.
— Bah ! Il pourrait, à son gré, jeûner pendant quarante jours, et cela sans
qu’il éprouve aucun mal.
J’approuvai le Dr Jackson :
— Oui, pendant quarante jours et quarante nuits ! Veuillez, je vous prie,
resserrer encore un peu la camisole, et ensuite sortir tous d’ici.
L’homme de confiance tenta d’insinuer son doigt dans les lacets.
— Même en tirant dessus avec un treuil, on ne pourrait obtenir un demi-
pouce de plus, affirma-t-il.
— As-tu une réclamation à formuler, Standing ? demanda le directeur
Atherton.
— Oui, répondis-je.
— Laquelle ?
— Tout d’abord, je me plains que la camisole ne soit pas assez serrée,
Hutchins est une vraie bourrique. Il pourrait gagner deux bons pouces, s’il le
voulait.
— De quoi te plains-tu encore ?
— Que vous ayez été conçu par le diable, directeur !
Le capitaine Jamie et le Dr Jackson esquissèrent un ricanement. Puis Atherton
ouvrit la marche, en grognant, et le quatuor se défila.
Demeuré seul, j’eus hâte de rentrer dans le noir et de repartir pour Nephi.
J’étais furieusement désireux de connaître quel dénouement attendait la fatale
dérive de nos quarante chariots, à travers une terre hostile et désolée. Et je
n’étais pas du tout intéressé par les inepties de l’ermite miteux, par ses côtes,
qu’il râpait, sur les rochers, et encore moins par l’eau putride de sa gourde, et je
m’embarquai de nouveau, non pas pour Nephi ni pour le Nil, mais…
Mais il faut que je m’arrête un peu dans mon histoire, cher lecteur, pour
donner quelques explications capables d’éclairer mon récit. Cela est nécessaire,
car il ne me reste plus guère de temps pour compléter la relation de ce qui s’est
passé pendant mon séjour dans la camisole. Bientôt, très bientôt, on me fera
sortir de ce cachot pour me pendre. Je disposerais du temps correspondant à
mille existences, qu’il me suffirait à peine. Je suis donc obligé d’abréger.
Premièrement, Bergson a raison : la vie ne peut être expliquée en termes
intellectuels. Comme l’a dit Confucius il y a fort longtemps : « Si ignorants déjà
de la vie, que pouvons-nous savoir de la mort ? » Et nous sommes vraiment
ignorants de la vie, puisque nous ne pouvons l’expliquer qu’en termes rationnels.
Nous ne connaissons la vie que comme un phénomène, comme le sauvage peut
connaître une dynamo – mais nous ne savons rien d’elle en soi, nous ne
connaissons rien de son essence.
Deuxièmement, Marinetti a tort lorsqu’il proclame que la matière est le seul
mystère et la seule réalité. Moi, je le dis, et, comme tu as pu t’en apercevoir, cher
lecteur, je sais de quoi je parle : je prétends pouvoir affirmer avec une certaine
autorité que la matière n’est qu’illusion. Auguste Comte a dit que le monde, qui
est l’équivalent de la matière, est le plus grand de tous les fétiches, et je suis
d’accord avec lui.
C’est la vie qui est à la fois réalité et mystère. Elle diffère largement de la
simple matière chimique qui se transforme lorsqu’on la met en mouvement. La
vie persiste. La vie est la traînée de feu qui survit à toutes les transformations de
la matière. Je le sais, je suis la vie, et j’ai vécu dix mille générations. J’ai vécu
des millions d’années, j’ai possédé plusieurs corps. Moi qui ai possédé tous ces
corps, j’ai persisté, car je suis la vie. Je suis l’étincelle toujours allumée, qui
brûle sans cesse et défie le temps, j’ai toujours raffermi ma volonté et écrasé mes
passions sur les assemblages fragiles de matière, qu’on appelle les corps, et que
j’ai habités de façon transitoire.
Regardez ce doigt, qui est le mien, si rapide à ressentir, qui transmet les
sensations d’une manière si subtile, qui est d’une dextérité si variée, si ferme, si
solide, pour crocheter et pour courber, ce doigt n’est pas moi. Si on le coupe, je
continue à vivre. Mon corps est mutilé, moi, pas. L’esprit, qui est moi, reste
intact.
Que l’on vienne même à me couper tous les doigts, je resterai moi-même,
mon esprit demeurera intact. Coupons maintenant mes deux mains, arrachons
mes bras à la hauteur des épaules, mes jambes à la hauteur des cuisses, et moi,
qui suis indestructible, je survis. Et suis-je amoindri par ces mutilations, par ces
soustractions opérées dans ma chair ? Certainement pas ! Tondez-moi les
cheveux, rasez avec des rasoirs très affûtés mes lèvres, mon nez, mes oreilles, et
arrachez mes yeux – et là, réduit à ce squelette sans avenir qui reste encore
attaché à un torse massacré et lacéré, dans ce bloc de chair chimique, je serai
toujours moi-même, entier et complet.
Oh ! naturellement, le cœur bat toujours très bien. Mais si l’on coupe ce cœur,
ou mieux, si l’on précipite ce qui reste de chair dans une machine composée de
milliers de lames, si l’on en fait de la chair à pâté – et moi, moi, comprenez-
vous, tout l’esprit et le mystère du feu de la vie, et toute la vie qui est en moi,
j’en serai libéré, et j’en serai loin. Je ne serai pas mort, seule l’enveloppe
corporelle aura péri, car ce corps, ce n’est pas moi.
Je ne crois pas que le colonel de Rochas ait menti quand il affirmait qu’en la
soumettant sous hypnose à la contrainte de sa volonté, il avait obtenu d’une
certaine Joséphine qu’elle revécût l’ensemble de ses dix-huit années écoulées
depuis sa naissance et qu’elle remontât même à sa vie prénatale. Il lui avait fait
ensuite revivre des vies antérieures, par exemple lorsqu’elle était un vieillard
podagre, ancien artilleur, Jean-Claude Bourdon. Et puis, la faisant remonter
encore plus loin dans le temps, soixante-dix ans plus tôt, l’avait fait revivre dans
la personne de cette vieille mégère, qui avait nom Philomène Carteron.
N’ai-je pas déjà montré qu’à une époque antérieure, lorsque j’habitais
différents autres agrégats de matière, j’avais été le comte Guillaume de Sainte-
Maure, puis un ermite minable sans nom en Égypte, puis Jesse, le petit garçon
dont le père était capitaine de quarante chariots pendant la grande émigration
vers l’Ouest ? Et je suis aussi, moi qui écris ces lignes, Darrell Standing,
condamné à mort dans la prison de Folsom, et jadis professeur d’agronomie au
collège d’agriculture de l’université de Californie.
La matière est la grande illusion. C’est-à-dire qu’elle se manifeste en tant que
forme, et la forme est fugitive. Où sont maintenant les falaises érodées de la
vieille Égypte où je me cachais comme une bête sauvage tandis que j’attendais la
cité de Dieu ? Où donc se trouve aujourd’hui le corps de Guillaume de Sainte-
Maure, jeté à terre et tué il y a fort longtemps, au cours de cette nuit de clair de
lune, par ce rouquin de Guy de Villehardouin ? Où sont les quarante chariots
qu’on avait mis en cercle à Nephi, et tous les hommes, toutes les femmes, les
enfants, les animaux décharnés qui s’y étaient réfugiés ? Tout cela n’est plus, car
ce n’étaient que des formes, des manifestations de la matière changeante, qui se
sont par la suite fondues en des formes nouvelles. Tout cela fait partie d’un passé
à jamais révolu.
Et c’est là que ma démonstration devient claire. L’esprit est la réalité qui
continue, et moi qui suis esprit, je dure. Moi, Darrell Standing, qui suis le
locataire actuel d’un corps fait de chair, je dois écrire encore quelques lignes de
ces mémoires, et disparaître. Ma forme terrestre, qui est mon corps, se détachera
lorsqu’elle aura été assez longtemps pendue par le cou, et il n’en restera bientôt
plus rien, dans ce monde de la matière. Mais dans le monde de l’esprit, il en
restera une trace certaine. La matière ne peut se souvenir, parce que ses formes
disparaissent et que ce qui est inscrit dans ses formes disparaît avec elles.
Un mot encore, avant de reprendre mon récit. Dans tous mes voyages à
travers l’obscurité de mes vies précédentes, je n’ai jamais pu en diriger aucun
vers un but déterminé. C’est ainsi que j’ai vécu plusieurs aventures nouvelles au
cours d’existences antérieures avant de pouvoir avoir la chance de réincarner le
petit Jesse, à Nephi. Il est possible que, tout étant dit, je m’y sois repris une
vingtaine de fois pour vivre les aventures de Jesse, et il m’est arrivé de renouer
avec son existence alors qu’il était tout enfant dans l’Arkansas, et une bonne
douzaine de fois je l’ai retrouvé au point où je l’avais laissé à Nephi. Ce serait
une perte de temps que de donner tous les détails de ces retours en arrière, ce qui
fait que, sans porter préjudice à la vérité de mon récit, je sauterai tout ce qui reste
dans le vague, tout ce qui n’est pas clair et toutes les répétitions, pour réunir en
un seul faisceau toutes les phases de ces résurrections successives du passé telles
que je les ai revécues.
XIII

Longtemps avant l’aurore, le camp de Nephi fut en grand remue-ménage. Le


bétail avait été sorti de l’enceinte, pour être conduit à boire et à paître. Les
hommes enlevaient les chaînes qui entravaient les roues et tiraient les chariots
pour les dégager les uns des autres, afin que les bœufs de trait y fussent ensuite
commodément attelés. Les femmes cuisaient quarante déjeuners, sur quarante
feux. Les enfants, dans le froid de l’aube, se groupaient autour de la flamme, en
faisant place ici et là aux hommes qui avaient assuré la dernière relève de la
garde de nuit ; ils attendaient le café, les yeux lourds de sommeil.
Les préparatifs du départ sont longs pour une caravane aussi importante que
l’était la nôtre. Aussi le soleil était-il levé depuis une heure déjà, et sa chaleur
commençait-elle à devenir intense, lorsque nous roulâmes hors de Nephi et
poursuivîmes notre chemin à travers le désert sablonneux et pierreux. Pas un
habitant du lieu ne nous regarda partir. Ils préférèrent tous demeurer enfermés
chez eux. De sorte que notre départ en parut aussi sinistre que l’avait été notre
arrivée, au déclin du jour précédent.
De nouveau se succédèrent les heures interminables sous le soleil de plomb et
la poussière qui nous irritait les yeux, sur cette terre maudite aux rares
broussailles de sauge. De toute la journée, nous ne rencontrâmes aucune
habitation humaine, ni bétail, ni trace de culture, ni signe quelconque de vie. À la
nuit tombante, nous fîmes halte comme la veille et formâmes notre cercle de
chariots près d’un ruisseau tari, où nous commençâmes à creuser dans le sable de
nombreux trous, qui lentement s’emplirent du suintement de l’eau.
Plusieurs fois de semblables étapes se renouvelèrent, suivies de pareilles
haltes, où toujours les chariots enchaînés formaient le cercle pour la nuit. Ce
voyage paraissait, à mon esprit d’enfant, terriblement fastidieux. Et toujours se
poursuivait et se marquait davantage cette même impression que le sort nous
poussait, implacable et fatidique, suspendant sur nos têtes ses périls inconnus.
Nous couvrions en moyenne une quinzaine de milles par jour. Je le savais
parce que mon père avait dit qu’il y en avait soixante jusqu’à Fillmore, la
colonie prochaine de mormons. Or nous eûmes quatre jours de voyage
entrecoupés de trois campements.
À Fillmore les habitants nous furent hostiles, comme ils l’avaient été partout
depuis le lac Salé. Ils se moquaient de nous, alors que nous tentions de
parlementer pour acheter des vivres. Ils nous insultaient copieusement, en nous
traitant de « Missouriens ».
Quand nous fîmes notre entrée dans cette localité, nous remarquâmes,
attachés devant la maison la plus importante des douze qui formaient la colonie,
deux chevaux de selle, tout poussiéreux et striés de sueur ; ils paraissaient
fourbus. Le vieillard aux longs cheveux cuits par le soleil, à la chemise de peau
de daim, qui semblait servir à mon père de lieutenant et de factotum et qui, sur sa
haridelle allait à côté de notre chariot, désigna, d’un mouvement sec de la tête,
les deux chevaux.
— Ils ne ménagent pas la viande de cheval, capitaine… murmura-t-il à voix
basse. Pourquoi crèvent-ils ainsi leurs bêtes ? Oui, quel est leur but, si ce n’est à
notre intention ?
Mon père avait déjà remarqué l’état pitoyable des deux chevaux, et sa
réaction n’avait pas échappé non plus à mes yeux d’enfant. Je vis un sombre
éclair passer dans son regard, ses lèvres se pincer, et ses traits se crisper un
instant sur sa face poussiéreuse. Je savais dès lors comme deux et deux font
quatre que les deux chevaux fourbus étaient, dans notre situation déjà
angoissante, une nouvelle note sinistre.
— En effet, Laban, je crois qu’ils nous surveillent, se contenta-t-il de dire.
Mon père, accompagné de Laban et de plusieurs autres membres de notre
caravane, se rendit ensuite au moulin de Fillmore, afin de tenter, comme à
Nephi, d’acheter de la farine. Désobéissant à ma mère et curieux d’observer de
près nos ennemis, je les suivis sans être aperçu.
Ce fut à Fillmore que je vis un homme que je devais revoir par la suite.
Grand, large d’épaules, il devait avoir la soixantaine et donnait l’impression
d’une vigueur, d’une force physique et morale peu communes. Contrairement
aux gens que je rencontrais habituellement dans ce pays, il était entièrement rasé.
Mais il ne s’était pas fait la barbe depuis plusieurs jours et les poils gris
pointaient dru. Sa bouche était largement fendue, et il serrait ses lèvres fines
l’une contre l’autre, comme les gens qui ont perdu leurs dents de devant. Il avait
un gros nez, épais et massif. Sa figure était large et carrée, avec des pommettes
très saillantes et des bajoues qui pendaient lourdement à droite et à gauche de sa
bouche. Dominant le tout, le front était intelligent et vaste, et les yeux, plutôt
petits, assez écartés l’un de l’autre, étaient du bleu le plus pur que j’eusse jamais
vu.
C’est au moulin de Fillmore que je le vis pour la première fois. Mon père était
venu là avec quelques-uns de ses amis pour essayer d’acheter de la farine, et
moi, que la curiosité d’observer nos ennemis du plus près qu’il m’était possible
avait déjà poussé à la désobéissance, je quittai mon père sans qu’il s’en aperçût.
Cet homme était l’un de ceux qui s’étaient tenus près du meunier pendant
l’entretien.
L’entretien fut, une fois de plus, négatif et nous nous en retournâmes au camp
les mains vides. Chemin faisant Laban dit à mon père :
— Avez-vous vu cet homme à la face glabre ?
Mon père acquiesça de la tête.
— Eh bien, reprit Laban, c’est Lee. Je l’avais déjà rencontré au lac Salé. C’est
un sale individu. Il possède dix-neuf femmes et cinquante enfants, dit-on partout.
Il est fanatique de sa religion. Pour quelle raison nous suit-il, ainsi, à travers ce
pays abandonné de Dieu ?
Notre marche interminable et éreintante reprit le lendemain. Partout où l’eau
et le sol un peu plus fertile le permettaient s’échelonnaient de petites colonies,
séparées l’une de l’autre par des distances qui variaient de vingt à cinquante
milles. Entre elles s’étendait l’aride et sec désert de sable et de cailloux. À
chacune de ces colonies, nous réclamions paisiblement des vivres.
Régulièrement, on nous les refusait, en nous demandant durement quels étaient
ceux d’entre nous qui avaient vendu de la nourriture aux élus du peuple de Dieu
quand ils avaient été chassés du Missouri. Il était totalement inutile de notre part
de leur expliquer que nous étions de l’Arkansas et non du Missouri. Au mépris
de la vérité, ils s’obstinaient à prétendre le contraire.
À Beaver, à cinq jours de voyage au sud de Fillmore, nous revîmes Lee. Et
nous retrouvâmes des chevaux fourbus attachés devant les maisons. Mais nous
ne le vîmes pas à Parowan.
Cedar City fut notre dernière halte en pays mormon. Laban, qui sur son
cheval était allé à la découverte, s’en revint faire son rapport à mon père. Les
nouvelles étaient inquiétantes.
— J’ai vu Lee s’enfuir à toute allure, lorsque je suis apparu, dit-il. Capitaine,
il y a à Cedar City plus d’hommes et de chevaux que de place pour eux dans
cette petite ville.
Nous eûmes peu d’ennuis, cependant. On refusa bien de nous vendre toute
espèce de denrée. Mais on nous laissa tranquilles. Les femmes et les enfants
demeurèrent dans les maisons et, si quelques hommes se montrèrent à proximité
de notre camp, ils n’y pénétrèrent pas comme il était advenu ailleurs pour nous
invectiver.
C’est à Cedar City que mourut le bébé des Wainwright. Mrs. Wainwright, je
m’en souviens, vint trouver Laban et, en pleurant, le supplia de tenter de lui
procurer un peu de lait de vache.
— L’enfant sera peut-être sauvé, dit-elle. Du lait, ils en ont. J’ai aperçu des
jeunes vaches, de mes propres yeux. Vas-y, Laban, je t’en prie ! On peut
toujours essayer. En mettant les choses au pis, ils refuseront. Mais ils n’oseront
certainement pas. Dis-leur que c’est pour un bébé, un faible et innocent bébé.
Les femmes mormones ont des cœurs de mères. Elles seraient incapables de
refuser une tasse de lait à un enfant.
Laban fit la tentative. Mais, comme il le raconta à mon père par la suite, il ne
put arriver jusqu’aux femmes mormones. Il ne vit que les hommes, qui
l’envoyèrent promener.
Cedar City était le dernier poste avancé des mormons. Ensuite s’étendait le
désert immense et, plus loin encore, la terre rêvée, la terre heureuse et mythique
de la Californie. Nos chariots se mirent en route de bonne heure le lendemain
matin. Moi, j’étais assis à côté de mon père, sur le siège du conducteur. À peine
sortions-nous de Cedar City que je vis Laban, qui cheminait à côté de notre
chariot, arrêter son cheval, lui faire exécuter plusieurs tours sur lui-même et, se
dressant sur ses étriers, montrer à mon père, avec une mimique appropriée, une
petite tombe fraîchement recouverte. C’était celle du bébé Wainwright, que ses
parents étaient venus ensevelir là dans la nuit. Et ce n’était pas la première que
nous avions laissée sur notre passage, depuis que nous avions franchi les monts
Wasatch.
Ce Laban était un homme vraiment sinistre, avec sa maigreur, son long profil
aux joues creuses, ses cheveux nattés et roussis par le soleil, qui retombaient
plus bas que ses épaules, sur sa chemise en peau de daim. Un mélange de haine,
de rage et de désespoir tordait sa face tandis que d’une main il étreignait son
long fusil et la bride de son cheval et que de l’autre il adressait des signes
vengeurs à Cedar City, brandissant son poing fermé à la ville.
De toutes ses forces, il cria :
— Soyez maudits de Dieu, vous et vos enfants, ceux qui sont nés comme
ceux qui sont à naître ! Que la sécheresse anéantisse vos récoltes ! Que vous
n’ayez, pour vous nourrir, que du sable assaisonné avec du venin de serpents à
sonnettes ! Que l’eau fraîche de vos sources se transforme en amer et brûlant
alcali ! Que…
Je n’entendis pas la suite. Les paroles de Laban furent étouffées par le bruit
de nos chariots. Mais je le vis qui, les épaules dressées, levait toujours le poing
et continuait à jeter sa malédiction. Toute la caravane pensait comme lui et il
avait interprété le sentiment général. Toutes les femmes, en passant devant la
petite tombe, se penchaient hors des chariots : elles brandissaient aussi leurs bras
décharnés, secouaient leurs poings osseux et déformés par le travail, et
crachaient leur haine aux mormons. Un homme qui allait à pied et avait la
charge d’aiguillonner les bœufs du chariot qui suivait le nôtre agita son bâton
vers Cedar City en éclatant de rire. Et ce rire était plus lugubre encore que toutes
les clameurs de haine, car personne ne riait plus depuis longtemps.
— Continue à les maudire, Laban, l’encouragea-t-il. D’accord avec toi !
Alors que la caravane continuait à rouler, je demeurai un long moment à
regarder en arrière, vers Laban, toujours debout sur ses étriers, devant la tombe
du bébé ; il avait un aspect sinistre, oui sinistre, avec ses longs cheveux, ses
mocassins et ses guêtres effrangées. Sa chemise en peau de daim était si vieille,
si mangée par le temps, qu’elle s’effilochait et que les belles franges dont jadis
elle était ornée étaient réduites à l’état de loques. Laban tout entier avait l’air
d’un drapeau déchiré dont auraient flotté les lambeaux. Mais ce qui surtout
attirait mes regards d’enfant, c’étaient des touffes crasseuses de cheveux qui
pendillaient à sa ceinture. Lorsqu’il pleuvait, elles devenaient d’un noir brillant.
Je savais que c’étaient des scalps d’Indiens et la vue m’en faisait toujours frémir.
— Cela lui fait du bien d’épancher sa bile ! monologuait à haute voix mon
père. Voilà longtemps que je m’attendais à la voir éclater.
Je hasardai :
— Je voudrais qu’il retourne sur ses pas et qu’il nous rapporte deux ou trois
scalps pris aux gens méchants que nous venons de quitter !
Mon père me regarda et, avec un sourire sardonique :
— Eh ! fils, tu n’aimes pas les mormons ?
Je secouai la tête avec énergie et je sentis se gonfler en moi une haine
furibonde qui me coupait la voix. Je répondis au bout d’un instant :
— Oh ! père ! Quand je serai grand, j’irai leur faire la chasse avec un fusil !
De l’intérieur de la voiture, ma mère intervint :
— Dis donc, Jesse, veux-tu te taire ! Et tout de suite !
Et, s’adressant à mon père :
— Tu devrais avoir honte de laisser l’enfant dire des choses pareilles !
Deux journées de voyage nous amenèrent dans la région dénommée
Mountain Meadows et là, pour la première fois depuis que nous avions quitté le
pays des mormons, nous campâmes sans former aussi étroitement le cercle de
nos chariots. Ils furent disposés en rond, tant bien que mal, avec beaucoup de
brèches et sans que les roues fussent enchaînées. Nous nous préparâmes à
séjourner une semaine en cet endroit. Il fallait un sérieux repos à notre bétail
avant de lui faire affronter le vrai désert, au seuil duquel nous nous trouvions.
Les mêmes basses collines de sable et de cailloux nous entouraient, mais elles
étaient ici plus abondamment couvertes de broussailles. Sur le sable poussait de
l’herbe. À trente yards du campement coulait une petite source, suffisante à peu
près pour les besoins des gens. Plus loin, dans un haut-fond, d’autres sources
sortaient du flanc des collines, et c’était à celles-là que le bétail s’abreuvait.
Nous avions campé tôt dans la journée et, notre séjour devant se prolonger
plus que de coutume, les femmes procédèrent à une inspection générale du linge
sale qu’elles projetaient de se mettre à laver dès le lendemain. Les hommes, pour
leur part, ne demeurèrent pas non plus inactifs. Les uns entreprirent sur-le-
champ de raccommoder les harnais. D’autres, de réparer les châssis des chariots
et leurs armatures de fer. Il y eut jusqu’à la nuit beaucoup de fer rougi au feu,
beaucoup de coups de marteau, beaucoup d’écrous et de boulons resserrés. Étant
allé vers Laban, je le trouvai assis par terre, les jambes croisées, à l’ombre d’un
chariot. Il était occupé à se coudre une paire de mocassins et tirait l’aiguille sans
relâche.
Il était le seul homme de notre caravane qui portât des mocassins en peau de
daim et, alors que je rappelle aujourd’hui mes souvenirs, je n’ai pas l’impression
qu’il faisait partie de notre troupe quand nous quittâmes l’Arkansas. D’où
venait-il ? Je l’ignore. Il n’avait non plus ni femme ni famille, ni chariot qui lui
appartînt. Il ne possédait rien que son cheval et son fusil, les vêtements qu’il
portait et les deux couvertures où il s’enroulait le soir et qui étaient serrées, le
jour, dans le chariot des Mason.
Le matin suivant, advint le grand désastre. Après deux jours de voyage au-
delà du pays des mormons, persuadés qu’il ne se trouvait pas d’Indiens, nous
avions, comme je l’ai dit, négligé de former le cercle complet de nos chariots, et
nous avions abandonné le bétail à paître en liberté, sans personne pour le garder.
Mon réveil fut pareil à un cauchemar imprévu. Ce fut comme un coup de
trompette soudain, qui me fit sursauter et me laissa stupide un long moment. Je
demeurai là, comme hébété, identifiant à mesure que je sortais de ma torpeur les
bruits variés qui concouraient à former dans leur ensemble un vacarme
effroyable : détonations, proches et éloignées, des fusils : cris et injures des
hommes : clameurs aiguës des femmes et braillements des enfants. Bientôt je
discernai le bruit sourd et le claquement des balles, qui venaient frapper le fer
des roues et la caisse des chariots. Je compris que ceux qui tiraient sur nous
visaient trop bas.
Je voulus me lever. Mais aussitôt ma mère, qui était en train de s’habiller, me
força sous la pression de sa main à me recoucher de tout mon long. Mon père
était déjà levé et, descendu du chariot, examinait la situation. Il fit tout à coup
irruption près de nous en criant :
— Tout le monde dehors, vite ! À terre !
Sans perdre de temps, il m’empoigna rudement, comme avec un harpon, et
me jeta, plus qu’il ne me poussa, vers l’extérieur du chariot d’où je roulai sur le
sol. J’y étais à peine que mon père, ma mère et le bébé dégringolaient, pêle-
mêle, à ma suite.
— Creuse, Jesse ! me cria mon père. Fais comme moi !
À son imitation, je me creusai un trou dans le sable, derrière l’abri d’une des
roues du chariot. Nous grattions des mains, avec une hâte sauvage, et ma mère
agissait de même.
— Dépêche-toi ! me criait mon père. Fais ton trou, Jesse, le plus profond que
tu pourras !
Il se leva et s’enfuit dans la lumière grise, criant des ordres tout en courant.
C’est ainsi que j’appris que je m’appelais Jesse Fancher. Mon père était le
capitaine Fancher.
— Couchez-vous ! Abritez-vous derrière les roues de vos chariots ! Creusez
des tranchées dans le sable ! Que ceux qui ont femmes et enfants les fassent
sortir des voitures ! Cessez le feu ! Tenez prêts vos fusils et préparez-vous à
soutenir l’assaut, au cas où il nous serait donné ! Les célibataires doivent nous
rejoindre, aile droite derrière Laban, aile gauche derrière Cochrane, et au centre
derrière moi ! Ne vous levez pas… Avancez en rampant !
Mais l’assaut ne se produisit pas. Pendant un quart d’heure, le feu de nos
ennemis continua, plus ou moins régulier ou nourri. Ce fut surtout en nous
prenant au dépourvu qu’on nous infligea des pertes avec des balles qui vinrent
atteindre certains de nos hommes lesquels, déjà levés, construisaient et
allumaient les feux dont la lueur les éclairait. Les Indiens, car c’était d’Indiens
qu’il s’agissait, ainsi que Laban nous l’apprit, n’avaient pas osé s’approcher et
c’est à bonne distance qu’allongés sur le sol ils tiraient sur nous. On commençait
à les distinguer nettement dans l’aube grandissante, et je vis que mon père, qui se
tenait à quelques pas de la tranchée où ma mère et moi étions couchés, préparait
une contre-attaque. Je l’entendis qui criait :
— Feu ! Tous ensemble !
À droite, à gauche, au centre, une salve de coups de fusil éclata chez les
nôtres. De mon trou, je fis émerger ma tête légèrement, et je pus constater que
plus d’un Indien avait été touché. Le feu avait aussitôt cessé et, dans la fumée
qui se dissipait, je vis nos ennemis qui détalaient en traînant après eux leurs
morts et leurs blessés.
Nous profitâmes de ce répit pour nous mettre tous à l’œuvre, sans tarder. Les
chariots furent poussés, resserrés et enchaînés, les timons à l’intérieur du cercle.
Les femmes, même les jeunes filles et les petits garçons apportaient leur aide et
poussaient de toutes leurs forces sur les rayons des roues. Après quoi nous
dénombrâmes nos pertes. D’abord, dommage irréparable, notre dernier animal
de trait avait été abattu. Sept de nos hommes étaient allongés près des feux ;
quatre étaient morts, et trois étaient mourants. Le petit Rish Hardacre avait été
atteint au bras par une balle. Il n’avait pas plus de six ans, et je me souviens de
l’avoir vu qui regardait bouche bée sa blessure, pendant que sa mère le prenait
sur ses genoux pour le bander. Ses joues étaient baignées des larmes qu’il avait
versées. Mais à présent il ne pleurait plus et fixait d’un air étonné un fragment
d’os brisé de son avant-bras qui faisait saillie.
Grand-mère White fut trouvée morte dans le chariot des Foxwell. C’était une
très vieille femme impotente et obèse, dont l’unique occupation était de rester
assise, toute la journée, en fumant sa pipe. C’était la mère d’Abby Foxwell.
Mrs. Grant aussi avait été tuée. Son mari était à côté de son cadavre. Grant était
très calme. Pas un pleur ne mouillait ses paupières. Il était simplement assis près
de sa femme, son fusil posé en travers de ses genoux, et on le laissait seul à sa
douleur.
Sous la direction de mon père, toute la caravane besognait, avec le zèle d’une
troupe de castors. Au centre de l’enceinte formée par les chariots, une vaste
tranchée fut creusée et le sable que l’on tira fut, tout autour, disposé en remblai.
À l’intérieur de cette sorte de fosse, les femmes traînèrent la literie, les vivres et
divers objets de première nécessité, qui furent tirés des chariots. Les plus petits
enfants mirent la main à la pâte. Il n’y eut de leur part aucune récrimination,
aucun pleurnichement. Tous savaient comme moi qu’ils étaient nés pour
travailler et du travail, il y en avait !
La grande fosse fut réservée aux femmes et aux enfants. Sous les chariots de
l’enceinte, une tranchée moins profonde, avec un remblai également, fut
pratiquée à l’usage des combattants.
Laban revint d’une patrouille qu’il avait faite entre-temps hors du camp.
Il annonça que les Indiens s’étaient éloignés d’un demi-mille environ et
palabraient entre eux. Il avait, en plus, compté six des leurs, qu’ils avaient
emportés du champ de bataille et qui paraissaient à l’agonie.
Plusieurs fois, au cours de la matinée, nous observâmes des nuages de
poussière qui s’élevaient au loin et trahissaient la présence d’un nombre
considérable d’hommes à cheval. Tous convergeaient vers nous et semblaient
nous envelopper de tous côtés. Mais nous ne pouvions distinguer personne. Un
de ces nuages qui, un moment, parut plus proche que les autres se dissipa ensuite
vers le lointain et ne reparut plus. Il n’y eut qu’une voix pour affirmer qu’il
s’agissait de notre bétail qu’on emmenait. Nos quarante chariots, qui avaient
franchi les montagnes Rocheuses et traversé la moitié du continent américain, en
devenaient impuissants. Sans animaux de trait, nos chariots ne pouvaient rouler
plus loin.
À midi, Laban revint d’une seconde patrouille. Il avait vu une nouvelle troupe
d’Indiens qui arrivait du sud. On cherchait à nous encercler. À ce même
moment, nous découvrîmes une douzaine d’hommes blancs à cheval qui
galopaient sur la crête d’une petite colline pas trop éloignée, d’où ils nous
dominaient et nous observaient.
— L’explication, la voici ! dit à mi-voix Laban à mon père, en montrant leur
troupe de la main. Ce sont eux qui ont poussé les Indiens contre nous.
Pendant ce colloque, j’entendais à ma gauche Abby Foxwell, qui disait à ma
mère :
— Ce sont des blancs comme nous… Pourquoi ne viennent-ils pas à notre
secours ?
Je me redressai et, bravant la gifle que je savais m’être destinée par ma mère,
je rétorquai :
— Ce ne sont pas des blancs ! Ce sont des mormons !
La journée s’écoula sans autre incident.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée et l’obscurité totale, trois de nos jeunes
gens quittèrent le camp. Je les vis partir. C’étaient Will Aden, Abel Milliken et
Timothy Grant.
— Je les ai envoyés à Cedar City pour demander du secours, annonça mon
père à ma mère, tout en absorbant rapidement quelques bouchées pour son
souper.
Ma mère hocha la tête :
— Les mormons ne manquent pas autour du campement. Ils ne nous
apportent aucune aide, ni ne nous adressent aucun signe d’amitié. Ceux de Cedar
City n’en feront pas plus.
Mon père observa :
— Il y a de bons et de méchants mormons…
— Jusqu’ici, interrompit ma mère, nous n’en avons jamais trouvé de bons !
Le lendemain matin, je n’entendis plus parler de nos trois messagers. Mais je
ne tardai pas alors à apprendre ce qui s’était passé. Tout le camp en était atterré.
Les trois hommes avaient à peine parcouru quelques milles qu’ils furent entourés
et défiés par des blancs. Will Aden éleva la voix et déclara qu’ils appartenaient à
la compagnie Fancher et allaient à Cedar City pour demander du secours. Il fut
aussitôt abattu d’un coup de fusil. Milliken et Grant revinrent sur leurs pas
apporter la nouvelle au plus vite. Elle enlevait à nos cœurs tout espoir. C’étaient
bien les hommes blancs qui avaient poussé contre nous les Indiens. Le pire des
périls que nous redoutions depuis si longtemps fondait sur nous.
Le matin du second jour, quelques-uns d’entre nous, ayant quitté l’abri des
chariots, allèrent à la source y chercher de l’eau. Les balles crépitèrent autour
d’eux. La source n’était pas éloignée de plus de cent pieds. Mais le chemin qui y
conduisait était sous le feu des Indiens, qui s’étaient terrés à portée de chaque
côté du ravin. Ce n’étaient pas, heureusement, d’excellents tireurs, et les nôtres
rapportèrent l’eau sans avoir été touchés.
Malgré quelques coups de feu épisodiques, la matinée se passa paisiblement.
Nous étions tous installés dans la fosse et, habitués comme nous l’étions à une
existence plutôt rude, nous nous y trouvions assez confortablement. Il va de soi
que ce n’était pas gai pour les familles de ceux qui avaient été tués ni pour les
blessés dont il fallait soigner les plaies. Toujours poussé par mon insatiable
curiosité, je m’écartai subrepticement des jupes de ma mère et m’arrangeai pour
ne rien perdre de ce qui se passait. Des hommes étaient occupés à creuser un trou
dans l’enceinte. Neuf cadavres, sept d’hommes et deux de femmes, y furent
ensemble ensevelis. Seule Mrs. Hastings, lorsqu’on découvrit les corps, exprima
bruyamment son chagrin. Elle avait perdu son mari et son père. Elle pleurait et
se lamentait avec de grands cris. Les autres femmes furent longues à pouvoir la
calmer.
Les Indiens assemblés vers l’est, sur une colline basse où on les distinguait
facilement, continuaient à palabrer et à discuter en un brouhaha formidable.
Mais, à l’exception d’un coup de fusil qu’ils tiraient sur nous de temps à autre,
ils n’attaquaient pas.
Laban brûlait de connaître ce qui se passait, disait-il, dans la cervelle de ces
bêtes vicieuses.
— Ils ne peuvent pas décider ce qu’ils doivent faire et le faire une bonne
fois ! s’exclama-t-il.
Au cours de l’après-midi, dans notre fosse la chaleur fut intense. Le soleil
dardait sur nous ses rayons, dans un ciel sans nuage, et pas un souffle de vent !
Les hommes, allongés avec leurs fusils dans la tranchée creusée sous les
chariots, étaient en partie abrités. Mais dans la fosse, où s’entassaient plus de
cent femmes et enfants et qui était exposée au plein soleil, la température était
terrible. Des vélums, faits de couvertures étendues sur des piquets, avaient été
dressés au-dessus des blessés. On grouillait et suffoquait, et sans cesse je
cherchais un prétexte pour aller rejoindre les hommes sous les chariots et porter
fièrement quelque message à mon père.
Nous avions incontestablement commis une faute grave quand, en formant le
cercle de nos chariots, nous n’y avions pas enclos la source. La cause en était
dans l’affolement qui avait suivi la première attaque des Indiens ; de plus nous
ignorions si une autre n’allait pas la suivre immédiatement. À présent il était trop
tard. Exposés comme nous l’étions au feu de l’ennemi, posté sur sa colline, nous
ne pouvions risquer d’enlever les chaînes de nos chariots et de les pousser plus
loin. Mon père ordonna à deux hommes de fouiller le sol dans notre enceinte
même et d’y creuser un puits. Des latrines y furent également aménagées.
Vers la fin de l’après-midi, nous revîmes Lee. Il était à pied et traversait, en
diagonale, la prairie située au nord-ouest de notre camp. Il se tenait juste hors de
portée de nos fusils. À sa vue, mon père prit, un des draps de ma mère, l’attacha
à deux aiguillons, liés ensemble pour en faire une hampe plus solide, et hissa le
tout en l’air, en guise de drapeau blanc. Mais Lee n’y prit pas garde et poursuivit
son chemin.
Laban voulait qu’on tente de tirer sur lui un coup de fusil à longue portée.
Mon père s’y opposa. Les blancs, dit-il, n’ont pas encore décidé de notre sort et
un coup de fusil sur Lee pourrait faire pencher aussitôt la balance indécise du
mauvais côté.
Puis, s’adressant à moi, après avoir déchiré une bande dans le drap et l’avoir
attachée à un aiguillon :
— Jesse, tu vas aller vers lui. Prends ça pour ta sauvegarde. Essaie de le
joindre et de lui parler. Ne fais aucune réflexion sur ce qui est arrivé. Tâche
seulement de le persuader de venir vers nous, pour causer.
Ma poitrine se gonfla d’orgueil, à l’idée de la mission qui m’était confiée.
Comme je me disposais à obéir sur-le-champ, Jed Durham cria qu’il voulait
m’accompagner. Il avait à peu près mon âge.
— Durham, autorisez-vous votre fils à suivre Jesse ? demanda mon père au
père de l’enfant. Il vaut mieux qu’ils soient deux. Ils s’empêcheront
mutuellement de commettre des imprudences.
Durham acquiesça, et c’est ainsi que Jed et moi, deux gosses de neuf ans,
sortîmes du camp sous la protection du drapeau blanc que nous brandissions.
Mais Lee refusait de parler. Quand il nous vit arriver en courant, il déguerpit
aussitôt. Nous n’arrivâmes même pas assez près de lui pour qu’il pût nous
entendre. Il disparut soudain, après s’être caché sans doute derrière des
broussailles. Vainement nos yeux le cherchèrent, alors que nous savions
pertinemment qu’il n’avait pas pu s’évanouir.
Nous nous obstinâmes. On ne nous avait pas dit combien de temps nous
devions être absents et, comme d’autre part les Indiens ne tiraient pas sur nous,
nous continuâmes. Jed et moi, à avancer. Nous battîmes consciencieusement les
buissons sur une assez grande distance et ne rentrâmes au camp qu’au bout de
deux heures. Si l’un de nous deux avait été seul, il l’eût fait en quatre fois moins
de temps. Mais une émulation mutuelle excitait notre zèle et notre bravoure.
Notre témérité ne fut pas cependant sans profit. Tout en marchant avec notre
drapeau blanc, nous découvrîmes que notre campement était assiégé de tons
côtés. À un demi-mille au sud, nous aperçûmes un vaste camp d’Indiens. Nous
pouvions voir sur une prairie proche les jeunes gens s’exercer à galoper à fond
de train, montés sur leurs chevaux.
Les Indiens qui nous avaient attaqués étaient toujours campés sur leur colline
basse, du côté de l’est. Contournant leur position, nous réussîmes à escalader
sans être vus une autre colline qui la dominait. Jed et moi, nous passâmes une
demi-heure à tenter de les dénombrer. Nous conclûmes, très approximativement,
qu’ils devaient être au moins deux cents. Nous constatâmes aussi que des blancs
étaient parmi eux et que la discussion était très animée. Ce n’était pas tout. Vers
le nord-est, à une distance minime, se trouvait un camp de blancs dissimulé par
un repli du terrain. À proximité, cinquante à soixante chevaux de selle
broutaient. Un peu plus vers le nord, s’avançait un petit nuage soulevé par une
troupe de cavaliers, qui approchaient fort vite et piquaient droit vers le camp des
blancs.
À notre retour au campement, la première, chose qui m’advint fut une gifle,
que m’administra ma mère, pour me punir d’être resté si longtemps éloigné.
Mais mon père nous félicita, Jed et moi, lorsqu’il entendit notre rapport.
— Nous ferions bien, capitaine, dit Aaron Cochrane à mon père, de nous
préparer dès maintenant à une attaque. Le cavalier aperçu par les enfants était
sans doute un messager qui apportait des ordres supérieurs. C’est en l’attendant
que blancs et Indiens discutaient sans rien tenter, les blancs retenant les Indiens.
Ce qui est certain, c’est que nos ennemis ne ménagent pas la viande de leurs
montures.
Au bout d’une demi-heure, comme rien ne bougeait toujours, Laban partit à la
découverte, sous la garde du drapeau blanc qui nous avait déjà servi, à Jed et à
moi. Mais il ne s’était point éloigné de vingt pas que les Indiens ouvraient le feu
sur lui et le contraignaient à rebrousser chemin.
Au moment où le soleil allait disparaître à l’horizon, je me trouvais dans la
grande fosse, à garder le bébé, pendant que ma mère étendait des couvertures sur
le sol pour préparer un lit. Les gens de la caravane étaient littéralement les uns
sur les autres, si bien que tout le monde, la nuit précédente, n’avait pas trouvé
place pour s’étendre. Plusieurs femmes avaient dû dormir assises, leur tête posée
sur leurs genoux. Tout à côté de moi, Silas Dunlap, qui était mourant, me
secouait le bras ou me donnait un coup sur l’épaule de temps à autre. Il avait été
atteint à la tête lors de la première attaque et, toute cette journée, il avait déliré,
divaguant et chantant. Sans cesse, au point de donner à ma mère des crises de
nerfs, il fredonnait :

Le premier petit diable disait au second petit diable :


« Donne-moi du tabac de ta tabatière ! »
Le second petit diable ripostait au premier petit diable :
« Épargne tes sous, mon frère,
« Et toujours auras tabac dans la tabatière ! »

J’étais assis près de Silas Dunlap et tenais contre moi le bébé quand l’attaque
se déclencha. Le soleil se couchait et, de tous mes yeux, je fixais Silas Dunlap
qui achevait de mourir. La main de Sarah, sa femme, était posée sur son front.
Elle et sa tante Marthe pleuraient silencieusement. C’est juste à ce moment que
l’attaque se produisit. Des centaines de fusils aboyaient, crachant leurs
munitions. L’ennemi formait un demi-cercle allant d’est en ouest et nous criblait
de plomb. Chacun d’entre nous dans la grande fosse, s’aplatit contre terre. Les
petits enfants se mirent à crier. Plusieurs femmes, au début, hurlèrent aussi.
Les coups de feu pleuvaient sur nous sans interruption. Je mourais d’envie de
ramper jusqu’à la tranchée, sous les chariots, où nos hommes entretenaient sans
fléchir un feu roulant. Mais, devinant mes intentions, ma mère me fit sur-le-
champ coucher à plat ventre, près du bébé.
Du coin de l’œil, je regardais Silas Dunlap. Il agonisait encore lorsque le bébé
des Castleton fut tué. La petite Dorothy Castleton, qui n’avait que dix ans, tenait
le nouveau-né dans ses bras. Elle ne fut pas atteinte. J’entendis qu’on disait
autour d’elle que la balle avait dû rebondir sur le toit d’un des chariots et
ricocher dans la grande fosse, où elle avait frappé l’enfant. Ce n’était là qu’un
simple hasard et, sauf les accidents de ce genre, affirmait-on, nous étions en
sûreté.
Je retournai mon regard vers Silas Dunlap. Il ne bougeait plus. Ce n’était pas
de chance pour moi ! Je n’avais jamais vu personne au moment précis de sa
mort, et j’aurais été curieux d’assister à ce spectacle.
La petite Dorothy Castleton eut une crise de nerfs. Elle cria et hurla avec une
telle persistance qu’elle provoqua une crise semblable chez Mrs. Hastings. En
entendant ce boucan, mon père envoya vers nous Watt Cuming, qui arriva en
rampant et demanda ce qui se passait, puis s’en retourna.
La nuit était déjà noire quand le feu de l’assaillant cessa, et il n’y eut plus,
comme la veille, que quelques coups isolés. Deux de nos hommes furent blessés
au cours de cette seconde attaque, et on les ramena dans la grande fosse. Bill
Tyler fut tué et c’est dans les ténèbres qu’on l’enterra, ainsi que Silas Dunlap et
le bébé Castleton, à côté des autres morts.
Des hommes se relayèrent, toute la nuit durant, pour creuser le puits plus
profondément. Mais ils ne rencontrèrent en fait d’eau que du sable humide.
D’autres hommes se risquèrent à aller chercher quelques seaux d’eau à la source.
Mais on tira sur eux et ils durent renoncer après que Jérémie Hopkins eut la main
gauche touchée à la hauteur du poignet par une balle.
Le lendemain (c’était le troisième jour de siège), la chaleur et la sécheresse
étaient pires que jamais. Nous nous éveillâmes avec la soif et il n’y eut pas de
cuisine. Nos bouches étaient tellement sèches que nous aurions été incapables de
manger. J’essayai de mordre dans un morceau de pain que ma mère m’avait
donné, mais j’abandonnai. Des salves de coups de fusil étaient de nouveau tirées
sur nous, suivies de longues acclamations puis d’un silence complet. Mon père
ne cessait de recommander à ses hommes de ne pas gaspiller les munitions car
nous allions bientôt nous trouver à court.
On continuait à creuser le puits. Il était si profond qu’il fallait en hisser le
sable à l’aide de cordes et de seaux. Ceux qui recevaient et vidaient les seaux
étaient exposés aux balles, et l’un d’eux fut atteint à l’épaule. Il se nommait
Peter Bromley et conduisait les bœufs du chariot des Bloodgood. Il était fiancé à
Anne Bloodgood. Elle bondit vers lui, alors que les balles volaient, et l’aida à se
mettre à l’abri. Vers le milieu du jour le puits s’éboula, et il fallut trimer pour
retirer du sable deux travailleurs qui s’y trouvaient enfouis. Ce n’est qu’au bout
d’une heure que l’on parvint à dégager Amos Wentworth. Après quoi le puits fut
étayé au moyen de planches et de timons enlevés aux chariots. Mais, à trente
pieds de profondeur, on ne trouva rien encore que du sable humide. L’eau ne
filtrait toujours pas.
Durant ce temps, la vie dans la grande fosse devenait de plus en plus
intenable. Les enfants réclamaient à boire en pleurant et les bébés piaillaient et
gémissaient sans discontinuer. Robert Car, un autre blessé qui était couché à dix
pieds plus loin que ma mère et moi, avait perdu la raison. Il n’arrêtait pas de
battre l’air avec ses bras et de réclamer de l’eau, à cor et à cri. Des femmes aussi
déliraient, en geignant contre les Indiens et les mormons. D’autres priaient avec
ferveur, et les trois grandes sœurs Demdike chantaient des psaumes en
compagnie de leur mère. D’autres encore ramassaient du sable humide remonté
du puits qu’ils accumulaient contre le corps de leurs bébés pour essayer de les
rafraîchir et de les calmer.
Exaspérés de tant de souffrances, les deux frères Fairfax, prenant des seaux,
rampèrent sous un chariot et coururent d’un trait vers la source. Gilles n’était pas
arrivé à mi-chemin qu’il tomba. Roger, plus heureux, put aller et revenir,
relativement indemne. Les deux récipients qu’il rapporta n’étaient qu’à moitié
pleins, car il en avait laissé échapper une partie en courant. Il rampa de nouveau
sous les chariots et descendit dans la grande fosse. Sa bouche saignait, il toussait.
Deux seaux à moitié pleins ne pouvant aller bien loin pour tant de personnes,
seuls les bébés, les très jeunes enfants et les blessés en eurent leur petite part. Je
n’en pus obtenir une seule goutte. Mais ma mère, trempant un linge dans les
quelques cuillerées qu’on lui donna pour le bébé, m’en humecta la bouche. Je
mâchai le linge humide ; elle ne garda rien pour elle-même.
La situation empira encore au cours de l’après-midi. Le soleil implacable
continuait à briller dans un ciel sans nuage et sans vent et transformait notre trou
de sable en fournaise. Les détonations ne cessaient de crépiter autour de nous et
les Indiens de jeter leurs cris perçants. De temps à autre, mon père autorisait nos
hommes à se servir de leur arme, et uniquement les meilleurs tireurs, comme
Laban et Timothy Grant. Pendant ce temps une salve ininterrompue de plomb
s’abattait sur le campement. Il n’y eut pas de ricochets trop désastreux. Quatre
de nos hommes seulement furent blessés dans leur tranchée, dont un grièvement.
Profitant d’une accalmie de la fusillade, mon père descendit dans la grande
fosse et, sans mot dire, s’assit près de ma mère et de moi. Il écoutait, le visage
contracté, toutes les lamentations, tous les sanglots de tant de malheureux êtres
qui réclamaient de l’eau. Puis il se releva et s’en alla inspecter le puits. Il n’en
rapporta que du sable humide ; il en fit un cataplasme qu’il appliqua sur la
poitrine et sur les épaules d’un des blessés qui se plaignait plus fort que les
autres. Après quoi, il se dirigea vers Jed et vers ma mère, et renvoya chercher
dans la tranchée le père de Jed. Nous étions tellement pressés les uns contre les
autres qu’il était impossible de faire un mouvement dans la fosse sans les plus
grandes précautions, pour ne pas piétiner les corps de ceux qui étaient allongés.
— Jesse, as-tu peur des Indiens ? me dit-il.
Je secouai la tête avec énergie, devinant que j’étais destiné à une autre
mission, tout aussi glorieuse que la précédente.
— Jesse, continua-t-il, as-tu peur de ces damnés mormons ?
Profitant de l’occasion qui s’offrait à moi d’épancher ma bile, sans craindre le
revers vengeur de la main maternelle, je m’écriai, avec conviction :
— Non ! je n’ai peur d’aucun de ces damnés mormons !
À ma réponse, je vis un sourire triste plisser les lèvres serrées de mon père. Il
reprit :
— Dans ce cas, Jesse, veux-tu aller à la source, avec Jed, chercher de l’eau ?
J’exultai.
— On va vous habiller tous les deux en filles. Il y a des chances pour qu’ils
ne tirent pas sur vous.
Je protestai, et insistai, que je pouvais fort bien aller tel que j’étais, comme un
homme, un homme véritable, en pantalon. Mais mon père déclara que, si je
refusais d’obéir, il trouverait un autre garçon pour accompagner Jed. Alors je
cédai.
On tira du chariot des Chattox un coffre qui contenait les robes du dimanche
de leurs jumelles ; elles étaient à peu près de la même taille que Jed et moi.
Quelques femmes vinrent nous aider à les revêtir. Les robes n’avaient pas été
sorties du coffre depuis notre départ de l’Arkansas.
Dans son angoisse, ma mère laissa son bébé à Sarah Dunlap et vint nous
accompagner jusqu’à la tranchée, sous les chariots. Là, derrière le petit parapet
de sable, je reçus, ainsi que Jed, les dernières instructions. Puis nous sortîmes en
rampant et nous nous trouvâmes à découvert.
Tous deux nous portions exactement les mêmes vêtements : bas blancs, robes
blanches, avec une grande ceinture bleue, et chapeaux d’été blancs. La main
droite de Jed et ma main gauche s’étreignaient étroitement. Dans nos deux mains
libres, nous portions chacun deux petits seaux.
— Prenez votre temps ! nous lança mon père, lorsque nous commencions à
avancer. Allez doucement ! Marchez comme des filles.
Pas un coup de fusil ne fut tiré. Nous atteignîmes la source sains et saufs,
nous emplîmes nos seaux et, avant de revenir, nous nous allongeâmes à plat
ventre, pour boire une longue lampée, à même la source. Un seau plein dans
chaque main, nous rebroussâmes chemin. Et, toujours, pas un coup de feu !
Je ne me souviens pas du nombre de voyages que nous effectuâmes ainsi.
Quinze ou vingt, au bas mot. Nous marchions lentement, nous donnant la main à
l’aller. Puis nous revenions avec nos quatre seaux pleins. Ce manège nous
altérait prodigieusement. Plusieurs fois, nous nous allongeâmes pour boire
longuement à la source.
Mais tout a une fin. Il est évident que, si les Indiens avaient momentanément
cessé leur feu, ils avaient en cela obéi aux ordres des blancs qui étaient avec eux.
Nous avait-on vraiment pris pour des filles ? Je l’ignore. Toujours est-il que Jed
et moi, nous nous préparions à nous mettre en route pour un nouveau voyage
quand un coup de feu éclata, puis un second.
— Reviens ! me cria ma mère.
Je regardai Jed et il me regarda. Nos pensées se croisèrent, comme nos
regards. Je le savais têtu, il me savait obstiné, et nous étions décidés chacun à
demeurer quand bien même l’autre se retirerait.
Je me remis donc en marche et il m’imita.
— Viens ici. Jesse ! cria de nouveau ma mère.
Et dans cet ordre je sentais que j’aurais droit à une sérieuse correction.
Jed m’interrogea des yeux. Je secouai la tête et déclarai :
— Allons-y !
Nous détalâmes à toutes jambes sur le sable et il nous parut que tous les fusils
des Indiens faisaient feu sur nous. J’arrivai à la source le premier, de sorte que
Jed, qui m’avait suivi de près, dut attendre pour remplir ses seaux que j’eusse
empli les miens.
— Décampe, maintenant ! dit-il.
Et il mit tant de lenteur dans son opération qu’il avait visiblement l’idée de
me laisser partir seul afin d’avoir la gloire de rester le dernier.
Je tins bon et me collai contre terre en attendant qu’il eût terminé, le suivais
du regard les petits nuages de poussière que les balles soulevaient autour de
nous. Finalement, nous reprîmes côte à côte notre course.
— Pas si vite ! dis-je à Jed. Tu vas renverser la moitié de ton eau !
Ma remarque produisit son effet, car il ralentit le pas sensiblement. À mi-
chemin, je trébuchai et me plaquai tout de mon long, la tête la première. Une
balle qui avait frappé le sol, juste devant moi, m’avait envoyé du sable plein les
yeux. Sur le moment, je me crus touché.
Jed se tenait debout près de moi et m’attendait.
— Tu l’as fait exprès ! ricana-t-il, alors que je me relevais.
Je saisis aussitôt sa pensée. Il croyait que je l’avais volontairement laissé
échapper, afin de renverser mon seau et d’avoir la gloire de retourner en remplir
un autre. Cette rivalité de bravoure devenait entre nous une sérieuse affaire. Si
sérieuse que je ne voulus pas lui donner un démenti et que je retournai en
courant vers la source. Et Jed Durham, au mépris des balles qui soulevaient la
poussière autour de lui, resta debout, à découvert, tout droit à la même place, en
m’attendant. Nous regagnâmes l’un près de l’autre les chariots, mettant dans
notre témérité même notre point d’honneur d’enfants. Mais, quand nous
arrivâmes au but, j’avais seul mes deux seaux pleins. Une balle avait crevé, près
de sa base, un des récipients de Jed.
Ma mère s’en prit à moi de nos bravades communes, et j’eus droit à un
sermon bien senti. Mais je ne reçus aucune gifle. Elle avait certainement compris
que mon père, qui durant cette admonestation clignait de l’œil vers moi derrière
elle, ne tolérerait pas qu’elle me frappât. C’était la première fois de ma vie
qu’entre mon père et moi quelque chose d’intense passait.
Quand nous arrivâmes à la grande fosse, Jed et moi fûmes consacrés héros.
Les femmes, des larmes dans les yeux, nous accablaient de bénédictions et se
jetaient sur nous, en nous couvrant de baisers. Tout en me sentant flatté dans
mon orgueil, comme Jed, je fis celui qui n’aimait guère l’exubérance de ces
démonstrations. Mais, quand Jérémie Hopkins, qui avait le bras entouré d’un
bandage, eut déclaré que Jed et moi nous étions de la bonne étoffe dont on fait
les hommes, que nous étions de la trempe des Daniel Boone, Kit Karson et
autres Davy Crockett, alors mon cœur se gonfla.
Je fus, tout le reste de la journée, assez incommodé par l’inflammation de
mon œil droit causée par le sable qu’avait fait jaillir la balle. Ma mère l’examina
et déclara qu’il était tout injecté de sang. Quant à moi, que je le tinsse ouvert ou
fermé, je souffrais autant. De sorte que tantôt je l’ouvrais, et tantôt le fermais.
La situation s’était un peu détendue, dans la grande fosse. Chacun avait pu
boire. Et, si le problème de savoir comment nous pourrions recommencer à nous
procurer de l’eau se posait de nouveau, on se reprenait à espérer. Le point noir
était les munitions. Une inspection, faite par mon père dans l’ensemble des
chariots, aboutit à un total de cinq livres de poudre. Il n’y en avait guère plus
dans les poires à poudre des hommes !
Pensant que l’attaque ennemie allait reprendre comme la veille avec le soleil
couchant, je me faufilai dans la tranchée, sous les chariots, près de Laban. Il
chiquait consciencieusement son tabac, et ne me vit même pas. Je restai quelque
temps à le considérer, craignant sa réaction quand il remarquerait ma présence
en ces lieux : il me renverrait sèchement, voilà tout ! Mais lui continua
d’observer la situation à travers les roues des chariots, méditant et mâchant, et
parfois crachant son jus de chique toujours au même endroit, ce qui avait fini par
creuser dans le sable une petite dépression.
Je me hasardai à rompre le silence :
— Alors, les bêtises, ça marche aujourd’hui ?
C’était une façon de me moquer de lui, car il m’abordait toujours par cette
même phrase.
— À merveille, jeune homme ! Et je me porte mieux que jamais, maintenant
que j’ai pu recommencer à chiquer. Figure-toi, Jesse, j’avais la bouche tellement
sèche que depuis le lever du soleil j’avais dû poser ma chique. Grâce à toi, qui
nous as apporté de l’eau…
Un homme, à ce moment, montra sa tête et ses épaules, par-dessus la petite
colline du nord-est, qui était occupée par les blancs. Laban pointa son fusil vers
lui et le tint couché en joue une bonne minute. Puis il laissa retomber son arme.
— Quatre cents yards ! dit-il. Il vaut mieux ne pas risquer le coup. J’arriverais
peut-être à l’atteindre. Mais je peux aussi le rater. Ton père tient à la poudre,
petit.
Il y eut un silence. Puis, avec un aplomb extraordinaire car, après mon
exploit, j’estimais que je pouvais parler en homme, je demandai :
— Dis donc, Laban, crois-tu que nous avons une chance de nous en sortir ?
Laban parut réfléchir profondément.
— Écoute, Jesse, dit-il enfin, je peux bien te le dire, nous sommes dans un
sale pétrin. Mais nous en sortirons. Oui, nous en sortirons, je te le dis. Il reste
une chance, et tu peux parier sans crainte jusqu’à ton dernier dollar.
— Parmi nous, il y en a, en tout cas, qui n’en sortiront jamais.
— Et lesquels ?
— Eh bien ! Bill Tyler, et Mrs. Grant, et Silas Dunlap, et tous les autres.
— Que veux-tu, Jesse ? N’en parlons plus… Ceux-là sont déjà sous terre. Tu
sais, toute caravane doit semer des morts le long de sa route. C’est comme ça, je
suppose, depuis que le monde est monde, et le monde ne s’est pas dépeuplé. Tu
vois, Jesse, la naissance et la mort ont toujours marché ici-bas la main dans la
main. Ça dure depuis des milliers d’années. Et la naissance l’a toujours emporté
sur la mort. Je le suppose, du moins, puisque la terre ne s’est jamais vidée et que,
de tout temps au contraire, les hommes ont crû et multiplié. Regarde, toi, par
exemple, tu aurais pu être tué cet après-midi en allant chercher de l’eau. Eh bien,
non ! Tu es ici, pas vrai ? à bavarder avec moi et il y a toutes chances pour que,
quand tu seras grand, tu deviennes, en Californie, le père d’une nombreuse
famille. On dit que tout pousse à merveille en Californie.
Cette façon optimiste d’envisager la situation, et la bonhomie de Laban
envers moi, m’encouragèrent à formuler un désir qui depuis longtemps mijotait
dans mon cerveau.
— Dis, Laban, m’écriai-je soudain, supposons que tu sois tué ici…
— Qui ça ? Moi ! s’exclama-t-il.
— Je dis seulement : « Supposons », expliquai-je.
— Ah ! bon, continue.
— Supposons que tu sois tué… Tu voudrais me léguer tes scalps ?
— Qu’est-ce que tu en ferais ? Ta mère te giflerait, si elle voyait que tu les
portes.
— Je ne les porterais pas devant elle ! Mais voyons, Laban, bien franchement,
si tu es tué, il faut bien que quelqu’un en hérite, de tes scalps. Pourquoi pas
moi ?
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?… En effet, c’est très juste. Je t’aime, Jesse,
et j’aime ton papa… Marché conclu ! À la minute même où je mourrai, les
scalps deviendront ta propriété. Et aussi le couteau à scalper. Timothy Grant, ici
présent, en est témoin. As-tu entendu, Timothy ?
Timothy, couché dans la tranchée, répondit qu’il avait effectivement entendu
et je demeurai tout abasourdi de l’immensité de ma bonne fortune, suffoqué de
bonheur et sans pouvoir trouver un seul mot de remerciement à l’adresse de
Laban.
L’attaque coutumière se produisit au coucher du soleil et des milliers de
coups de fusil furent tirés sur le campement. Aucun des nôtres, bien abrités, ne
fut atteint. De notre côté, nous ne tirâmes pas plus de trente coups, et je vis
Laban et Timothy Grant toucher chacun un Indien. Entre-temps, Laban me
confia que, depuis le début du siège, les Indiens seuls avaient nourri la fusillade.
Pas un seul blanc n’avait tiré. C’était certain et très surprenant. Pourquoi
agissaient-ils ainsi ? Ils ne nous apportaient aucun secours, mais ne nous
attaquaient pas non plus. Et sans cesse pourtant ils allaient communiquer avec
les Indiens, qui nous combattaient. Quel était cet inquiétant mystère ?
Le matin du quatrième jour, la soif recommença à nous tourmenter
cruellement. Une lourde rosée était tombée pendant la nuit. Hommes et femmes,
pour se rafraîchir, la léchaient à coups de langue, sur les timons des chariots, sur
les sabots des freins et sur les cercles de roues.
La rumeur circulait que Laban était revenu de patrouiller avant le point du
jour ; il avait rampé seul jusqu’au camp des blancs ; ceux-ci étaient déjà debout :
il les avait aperçus, à la lueur des feux de leurs bivouacs, qui priaient en cercle. Il
avait pu, aussi, saisir quelques mots de leurs prières, dont nous étions l’objet : ils
demandaient à Dieu de leur inspirer ce qu’ils devaient faire de nous.
J’entendis une des sœurs Demdike dire à Abby Foxwell :
— Puisse Dieu, en ce cas, leur suggérer de bonnes pensées !
— Et qu’il ne tarde pas trop ! répondit Abby Foxwell. Car, après un autre jour
sans eau, et nos munitions épuisées, que deviendrions-nous ?
Rien n’arriva pendant la matinée. Pas un coup de fusil ne partit. Le soleil
flamboyait dans l’air immobile. Nos soifs allaient croissant. Bientôt les bébés
altérés se mirent à pleurer, les enfants à se plaindre et à se lamenter. À midi, Will
Hamilton prit deux grands seaux et se disposa à partir pour la source. Comme il
se préparait à ramper sous un des chariots, Ann Demdike courut vers lui,
l’entoura de ses bras et tenta de le retenir. Il lui parla, l’embrassa puis se mit en
route. Il se rendit à la source, puisa de l’eau et revint sans essuyer aucun coup de
feu.
— Le ciel soit loué ! s’écria, quand il fut rentré, la vieille Mrs. Demdike. Ils
se sont laissé toucher par la grâce du Seigneur.
Et beaucoup de femmes partagèrent cette opinion.
Sur les coups de deux heures, après un repas frugal qui nous avait un peu
réconfortés, un homme apparut, porteur d’un drapeau blanc. Will Hamilton alla
au-devant de lui. Après quelques minutes de conversation, il s’en revint parler à
mon père et aux autres hommes. Un peu en arrière du parlementaire, nous avions
aperçu Lee qui nous regardait.
Une émotion intense s’empara de toute la caravane. Les femmes, estimant
leurs peines finies, pleuraient et s’embrassaient les unes les autres. Certaines,
dont la vieille Mrs. Demdike, chantaient des alléluias et bénissaient Dieu. Voici
ce qu’on nous avait proposé, et à quoi nos hommes avaient souscrit : nous nous
remettions immédiatement en route, sous les plis du drapeau parlementaire, et
les blancs protégeraient notre exode.
J’entendis mon père dire à ma mère :
— Nous ne pouvions que nous incliner…
Abattu et les épaules basses, il était assis sur un timon de chariot.
— Mais que se passerait-il s’ils nous trahissaient ? répliquait ma mère.
Mon père eut un geste vague et répondit :
— Courons la chance qu’ils ne le fassent pas. Nos munitions sont épuisées.
Plusieurs de nos hommes enlevèrent les chaînes de nos chariots, qu’ils firent
rouler de façon à pratiquer des brèches dans leur cercle. J’observais avec
attention. Lee apparut, suivi par deux chariots vides, attelés de chevaux, qu’il
amenait, dit-il, à notre intention. Tout le monde se groupa autour de lui. Il
raconta qu’il avait fort à faire avec les Indiens pour les maintenir à distance et
que le major Higbee, avec cinquante hommes de la milice des mormons, était
prêt à nous prendre sous sa protection.
Mais là où le soupçon se dessina chez mon père et chez Laban, ainsi que chez
nombre de nos hommes, ce fut quand Lee nous déclara que nous devions nous
séparer de nos fusils et les déposer dans un des chariots. Le prétexte invoqué
était que nous ne devions pas exciter l’animosité des Indiens. En agissant ainsi,
nous passerions à leurs yeux pour les prisonniers de la milice des mormons, et ils
nous laisseraient partir sans récriminer.
Mon père parut se dresser contre une semblable demande et se préparer à
refuser. Il échangea un regard avec Laban, qui lui répondit, à voix basse :
— Ils ne nous seront pas plus utiles entre nos mains que dans les chariots,
puisque nous n’avons plus de poudre.
Deux de nos blessés, qui ne pouvaient marcher, furent hissés dans un des
deux chariots amenés par Lee ; chacun avait un homme pour le conduire. Avec
eux on plaça les petits enfants. Lee semblait les trier en deux catégories : au-
dessus et au-dessous de huit ans. Jed et moi, nous avions neuf ans et, de plus,
étions plutôt grands pour notre âge. Aussi Lee nous rangea-t-il dans le groupe
des plus âgés, en nous disant que nous devions aller à pied, avec les femmes.
Quand il prit notre bébé des bras de ma mère et le plaça dans le chariot, elle
protesta tout d’abord. Puis je la vis qui se mordait les lèvres, et elle laissa faire.
C’était une femme d’âge moyen, aux yeux gris et aux traits durs, à la forte
ossature. Mais le long voyage et les privations subies l’avaient marquée de leur
empreinte. Ses joues s’étaient creusées, elle avait maigri et, comme chez toutes
les autres femmes de la caravane, son visage avait pris une expression pensive et
angoissée.
Lee décrivit ensuite quel devait être l’ordre de la marche. Il dit que les
femmes, avec les enfants qui chemineraient à leurs côtés, iraient les premières, à
la file, derrière les deux chariots. Ensuite viendraient les hommes, un par un. En
entendant ces paroles, Laban vint vers moi, détacha les fameux scalps qui
pendaient à sa ceinture et les fit pendre à la mienne.
Je protestai :
— Mais tu n’es pas encore tué, Laban !
— Ça me ferait mal ! répondit-il en badinant. Je viens seulement de me
mettre en ordre avec Dieu. Porter des scalps est une vanité toute païenne.
Il demeura encore un instant près de moi puis tourna brusquement les talons
afin de rejoindre les autres hommes de la caravane. Une dernière fois encore, il
détourna la tête et me cria :
— Allons, au revoir, Jesse ! Au revoir !
Je me demandais pourquoi tant de cérémonie dans ces adieux quand un blanc
à cheval entra dans notre enceinte. Il disait que le major Higbee l’avait envoyé
vers nous pour nous recommander de nous hâter car les Indiens pouvaient d’une
seconde à l’autre reprendre l’attaque.
Notre caravane s’ébranla. Nous abandonnions derrière nous tous nos grands
chariots pour suivre les deux véhicules amenés par Lee. Femmes et enfants les
talonnaient de près. Quand nous fûmes cinq cents pas en avant, nos hommes se
mirent en marche à leur tour. Non loin se tenait la milice des mormons. Appuyés
sur leurs fusils, les soldats, à six pieds les uns des autres, formaient une longue
ligne. Alors que nous défilions tous devant eux, je ne pus m’empêcher de
remarquer la gravité sombre qui se peignait sur leurs visages. Ils faisaient des
figures d’enterrement. Les femmes le remarquèrent aussi, et quelques-unes se
mirent à pleurer.
Je marchais derrière ma mère ; j’avais choisi cette place pour cacher les
scalps à sa vue. Derrière moi venaient les trois sœurs Demdike, deux d’entre
elles soutenant leur vieille mère. J’entendais devant nous Lee qui criait sans
cesse aux deux conducteurs des chariots de ne pas aller si vite. Un autre homme,
qu’une des sœurs Demdike affirma être le major Higbee, se tenait en selle sur
son cheval derrière les soldats et nous regardait passer. Pas un Indien n’était en
vue.
Comme je venais de tourner la tête pour voir si je n’apercevais pas Jed
Dunham, l’événement se produisit.
J’entendis le major Higbee crier d’une voix forte :
— Faites votre devoir !
Il me sembla que tous les fusils de la milice partaient d’un coup unique. En
une seconde, nos hommes s’écroulèrent. Puis, lors d’une nouvelle décharge, ce
fut le tour des femmes. Les sœurs Demdike et leur mère tombèrent toutes en
même temps. Je tournai la tête pour chercher ma mère. Elle aussi était à terre. De
partout, autour de nous, des centaines d’Indiens apparaissaient, qui faisaient feu
à bout portant. Je vis les deux sœurs Dunlap qui se sauvaient dans les sables, et
je courus après elles, car blancs et Indiens nous tuaient pêle-mêle. Tout eu
courant, j’aperçus un des conducteurs des chariots tirant sur deux des nôtres qui
étaient blessés et se trouvaient à l’intérieur du véhicule. Les chevaux de l’autre
chariot, effrayés par la fusillade, ruaient et se cabraient, avançaient et reculaient,
et leur conducteur avait toutes les peines du monde à les maintenir.
Alors que le petit garçon que j’étais courait après les sœurs Dunlap, tout
s’assombrit autour de moi. Mes souvenirs s’arrêtent à ce point précis. Jesse
Fancher cesse d’exister et disparaît pour toujours. La forme qui était Jesse
Fancher, le corps qui était le sien, matière fugace, passa comme une apparition et
ne fut plus.
Mais l’esprit impérissable qui l’animait a survécu. Et, dans sa réincarnation
suivante, il a animé le corps visible (qui n’est en réalité qu’une nouvelle
apparition) connu sous le nom de Darrell Standing ; lequel va être incessamment
tiré de sa cellule, pendu et expédié dans le néant, où toutes ces apparitions
s’évanouissent.
Il y a ici, dans la prison de Folsom, un condamné à perpétuité, nommé
Matthew Davies ; il appartient à la génération des prisonniers les plus âgés et
sert d’aide lors des exécutions. Ce vieillard a vécu dans les plaines où fut tué le
jeune Jesse Fancher. J’ai pu contrôler, par lui, les événements que je viens de
raconter. Au temps où il était enfant, on parlait souvent, dans sa famille, du
grand massacre de Mountain Meadows. Seuls, disait-on, les enfants en bas âge,
qui étaient dans les deux chariots, furent épargnés. On estima qu’ils étaient trop
jeunes pour se souvenir et pouvoir parler un jour.
J’enregistre fidèlement les déclarations de cet homme et j’affirme que jamais,
au cours de mon existence en tant que Darrell Standing, je n’avais auparavant lu
une seule ligne, entendu une seule parole se rapportant à la caravane du capitaine
Fancher, qui périt à Mountain Meadows. Tous ces faits cependant, dans la
camisole de force de prison de San Quentin, sont revenus à ma mémoire. Il est
évident que je n’ai pu les tirer de rien, pas plus que je n’ai pu créer la dynamite
qu’on me réclamait. Si donc j’ai eu vent de ces événements, la seule explication
plausible est qu’ils avaient subsisté dans mon esprit immortel, qui ne connaît
pas, lui, le sort de la matière.
Je dois également déclarer, en terminant ce chapitre, que Matthew Davies m’a
encore fait part d’une chose : quelques années après le massacre, dont la
nouvelle avait transpiré, Lee fut arrêté par la police du gouvernement des États-
Unis, condamné à mort et reconduit, pour y être exécuté, à l’endroit même où
notre caravane avait campé.
XIV

Quand, au terme de mes premiers dix jours consécutifs de camisole, je fus


ramené à la vie consciente par le pouce du Dr Jackson, qui pressait, pour
l’écarter, une de mes paupières, j’ouvris successivement mes deux yeux et,
tournant mon visage vers le directeur, je lui fis un sourire.
— Trop misérable pour vivre et trop ignoble pour mourir !
Telle fut l’appréciation flatteuse qu’il porta sur moi.
— Les dix jours sont achevés, monsieur le directeur…
— C’est bon, grommela-t-il. On va vous délacer.
— Il ne s’agit pas de ça, lui dis-je. Vous avez certainement remarqué mon
sourire. Et vous n’avez certainement pas oublié notre petit pari. Avant de me
délacer – ce qui n’est pas tellement urgent – donnez donc à Morrell et à
Oppenheimer le tabac Bull Durham et le papier à cigarettes que vous avez
promis. Pour que vous fassiez bonne mesure, voici un autre sourire…
— Oui, oui, je connais les bluffs familiers aux oiseaux de votre espèce,
déclara d’un air sentencieux le directeur Atherton. Vous n’en serez pas plus
avancé ! Je ne sais ce qui me retient de vous battre ; en tout cas, vous allez battre
tous les records de la camisole.
— Le fait est, reconnut le Dr Jackson, que je n’ai jamais entendu parler d’un
homme qui sourit, après dix jours de ce traitement.
— C’est de la volonté et du bluff ! je le répète… répondit le directeur.
Délace-le, Hutchins.
Je murmurai de nouveau, car la vie en moi était devenue si faible qu’il me
fallait réunir le peu de forces qui me restait et y joindre toute ma volonté pour
pouvoir émettre seulement ce murmure :
— Pourquoi cette hâte, directeur ? Oui, pourquoi ? Je n’ai pas de train à
prendre. Et je me sens si bien dans ma situation que je préfère mille fois ne pas
être dérangé.
On me délaça cependant et l’on me roula sur le sol hors de la camisole fétide
comme un paquet inerte et impuissant.
Le capitaine Jamie se pencha sur moi.
— Je ne m’étonne pas qu’il se trouve bien là-dedans. Il ne sent rien. Il est
paralysé.
— Paralysé comme votre vieille grand-mère ! ricana le directeur. Je vous dis
que c’est du bluff. Mettez-le un peu sur ses pieds et vous verrez s’il ne tient pas
debout.
Hutchins et le docteur réunirent leurs efforts pour me redresser. Quand ce fut
fait :
— Lâchez-le maintenant ! commanda Atherton.
La vie n’avait pu revenir tout naturellement d’un seul coup dans mon corps,
qui, dix jours durant, avait été comme mort. Je n’avais sur ma matière aucune
influence, et le résultat fut que je flageolai sur les genoux, chancelai en me
contorsionnant et, finalement, vins m’écraser le front contre le mur de ma
cellule.
— Vous voyez bien ! dit le capitaine Jamie.
— Oui, oui, bien joué ! s’obstina le directeur. Ce type-là a du cran, je le
reconnais. C’est un remarquable simulateur !
— Vous parlez d’or, directeur, murmurai-je allongé par terre. Je l’ai fait
exprès, bien sûr. C’est une chute de comédie. Relevez-moi encore et je
recommencerai. Ça sera très drôle, je vous le promets.
Je ne m’attarderai pas sur la torture que j’éprouvai, comme les fois
précédentes, par suite du retour du sang à la circulation. C’était déjà pour moi
une vieille histoire, qui régulièrement allait se renouveler à chaque période où
l’on me libérerait de la camisole. Les marques indélébiles que cette intense
souffrance a creusées sur mon visage, je les emporterai à la potence.
Quand ils me laissèrent enfin seul, je restai étendu par terre tout le reste de la
journée, hébété, dans un semi-coma. Il y a une sorte d’anesthésie de la douleur,
engendrée par la souffrance même et par son excès. J’ai connu cette anesthésie.
Vers le soir, je réussis à me traîner, çà et là, sur le sol de ma cellule, sans
parvenir à me tenir debout. Je bus beaucoup d’eau. Ce fut le lendemain
seulement que, par un effort puissant de ma volonté, je me décidai et arrivai à
manger.
Le programme du directeur Atherton n’avait pas varié : me permettre de me
reposer et de récupérer des forces quelques jours durant : puis, si je n’avais pas
avoué où était cachée la dynamite, me remettre, pour dix jours, dans la camisole.
Lui-même me l’avait répété, et je lui avais simplement répondu :
— Je suis vraiment désolé de vous causer tant d’ennuis, monsieur le
directeur. Quel dommage que je m’obstine encore à vivre ! Ma mort vous
soulagerait de tous vos tourments. Que voulez-vous, si je ne meurs pas, ce n’est
pas ma faute.
À cette époque je ne devais pas peser, à mon avis, plus de quatre-vingt-dix
livres. Deux ans auparavant, quand s’étaient refermées sur moi les portes de la
prison de San Quentin, je faisais cent soixante-cinq livres. J’avais perdu,
semblait-il, tout ce que je pouvais perdre. Il semblait fou de penser que je
pourrais perdre une once de plus tout en continuant à vivre. Cependant, au cours
des mois qui suivirent, once par once, mon poids ne cessa de diminuer, jusqu’à
me rapprocher plus, selon mon calcul approximatif, de quatre-vingts livres que
de quatre-vingt-dix. Ce que je sais fort bien, c’est qu’après avoir arrangé ma
sortie du quartier des isolés et frappé sur le nez le gardien Thurston, c’est-à-dire
avant d’être emmené à San Rafael pour y être jugé, on me pesa pendant ma
toilette, et que j’accusai alors quatre-vingt-dix livres.
Il y a des gens qui s’étonnent de voir à quel point certains hommes peuvent
s’endurcir. C’est une affaire d’entraînement. Le directeur Atherton était un
homme dur, et sa dureté m’endurcissait. Par contrecoup, ma propre dureté
réagissait sur la sienne et l’accroissait.
Malgré tout, il ne réussit pas à me tuer. Si je vais mourir, c’est qu’une loi
précise de la Californie, et un juge impitoyable et un directeur de prison acharné
qui l’a appliquée m’ont condamné à la potence pour avoir frappé un geôlier à
coups de poing. Jusqu’à la dernière seconde, je plaiderai toujours que ce gardien
devait saigner du nez à la moindre occasion. Quand je donnai ce coup de poing,
mes yeux clignotaient à la lumière comme ceux d’une chauve-souris et j’étais, à
la lettre, un squelette, chancelant sur ce qui lui servait de pieds. Comment aurais-
je pu frapper bien fort ? Quelquefois je me demande si ce malheureux nez a
réellement saigné. Bien entendu, Thurston l’a juré à la barre des témoins. Mais
j’ai vu des geôliers prêter serment pour de pires parjures.
Ed Morrell brûlait de savoir si j’avais réussi d’autres expériences, mais,
quand il voulut me parler, il en fut empêché par Smith, le gardien de service ce
jour-là dans le quartier des isolés.
— Tout va bien. Ed, lui fis-je savoir en frappant sur le mur. Jake et toi, restez
tranquilles, et je m’en vais tout vous raconter. Smith ne peut pas vous empêcher
d’écouter, pas plus qu’il ne peut m’empêcher de parler. Ils ont bien fait tout ce
qu’ils ont pu, mais je suis encore ici.
— Ferme-la, Standing ! hurla Smith à mon intention, du couloir sur lequel
donnaient les cellules.
Smith était un individu particulièrement taciturne, de loin le plus cruel et le
plus rancunier de tous nos gardiens. Nous nous demandions s’il avait peur de sa
femme, ou bien s’il était affligé de dyspepsie chronique.
Je continuais à frapper mes petits coups pour me faire comprendre d’Ed,
lorsque Smith se montra au guichet et me regarda fixement.
— Je t’ai déjà dit d’arrêter, hurla-t-il.
— Désolé, dis-je d’un ton mielleux, mais j’ai comme une idée que je vais
continuer à frapper. Euh… excusez-moi de vous poser une question personnelle,
mais, qu’est-ce que vous allez bien pouvoir faire ?
— Je m’en vais…
Il commença sa phrase en explosant littéralement et s’arrêta, manifestant par
son incapacité à la finir, qu’il n’en savait strictement rien.
— Ah oui ! dis-je pour l’encourager, qu’est-ce que vous allez faire, prier ?
— Je m’en vais appeler le directeur, fit-il, lamentablement.
— Mais, je vous en prie, c’est un homme charmant, brillant exemple de
l’influence salutaire qui règne dans les prisons. Amenez-le-moi tout de suite, s’il
vous plaît. J’aurais justement deux mots à lui dire à votre sujet.
— À mon sujet ?
— Oui, précisément. Vous persistez, d’une façon brutale et grossière, à
interrompre mes conversations avec les autres hôtes de cette accueillante
maison.
Et le directeur Atherton arriva. La porte de ma cellule n’était pas fermée, il y
pénétra tout de go. Mais je ne m’en faisais pas. Il m’avait déjà infligé les pires
tortures, et j’étais sous sa dépendance.
— Je vais te supprimer la nourriture, dit-il, menaçant.
— Comme il vous plaira. J’ai l’habitude, je n’ai pas mangé depuis dix jours
et, comme vous savez, si l’on se remet à manger normalement après une diète
prolongée, on peut avoir les pires ennuis !
— Dis donc, tu me menaces, hein ? Tu veux faire la grève de la faim !
— Excusez-moi, dis-je de ma voix la plus suave, c’est vous qui avez suggéré
de me faire jeûner, pas moi. Essayez donc d’être logique, de temps en temps.
Vous me croirez sans doute si je vous dis que votre manque de logique est pour
moi plus difficile à supporter que toutes vos tortures.
— Vas-tu cesser de taper des doigts contre le mur ? demanda-t-il.
— Non, bien sûr. Excusez-moi de vous désobéir, mais j’ai tellement envie de
taper contre le mur que…
— Je m’en vais le recoller dans la camisole, dit-il d’un ton cassant.
— Je vous en prie : s’il y a une chose que j’adore, c’est bien cette camisole !
Je suis l’enfant chéri de la camisole, j’y engraisse. Tenez, regardez !
Je relevai ma manche et lui montrai mon biceps qui avait tellement fondu
que, lorsque je pliais le bras, il prenait l’aspect d’une pauvre corde.
— C’est un vrai biceps de forgeron, hein, directeur ! Pendant que vous y êtes,
regardez aussi ma poitrine, comme elle est bombée ! Sandow ferait bien de se
méfier ! Et mon ventre… hein, je grossis tellement que j’illustrerai bientôt le
scandale de la suralimentation dans les prisons. Faites attention, directeur, vous
allez bientôt avoir les contribuables sur le dos !
— Vas-tu cesser de taper contre le mur ? rugit-il.
— Non. Et merci encore pour votre aimable sollicitude. Après mûre
réflexion, j’ai décidé de continuer.
Il me regarda un moment sans parler, puis, se trouvant dans l’impossibilité
d’agir, il tourna les talons pour s’en aller.
— Encore une question, s’il vous plaît.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il par-dessus son épaule.
— Savoir ce que vous allez faire si je continue à taper.
À la manière dont explosa sa colère, je me demande encore aujourd’hui
comment il n’est pas mort d’apoplexie.
Ce jour-là, pendant longtemps après le départ du directeur déconfit, je tapai
sur le mur pour raconter mes aventures. Mais ce fut seulement la nuit suivante,
quand Jones Gueule-de-tarte fut de service et entama son petit roupillon habituel,
que Morrell et Oppenheimer purent me parler.
Rêves d’opium, tel fut le verdict d’Oppenheimer.
Je pensai que c’était peut-être vrai. Nos expériences sont le canevas de nos
rêves.
— Quand j’étais garçon de courses, j’ai fumé une fois l’opium, continua
Oppenheimer. Et je peux dire que tu ne m’arrives pas à la cheville pour les trucs
que j’ai pu voir. Je suis sûr que c’est ce qu’emploient les écrivains pour s’exciter
l’imagination.
Quant à Ed Morrell, il avait pris souvent la même route que moi, mais avec
des résultats différents. Il croyait donc en mon histoire. Lorsque son corps,
m’expliquait-il, mourait dans la camisole, il demeurait Ed Morrell. Jamais il ne
remontait dans des existences antérieures. Quand son esprit était libéré de la
matière, c’était pour errer toujours dans le temps présent. Dans cet état, il lui
était donné de contempler sa dépouille gisant sur le sol de son cachot puis d’errer
à travers San Francisco et d’y voir ce qui s’y passait. Il avait ainsi visité deux
fois sa mère et, les deux fois, il l’avait trouvée endormie. Mais il n’avait aucun
pouvoir sur les choses matérielles. Il ne pouvait ni ouvrir ni fermer une porte, ni
déplacer un objet, ni manifester sa présence par quelque bruit ou autrement. En
revanche, les mêmes choses matérielles n’avaient non plus aucun pouvoir sur
lui. Murs et portes ne lui étaient pas des obstacles. Il était uniquement esprit et
pensée.
— Au cours d’une de ces promenades à San Francisco, nous raconta-t-il, j’ai
appris, par une nouvelle enseigne suspendue devant l’épicerie qui faisait le coin
du pâté de maisons où habitait ma mère, que la boutique avait changé de
propriétaire. Six mois après seulement, j’ai pu envoyer à ma mère ma première
lettre, et je me suis renseigné auprès d’elle si ce que j’avais constaté était exact.
Elle m’a répondu qu’effectivement l’épicerie était passée en d’autres mains.
— Ainsi, demanda Jake Oppenheimer, tu as été capable de lire ce qui était sur
l’enseigne ?
— Évidemment, je l’ai lu, répondit Morrell. Sans quoi, comment j’aurais su
que le nom du propriétaire avait été modifié ?
— Parfait ! frappa l’incrédule Oppenheimer. Ton raisonnement tient le coup.
Mais je demande une preuve supplémentaire. Dans quelque temps, quand on
aura des gardiens un peu plus maniables, qui nous permettront de nous procurer
parfois un journal, tu te feras mettre en camisole, tu quitteras ton corps, et tu t’en
iras faire une petite balade dans le vieux Frisco. Glisse-toi, entre deux et trois
heures du matin, au coin de la 3e Rue et de Market Street, c’est l’instant où les
quotidiens sortent des presses. Lis les dernières nouvelles. Puis rapplique en
vitesse à San Quentin, avant l’arrivée du bateau qui traverse la baie et qui
apporte les journaux. Fais-moi part de ce que tu auras lu. Je me procurerai
ensuite, par l’intermédiaire d’un gardien, un de ces journaux. Si je constate que
tout ce que tu m’auras dit est exact, alors je m’avouerai vaincu et croirai ensuite,
dur comme fer, tout ce que tu raconteras de tes promenades.
C’était là en effet une excellente épreuve, et je ne pus qu’abonder dans le sens
d’Oppenheimer : oui, une telle expérience serait décisive. Morrell répondit qu’il
s’y prêterait volontiers. Mais il lui répugnait de quitter inutilement son corps. Il
ne le ferait que si un jour il avait mérité la camisole, indépendamment de sa
volonté et s’il souffrait réellement trop.
Oppenheimer observa :
— Ils sont tous pareils ! Ils ne veulent jamais déballer leur marchandise ! Ma
mère croyait aux esprits. Quand j’étais môme, elle ne cessait de les évoquer et de
les interroger, en leur demandant des conseils. Mais jamais elle n’en a tiré rien
de bon. Ils étaient incapables de lui dire où mon vieux aurait pu trouver une
place sûre, ou découvrir une mine d’or, ou gagner le gros lot à la loterie chinoise.
Pas de danger ! Ils ne lui servaient que des ragots. Comme, par exemple, que
l’oncle du vieux avait eu un goitre, ou que son grand-père était mort de phtisie
galopante ; ou qu’on déménagerait avant quatre mois. Et ça n’était pas bien
malin à annoncer, vu qu’on changeait de piaule six fois par an en moyenne !
J’estime que, si Oppenheimer avait eu la chance de recevoir une bonne
éducation dans sa jeunesse, il serait certainement devenu un grand savant, un
penseur égal aux plus illustres. C’était un homme positif, qui ne croyait qu’aux
faits bien établis. Sa logique était imbattable, bien qu’un peu froide. « Je veux
voir d’abord », telle était la règle qui lui servait à mener toute chose. Il n’y avait
pas chez lui la moindre imagination, et toute autre foi lui était étrangère. C’est
bien ce que Morrell avait observé de son côté. Le manque de foi avait empêché
Oppenheimer de réussir, dans la camisole, l’expérience de la mort en raccourci.
Ainsi, cher lecteur, tout n’était pas désespérément fichu dans le quartier des
solitaires. Avec trois esprits comme les nôtres, nous ne sentions pas trop le
temps passer. C’est peut-être ce qui nous a sauvés de la folie, bien qu’il me faille
admettre qu’Oppenheimer avait déjà pourri cinq années durant tout seul dans un
cachot avant que Morrell ne le rejoignît, et qu’il n’en était pas devenu fou pour
autant.
Mais ne commettez pas non plus l’erreur de croire que la vie dans les cellules
solitaires n’était qu’une suite d’agréables échanges d’idées et de plaisantes
recherches psychologiques.
Nous souffrions énormément. Nos geôliers étaient des brutes – tes chiens de
garde, citoyen ! Notre environnement était minable, notre nourriture immonde,
monotone et sans valeur nutritive. C’est seulement grâce à une étonnante force
de volonté que l’on pouvait vivre sur ces rations si mal équilibrées. Nos
troupeaux de vaches, de porcs et de moutons, lauréats de tous les concours
agricoles, parqués dans la ferme modèle de l’université de Davis, auraient dépéri
et seraient morts rapidement s’ils avaient été nourris de rations aussi peu
scientifiquement équilibrées que les nôtres.
Nous n’avions aucun livre à lire. Notre moyen de communiquer en tapant sur
les murs contrevenait au règlement. Le monde extérieur, d’où nous avions été
exclus, n’existait plus pour nous. Nous avions l’impression de vivre dans un
monde fantomatique. Oppenheimer, par exemple, n’avait jamais vu de voiture
automobile ni de motocyclette. Les nouvelles filtraient occasionnellement, bien
sûr, mais tellement réduites, avec tant de retard, qu’elles perdaient toute
apparence de vérité. Oppenheimer m’a appris qu’il n’avait entendu parler de la
guerre russo-japonaise que deux ans après qu’elle eut pris fin.
Nous étions des enterrés vivants, des morts en sursis. Notre cachot était déjà
un tombeau et si, à l’occasion, nous communiquions en tapant sur les murs,
c’était comme les esprits qui se manifestent au cours des séances de spiritisme.
Les nouvelles ? Il y en avait si peu pour nous ! Si l’on changeait de
boulanger, nous le savions par notre pain. Pourquoi Jones Gueule-de-tarte avait-
il été toute une semaine absent ? Vacances ou bien maladie ? Pourquoi Wilson,
qui assurait la garde de nuit depuis une huitaine seulement, avait-il été transféré
autre part ? Où donc Smith avait-il bien pu prendre cet œil au beurre noir ? Nous
discutions des semaines entières sur des sujets aussi insignifiants.
Si l’un des prisonniers était puni d’un mois de cellule solitaire, c’était un
événement. Mais nous ne pouvions rien apprendre de ce client de passage et de
ces Dante au petit pied, stupides plus souvent qu’à leur tour, car ils ne restaient
souvent que trop peu de temps dans notre enfer pour apprendre notre langage
avant d’être ramenés dans le monde vaste et lumineux des vivants.
Mais, encore une fois, tout n’était pas si futile dans notre royaume des
ombres. Par exemple, j’ai appris à Oppenheimer à jouer aux échecs. Quel
résultat exaltant, vous en conviendrez ! Apprendre à un homme, séparé de vous
par treize cellules, à se représenter un échiquier avec toutes ses pièces, et cela,
par le seul moyen de coups frappés à un mur ! Lui enseigner la marche de toutes
ces pièces et ensuite, grâce à la seule visualisation, jouer avec lui des parties
entières ! Finalement, c’était lui qui était passé maître à ce jeu, et qui me battait
régulièrement. Encore un hommage à rendre à son intelligence prodigieuse. Et il
n’avait jamais de sa vie vu un jeu d’échecs !
Quelle image, par exemple, pouvait bien se former dans son esprit quand je
frappais selon notre code le mot « fou » ? Je lui ai maintes fois posé cette
question, en vain. Il essayait, sans y parvenir malheureusement, de me décrire
l’image qu’évoquait en lui une chose qu’il n’avait jamais vue, et qu’il maniait
cependant avec une telle ingéniosité, au point de me faire souvent rougir de
honte pendant nos parties.
Je ne puis que m’étonner devant de telles manifestations de volonté et
d’intelligence et conclure, comme je l’ai fait à plusieurs reprises, que c’est
justement dans ces phénomènes que réside la réalité. L’esprit est la seule réalité.
La chair n’est qu’une illusion, une sorte d’apparition, comment donc la matière
ou la chair pourraient-elles jouer aux échecs sur un échiquier imaginaire, avec
des pièces imaginaires, à travers la distance de treize cellules, avec le seul
secours de coups frappés contre les murs ? Oui, comment ? Je pose encore la
question.
XV

Je fus une fois Adam Strang, un Anglais. L’époque de cette vie, aussi
approximativement que je puisse la situer, s’étendait à peu près entre 1550 et
1650, et je vécus cette existence jusqu’à un âge fort avancé, comme vous le
verrez par mon récit. Un de mes grands regrets, depuis que Morrell m’avait
enseigné la façon de mener ces intéressantes expériences, a toujours été de
n’avoir pas poussé plus loin mes études historiques. De la sorte, j’aurais pu
identifier et exposer plus exactement nombre de faits qui sont demeurés pour
moi imprécis, au lieu d’être obligé de marcher à tâtons et de deviner mon chemin
à travers le temps et les lieux de mes existences antérieures.
Un point très particulier de ma vie d’Adam Strang est que mes souvenirs n’en
commencent guère avant trente ans. À plusieurs reprises la camisole a convoqué
Adam Strang. Mais toujours il a resurgi en pleine stature, les muscles saillants,
homme dans toute la force de ses trente ans.
Moi, Adam Strang, j’ai toute ma conscience, et je vis dans un groupe d’îles
basses et sablonneuses, quelque part sous l’équateur, dans ce qui doit
certainement être la partie occidentale de l’océan Pacifique. J’ai toujours été
chez moi ici, et il me semble que je m’y trouve depuis un certain temps. Sur
cette île vivent des milliers d’hommes et de femmes, mais je suis le seul blanc.
Les indigènes appartiennent à une race magnifique, puissamment musclée, aux
larges épaules, ils sont très grands. Il est courant de voir des hommes de six
pieds de haut. Le roi, Raa Kook, a six bons pouces de plus, il pèse ses trois cents
livres, mais il est si joliment proportionné qu’on ne peut dire qu’il soit gros.
Plusieurs de ses chefs sont aussi bien bâtis et leurs femmes ne sont pas
sensiblement plus petites.
Il y a plusieurs îles dans l’archipel. Raa Kook en est le roi, quoique le petit
archipel situé au sud soit indocile et souvent en révolte. Les indigènes avec qui
je vis sont polynésiens. Je le sais parce que leurs cheveux sont plats et noirs.
Leur peau a le bronzage doré que donne une longue exposition au soleil. Leur
langue, que je parle avec une aisance peu commune, est colorée, riche,
musicale ; elle comporte peu de consonnes, mais principalement des voyelles. Ils
aiment les fleurs, la musique, la danse et les jeux, ils vivent simplement comme
des enfants, heureux dans leurs petits plaisirs, mais terriblement sauvages dans
leurs querelles et leurs guerres.
Moi, Adam Strang, je connais mon histoire, mais n’y pense pas souvent. Je
vis dans le présent. Je ne me complais ni dans le passé ni dans le futur. Je suis
insouciant, imprévoyant, négligent, heureux de me sentir en forme, débordant
d’énergie. Donnez-moi des poissons, des fruits, des légumes, des algues marines,
et mon estomac est bien rempli : me voilà heureux. Je suis très ami avec Raa
Kook, qui est plus important que tous, plus important même qu’Abba Taak, le
plus grand de ses prêtres. Personne n’oserait porter la main ou une arme sur moi.
Je suis tabou – aussi sacré que la cabane des pirogues, sous le plancher de
laquelle reposent les ossements de Dieu sait combien de rois de la lignée de Raa
Kook…
Je connais fort bien les circonstances du naufrage qui m’a valu de m’échouer
ici, seul survivant de tous mes camarades de bord : il y avait eu un véritable
déluge suivi d’un grand vent, mais je ne m’étendrai pas sur la catastrophe.
Quand je pense au passé, je préfère me remémorer mon enfance, quand j’étais
dans les jupes de ma mère, une Anglaise à la peau de lait, aux cheveux de lin, au
léger embonpoint. Je vivais dans un petit village d’une douzaine de chaumières.
J’entends encore les merles et les grives dans les haies, je revois les campanules
qui jaillissaient dans les bois de chênes et tapissaient d’une écume bleutée le
velours des prairies. Et, plus que tout, je me souviens d’un grand cheval aux
longs poils hirsutes à qui l’on faisait souvent descendre la rue étroite en dansant,
en marchant de guingois, et qui hennissait. J’avais peur de cette énorme bête : je
ne manquais jamais d’aller me réfugier auprès de ma mère pour me cacher dans
ses jupes chaque fois que je le rencontrais.
Mais cela suffit. Ce n’est pas l’enfance d’Adam Strang que je me proposais
d’évoquer.
J’ai vécu plusieurs années dans ces îles dont j’ignore le nom et sur lesquelles,
je peux l’affirmer avec certitude, j’ai été le premier homme blanc. J’ai été marié
à Lei-Lei, la sœur du roi ; elle mesurait un peu plus de six pieds et me dépassait
d’une bonne tête. Je représentais un beau type d’homme, large d’épaules, à la
poitrine bombée, bref, bien fait de ma personne. Les femmes de toute race me
lorgnaient d’un œil intéressé. Sous mes bras, protégé du soleil, ma peau était
blanche comme le lait. Mes yeux étaient bleus, ma moustache, ma barbe et mes
cheveux d’un blond éclatant, celui qu’on voit parfois sur les peintures
représentant les rois des mers du Nord. Je devais provenir de cette souche depuis
longtemps fixée en Angleterre et, quoique né dans un petit village de l’intérieur
des terres, j’avais le sang tellement salé que la première chose que je fis, ce fut
de m’embarquer comme simple mousse – voilà bien ce que j’étais : ni officier ni
gentleman, tout simplement un mousse qui, toujours rivé à la tâche, travaillait
beaucoup, endurait davantage encore. Je présentais un intérêt certain pour Raa
Kook, d’où la protection royale dont je bénéficiais. Je savais travailler le fer, et
notre vaisseau naufragé avait apporté dans le pays de Raa Kook le premier
morceau de ce métal qu’on y eût jamais vu. De temps à autre, à dix lieues vers le
nord-ouest, nous allions en pirogue chercher du fer sur l’épave. La coque avait
glissé sur la pente du récif et gisait à quinze brasses de profondeur. Et nous
remontions le fer de quinze brasses. Les indigènes étaient de merveilleux
plongeurs et travaillaient admirablement sous l’eau. J’appris à plonger à quinze
brasses, mais je ne pus jamais les égaler à la pêche.
Sur terre, grâce à mon éducation anglaise et à ma force je pouvais battre
n’importe lequel d’entre eux. Je leur appris aussi l’escrime au bâton, mais ce jeu
devint une véritable plaie, et les têtes cassées cessèrent rapidement de présenter
l’attrait de la nouveauté.
Sauvé du naufrage, il y avait un journal de bord, déchiré, en bouillie, si
détrempé d’eau de mer que l’encre en était quasiment effacée et qu’on ne
pouvait presque plus rien y déchiffrer. Cependant, dans l’espoir que quelque
savant historien puisse situer avec plus de précision la date des événements que
je vais relater, j’en donne ici un extrait. La façon très particulière d’écrire peut
également fournir un indice. La lettre « s » est partout remplacée par un « f ».
Lef ventf nouf étant favorablef, nouf pûmef vérifier et fécher nof vivref, furtout
quelquef jambonf chinoif, et quelquef poiffonf féchéf qui conftituaient une partie
de nof réfervef. Le fervice divin fut célébré fur le pont. Au courf de l’aprèf-midi,
le vent fouffla du fud, avec quelquef brifef fraîchef, maif fèchef, et nouf pûmef le
matin fuivant nettoyer le pont, et auffi définfecter le bateau avec de la poudre à
fufil.
Mais je dois me hâter ; car mon récit n’est pas celui d’Adam Strang, le petit
mousse naufragé sur l’île de corail, mais celui d’Adam Strang qu’on appela plus
tard Yi Yong-ik, le Vaillant, celui qui devint le favori du royal Yunsan puis resta
très longtemps mendiant et paria dans toutes les bourgades de toutes les côtes et
toutes les villes de Cho-Sen. (Ah ! ah ! je vous ai bien eus ! Cho-Sen veut dire :
« Terre du matin calme ». En langage moderne, on dit la Corée).
Rappelez-vous, c’était trois ou quatre cents ans avant votre époque que je
vivais, premier blanc sur les îles de corail de Raa Kook. Dans ce temps-là, les
eaux étaient rarement fendues par la quille d’un bateau. Et j’aurais bien pu vivre
ici jusqu’à la fin de mes jours, dans la paix et l’opulence, sous un ciel où le froid
était inconnu, s’il n’y avait pas eu le Sparwehr.
Le Sparwehr était un bateau marchand hollandais qui affrontait les mers
inconnues, à la recherche d’Indes situées au-delà des Indes, et c’est moi qu’il
trouva. En tout et pour tout.
N’ai-je pas dit que j’étais une sorte de géant, toujours prêt à rire, un grand
gosse irresponsable à la barbe d’or qui n’avait jamais atteint l’âge adulte ?
Lorsque le Sparwehr eut fini de faire de l’eau, je quittai Raa Kook et son
charmant pays, j’abandonnai Lei-Lei et ses sœurs à la tête ceinte de guirlandes
de fleurs et, le sourire aux lèvres, l’odeur si familière et si douce des bateaux
dans les narines, je m’embarquai de nouveau, pris une fois encore la mer, sous le
commandement du capitaine Johannes Maartens.
Un merveilleux voyage que celui que je fis à bord du vieux Sparwehr ! Nous
étions à la recherche de terres nouvelles, riches en soieries et en épices. La vérité
m’oblige à dire que nous avons rencontré surtout un bel éventail de fièvres, de
morts violentes, de paradis pestilentiels où la mort et la beauté trônaient sur les
mêmes charniers. Le vieux Johannes Maartens, qui ne montrait pourtant aucune
trace de romantisme sur son visage impassible et sa tête carrée d’ours, rêvait des
îles Salomon et des mines de Golconde… Eh oui, il rêvait de la vieille Atlantide
perdue et qu’il espérait bien retrouver, toujours à flot et inviolée. Mais il ne
rencontra, à la place, que des chasseurs de têtes et des cannibales nichant dans
les arbres.
Nous débarquâmes sur mainte île étrange, dont les rivages étaient battus par
des lames furieuses et où, sur les sommets, fumaient des cratères. Là, de tout
petits hommes aux cheveux crépus et épais, assez semblables à des singes, dont
ils avaient le cri insupportable et plaintif, habitaient les forêts et la jungle,
derrière un rempart de pieux et d’épines d’où ils nous envoyaient, dans l’ombre
du soir, des éclats de bois empoisonnés. Quiconque d’entre nous avait été piqué
par un de ces éclats évoquant le dard de l’abeille mourait infailliblement avec
des râles affreux. Ailleurs, d’autres hommes plus grands, et plus féroces encore,
nous affrontaient sur le rivage même. Ils faisaient pleuvoir sur nous flèches et
javelots, dans le grondement et le roulement de guerre de leurs petits tam-tams et
de leurs grands tambours. Et partout à terre ils s’embusquaient sur notre passage
derrière des troncs d’arbres, tandis que montaient, colline après colline, des
colonnes de fumées qui appelaient aux armes la population tout entière.
Le subrécargue, Hendrik Hamel, était copropriétaire de l’aventureux
Sparwehr. Tout ce qui n’était pas à lui appartenait au capitaine Johannes
Maartens, et réciproquement. Celui-ci parlait peu l’anglais, et Hendrik Hamel à
peine davantage. Les matelots, en compagnie de qui je vivais, ne parlaient que le
néerlandais. Mais ayez confiance en moi pour apprendre rapidement toutes les
langues, le néerlandais tout d’abord, puis le coréen, comme vous l’allez voir !
Après avoir beaucoup tangué et roulé, nous arrivâmes au Japon, pays figurant
sur notre carte. Les habitants ne voulurent nouer aucun rapport avec nous. Deux
fonctionnaires en robe de soie traînante et portant l’épée, qui firent l’admiration
béate de Johannes Maartens, vinrent à bord et nous invitèrent fort poliment à
nous éloigner au plus vite. Sous l’affectation doucereuse de leurs manières et de
leurs discours transperçait l’ardeur belliqueuse de leur tempérament atavique, et
nous nous hâtâmes d’obtempérer.
Nous traversâmes sans encombre les détroits japonais et arrivâmes en mer
Jaune, faisant route vers la Chine. Le Sparwehr était un vieux sabot sale et
abominable qui traînait sous sa quille toute une chevelure marine. Sa marche en
était fort alourdie et entravée. Lorsqu’on voulait le faire changer de direction, il
demeurait sur place, à ballotter, comme un navet jeté à l’eau. Un chaland de
rivière était, comparé à lui, rapide dans ses manœuvres. Par vent debout, il en
avait pour un bon quart d’heure à virer, et tout l’équipage devait mettre la main à
la pâte. Or, à la suite d’un terrible ouragan qui, quarante-huit heures durant, nous
avait fait rendre l’âme, une subtile saute de vent s’était produite. Le Sparwehr
avait refusé d’obéir au gouvernail et, pris de flanc, il s’en allait à la dérive.
Nous dérivions vers la terre, dans la clarté glaciale d’une aube tempétueuse,
sur une mer en furie dont les lames s’élevaient hautes comme des montagnes. On
était en hiver. Tout, sauf la mer, était silencieux autour de nous et, à travers
l’opacité d’une tourmente de neige, nous pouvions découvrir par instants une
côte inhospitalière. Si on peut appeler côte un chapelet brisé de récifs écumeux,
de rocs sinistres et innombrables, au-delà desquels apparaissent confusément des
falaises abruptes, des caps avançant leur éperon dans les flots. Derrière ce
rempart redoutable, une chaîne de montagnes se profilait, couverte de neige.
Nous ignorions quelle était cette terre vers laquelle nous allions et si d’autres
que nous y avaient jamais abordé. À peine une vague ligne l’indiquait-elle sur
notre carte. Et il nous était permis de craindre que ses habitants, si elle en
comptait, ne fussent aussi rébarbatifs que son aspect.
La proue du Sparwehr donna en plein contre un pan de falaise qui s’avançait
en eau profonde, et notre mât de beaupré, après s’être un instant dressé jusqu’au
ciel, se brisa net. Le mât de misaine s’abattit avec un vacarme effroyable et
culbuta par-dessus bord, avec ses vergues et ses haubans. Ruisselant d’eau et
roulé sur le pont par les paquets de vagues, je parvins à rejoindre Johannes
Maartens sur le gaillard d’avant. D’autres hommes de l’équipage firent comme
moi et, comme moi, s’amarrèrent solidement avec des cordes. On se compta.
Nous étions dix-huit, tous les autres avaient péri.
Johannes Maartens me toucha de la main, puis leva son doigt vers une
cascade d’eau salée qui ruisselait d’une anfractuosité de la falaise. Je compris ce
qu’il voulait dire. Il désirait savoir si j’étais d’attaque pour escalader le grand
mât encore debout et sauter de là sur la minuscule plate-forme qu’à vingt pieds
au-dessus de la dunette ménageait cette anfractuosité dans le rocher à pic. La
largeur du saut à effectuer variait de seconde en seconde, selon les oscillations
du mât. Tantôt elle était de six pieds, tantôt de vingt. Le mât vacillait comme un
ivrogne, par l’effet du roulis et du tangage, tandis que le navire s’écrasait un peu
plus à chacun des heurts de sa coque contre la falaise.
Je me déliai et commençai à grimper. Arrivé au faîte du mât tragique, je
mesurai de l’œil la largeur du saut qui était nécessaire, et me lançai. L’opération
réussit : j’atterris sur l’anfractuosité de la falaise. Là, je me mis à quatre pattes,
prêt à tendre la main à mes compagnons, qui m’avaient suivi en hâte dans
l’escalade du mât. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le Sparwehr pouvait
d’un instant à l’autre sombrer en eau profonde. Tous tant que nous étions, nous
étions à moitié ankylosés par le vent glacé qui soufflait sur nous et sur nos
vêtements mouillés.
Le maître queux fut, après moi, le premier à sauter. Il fut projeté dans le vide
et je vis son corps qui tournait sur lui-même, comme une roue de voiture. Un
paquet de mer le happa, alors qu’il tombait, et il alla s’écrabouiller contre la
falaise. Un de nos mousses, un jeune homme de vingt ans, barbu, fut coincé par
le mât contre une saillie de la falaise. Ce ne fut pas long pour lui. Il mourut sur le
coup. Deux autres hommes culbutèrent dans le vide, comme avait fait le coq. Les
quatorze autres et le capitaine Maartens, qui sauta le dernier, furent sains et
saufs. Une heure après, le Sparwehr s’engloutissait.
Deux jours et deux nuits, en grand péril de mort, nous demeurâmes accrochés
à la falaise, sans aucune issue pour nous, car il nous était impossible de
l’escalader plus haut et nous ne pouvions non plus redescendre vers la mer, qui
s’était un peu calmée. Le troisième jour, au matin, un bateau de pêche nous
découvrit sur notre perchoir. L’équipage était entièrement vêtu de vêtements
blancs, fort sales, on le conçoit. Ces hommes avaient de longs cheveux
curieusement noués sur le sommet de leur crâne. Ce nœud, je l’appris par la
suite, est, chez ceux qui en sont pourvus, le signe du mariage. Il offre également,
lorsqu’une dispute ne peut se régler par des mots, une prise excellente,
permettant de flanquer à son interlocuteur une gifle magistrale.
Le bateau s’en retourna vers le village auquel appartenaient ces gens, afin d’y
chercher du secours. Tout le monde accourut, avec des cordes, et presque toute
la journée fut nécessaire pour nous tirer de notre fâcheuse position. Après quoi,
ils nous emmenèrent avec eux.
C’étaient de bien pauvres et bien misérables personnes, et leur nourriture était
difficile à digérer, même pour l’estomac d’un matelot. Leur riz, d’une indicible
saleté, était brun comme du chocolat. Les grains, qui conservaient les trois quarts
de leurs cosses, étaient mélangés de bouts de paille et de bouts de bois. À tout
moment il fallait s’arrêter de manger, afin de s’introduire dans la bouche le
pouce ou l’index et se débarrasser la mâchoire des matières dures qui la
blessaient. Ils se nourrissaient aussi d’une sorte de millet, assaisonné de
condiments d’une espèce particulière, d’un goût si fort qu’ils vous emportaient la
bouche.
Les maisons étaient construites en pisé, avec un toit de chaume. Sous le
plancher passaient des tuyaux évacuant la fumée de la cuisine et chauffant sur
leur trajet la pièce où l’on couchait. Nous nous reposâmes plusieurs jours chez
ces braves gens, étendus sur les nattes qu’ils nous offrirent, et nous consolant de
notre malheur avec leur tabac, qui était très doux, presque insipide. Nous le
fumions dans des pipes dont le fourneau était minuscule, et s’emmanchait d’un
conduit de trois pieds de long.
Ils fabriquaient également une sorte de breuvage plutôt sur ; il se buvait chaud
et présentait l’apparence du lait. Il en fallait des quantités pour sentir que la tête
vous tournait. Après en avoir lampé d’énormes potées, je fus soûl et commençai
à chanter, ce qui est, pour tout matelot, dans le monde entier, sa façon ordinaire
d’exprimer son ivresse. Encouragés par ce beau succès, mes compagnons
m’imitèrent, et bientôt nous nous mîmes tous à rugir, sans nous soucier de la
nouvelle tourmente de neige qui faisait rage au-dehors, complètement oublieux
aussi d’avoir été jetés sur une terre inconnue, abandonnée de Dieu.
Le vieux Johannes Maartens riait aux éclats, faisait en chantant le bruit d’une
trompette et se tapait les cuisses en compagnie des plus enragés d’entre nous.
Hendrik Hamel, d’ordinaire impassible et compassé comme tous les Hollandais,
petite figure brune où luisaient deux yeux semblables à deux perles noires, se
livrait, comme le pire d’entre nous, à mille folies. Il ne dérogeait pas à la règle
des matelots ivres et sortait sans répit de sa poche tout ce qu’il avait d’argent
sauvé avec lui, afin d’acheter toujours plus de breuvage laiteux. Notre conduite
était honteuse. Mais les femmes ne cessaient de nous apporter à boire, pendant
que tout ce que la pièce pouvait contenir de public s’y entassait pour assister à
nos débordements bouffons.
L’homme blanc a fait victorieusement le tour de la planète qui le porte. Je
crois en vérité que, s’il y a été poussé par sa soif de lucre et de rapines, c’est à sa
folle insouciance qu’il a dû de réussir ses entreprises. C’est ainsi que dans ce
pauvre village coréen, tandis qu’au-dehors le vent d’hiver faisait rage sur la mer
Jaune, braillant à pleine poitrine, nous menions grand tapage, le capitaine
Johannes Maartens, son associé Hendrik Hamel, leurs treize hommes et moi-
même.
Ce que nous avions vu jusqu’à cette heure de la terre de Cho-Sen n’était pas
pour exciter follement notre enthousiasme. Si ces misérables pêcheurs étaient un
échantillon véridique de ses habitants, nous n’avions pas de peine à comprendre
pourquoi ce sol avait si peu attiré les navigateurs étrangers. Nous nous
trompions. Le village où nous étions faisait partie d’une île, et les notables
avaient sans doute expédié un message sur le continent. Un beau matin, en effet,
trois énormes jonques à deux mâts, dont les voiles triangulaires étaient faites de
nattes de paille de riz, jetèrent l’ancre à quelque distance de la grève.
Quand les sampans qui s’en détachèrent eurent accosté au rivage, les yeux du
capitaine Johannes Maartens s’écarquillèrent démesurément, car une soie
magnifique recommençait à chatoyer devant ses yeux.
Un Coréen bien découplé avait débarqué, vêtu de la tête aux pieds d’une soie
multicolore, aux tons pâles, et il était entouré d’une demi-douzaine de serviteurs
obséquieux, qu’habillait la même étoffe. Ce personnage majestueux s’appelait
Kwan Yung-jin, comme je l’appris par la suite. C’était un yang-ban, un noble. Il
exerçait les fonctions de magistrat ou préfet de la province dont dépendait l’île.
Emploi fort lucratif, cela va de soi, car il pressurait, fortement ses administrés.
Une centaine de soldats, au bas mot, débarquèrent à sa suite et se dirigèrent
avec lui vers le village. Ces soldats étaient armés de lances : plusieurs se
terminaient par un fer à trois dents, d’autres étaient seulement très effilées,
d’autres enfin ressemblaient à des haches. Quelques-uns d’entre eux étaient
munis d’un fusil à mèche qui remontait aux époques héroïques. Il était de telle
dimension qu’il ne fallait pas moins d’un homme pour le porter et d’un autre
pour se charger du trépied sur lequel il était appuyé lorsqu’on voulait l’utiliser.
L’arme, comme j’eus à le constater, partait parfois. Parfois aussi, elle faisait long
feu. La réussite dépendait d’un bon réglage de la mèche et de l’état de la poudre
déposée dans le bassinet.
Ainsi avait coutume de voyager Kwan Yung-jin. Les dirigeants du village
tremblaient de peur devant lui, et sans doute n’avaient-ils pas tort. Je m’avançai,
comme interprète, au nom de mes compagnons et baragouinai les quelques mots
de coréen que je connaissais.
Kwan Yung-jin prit une mine renfrognée et me fit signe de m’écarter. J’obéis
sans méfiance. Pourquoi l’aurais-je craint ? J’étais aussi grand que lui et, comme
poids, je surpassais nettement le sien. J’étais beau, ma peau était blanche et mes
cheveux étaient d’or. Il me tourna le dos et alla vers le chef du village, tandis que
les six serviteurs vêtus de soie formaient entre lui et nous un cordon défensif.
Pendant qu’il parlait à cet homme, plusieurs soldats s’avancèrent, portant sur
leurs épaules des planches d’un pouce d’épaisseur, de six pieds de long environ
sur un de large, et qui étaient curieusement fendues dans le sens de la longueur.
Vers l’une de leurs extrémités était un trou rond, d’un diamètre inférieur à celui
de la tête d’un homme.
Kwan Yung-jin donna un ordre. Deux soldats munis d’une de ces planches
s’approchèrent de Tromp, qui était assis par terre, fort occupé à examiner un
panaris qu’il avait à l’un de ses doigts. Le Hollandais Tromp était un balourd,
lent dans ses gestes, lent dans ses pensées. Avant même qu’il eût compris, la
planche s’ouvrit comme une paire de ciseaux puis se referma, solidement, rivée,
autour de son cou. Mesurant soudain l’embarras où il se trouvait, Tromp se mit à
beugler comme un taureau et à danser avec une telle frénésie qu’il fallut s’écarter
pour lui faire place ainsi qu’à la planche qui tournait en même temps.
La situation, dès lors, se gâta. Il était clair que Kwan Yung-jin avait médité de
nous mettre tous au carcan, et la bataille commença. Nous nous battions à poings
nus contre une centaine de soldats bien armés et contre les habitants du village,
qui s’étaient joints à eux, pendant que Kwan Yung-jin se tenait à l’écart dans ses
soieries, plein d’un fier dédain.
Ce fut alors que je gagnai mon nom de Yi Yong-ik, le Vaillant. Mes
compagnons avaient déjà fait leur soumission et avaient été depuis longtemps
mis au carcan que je luttais encore. Mes poings étaient durs comme les plus durs
maillets, et j’avais pour les diriger des muscles et une volonté tout aussi solides.
J’avais vite compris, à ma joie, que les Coréens ignoraient tout de l’art de la
boxe, tant pour l’attaque que pour la garde. Je les abattais comme des quilles, et
ils tombaient en tas les uns sur les autres. Je n’aurais pas respecté davantage
Kwan Yung-jin. Alors que je me ruais sur lui, ses serviteurs s’interposèrent et le
sauvèrent. C’étaient des êtres flasques. Tapant dans la masse, je les envoyai
rouler à droite et à gauche en grand désordre, et je fis de leurs soies un
surprenant gâchis. Mais soldats et villageois, revenant au combat pour défendre
leur seigneur et maître, qui se trouvait de nouveau en péril, fondirent sur moi en
si grand nombre que mes mouvements en étaient entravés. Ceux qui étaient
derrière poussaient ceux qui étaient devant. Je ne cessais pas de taper et de
joncher le sol de mes ennemis.
Finalement, ils m’étouffèrent presque sous le nombre et, comme les autres, je
fus mis dans le carcan. On nous chargea, mes compagnons et moi, avec nos
instruments de torture, sur une des jonques qui, toutes deux, remirent à la voile.
— Bon Dieu ! interrogea Vandervoot, nous voilà bien ?
Serrés comme des volailles un jour de marché, nous étions piteusement assis
sur le pont, les uns à côté des autres. Juste au moment où Vandervoot posait sa
question, la jonque s’inclina fortement sous la brise et nous déboulâmes tous,
pêle-mêle, avec nos planches, vers les dalots opposés, fort mal en point et nos
cous tout écorchés.
De la dunette où il se tenait, Kwan Yung-jin baissa les yeux vers nous, sans
paraître nous voir. Quant à Vandervoot, il ne fut plus connu parmi nous, bien des
années durant, que sous le sobriquet : « Nous-voilà-bien, Vandervoot ». Pauvre
bougre ! Il mourut gelé, une nuit, dans les rues de Keijo, sans trouver une porte
qui s’ouvrît devant lui.
On nous débarqua sur le continent, où on nous jeta dans la prison puante,
infestée de vermine. Telle fut notre arrivée sur le sol coréen et notre premier
contact avec les fonctionnaires de ce pays. Mais je devais, pour tous mes
compagnons, prendre une glorieuse revanche sur Kwan Yung-jin, le jour où,
comme vous allez le voir, dame Om eut des bontés pour moi et où le pouvoir fut
mien.
Nous demeurâmes dans cette prison de nombreux jours. Kwan Yung-jin avait
envoyé un messager à Keijo, la capitale, afin de connaître quelle serait la
décision royale à notre égard. Entre-temps, nous étions passés à l’état
d’exhibition foraine. De l’aube au crépuscule, les barreaux de nos fenêtres
étaient assiégés par les indigènes, qui jamais encore n’avaient vu de spécimens
de notre race. Parmi ces badauds, il n’y avait pas que de la populace. Des dames
élégantes, portées en palanquins sur les épaules de leurs coolies, venaient
observer les diables étrangers vomis par la mer et, tandis que leurs serviteurs
chassaient la foule vulgaire à coups de fouet, elles risquaient vers nous de longs
regards timides. De notre côté, nous distinguions à peine leur visage, qui était
voilé, selon la coutume du pays. Seules les danseuses, les pauvresses et les
vieilles femmes circulaient dehors la figure découverte.
J’ai souvent pensé que Kwan Yung-jin souffrait de l’estomac et que, lorsqu’il
était en état de crise, il s’en prenait à nous. Quoi qu’il en soit, sans rime ni
raison, chaque fois qu’il en avait le caprice, il donnait l’ordre de nous faire sortir
de prison pour être battus dans la rue, aux cris de joie de la populace. La cruauté
du fauve ne fait pas défaut à l’Asiatique, lui qui se complaît à voir souffrir
autrui.
Puis, à notre grande satisfaction, les bastonnades prirent fin. L’arrivée de Kim
en fut la cause. Qui était Kim ? Je dirai seulement de lui qu’il était le cœur le
plus pur que nous ayons jamais rencontré en Corée. Il était alors capitaine, et
commandait à cinquante hommes, quand nous fîmes sa connaissance. Ensuite il
devint commandant des gardes du palais. Et, finalement, il mourut pour l’amour
de dame Om et pour le mien. Qui était Kim ? Il était Kim, et c’est tout dire.
Sitôt son arrivée, nos cous furent délivrés de leurs carcans et nous fûmes
logés à la meilleure auberge du lieu. Sans doute, nous étions encore des
prisonniers. Mais des prisonniers honorables, avec une garde d’honneur de
cinquante cavaliers. Le lendemain, nous cheminions sur la grande route royale,
seize marins montés à califourchon sur seize chevaux nains, comme il s’en
trouve en Corée, et nous nous dirigions vers Keijo. L’empereur, m’expliqua
Kim, avait exprimé son désir d’abaisser son regard sur les étranges « Diables des
mers ».
Le voyage dura plusieurs jours, car il fallait traverser, du nord au sud, la
moitié du territoire coréen. À la première halte, étant descendu de selle, j’allai
voir donner la pitance à nos montures. C’était le cas où jamais de crier : « Nous-
voilà-bien, Vandervoot ! » Je ne m’en fis pas faute et tous accoururent. Aussi
vrai que je suis vivant, les gens de notre escorte nourrissaient leurs chevaux avec
de la soupe aux févettes, de la soupe aux févettes chaude, en quantité
industrielle. Et, durant tout le temps de notre voyage, les chevaux n’eurent rien
d’autre à manger.
C’étaient, je l’ai dit, des chevaux nains, on ne peut plus nains. À la suite d’un
pari avec Kim, j’en soulevai un et, malgré ses hennissements et sa résistance, je
l’enlevai sur mes épaules, où je le maintins solidement alors qu’il se débattait
dans tous les sens. En sorte que les hommes de Kim, qui déjà avaient entendu
parler de mon sobriquet de Yi Yong-ik, le Vaillant, ne me donnèrent plus,
désormais, d’autre nom. Kim était plutôt grand pour un Coréen, race solide et
bien musclée. Et lui-même se tenait en haute estime sur ce chapitre. Mais, coude
à coude et paume contre paume, je lui faisais baisser le bras à volonté. Aussi les
soldats et les badauds, qui s’assemblaient sur notre passage dans les hameaux
que nous traversions, me regardaient-ils bouche bée, en murmurant : « Yi Yong-
ik ! »
Nous demeurions promus, en effet, à la dignité de ménagerie ambulante.
Notre renommée nous précédait, et les gens de la campagne environnante
accouraient en foule, pour nous voir défiler. Ils s’alignaient tout le long de la
route, comme au passage d’un cirque. La nuit, les auberges où nous logions
étaient assiégées par une multitude avide de nous contempler. Nous avions droit
à un peu de repos une fois que les soldats avaient repoussé cette cohue à coups
de lance, et avec maints horions. Auparavant. Kim faisait appeler les hommes les
plus forts, les lutteurs les plus renommés, et se divertissait énormément, ainsi
que la foule, à me voir les mettre en marmelade et les abattre dans la boue les
uns après les autres.
Le pain était inconnu, mais nous avions en abondance du riz bien blanc (qui
ne donne pas une énergie musculaire très durable), ainsi qu’une viande que je
découvris rapidement être de la viande de chien, animal qui est régulièrement
abattu dans les boucheries coréennes. Le tout assaisonné de condiments
effroyablement épicés, mais que je finis par aimer à la passion. Et l’on nous
donnait à boire quelque chose de sérieux, pas le fade breuvage laiteux, mais un
alcool qui montait fortement à la tête ; il provenait de la distillation du riz. Une
pinte aurait suffi à tuer un mal portant, si elle ravigotait merveilleusement un
homme fort, au point même de le rendre à peu près fou. À Choug-ho, ville
fortifiée que nous traversâmes, je défiai dans une compétition de beuverie Kim
et les notables et les fis rouler sous la table. C’est « sur la table » que je devrais
dire, car nous prenions nos repas à même le sol, où nous étions accroupis et où,
pour la centième fois, j’attrapai quelques crampes carabinées dans les jarrets. Là
encore, tout le monde murmurait : « Yi Yong-ik ! » et, à la cour même de
l’empereur, la glorieuse rumeur me précéda.
N’ayant plus rien vraiment d’un prisonnier, je chevauchais toujours aux côtés
de Kim, mes longues jambes touchant presque, le sol. Dès que la route devenait
tant soit peu boueuse et que ma monture s’y enfonçait, mes pieds en frôlaient la
boue. Kim était jeune. Kim était humain. Kim était un homme universel. En
toute circonstance, il se montrait égal à lui-même. Toute la journée et une bonne
moitié de la nuit, nous devisions et plaisantions tous deux. À coup sûr, j’avais
reçu le don des langues, et, très rapidement, je m’initiai au coréen. Kim
s’émerveillait de mes progrès. J’appris à penser en coréen, mes traits d’esprit
étaient en coréen, et je pénétrais comme pas deux les subtilités de la langue.
Il m’instruisait aussi des mœurs et du caractère des indigènes, de leurs
qualités et de leurs défauts. Il m’enseigna maintes chansons, chansons de fleurs,
chansons d’amour et chansons à boire. En voici une qui était de son invention et
dont je vais tenter de vous traduire la fin. Kim et Pak, dans leur jeunesse, ont
signé entre eux un pacte, selon lequel ils s’abstiendront de boire désormais. Cette
promesse n’a pas tardé à être rompue et tous deux chantent en chœur :

Non, non, ne me retiens plus !


La coupe ensorceleuse,
Où tant je bus,
Fera de nouveau mon âme joyeuse !
Dis-moi, mon vieux, dis, oh ! Dis,
Où se rend le vin couleur de rubis !
N’est-ce pas auprès de ce pêcher rose ?
Bonne chance, adieu !
Foin de notre vœu !
Je cours m’en taper une bonne dose.

Hendrik Hamel, homme intrigant et matois, m’encourageait dans mes


plaisanteries, qui m’attiraient la faveur de Kim et, par ricochet, la faisaient
rejaillir sur Hendrik Hamel et sur toute notre compagnie. Hendrik Hamel ne
cessa pas d’être mon conseiller, je dois le proclamer, et c’est en suivant ses
directives que je gagnai par la suite la faveur de Yunsan, le cœur de dame Om et
la bienveillance de l’empereur. J’avais sans doute en moi-même l’inflexible
volonté et la témérité nécessaire en vue du grand jeu que j’engageai. Mais, si je
fus le bras, Hendrik Hamel fut la tête qui ordonna tout.
Jusqu’à Keijo, le pays que nous parcourions était dominé par de hautes
montagnes neigeuses, sur le flanc desquelles se creusaient de nombreuses et
fertiles vallées. Il était semé de villes fortifiées, pareilles à Chong ho, et où nous
faisions halte après chacune de nos étapes. Chaque soir, de cime en cime,
s’allumaient, dans la tombée du jour, des signaux lumineux, dont la flamme
courait sur toute la contrée. Kim ne manquait pas d’observer avec attention ces
chaînes de feu qui, des côtes à la capitale, rougeoyaient, portant vers l’empereur
leurs messages. Une seule flamme par fanal signifiait que le pays était en paix.
Deux feux annonçaient une révolte ou une invasion étrangère. Jamais, durant
notre voyage, nous ne vîmes plus d’une seule flamme. Alors que nous
chevauchions, Vandervoot, qui fermait la marche, ne cessait d’admirer et de
s’étonner. Et de plus en plus il demandait :
— Dieu du ciel ! Nous voilà bien.
Keijo, la capitale, formait une importante cité, où toute la population, à
l’exception des yang-bans, était vêtue de l’éternel blanc. Cela, m’expliqua Kim,
permet de déterminer à première vue, par le degré de propreté ou de saleté de ses
vêtements, le rang social de chaque personne. Car il va de soi qu’un coolie, qui
ne possède qu’un unique costume, est fatalement toujours sale. De même, on
peut conclure facilement que quiconque apparaît en un blanc immaculé dispose
sans aucun doute de nombreux effets de rechange et a sous ses ordres, pour
paraître toujours impeccablement habillé, une armée de blanchisseuses. Seuls,
les yang-bans, avec leurs soies pâles et multicolores, planent bien au-dessus de
cette commune et vulgaire classification.
Après nous être reposés, pendant plusieurs jours, dans une auberge où nous
lavâmes notre linge et réparâmes de notre mieux nos vêtements, qui avaient eu à
subir les ravages d’un naufrage et le désordre de notre voyage, nous fûmes
appelés devant l’empereur.
Un grand espace libre s’ouvrait devant le palais impérial, qui était précédé de
chiens colossaux, en pierre sculptée. Ils étaient accroupis sur des piédestaux
ayant deux fois la hauteur d’un homme de grande taille, et ressemblaient plutôt à
des tortues, tellement ils s’y aplatissaient. Les murs de pierre du palais étaient
formidables et couverts d’une dentelle de sculptures. Ils étaient si robustes qu’ils
pouvaient défier les canons les plus puissants d’une armée assiégeante sans
craindre de les voir y ouvrir une brèche. La porte principale était à elle seule un
monument. Elle ressemblait à une pagode, et de nombreux étages, couverts
chacun d’un toit de tuiles, s’y superposaient en diminuant de largeur jusqu’au
sommet. Des soldats richement équipés montaient la garde devant cette porte. Ce
sont, me confia Kim, ceux qu’on appelle les Chasseurs-de-tigres, c’est-à-dire les
guerriers les plus braves et les plus redoutables dont s’enorgueillit la Corée.
Mais il suffit. Un millier de pages me seraient nécessaires pour décrire
dignement le palais de l’empereur. Je dirai seulement que nous avions devant
nous la plus magnifique matérialisation du pouvoir qu’il pût nous être donné de
contempler. Seule une antique et forte civilisation avait été capable d’élever ces
murs interminables et orgueilleux, et ces toitures merveilleuses aux pignons
innombrables.
On ne conduisit pas les vieux loups de mer que nous étions dans une salle
d’audience. Mais nous fûmes directement amenés dans une grande salle de festin
où nous attendait l’empereur. Le banquet touchait à sa fin et la foule des
convives était de joyeuse humeur. Quelle foule grouillante et superbe ! Hauts
dignitaires, princes du sang, nobles portant l’épée, pâles religieux, officiers de
haut rang hâlés, dames de la cour, le visage découvert, groupe de danseuses
fardées, ou kisang, se reposant, à même le sol, de ses danses, duègnes, dames
d’honneur, eunuques, serviteurs et esclaves la composaient.
Tout ce monde s’écarta devant nous cependant quand l’empereur,
accompagné de ses familiers, s’avança pour nous examiner. C’était, surtout pour
un Asiatique, un aimable monarque. Il ne devait pas avoir plus de quarante ans et
sa peau, claire et pâle, n’avait jamais connu les ardeurs du soleil. Il avait une
grosse bedaine, portée par des jambes malingres. Il avait dû, pourtant, dans sa
jeunesse, être un bel homme, et son front en avait gardé une certaine noblesse.
Mais ses yeux étaient chassieux, avec des paupières plissées, et ses lèvres se
contractaient, prises d’une sorte de tremblement. C’était là, comme je devais
l’apprendre, le fruit des excès auxquels il s’abandonnait, excès qu’encourageait
Yunsan, le grand prêtre bouddhiste et pourvoyeur impérial dont nous reparlerons
tout à l’heure.
Avec notre accoutrement de marins, nous faisions, mes compagnons et moi,
assez piètre figure dans le milieu brillant qui nous entourait. Il y eut d’abord des
exclamations étonnées, qui bientôt firent place aux rires. Les danseuses nous
environnèrent, nous firent leurs prisonniers, s’attachant par grappes de trois ou
quatre à chacun d’entre nous et nous entraînèrent à leur suite dans leurs
évolutions comme des ours que l’on oblige à danser.
C’était humiliant pour nous. Mais que pouvaient pour leur défense de pauvres
loups de mer ? Que pouvait le vieux Johannes Maartens, ayant à ses trousses une
bande de jeunes filles rieuses qui lui serraient le nez, lui pinçaient les bras, lui
chatouillaient les côtes pour le forcer à se trémousser ? Afin d’échapper à ce
traitement qui l’horripilait. Hans Amden demanda qu’on lui fît de la place et se
mit à exécuter d’un pas lourd une danse hollandaise des plus baroques. Bientôt
toute la cour éclata d’une bruyante hilarité.
En ce qui me concerne, moi qui avais été plusieurs jours durant le joyeux
compagnon et l’égal de Kim, j’estimai outrageant le rôle de pitre que l’on
prétendait me faire jouer. Je résistai de toutes mes forces aux kisang qui me
harcelaient. Jambes raides, torse droit, bras croisés, je dédaignai pinçons et
chatouillis, qui ne causaient pas en moi le moindre frisson. On m’abandonna
pour une autre proie.
Hendrik Hamel, traînant derrière lui les trois danseuses qui l’avaient
entrepris, fonça vers moi. Il me mâchonna :
— Pour l’amour de Dieu, mon vieux, débrouille-toi comme tu veux, mais
tire-nous de là…
Je dis qu’il me mâchonna, car, chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour parler,
les trois danseuses la lui bourraient de friandises.
Il continua tant bien que mal, inclinant alternativement la tête de droite et de
gauche, afin d’éviter les mains pleines de douceurs qui s’acharnaient :
— Tire-nous de là. Ces singeries portent un sacré coup à notre dignité. Elles
vont nous couler. Nous sommes réduits à l’état d’animaux savants. Je t’envie et
je regrette de ne pas pouvoir leur tenir tête comme toi. Ah ! les garces ! continue
à te faire respecter d’elles. Et fais-nous respecter aussi…
Il se tut, de force, car les terribles jeunes filles avaient complètement obstrué
sa bouche de leurs gâteries.
J’avais compris cependant, et mon audace naturelle en fut alertée. Un
eunuque qui, de derrière, me chatouillait le cou à l’aide d’une longue plume me
fit démarrer soudain. Les jeunes danseuses, qui n’avaient abouti à rien avec moi,
observaient d’un œil attentif le manège de l’eunuque. Réussirait-il là où elles
avaient échoué ? Je ne laissai rien transpirer de mon dessein. Mais, tout à coup,
rapide comme la flèche, sans même tourner la tête ni le corps, j’allongeai le bras
derrière mon dos et administrai au bonhomme une gifle aussi magistrale que
bien appliquée.
Ma main s’aplatit magnifiquement sur sa joue et sur ses mâchoires. On
entendit un craquement comparable à celui que fait la planche d’une coque de
navire quand la tempête la fend, et l’eunuque se mit à faire la toupie pour finir
par s’affaler sur le plancher à douze pieds de moi.
Les rires cessèrent. Ils firent place à des cris de surprise, et j’entendis
chuchoter : « Yi Yong-ik ! » Je recroisai mes bras et demeurai sur place, drapé
de superbe et d’orgueil.
Il y avait certainement en moi, Adam Strang, l’étoffe d’un parfait cabotin. Car
écoutez ce qui suivit.
L’œil fier et dédaigneux, reconnu sur-le-champ pour chef de tous mes
compagnons, j’affrontai sans baisser le regard les centaines d’yeux qui me
fixaient. Et c’est moi qui les fis tous se baisser ou se détourner. Tous, sauf deux :
ceux d’une jeune femme, que la richesse de sa robe et la demi-douzaine de
servantes qui l’entouraient me firent immédiatement identifier pour une dame de
qualité. C’était en effet dame Om, une princesse authentique, appartenant à la
maison des Min. J’ai dit qu’elle était jeune. Elle paraissait avoir mon âge, trente
ans environ. Et bien qu’elle fût mûre et belle à point pour être mariée, elle ne
l’était pas.
Elle me fixa sans broncher jusqu’au moment où je dus fuir son regard. Il n’y
avait dans ses prunelles ni insolence, ni hostilité, ni défi quelconque. Je n’y
trouvais qu’une immense fascination. Il me répugnait d’avouer que j’étais vaincu
par ce petit brin de femme. Je feignis, en détournant la tête, de reporter mon
regard sur le groupe de mes camarades, que taquinaient toujours les danseuses.
Puis je frappai dans mes mains, à la mode asiatique et en coréen, d’une voix de
stentor :
— Vous là-bas, laissez-les tranquilles ! criai-je du ton impérieux dont on use
envers des subalternes.
J’avais la poitrine solide et on aurait cru entendre beugler un taureau. Jamais
ordre aussi autoritaire, aussi retentissant, n’avait encore ébranlé l’air sacré du
palais impérial.
La salle entière en fut pétrifiée. Les femmes en tremblaient d’effroi et se
serraient les unes contre les autres, comme pour chercher entre elles une
protection mutuelle. Les petites danseuses lâchèrent les matelots et leur
capitaine, et se reculèrent effarées en ricanant. Seule dame Om ne parut point
troublée et recommença à plonger dans mon regard, de nouveau tourné vers elle,
ses yeux grands ouverts.
Un lourd silence retomba, comme si chacun attendait que résonnât quelque
parole fatidique. Tous les yeux glissaient de furtifs regards à l’empereur puis à
moi, à moi puis à l’empereur. Moi, sans perdre la tête fort heureusement, je
demeurais toujours immobile et muet, et les bras croisés.
Enfin l’empereur prit la parole.
— Il connaît notre langue… dit-il simplement.
Toute la salle haletait. On entendait les respirations palpiter dans les poitrines.
Je ne savais trop quoi répondre et je fonçai, en bon matelot blagueur, sur la
première idée folle qui s’offrit à mon esprit.
— Cette langue, déclarai-je, est ma langue natale.
L’empereur parut étonné, et impressionné tout à la fois, par mon assurance. Il
fit la mine de quelqu’un qui a avalé de travers et ses lèvres se contractèrent. Puis
il me somma :
— Explique-toi !
Je repris :
— Cette langue est ma langue natale. Je la parlais, à peine sorti du sein de ma
mère, et ma sagesse précoce émerveillait tous ceux qui m’approchaient. Puis j’ai
été emporté un jour par des pirates, en un pays lointain, où j’ai fait mon
éducation. J’ai tout oublié de mes origines. Mais, dès que j’ai remis le pied sur le
sol coréen, j’ai reparlé spontanément mon ancien langage. Je suis coréen de
naissance et maintenant seulement je suis chez moi.
Il y eut, parmi les assistants, des murmures divers et des colloques.
L’empereur interrogea Kim.
Cet excellent homme n’hésita pas à appuyer mes dires et ne craignit pas de
mentir en ma faveur.
— J’atteste, dit-il, qu’il parlait notre langue, lorsque je l’ai rencontré qui
sortait de la mer…
Je l’interrompis :
— Qu’on m’apporte sur-le-champ des vêtements dignes de moi !
Et, me retournant de nouveau vers les danseuses :
— Laissez mes esclaves en paix ! Ils viennent d’accomplir un long voyage et
sont fatigués. Oui, ce sont mes fidèles esclaves.
Kim m’emmena dans une autre pièce, où il m’aida, selon le désir que j’en
avais exprimé, à changer de vêtements. Puis il l’envoya les domestiques et, resté
seul avec moi, me donna une brève et utile leçon sur la façon de m’exprimer et
de me conduire. Il ne savait pas plus que moi où je voulais en venir. Mais il se
conduisait en bon camarade.
Je revins dans la grande salle et (c’était le plus amusant de l’aventure),
pendant que je débitais mon coréen – rouillé, à m’en croire, par suite de ma
longue absence du pays –, Hendrik Hamel et les autres, qui s’étaient entêtés à ne
parler que leur langue depuis leur arrivée à terre, ne comprenaient pas un traître
mot de mes paroles.
— Je suis, proclamai-je, du noble sang de la maison de Koryu, qui régnait
jadis à Songdo.
Et je débitai, de mon mieux, une vieille histoire, que Kim m’avait racontée au
cours de notre chevauchée, tout en parlant, je le regardais tendre l’oreille, avec
force grimaces, en m’entendant faire le bon perroquet.
L’empereur me demanda quelques renseignements supplémentaires sur mes
compagnons. Je répondis :
— Ceux-ci, comme je l’ai dit, sont mes esclaves. Tous, sauf ce vieux
sacripant… – je désignais du doigt Johannes Maartens – … qui était le fils d’un
affranchi.
Je fis signe à Hendrik Hamel de s’approcher.
— Celui-ci, continuai-je, est venu au monde dans la maison de mon père, issu
d’une souche d’esclaves. Il m’est particulièrement cher. Nous sommes du même
âge, nés le même jour et, ce jour-là, mon père m’en fit présent.
Quand Hendrik Hamel, curieux de savoir ce que j’avais dit, connut par la
suite l’histoire, il s’irrita passablement et se répandit en reproches envers moi.
— Que veux-tu, lui répliquai-je, j’ai dit ce qui me passait par la tête, pour dire
quelque chose, sans mauvaise intention, crois-le bien. Mais ce qui est fait est
fait ! Quand le vin est tiré, il faut le boire. Il faut continuer à jouer nos rôles, et
toi en prendre ton parti.
Taiwun, le frère de l’empereur, était un grand sot parmi les sots. Il me lança
un défi : à qui boirait le plus. L’empereur trouva l’idée plaisante et ordonna à
une douzaine de ses nobles, qui n’étaient guère plus intelligents, de se mêler au
concours. Les femmes furent invitées à se retirer. Je fis également sortir Hendrik
Hamel, renfrogné et grondant, ainsi que tous mes compagnons, non sans avoir
obtenu pour eux qu’ils quitteraient leur auberge et seraient logés dans le palais
même. En revanche, je demandai à Kim de rester près de moi. Après quoi, le
tournoi commença.
Le lendemain, tout le palais bourdonnait, comme une ruche d’abeilles, du
bruit de mes exploits. J’avais mis Taiwun et les autres champions dans un tel état
qu’ils ronflaient ivres morts sur leurs nattes lorsque je me retirai et, sans aide
aucune, j’avais réussi à m’en aller coucher. Et jamais depuis Taiwun ne mit en
doute que je fusse un Coréen authentique. Seul, affirmait-il, un de ses
compatriotes était capable de boire impunément autant que je l’avais fait.
Le palais impérial formait à lui seul une véritable ville et je fus logé avec mes
compagnons dans son plus beau quartier, où l’on nous donna une sorte de
pavillon d’été complètement isolé. Je pris pour moi, bien entendu, le plus
magnifique appartement : Hendrik Hamel et Maartens durent, ainsi que les
autres matelots, accepter en ronchonnant ce que je leur laissai.
La première journée ne s’était pas écoulée que Yunsan, le grand prêtre
bouddhiste, me faisait appeler. Quand je fus devant lui, il ordonna qu’on nous
laissât seuls. Nous étions assis tous deux sur des nattes épaisses, dans une pièce
sombre. Seigneur ! Quel homme que ce Yunsan ! Quel esprit délié et pénétrant !
Il se mit incontinent à scruter mon âme en tous ses replis. Il était fort bien
renseigné sur tous les autres pays de l’univers et savait des choses qu’en Corée il
était certainement seul à connaître. Croyait-il à la fable de ma naissance ? Jamais
je ne pus le pénétrer. Son visage, aussi impassible qu’un bronze, ne laissait rien
deviner de ses sentiments profonds.
Ce que pensait Yunsan, personne autre que lui ne le savait. Mais, derrière ce
prêtre pauvrement vêtu, au ventre plat, je sentais le pouvoir effectif qui
commandait à la fois au palais impérial et à toute la Corée. Je compris
également, au cours de notre entretien, qu’il avait le dessein de se servir de moi
et qu’il me considérait comme pouvant lui être utile. Agissait-il pour son propre
compte ou pour celui de dame Om ? C’était là une noisette à ouvrir, et que je
transmis à Hendrik Hamel, pour qu’il vît ce qu’il y avait dans sa coque. Quant à
moi, cela m’était indifférent. Je vivais, selon mon habitude, dans l’heure
présente, me souciant peu de me créer ou de prévoir, et encore moins de prévenir
d’éventuels ennuis.
Puis ce fut au tour de dame Om de me demander. Je suivis, pour aller vers
elle, un eunuque à la face lisse et au pas félin, et traversai avec lui de longs
corridors silencieux qui conduisaient aux appartements qu’elle occupait. Elle
était logée comme il seyait à une princesse du sang et possédait pour son seul
usage un véritable palais. Un parc l’entourait, avec des bassins fleuris de lotus, et
une multitude d’arbres trois fois centenaires, si savamment rabougris par l’art
des jardiniers qu’ils atteignaient à peine ma taille. Des ponts de bronze, si
délicats et si finement travaillés qu’ils semblaient sortir de l’atelier d’un orfèvre,
étaient jetés sur les bassins et sur les lotus. Un bosquet de hauts bambous
masquait la demeure de dame Om.
La tête me tournait. Tout simple matelot que j’étais, je n’étais pas indifférent
aux belles femmes et j’éprouvais, en pénétrant dans cette superbe et mystérieuse
demeure, un sentiment qui était autre qu’une banale curiosité. J’avais entendu
des histoires d’amour, qui contaient que des hommes du peuple avaient été
distingués par des reines, et je me demandais si l’heure de mon heureuse fortune,
qui témoignerait de la vérité de ces contes, n’avait pas sonné pour moi.
Dame Om ne perdit point son temps en présentations superflues. Elle était
entourée d’un essaim de ses femmes. Mais elle ne prêta pas plus d’attention à
leur présence qu’un charretier à celle de son cheval. Elle me fit asseoir à son
côté, sur des nattes moelleuses qui transformaient en lit la moitié du sol de la
chambre, puis fit apporter du vin et des sucreries. Le tout fut servi sur de
minuscules guéridons, hauts seulement d’un pied et incrustés de nacre.
Seigneur ! Seigneur ! Il me suffisait de regarder ses yeux pour être fixé sur
ses sentiments envers moi. Mais, attention ! dame Om n’était pas sotte. Elle avait
mon âge, je l’ai dit, trente ans, et le sérieux qui convient à une personne de cet
âge. Elle savait ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. C’est même pour
cette raison qu’elle ne s’était jamais mariée, malgré la pression qu’avait pu
exercer sur elle une cour asiatique. On avait voulu la contraindre à épouser un de
ses cousins éloignés, appartenant à la grande famille des Min, et qui se nommait
Chong Mong-ju. Lui non plus n’était pas bête et ambitionnait, par ce mariage, de
s’emparer de la réalité du pouvoir que détenait le grand prêtre.
Aussi Yunsan, qui n’avait pas du tout l’intention de lui céder la place, passa-t-
il lui-même une alliance secrète avec dame Om et faisait-il tout ce qui était en sa
puissance pour la détourner de son cousin et couper les ailes au prétendant. Il va
de soi que je ne découvris pas du premier coup toute cette intrigue. Je la devinai
en partie, par certaines confidences de dame Om, et la sagacité de Hendrik
Hamel pénétra le reste.
Dame Om était une perle rare. Des femmes de son espèce, il en naît deux à
peine par siècle dans l’univers entier. Elle faisait fi des règles et des convenances
sociales. La religion, telle qu’elle la pratiquait, était une série d’abstractions
toutes spirituelles, en partie apprises aux leçons de Yunsan, en partie tirées de
son propre fonds moral. Quant à la religion du commun, telle qu’on l’enseignait
au peuple, elle affirmait que c’était une invention destinée à maintenir sous le
joug des milliers d’hommes qui peinaient pour les autres.
Dame Om avait une volonté forte et un cœur tout féminin. Et elle était belle.
Belle selon les canons d’une beauté universelle et non pas seulement asiatique.
Ses grands yeux noirs n’étaient ni bridés ni fendus d’un intervalle trop étroit. Ils
étaient longs, seulement, très longs, et le plissement des paupières ne servait
qu’à leur donner un piment spécial.
La situation où je me trouvais me grisait. Princesse et matelot ! Quel rêve
charmant ! Et je me torturais les méninges pour ne pas paraître plus sot qu’elle-
même et pour pousser jusqu’au bout mon intrigue. Je jouais avec le feu et j’en
étais ravi. Aussi commençai-je par rééditer l’histoire abracadabrante que j’avais
débitée en présence de toute la cour, à savoir que j’étais coréen de naissance et
que j’appartenais à l’antique lignée de Koryu.
Elle me coupa la parole en me donnant des coups légers sur les lèvres de son
éventail en plumes de paon.
— C’est bon, c’est bon ! dit-elle. Ne me racontez pas d’histoires pour enfants.
Sachez que vous êtes pour moi plus et mieux qu’un descendant de la maison des
Koryu. Vous êtes…
Elle s’arrêta de parler et j’attendis, en observant la hardiesse croissante de son
regard. Elle reprit, au bout d’un instant :
— Vous êtes… Tu es un homme ! Un homme debout devant moi, tel que je
n’en ai jamais pressenti, même dans les rêves les plus voluptueux de mes nuits.
Seigneur ! Seigneur ! Devant un tel aveu, que pouvait faire un pauvre
matelot ? Le pauvre matelot, j’en conviens, rougit terriblement sous sa peau
tannée par la mer. Les yeux de dame Om devinrent deux puits de malicieuse et
taquine effronterie, tandis que de toutes mes forces je retenais mes bras qui
brûlaient de l’enlacer. Finalement, elle se mit à rire, d’un rire qui me mettait plus
encore l’eau à la bouche, et frappa dans ses mains. C’était signe que l’audience
était terminée. Mais je savais qu’il y en aurait une autre, qu’il y en aurait
d’autres.
J’allai retrouver Hendrik Hamel, la tête complètement chavirée.
— Ah ! la femme ! prononça-t-il, après une longue et profonde méditation.
Et il me regarda en poussant un gros soupir d’envie sur la signification duquel
il m’était impossible de me méprendre.
— La femme, oui… reprit-il. Ce sont tes biceps, Adam Strang, c’est ton cou
de taureau, ce sont tes cheveux d’or fauve, qui ont conquis celle-là ! C’est de
bonne guerre, mon vieux. Pousse à fond ton jeu ! Et, si tu gagnes la partie, tout
ira bien pour nous tous. Je vais te donner, si tu veux, quelques conseils
supplémentaires sur la conduite à tenir.
Je me hérissai. Pour être un simple matelot je n’en étais pas moins un homme,
et je n’avais pas besoin d’être dirigé dans mes relations avec une femme.
Hendrik Hamel avait été capable de devenir copropriétaire du vieux Sparwehr. Il
possédait, je l’admets, des connaissances astronomiques supérieures aux
miennes, qu’il avait puisées dans des livres destinés aux navigateurs. Mais, sur le
chapitre des femmes, il n’avait et ne pouvait avoir sur moi aucune autorité.
Il sourit, les lèvres pincées, et me demanda :
— Aimes-tu réellement dame Om ?
— Que je l’aime ou non, peu importe ! répondis-je.
Il darda sur moi les perles noires de ses yeux acérés et répéta :
— L’aimes-tu vraiment ?
— Eh bien, encore assez… Et même mieux que ça, si ça t’intéresse.
— Alors, vas-y ! Et grâce à elle, nous obtiendrons un jour un bateau qui nous
permettra de fuir cette terre maudite. Je donnerais la moitié de la soie de toutes
les Indes pour refaire un bon repas de chrétien.
Il recommença à m’observer, comme pour pressentir ma pensée.
— Crois-tu, dit-il, que tu réussiras avec elle ?
Cette question saugrenue me fit bondir. Il sourit d’un air satisfait.
— Parfait ! parfait ! Mais, ne bouscule pas trop les choses. Les conquêtes trop
rapides ne valent rien. Fais-toi valoir. Fais-toi désirer. Ne sois pas prodigue de
tes gentillesses. Mets à son juste prix ton cou de taureau et tes cheveux d’or.
C’est là ta chance, heureux mortel ! Et ils feront plus pour toi que les cerveaux
réunis de tous les savants de l’univers.
Les jours qui suivirent furent étourdissants pour moi. Tout mon temps était
partagé entre mes audiences avec l’empereur, mes beuveries avec Taiwun, mes
entretiens avec le grand prêtre et les heures délicieuses que je passais dans la
société de dame Om. De plus, je demeurai éveillé une partie des nuits, sur
l’ordre de Hendrik Hamel, et occupais ces moments à apprendre grâce à Kim les
mille détails de l’étiquette, les manières de la cour, l’histoire de la Corée et de
ses dieux, nouveaux et anciens, tous les raffinements du beau langage, et jusqu’à
la langue vulgaire des coolies. Jamais on ne fit pareillement bosser un pauvre
matelot.
J’étais, en réalité, une marionnette entre les mains de Yunsan, qui avait besoin
de moi, une marionnette entre les mains de Hamel, qui était le cerveau de
l’affaire, si compliquée que sans lui j’aurais été noyé. Avec dame Om, oui,
j’étais un homme, comme elle l’avait dit, non une marionnette. Et pourtant,
pourtant, quand je tourne mes regards en arrière et médite à travers le temps, j’ai
des doutes sur ce point. Je crois que, tout en cherchant à satisfaire avec moi sa
passion, elle me faisait marcher à sa guise. Il n’en demeure pas moins que, sur
un point, nous nous comprenions. Les désirs mutuels que nous éprouvions
étaient si ardents, si pressants, qu’aucune volonté, pas même celle de Yunsan,
n’eût réussi à se mettre en travers.
L’intrigue de palais que je devinais vaguement, mais dont je ne pouvais saisir
exactement la trame, était dirigée contre Chong Mong-ju, le cousin et prétendant
de dame Om. Il y avait là des fils et des fils à n’en plus finir, et je me perdais
dans cet écheveau où pourtant j’avais ma place. Toutefois je ne m’en tracassais
pas autrement. Je me contentais de rapporter à Hendrik Hamel, mon mentor, tous
les détails intéressants que je découvrais. Et lui, assis, le front plissé, durant
d’interminables heures de nuit, il s’appliquait à ordonner et à débrouiller – quand
ce n’était pas à embrouiller – cet enchevêtrement. En sa qualité de fidèle esclave,
il insistait pour m’accompagner partout et tout voir aussi par lui-même. Mais
souvent Yunsan s’opposait à sa présence et, de mon côté, je l’écartais de mes
entretiens avec dame Om. Je me bornais à des rapports sur nos tête-à-tête, en
taisant, bien entendu, les tendres épisodes qui ne le regardaient pas.
Je crois qu’au fond Hendrik Hamel n’était pas fâché de me voir assumer seul
la responsabilité et les risques de la comédie qui se jouait. Si je réussissais, du
même coup sa fortune était faite. Si au contraire j’échouais, il n’avait plus qu’à
se retirer en paix dans son trou. Tel était, j’en suis convaincu, son prudent
raisonnement. Il ne le sauva pas pourtant du désastre commun, comme vous
l’apprendrez tout à l’heure.
À Kim, je répétais sans cesse :
— Aidez-moi ! En reconnaissance, j’exaucerai tous vos vœux. Désirez-vous
quelque chose ?
Il me déclara qu’il souhaitait commander les Chasseurs-de-tigres, chargés de
la garde du palais impérial, dont le sort serait désormais entre ses mains.
— Un peu de patience ! répondis-je avec aplomb. Votre souhait sera comblé.
Je vous le garantis.
Comment je réaliserais ma promesse, je n’en savais rien. Aussi, n’ayant rien à
donner, je m’étais montré, sans hésitation, magnanime et généreux. Le plus
curieux est qu’un jour arriva où Kim obtint en effet la capitainerie des
Chasseurs-de-tigres. Et lui non plus n’eut pas à s’en louer.
J’abandonnai donc quasiment à Hamel et à Yunsan, habiles politiques l’un et
l’autre, le soin de combiner leurs intrigues et de dresser leurs batteries. Avant
tout j’étais un amant, et mon sort était sans conteste plus enviable que le leur.
Vous figurez-vous bien ma situation ? Celle d’un matelot, ayant longtemps
affronté des tempêtes, qui maintenant se réjouissait, dînait et buvait du vin en
compagnie des grands de la terre, qui était l’amant déclaré d’une belle princesse
et qui, par surcroît, se reposait de toute affaire sérieuse sur des cerveaux de la
valeur de ceux de Hendrik Hamel et du grand prêtre Yunsan ? N’était-ce pas
réellement extraordinaire ?
À plusieurs reprises, Yunsan avait tenté de savoir si Hendrik Hamel était le
chef de ce complot. Mais, aussitôt, Hendrik Hamel redevenait un esclave stupide
ne comprenant rien aux affaires d’État, uniquement occupé de plaire en tout à
son bon maître, dont il n’avait jamais sondé les desseins. Et, pour détourner la
conversation, il s’attardait en récits admiratifs de mes tournois de beuverie avec
Taiwun. Je crois que dame Om se doutait de la vérité, mais là n’était pas son
souci. Elle voulait un cou de taureau et des cheveux blonds, Hamel l’avait dit. Je
n’entrerai pas dans le détail de tout ce qui se passa d’exquis entre elle et moi,
bien qu’elle ne soit plus, depuis bien des siècles, qu’une cendre chère à mon
cœur. Mais nous n’avions rien à nous refuser mutuellement. Quand un homme et
une femme s’aiment, rien ne saurait les tenir écartés l’un de l’autre, et les
royaumes peuvent crouler sans faire se desserrer l’étreinte de leurs bras.
Puis progressivement la question de notre mariage vint sur le tapis. Elle se
posa piano, piano, tout d’abord, par de simples potins de cour, par des colloques
à voix basse entre eunuques et servantes. Mais, dans tout palais, il n’est pas de
commérage de marmitons qui ne s’élève peu à peu jusqu’au trône. Bientôt cette
rumeur n’était plus un secret pour personne. Le palais, et toute la Corée avec lui,
qui vibrait à son unisson, connurent une grande agitation. Il y avait de quoi. Pour
Chong Mong-ju, ce mariage était comme un coup de poing entre les yeux.
Il s’y opposa de toutes ses forces et accepta, avec Yunsan, la bataille décisive
pour laquelle le grand prêtre était sur le pied de guerre. Il réussit à attirer dans
son parti la moitié du clergé des provinces et, jusqu’aux portes de son palais,
l’empereur affolé vit défiler d’interminables processions de prêtres
protestataires. Yunsan tint fermement sa position. L’autre moitié du clergé avait
embrassé sa cause et lui demeurait fidèle, ainsi que toutes les grandes villes de
l’Empire, telles que Keijo, Fusan, Songdo, Pyeng-yang, Chenampo et
Chemulpo. Dame Om et lui investirent complètement l’empereur. Comme elle
me l’avoua par la suite, elle fit pression sur le souverain, par ses crises de nerfs
et ses larmes et le menaça d’un scandale public qui ébranlerait les bases mêmes
du trône. Yunsan acheva la déroute de cet esprit faible en poussant ce pitoyable
monarque vers de nouvelles débauches, tenues prêtes à cet effet.
Si bien qu’un jour arriva où Yunsan, en guise d’avertissement, avec un
imperceptible clignement de ses yeux froids, devenus soudain plus railleurs et
plus humains – expressions dont je ne l’aurais jamais cru capable –, me déclara :
— Il vous faut laisser pousser vos cheveux, pour le nœud du mariage.
Comme il n’est pas dans l’ordre naturel des choses qu’une princesse du sang
impérial épouse un matelot, même quand celui-ci affirme, sans preuves visibles
et palpables, qu’il est un descendant des princes de Koryu, un décret fut
promulgué par l’empereur, déclarant que tel était mon authentique lignage. En
même temps, le gouverneur rebelle de cinq provinces qui soutenait Chong
Mong-ju ayant été roué et décapité, je fus nommé moi-même préfet unique de
ces cinq régions. Et, comme il fallait arriver au nombre sept, qui est considéré en
Corée comme un nombre magique, deux autres gouverneurs de deux autres
provinces furent pareillement révoqués pour me faire place.
Seigneur ! Seigneur ! un pauvre matelot… Me voilà donc envoyé sur les
grandes routes de Corée, avec une escorte de cinq cents soldats et une
nombreuse suite, pour aller prendre possession du gouvernement de sept
provinces, où cinquante mille hommes de troupe m’attendaient sous les armes !
Partout où je passais, je distribuais à mon gré la vie, la mort et la torture. J’avais
à moi un trésor, avec un gardien pour le défendre, et un régiment de scribes à
mes ordres auxquels dicter mes volontés. Un millier de percepteurs d’impôts
m’attendaient aussi, chargés d’extirper, en mon nom, ses derniers sous au
peuple.
Les sept provinces qui m’avaient été allouées constituaient la frontière
septentrionale de la Corée. Au-delà s’étendait le pays que nous appelons
aujourd’hui Mandchourie, et qui était alors connu sous le nom de pays des
Hong-du, ou des Têtes-rouges.
C’étaient de sauvages pillards, qui parfois traversaient le Yalou sur leurs
rapides montures, en masses compactes, pour s’abattre comme des sauterelles
sur le territoire coréen. Le bruit courait qu’ils s’adonnaient au cannibalisme.
Toujours est-il, comme je l’appris par ma propre expérience, qu’ils étaient de
redoutables combattants, et qu’il n’était pas facile d’en venir à bout.
L’année qui s’écoula fut fortement tourmentée. Pendant qu’à Keijo Yunsan et
dame Om achevaient la perte de Chong Mong-ju, je me taillai dans mon
gouvernement une glorieuse renommée. C’était toujours Hendrik Hamel qui,
dans mon ombre, me poussait et dirigeait. Mais pour tous j’étais la tête habile
qui commandait et agissait. En mon nom, Hendrik Hamel enseigna à mes
troupes la tactique et l’exercice européens, et les mena à l’affrontement avec les
Têtes-rouges. Ce fut une lutte magnifique, qui dura une année entière. Mais, au
terme de cette période, la frontière nord de la Corée était en paix, et sur la rive
coréenne ne se trouvait plus une seule Tête-rouge, sauf les morts laissés par
l’ennemi.
J’ignore si cette invasion de Têtes-rouges est rapportée dans les histoires
d’Occident. J’ignore également si l’on y fait mention de celle qui, durant la
génération précédente, fut conduite en Corée par Hideyoshi, alors shogoun du
Japon. Cette invasion pénétra par le sud de la Corée, à Fusan, et s’étendit jusqu’à
Pyeng-yang, au nord, et Hideyoshi expédia au Japon un millier de barils, remplis
d’oreilles et de nez, baignant dans de la saumure, qui provenaient des Coréens
tués sur les champs de bataille. J’en ai parlé souvent avec maints vieillards des
deux sexes, témoins oculaires de ces combats, et qui avaient échappé à la
marinade. Si ces deux grandes invasions – la première menée par les Japonais et
la seconde par les Têtes-rouges – sont consignées dans les livres d’Histoire, vous
saurez exactement à quelle époque Adam Strang a vécu.
Mais revenons à Keijo et à dame Om. Seigneur ! Seigneur ! C’était une vraie
femme ! Pendant quarante ans, elle fut la mienne. Toute la Corée avait accepté
notre mariage. Chong Mong-ju, dépossédé de toute influence, tombé en
complète disgrâce, s’était retiré quelque part sur la côte de l’extrême nord-est,
pour y ruminer son dépit. Yunsan commandait en dictateur. La paix régnait sur
le pays, où chaque nuit couraient les signaux qui la proclamaient.
Les jambes grêles de l’empereur plongé dans ses débauches s’affaiblissaient
de plus en plus, de plus en plus ses yeux devenaient chassieux. Dame Om et moi
avions gagné la partie souhaitée par nos cœurs. Kim commandait aux gardes du
palais. Quant à Kwan Yung-jin, le malencontreux gouverneur qui nous avait
infligé, à moi et à mes compagnons, le supplice du carcan et nous avait fait
battre en public lors de notre arrivée en Corée, je l’avais destitué et lui avais
interdit de paraître jamais à Keijo.
Oh ! Johannes Maartens n’avait pas non plus été oublié ! La discipline est
solidement ancrée dans la tête d’un matelot et, en dépit de ma grandeur nouvelle,
je ne pouvais oublier qu’il avait été mon capitaine, aux jours anciens où nous
naviguions ensemble sur le Sparwehr à la recherche de nouvelles Indes. Selon
l’histoire que j’avais racontée, lors de mon début à la cour, il était le seul homme
libre de ma suite. Le reliquat des matelots, considéré par tous comme mes
esclaves, ne pouvait prétendre à une fonction officielle quelconque.
Le cas de Johannes Maartens était différent, et il monta en grade. Le vieux
roublard ! J’étais loin de deviner ses intentions quand il me demanda sa
nomination comme préfet de la misérable petite province de Kyong-ju.
Cette région ne possédait aucune richesse propre, du fait de son agriculture ou
de ses pêcheries. Le revenu des impôts couvrait à peine les frais de leur
perception et la qualité du gouverneur était plus qu’honorifique. L’endroit était
en vérité un vrai tombeau – un tombeau sacré –, car la montagne de Tabong
abritait à son sommet de riches reliquaires placés dans des caveaux contenant les
ossements des anciens rois de Silla. Johannes Maartens me déclara qu’il préférait
être le premier dans la petite province de Kyong-ju que le suivant d’Adam
Strang. Et j’étais loin de me douter que, s’il emmenait quatre matelots avec lui,
ce n’était pas uniquement pour peupler sa solitude.
Pour moi, les deux années suivantes furent magnifiques. Je gouvernais mes
sept provinces par l’intermédiaire de nobles nécessiteux, à la dévotion de
Yunsan, qui les avait choisis à mon intention. Tout le travail était pour eux, et
mon seul rôle consistait à me livrer de temps à autre à quelque inspection,
effectuée avec tout l’apparat digne de mon rang et où dame Om
m’accompagnait. Elle possédait sur la côte sud un palais d’été fort agréable et où
nous résidions de préférence. Pour nous divertir, j’encourageais les sports parmi
les nobles, principalement la lutte et le tir à l’arc, où leurs pères avaient excellé.
Il y avait aussi les chasses au tigre, dans les montagnes septentrionales.
En Corée, le mouvement des marées est des plus curieux. Sur la côte nord-est,
la mer ne monte et ne descend que d’un pied à peine. Sur la côte ouest, la
différence entre le flux et le reflux atteint soixante pieds. La Corée ne possédait
pas de flotte marchande pour le commerce extérieur. Les navires indigènes ne
quittaient pas les côtes, où les étrangers, pour leur part, n’abordaient jamais.
Cette politique d’isolement était immémoriale en Corée. Une fois seulement tous
les dix ou vingt ans, arrivaient des ambassadeurs chinois. Non par eau, mais par
terre, en contournant la mer Jaune à travers le pays des Hong-ju et en descendant
la route du Mandarin jusqu’à Keijo. Leur voyage, aller et retour, durait un an. Le
but de leur visite était d’exiger de l’empereur coréen l’accomplissement de la
cérémonie fictive de son ancienne vassalité à la Chine.
Hendrik Hamel ne s’endormait pas pour autant dans les délices de Capoue. Il
se préparait à agir, et ses projets se précisaient de jour en jour. À défaut des
nouvelles Indes que nous n’avions pas trouvées, il se rabattait sur la Corée. Tout
d’abord il voulut à tout prix que je fusse nommé amiral de toute la flottille de
jonques coréenne. Puis il s’informa sans fard auprès de moi des arcanes qui
enfermaient le trésor impérial. Dès lors, j’étais fixé.
Je ne tenais nullement pour ma part à quitter la Corée, à moins que ce ne fût
en compagnie de dame Om. Je m’en ouvris à elle. Elle me répondit en me
pressant avec passion entre ses bras que j’étais son roi et que partout où j’irais,
elle me suivrait.
Le grand prêtre Yunsan avait commis une erreur impardonnable en laissant
vivre Chong Mong-ju. Une erreur ! En réalité, il n’avait pas osé agir autrement.
Disgracié et banni de la cour, Chong Mong-ju, tout en paraissant remâcher sa
déception sur la côte nord-est, avait sourdement intrigué et maintenu sa
popularité intacte près du clergé provincial. Des prêtres bouddhistes lui
servaient, en majeure partie, d’émissaires. Ils ne cessaient de circuler par tout le
pays en gagnant à sa cause tous les fonctionnaires impériaux et avaient obtenu
d’eux un serment d’allégeance envers lui. Yunsan n’ignorait pas ce qui se
tramait dans l’ombre mais, là non plus, il n’osait intervenir.
Grâce à sa froide patience, l’Asiatique excelle à ces conspirations vastes et
compliquées. Au sein même du palais impérial, le parti de Chong Mong-ju
croissait dans des proportions bien plus considérables que Yunsan ne pouvait
même le supposer. Les gardes du palais, les fameux Chasseurs-de-tigres que
commandait Kim, furent eux-mêmes achetés. Et, pendant que Yunsan saluait de
la tête les gens prosternés à ses pieds, que je me consacrais paisiblement à dame
Om et aux sports et que Hendrik Hamel perfectionnait ses plans de fuite et de
mise à sac du trésor impérial, sans parler de Johannes Maartens qui mijotait ses
projets mirifiques parmi les tombes de la montagne de Tabong, le volcan que
chauffait Chong Mong-ju sous nos pieds ne nous donnait presque aucun signe
visible de sa prochaine éruption.
Seigneur ! Seigneur ! Quand la tempête se déchaîna, ce fut quelque chose de
vraiment terrible ! Elle partit à la fois de tous côtés. Sauve qui peut ! Et tout le
monde ne fut pas sauvé. En fait, ce fut Johannes Maartens qui précipita la
catastrophe et fit éclater la conspiration avant l’heure fixée par Chong Mong-ju.
Mais il lui fournit une si belle occasion d’agir que le prétendant évincé eût été
bien sot de ne pas en profiter.
Jugez-en plutôt ! Alors que les Coréens ont pour les morts ancestraux un culte
fanatique, ce vieux pirate hollandais assoiffé de rapine, en compagnie de ses
quatre matelots, dans sa province perdue de Kyong-ju, ne commit-il pas la folie
de profaner les tombes des anciens rois de Silla, qui y dormaient depuis des
siècles dans leurs cercueils d’or ?
L’opération s’effectua pendant la nuit et, avant le lever du jour, les cinq
conjurés se hâtèrent de se mettre en route afin de gagner la côte.
Mais, le jour suivant, un brouillard intense s’abattit sur toute la contrée et ils
s’égarèrent. Ils ne purent rejoindre la jonque qui les attendait et que Maartens
avait frétée en grand secret. Un fonctionnaire local nommé Yi Sun-sin, tout
dévoué à Chong Mong-ju, se lança à leur poursuite, avec des soldats. Ils furent
encerclés et faits prisonniers. Seul Hermann Tromp parvint à s’échapper dans le
brouillard et put, par la suite, me raconter le détail de ce qui était arrivé.
Toute cette nuit-là, bien que la nouvelle du sacrilège se fût déjà répandue à
travers les provinces du Nord, qui se soulevèrent incontinent contre les
fonctionnaires impériaux, Keijo et la cour dormirent paisiblement, dans
l’ignorance complète des événements. Sur l’ordre de Chong Mong-ju, les fanaux
de paix continuèrent à briller sur toute la Corée. Il en fut de même au cours des
nuits suivantes, alors que les messagers de Chong Mong-ju crevaient leurs
chevaux pour aller porter partout ses ordres souverains.
Au moment où je sortais à cheval de Keijo, à l’heure du crépuscule, faire un
tour dans la campagne, je vis sous la grande porte de la capitale s’abattre la
monture fourbue d’un de ces messagers, et son cavalier, se relevant, continuer à
pied son chemin. Je poursuivis ma route sans m’inquiéter de savoir quel était cet
homme, et ne me doutant guère qu’il apportait avec lui mon destin.
Le message dont il était chargé fit éclater la révolution au palais impérial.
Quand j’y rentrai, à minuit, tout était terminé. Dès neuf heures du soir, les
conjurés s’étaient emparés de la personne de l’empereur, dans son appartement
même. On le contraignit à convoquer devant lui tous ses ministres et, à mesure
qu’ils se présentaient, ils étaient abattus. Les Chasseurs-de-tigres s’étaient
soulevés, eux aussi. Yunsan et Hendrik Hamel furent capturés et férocement
battus à coups de plat de sabre. Les sept autres matelots qui parvinrent, à
s’échapper du palais emmenèrent avec eux dame Om. Ils y réussirent grâce à
Kim qui, l’épée à la main, leur ouvrit un passage à travers ses propres soldats
révoltés. Kim tomba dans la bataille et fut foulé aux pieds. Mais,
malheureusement pour lui, il ne mourut pas de ses blessures.
Comme une risée de vent qui s’élève durant une nuit d’été, la révolution
souffla et passa tout naturellement sur le palais. Dès le lendemain, Chong Mong-
ju était monté en selle et redevenu tout-puissant. L’empereur souscrivit à toutes
ses volontés. À part l’émotion, qui fut générale, à la nouvelle de la profanation
des anciens tombeaux royaux, la Corée demeura paisible. Chong Mong-ju fut
partout acclamé. Les têtes des anciens fonctionnaires tombaient, dans le pays
entier, et ils étaient remplacés par des créatures de Chong Mong-ju. Nulle part il
n’y eut de soulèvement, contre la dynastie.
Voici maintenant quel fut notre sort. Johannes Maartens, et les trois matelots
capturés avec lui furent amenés à Keijo, couverts des crachats de la populace de
tous les villages et de toutes les villes où ils passèrent. Puis ils furent enterrés
jusqu’au cou dans le sol de la grande place qui s’étendait devant le palais
impérial. On leur donna à boire, afin de prolonger leur existence et pour qu’ils
pussent plus longtemps soupirer ardemment vers la nourriture, toute fumante et
savoureuse, qu’on déposait devant eux et renouvelait une fois par heure, pour les
tenter. On m’a assuré que le vieux Johannes Maartens survécut le dernier et ne
rendit l’âme qu’au bout de quinze jours.
Kim eut les os broyés un par un, et les jointures démises l’une après l’autre,
par de savants tortionnaires, et mit, lui aussi, très longtemps à mourir. Hendrik
Hamel, que Chong Mong-ju pensa bien être le cerveau qui avait agi pour moi,
fut battu à mort, aux clameurs joyeuses de la populace de Keijo. Le grand prêtre
Yunsan mourut courageusement et sa fin fut digne de lui. Il était occupé à jouer
aux échecs avec son geôlier quand le messager de l’empereur, ou plutôt de
Chong Mong-ju, se présenta devant lui, porteur d’une coupe de poison ; Yunsan
le pria d’attendre un instant.
— Vous avez des façons peu courtoises, fit-il remarquer. On ne dérange pas
un homme au beau milieu d’une partie d’échecs. Je boirai dès que j’aurai
terminé.
Le messager attendit, Yunsan termina la partie, la gagna, puis vida la coupe.
Il faut être un Asiatique pour savoir comment on dose son fiel et comment on
assouvit sa vengeance avec persistance et régularité durant toute, une vie. C’est
ce que fit Chong Mong-ju, avec dame Om et avec moi. Il ne nous supprima pas.
Il ne nous fit même pas emprisonner. Mais, tandis que dame Om était déchue de
son rang et dépossédée de tous ses biens, un décret impérial fut promulgué et
affiché dans le moindre village de l’Empire coréen pour apprendre aux
populations que j’appartenais à la maison de Koryu et qu’en conséquence
interdiction était faite à quiconque de me tuer. Les huit matelots survivants, mes
esclaves, ne devaient pas être mis à mort, eux non plus. Comme moi et comme
dame Om, ils demeureraient toute leur vie des mendiants sur les grandes routes.
Ce sort devait durer pour nous quarante ans, car la haine de Chong Mong-ju
était immortelle, et la fatalité voulut qu’il vécût de longs et heureux jours, alors
que nous traînions tous notre existence maudite de persécutés. J’ai déjà dit que
dame Om était une femme admirable. Je ne dois pas me lasser de le répéter, et
les mots me font défaut pour exprimer toute la vénération que je lui porte. J’ai
entendu dire quelque part qu’une grande dame avait déclaré un jour à son
amant : « Une simple tente et une croûte, de pain à partager avec toi ! » Voilà
aussi ce que me dit dame Om. Et elle ne le dit point seulement, elle le fit. Avec
cette circonstance aggravante que, bien souvent, les croûtes de pain étaient rares
et que, pour tente, nous n’avions rien que le firmament.
Tous les efforts, que je tentai pour échapper à la mendicité furent déjoués par
la haine tenace de Chong Mong-ju. À Songdo, je me fis porteur de combustibles
et nous partageâmes, à nous deux, une hutte, qui, contre les morsures de l’hiver,
était à peine plus confortable que les grands chemins. Chong Mong-ju nous y
dénicha. Je fus battu, mis au carcan, et rejeté de nouveau sur la route. Ce fut un
hiver horrible, terriblement rigoureux, au cours duquel le pauvre Vandervoot,
Nous-voilà-bien, mourut de froid dans les rues de Keijo.
À Pyeng-yang, je me transformai en porteur d’eau. Car sachez que cette
antique cité, dont les murs sont bien contemporains du roi David, flottait, aux
dires de ses habitants, à l’instar d’un vaisseau, sur une couche d’eau souterraine.
Creuser un puits dans son enceinte eût risqué de la submerger. C’est pourquoi,
du matin au soir, des milliers de coolies, avec des seaux suspendus aux deux
extrémités d’un joug reposant sur leur nuque, étaient occupés à faire la navette
de la ville au fleuve qui en est voisin, et vice versa. Je me fis embaucher parmi
eux et exerçai ce métier jusqu’au jour où Chong Mong-ju me repéra. Je fus battu
de nouveau, mis au pilori, chassé de Pyeng-yang, et remis sur la route.
Et toujours il en était ainsi. Dans la ville lointaine de Wiju, je devins boucher
de chiens. Je tuais les bêtes, publiquement, devant mon étal ouvert à tout vent.
Puis je découpais et vendais la viande, tandis qu’étendant en pleine rue les peaux
dans la boue, côté saignant par-dessus, je laissais aux pieds sales des acheteurs et
des passants le soin de les tanner. Chong Mong-ju me découvrit et je dus fuir
encore.
Je fus aide-teinturier à Pvonhan, chercheur d’or dans les placers de Kang-
wun, fabricant de cordes, que je tordais à Chiksan. Je tressai des chapeaux de
paille à Padok, fauchai l’herbe à Whang-haï. À Masenpo, je me louai, ou plutôt
me vendis à un planteur de riz, à un salaire inférieur à celui du dernier des
coolies, et courbai l’échine dans les rizières inondées.
Il n’y eut jamais une heure ni un endroit où le long bras de Chong Mong-ju ne
m’atteignît, ne me fît battre, et ne refît de moi un mendiant. Durant deux
semaines entières, dame Om et moi, nous cherchâmes et finîmes par trouver une
racine de ginseng unique et précieuse, si renommée des médecins que, du prix de
sa vente, nous aurions pu vivre à l’aise l’un et l’autre durant une année entière.
Mais, juste au moment où j’étais en train de négocier, on m’arrêta. La racine fut
confisquée et je fus encore battu, mis au carcan plus longtemps que de coutume.
Toujours les membres errants de la grande corporation des colporteurs
renseignaient Chong Mong-ju, à Keijo, sur mes faits et mes gestes, en
avertissaient ses gouverneurs et ses agents.
Je ne rencontrai Chong Mong-ju que deux fois. La première, par une nuit
d’hiver que secouait une violente tempête, sur les hautes montagnes de Kong-
wu. Quelque menue monnaie économisée m’avait permis de louer, pour dame
Om et moi, de quoi s’abriter la nuit, dans le coin le plus sale et le plus éloigné du
feu de l’unique grande pièce d’une auberge. Nous allions commencer notre
maigre repas, composé de févettes et d’aulx sauvages nageant dans un affreux
ragoût en compagnie d’un minuscule morceau de bœuf tellement coriace que,
sans nul doute, l’animal dont il provenait était mort de vieillesse. Nous
entendîmes à ce moment tinter au-dehors les clochettes de bronze et résonner le
piétinement des sabots d’un attelage de poneys.
La porte s’ouvrit et Chong Mong-ju, personnification vivante du bien-être, de
la prospérité et de la puissance, entra, en secouant la neige de ses inestimables
fourrures de Mongolie. Chacun lui fit place, à lui et aux douze hommes qui
formaient sa suite. Soudain, ses yeux s’arrêtèrent, par le plus grand des hasards,
car on était nombreux dans l’auberge, sur dame Om et sur moi.
— Débarrassez-moi de cette vermine, qui est là, dans ce coin, ordonna-t-il.
Alors ses écuyers nous flagellèrent de leurs fouets et nous rejetèrent dans la
tempête.
Mais il n’y eut pas d’autre rencontre avant de longues années, comme on va
le voir.
Je ne pouvais pas m’échapper. Il ne m’était pas possible de traverser la
frontière du nord, ni de m’embarquer à bord d’un sampan sur la mer. La
corporation des colporteurs proclama ces ordres de Chong Mong-ju à tous les
habitants dans tout Cho-Sen. J’étais un homme traqué.
Seigneur ! Seigneur ! Il n’y a pas, ô Corée, une seule de tes routes, un seul de
tes sentiers de montagne, une seule de tes villes fortifiées, une seule de tes
bourgades, qui ne m’ait connu. Quarante ans durant, j’ai erré sur ton sol et j’ai eu
faim, et dame Om a partagé avec moi cette misère. Réduits à la pire des
indigences, que n’avons-nous mangé ? Des détritus invendables de viande de
chien, que nous lançaient des bouchers railleurs. Du minari, sorte de cresson,
cueilli par nous dans la vase des marais stagnants. Du kimchi gâté, qui aurait fait
vomir des estomacs de paysans et qui empestait à des lieues. Oui, j’ai disputé
leurs os aux chiens, ramassé des grains de riz tombés sur les routes, volé aux
chevaux, par des nuits glacées, leur soupe fumante de févettes.
Ne vous étonnez pas, pourtant, que je ne sois pas mort. Deux choses me
soutenaient : la présence de dame Om à mon côté : puis la certitude absolue où
j’étais qu’un jour viendrait où l’étreinte de mes pouces et de mes doigts se
resserrerait sur la gorge de Chong Mong-ju.
Je l’avais cherché tout d’abord à Keijo, mais les portes mêmes de la ville
m’étaient interdites. Je savais pourtant qu’avec de la patience nous finirions par
nous retrouver. Quarante ans durant, chaque bribe du sol de la Corée raconta à
nos sandales ses vieilles histoires. Si vaste que fût l’Empire, il ne s’y trouvait
plus âme qui vive pour ignorer qui nous étions, et quel était notre châtiment. Plus
d’une fois les coolies et colporteurs, qui hurlaient leurs injures à dame Om,
connurent la force de mon poing s’abattant sur leur chignon, la colère de ma
main souffletant leurs faces. Parfois, des villages de montagne perdus, nous
rencontrions des vieilles femmes, qui lorsqu’elles voyaient passer à mon côté
dame Om, la grande princesse déchue, poussaient un soupir en hochant la tête,
cependant que leurs yeux s’obscurcissaient de larmes. D’autres, des jeunes
femmes, s’apitoyaient à la vue de mes larges épaules, de mes longs cheveux
fauves, de l’homme qui jadis avait été le prince de Koryu et le préfet de sept
provinces. Des bandes de gamins se collaient à nos talons. Ils n’avaient, eux,
aucune pitié et nous poursuivaient de cris perçants, de mots orduriers.
Au-delà du Yalou, large de quarante milles, s’étendait une immense
désolation qui, de la mer du Japon à la mer Jaune, constituait la frontière
septentrionale coréenne. Ces terres n’étaient pas à proprement parler infécondes,
mais on les avait rendues telles, en application de la politique d’isolement de la
Corée. Sur cette bande, large elle-même de quarante milles, villes, villages,
fermes, tout avait été détruit. C’était le no man’s land, infesté de bêtes fauves, et
que sillonnaient seules les compagnies de Chasseurs-de-tigres à cheval, ayant
pour mission de tuer tout être humain qu’elles y rencontraient. Il n’y avait donc
aucun espoir de s’échapper dans cette direction.
Après avoir longtemps erré comme moi, mes sept camarades matelots se
rabattirent de préférence à Fusan sur la côte sud, où le climat était plus doux.
C’était, en outre, la contrée la plus proche du Japon. À travers les détroits qui le
séparaient de la Corée, on apercevait au loin ses côtes s’estomper. Là était le seul
espoir de salut. Peut-être un navire venu d’Europe apparaîtrait-il un jour. Je vois
encore ces sept vieillards, debout ou assis sur les falaises de Fusan, et soupirant
de toute leur âme vers cette mer sur laquelle il leur était interdit de naviguer
désormais.
On apercevait bien parfois des jonques japonaises, mais jamais une voile aux
formes familières à la vieille Europe ne surgit de l’horizon. Les années
s’écoulaient. Dame Om et moi, nous avions passé, comme les huit matelots, de
l’âge moyen à l’âge mûr, puis à la vieillesse. Nous aussi, nous revenions de
préférence à Fusan, où nous nous retrouvions tous ensemble. Puis, à mesure que
s’égrenaient les ans, l’un ou l’autre manquait successivement au rendez-vous
habituel.
Hans Amden fut le premier qui nous quitta. Jacob Brinker, son compagnon de
route habituel, nous en apporta la nouvelle. Brinker fut le dernier des sept. Il
avait presque quatre-vingt-dix ans quand il mourut, et était l’aîné de Tromp de
deux ans environ. Je me souviens, comme si c’était hier, de cette paire d’amis
qui, au terme de leur vie, faibles et usés, en guenilles de mendiants, se
chauffaient côte à côte au soleil, leur sébile à côté d’eux, sur les falaises de
Fusan. Ils caquetaient de leurs voix aigres, semblables à des voix d’enfants, et
échangeaient mille histoires du passé. Tromp rabâchait sans cesse, entre ses
gencives, l’histoire de Johannes Maartens et de ses quatre matelots, dont il était,
violant les sépultures des rois sur la montagne de Tabong, puis trouvant chacun
d’eux embaumé dans son cercueil d’or, encadré de deux vierges pareillement
embaumées et pour finir, jurant et suant à grosses gouttes devant ces superbes
revenants reparus au jour qui tombaient en poussière et dont ils brisaient les
cercueils.
Aussi vrai que c’était là un coup magnifique, Johannes Maartens se serait
enfui avec son butin, sur la mer Jaune, sans ce brouillard où le lendemain il se
perdit. Maudit brouillard ! On en fit une chanson que, jusqu’à mon dernier jour,
j’entendis, en serrant les poings, chanter en Corée :

Yanggukeni chajin anga


Wheanpong tora deunda…

Le brouillard épais des hommes de l’Ouest


Se lève sur la cime du Whean…

Oui, quarante ans durant, je fus un mendiant sur la terre coréenne. Je survécus
à tous mes compagnons, bannis comme moi sur les grandes routes. Dame Om
avait, elle aussi, la peau dure, et nous vieillîmes ensemble. Elle était devenue, à
la fin, une vieille femme édentée et toute rabougrie. Mais sa belle âme ne fléchit
point et elle posséda mon cœur jusqu’à l’heure de ma mort. Moi, pour un homme
de soixante-dix ans, j’étais demeuré vigoureux encore. Si mon visage s’était ridé,
si mes cheveux d’or étaient devenus blancs, si mes larges épaules s’étaient
voûtées, un reste de ma force passée subsistait toujours dans mes muscles.
Grâce à quoi je pus accomplir ce que je vais maintenant raconter.
Par une belle matinée de printemps, j’étais assis avec dame Om sur les
falaises de Fusan, et nous nous chauffions au soleil, à quelques pas de la grand-
route. Nous étions tous deux en guenilles et nous riions de bon cœur à une
plaisanterie que venait de marmotter dame Om.
Une ombre, soudain, s’abattit sur nous. C’était la grande litière de Chong
Mong-ju, portée par sept coolies, précédée et suivie d’une escorte de cavaliers, et
encadrée d’une nuée de serviteurs qui se trémoussaient à qui mieux mieux. Deux
empereurs, une guerre civile et une douzaine de révolutions de palais avaient
passé sans que la puissance de Chong Mong-ju en eût été ébranlée. Il pouvait
avoir près de quatre-vingts ans quand, ce matin de printemps, sur la falaise,
levant une main aux trois quarts paralysée, il fit arrêter sa litière afin de pouvoir
contempler encore ceux que, depuis si longtemps, il punissait.
Dame Om me murmura à l’oreille :
— C’est maintenant, ô mon roi…
Puis rapidement, elle se détourna pour implorer une aumône de Chong Mong-
ju, qu’elle feignait de ne pas reconnaître.
Je n’ignorais pas ce qui se passait dans sa pensée. Cette pensée ne nous avait-
elle pas été commune pendant quarante ans ? Et l’heure de son aboutissement
était enfin arrivée. Alors moi aussi, j’affectai de ne pas reconnaître mon ennemi.
Simulant une sénilité stupide, je rampai dans la poussière, comme dame Om,
vers la litière, en pleurnichant pour la grâce d’une charité.
Les serviteurs de Chong Mong-ju s’apprêtaient à me repousser. La voix
chevrotante du maître les retint. Je le vis qui se soulevait sur un coude en
tremblotant et qui, de son autre main, écartait tout grand les rideaux de soie. Sa
figure flétrie s’illumina d’un éclair joyeux tandis qu’il nous couvait du regard.
Dame Om murmura de nouveau à mon oreille son chant lamentable de
mendiante :
— Maintenant ; maintenant, ô mon roi !
Tout son fidèle et impérissable amour, toute sa foi dans ma suprême
entreprise, étaient contenus dans son chant et dans sa voix.
La colère noire monta en moi. Vainement j’essayai de lutter contre elle. Et,
dans ce combat, je fus saisi d’un tremblement de tout mon être. Chong Mong-ju
vit ce tremblement et pensa que la vieillesse seule en était la cause. Je tendis vers
lui ma sébile de cuivre et pleurnichai plus lamentablement encore. Sous les
larmes je voilai le feu ardent de mes prunelles bleues, et je calculai la distance et
ma force avant de bondir.
Ce fut comme un jet de flamme, de flamme rouge. Dans un grand fracas les
rideaux furent décrochés de leurs tringles, puis on entendit les cris perçants et les
braillements sans fin des serviteurs affolés tandis que mes mains se refermaient
sur la gorge de Chong Mong-ju. La litière bascula et je sus à peine où je me
trouvais. Mes doigts cependant ne lâchèrent pas leur prise.
Dans le pêle-mêle des coussins et des couvertures, je ne fus guère atteint tout
d’abord que par des coups que me portaient les serviteurs. Mais bientôt les
cavaliers arrivèrent à la rescousse et leurs manches de fouets massifs s’abattirent
sur ma tête, pendant qu’une multitude de mains m’agrippaient et me déchiraient.
Un vertige s’empara de moi. Je gardais cependant assez de conscience pour
sentir que, mes vieux doigts décharnés serraient solidement cette vieille gorge
maigre, que je cherchais depuis longtemps. Les coups continuaient à pleuvoir sur
ma tête, où mille pensées tourbillonnaient, et je me comparais intérieurement à
un bouledogue, dont rien ne peut faire se desserrer les mâchoires.
Chong Mong-ju ne pouvait plus m’échapper, et je sus bien qu’il était mort,
avant que la nuit fût descendue sur moi, sur les falaises de Fusan, en face de la
mer Jaune.
XVI

Le directeur Atherton, lorsqu’il se remémore Darrell Standing, ne doit pas


précisément se sentir très fier. Je lui ai enseigné la supériorité de l’esprit sur la
force brutale, je l’ai humilié par ma résistance morale, et lui ai montré que celle-
ci planait, invulnérable, au-dessus de toutes ses tortures.
Je suis ici à Folsom, au quartier des condamnés à mort, et j’attends l’heure où
je serai pendu. Lui, le directeur Atherton, continue, à San Quentin, à remplir ses
fonctions, à régner en maître sur tous les damnés que la prison, où il commande,
enferme entre ses murs. Et pourtant, dans le tréfonds de son cœur, il sait fort bien
que je lui suis supérieur.
En vain il a tenté de briser mon courage, et je ne doute pas qu’il eût été
heureux de me voir mourir dans la camisole de force. Comme il me l’avait
maintes fois répété, il fallait choisir entre rendre la dynamite ou rendre l’âme.
Le capitaine Jamie était un vétéran de la prison. C’est lui qui avait vu se
produire le plus d’horreurs dans les cachots. Un moment arriva, cependant, où il
se sentit fléchir, et ne put maîtriser le trouble que je fis naître en lui et chez ses
acolytes. Il fut tellement décontenancé du spectacle que je lui offrais qu’il sortit,
à l’adresse du directeur, de sa réserve habituelle et lui déclara qu’en ce qui me
concernait il déclinait toute responsabilité personnelle. Et, de fait, il ne parut plus
dans ma cellule.
Ce fut ensuite au tour du directeur Atherton d’être ébranlé. Jake
Oppenheimer, qui n’avait peur de rien, ne mâchait pas ses mots. Comme il était
sorti indemne de tous les enfers qu’on lui avait fait subir, il l’entreprit un jour à
mon sujet. Morrell me rapporta l’histoire en cognant du doigt contre le mur.
J’étais ligoté, inconscient dans la camisole, à cet inconscient-là.
— Monsieur le directeur, avait dit Oppenheimer à mon bourreau, vous avez
les yeux plus grands que le ventre. Si vous réussissez à faire mourir Standing, il
faudra nous tuer aussi, Morrell et moi. Sans quoi, nous vendrons la mèche,
soyez-en sûr. Dès que nous serons sortis d’ici, nous ferons connaître vos
procédés ignobles à toute la prison, et ce sera bien le diable si elle ne transpire
pas au-dehors. Oui, toute la Californie saura que vous avez outrepassé vos
pouvoirs et que vous êtes un assassin. Et ça nous coûtera chaud ! Vous avez le
choix. Ou laisser Standing en paix, ou nous tuer aussi, Morrell et moi. Nous vous
tenons. Vous êtes un abominable froussard. Jamais vous n’oserez nous faire
mourir tous les trois. Votre vocation de boucher est incomplète.
Ce discours valut à Oppenheimer cent heures de camisole. Quand il fut
délacé, il cracha à la face du directeur Atherton. Ce qui lui valut cent nouvelles
heures. Et lorsque, cette fois, on le délaça. Atherton s’abstint d’être présent. La
menace d’Oppenheimer et ses paroles courageuses avaient porté. Il n’y avait pas
à en douter.
Le plus tenace en cruauté diabolique fut le Dr Jackson. J’étais pour lui un
sujet rare et il était curieux de savoir combien de temps je serais capable de
résister.
— Il peut tenir vingt jours encore, avant la dernière cabriole, déclara-t-il au
directeur, en ma présence, d’un air suffisant.
Je lui coupai la parole.
— Vous faites erreur, lui dis-je. Je suis capable de tenir non pas vingt, mais
quarante jours. Quarante jours… Peuh ! Mettez cent jours.
Me ressouvenant de la patience dont mon courage avait fait preuve jadis,
quand j’attendis, quarante ans durant, l’heure où je pourrais saisir Chong Mong-
ju à la gorge, j’ajoutai :
— Vous ignorez, chiens de prisons, ce qu’est un homme. Vous jugez les
hommes à votre aune, et les prenez tous pour des lâches comme vous !
Regardez-moi, vous en verrez un ! Vous n’êtes, en face de moi, que des
avortons. Je suis votre maître à tous. Vous ne réussirez pas à tirer de moi une
seule plainte. Et ça vous étonne, parce qu’à ma place vous hurleriez si vous
subissiez seulement la centième partie de mes souffrances.
Je continuai ainsi à les injurier copieusement. Je les traitai de salopards, de
suppôts du diable, de monstres. Car j’étais au-dessus d’eux, à mille coudées au-
dessus d’eux. Ils étaient, eux, des esclaves, mes esclaves. Moi, j’étais un homme
libre. Ma chair seule était ficelée dans ce cachot. Tandis que cette pauvre chair
gisait inerte sur le sol et ne souffrait même pas, mon esprit s’envolait à travers le
temps et l’espace. Le monde m’appartenait.
En frappant avec mes doigts, je communiquai toutes mes aventures
rétrospectives à mes deux camarades. Morrell me croyait, car il avait déjà goûté
de la mort en raccourci. Mais, tout en étant captivé par mes récits, Oppenheimer
demeura sceptique jusqu’à la fin. Et il se désolait que j’eusse consacré ma vie à
l’agronomie au lieu d’écrire des romans d’imagination.
— Mais écoute-moi bien, mon vieux, essayais-je de lui expliquer, qu’est-ce
que je peux savoir, moi, de ce Cho-Sen ? Je peux seulement dire que c’est ce
qu’on appelle aujourd’hui la Corée, un point c’est tout. Je n’en sais pas plus.
Dis-moi, comment aurais-je pu, en vivant ici, savoir quelque chose du kimchi ?
Pourtant je connais le kimchi, c’est une sorte de choucroute. Quand c’est trop
vieux, ça pue comme c’est pas possible. Je te le dis, quand j’étais Adam Strang,
j’ai mangé du kimchi des milliers de fois, j’en ai mangé du bon, du mauvais et
du pourri. Je sais que le meilleur kimchi est fait par les femmes de Wosan.
Comment est-ce que je sais ça ? Ce n’est pas dans ma cervelle à moi, Darrell
Standing, que tout cela se trouvait, mais dans celle d’Adam Strang, qui, à travers
plusieurs morts et plusieurs naissances, m’a légué ses expériences, à moi Darrell
Standing, en même temps que le reste des expériences de ces diverses autres vies
intercalaires. Tu ne vois donc, pas, Jake ? C’est comme ça que les hommes
naissent, vivent, et que le cerveau se développe.
— Ah ! tu me fais rire, me dit-il par les coups secs et décidés que je
connaissais si bien. Écoute parler tonton, maintenant ! Je suis Jake Oppenheimer,
et j’ai toujours été Jake Oppenheimer. Il n’y a personne d’autre dans mon moi.
Tout ce que je sais, je le sais en tant que Jake Oppenheimer. Bon, qu’est-ce que
je sais ? Je m’en vais te le dire, moi ! Je connais le kimchi. Le kimchi est une
sorte de choucroute fabriquée dans un pays qui s’appelait Cho-Sen. Les femmes
de Wosan font le meilleur kimchi, et quand le kimchi est pourri, il pue comme
c’est pas possible. Tais-toi, Ed, reste en dehors de ça et laisse-moi parler au
professeur. Hein ! professeur, comment se fait-il que je connaisse tout ce fourbi
au sujet du kimchi ? Ça n’est pourtant pas dans ma cervelle !
— Bien sûr que ça y est, maintenant, dis-je. C’est moi-même qui l’y ai placé !
— Très bien, mon vieux. Mais qui est-ce qui a mis tout ça dans ta tête ?
— Adam Strang.
— Mais Adam Strang est le produit d’un rêve d’opium. Tu as dû lire quelque
part toutes ces histoires.
— Certainement pas, affirmais-je. Le peu que j’ai lu au sujet de la Corée,
c’étaient les titres de journaux au moment de la guerre russo-japonaise.
— Te rappelles-tu tout ce que tu lis ?
— Non.
— Il y a bien des choses que tu oublies, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
— C’est tout ce que je voulais savoir, merci ! m’interrompit-il, comme un
avocat aurait conclu un interrogatoire après avoir extorqué l’aveu fatal d’un
témoin.
Impossible de convaincre Oppenheimer de ma sincérité. Il prétendait que
j’inventais mes aventures à mesure que je les racontais, mais applaudissait quand
même à ce qu’il appelait « ma suite au prochain numéro ». Toutes les fois qu’on
me retirait ma camisole, il me pressait et me suppliait de lui raconter quelques
nouveaux chapitres.
— Maintenant, professeur, arrête avec tes trucs de savant, disait-il en
interrompant mes discussions métaphysiques avec Ed Morrell, et parle-moi du
kisang et des petits matelots ! Et, tant que tu y es, dis-moi aussi ce qu’est
devenue dame Om quand son costaud de mari a étranglé le vieux bonhomme et
l’a tué avant d’y passer à son tour.
J’ai souvent dit que la forme était périssable. Je me répète encore, et je
prétends une fois de plus que la matière est éphémère, car elle n’a pas de
mémoire. Seul l’esprit se souvient, comme ici, entre les murs de cette cellule,
après des siècles, le souvenir de dame Om et de Chong Mong-ju persistait dans
mon esprit, était transmis par moi dans celui de Jake Oppenheimer, et revenait
grâce à lui, dans mon esprit sous une forme argotique du jargon de l’Ouest. Et
maintenant, ce souvenir est transmis à ton esprit, cher lecteur. Essaie de
l’éliminer et tu n’y parviendras pas. Tant que tu vivras, tout ce que je viens de
dire restera gravé dans ton cerveau. Rien n’est plus durable qu’un cerveau. La
matière change, se cristallise, prend des formes qui ne se répètent jamais. Les
formes se désintègrent dans le néant éternel, sans retour. La forme est fugitive, et
passe comme sont passées les formes de dame Om et de Chong Mong-ju. Mais
leur souvenir demeure et demeurera toujours, tant que l’esprit durera, et l’esprit
est indestructible.
— Mais voyons, c’est gros comme une maison ! me dit Oppenheimer pour en
terminer avec les critiques qu’il ne manquait pas de faire sur mon aventure
quand j’étais Adam Strang. Tu as dû te livrer à plus d’escapades dans les
fumeries d’opium du quartier chinois qu’il ne convenait à un respectable
professeur de faculté ! Je pense que c’est ce qui t’a amené ici !
Avant d’en revenir à mes aventures, je dois relater un incident survenu dans
le quartier des reclus solitaires. Il est intéressant à deux points de vue : il
démontre d’une part les étonnantes facultés intellectuelles de cet enfant du
ruisseau qu’était Jake Oppenheimer, et, preuves à l’appui, la véracité de mes
vagabondages quand j’étais dans le coma de la camisole.
— Dis-moi, professeur, me dit un jour Oppenheimer en tapant contre le mur,
quand tu me racontais cette histoire d’Adam Strang, je me souviens que tu avais
prétendu avoir joué aux échecs avec le frère de l’empereur, une sorte d’imbécile.
Peux-tu me dire si ces échecs étaient pareils à ceux dont on se sert en
Amérique ?
Naturellement, je répondis que mes souvenirs étaient, sur ce point, assez
vagues, et que je ne pouvais me rappeler tous les détails une fois que j’avais
repris mon état naturel. Lui, évidemment, se mit à rire à gorge déployée de ce
qu’il appelait une bonne blague. Mais je me rappelais cependant, dans l’épisode
d’Adam Strang, avoir souvent joué aux échecs. L’ennui, c’est que lorsque je
revenais à la conscience dans mon cachot solitaire, les détails sans importance
s’estompaient de ma mémoire.
On doit se rappeler que, pour simplifier mon récit, j’ai rassemblé mes
expériences intermittentes et répétées dans la camisole de force en une seule
narration, cohérente et suivie. Je ne savais jamais d’avance où mes voyages dans
le passé allaient me mener. Par exemple, je suis redevenu une vingtaine de fois
Jesse Fancher dans son cercle de chariots de Mountain Meadows. Durant la
dizaine de jours que j’ai passés dans la camisole, j’ai vagabondé d’une vie à
l’autre, sautant souvent toute une série d’existences que j’avais déjà vécues en
d’autres temps, allant des époques préhistoriques aux premiers balbutiements de
la civilisation.
Je décidai donc, la prochaine fois que je serais Adam Strang, peu importait le
moment, de me concentrer, dès que je reprendrais conscience, sur tout ce que je
pourrais voir et tout ce dont je pourrais me souvenir concernant la partie
d’échecs. La malchance voulut que j’eusse à supporter les sarcasmes
d’Oppenheimer pendant un bon mois avant que cela pût se produire. Alors, à
peine sorti de la camisole et ma circulation sanguine étant revenue, je me hâtai
de confier au mur mes informations.
Mieux, même : j’appris à Oppenheimer le jeu d’échecs qu’Adam Strang avait
joué à Cho-Sen plusieurs siècles auparavant. Il n’était pas tout à fait identique au
nôtre, mais suffisamment pour que l’on pût penser à une origine commune,
probablement l’Inde. À la place de nos soixante-quatre cases, il y en avait
quatre-vingt-une. Alors que nous n’avons que huit pions, lui en avait neuf, et,
bien qu’ils fussent limités dans leur mouvement par les mêmes restrictions, ils
obéissaient à une marche réglée sur des principes différents.
Le jeu de Cho-Sen comporte en outre vingt pièces et pions, contre seize pour
le nôtre ; de plus, ils sont disposés sur trois rangées au lieu de deux. Ainsi, les
neuf pions sont sur une rangée, dans la rangée du milieu, il y a deux pièces qui
ressemblent à nos tours, et dans la rangée arrière, il y a le roi, flanqué dans
l’ordre et de chaque côté par la « pièce d’or », la « pièce d’argent », le « cheval
volant » et la « lance ». On notera que dans le jeu de Cho-Sen, il n’y a pas de
reine. Une autre différence essentielle réside dans le fait qu’une pièce qui est
prise n’est pas retirée de l’échiquier : elle devient la propriété de celui qui l’a
prise et il peut jouer avec elle pendant toute la suite de la partie.
J’ai appris à Oppenheimer à jouer à ce jeu, beaucoup plus difficile que le
nôtre, comme il l’admit bien volontiers, parce qu’on doit considérer les pièces et
les pions qui sont pris et avec lesquels on continue à jouer. Les cachots
d’isolement ne sont pas chauffés : il ne serait pas moral d’atténuer, tant soit peu,
pour un condamné, la rigueur naturelle des éléments. Mais durant plusieurs
journées d’hiver nous en étions arrivés à oublier, Oppenheimer et moi-même, le
froid qui nous mordait, tant nous étions absorbés dans nos parties d’échecs de
Cho-Sen.
Je n’étais pourtant pas parvenu à le convaincre que j’avais ramené ce jeu à la
prison de San Quentin à travers les siècles. Il persistait dans son idée que j’avais
dû en lire les règles quelque part et que, après avoir oublié cette lecture, son
contenu était resté dans mon cerveau, prêt à revenir au premier rêve d’opium qui
se présenterait. Il retournait ainsi contre moi le jargon et les principes de la
psychologie.
— Qu’est-ce qui t’a empêché d’inventer ce jeu ici, dans ta cellule
d’isolement ? Ed a bien inventé le langage des phalanges ? – telle fut sa nouvelle
hypothèse. Ne l’avons-nous pas, toi et moi, amélioré ? Ça te la coupe, hein ?
Fais donc breveter ton jeu. Je me souviens que, quand j’étais coursier de nuit, un
type a inventé un jeu bête comme chou qui s’appelait les « cochons dans les
trèfles ». Il a gagné des millions avec ça.
— Je ne peux pas faire breveter ce jeu, répliquai-je. Les Orientaux y ont joué
pendant des millénaires, mais tu ne veux pas me croire quand je te dis que je ne
l’ai pas inventé.
— Tu as dû lire ça quelque part, ou bien tu as vu les Chinois y jouer dans
l’une de ces fumeries d’opium que tu avais l’habitude de fréquenter.
Ce furent ses dernières paroles. Mais j’ai eu le dernier mot. Il y a un assassin
japonais à Folsom – ou plutôt il y avait, car il a été exécuté la semaine dernière.
J’ai parlé avec lui de ce fameux jeu d’échecs ; et le jeu que je pratiquais quand
j’étais Adam Strang et que j’avais appris à Oppenheimer se trouvait être à peu de
chose près celui qu’on joue au Japon. Ils se ressemblent beaucoup plus qu’ils ne
ressemblent au jeu d’échecs tel que nous le connaissons en Occident.
XVII

Cher lecteur, tu n’as certainement pas oublié ce que j’ai raconté au début de
ce récit, et comment à la vue des photos de la Terre sainte qu’on me montrait
quand j’étais enfant dans la ferme paternelle du Minnesota, je reconnaissais les
lieux qu’elles représentaient et mentionnais les changements qui y étaient
survenus. Tu te souviendras aussi qu’en décrivant la scène de la guérison des
lépreux, dont j’avais été témoin, j’avais déclaré au missionnaire venu chez nous
que j’étais un colosse d’homme, qui regardait avec une grande épée, à
califourchon sur son cheval.
Cet incident de mon enfance n’était alors dans mon cerveau qu’une nuée
traînante de lumière, comme s’exprime Wordsworth. En venant au monde, le
petit Darrell Standing que j’étais n’avait pas oublié complètement le passé. Mais
ces souvenirs d’autres temps et d’autres lieux vacillaient dans ma conscience
d’enfant, et leur faible lueur n’avait pas tardé à y disparaître. Pour moi, comme
pour tous ces petits êtres, les ombres de la prison de mon nouveau corps se
refermaient sur mes existences antérieures.
Tout homme ici-bas a, comme moi, un riche passé. Très peu d’hommes en ce
bas monde ont été assez chanceux pour connaître des années durant la solitude
du cachot assortie de la camisole de force. Là fut ma bonne fortune. Voilà ce qui
me permit de revivre un grand nombre de mes existences antérieures et, parmi
celles-ci, celle du cavalier colossal, contemporain du Christ, qui le vit guérir les
lépreux.
Je m’appelais alors Ragnar Lodbrog. Énorme, je l’étais vraiment, et je
dépassais d’une demi-tête les plus beaux Romains de ma légion. Mais c’est plus
tard, après mon voyage d’Alexandrie à Jérusalem, que je pris le commandement
d’une légion. Ma vie fut aventureuse et riche en événements, j’abrégerai et ne
ferai qu’effleurer le début.
Tout est clair et net sauf le début. Moi, Ragnar Lodbrog, je n’ai jamais connu
ma mère. On m’a raconté que j’étais né en pleine tempête, dans les mers du nord
de l’Europe, sur un navire à la proue saillante, acérée comme un bec d’oiseau.
Né d’une femme faite captive à la suite d’un combat naval, d’une descente
victorieuse sur une côte étrangère et du pillage d’une de ses places fortes.
Je n’ai jamais su le nom de cette mère. Le vieux Lingaard m’a dit seulement
qu’elle était morte, au plus fort de la tempête, après avoir accouché de moi, et
qu’elle était d’origine danoise. De tout ce que Lingaard m’a confié et que mon
jeune âge avait en partie oublié, je me souviens seulement qu’il m’a parlé d’un
combat naval, d’une bataille à terre, de la mise à sac d’une ville prise et
incendiée, puis d’une fuite hâtive à bord des navires, sur une mer aussi glaciale
que démontée, tandis que l’ennemi, revenu en plus grand nombre, envoyait du
haut des falaises sur les vaisseaux une avalanche de rochers. De nombreux
assaillants périrent au cours de l’embarquement. Les autres s’élançaient, les
pieds cramponnés à leur bateau, sur le chemin glauque de la mort. Les
événements qui ont suivi ma naissance sont inscrits dans ma mémoire tels que
Lingaard me les a racontés.
Le vieux Lingaard, trop âgé pour être employé à la manœuvre du vaisseau ou
pour faire un rameur, remplissait à bord divers offices, dont celui de chirurgien
et, accessoirement, de sage-femme. C’est lui qui accoucha les captives enceintes,
entassées sur les ponts durant l’ouragan. Ce fut donc lui qui me mit au monde,
dans les écumes salées des flots déchaînés qui s’abattaient sur ma mère, sur lui,
et sur moi-même.
J’étais vieux de quelques heures à peine lorsque Tostig Lodbrog porta pour la
première fois les yeux sur moi. Il était le chef du navire élancé, sur lequel nous
voguions, et des sept autres bateaux qui, de conserve avec le sien, avaient pris
part à la hardie et sauvage expédition.
Tostig Lodbrog était surnommé « Muspell », qui veut dire le « feu brûlant » :
la flamme de la colère ne cessait de brûler en lui. Il était brave et cruel, et dans sa
large poitrine il n’y avait pas trace de miséricorde ni de pitié. Avant même que la
sueur de la bataille d’Hasfarth se fût séchée sur son corps, Tostig Lodbrog,
appuyé sur sa hache, dévorait le cœur de Ngrun, qu’il venait d’arracher de la
poitrine ouverte du vaincu. Dans un accès de colère folle, il vendit un jour
comme esclave son fils Garulf. Je me souviens de l’avoir vu à Brunanbuhr, sous
les poutres enfumées du sévère palais où il festoyait, réclamer le crâne de
Guthlaf, pour s’en servir comme d’une coupe. Jamais il ne buvait de vin épicé
que dans le crâne de Guthlaf.
Or ce fut à lui que, sur le pont oscillant, le vieux Lingaard m’apporta quand la
tempête prit fin. J’étais simplement enveloppé dans une peau de loup tout
imprégnée de sel marin. Venu avant terme, j’étais de ce fait fort menu.
— Ho ! Ho ! Un nain ! s’écria Tostig, en ôtant de ses lèvres pour me regarder
un grand pot d’hydromel à moitié bu.
Le froid était mordant, ce qui n’empêcha pas Tostig Lodbrog de me tirer tout
nu de la peau de loup. Puis me prenant par le pied entre son pouce et son index,
qui étaient plus gros le premier que ma cuisse et l’autre que ma jambe, il me tint
suspendu en l’air, dans la morsure du vent.
— Ha ! ho ! ho ! s’exclama-t-il. Un garçon ! Une crevette ! Un pou de mer !
Et il continua à me balancer, la tête en bas, entre ses deux doigts. Après quoi,
une autre fantaisie lui passa par l’esprit.
— Le môme a soif ! dit-il. Je veux lui faire boire un coup !
Il m’amena au-dessus de son pot d’hydromel et m’y lâcha. Moi qui n’avais
pas encore connu le lait du sein d’une mère, j’allais me noyer dans cette boisson
faite pour les hommes. Lingaard, par bonheur, se précipita et me sortit du pot,
puis me remit précipitamment dans la peau de loup. Tostig Lodbrog flamboya. Il
nous repoussa rudement, le vieillard et moi, et nous roulâmes sur le pont du
navire. Ses énormes chiens semblables à des ours et qui prenaient part à toutes
les batailles s’élançaient sur nous.
— Ha ! ho ! ho ! tonitruait Tostig.
Mais Lingaard parvint non sans peine à m’arracher aux molosses, auxquels il
abandonna la peau de loup.
Tostig Lodbrog, cependant, s’était remis à boire et terminait son pot
d’hydromel. Il se calmait peu à peu, sans que le vieillard osât intervenir pour
solliciter une pitié qu’il savait ne pas exister.
— C’est un avorton ! reprit Tostig. Par Odin ! les femmes danoises sont d’une
race bien misérable. Elles enfantent des nains et non des hommes ! Que pourra-t-
on faire de ça ? Ça ne fera jamais un homme. Écoute, Lingaard, tu l’élèveras tout
de même et, plus tard, il me servira d’échanson à Brunanbuhr. Aie un œil sur les
chiens, qu’ils n’en fassent pas une bouchée, comme un petit bout de viande
tombé de la table.
Ce fut le vieux Lingaard qui, effectivement, prit soin de mon enfance et je ne
connus ni l’affection ni les caresses d’aucune femme. Je suivais le destin de
Tostig Lodbrog, tantôt à terre, où l’on bataillait, tantôt sur les nefs, qui
vacillaient dans les tempêtes. Comment je survécus et pus faire un jour mentir la
prophétie de Tostig, qui avait déclaré que je ne serais jamais qu’un nain, Dieu
seul le sait ! Il fallait que je fusse né de fer sous une étoile de fer. Toujours est-il
que je grandis rapidement. Tostig dut renoncer à me plonger dans son pot
d’hydromel et à tenter de m’y noyer, plaisanterie qu’il affectionnait fort et qu’il
jugeait pleine d’esprit.
Je me rappelle d’abord les bateaux à l’étrave recourbée de Tostig Lodbrog, et
ses combattants, et aussi la salle de festin de Brunanbuhr, quand nos bateaux
accostèrent près du fjord gelé. Je commençais à remplir mon rôle d’échanson et
je me revois encore, titubant, tenant dans mes mains le crâne de Guthlaf rempli
de vin que j’allais présenter à Tostig, assis en haut de la table et qui hurlait à
faire résonner les solives. On se serait cru dans une maison de fous, mais tout
cela me paraissait normal, à moi qui ne connaissais rien d’autre que cette vie.
C’étaient des hommes au tempérament sanguin et belliqueux. Leurs pensées
étaient féroces, tout comme leur appétit et leur ivresse. En grandissant, je devins
comme eux. Et comment aurais-je pu grandir autrement, alors que je versais à
boire à cette horde d’ivrognes, à ces Scaldes qui chantaient les prouesses
d’Hialli, celles du vaillant Hogni, qui chantaient l’or des Nibelungen, et la
vengeance de Gudrun servant pour repas à Atli, au plus fort de la bataille, le
cœur de leurs propres enfants, alors que j’abreuvais ces barbares qui lacéraient
les tentures prises sur quelque rivage méridional et semaient de cadavres encore
chauds les tables des agapes ?
Une heure vint où moi aussi, éduqué à bonne école, j’eus ma grande colère,
ma colère noire. Je n’avais que huit ans quand je montrai les dents, au cours
d’une immense beuverie entre les hommes de Brunanbuhr et les Jutes, qui
étaient venus en amis, avec le chef danois Agard, sur trois longs bateaux. Je me
tenais près de Tostig Lodbrog, ayant en main le crâne de Guthlaf tout fumant et
buvant du vin chaud parfumé d’épices. Je me contins, alors que Tostig insultait
dans une sorte de délire les hommes du Danemark. Je ne dis pas un mot,
jusqu’au moment où il humilia toutes les femmes danoises.
Alors, me souvenant de ma mère danoise, je vis rouge. Je soulevai en l’air le
crâne de Guthlaf et en assénai un coup violent sur la tête de Tostig Lodbrog, qui
fut inondé, ébouillanté et aveuglé par le vin chaud. Bien plus, alors qu’il s’était
levé et chancelait en battant l’air de ses grands bras afin de me saisir et
m’écraser, je sortis la petite dague que je portais au côté. À trois reprises, je le
frappai, au ventre, à la cuisse et aux fesses, car je n’étais pas assez grand pour
atteindre plus haut.
Ce que voyant, Agard mit son épée au clair, et ses hommes l’imitèrent tandis
qu’il criait :
— Un ourson ! Un ourson ! Par Odin, laissez l’ourson se battre !
Et, sous le toit de Brunanbuhr, on vit le petit échanson de race danoise
entamer une bataille en règle contre l’énorme Tostig Lodbrog, qui titubait sans
pouvoir l’atteindre. Il réussit enfin à m’empoigner et à me lancer à l’autre bout
de la table, parmi les cruches et les coupes, en hurlant :
— Sortez-le d’ici ! Qu’on le donne à manger aux chiens !
Mais Agard intervint et, frappant sur l’épaule de Lodbrog, me demanda à lui
comme cadeau d’amitié.
Quand la mer fut dégelée et que les navires purent sortir des fjords, je partis
donc sur la nef d’Agard, qui m’institua son échanson et son porte-épée, et me
nomma Ragnar Lodbrog.
Nous fîmes voile vers le sud et arrivâmes au pays d’Agard, qui était voisin de
celui des Frisons. C’était une terre triste et plate, marécageuse et brumeuse. Je
vécus trois ans avec mon nouveau maître, toujours derrière lui, soit qu’il chassât
le loup dans les marécages, soit qu’il bût dans la grande salle de son palais, où sa
jeune épouse Elgiva venait souvent s’asseoir, entourée de ses femmes. Je
l’accompagnai dans une de ses expéditions, plus encore vers le sud, et nous
longeâmes à bord de nos navires ce qu’on appellerait aujourd’hui les côtes de
France. C’est alors que j’appris que, plus on descendait vers le sud, plus on
trouvait les saisons tièdes, et les femmes aussi douces que le climat.
Nous abordâmes et livrâmes bataille. Agard fut blessé à mort. Nous le
ramenâmes dans son pays, où il mourut bientôt. Un grand bûcher fut élevé pour
le brûler, près duquel se tint Elgiva, dans son corselet tissé d’or. Elle chantait.
Elle monta ensuite sur le bûcher, où elle brûla, et avec elle tous les serviteurs du
maître, tous ses esclaves mâles et neuf femmes esclaves, parées de colliers d’or.
Puis encore huit captifs de naissance noble, faits prisonniers dans une incursion
au pays des Angles. Deux faucons y furent aussi jetés, et les deux jeunes
fauconniers avec leurs oiseaux.
Mais moi, l’échanson Ragnar Lodbrog, je ne brûlai pas. Âgé de onze ans,
j’étais hardi et n’avais jamais revêtu de vêtements tissés, mais seulement des
peaux de bêtes. Comme les flammes du bûcher s’élançaient vers le ciel, alors
qu’Elgiva avant de s’y précipiter achevait son chant funèbre, et qu’esclaves,
femmes et hommes hurlaient désespérément leurs refus de mourir, je brisai mes
liens. Puis, bondissant, je gagnai rapidement les marécages ; j’avais encore au
cou le collier d’or de ma servitude, et luttais de vitesse, avec la meute des chiens
lancés à mes trousses.
Dans les marécages, je trouvai d’autres hommes qui vivaient là à l’état
sauvage, mais libres, des esclaves échappés et un tas de hors-la-loi, qu’on
traquait de temps à autre, en guise de divertissement, comme on chassait les
loups.
Je vécus là, durant trois nouvelles années, sans toit ni feu, m’endurcissant aux
privations et au froid. Puis, lors d’une course que je tentai pour enlever une
femme aux Frisons, je me laissai capturer, après une poursuite de deux jours. Je
fus dépouillé de mon collier d’or et troqué contre deux chiens-loups au Saxon
Edwy, qui me mit un collier de fer puis plus tard me donna en cadeau, avec
cinquante esclaves, à Athel, un chef du pays des Angles.
J’y fus esclave combattant jusqu’au moment où, perdu au cours d’une
incursion malheureuse effectuée en direction de l’est, je fus capturé et vendu aux
Allobroges. Je devins chez eux gardien de pourceaux, m’échappai vers les
grandes forêts du sud de la Germanie et fus recueilli comme affranchi par les
Teutons, dont les tribus, sous la pression des Allobroges, étaient venues, comme
moi, chercher là un asile.
Et un jour, surgissant des grandes forêts, apparurent les Romains, venus de
plus loin encore au sud, qui nous refoulèrent vers les Allobroges. Les peuples se
heurtaient et s’écrasaient, faute de place, et nous apprîmes aux Romains à
combattre, si tant est que nous eussions quelque chose à leur apprendre.
Je me rappellerai toujours le soleil de ces terres du Sud, que j’entrevis du haut
des bateaux d’Agard. Mon destin était, pris par la marche vers le sud des
Teutons, d’être capturé par les Romains et emmené vers la mer que je n’avais
pas vue depuis que je m’étais perdu loin des terres de l’Est. Je devins un esclave
utilisé à des corvées de nettoyage, et c’est ainsi que j’arrivai enfin à Rome.
Il serait trop long de vous dire en détail comment je sortis de cette condition
pour devenir enfin un homme libre, un citoyen et un soldat romain ; bref, comme
j’atteignais mes trente ans, je fis le voyage d’Alexandrie, puis de Jérusalem. Si je
vous ai raconté et ma naissance, et comment je fus baptisé dans le pot
d’hydromel de Tostig Lodbrog, c’est pour vous dépeindre exactement quel était
l’homme qui, monté sur un cheval, passait sous la porte de Jaffa et faisait se
détourner toutes les têtes vers sa haute stature.
Les gens qui étaient présents pouvaient bien, en effet, me regarder. Ils étaient
petits et menus, tous ces Juifs et ces Romains, et n’avaient jamais vu d’hommes
blonds. Tout le long des ruelles étroites, ils s’écartaient sur mon passage, puis
s’arrêtaient, les yeux écarquillés, en regardant fixement cet être fauve, venu du
Nord ou de Dieu sait où.
Presque tous les soldats dont disposait Pilate étaient des auxiliaires, excepté la
poignée de Romains à pied qui gardaient le palais du proconsul, et vingt
cavaliers dont j’étais le capitaine. Les auxiliaires n’étaient pas de mauvais
soldats, mais on ne pouvait pas se fier à eux autant qu'aux Romains. De fait,
c’étaient des guerriers plus réguliers que nous autres, hommes du Nord, qui
étions braves quand le cœur nous disait, mais dont le courage tombait aussi
facilement au gré de notre caprice. Le Romain, lui, était toujours discipliné et
d’humeur égale.
Une femme de la cour d’Hérode s’était liée d’amitié avec l’épouse de Pilate,
et c’est chez ce dernier que je la vis le soir même de mon arrivée. Je l’appellerai
Miriam, car c’est sous ce nom que je l’ai aimée. Si ce n’était pas si difficile de
décrire les charmes d’une femme, je le ferais pour elle. Mais comment traduire
en mots l’émotion ? La séduction féminine ne peut se résumer en paroles. Elle
est bien différente de la perception qui atteint son apogée dans la raison, car elle
se présente sous la forme de sensations et se sublime dans l’émotion, laquelle, on
doit bien l’admettre, est une forme de sensation supérieure.
En général, toute femme exerce sur un homme un charme spécifique ; qu’il
devienne personnel, alors nous l’appelons amour. Miriam avait ce pouvoir
d’aimanter ma personne, ce qui du coup me rendait activement partie prenante
de la séduction qu’elle dégageait : pour moitié, cette attraction venait de ma
propre vitalité d’homme qui me faisait bondir vers elle, dans ses bras grands
ouverts : au fait qu’elle était désirable s’ajoutait le désir qu’elle suscitait en moi.
Miriam était une grande dame, et j’utilise ce terme à dessein. Son corps
splendide dépassait de beaucoup la taille moyenne des femmes de son peuple.
C’était une aristocrate, non seulement par la caste à laquelle elle appartenait,
mais encore de naissance, par ses gestes et son maintien. Elle était intelligente,
avait de l’esprit, et par-dessus tout, elle était femme, comme vous le verrez,
c’était sa féminité qui finalement nous perdit, elle et moi. Son beau visage ovale
était très mat, son opulente chevelure noire avait des reflets bleuâtres, et ses yeux
étaient semblables à deux puits sombres. Il était impossible de trouver dans la
création un homme blond et une femme brune aussi typés que nous l’étions l’un
et l’autre.
Dès le premier abord, nous vibrâmes à l’unisson. Il n’y eut pas en nous de
lutte intérieure, ni d’hésitation ou d’attente. Elle sut aussitôt que j’étais à elle,
comme je compris qu’elle était à moi. Je m’avançai vers elle. Miriam se redressa
à demi, sur le divan où elle était étendue, comme si je ne sais quelle force
magnétique l’avait attirée vers moi. Nos yeux se croisèrent, prunelles bleues
dans prunelles noires, et ne se quittèrent plus, jusqu’au moment où l’épouse de
Pilate, une femme sèche, rigide et fanée, nous sépara d’un rire nerveux.
Alors que je m’inclinais, avec respect, devant l’illustre compagnie, je crus
voir Pilate lancer à l’adresse de Miriam un coup d’œil entendu qui semblait dire :
— N’est-il pas tel que je vous l’ai promis ?
Car je connaissais Pilate d’assez longue date. Il avait appris mon arrivée par
Sulpicius Quirinus, légat de Syrie, et nous avions conversé ensemble, bien avant
qu’il fût envoyé en Judée, comme procurateur, sur le volcan juif de Jérusalem.
La conversation se prolongea entre nous en présence des deux femmes fort
avant dans la nuit. Pilate m’entretint de la situation politique du pays. Il
paraissait inquiet et désireux de confier ses soucis, de demander même un
conseil. Pilate était le type même du Romain, inébranlable et calme, capable de
maintenir d’une main de fer l’autorité de Rome. Et il perdait rarement son sang-
froid, quelque grave que fût la situation.
Mais il était visible cette nuit-là qu’il était fortement préoccupé. L’attitude
des Juifs lui tapait sur les nerfs. Par périodes, ces gens étaient combatifs au
dernier point. Et très subtils, en outre. Les Romains traitaient les choses
carrément, en allant droit au but. Les Juifs, au contraire, pliaient l’échine et, s’ils
attaquaient, c’était par-derrière, en marchant de biais pour s’approcher. D’où
l’irritation de Pilate. Sans cesse ils intriguaient pour diminuer son autorité et, par
suite, celle de Rome, et n’avaient qu’un but : lui faire jouer un rôle de dupe à
propos de leurs dissensions religieuses. Rome, je ne l’ignorais pas, se tenait à
l’écart des querelles religieuses des peuples conquis par elle. Mais les Juifs, par
mille voies tortueuses, parvenaient à donner un tour politique au moindre
événement.
Pilate s’échauffa peu à peu, en exposant la situation présente, les
soulèvements perpétuels et les émeutes fanatiques qui se produisaient à
l’instigation de diverses sectes judaïques.
— Lodbrog, me dit-il, qui pourrait affirmer que ces troubles provoqués, qui
n’ont encore l’apparence que d’un petit nuage dans le ciel bleu, ne grossiront pas
un jour en un orage formidable, plein de coups de tonnerre, de clameurs
assourdissantes et de cliquetis d’armes ? Rome m’a envoyé ici pour maintenir
l’ordre. Et, malgré mes efforts, la Judée n’est qu’un nid de guêpes, sans cesse en
rumeur. Je préférerais mille fois gouverner des Scythes, ou les lointains et
sauvages Bretons, plutôt que ces gens énigmatiques, qui sont toujours à se
chamailler avec Dieu. À cette heure où je parle, un homme m’inquiète surtout,
un pêcheur de poissons qui s’est fait pêcheur d’âmes, et qui va partout, en
prêchant et en accomplissant de prétendus miracles. Qui me dit que, demain, il
n’entraînera pas tout ce peuple à sa suite et ne fera pas éclater sur moi le
mécontentement et la disgrâce de Rome ?
C’était la première fois que j’entendais parler de l’homme nommé Jésus, et
cette conversation me revint par la suite, quand, effectivement, le petit nuage qui
montait au ciel se fut transformé en une tempête déchaînée.
— D’après les rapports qui me sont parvenus à son sujet, poursuivit Pilate, ce
Jésus ne s’adonne pas à la politique. Aucun doute sur ce point. Mais je redoute
que Caïphe, et Anne derrière lui, ne transforment cet homme en une épine aiguë,
destinée à piquer Rome et à ruiner mon crédit.
— Caïphe est grand prêtre, à ce qu’on m’a dit, intervins-je. Mais qui est cet
Anne ?
— Le vrai grand prêtre, répondit Pilate. C’est un rusé renard ! Caïphe a été
nommé par Gratus, mais Caïphe n’est que l’ombre et le porte-parole d’Anne.
— Ils ne vous ont jamais pardonné cette affaire des boucliers votifs, dit
Miriam en plaisantant.
Piqué, Pilate entreprit de raconter cette histoire, qui, au début, n’avait été
qu’une anecdote, sans plus, mais qui avait bien failli le détruire. Très
innocemment, il avait fixé devant son palais deux boucliers, porteurs
d’inscriptions votives. Avant même la fin de la tempête d’insultes qui s’était
abattue sur lui, les Juifs avaient écrit à Tibère leur mécontentement ; Tibère leur
donna raison et réprimanda Pilate.
Je fus heureux, un peu plus tard, de pouvoir m’entretenir avec Miriam. La
femme de Pilate avait trouvé l’occasion de me parler d’elle. Elle était de vieille
souche royale. Sa sœur était la femme de Philippe, tétrarque de la Gaulonite et
de la Batanée. Philippe était aussi le frère d’Antipas, qui, lui, était tétrarque de
Galilée et de Pérée, et tous deux étaient fils d’Hérode, que les Juifs appelaient
« le Grand ». Miriam, comme je l’avais compris, était chez elle à la cour des
deux tétrarques, car elle était du même sang. Aussi, quand elle était jeune fille,
avait-elle été fiancée à Archelaos au moment où celui-ci était ethnarque de
Jérusalem. Elle avait une fortune personnelle, et ce mariage ne lui était pas
nécessaire. De plus, elle avait du caractère, et devait sans aucun doute être très
exigeante dans une affaire aussi importante que le mariage.
Ce fut sans aucun doute un effet de l’air ambiant que nous respirions, mais
dès que nous fûmes ensemble, nous nous mîmes à parler de religion. Les Juifs en
ce temps-là se passionnaient pour la religion comme nous pour les combats et les
banquets. Pendant toute la durée de mon séjour dans ce pays, pas un instant mes
oreilles n’ont cessé de bourdonner de discussions oiseuses sur la vie et la mort,
sur la loi et sur Dieu. Pilate, lui, ne croyait ni aux dieux ni aux diables ni à rien.
Pour lui, la mort, c’était l’obscurité d’un sommeil sans réveil et, pourtant, durant
toutes les années qu’il a passées à Jérusalem, il a toujours été exaspéré par les
inévitables histoires et la passion qu’engendrent les questions religieuses. Au
cours d’un voyage que je fis en Idumée, j’eus pour valet une espèce de crétin qui
n’est jamais arrivé à seller convenablement un cheval, mais qui pouvait, par
contre, discuter sans reprendre haleine, du soir au matin, sur les infimes
différences existant dans l’enseignement de tous les rabbins, de Shemaia à
Gamaliel. Mais pour en revenir à Miriam :
— Alors, me demanda-t-elle un jour, vous vous croyez immortel ? Pourquoi
n’en parlez-vous pas ?
— Eh ! Faut-il que j’aille m’encombrer l’esprit avec des certitudes ?
répondis-je.
— Et à quoi ressemble votre immortalité ? Racontez-moi un peu ça.
Je lui parlais de Niflheim et de Muspell, du géant Imir, qui naquit des flocons
de la neige, de la vache Audhumbla, de Fenrir et de Loki, de Jötun des glaces, de
Thor et d’Odin, et de notre Walhalla. En m’écoutant, elle frappait des mains et,
quand j’eus terminé, elle s’écria, les yeux étincelants :
— Oh ! vous n’êtes qu’un barbare, un grand enfant ! Vous, pauvre géant
fauve, aux cheveux décolorés par le froid ! Vous croyez mille contes de fées et
ne songez qu’à la satisfaction du ventre ! Alors, après votre mort, vous allez au
Walhalla ?
— Oui, esprit et corps.
— Et quoi y faire ?
— Manger, boire et se battre !
— C’est tout ?
— Et faire aussi l’amour. Il nous faut des femmes dans le ciel ! Sinon, à quoi
servirait-il ?
Elle rétorqua :
— Je n’aime pas votre ciel. C’est un endroit vulgaire, où le tumulte de la vie
continue à sévir, ainsi que le froid et la tempête.
— Et votre paradis, à vous, demandai-je, comment est-il ?
— C’est un été sans fin, un printemps et un automne à la fois, où les fleurs
sont toujours écloses, les plus beaux fruits toujours mûrs.
Je secouai la tête et grommelai :
— Moi non plus, je n’aime pas votre ciel. C’est un endroit triste où l’on se
ramollit, un lieu bon tout au plus pour les faibles et les eunuques, pour les obèses
incapables de se remuer, pour des ombres pleurnichardes et non pour des
hommes.
Ses yeux trahissaient la passion qu’elle mettait dans la dispute engagée et
pétillaient ardemment. Elle voulut tenter de me convaincre et de me gagner à sa
foi :
— Mon ciel, reprit-elle, est le vrai séjour des bienheureux !
Je ripostai avec énergie :
— Le seul séjour des bienheureux est le Walhalla ! Songez-y bien ! Qui se
soucie des fleurs, quand elles fleurissent toujours ? Mais, quand l’hiver
rigoureux a pris fin, quand le soleil chasse au loin les longues nuits, quand les
premières fleurs brillent à la surface de la neige fondante, alors, alors seulement,
l’âme et nos yeux ne cessent de regarder… Et le feu ! Le feu glorieux et
sublime ! Quel peut bien être votre paradis, où l’on ignore la joie d’un feu qui
ronfle sous un toit bien clos, alors qu’au-dehors le vent et la neige font rage ?
Miriam sourit doucement.
— Dans votre pays, vous êtes des simples, dit-elle. Vous élevez un toit au
milieu de la neige, vous y allumez un grand feu, et ça suffit. Pour vous, c’est ça,
le paradis. Dans mon paradis à moi, nul besoin de chercher à échapper à la neige
et au vent.
— Non, lui dis-je. Nous construisons des toits et nous allumons des feux pour
pouvoir en sortir et aller dans le froid et la tempête, et ensuite y revenir pour
nous mettre à l’abri du froid et de la tempête. L’homme doit pour vivre vaincre
les éléments, et c’est pour combattre qu’il construit un toit et qu’il allume un feu.
J’en sais quelque chose ! Pendant trois ans, jadis, j’ai été privé, de toit et de feu.
J’avais seize ans, j’étais déjà un homme, mais je n’avais jamais porté de
vêtement en étoffe tissée. Je naquis dans la tempête, après la bataille, et mes
premiers langes furent des peaux de loups. Regardez-moi ; vous saurez quels
hommes peuplent le Walhalla…
Elle me regarda, comme fascinée, et murmura :
— Pauvre géant fauve !
Puis, pensive, elle ajouta :
— Je regrette presque qu’il n’y ait pas d’homme comme vous dans mon ciel.
Je me rapprochai d’elle.
— À chacun de nous, lui dis-je, est réservé le genre de ciel qui lui plaît. Celui
qui m’attend, au-delà du tombeau, est un beau pays ! Je n’affirme pas, pourtant,
que je ne quitterai jamais les salles de festin de notre Walhalla pour venir faire
une incursion dans votre paradis de soleil et de fleurs, pour vous y enlever et
vous emmener avec moi ! C’est comme ça que ma mère a été faite captive…
Il y eut alors, entre nous, un silence. Je la regardai. Elle me regarda. Et ses
yeux ne se baissèrent pas devant les miens. Mon sang, par Odin ! coulait dans
mes veines comme une lave ardente. C’était une femme !
Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Pilate entrant, à ce moment, n’avait
interrompu l’entretien.
— Vous l’entendez, Miriam, railla-t-il. C’est un vrai rabbin, un rabbin de
Teutoberg ! Voici, à Jérusalem, un nouveau prédicateur et une nouvelle doctrine
qui nous sont arrivés. Plus encore que par le passé, vont surgir des discussions
théologiques, des émeutes et des prophètes, portés en triomphe ou lapidés ! Que
les dieux nous sauvent de tous ces exaltés ! Jérusalem est une maison de fous.
Lodbrog, je n’aurais jamais cru ça de vous. Dire que vous voilà maintenant
comme les autres, vous vous emballez et déclamez sur nos fins dernières comme
ces énergumènes qui nous arrivent, chaque jour, du désert. Vivons notre vie,
Lodbrog ! Et une seule à la fois. Cela nous épargnera bien des soucis superflus.
— Continue. Miriam, continue, criait sa femme.
Pendant que nous discutions, elle était restée comme si elle avait été en
transe, les mains étroitement serrées, et j’eus la vague impression qu’elle avait
été déjà corrompue par la folie religieuse de Jérusalem. Elle était en tout cas,
comme je l’ai appris plus tard, passionnée par ces sujets. C’était une femme
maigre, qui semblait minée par la fièvre. Sa peau était tendue sur ses muscles, et
il me semblait que j’aurais presque pu voir à travers ses mains si elle les avait
placées entre la lumière et moi-même. Au fond, ce n’était pas une méchante
femme, mais elle était étonnamment nerveuse, et prêtait foi aux ombres, aux
augures et aux présages. Elle ne trouvait pas indigne d’elle d’avoir des visions et
d’entendre des voix. Moi, je n’avais aucune indulgence pour ce genre de
faiblesses. Je pensais toutefois que c’était une femme sans méchanceté, qui
n’avait aucune mauvaise pensée dans le cœur.
J’étais en mission pour le compte de Tibère, et je dus me résoudre à ne
pouvoir être avec Miriam plus souvent. À mon retour de la cour d’Antipas, elle
s’était rendue à Batanae, auprès de Philippe, où se trouvait sa sœur. Dès que je
fus de retour à Jérusalem, et bien qu’il ne fût pas indispensable à ma mission de
rencontrer Philippe, qui, même faible, était fidèle à la volonté de Rome, je fis le
voyage, en pure perte, jusqu’à Batanae, dans l’espoir de voir Miriam.
Il y eut alors mon voyage en Idumée. Je traversai la Syrie pour obéir aux
ordres du légat impérial Sulpicius Quirinus, qui s’intéressait à mon rapport de
première main sur les affaires de Jérusalem. Ainsi, voyageant beaucoup et loin,
j’avais l’occasion d’observer l’étrangeté des Juifs, qui s’intéressaient à Dieu
avec une extraordinaire passion. Non contents de laisser ces questions aux
prêtres, ils devenaient eux-mêmes un peu prêtres, et se mettaient à prêcher dès
qu’ils trouvaient des oreilles complaisantes. Et ils en trouvaient beaucoup.
Ils abandonnaient à tout moment leurs occupations pour s’en aller errer à
travers le pays, comme des mendiants sur une route, et discuter et se quereller
avec les rabbins et les talmudistes, dans les synagogues et sous les porches des
temples. Ce fut en Galilée, province peu fréquentée, que je croisai la piste de
l’homme qu’on appelait Jésus. C’était, semblait-il, un ancien charpentier, qui
s’était fait ensuite pêcheur, et que ses compagnons de travail, abandonnant leurs
filets, avaient finalement suivi dans sa vie errante. D’aucuns le considéraient
comme un authentique prophète. Mais, pour la majorité des gens, il passait pour
fou. Mon crétin de valet, qui se targuait de connaître comme pas un le Talmud,
ricana quand passa Jésus, le traitant de roi des mendiants, parce que, m’expliqua-
t-il, selon la doctrine appelée Ébionisme, le ciel était réservé aux seuls pauvres,
alors que les riches et les puissants brûleraient éternellement dans un lac de feu.
Je remarquai que c’était la coutume du pays de traiter de fou son semblable.
À mon avis, fous, ils l’étaient tous. Il y avait une épidémie de prophètes, qui
chassaient les démons à l’aide de charmes magiques, guérissaient les maladies
par l’imposition des mains, absorbaient impunément des poisons réputés
foudroyants et maniaient sans danger les serpents les plus venimeux. Ils se
retiraient au désert pour y jeûner et en revenaient pour proclamer quelque
nouvelle doctrine, rassembler la foule autour d’eux et engendrer une secte de
plus, qui se divisait bientôt en quatre ou cinq autres sectes divergentes, séparées
entre elles par des points de détail dans l’interprétation de cette doctrine.
— Par Odin ! disais-je à Pilate, un peu de nos frimas et de notre neige du
Nord leur rafraîchirait les idées. Le climat d’ici est bien trop doux. Au lieu de
construire des maisons et d’aller à la chasse pour avoir de la viande, ils passent
leur temps à échafauder des doctrines.
— Et à changer la nature de Dieu, ajouta Pilate d’un ton revêche. Maudite
soit la doctrine !
— C’est bien mon avis, dis-je. Si jamais je sors l’esprit sain de ce pays de
fous, je crois bien que je tuerai le premier type qui osera m’entretenir de ce que
je deviendrai après ma mort.
Jamais on ne vit pareils agités. Pour eux, toute chose sous le soleil était pie ou
impie. Ces gens-là, qui étaient experts quand il s’agissait de couper les cheveux
en quatre, n’entendaient goutte à la notion romaine de l’État. Les proconsuls et
gouverneurs que leur envoyait Rome étaient sur les dents. Ils voyaient en tout,
dans les aigles romaines, dans les statues et même dans les boucliers votifs
suspendus devant la demeure de Pilate, un attentat à leurs croyances.
Le prélèvement du cens par les Romains était considéré comme une
abomination. Le cens était cependant la base même de l’impôt romain.
L’imposition par l’État était un crime contre leur loi et contre leur Dieu. Oh !
cette loi ! Ce n’était pas la loi romaine, mais leur loi, qu’ils appelaient la loi de
Dieu. Il y avait les zélotes, qui tuaient tous ceux qui violaient cette loi. Pour un
procurateur, le fait de punir un zélote pris en flagrant délit de meurtre, c’était
provoquer une émeute, faire naître une insurrection.
Tout, dans cet étrange pays, se faisait au nom de Dieu. Il y avait ceux que les
Romains appelaient les thaumaturges. Ils accomplissaient des miracles pour
prouver la vérité de leur dogme. Mais j’ai toujours pensé qu’il était dépourvu de
sens de vouloir prouver la table de multiplication en changeant un bâton en
serpent, voire en deux serpents. Pourtant voilà ce que faisaient ces thaumaturges
à la plus grande joie des gens du peuple.
Dieux du ciel, quelle quantité de sectes il y avait ! Pharisiens, esséniens,
sadducéens, elles étaient légion ! Elles ne se signalaient pas plutôt à l’attention
par quelque bizarrerie qu’on les voyait devenir un vrai parti politique. Coponius,
quatrième procurateur avant Pilate, eut beaucoup de mal à écraser la rébellion
des gaulonites, qui avait pris naissance de cette façon, et qui s’étendait sur tout le
pays depuis Camala.
À mon retour à Jérusalem, cette agitation était à son comble. Elle croissait
sans cesse. La foule courait de droite et de gauche, en jasant, pérorant et
déclamant. Les uns annonçaient que la fin du monde était proche. D’autres
déclaraient imminente la ruine seule du Temple. Des révolutionnaires
chevronnés proclamaient le terme de la loi romaine et l’avènement prochain
d’un nouveau royaume des Juifs.
Je remarquai que Pilate semblait par ricochet nerveux et anxieux à son tour. Il
était clair que tout cela lui donnait du fil à retordre. Toutefois je dirais, comme
on va le voir, qu’il avait opposé à leur subtilité une égale subtilité. Ayant vu ce
que j’ai vu, je ne doute pas qu’il eût confondu plus d’un beau parleur de
synagogue :
— Donnez-moi la moitié d’une légion romaine, me disait-il avec regret, et
j’étrangle Jérusalem… Et après on me rappellerait pour la peine, du moins je le
suppose !
Comme moi, il n’avait que peu confiance dans les auxiliaires, et nous
n’avions qu’une poignée de soldats romains.
Je fus logé dans son palais même et, à ma vive satisfaction, j’y retrouvai
Miriam. Mais la situation politique était trop tendue, trop de graves soucis
troublaient l’heure présente pour que nous eussions beaucoup le loisir de deviser
d’amour.
Toute la ville bourdonnait, comme un nid de guêpes irritées. La grande fête
appelée la Pâque (encore une affaire religieuse !) était proche, et des milliers de
gens affluaient des campagnes pour venir, selon la tradition, la célébrer à
Jérusalem. Ces pèlerins n’étaient pas moins loquaces et bruyants que les
citadins. La ville en regorgeait à ce point que beaucoup d’entre eux étaient
contraints de camper en dehors des murs. Je demandai à Pilate si cette
effervescence était due aux enseignements du pêcheur errant, ou à la haine des
Juifs contre Rome. Il me répondit :
— Un dixième, pas plus, de toute cette agitation provient de ce Jésus. Caïphe
et Anne en sont la cause principale. Ce sont eux qui excitent tout le peuple. Dans
quelle intention ? Je l’ignore encore.
Ici Miriam intervint :
— Il est certain que dans cette effervescence Caïphe et Anne ont leur part,
leur grosse part de responsabilité. Mais vous, Ponce Pilate, vous n’êtes qu’un
Romain, vous ne voyez pas la situation sous son véritable jour. Si vous étiez juif,
vous comprendriez qu’il ne s’agit pas seulement ici de disputes de thaumaturges
et de sectaires, ni de vous causer, à vous et à Rome, des embarras volontaires. Le
grand prêtre, les pharisiens, tous les Juifs intelligents, Hérode Antipas, Hérode
Philippe et moi-même, nous luttons tous pour notre existence.
» Ce pêcheur peut être un fou. Mais sa folie n’est pas dénuée d’artifices. Il
prêche la doctrine du pauvre. Il menace notre loi. Et notre loi, c’est notre vie
même, vous ne l’ignorez pas. Nous en sommes jaloux, comme de l’air que nous
respirons. Prétendre nous la supprimer, c’est comme si on vous supprimait, en
vous étranglant, l’air nécessaire à vos poumons. La lutte est engagée entre
Caïphe et Anne, avec tout ce qu’ils représentent, et le pêcheur. Ils le détruiront
ou il les détruira.
La femme de Pilate écoutait de toutes ses oreilles.
— Il est étrange, en vérité, dit-elle, qu’un simple pêcheur ait une telle
puissance. D’où tient-il son pouvoir ? Je serais curieuse de connaître cet homme,
de le voir de mes yeux.
Le front de Pilate, à ces mots, se plissa encore davantage. Il était clair que sa
nervosité s’aggravait par contrecoup de celle de sa femme.
— Si vous tenez tant à le voir, dit en riant Miriam, allez le chercher dans les
bouges de la ville. Vous le trouverez à boire du vin, en compagnie de
prostituées. Jamais on n’a vu à Jérusalem un prophète aussi étrange !
— Et quel mal y a-t-il à cela ? demandai-je, conduit contre ma volonté à
prendre la défense du pêcheur. Moi aussi, j’ai bu comme un trou, non ? et j’ai
passé des nuits bizarres dans toutes les provinces. L’homme sera toujours un
homme, et ses façons de faire sont toujours celles des hommes, autrement je
serais fou moi aussi, ce que je refuse d’être.
Miriam secoua la tête pour dire :
— Il n’est pas fou : c’est pire, il est un individu dangereux. Tout ébionite est
dangereux. Il détruira tout ce qui est établi, c’est un révolutionnaire. Il détruirait
le peu qui nous reste de l’État juif et du Temple.
Pilate hocha alors la tête.
— Il ne fait pas de politique. J’ai reçu un rapport à son sujet, ce n’est qu’un
visionnaire. Il n’y a en lui aucun esprit de révolte. Il dit même qu’il faut payer
l’impôt aux Romains.
— Mais vous ne comprenez toujours pas, insista Miriam. Ce n’est pas son
but. C’est un résultat, si son but est atteint, qui fera de lui un révolutionnaire. Je
doute qu’il prévoie les résultats, mais c’est un fléau, et, comme à tout fléau, il
convient de lui barrer la route.
— De tout ce qu’on m’a dit, c’est un homme simple, il a bon cœur, il n’a pas
une once de méchanceté, déclarai-je.
Sur quoi je racontai la guérison de dix lépreux, à laquelle j’avais assisté en
Samarie, lorsque je me rendais à Jéricho.
La femme de Pilate s’extasia sur ce que je venais de dire. À nos oreilles
arrivaient les échos lointains des cris et des clameurs dans la rue : nous sûmes
alors que les soldats la dégageaient en refoulant la foule.
— Vous croyez alors à ce miracle, Lodbrog ? me demanda Pilate. Vous
croyez qu’en un instant les plaies de ces malheureux ont disparu ?
— Je les ai vus guéris, répondis-je… Je m’en suis assuré de mes propres
yeux. Ils n’avaient plus trace de lèpre.
— Mais les aviez-vous vus malades, avant la guérison ? insista Pilate.
— Non. Mais tout le monde, autour de moi, me l’a certifié, et eux les
premiers. Ils étaient extasiés. L’un d’eux, assis au soleil, n’arrêtait pas
d’examiner chaque parcelle de son corps. Il observait sans cesse sa chair lisse, et
n’en revenait pas. Il restait là, en plein soleil, les yeux rivés sur sa peau,
indifférent à tout.
Pilate eut un sourire de dédain, et je vis que Miriam partageait ce même
scepticisme. La femme de Pilate, au contraire, avait les apparences d’un corps
sans vie. Elle respirait à peine, les prunelles dilatées.
Amblivius dit alors :
— Caïphe a appris – il me l’a dit hier – que le pêcheur crie sur tous les toits
qu’il précède Dieu sur la terre, et qu’il créera un nouveau royaume sur lequel
Dieu régnera…
— Cela signifierait la fin de la domination romaine, fis-je.
— C’est ce que Caïphe et Anne trament pour embrouiller Rome, expliqua
Miriam. Mais ce n’est pas vrai, c’est un mensonge qu’ils ont créé de toutes
pièces.
Pilate hocha la tête et demanda :
— N’y a-t-il pas dans vos annales une prophétie que les prêtres ont dénaturée
en songeant à l’esprit de ce pêcheur ?
Elle en fut d’accord. Je mentionne cet incident pour montrer combien Pilate
avait étudié en profondeur ce peuple qu’il s’efforçait de maintenir dans le calme.
— Ce que j’ai entendu, continua Miriam, c’est que ce Jésus prêche la fin du
monde et l’avènement du royaume de Dieu, pas sur cette terre, mais dans le ciel.
— J’ai eu des rapports à ce sujet, dit Pilate. C’est vrai. Ce Jésus tient pour
équitable l’impôt qu’il faut payer à Rome. Il dit que Rome doit gouverner
jusqu’à ce que tout gouvernement disparaisse avec la disparition de ce monde. Je
vois beaucoup plus clairement le tour qu’Anne est en train de me jouer.
— Quelques-uns de ses disciples, dit spontanément Amblivius, proclament
qu’il est Dieu lui-même.
— Personne ne m’a jamais dit ça, répondit Pilate.
— Et pourquoi pas, murmura sa femme, pourquoi pas ? Les dieux sont déjà
descendus sur la terre.
— Allons, dit Pilate. J’ai su par des rapports dignes de foi qu’en récompense
d’un miracle qu’avait réalisé ce Jésus nourrissant de quelques pains et de
quelques poissons une multitude de gens, ces fous de Galiléens voulurent le
couronner. Ils souhaitaient le faire roi contre sa volonté. Pour leur échapper, il
partit dans la montagne. Il n’y a aucune folie là-dedans. Il était bien trop sage
pour accepter le destin qu’ils lui auraient imposé.
— C’est exactement le tour qu’Anne veut vous jouer, continua Miriam. Ils
réclament pour lui le titre de roi des Juifs : c’est une atteinte à la loi romaine.
C’est Rome qui doit pactiser avec lui.
Pilate haussa les épaules.
— C’est plutôt un roi des mendiants, ou bien un roi des rêveurs. Mais il n’est
pas fou. C’est un visionnaire, mais il n’a aucune vue sur le pouvoir de ce monde.
Que toutes les chances l’accompagnent dans l’autre monde, car c’est en dehors
de la juridiction de Rome.
— Il dit que la propriété est un péché : c’est cela qui touche le plus les
pharisiens, dit Amblivius.
Pilate rit de bon cœur.
— Le roi des mendiants et ses amis les mendiants respectent au plus haut
point la propriété, expliqua-t-il. Il n’y a pas si longtemps, ils avaient même un
trésorier pour veiller sur leurs richesses. Son nom était : Judas, et il s’est dit qu’il
leur volait leur argent dans la bourse commune dont il était le dépositaire.
— Jésus ne volait pas ? demanda la femme de Pilate.
— Non, répondit Pilate. C’était Judas, le trésorier.
— Mais qui était donc ce Jean ? demandais-je. Il a eu des ennuis sur le
chemin de Tibériade, et Antipas l’a fait exécuter.
— C’en était un autre, répondit Miriam. Il est né près d’Hébron. Il était plein
de ferveur et habitait le désert. Lui ou bien ses disciples proclamaient qu’il était
Élie ressuscité. Élie, voyez-vous, était l’un de nos anciens prophètes.
— Était-il un meneur ? demandai-je.
Pilate sourit, hocha la tête et dit :
— Il se fâcha avec Antipas au sujet d’Hérodiade. Jean était un moraliste.
C’est une trop longue histoire ; quoi qu’il en soit, il a payé de sa tête. Non, il n’y
avait rien de politique dans toute cette affaire.
— Il y a aussi des gens qui prétendent que Jésus est le fils de David, dit
Miriam. Mais c’est absurde. Personne ne le croit à Nazareth. Voyez-vous, il a là-
bas toute sa famille, et même ses sœurs qui sont maintenant mariées ; tout le
monde les connaît. Ce sont des gens simples, d’origine modeste.
— Je souhaiterais que le rapport que je dois faire à Tibère sur ces événements
compliqués soit aussi simple, murmura Pilate. Maintenant que ce pêcheur est à
Jérusalem, la ville est peuplée de pèlerins prêts à troubler l’ordre, et Anne
n’arrête pas de les échauffer.
— Mais avant que tout arrive, il s’en ira, prédit Miriam. Il vous laissera
terminer sa tâche, et vous ne pourrez vous y soustraire.
— Quelle est cette tâche ?
— Faire exécuter ce pêcheur.
Pilate secoua la tête avec entêtement, mais sa femme s’écria :
— Non, non ! Ce serait une injustice honteuse. Cet homme n’a rien fait de
mal. Rien contre Rome.
Elle regarda Pilate d’un air suppliant, mais celui-ci continuait à hocher la tête.
— Qu’ils fassent comme bon leur semble, tout comme Antipas, grommela-t-
il. Ce pêcheur n’a aucune importance à mes yeux, mais je ne serai pas dupe de
leur combinaison. S’ils doivent le faire mourir, eh bien, qu’ils le fassent périr.
C’est leur affaire.
— Mais vous n’allez tout de même pas les laisser faire, s’écria la femme de
Pilate.
— Il me faudrait bien du temps pour essayer d’expliquer à Tibère pourquoi je
m’en suis mêlé, telle fut sa réponse.
— Peu importe ce qui va arriver, dit Miriam. Je vous vois déjà en train
d’écrire des explications ; cela ne saurait tarder, car Jésus est déjà parvenu à
Jérusalem, avec beaucoup d’autres pêcheurs, ses compagnons.
Pilate montra l’irritation que cette nouvelle lui causait.
— Je me moque de ses allées et venues, déclara-t-il. J’espère ne jamais le
rencontrer.
— Comptez sur Anne pour vous le dénicher, fit Miriam, et pour l’amener à
votre porte.
Pilate haussa les épaules, et l’entretien prit fin. La femme de Pilate, nerveuse
et surexcitée, regagna avec Miriam ses appartements. Il ne me restait plus qu’à
aller me coucher, et à m’assoupir au murmure bourdonnant de cette ville de fous.
Dès le lendemain, les événements se précipitaient. Au cours de la nuit, les
esprits, déjà survoltés, se surchauffèrent encore. Lorsque à midi je sortis à cheval
avec une demi-douzaine de mes hommes, les rues de la ville étaient tellement
grouillantes de monde que j’avais peine à m’y frayer un chemin. Plus encore que
de coutume, les gens renâclaient à me laisser place et, si les regards avaient pu
tuer, j’aurais été bientôt mort. On ne se gênait pas pour cracher devant moi, en
guise d’insulte, et de toutes les bouches s’élevaient des grognements et des
huées.
Moins j’étonnais les Juifs, plus j’étais détesté, parce que je portais le harnais
détesté de Rome. Dans n’importe quelle autre ville, j’aurais donné ordre à mes
gens de faire taire tous ces coquins fanatiques à coups de plat de glaive. Mais
nous étions à Jérusalem, la fièvre montait et ce peuple n’était pas capable de
faire une distinction entre l’idée de l’État et celle de Dieu.
Anne le sadducéen avait fait bonne besogne ! Peu importait ce que lui et
Caïphe pouvaient croire de la réalité profonde de la situation, il était évident que
la foule avait été bien conditionnée pour penser que Rome avait mené l’affaire.
Je croisai Miriam dans la cohue. Elle allait à pied, suivie seulement, par une
de ses femmes. Ce n’était pas le moment d’afficher son rang dans un pareil
tumulte. Par sa sœur, elle était en effet la belle-sœur d’Antipas, que presque tout
le monde détestait. Elle portait donc des vêtements fort simples, avait le visage
couvert, et pouvait passer pour n’importe quelle femme juive d’humble
condition. Mais elle ne pouvait pas me dissimuler, à moi, la noblesse de son
allure et sa démarche élégante, si différentes de celles des autres femmes, et dont
j’avais si souvent rêvé.
Nous échangeâmes rapidement quelques mots, alors qu’un mouvement de la
foule la bousculait et nous bousculait : tous, moi, mes hommes et mes chevaux.
Miriam s’abrita dans le retrait d’angle d’une maison.
— Est-ce qu’ils ont arrêté le pêcheur ? demandai-je.
— Pas encore. Il est actuellement hors des murs de Jérusalem. Il vient
d’arriver, à dos d’âne, et la foule se presse à ses côtés. Quelques pauvres dupes
l’ont salué du nom de roi des Juifs. C’est le prétexte tout trouvé, dont se servira
Anne, pour obliger Pilate à agir. Si la sentence de cet homme n’est pas encore
prononcée, elle est déjà écrite. Ce pêcheur est un homme mort.
— Mais Pilate ne va pas l’arrêter, fis-je.
Miriam remua la tête.
— C’est Anne qui va s’en charger. Puis ils l’emmèneront devant Caïphe et la
sentence sera la mort. On le lapidera certainement.
— Mais le sanhédrin n’est pas habilité pour le condamner à mort, protestai-je.
— Jésus n’est pas romain, répliqua-t-elle. Il est juif, et, par la loi du Talmud,
il doit être condamné à mort, car il a blasphémé contre la loi.
Ce fut mon tour de remuer la tête.
— Caïphe n’a aucun droit de le condamner.
— C’est Pilate lui-même qui veut qu’il prenne ce droit.
— Mais c’est une bonne question du point de vue légal, insistai-je. Vous
savez comment sont les Romains dans ce genre d’affaires.
— Bon, alors Anne éludera la question, dit-elle avec un sourire, en obligeant
Pilate à le faire crucifier. De toute façon, ce qui sera fait sera bien fait.
À cet instant, une nouvelle vague humaine déferla sur nos chevaux, pressa à
les briser nos jambes les unes contre les autres. Un de ces fanatiques était tombé,
et je pouvais sentir mon cheval, qui le piétinait, ruer et se cabrer à demi. Je
pouvais aussi entendre l’homme hurler, et un tumulte menaçant monta vers moi.
Mais je me retournai pour crier à Miriam :
— Vous êtes bien dure envers un homme dont vous avez dit vous-même qu’il
ne portait en lui aucun mal.
— Je suis dure envers le mal qui arrivera s’il continue à vivre, répondit-elle.
J’avais à peine pu entendre ces derniers mots qu’un homme surgit de la foule,
saisit d’une main la bride de mon cheval et, de l’autre, agrippa ma jambe pour
tenter de me désarçonner. J’appliquai à l’homme un soufflet de ma large main,
qui lui couvrit toute la figure et lui fit lâcher prise. Les habitants de Jérusalem
n’ont pas l’habitude d’être battus par de vrais hommes. Je me suis souvent
demandé si je ne l’avais pas tué.
Le jour suivant, je retrouvai Miriam au palais de Pilate. Elle me parut plongée
dans un rêve. À peine si elle leva les yeux vers moi. À peine si elle sembla me
reconnaître. Son regard étrange, comme ébloui et perdu au loin, me rappela celui
des lépreux sur la route de Jéricho, en Samarie.
Elle fit un effort pour redevenir maîtresse d’elle-même. Je la saluai. Mais elle
continua à ne pas me voir et, comme elle s’était levée, je vins me mettre devant
elle pour lui barrer le passage.
Elle s’arrêta et s’aperçut alors de ma présence. Puis elle murmura
machinalement quelques paroles, tandis que ses yeux plongeaient en moi. Jamais
je n’avais vu, à aucune femme, des yeux semblables. Il y avait en eux un
message indéchiffrable.
— Je l’ai vu, Lodbrog, dit-elle enfin, à voix basse. Je l’ai vu.
— Fassent les dieux, répondis-je en manière de plaisanterie, qu’en vous
voyant, lui n’ait pas senti son cœur s’attendrir comme semble le faire le vôtre.
Elle ne prêta aucune attention à mes paroles. Ses yeux demeurèrent chargés
de la vision qui était en eux et elle voulut continuer son chemin. Une seconde
fois, je la retins.
— Qui est cet homme ? lui demandai-je. Un homme qui vient de ressusciter
sous vos yeux pour avoir fait briller votre regard de cette lueur singulière ?
— C’est celui qui a ressuscité les autres, me répondit-elle. Je crois
franchement que lui, ce Jésus, a ressuscité des morts. Il est le prince de la
Lumière et le Fils de Dieu. Je l’ai vu. Il est vraiment le Fils de Dieu.
Je ne comprenais rien de ce qu’elle disait, sinon qu’elle avait vu le pêcheur
vagabond, et qu’elle avait été entraînée dans sa folie. Car la Miriam que j’avais
sous les yeux en ce moment n’était certes pas la même Miriam qui le stigmatisait
comme un fléau, et qui demandait qu’on l’écrasât comme on le fait de n’importe
quel fléau.
— Alors, il vous a ensorcelée ! m’écriai-je avec colère.
Des larmes contenues humectèrent ses yeux, qui en parurent plus profonds
encore.
— Oh ! Lodbrog ! la fascination qui est en lui dépasse toute pensée, toute
description. Le regarder, seulement, c’est savoir qu’il existe un havre de bonté et
d’indulgence. Je l’ai vu, je l’ai entendu. Je distribuerai tous mes biens aux
pauvres et je le suivrai.
Sa croyance était telle que je l’acceptais totalement, comme j’avais admis
l’émerveillement des lépreux de Samarie à la vue de leurs corps guéris. Mais
j’étais tout de même profondément déçu qu’une femme de son intelligence pût
être si facilement troublée par un vagabond faiseur de miracles.
— Suivez-le donc, ripostai-je en ricanant, ce prophète voyageur ! Et quand il
sera roi, il vous fera partager sa couronne.
Elle fit un signe de tête affirmatif. J’aurais vraiment pu la frapper en plein
visage, pour la punir de sa folie. Je m’écartai, et elle s’éloigna, en murmurant :
— Son royaume n’est pas de ce monde. Il est le fils de David et le Fils de
Dieu. Il est tout ce qu’il a dit qu’il était, et tout ce qu’on a dit sur lui n’est que du
bien.
Je trouvai Pilate en train de rire tout bas.
— Un homme sage venu de l’Orient. C’est un penseur, ce pêcheur illettré.
J’ai fait faire une enquête sur lui, très sérieuse, et j’ai eu récemment des rapports.
Il n’a pas besoin de faire des miracles, car il se joue des plus rusés. On lui a
tendu des pièges, et il s’en est gaussé ! Écoutez donc ça !
Et il se mit à me raconter comment Jésus avait confondu ceux qui essayaient
de le confondre, en amenant devant lui, pour qu’il la condamnât, une femme
prise en flagrant délit d’adultère.
— Et l’impôt, continua Pilate d’un air triomphant. Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu – c’est ce qu’il leur a répondu. C’était une ruse
d’Anne, et c’est Anne qui a été déconcerté ! Voilà enfin un Juif qui comprend
notre conception romaine de l’État.
Puis je vis la femme de Pilate. En regardant au fond de ses yeux, je sus tout
de suite, après avoir vu le regard de Miriam, que cette femme nerveuse et
éperdue avait aussi vu le pêcheur.
— Le divin est en lui, murmura-t-elle à mon intention. Il y a en lui la
certitude d’être habité par Dieu.
— Mais est-il Dieu lui-même ? fis-je, car il fallait bien que je dise quelque
chose.
Elle secoua la tête.
— Je ne le sais pas. Il ne le dit pas, en tout cas. Mais une chose est sûre, c’est
qu’il est de l’étoffe dont les dieux sont faits.
C’est un charmeur de femmes, en tout cas, dis-je en moi-même et en guise de
conclusion, tandis que je laissais la femme de Pilate vagabonder dans ses rêves
et ses fantasmes.
Ce qui s’ensuivit est connu de tous. C’est au cours de ses derniers jours que
j’ai appris qu’il était également un charmeur d’hommes. Il charma Pilate. Il me
charma.
Après que Jésus, arrêté par ordre de Caïphe, eut été condamné à mort par le
sanhédrin, ou tribunal des prêtres, il fut, au milieu d’une populace hurlante,
envoyé à Pilate pour l’exécution de la sentence.
Or Pilate ne se souciait nullement de faire périr Jésus, qu’il continuait à
considérer comme un simple visionnaire, et non comme un séditieux. La vie
d’un homme, en elle-même, lui importait peu et il en aurait fait périr cent, s’il
avait estimé que leur mort importait à sa propre sécurité et à l’intérêt de Rome.
La loi de Rome était d’airain, et du même métal étaient les hommes chargés de
l’appliquer dans les pays conquis. Pilate pensait et agissait en exécutant docile
d’une législation désincarnée. Mais il n’aimait pas qu’on cherchât à lui forcer la
main. Il sortit donc de chez lui la mine renfrognée, pour aller au-devant du
prisonnier qu’on lui amenait. Et le charme aussitôt s’empara de lui.
J’étais présent ; je le sais. C’était la première fois que Pilate le voyait, et il
sortit en colère. Nos soldats étaient tout prêts à nettoyer le tribunal de cette
vermine bruyante. Et, dès que Pilate eut jeté les yeux sur le pêcheur, il fut
subjugué – non, il devint soucieux. Il se déclara incompétent, et demanda qu’on
jugeât le pêcheur selon la loi des Juifs, et qu’on le traitât selon leur loi puisqu’il
était juif, et non pas romain. Les Juifs n’avaient jamais été aussi soumis aux lois
romaines. Ils proclamèrent qu’il était illégal à leurs yeux, sous les lois romaines,
de condamner un homme à mort. Antipas avait pourtant fait décapiter Jean, sans
que l’on y eût trouvé à redire.
Puis Pilate les laissa dans le tribunal à ciel ouvert et s’en fut seul avec Jésus
dans le prétoire. Que se passa-t-il entre eux, je l’ignore, mais je puis dire que,
lorsque Pilate réapparut, il avait changé. Ce qu’il ne voulait pas faire naguère,
pour ne pas être la dupe d’Anne, il se refusait à le faire maintenant parce qu’il
avait posé son regard sur le pêcheur. Il désirait alors sauver le pêcheur. Et
pendant tout ce temps, la populace criait : « Crucifiez-le, crucifiez-le ! » Tu
connais, cher lecteur, la sincérité des efforts de Pilate. Tu sais qu’il a essayé de
mystifier la foule en présentant Jésus comme un fou inoffensif, puis, en offrant
de le libérer selon la coutume qui voulait que l’on relâchât un prisonnier pour la
Pâque. Et l’on sait aussi que les prêtres, par leurs chuchotements, poussèrent
immédiatement la foule à réclamer la libération du meurtrier Barabbas.
Pilate luttait en vain contre le destin qui lui avait été réservé par les prêtres. Il
espérait se dérober à cette transaction par le rire et le sarcasme.
Il appela par dérision Jésus roi des Juifs, et ordonna que lui fût administré le
fouet. Son espoir secret était que tout cela se terminerait par un immense éclat de
rire, et qu’on oublierait tout dans l’hilarité.
Je suis heureux de dire qu’aucun soldat romain ne prit part à ce qui allait
suivre. C’étaient les soldats des troupes auxiliaires qui couronnèrent et revêtirent
Jésus d’un manteau, mirent entre ses mains le roseau qui symbolisait sa toute-
puissance et, s’agenouillant, le proclamèrent roi des Juifs. Bien que toute cette
mascarade eût échoué, c’était un jeu destiné à câliner les esprits. Et en y
assistant, j’appris le charme de Jésus. Malgré la cruelle dérision de sa situation, il
était royal, et je fus calmé en le regardant. C’était sa propre sérénité qui me
pénétrait. J’étais calmé et satisfait, et sans aucun ressentiment. Cela devait
arriver, et tout était comme il avait été dit. La sérénité de Jésus au cœur du
tumulte et de la souffrance m’inspira la même sérénité. J’étais à peine effleuré
par la pensée de le sauver.
D’un autre côté, j’avais vu trop de merveilles de la nature humaine dans les
années mouvementées et diverses que j’avais vécues pour être poussé à des actes
de folie en face de cette merveille si particulière. J’étais toute sérénité, je n’avais
rien à dire, pas de jugement à porter ; je savais que ces événements dépassaient
mon entendement et qu’ils devaient se produire.
Pilate luttait encore, et le tumulte s’amplifiait. On demandait du sang dans
tout le tribunal, tout le monde exigeait qu’on crucifiât Jésus. Pilate s’en retourna
dans le prétoire. Ses efforts pour faire passer tout cela pour une farce ayant
échoué, il essaya de récuser la juridiction. Jésus n’était pas de Jérusalem, il était
sujet d’Hérode Antipas, et il devait lui être renvoyé.
Mais une clameur furieuse se répandait maintenant dans toute la ville. Nos
troupes, à l’extérieur du palais, avaient déjà été balayées par le vaste mouvement
de rue. Des émeutes avaient commencé, et elles pouvaient, en un clin d’œil,
tourner à la guerre civile et à la révolution. Mes vingt légionnaires étaient
disponibles et prêts à se battre. Ils n’aimaient pas plus que moi les Juifs
fanatiques et ils auraient accueilli avec joie mon ordre de nettoyer le tribunal
sabre au clair.
Lorsque Pilate ressortit, on ne put pas entendre les mots qu’il prononça pour
renvoyer le procès de Jésus à Antipas, car la foule hurlait à la trahison de Pilate :
s’il laissait le pêcheur libre, il n’était pas ami de Tibère ! Tout près de moi, un
fanatique, tout pouilleux, avec une longue barbe et des longs cheveux, n’arrêtait
pas de sauter en psalmodiant sans trêve : « Tibère est empereur, il n’y a pas de
roi des Juifs, Tibère est empereur, il n’y a pas de roi des Juifs ! » Je perdis
patience, le tapage que faisait cet homme était une insulte. Je posai comme par
mégarde sur un de ses pieds ma lourde sandale, qui l’écrasa. Mais le fou ne parut
pas y prêter attention, il était trop fou pour être conscient de la douleur. Il
continua à chanter : « Tibère est empereur, il n’y a pas de roi des Juifs ! »
Je vis Pilate hésiter. Pilate, le gouverneur romain, pour l’instant n’était plus
que Pilate l’homme, avec une colère tout humaine contre ces créatures
misérables qui réclamaient le sang d’un être plein de bonté et de douceur, de
bravoure et de gentillesse comme Jésus.
Je vis Pilate hésiter. Ses yeux errèrent sur moi, comme s’il avait été sur le
point de me dire de lâcher mes hommes, et je fis un pas en avant, dégageant le
pied que j’écrasais. J’avais envie de compléter le vœu à moitié formulé de Pilate
de nettoyer le tribunal dans le sang, de le débarrasser de cette vermine infâme et
hurlante.
Ce ne fut pas l’indécision de Pilate qui me détermina, car c’est Jésus qui
emporta notre décision, à Pilate et à moi. Jésus me regardait, et c’était lui qui me
commandait. Je le dis, ce pêcheur vagabond, ce pêcheur erratique, ce Galiléen à
la dérive, me commandait. Il n’avait pas eu besoin de faire entendre une seule
parole – mais il me commandait, et son ordre était aussi impératif qu’un coup de
clairon. Je ne fis pas un pas, pas un geste de la main, car qui étais-je pour
contrecarrer la volonté et le destin de cet homme si calme et si paisible ? Et,
tandis que je demeurais sans bouger, je compris tout le charme que son être
dégageait – tout ce qui, en lui, avait charmé Miriam et la femme de Pilate, et qui
avait charmé Pilate lui-même.
On connaît la suite. Pilate se lava les mains du sang de Jésus, et les émeutiers
acceptèrent que le sang du crucifié retombât sur leurs têtes et sur celles de leurs
enfants. Pilate donna ses ordres pour la crucifixion. La populace était satisfaite et
derrière elle, Caïphe, Anne et le sanhédrin étaient aussi satisfaits. Ce n’est pas
Pilate, ni Tibère, ni les soldats romains qui crucifièrent Jésus, mais les
gouverneurs et les politiciens qui étaient aussi les prêtres de Jérusalem, et je le
sais, car j’en ai été témoin. Certainement, contre ses intérêts les plus avoués,
Pilate aurait sauvé Jésus, si Jésus n’avait pas tenu lui-même à ne pas être sauvé.
Pilate eut une dernière moquerie à l’adresse de ce peuple qu’il détestait ; en
hébreu, en grec et en latin il fit clouer sur la croix de Jésus un écriteau sur lequel
on pouvait lire : « Le roi des Juifs », cela malgré les protestations des prêtres.
C’était sous ce prétexte qu’ils avaient forcé la main de Pilate, et par ce prétexte,
qui était un défi et une insulte au peuple juif, Pilate pouvait maintenir sa
décision. Pilate s’associait à une abstraction qui n’avait jamais existé dans la
réalité. Cette abstraction était une tromperie et un mensonge fabriqués par la
méchanceté des prêtres. Ni eux ni Pilate n’y ajoutaient foi, et Jésus la repoussait.
Cette abstraction, c’était le « roi des Juifs ».
L’orage était apaisé dans la cour du tribunal, et l’excitation était tombée. La
révolution avait été évitée ; les prêtres étaient satisfaits, la populace aussi. Pilate
et moi-même nous étions profondément dégoûtés et las de toute cette affaire.
Cependant, pour lui comme pour moi, un nouvel orage allait éclater
immédiatement. Alors qu’on emmenait Jésus, une des femmes de Miriam vint
me chercher, pour me conduire près d’elle. Et je vis Pilate, qu’une des servantes
de sa femme était aussi allée quérir, s’exécuter comme moi.
— Lodbrog, j’ai tout entendu !
Ce fut par ces mots que Miriam m’accueillit. Nous étions seuls, et elle était
contre moi, cherchant un abri dans mes bras.
— Pilate, continua-t-elle, s’est laissé faiblir, il a donné l’ordre qu’on le
crucifie. Mais il est encore temps de le sauver. Vos hommes vous sont dévoués,
allez avec eux ! Il n’y aura qu’un centurion et une poignée de soldats pour le
conduire au supplice. Ils ne sont pas encore partis. Dès qu’ils se mettront en
route, suivez-les, il ne faut pas qu’ils atteignent le Golgotha. Attendez qu’ils
aient franchi l’enceinte de la ville, puis délivrez-le, donnez un contrordre. Prenez
pour lui un cheval supplémentaire – le reste est facile, emmenez-le en Syrie, ou
bien en Idumée, n’importe où pourvu qu’il soit sauvé !
Elle m’enlaça le cou de ses beaux bras, leva ses yeux profonds vers les miens,
et son visage effleura mes joues en un geste solennel et plein de promesses.
On ne s’étonnera pas d’apprendre que j’en eus le souffle coupé. Pour le
moment, je n’avais qu’une seule pensée dans mon esprit. Après l’étrange
spectacle que j’avais vu se dérouler sous mes yeux, qu’est-ce qui m’arrivait
encore ! Je comprenais fort bien, car tout était très clair : cette femme, que je
considérais comme l’une des plus intelligentes, était à moi si… si je trahissais
Rome. Car Pilate était gouverneur, c’est lui qui avait donné l’ordre, et sa voix
était celle de Rome.
Comme je l’ai déjà dit, c’était la femme qui était en elle si franche qui
finalement nous trahit tous les deux, Miriam et moi. Elle avait toujours été si
directe, si raisonnable, si sûre d’elle-même et de moi que j’en avais oublié, ou
plutôt que je venais d’apprendre de nouveau, la leçon éternellement
recommencée : la femme est toujours la femme, aux moments décisifs et
importants, la femme ne raisonne pas, mais se fie à son instinct ; le dernier
sanctuaire, l’impulsion la plus secrète à la conduire, se trouve dans le cœur d’une
femme et non dans son esprit.
Miriam prit mon silence pour un acquiescement. Elle se dégagea lentement de
mon étreinte, parut réfléchir longuement, puis ajouta :
— Vous prendrez un cheval de plus, Lodbrog. Il sera pour moi. Je partirai
avec vous… Et je vous suivrai à travers le monde, partout où il vous plaira
d’aller…
C’était me faire un présent de roi, un présent en échange duquel on me
demandait un acte honteux. Je ne répondais toujours rien. J’étais triste,
immensément triste. Si je n’hésitais pas une seconde sur mon devoir, je
comprenais néanmoins que j’allais perdre à tout jamais celle qui était là, devant
moi.
Elle reprit avec insistance :
— Il n’y a aujourd’hui qu’un homme, à Jérusalem, qui soit capable de le
sauver. Et cet homme, c’est vous, Lodbrog !
Comme je demeurais immobile et silencieux, elle me saisit dans ses mains
nerveuses, et me secoua si violemment que mes armes en cliquetèrent.
— Parle, Lodbrog ! Parle ! ordonna-t-elle. Tu es un homme fort et vaillant !
Tu ne redoutes pas, je le sais, la vermine qui voudrait le détruire. Dis « oui » et il
est sauvé. Et moi, je t’aimerai éternellement pour ce que tu auras fait.
Je répondis, très lentement, car c’était pour moi l’abandon de tout espoir sur
cette femme :
— Je suis romain…
Elle s’emporta :
— Tu es un esclave de Tibère, un chien de garde de Rome. Tu ne dois rien à
Rome, car tu n’es pas romain ! Tu es un fauve géant du Nord !
Je secouai la tête.
— Je me suis donné loyalement, répondis-je. Je porte le harnais et je mange
du pain de Rome. Je ne serai pas ingrat. Si je ne suis pas romain, les Romains
sont mes frères… Et puis, à quoi bon tout ce bruit, pour la vie ou la mort d’un
homme ? Nous devons tous mourir. C’est simple, c’est facile. Un peu plus tôt ou
un peu plus tard, qu’est-ce que ça fait ? Nous sommes sûrs que personne n’y
échappe au bout du compte.
Elle était toute tremblante dans mes bras, toute frémissante de passion à le
sauver.
— Tu ne comprends pas, Lodbrog ! cria-t-elle. Ce n’est pas un homme
comme les autres. Il est au-dessus des autres. Il est un Dieu vivant parmi les
hommes !
Je resserrai mon étreinte, et compris que j’allais renoncer à la femme
délicieuse qu’elle était.
— Vous êtes une femme et je suis un homme. Vivons notre vie sans nous
occuper du reste ! Laissons l’au-delà. Laissons les fous suivre leurs rêves. Leurs
rêves sont pour eux plus que les viandes et le vin, plus que les chansons joyeuses
et l’enivrement des batailles, plus même que l’amour de la femme. À travers les
ténèbres du tombeau, ils suivent leurs rêves jusque dans l’éternité. Laissons-les
passer ! Mais nous, conservons cette mutuelle tendresse que nous avons
découverte l’un pour l’autre. La nuit de la tombe viendra assez tôt ! Et nous
partirons alors, chacun de notre côté. Vous, vers votre paradis de soleil et de
fleurs ! Moi, vers les convives bruyants de la table du Walhalla !
Elle fit un effort pour se dégager.
— Non ! Non ! Tu ne comprends pas ! dit-elle avec emportement. Tu ne
comprends pas que cet homme est Dieu, et que la mort infamante qui l’attend est
celle des esclaves et des voleurs. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est immortel ! Il est
Dieu ! En vérité, je te le dis, il est Dieu !
— Eh bien ! repris-je, s’il est immortel, qu’est-ce que ça peut lui faire de
mourir aujourd’hui sur le Golgotha ? Dans la mesure du temps, son immortalité
n’en sera pas diminuée de l’épaisseur d’un cheveu. Il est dieu, dites-vous ? Les
dieux ne meurent pas. D’après tout ce qu’on m’a enseigné, un dieu ne peut pas
mourir.
Elle s’exaltait de plus en plus.
— Oh ! gémit-elle, tu ne veux pas me comprendre. Tu n’es qu’un géant de
chair.
Je tâchai de lutter encore et, me remémorant les leçons subtiles des Juifs, je
demandai :
— Ne m’avez-vous pas dit que cet événement était prédit dans les anciennes
prophéties ?
— Oui, oui, dans les prophéties les plus antiques, qui nous annonçaient la
venue d’un messie. Il est le Messie.
— Et moi, qui suis-je, demandai-je, pour faire mentir les prophètes ? Pour
faire du messie un faux messie ? Les prophéties de votre peuple sont-elles donc
si peu solides que moi, étranger stupide venu du Nord au milieu des légions
romaines, je puisse les faire mentir, et empêcher de s’accomplir la volonté
suprême des dieux prédite par tous vos sages ?
Elle répéta :
— Tu ne comprends pas… Tu ne comprends pas…
— Je comprends trop bien, au contraire, répliquai-je. Suis-je plus fort que les
dieux, que je puisse me mettre en travers de leurs volontés ? Alors, c’est que ces
dieux n’ont aucune puissance, et ne sont que des jouets entre les mains des
hommes. Je suis un homme. Moi aussi, j’obéis aux dieux, à tous les dieux, car je
crois en tous les dieux – sinon comment a-t-il pu se faire que nous avons tous ces
dieux ?
Elle se rejeta en arrière, échappant à l’étreinte de mes bras, et nous nous
tînmes écartés l’un de l’autre, écoutant le tumulte extérieur de la rue lorsque
Jésus et les soldats apparurent et se mirent en route. Mon cœur était retourné de
voir une femme intelligente se montrer soudain aussi inconséquente. Elle voulait
sauver Dieu, elle voulait devenir plus puissante que Dieu.
— Vous ne m’aimez pas, dit-elle lentement, et lentement apparut dans ses
yeux la promesse qu’elle faisait de se donner à moi, si vaste et si profonde que
nulle parole n’aurait pu la traduire.
— Je vous aime, plus que vous ne pouvez le comprendre, semble-t-il. Je suis
très fier de vous aimer, car je sais que je mérite de vous aimer, et je mérite aussi
tout l’amour que vous pourrez me donner. Mais Rome est ma mère nourricière,
et si je la trahissais, je deviendrais, du même coup, indigne de votre amour.
La clameur qui suivait Jésus et les soldats s’estompait dans le lointain des
rues. Et lorsque tout redevint silencieux. Miriam me tourna le dos, sans un mot
d’adieu, sans un regard.
Une flambée de désir monta en moi. Je courus après elle et la saisis dans mes
bras, je clamai que j’allais l’emmener avec moi sur mon cheval, avec mes
compagnons, jusqu’en Syrie, loin de cette ville de folie. Elle se débattait. Je
l’écrasai contre moi. Elle me frappa au visage et moi, je continuai à la maintenir
et à la presser contre moi, car ses coups m’étaient doux. Alors, elle cessa de
lutter. Elle redevint froide et inerte, et je compris que celle que j’étreignais ne
m’aimait plus. Pour moi, elle était morte, et lentement je desserrai mon étreinte.
Lentement, elle se recula et, comme si elle ne me voyait plus, se retourna,
traversa la pièce silencieuse, et sans même me jeter un regard souleva les
tentures puis disparut.
Moi, Ragnar Lodbrog, je n’ai jamais su lire ni écrire, mais en mon temps il
m’est arrivé d’entendre des paroles importantes. Et, je le vois bien maintenant, je
n’ai jamais appris de paroles importantes comme celles que les Juifs ont apprises
dans leurs lois et les Romains dans leur philosophie ou celle des Grecs. Malgré
tout, j’ai parlé avec simplicité et droiture, comme aurait pu le faire n’importe
lequel d’entre nous s’il avait quitté bien vivant les bateaux de Tostig Lodbrog et
le toit de Brunanbuhr pour traverser le monde jusqu’à Jérusalem et en revenir. Et
j’ai fait à Sulpicius Quirinus un récit simple et exact de que j’ai pu voir lorsque
je suis retourné en Syrie pour lui rendre compte des événements qui s’étaient
déroulés à Jérusalem.
XVIII

La possibilité de suspendre momentanément le cours normal de la vie est un


fait courant, non seulement dans le monde végétal et chez les espèces animales
inférieures, mais même dans l’organisme humain, beaucoup plus complexe et
développé. La catalepsie peut bien être causée par n’importe quoi, elle reste la
catalepsie. De temps immémorial, les fakirs de l’Inde, en se mettant en état
cataleptique, ont joui de cette faculté qui leur permet de se faire impunément
enterrer vivants. Il arrive aussi que les médecins ordonnent, de très bonne foi,
d’ensevelir des gens dont la vie est plutôt momentanément suspendue que
définitivement enfouie.
Voilà à quoi je pensais souvent, en réalisant sur moi-même ces expériences
répétées de la mort en raccourci. Et je me remémorais encore le cas de ces
paysans de l’extrême Nord sibérien, qui, durant les longs hivers qu’ils traversent,
s’endorment, à l’instar des ours et de mainte autre bête sauvage de cette région,
jusqu’au retour du printemps. Les hommes de science qui ont étudié ce sommeil
prolongé du paysan sibérien ont constaté que pendant ce temps les fonctions
respiratoires et digestives cessaient presque complètement. Le cœur battait si
faiblement que l’oreille la plus exercée en pouvait à peine percevoir les
battements.
Il va de soi qu’en cet état cataleptique la quantité d’air et de nourriture
nécessaire à soutenir la vie est minime, presque négligeable. Fort de ces
précédents, dûment constatés, j’osai mettre au défi le directeur de prison,
Mr. Atherton et le Dr Jackson de m’infliger cent jours consécutifs de camisole.
Ils n’osèrent pas relever mon défi.
Je réussis en revanche à me passer d’eau et de nourriture durant des périodes
entières de dix jours. Et c’était pour moi le pire des supplices d’être tiré des
profondeurs vagabondes de mon rêve à travers le temps et l’espace par un
misérable médecin de prison qui m’entrouvrait les lèvres pour me contraindre à
boire. En conséquence, j’avertis le Dr Jackson que je me passerais d’eau pendant
mon temps de camisole et que je résisterais à tous ses efforts pour me faire
absorber quoi que ce soit.
Il y eut bien entendu un peu de tirage avant que mon point de vue finît par
triompher du Dr Jackson. Mais il dut finalement céder. Il en résulta que mes
périodes de camisole me parurent désormais durer exactement le temps d’un tic-
tac d’horloge. Dès que j’étais lacé, les ténèbres de ce monde m’enveloppaient
très vite, et tout aussi rapidement je revoyais luire, ô merveille ! une autre
lumière, toute nébuleuse d’abord, mais bientôt éclatante, et, dans cette lumière,
d’autres visages spectraux qui ne tardaient pas à se préciser, à se pencher vers
moi. Je savais seulement quand on me délaçait que dix jours s’étaient écoulés en
un clin d’œil.
Quel émerveillement et quelle gloire ne pouvais-je tirer de ces dix journées
passées ailleurs ! De tous ces voyages qui m’entraînaient dans la longue suite de
ces existences ! De toutes ces profondes ténèbres, de ces lumières incertaines qui
s’affirmaient à mesure que le temps passait, et de tous ces êtres qui
apparaissaient dans la clarté naissante !
Je me suis attardé à connaître les relations qui existaient entre ces autres êtres
et moi-même, ainsi qu’entre cette expérience totale et la théorie moderne de
l’évolution. Je dois avouer, honnêtement, que mon expérience est en parfait
accord avec ce que nous savons de l’évolution.
Mon être, et celui de tous les autres hommes comme le mien, est
l’aboutissement d’autres êtres. Je n’ai pas commencé à exister lorsque je suis né,
ni même quand je fus conçu. J’ai été formé à travers des myriades de siècles.
Des myriades de vies ont contribué à composer la substance matérielle et morale
de mon être. Ne vous rendez-vous pas compte ? Voilà ce qui compose mon être.
La matière n’a aucun souvenir, car l’esprit n’est que mémoire. Je suis cet esprit,
amalgame de tous les souvenirs de mes incarnations successives.
D’où vint en moi, Darrell Standing, cette poussée qui m’a fait voir rouge, a
ruiné ma vie et m’a jeté dans cette cellule ? Elle n’est pas née, je le répète, avec
l’enfant destiné à devenir Darrell Standing. Ce rouge en moi si bien ancré et qui
me fait bouillir remonte bien au-delà de mon être, bien au-delà de ma mère et
même de la première mère des hommes.
Ma mère, lorsque je n’étais qu’un petit enfant, n’a pas créé ce courage
farouche qui est le mien, pas plus que toutes les mères pendant toute la période
d’évolution humaine n’ont créé la peur ou la témérité des hommes. Dans la nuit
des temps, les premiers hommes ont eu peur, ou bien n’ont pas eu peur, ont eu
faim, ont haï ou aimé et ont eu toutes les émotions qui, en grandissant et en se
développant, sont devenues l’étoffe dont les hommes sont faits.
Je suis tout entier dans mon passé, comme tout partisan de la loi de Mendel
doit bien le reconnaître. Toutes mes existences précédentes ont leurs voix, leurs
échos, leurs sentiments en moi. Toute ma façon d’agir, la chaleur de ma passion,
le vacillement de ma pensée, tout cela est formé, est réglé sur les multitudes qui
m’ont précédé et qui sont entrées dans la composition de moi-même.
La substance de toute vie est malléable et peut prendre des formes diverses.
Mais en même temps elle n’oublie jamais le passé. Moulez-la à votre gré, le
passé persiste. Toutes les races de chevaux, des lourds et puissants percherons
jusqu’aux poneys des Shetlands, descendent communément des premiers
chevaux sauvages que domestiqua jadis l’homme primitif. Et pourtant
l’éducation successive de cet animal n’a jamais réussi à l’empêcher de ruer. La
ruade est en lui et demeure en lui. Il en est de même pour moi, chez qui, à travers
toutes mes existences, la colère noire n’a jamais été domptée.
Je suis un homme né de la femme. Mes jours sont comptés. Mais la substance
qui me compose est éternelle. Je suis un homme en cette vie-ci. En d’autres vies,
j’ai été femme et j’ai porté des enfants. Et je renaîtrai encore un nombre
incalculable de fois. Oh ! les brutes, qui pensent, en m’allongeant le cou avec
une corde, qu’ils suppriment la vie !
Oui, je serai pendu… bientôt. Voici le mois de juin qui se termine. Très
bientôt, on essaiera de me leurrer. De cette cellule, on me conduira au bain
hebdomadaire, selon la coutume de la prison. Mais on ne me ramènera pas ici.
Le bain terminé, on me donnera des vêtements nouveaux, et l’on me conduira à
la cellule de la mort. Là, on placera près de moi une garde spéciale. Nuit et jour,
conscient ou endormi, je serai surveillé. On ne me permettra pas d’enfouir ma
tête sous mes couvertures, de crainte qu’en m’étouffant moi-même je ne brûle la
politesse à l’État.
On ne me laissera jamais dans la nuit, mais une lumière brillante ne cessera
d’éclairer ma cellule. Puis, quand on m’aura bien tourmenté de la sorte, on
m’emmènera, un beau matin, vêtu d’une chemise sans col, et l’on me laissera
tomber dans la trappe. Oh ! je sais, tout fonctionnera parfaitement. La corde qui
servira a été préparée longtemps à l’avance et mise au point par le bourreau de
Folsom, qui l’a tendue à fond en y suspendant de gros poids, afin de lui enlever
toute élasticité.
Mon plongeon dans la trappe sera profond à souhait. Ils ont dressé des
tableaux très ingénieux, pareils à des barèmes d’intérêts, qui établissent
rigoureusement quelle doit être la longueur de chute par rapport au poids de la
victime. Comme je suis extraordinairement amaigri, il faudra que ma chute soit
très profonde pour qu’elle réussisse à me briser le cou. Alors les assistants
ôteront leurs chapeaux et, pendant que je me balancerai encore, les médecins
viendront appliquer leur oreille contre ma poitrine en comptant les faibles
battements de mon cœur. Puis ils déclareront que je suis mort.
Est-elle assez grotesque, l’effronterie de ces larves humaines qui veulent me
tuer ? Je suis immortel. Quels imbéciles ! D’ailleurs, ils le sont tout comme moi.
La seule différence qu’il y ait entre nous consiste en ceci : moi je le sais, mais
eux l’ignorent.
Peuh ! Moi aussi, j’ai été bourreau, au cours d’une de mes existences passées.
Mais je tuais avec l’épée, non avec une corde ! L’épée est la plus noble de toutes
les machines à tuer, encore qu’aucune, vous m’entendez, aucune, n’ait la
moindre efficacité. Ça, par exemple ! Comme si une corde ou de l’acier
pouvaient avoir raison de l’esprit !
XIX

Après Oppenheimer et Morrell, qui pourrissaient comme moi dans ces années
de ténèbres, j’étais considéré comme le plus dangereux prisonnier de San
Quentin. Et plus qu’eux encore j’étais jugé réfractaire aux pires châtiments,
réputé tenace et têtu. Plus terribles étaient les tortures employées par mes
bourreaux pour me briser, plus j’encaissais sans fléchir. « La dynamite ou la
mort ! », tel avait été l’ultimatum de M. le directeur. Ce ne fut finalement ni l’un
ni l’autre. Je ne pouvais produire la dynamite et le directeur était incapable de
me tuer. Et cette endurance m’était venue, elle aussi, de mes existences passées.
C’était mon esprit, et non ma chair, qui supportait tout. À force d’affronter
l’acier tranchant de situations critiques, je m’étais forgé une âme en acier
trempé.
De l’une de ces vies antérieures, permettez-moi, pour la preuve irréfutable
qu’elle comporte, de vous parler brièvement encore. Et ce sera tout, avant qu’on
me pende. Je ne m’en souviens que comme d’un interminable cauchemar.
Je me retrouvais toujours sur un îlot rocheux battu par les lames et si bas sur
la mer que durant les grandes tempêtes les embruns le recouvraient jusqu’au
sommet de leur poussière humide et salée. Il pleuvait à verse. Je vivais dans une
grotte, souffrant mille morts, privé de feu comme je l’étais et contraint de
manger cru.
Mes souffrances ne connaissaient pas de trêve. C’était la partie centrale d’un
épisode dont je n’arrivais pas à percer l’énigme. Et comme mon exercice de mort
en raccourci ne me laissait pas la faculté de choisir ma destination, c’est souvent
que mon voyage mental me replongeait au sein de cet épisode désagréable s’il en
fut. Mes seuls moments de bonheur, je les dois aux rares rayons de soleil dont je
profitais pour réchauffer, étendu sur les rochers, mes membres glacés et
m’abstraire un instant de la détresse perpétuelle où je m’enfonçais.
Ma seule source de distraction était un aviron et mon couteau de poche. À
l’aide du couteau, je m’évertuais à marquer sur l’aviron une entaille nouvelle
pour chaque semaine qui s’écoulait et à y tracer des lettres minuscules qui me
servaient d’aide-mémoire sur mon île déserte. Lettres et encoches étaient
nombreuses. J’aiguisais mon couteau sur une pierre plate, et aucun barbier ne
prit un soin aussi jaloux pour l’entretien de sa lame favorite en acier brillant. Ce
couteau était pour moi un trésor sans prix.
Des efforts répétés me permirent de tirer de la camisole le texte gravé sur
l’aviron. D’abord, je n’en ramenai que des bribes, mais à la longue la tâche fut
moins rude : il ne s’agissait plus que de rapprocher les morceaux. Enfin, j’eus le
texte complet, que je livre :
Ceci est pour faire connaître à la personne dans les mains de qui cet aviron
pourra tomber que DANIEL FOSS, né à Elkton, dans l’État de Maryland, aux
États-Unis d’Amérique, s’embarqua au port de Philadelphie, en 1809, à bord du
brick Negociator et à destination des îles Amicales. Il fut, le mois de février
suivant, rejeté sur cette terre désolée, où il se construisit une hutte et vécut un
certain nombre d’années en se nourrissant de phoques. Il est le seul survivant de
l’équipage de ce brick, qui rencontra un iceberg et coula corps et biens le
25 novembre 1809.
Tout était expliqué là, très clairement. Ainsi, j’appris un tas de choses sur
mon propre compte. Un détail me tourmentait, cependant, et je n’ai jamais réussi
à l’élucider. Cette île était-elle située très loin dans le sud de l’océan Pacifique,
ou très loin dans le sud de l’océan Atlantique ? Je ne connais pas assez bien les
routes que suivent les bateaux à voiles pour déterminer de façon certaine si le
brick Negociator allait aux îles Amicales en passant par le cap Horn ou par le
cap de Bonne-Espérance. Pour avouer mon ignorance, je n’ai su dans quel océan
se trouvent les îles Amicales qu’après avoir été transféré à Folsom. Le forçat
japonais dont j’ai parlé plus haut avait été voilier à bord des bateaux d’Arthur
Sewall, et il me dit que la route probable à la voile devait être le cap de Bonne-
Espérance. S’il en était ainsi, les dates de l’embarquement de Philadelphie et du
naufrage auraient dû permettre de déterminer facilement de quel océan il
s’agissait. Malheureusement la date indiquée pour le départ de Philadelphie est
seulement 1809, et le naufrage a pu se produire dans l’un ou l’autre des océans.
Une fois seulement, au cours de mon délire, j’ai pu avoir une indication sur la
période précédant le temps que j’ai passé sur l’île. Tout commence au moment
de la collision du brick contre l’iceberg. Je vais raconter cette histoire pour
plusieurs raisons et en particulier pour donner une explication plausible sur ma
conduite froide et délibérée. Elle devait finalement me permettre d’être le seul
survivant de tout l’équipage, comme vous le verrez.
Je fus réveillé par un terrible craquement alors que j’étais étendu sur une
couchette du gaillard d’avant. En fait, cela était vrai aussi pour les six hommes
de la bordée de repos : ils se réveillèrent et sautèrent de leurs couchettes en
même temps. Nous savions très bien ce qui s’était passé. Je savais que si nous
voulions nous en tirer ce ne pourrait être que grâce à la chaloupe. Personne
n’aurait pu nager dans cette mer glacée. Et personne, habillé légèrement, ne
pourrait vivre longtemps sur un bateau non ponté. Je savais le temps que cela
prendrait pour mettre la chaloupe à la mer. Les autres se ruèrent immédiatement
sur le pont. Moi, j’attendis.
Si bien qu’à la lueur de la lampe tempête qui se balançait furieusement, au
milieu du tumulte qui se déchaînait sur le pont et des cris « On coule ! », je me
mis à fouiller mon coffre de marin pour y trouver des vêtements convenables.
Puis, comme ils n’auraient jamais plus l’occasion de s’en servir, je fouillai aussi
les coffres de mes camarades. J’allais vite, mais avec calme ; je ne prenais que
les vêtements les plus chauds et les plus simples. Je mis sur moi les quatre plus
belles chemises de laine du gaillard d’avant, trois pantalons et trois paires
d’épaisses chaussettes de laine. Mes pieds, ainsi recouverts, étaient si gros que je
ne pus même plus enfiler mes bonnes bottes. Je pris à la place les bottes toutes
neuves de Nicholas Wilton, qui étaient plus grandes et plus solides que les
miennes. J’enfilai aussi sur ma veste celle de Jeremy Nalor et, par-dessus les
deux, je mis le manteau de toile épaisse de Seth Richard, que je me rappelais lui
avoir vu imperméabiliser avec de l’huile fraîche peu de temps auparavant.
Deux paires de grosses mitaines, les moufles de John Roberts tricotées par sa
mère et la casquette de castor de Joseph Dawes sur la mienne, toutes deux
munies de cache-oreilles et de rabats pour le cou, complétèrent mon équipement.
Les cris annonçant que le brick était en train de couler redoublèrent, mais
j’employai une minute à remplir mes poches de toutes les carottes de tabac sur
lesquelles je pouvais mettre la main. Puis je montai sur le pont, et ce n’était pas
trop tôt.
La lune, s’échappant d’un amas de nuages, révélait un sinistre et sauvage
tableau. De tous côtés il y avait des épaves, et partout de la glace. Les voiles, les
cordages, les espars du grand mât, qui tenait encore debout, étaient tout frangés
de petits morceaux de glace. Je fus alors gagné par un sentiment voisin du
soulagement : je n’aurais plus jamais ni à tirer sur les palans récalcitrants ni à
casser la glace à coups de marteau pour permettre aux cordages gelés de circuler
dans les sabords. Le vent, qui soufflait en tempête, était coupant comme il l’est
quand les icebergs sont proches. La mer immense paraissait encore plus froide à
la clarté de la lune.
La chaloupe fut descendue à bâbord, et je vis des hommes se battant sur le
pont couvert de glace avec des barils de vivres abandonner la nourriture dans
leur hâte de partir. En vain le capitaine Nicholl essayait-il de lutter avec eux. Un
paquet de mer au côté du vent vint résoudre la question en les envoyant
promener par-dessus le bastingage. Je saisis l’épaule du capitaine et lui criai que,
s’il montait à bord de la chaloupe et empêchait les hommes de s’y jeter, je
m’occuperais des provisions.
J’avais cependant peu de temps. À peine étais-je parvenu, aidé par le second,
Aaron Northrup, à descendre une demi-douzaine de barils et de tonnelets que
tous ceux du bateau annoncèrent qu’ils allaient se jeter dans la chaloupe. Ils
avaient de bonnes raisons de le faire ! Du côté du vent dérivait sur nous une
montagne de glace, tandis qu’il y avait du côté vers lequel nous nous dirigions
un autre iceberg.
Aaron Northrup fut plus rapide que moi pour sauter. Je pris le temps de
choisir l’endroit où les hommes étaient le plus entassés afin d’avoir ma chute
amortie par leurs corps : je n’avais pas l’intention de m’embarquer dans un
voyage aussi hasardeux avec un membre cassé. Afin de laisser aux hommes
assez de place pour manœuvrer les avirons, je me faufilai à l’arrière. Je m’y
sentais d’ailleurs plus à l’aise, car l’avant était étroit. De plus il n’était pas
mauvais de se trouver près des ceintures de sauvetage.
À l’arrière, il y avait l’officier, Welter Drake, le médecin, Arnold Bentham,
Aaron Northrup, et le capitaine Nicholl, qui barrait. Le médecin était penché sur
Northrup, qui geignait couché dans le fond. Il n’avait pas eu de chance : dans un
saut inconsidéré, il s’était cassé la jambe droite à hauteur de la hanche.
On avait très peu de temps pour s’occuper de lui, car nous étions en train de
lutter pour atteindre la haute mer et nous dégager des deux icebergs entre
lesquels nous risquions d’être pris. Nicholas Wilton, qui ramait, était gêné dans
ses mouvements ; je rangeai mieux les barils, m’agenouillai en face de lui et
l’aidai de tout mon poids à souquer. À l’avant, je pouvais voir John Roberts
s’escrimer sur l’aviron. En le poussant par-derrière, lui pressant les épaules,
Arthur Haskins et le mousse, Benny Hardwater, ajoutaient leur poids au sien. En
fait, ils voulaient tous aider, mais ils ne réussissaient qu’à embarrasser le passage
et à gêner les rameurs.
C’était manœuvrer au plus serré, mais nous avions pris à peu près cent yards
de distance, ce qui me permit, en tournant la tête, d’assister à la fin prématurée
du Negociator. Il était coincé entre les icebergs, les deux gigantesques masses de
glace le comprimant comme un pruneau entre le pouce et l’index d’un gamin.
Avec le hurlement du vent et le rugissement de l’eau, nous n’entendions rien, et
pourtant les craquements des solides nervures du brick auraient pu par une nuit
calme réveiller tout un village.
Silencieusement, sans heurt, les flancs du brick se rapprochaient ; le pont se
redressa, le reste du bateau, écrasé, s’affaissa puis s’engloutit. À l’endroit où il
s’était trouvé les deux icebergs se heurtèrent dans un énorme crissement. Je
regrettais de voir disparaître cet abri contre la fureur des éléments, mais je me
félicitais en même temps d’être douillettement protégé par mes quatre chemises
et mes trois vestes.
Tout laissait prévoir une nuit rigoureuse, même pour moi, qui étais le plus
chaudement couvert. Je ne pensais pas trop à ce que les autres devaient endurer.
De peur de nous trouver, la nuit tombée, devant une quantité de glace encore
plus grande, nous écopions et maintenions l’avant du bateau debout. Et
continuellement, tantôt avec une moufle, tantôt avec l’autre, je me frottais le nez
pour éviter qu’il gèle. Et aussi, plein de tous les souvenirs encore vivants en moi
de ma famille à Elkton, je priai Dieu.
Au matin, nous fîmes le point. Tout le monde, à part deux ou trois, avait
souffert des morsures du gel. Aaron Northrup, incapable de bouger à cause de sa
hanche brisée, était dans un triste état. D’après le médecin, ses deux pieds étaient
irrémédiablement gelés.
La chaloupe s’enfonçait profondément dans l’eau, car elle était alourdie ; par
la charge des vingt et un hommes de l’équipage au complet. Deux d’entre eux
n’étaient que des mousses : Benny Hardwater avait à peine treize ans ; et Lish
Dickery, dont la famille habitait Elkton, à côté de chez moi, venait d’atteindre sa
seizième année. Nos vivres consistaient en trois cents livres de bœuf et deux
cents de porc. Une demi-douzaine de miches détrempées d’eau salée, que le
cuisinier avait apportées, ne comptaient pas. Enfin nous avions trois tonnelets
d’eau, et un petit baril de bière.
Le capitaine Nicholl reconnaissait humblement que, dans cet océan inexploré,
il ne voyait aucune terre proche. Le seul parti était de rechercher un climat plus
clément. C’est ce que nous tentâmes de faire en nous y mettant tous, naviguant
grâce à notre petite voile et gouvernant vers le nord-est.
Le problème de la nourriture était simplement une question de calcul. Nous
n’avions pas compté Aaron Northrup, sachant qu’il n’en avait plus pour
longtemps. À raison d’une livre par jour, nos cinq cents livres de viande devaient
nous durer vingt-cinq jours, et si nous abaissions la ration à une demi-livre, nous
en avions pour cinquante jours. Nous décidâmes donc de nous limiter à cette
ration. J’allai partager la viande sous la surveillance du capitaine et, malgré les
protestations de quelques-uns, je pense que je ne m’en tirai pas trop mal. Je fis
de même une répartition équitable des carottes de tabac que j’avais fourrées dans
mes nombreuses poches. Je ne peux que le regretter, sachant surtout que parfois
l’homme qui recevait cette ration ne pourrait certainement pas vivre un jour de
plus ou, au mieux, deux ou trois jours.
Car on commença bientôt à mourir à bord de la chaloupe. Non par manque de
nourriture, mais de froid. Ceux qui survécurent étaient les plus robustes, ou les
plus veinards. Moi, j’étais solide et de plus, chanceux, car j’étais chaudement
vêtu et n’avais pas de jambe cassée comme Aaron Northrup. Malgré tout, il était
si résistant que, bien qu’ayant été le premier à être sérieusement gelé, il mit
plusieurs jours à mourir. Vance Hathaway fut le premier mort. Nous le
trouvâmes dans la pénombre de l’aube, accroupi en chien de fusil à l’avant du
bateau, roide de froid. Le mousse, Lish Dickery, fut le second. L’autre mousse,
Benny Hardwater, tint dix ou douze jours.
Il faisait tellement froid dans le bateau que notre eau et notre bière gelaient ;
c’était une tâche difficile de partager équitablement ces morceaux que je brisais
avec le couteau à cran d’arrêt de Northrup. Nous nous les mettions dans la
bouche, nous les sucions jusqu’à ce qu’ils fussent fondus. En outre, en profitant
des rafales de neige, nous pouvions en avoir autant que nous voulions, mais cela
ne nous faisait pas toujours du bien. La neige déterminait une inflammation des
muqueuses, nous causant une soif impossible à étancher. Je crois que c’est la
vraie raison de la mort de Lish Dickery. Avant de mourir, il devint comme fou,
délirant vingt-quatre heures durant. Il mourut en demandant à boire, et pourtant
il ne manquait pas d’eau. Je résistais autant que je le pouvais à la tentation de
sucer de la glace, je me contentais d’une chique que je plaçais dans ma joue, et
qui me faisait du bien.
Nous déshabillâmes les morts. Ils étaient venus au monde tout nus, ils
passeraient tout nus par-dessus le bord de la chaloupe pour plonger dans l’océan
glacial et sombre. Les vêtements furent tirés au sort, par ordre du capitaine, pour
éviter les bagarres.
On ne pouvait s’offrir le luxe de faire du sentiment. Il n’y avait pas un d’entre
nous qui n’éprouvait une satisfaction secrète à chaque mort. Le plus veinard de
tous dans le tirage des lots fut Israël Stickney, si bien que, lorsqu’il mourut à son
tour, ce fut un véritable pactole de vêtements, qui donna un nouvel espoir aux
survivants.
Nous poursuivions notre route vers le nord-est, devant les courants de vent
d’ouest, mais notre recherche d’un climat plus clément semblait vaine. Même les
embruns gelaient au fond du bateau, et je taillai encore de la bière et de l’eau
potable avec le couteau de Northrup. J’économisais le mien, qui avait une lame
bien tranchante et qui était bien conçu, pour ne pas l’endommager. Le temps
passait. Comme la moitié de nos compagnons avaient été jetés à la mer, le bateau
avait à présent un franc-bord raisonnable, et il était bien plus facile à manier
dans les bourrasques. Il y avait en outre plus de place pour s’étendre
confortablement.
La nourriture était une source de perpétuel mécontentement. Le capitaine, le
lieutenant, le chirurgien et moi-même, nous décidâmes de ne pas augmenter la
ration quotidienne, qui était d’une demi-livre de viande. Les six marins, dont
Tobias Snow se fit le porte-parole, soutinrent que, du fait de la mort de la moitié
de l’équipage, notre stock de vivres se trouvait doublé et que, par conséquent, les
rations devaient être portées à une livre. Nous leur fîmes remarquer en revanche
que c’étaient plutôt nos chances de survie qui se trouvaient doublées, si nous
pouvions nous contenter d’une demi-livre.
Huit onces de viande salée, c’est en effet peu de chose, quand il s’agit d’y
puiser la force de vivre et de résister au froid. Nous étions complètement
affaiblis et, pour cette raison, nous gelions facilement. Nous avions le nez et les
joues noircis par la morsure du froid. Il était impossible d’avoir chaud, même
avec des vêtements dont nous avions pu doubler l’épaisseur.
Cinq semaines après la perte du Negociator, la question de la nourriture fut à
son paroxysme. Au cours de la nuit, tandis que je dormais, le capitaine Nicholl
surprit Jud Hetchkins en train de voler du porc dans le baril. Les réactions des
cinq autres prouvèrent qu’ils l’avaient encouragé. Dès que Jud Hetchkins eut été
découvert, ils se jetèrent tous les six sur nous, le couteau à la main. C’est un
miracle si la chaloupe ne se retourna pas. Mes nombreuses chemises et vestes me
servirent fort à propos d’armure. Je fus néanmoins touché à une bonne douzaine
d’endroits, mais pas assez profondément pour que le sang traversât toutes ces
épaisseurs de vêtements.
Les autres étaient protégés de la même façon ; le combat aurait ainsi pu se
solder par quelques égratignures si le lieutenant, Walter Dakin, un homme très
vigoureux, n’avait pas eu l’idée d’en profiter pour en finir une bonne fois en
jetant les mutins par-dessus bord. Cette idée fut partagée par le capitaine, le
chirurgien et moi-même. En un clin d’œil cinq hommes sur six se trouvaient
dans l’eau, accrochés au plat-bord. Le capitaine et le chirurgien étaient, au milieu
du bateau, en train de s’occuper du sixième. Jeremy Nalor, pour le jeter par-
dessus bord. Le lieutenant, lui, frappait sur les doigts accrochés le long du plat-
bord, avec un tenseur de haubans. Un instant désœuvré, j’eus tout le temps
d’assister à sa fin tragique. Au moment où il levait le tenseur pour frapper les
doigts de Seth Richard, celui-ci plongea, puis regagna la surface, remonta dans
le bateau grâce à une traction des mains, prit le lieutenant dans ses bras et,
retombant à l’eau, l’entraîna avec lui. Ils coulèrent tous les deux.
De tout l’équipage, nous n’étions que trois survivants : le capitaine Nicholl, le
chirurgien Arnold Bentham et moi-même. À la suite de la tentative malheureuse
de Jud Hetchkins pour voler des vivres, sept hommes avaient brutalement quitté
l’embarcation. Je trouvais dommage que tant de bons vêtements eussent été ainsi
perdus dans les flots. Nous aurions tous favorablement accueilli une épaisseur
supplémentaire.
Le capitaine et le chirurgien étaient des hommes d’une scrupuleuse honnêteté.
Lorsque deux d’entre nous dormaient, le troisième aurait très bien pu voler
quelques bouts de viande. Mais cela ne s’est jamais produit. Nous avions pleine
confiance les uns dans les autres, nous aurions préféré mourir plutôt que de trahir
cette confiance.
Nous continuâmes à nous contenter d’une demi-livre de viande par jour. Nous
profitions de chaque souffle de brise favorable pour faire route vers le nord.
C’est seulement le 14 janvier, sept semaines après le naufrage, que nous nous
retrouvâmes sous un climat plus doux. Il ne faisait pas vraiment chaud, à peine
un peu moins froid.
Là, les jolies brises d’ouest nous abandonnèrent, nous fûmes encalminés et
restâmes plusieurs jours à sautiller sur place. Le plus souvent, c’étaient le calme
ou des vents légèrement contraires, quelquefois un jaillissement de brise qui
durait quelques heures. Dans notre état de faiblesse, à bord d’un bateau aussi
grand, il était hors de question de ramer. Nous avions à peine la force d’avaler
nos aliments et d’attendre que Dieu nous envoyât des temps meilleurs. Nous
étions tous les trois de très fervents chrétiens, et nous faisions chaque jour une
prière avant de répartir la nourriture. Et nous priions seuls, souvent, et
longtemps.
À la fin janvier, nos provisions touchaient à leur fin. Le porc était entièrement
mangé, nous utilisions le baril pour recueillir l’eau de pluie. Il ne restait plus
beaucoup de bœuf. Pendant les neuf semaines que nous avions passées à bord de
ce bateau non ponté, nous n’avions jamais hissé une voile ni aperçu une terre. Le
capitaine Nicholl avouait qu’après avoir ainsi vogué à la dérive pendant
soixante-trois jours il ne savait absolument pas où nous pouvions nous trouver.
Le 20 février, le dernier morceau de viande fut mangé. Je préfère passer sur
les détails de ce qui arriva au cours des huit jours suivants. Je me contenterai de
relater les événements montrant quels hommes étaient mes compagnons. Nous
avions subi de telles privations que nous n’avions plus de réserves d’énergie et
très vite nous dépérîmes.
Le 24 février, nous envisageâmes avec calme notre malheureuse situation.
Nous étions trois hommes courageux, pleins de détermination, de volonté, nous
ne voulions pas mourir. Il fallait que l’un d’entre nous se sacrifiât, mais on ne
pouvait le désigner que par tirage au sort. Nous procéderions à ce tirage le
lendemain matin, s’il n’y avait pas de vent.
Le lendemain matin, il y avait du vent, pas beaucoup, mais suffisamment,
nous étions ainsi capables de filer péniblement nos deux nœuds sur notre route
du nord. Les matins des 26 et 27, nous eûmes la même brise. Nous étions
vraiment faibles, mais nous maintenions notre décision et nous continuions à
naviguer.
Mais au matin du 28, nous savions que le moment était venu. La chaloupe
roulait tristement sur une mer sans vie ni vent. Le ciel sombre et stagnant ne
laissait espérer aucune brise. Je déchirai dans ma veste trois morceaux de tissu.
L’un des trois morceaux était traversé d’un fil brun. Celui qui tirait ce morceau
aurait perdu. Je mis les trois morceaux dans mon chapeau que je couvris avec
celui du capitaine.
Tout était prêt, mais nous priâmes en silence pendant un court moment, car
nous nous en remettions à Dieu de la décision. Je pouvais répondre de ma propre
honnêteté, mais je connaissais aussi celle de mes deux compagnons. Je me
demandais comment Dieu pourrait trancher dans une affaire aussi délicate et qui
ne penchait d’aucun côté.
Comme c’était son devoir et son droit, le capitaine tira le premier. Une fois
qu’il eut la main dans le chapeau, il resta un moment sans bouger, puis il ferma
les yeux et murmura une dernière prière. Il tira un morceau blanc – ce n’était que
justice, c’était une décision normale que je ne pouvais qu’approuver. Sa vie
m’était connue, je savais que c’était un homme honnête, régulier, et qu’il
craignait Dieu.
Restaient le chirurgien et moi. Selon la hiérarchie, c’était à lui de tirer
maintenant. De nouveau, nous priâmes. En même temps, je recherchais dans ma
vie pour peser le bien et le mal que j’avais pu faire.
Je posai le chapeau sur mes genoux, le recouvris de celui du capitaine. Le
chirurgien y glissa la main, tâtonna quelques instants : je me demandais pendant
ce temps si l’on pouvait distinguer le fil brun au toucher.
Enfin, il retira sa main. Le fil brun était dans son morceau de drap.
Immédiatement je me sentis très humble et très reconnaissant pour la
bénédiction de Dieu qui s’étendait ainsi à moi, et je pris la résolution d’observer
ses commandements avec plus de foi que jamais. Puis, je ne pus m’empêcher de
penser que le chirurgien et le capitaine étaient engagés l’un envers l’autre par
des liens plus étroits qu’avec moi, et qu’ils devaient être, dans une certaine
mesure, plutôt déçus du résultat. Mais avec des hommes pareils, l’exécution de
notre plan n’aurait pu en être modifiée.
J’avais raison. Le chirurgien se dénuda le bras, prit son couteau et se prépara
à ouvrir une grosse veine. Mais auparavant, il nous tint ce discours :
— Je suis natif de Norfolk, en Virginie, où j’espère avoir maintenant une
femme et trois enfants en vie. La seule faveur que je vous demande est celle-ci :
s’il plaît à Dieu que vous sortiez tous les deux de cette périlleuse situation, si
vous êtes assez heureux pour revoir votre pays natal, avertissez, voulez-vous, ma
malheureuse famille de mon misérable destin.
Puis il nous demanda très courtoisement un moment pour régler ses affaires
avec Dieu. Ni le capitaine, ni moi, nous ne pouvions prononcer un mot, tant nous
étions émus, mais nous acquiesçâmes, bien entendu, les yeux embués de larmes.
Sans aucun doute, Arnold Bentham était le meilleur de nous trois. Mon
angoisse était effroyable, je suis certain que le capitaine souffrait également,
mais que pouvions-nous faire ? C’était juste, équitable, et décidé par Dieu.
Lorsque Arnold Bentham eut terminé et fut prêt, je ne pus plus me contenir et
je m’écriai :
— Attendez ! Nous qui en avons vu des vertes et des pas mûres, nous
pouvons en supporter davantage. Nous sommes au milieu de la matinée.
Attendons la nuit. Alors, si aucun évènement n’est apparu, qui puisse modifier
notre triste destinée, alors, Arnold Bentham, vous ferez ce qui a été décidé.
Il regarda le capitaine Nicholl pour qu’il confirmât ma suggestion, et celui-ci
se contenta de hocher la tête. Il ne pouvait pas parler, mais dans ses yeux bleus,
humides et glacés, il y avait une approbation totale, je ne pouvais m’y tromper.
Je ne pouvais pas penser que cela fût un crime parce que le choix avait été
déterminé par un tirage au sort régulier ; je ne croyais pas non plus que le
capitaine Nicholl et moi profiterions de la mort d’Arnold Bentham. Je ne croyais
pas davantage que l’amour de la vie qui nous animait eût été mis dans nos cœurs
par un autre que Dieu. C’était la volonté de Dieu, et nous, ses pauvres créatures,
nous ne pouvions qu’obéir, accomplir sa volonté. Et encore. Dieu fut
miséricordieux, dans sa grande mansuétude. Il nous épargna cette épreuve si
terrible, bien que justifiée.
Un quart d’heure s’était à peine écoulé qu’un petit souffle d’air venant de
l’ouest, avec une petite touche de gel et d’humidité, rosit nos joues : cinq
minutes plus tard, nous avions un peu avancé, grâce à la voile qui était pleine, et
Arnold Bentham tirait le câble du gouvernail.
— Économisez le peu de forces qui vous restent, nous dit-il. Laissez-moi
employer le peu qui subsiste en moi pour augmenter vos chances de survie.
Il gouverna ainsi le bateau vers une brise qui fraîchissait tandis que le
capitaine et moi, nous restions vautrés au fond du bateau. Dans notre état de
faiblesse, nous revîmes défiler des épisodes de notre vie qui nous étaient chers,
mais si lointains.
La brise fraîchit et commença à tourner à la bourrasque. Le ciel était traversé
de nuages annonciateurs de tempête. Vers midi, Arnold Bentham s’évanouit à la
barre. Le bateau risquait le pire sur cette mer démontée. Le capitaine et moi,
nous nous précipitâmes pour la reprendre et nous convînmes de nous relayer
toutes les quinze minutes. Notre faiblesse nous interdisait de barrer plus
longtemps. En raison de son grade, le capitaine commença et quand Arnold
Bentham serait remis, il prendrait son tour.
Au milieu de l’après-midi, la mer devint dangereusement forte. Nous aurions
dû laisser dériver le bateau, si notre situation n’avait pas été si désespérée, et le
laisser aller au gré des vagues par l’avant sur une ancre improvisée faite de nos
mâts et de nos voiles. Eussions-nous pris une lame par le travers, que le bateau
eût été renversé.
Au cours de l’après-midi, Arnold Bentham nous avait demandé plusieurs fois
d’adopter la solution de l’ancre flottante. Il savait que, si nous continuions à
marcher, c’était pour que le verdict du tirage au sort n’eût pas à s’accomplir.
C’était un homme courageux. Comme le capitaine Nicholl, dont les yeux
embués n’étaient plus que des pointes d’acier. En une telle compagnie, pouvais-
je ne pas être aussi courageux ? Je ne cessai de remercier Dieu, tout au long de
cette dangereuse après-midi, de m’avoir fait connaître de tels hommes. Dieu et le
droit avaient élu domicile en eux. Aussi funeste que dût être ma destinée, je
n’avais qu’à me féliciter d’avoir pareils hommes à mes côtés. Comme eux, tout
en refusant la mort, je n’avais pas peur de la mort. Le petit doute que j’avais eu
sur leur compte s’était depuis longtemps dissipé. Rude école et rudes gaillards,
mais quelle noblesse chez ces hommes que Dieu reconnaîtra pour siens !
Je fus le premier à l’apercevoir. Arnold Bentham, ayant accepté sa propre
mort, et le capitaine, tout prêt à accepter la sienne, roulaient comme des cadavres
au fond du bateau, et j’étais à la barre lorsque je la vis : une petite île de rochers
battus par la mer. Le bateau était alors soulevé, sur la crête d’une vague, elle
n’était pas à un demi-mille de nous. Je criai, les deux autres s’agenouillèrent puis
s’accrochèrent pour se tenir debout, scrutèrent l’horizon et virent la même chose
que moi.
— Droit dessus, Daniel, ordonna d’une voix tremblante le capitaine. Il doit
bien y avoir une petite baie, c’est notre seule chance.
Il parla encore une fois, lorsque nous fûmes dans l’axe de ce petit rivage sous
le vent qui ne comportait aucune baie.
— Droit sur l’île, Daniel. Si nous passons au large, nous sommes tellement
faibles que nous ne pourrons rebrousser chemin, avec tous les éléments ligués
contre nous.
Il avait raison. J’obéis. Il tira sa montre et regarda. Il était cinq heures. Il
tendit la main à Arnold Bentham, qui la saisit et la secoua faiblement ; ils me
regardèrent tous les deux. Leurs yeux reflétaient le même sentiment que le
serrement de mains. C’était un adieu, je le savais, car quelles chances pouvaient
bien rester à des créatures aussi faibles de sortir vivantes d’entre ces rochers
battus par les vagues et de parvenir là-bas, sur ces rochers plus élevés ?
À vingt pieds du rivage, la chaloupe échappa à mon contrôle. Elle fut
retournée, en un clin d’œil, et je sentis que l’eau salée m’entrait dans la gorge et
me suffoquait.
Je ne revis jamais mes deux compagnons. Moi, je pus surnager en
m’agrippant à un aviron, tandis qu’au même instant une lame me lançait au loin,
juste au bon moment et au bon endroit, par-dessus la ligne des récifs côtiers. Je
me relevai tout meurtri, mais sans blessures graves. Seule la tête me tournait, par
suite de mon extrême faiblesse. Je fus capable, pourtant, de me traîner sur le
ventre, un peu plus loin de la côte et à l’abri des brisants qui m’auraient
infailliblement rejeté à la mer.
Je me relevai, en un instant, sachant que j’étais sauvé et remerciant Dieu. Je
n’ignorais pas que la chaloupe avait certainement été brisée en mille morceaux,
et je devinais que les corps du capitaine Nicholl et du chirurgien avaient dû être
atrocement broyés. Puis je tombai à genoux, à deux doigts de m’évanouir. Mon
instinct cependant me fit m’éloigner de la mer avant de perdre complètement
conscience.
Je demeurai, toute la nuit, à demi mort, dans une sorte de stupeur de tout mon
être, sentant confusément l’humidité et le froid auxquels j’étais exposé. Le
matin, en me montrant le lieu sinistre où j’avais échoué, m’apporta un renouveau
d’effroi. Aucune plante, pas un brin d’herbe ne poussaient sur ce bout de sol
désolé, sur cette excroissance rocheuse de l’océan. Sur un quart de mille de
largeur et un demi-mille de long, ce n’étaient que rocs entassés. Je ne pouvais
rien découvrir qui fût en mesure de soulager mon épuisement. Je mourais de
soif, et il n’y avait pas d’eau douce. En vain je tentais de boire à chaque cavité
rocheuse que je rencontrais. Les embruns de la tempête avaient salé l’eau de
pluie qui avait pu s’y amasser.
Toute la journée, je me traînai sur les mains et sur mes genoux saignants,
dans la recherche infructueuse d’une goutte d’eau potable. Quant à la chaloupe,
rien n’en subsistait que l’unique aviron auquel je m’étais cramponné et qui était
venu à terre avec moi. J’avais aussi mes habits et mon couteau.
Cette nuit-là, plus mort que vif, je m’abritai du vent sous un rocher.
Une grosse tempête me mit dans un état lamentable. Je quittai mes vestes, et
les étendis pour les exposer à la pluie ; mais, lorsque je les tordis pour boire
l’eau qui les imbibait, je fus très déçu, parce que leur tissu avait été imprégné du
sel de la mer. Je m’allongeai sur le dos, et ouvris la bouche pour recueillir les
quelques gouttes de pluie qui y tombaient. C’était un supplice, mais cela me
permettait de garder mes muqueuses humides et d’échapper à la folie.
Le second jour, mon état empira. Moi qui n’avais pas mangé depuis si
longtemps, je me mis à enfler démesurément. Mes jambes, mes bras, tout mon
corps gonfla. Mes doigts s’enfonçaient d’un pouce dans ma peau, et les trous
qu’ils y formaient étaient longs à disparaître. Malgré toutes mes peines, je
continuais à lutter pourtant, décidé à accomplir jusqu’au bout la volonté de Dieu,
qui était que je vive. Soigneusement, je vidai avec mes mains toute l’eau salée
que contenaient les trous des rochers, dans l’espoir que les averses prochaines
les rempliraient d’eau douce.
J’étais si triste de mon sort, désespéré du souvenir de ceux que j’aimais à
Elkton que souvent je perdais connaissance pendant des heures, et ce fut ma
chance, car cela me soustrayait aux souffrances qui, autrement, m’eussent tué.
Effectivement, je fus réveillé au cours de la nuit par le battement d’une
averse. Je rampai de trou en trou, lapant la pluie, ou la léchant à même les
rochers. Cette eau était saumâtre encore, mais supportable. Elle me sauva. Je me
rendormis et, quand au matin je me réveillai, une sueur abondante me trempait et
j’étais délivré de tout délire.
Puis vint le soleil, pour la première fois depuis que j’étais arrivé sur l’île, et
j’étendis la plupart de mes vêtements pour les faire sécher. Je bus tout mon
content d’eau, et je calculai que, si j’arrivais à l’économiser, elle pourrait durer
dix jours. Je me sentais étonnamment riche, avec cette provision d’eau saumâtre.
Le marchand dont les navires reviennent à bon port après un long voyage sans
problème, qui voit ses magasins regorgeant de denrées précieuses et son coffre-
fort rempli d’or, ne s’estima jamais, j’en suis certain, aussi riche que moi lorsque
je découvris, jeté par-dessus les rochers, le cadavre d’un phoque qui gisait là
depuis quelques jours. Je ne manquai pas, tout d’abord, de remercier Dieu en
m’agenouillant pour cette manifestation de son immense mansuétude. Une chose
était claire à mes yeux : Dieu ne voulait pas que je meure. Il ne l’avait jamais
voulu.
Je connaissais l’état de faiblesse de mon estomac, et je mangeai avec
parcimonie, sachant parfaitement que ma voracité naturelle m’aurait fait mourir
si j’y avais succombé. Nul mets plus exquis n’avait jamais franchi mes lèvres, et
je dois bien avouer que je versai des torrents de larmes de joie en contemplant
cette carcasse putréfiée.
Mon cœur, une fois encore, se mit à battre fort, secoué par l’espérance. Je
conservai précieusement les restes de la carcasse, de même que je couvris
soigneusement de pierres plates les anfractuosités des rochers qui contenaient
mon eau, de peur que les rayons du soleil ne fissent évaporer le précieux liquide,
et pour le protéger d’autres rafales nocturnes de soudains embruns. Je recueillis
aussi quelques brassées d’algues marines, que je fis sécher au soleil et, le soir, je
les étendis sur le roc en guise de matelas, au grand soulagement de mon pauvre
corps meurtri. Pour la première fois depuis de longues semaines, mes vêtements
n’étaient plus mouillés, si bien que je m’endormis d’un profond sommeil,
conséquence de mon épuisement et du retour de la santé.
Lorsque, cette bonne nuit passée, je me réveillai, j’étais un autre homme. Le
soleil s’était de nouveau caché. Mais je ne m’en affectai pas et j’appris très vite
que Dieu, qui ne m’avait pas oublié pendant mon sommeil, m’avait préparé
d’autres bonheurs merveilleux. Aussi loin que pouvait porter la vue, les rochers
côtiers étaient jonchés de phoques, qui s’y étalaient paresseusement. J’en
écarquillai mes yeux, je me les frottai de la main, afin de m’assurer que je
n’avais pas la berlue. Ils étaient là des milliers, et d’autres encore, en aussi grand
nombre, folâtrant dans la mer. De leurs gorges sortaient des sons rauques, dont
l’ensemble formait un vacarme prodigieux et étourdissant. Ma première pensée
fut que c’était de la viande qui s’offrait à moi, assez de viande pour nourrir au
bas mot vingt compagnies de chasseurs de phoque.
Je saisis aussitôt mon aviron, qui était la seule arme que je possédais, et je
m’avançai, avec prudence, vers cette immense provende. Mais je compris
bientôt que tous ces êtres marins ignoraient l’homme. Ils ne trahissaient aucune
crainte à mon approche, et ce fut pour moi un jeu d’enfant de leur asséner sur la
tête des coups redoublés de mon aviron.
J’en tuai un, deux, trois, quatre, et je continuai à frapper et à tuer, en proie à
une véritable démence. Cet acharnement, au meurtre n’avait ni rime ni raison.
Deux heures durant, je m’épuisai à ce massacre. Enfin, je m’arrêtai, vaincu par
la fatigue. Les phoques me laissaient faire, comme hébétés. Puis soudain,
comme à un signal donné, tous les survivants regagnèrent l’eau et s’y
précipitèrent, pour y disparaître eu un clin d’œil.
Le nombre des phoques que j’avais assommés dépassait deux cents. Lorsque
je repris mes esprits, je fus scandalisé et effrayé, tout en même temps, de la folie
meurtrière qui m’avait possédé. J’avais stupidement gaspillé ce que Dieu
m’avait offert. Et pour utiliser du moins le fruit de mes exploits et faire
pénitence, je me mis au travail sans tarder après m’être rassasié de viande
fraîche.
Après m’être agenouillé, une fois de plus, et avoir renouvelé mes
remerciements à l’Être suprême dont la miséricorde ne se lassait pas, je
dépouillai les phoques, jusqu’au crépuscule et même après. Puis, de mon
couteau, je découpai leur viande en longues bandes, que je mis à sécher sur la
surface des rochers, au soleil heureusement reparu. Je découvris aussi, dans les
fissures des rocs, des petits dépôts de sel formés par la mer. Je recueillis ce sel et
eu frottai la viande, pour la conserver.
Cette besogne me demanda quatre jours entiers et, quand j’eus terminé, je
songeai, avec une légitime fierté, que Dieu devait être satisfait de moi. Pas une
bribe de viande qu’il m’avait donnée ne serait perdue. De plus, ce labeur me fit
le plus grand bien. Il ramena dans mon corps une bonne partie du poids que
j’avais perdu, je pouvais manger sans inconvénient, à ma faim. Jamais, durant
les huit années que je passai sur cet îlot, le temps ne fut aussi régulièrement clair
et ensoleillé que je le trouvai, après ce massacre, pour faire sécher mes morceaux
de viande. Et je ne manquai pas d’y voir une preuve renouvelée de la Providence
divine.
Plusieurs mois devaient en effet s’écouler, avant que ces animaux, effarés, ne
revinssent visiter mon île. Mais je me gardai bien de dormir sur mes lauriers. Je
me bâtis une hutte de pierres et, attenant à la hutte, un magasin pour recevoir ma
viande salée. Je recouvris mon habitation avec la plus grande partie, des peaux
de phoque et en rendis ainsi la toiture imperméable. Chaque fois que la pluie
battait mon toit, je songeais avec admiration que toutes ces peaux qui, si
humblement, servaient de protection à un pauvre homme, abandonné sur une île
déserte, auraient représenté au marché aux fourrures de Londres, la rançon d’un
roi.
Une de mes premières préoccupations fut de m’ingénier à trouver un moyen
quelconque qui me permît le calcul du temps. Sans quoi je risquais de perdre
bientôt la notion, non seulement des mois et des années, mais même des jours et
des semaines et, ce qui était le plus fâcheux de tous, de celui qui était consacré
au Seigneur.
Je m’efforçai donc de rappeler à mon esprit, avec le plus de précision
possible, le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le naufrage de la
chaloupe, où le capitaine Nicholl tenait, à sa façon, registre du temps. Quand je
m’y fus bien retrouvé, j’établis, à l’aide de sept pierres placées près de ma hutte,
mon calendrier hebdomadaire. Puis je fis sur mon aviron, dorénavant, une
encoche pour chaque semaine écoulée, et une autre pour les mois, en ayant bien
soin d’ajouter à mon décompte des quatre semaines les jours supplémentaires.
Par ce procédé, je fus en mesure d’observer et sanctifier dignement le jour du
sabbat. Je composai et gravai sur mon aviron un petit cantique approprié à ma
situation, que je ne manquais pas de chanter chaque dimanche. Dieu ne m’avait
pas oublié. Par un juste retour de bons procédés, je ne l’oubliai jamais, ni le
dimanche ni en nulle autre occasion.
On ne saurait imaginer quelle somme de travail est nécessaire à l’homme
demeuré seul, pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’existence. En
vérité, je n’eus guère de loisirs au cours de cette première année. La construction
de la hutte, qui n’était, au total qu’une sorte de caverne, me demanda six
semaines de labeur. Puis aussi, gratter et assouplir, au prix de peines infinies, un
certain nombre de peaux de phoque, afin de pouvoir, le cas échéant, m’en
fabriquer des vêtements.
La question de l’eau douce me donna également bien des tracas. Les trous des
rochers où je la conservais manquaient de profondeur ; les tempêtes la salaient,
et je devais attendre l’averse suivante. J’entrepris, en usant par frottement une
pierre plus tendre avec une pierre plus dure, de me confectionner une jarre
capable de contenir, à vue de nez, un gallon et demi. Ce fut l’œuvre ardue de
cinq semaines. Plus tard, je fabriquai, grâce au même procédé, une autre jarre,
plus grande, de quatre gallons. J’y trimai durant neuf semaines. J’en fis aussi, à
temps perdu, plusieurs plus petites. Une très grande, que j’avais entreprise, et qui
devait contenir huit gallons, se fêla après sept semaines de travail.
Au bout de quatre ans écoulés, et comme je m’étais fait à l’idée de passer le
reste de ma vie sur mon île, je réussis mon chef-d’œuvre. Il s’agissait d’une jarre
étroite et longue, très profonde, d’une capacité de trente gallons. J’y engloutis
huit mois de labeur et de patience. Mais, quand j’eus terminé sans anicroche ce
superbe récipient, qui était vraiment très élégant, j’en oubliai mon humilité
coutumière et fut pris d’un blâmable excès d’orgueil devant une vaisselle à mes
yeux plus élégante que pouvait l’être celle d’une reine.
Ce ne fut en revanche qu’un jeu pour moi de fabriquer un petit vase d’un
quart de gallon qui me servait à recueillir l’eau dans les trous de rochers et à la
transporter jusqu’à mes jarres, où je la gardai en réserve. J’ajouterai, afin de
renseigner exactement mon lecteur, que ce petit vase pesait dans les vingt-cinq à
trente livres. Et jugez par là de la fatigue que représentaient pour moi son
maniement et toutes les allées et venues nécessaires.
Ainsi, je rendais ma solitude aussi agréable que possible. Je m’étais construit
un abri confortable et sûr et, comme vivres, j’avais toujours sous la main six
mois de bonnes provisions, que j’avais mises en conserve en les salant et en les
faisant sécher. Pour toutes ces choses essentielles à la vie, j’étais éperdu de
reconnaissance, tant je me rendais compte qu’on ne pouvait qu’à peine espérer
les trouver sur une île déserte.
Bien que je n’eusse pas le privilège de bénéficier de la compagnie d’un seul
être humain, ni même d’un chien ou d’un chat, j’étais bien plus satisfait de mon
sort que d’autres eussent pu l’être ailleurs. Sur l’endroit désolé où le sort m’avait
placé, je m’estimais bien plus heureux que tous ceux qui, pour des crimes
ignominieux, étaient condamnés à passer leur vie entière seuls dans des cachots
où leur conscience ne cesserait de les torturer comme un cancer corrosif.
Bien que mes perspectives fussent grises, je conservais l’espoir que la
Providence, qui, alors que la faim menaçait de m’anéantir, alors que l’océan
menaçait de m’engloutir, m’avait jeté sur ces rochers dénudés, enverrait
finalement quelqu’un pour me sauver.
Tout sevré que j’étais du commerce de mes semblables et des commodités
coutumières de la vie, je devais bien admettre, à la réflexion, que ma situation
comportait de notables avantages. Mon île était petite, mais j’en étais le maître
incontesté. Il était bien peu probable que personne, sauf les bêtes de l’océan, vînt
jamais m’en contester la tranquille jouissance. D’autre part l’île était
inaccessible, mon repos n’était troublé, la nuit, par aucune crainte, et je n’avais
pas à redouter une invasion de cannibales ou de bêtes féroces. Je ne cessais de
remercier Dieu à genoux pour ces diverses et nombreuses bénédictions.
Mais l’homme est une créature étrange, que tourmente sans cesse quelque
désir nouveau. Moi qui si longtemps n’avais demandé à la bonté de Dieu qu’un
peu de viande putréfiée pour me rassasier et, pour me désaltérer, une goutte
d’eau saumâtre, je ne fus pas plutôt en possession d’une réserve d’excellente
viande salée et d’une provision assurée d’eau douce que je commençai à
ronchonner. Je voulais du feu, et sentir dans ma bouche la saveur de la viande
cuite.
Je me surprenais continuellement à souhaiter certaines de ces délicieuses
friandises dont je me régalais chaque jour à Elkton avec ma famille, comme je
m’efforçais d’y échapper, mes rêveries effaçaient ma volonté et je voyais flotter
dans mes rêves éveillés une foule de bonnes choses que je mangeais, et de mets
délicieux auxquels je me promettais de faire honneur si un jour on me tirait de
mon île.
C’était alors, j’en suis persuadé, le vieil Adam qui reparaissait en moi, ce père
lointain qui se révolta, le premier, contre les commandements du Seigneur. Une
perpétuelle rébellion est dans l’homme. Elle harcèle, d’inutiles désirs et d’efforts
vains son esprit inquiet, son cœur opiniâtre et mauvais. Croiriez-vous que par
moments j’en étais à me désespérer de n’avoir plus mon tabac ? Cette pensée
revenait me torturer jusque dans mon sommeil, et je voyais toute la nuit danser
devant mes yeux clos des barriques de tabac, des magasins de tabac, des
cargaisons de tabac, des plantations entières de tabac dont j’étais propriétaire !
Mais je refoulai rapidement ces mauvaises pensées et ne tardai pas à
reprendre la maîtrise de moi. D’un cœur humble, j’offrais à Dieu toutes les
souffrances de ma chair, tous ses désirs inassouvis.
Comme je ne pouvais grandir mon âme, je décidai d’améliorer l’île déserte
sur laquelle je vivais. Je travaillai quatre mois à la construction d’un mur de
pierre de trente pieds de long, ailes comprises, sur douze de haut. C’était pour
protéger ma hutte à la saison des grands vents, quand l’île ne pesait pas plus
qu’un pétrel dans la gueule de l’ouragan. Je ne pensai pas, quand j’eus terminé,
avoir travaillé en vain. Je pus par la suite demeurer confortablement étendu
derrière cet abri, tandis que le vent, à cent pieds au-dessus de ma tête passait en
rafales, entraînant dans son sillage de violents paquets de mer.
Au cours de la troisième année, j’entamai la construction d’une tour ou, si
vous préférez, d’une pyramide à quatre faces, qui allait en s’élargissant vers la
base, en s’effilant vers le sommet. Avant la fin de la cinquième année, elle était
achevée. Ce fut un rude travail que d’empiler à moi tout seul tous ces blocs, sans
l’aide d’aucune corde ou madrier. La forme inclinée de mon édifice me permit
seule de surmonter cette difficulté. J’atteignis quarante pieds à la pointe extrême
de ma pyramide, et, si on considère que l’île, à son point culminant, comptait la
même hauteur au-dessus des flots, ou reconnaîtra comme moi que je me trouvais
ainsi en avoir doublé l’altitude.
Il pourrait venir à l’idée de quelque mécréant qu’en agissant ainsi, je
changeais les plans de Dieu créant le monde. Je ne le pense pas, car je faisais
moi-même partie des plans divins, tout comme cet amoncellement de rochers
entassés dans la solitude de l’océan. Mes bras, avec lesquels j’avais travaillé,
mon dos qui avait porté les pierres et mes mains qui les avaient assemblées et
ajustées – ne faisaient-ils pas, eux aussi, partie des plans de Dieu ? Je réfléchis
beaucoup sur ce sujet, et conclus que j’avais raison.
La sixième année, je surélevai ma pyramide. Au bout de huit mois de travail,
elle était à cinquante pieds au-dessus de l’île. Évidemment, ce n’était pas encore
la tour de Babel. Mais elle répondait aux deux buts que je m’étais assignés. En
premier lieu, me fournir un poste d’observation, me permettant de scruter bien
loin l’océan, afin d’y découvrir un navire qui passerait au large. Ensuite,
augmenter, pour ce même bateau, la possibilité de remarquer mon île,
qu’apercevrait peut-être le regard errant de quelque matelot. J’avais continué, eu
outre, à entretenir par ce travail ma bonne santé, physique et morale, et à déjouer
les pièges de Satan. Pendant mon sommeil seulement, il persistait à me
tourmenter par de vaines visions de nourritures succulentes et de cette herbe
pernicieuse appelée tabac.
Le 18 juin de la sixième année, je perçus au loin un navire. Mais la distance à
laquelle il voguait sous le vent était trop grande pour qu’il pût me discerner.
Loin d’en éprouver du désappointement, je ressentis un certain réconfort à cette
apparition fugitive. Je ne pouvais plus douter, comme il m’était arrivé de le faire,
que les navires des hommes visitent parfois ces parages.
À l’aide de débris de rochers, je construisis entre autres, à l’endroit où les
phoques sortaient de la mer pour venir sur l’île, deux murs très larges se
terminant en cul-de-sac, et là je pouvais tuer plus commodément les phoques. Je
les faisais entrer en les privant de toute possibilité d’exciter leurs compagnons
restés à l’extérieur, et il leur était impossible, s’ils n’étaient que blessés ou s’ils
étaient effrayés, de s’échapper et de donner l’alarme aux autres. Je consacrai sept
mois seulement à achever cette construction.
À mesure que le temps passait, je m’estimais de plus en plus satisfait de mon
sort, et le démon vint de moins en moins tourmenter le vieil Adam qui
sommeillait en moi par des visions désordonnées de tabac et de mets savoureux.
Je continuai à manger ma viande de phoque, pensant qu’à la réflexion elle n’était
pas plus mauvaise qu’une autre, à boire l’eau de pluie, l’eau douce, dont j’avais
toujours une très grande provision, et à rendre grâce au Seigneur. Je suis certain
que le Seigneur m’a entendu, car je n’ai jamais été malade pendant tout mon
séjour sur cette île, sinon deux fois, je dois avouer que ces deux fois-là ont été le
fait de ma gloutonnerie, comme je vais le raconter par la suite.
Durant la cinquième année, avant que je me fusse aperçu que les bateaux
venaient de temps à autre visiter ces mers, je commençais à graver sur mon
aviron le récit des événements les plus remarquables qui m’étaient advenus,
depuis mon départ des paisibles rivages de l’Amérique. Afin de ménager la place
dont je disposais sur le bois tout en rendant mon écriture intelligible et
permanente, je m’appliquai à graver les lettres en leur donnant une taille
minuscule. Cinq ou six lettres représentaient parfois la tâche d’une journée
entière. Ce travail exigeait une application très pénible. Et de peur que mon triste
destin ne me permît jamais de nouveau de retourner auprès de mes amis et de ma
famille à Elkton, je gravai sur la partie la plus large de l’aviron le récit de mon
triste destin, comme je l’ai déjà dit au début de ce récit.
Cet aviron, qui m’avait déjà rendu d’immenses services dans ma situation
désespérée, et qui maintenant était le support du récit de mes propres aventures
et celles de mes camarades, me devint encore plus précieux qu’auparavant.
Comme je ne voulais plus l’utiliser à assommer les phoques, je me fabriquai
pour le remplacer une massue de pierre de trois pieds de long et d’un diamètre
respectable, qui me rendit les meilleurs services. Afin de préserver mon aviron
des intempéries, je lui confectionnai une gaine en peau de phoque. Je ne l’en
sortais que pour le hisser, par beau temps, au sommet de ma pyramide, après
l’avoir muni d’un pavillon qui n’était autre que l’une de mes précieuses
chemises.
Au cours de la sixième année de mon isolement, en mars, j’eus à souffrir
d’une tempête particulièrement effroyable. Elle se déchaîna vers neuf heures du
soir, annoncée par d’énormes nuages noirs et par un vent frais du sud-ouest qui,
vers les onze heures, devint furieux, accompagné de coups de tonnerre
incessants et d’éclairs d’une incroyable longueur.
Je ne fus pas sans craindre pour ma sûreté. Les flots déchaînés couvrirent
entièrement l’île, sauf le sommet de la pyramide.
Les coups redoublés du vent et des embruns faillirent me faire perdre la vie.
Je ne pouvais pas ne pas me rendre compte que mon existence n’avait été
épargnée que grâce à la peine que j’avais prise à construire cette pyramide et à
doubler ainsi la hauteur de l’île.
J’eus cependant, le matin qui suivit, de bonnes raisons de rendre grâce au ciel.
Toute l’eau de pluie que j’avais pu conserver était devenue saumâtre, sauf celle
qui se trouvait dans ma grande jarre, qui avait été abritée par la pyramide. Je
savais qu’en étant assez économe, je pourrais tenir en eau jusqu’à la prochaine
pluie, même si elle ne venait pas tout de suite. Ma hutte avait été entièrement
submergée par la mer et, de toutes mes importantes provisions de viande de
phoque, il ne restait plus qu’un petit tas flasque et pitoyable. Je fus néanmoins
agréablement surpris de trouver les rochers couverts d’une multitude de
poissons, plus proches de l’espèce des mulets que n’importe quels autres
poissons que j’avais déjà vus. Je ne ramassai pas moins de douze cent dix-neuf
poissons, que je me hâtai d’ouvrir, de saler et de mettre à sécher au soleil,
comme on le fait de la morue. Cet heureux changement de menu ne fut pas sans
conséquence : je me rendis coupable d’une certaine gloutonnerie, et à cause de
cela, toute la nuit qui suivit, je fus malade à en mourir.
Au début de ma septième année de séjour sur l’île, à nouveau au mois de
mars, une seconde tempête, tout aussi formidable, se déchaîna. Lorsqu’elle se fut
apaisée, ce fut, cette fois, le cadavre frais d’une gigantesque baleine que je
découvris sur les rochers, où les vagues l’avaient projetée. Et vous comprendrez
ma joie quand je vous dirai que je trouvai profondément encastré dans les
entrailles du monstre, un harpon, encore muni d’une corde dont la longueur était
de plusieurs brasses.
Mes espoirs de trouver l’occasion de quitter cette île désolée furent ravivés
par cette découverte. Sans aucun doute, ces mers étaient fréquentées par des
baleiniers et, tant que je pourrais conserver un cœur vigoureux, tôt ou tard je
serais sauvé. Pendant sept ans, je ne m’étais nourri que de viande de phoque, de
sorte qu’à la vue d’une si grande quantité de nourriture si nouvelle et succulente
je retombai dans le péché de gourmandise et je dévorai tant de viande de baleine
qu’une fois de plus je manquai en mourir. Là encore, cependant, cette fois-ci
comme dans l’histoire des petits poissons, cette indisposition était due au fait
que je changeais de diète après m’être exclusivement nourri de phoque.
La chair du gros cétacé me fournit pour une année de vivres et alterna
désormais à mes repas avec celle des mulets et des phoques. De sa graisse
j’exprimai, dans une de mes jarres, une huile exquise et parfumée, où je trempais
en les mangeant mes tranches de viande ou de poisson. J’aurais même pu me
fabriquer une mèche avec la guenille qui me servait de chemise et, après l’avoir
trempée dans l’huile, l’allumer en faisant jaillir le feu du heurt d’un silex contre
l’acier du harpon. Mais j’estimai que cette lampe aurait constitué pour moi un
luxe superflu, et j’abandonnai aussitôt cette idée. Je n’avais aucun besoin de
lumière quand les ténèbres de Dieu descendaient m’envelopper et je m’étais
habitué à dormir, hiver comme été, du coucher du soleil à son lever.
Moi, Darrell Standing, qui écris ces lignes dans la prison de Folsom, je me
permets de placer ici une réflexion personnelle. Après avoir vécu, dans une
existence antérieure, la rude vie que je viens de raconter et toute cette torture de
mon corps, toutes ces privations de mon estomac, comment, oui, aurais-je pu
m’émouvoir des tourments que m’infligeait Atherton, le directeur, pour briser
mon esprit dans la solitude du cachot ? Ma vie actuelle est une patiente
construction échafaudée à travers les siècles par mes vies passées – et quelles
vies ! Que pouvaient bien représenter pour moi, directeur imbécile, dix jours et
dix nuits de camisole ? Pour moi qui, lorsque j’étais Daniel Foss, avais
stoïquement croupi huit années durant sur un îlot rocheux, perdu dans les
lointaines mers du Sud ?
La huitième année se terminait. On était en septembre, et j’avais élaboré le
plan audacieux de surélever ma pyramide à soixante pieds au-dessus du sol.
Mais, comme je me réveillais un matin, j’aperçus un navire qui tirait des
bordées, en semblant longer le rivage. Il était presque à portée de ma voix. Afin
d’être vu, je grimpai sur ma pyramide et agitai en l’air mon aviron et son
oriflamme. Puis je courus sur les rochers côtiers, en criant et dansant ; bref,
j’employai tous les moyens pour prouver aux nouveaux arrivants que j’étais bien
en vie. Je fus aperçu, et je distinguai le capitaine et son second qui, debout sur le
gaillard d’arrière, m’examinaient avec leurs longues-vues.
En réponse à mes signaux, ils envoyèrent une chaloupe équipée d’une demi-
douzaine d’hommes vers la pointe ouest de l’île, vers laquelle je me dirigeai en
hâte. Comme je devais l’apprendre par la suite, c’était ma pyramide qui avait, de
loin, attiré tout d’abord leur attention et excité leur curiosité. Ils s’étaient avancés
afin de se rendre compte de ce que pouvait être, sur cette île, cet étrange
monument qui s’y dressait.
Les brisants rendaient tout accostage impossible et après plusieurs tentatives
infructueuses, l’équipage me fit signe qu’il devait s’en retourner au navire. Jugez
de mon désespoir ! Je me saisis de mon aviron (que j’avais décidé, depuis
longtemps, d’offrir au musée de Philadelphie, si je m’échappais jamais) et, en sa
compagnie, je piquai une tête dans les vagues écumantes. Ma bonne étoile, mon
énergie et mon habileté, ainsi que la protection de Dieu, firent que je réussis à
gagner l’embarcation.
Je ne peux me retenir de raconter ici un curieux incident. Le bateau avait été,
durant ce temps, emporté si loin à la dérive, que nous ne pûmes le rallier et
monter à bord qu’après avoir ramé pendant une bonne heure. J’en profitai pour
me livrer à un de mes anciens et plus chers penchants : je mendiai sur-le-champ
au second un morceau de tabac à chiquer, de ce tabac dont j’avais été sevré
pendant huit ans. Il fit mieux et me tendit sa pipe, préalablement bourrée, à mon
intention, d’excellent tabac de Virginie. Mais, au bout de dix minutes, la tête me
tourna et je fus bientôt très malade. Rien de surprenant à cela. Mon organisme
s’était entièrement déshabitué du fatal poison, qui opérait en moi comme il fait
chez tout jeune homme qui en est à sa première cigarette.
De ce jour, je renonçai à tout jamais au tabac, bien guéri et remerciant Dieu
de ce dernier bienfait qu’il m’avait accordé.
Moi, Darrell Standing, je dois à présent compléter le récit surprenant de cette
existence, revécue par moi lorsque j’étais inconscient dans la camisole de force
de la prison de San Quentin. Je me suis souvent demandé en me réveillant dans
ma cellule si Daniel Foss avait été fidèle à sa résolution de déposer son aviron au
musée de Philadelphie.
Il est difficile à un prisonnier, surveillé comme je l’étais, de communiquer
avec le monde extérieur. Pourtant, je confiai un jour à un gardien une lettre que
j’avais écrite, à ce sujet, au conservateur du musée de Philadelphie. La lettre ne
parvint pas à destination en dépit des promesses que j’avais reçues. Celle d’un
condamné à une peine plus courte connut le même sort.
Mais un temps arriva où, par un étrange retour du sort, Ed Morrell, sa peine
de cellule terminée, fut, à la suite de sa conduite exemplaire, nommé homme de
confiance dans la prison. Je lui remis une autre lettre, qui fut plus heureuse.
Voici la réponse, émanant du conservateur du musée de Philadelphie, que je
reçus et qu’Ed Morrell me délivra en contrebande :
« Il est exact qu’il se trouve à notre musée un aviron tel que vous le décrivez.
Peu de personnes le connaissent, car il n’est pas exposé dans les salles publiques.
Moi-même qui suis en fonction depuis dix-huit ans, j’ignorais son existence.
« Après avoir consulté nos anciens registres, j’ai trouvé mention dudit aviron,
qui nous avait été offert par un certain Daniel Foss, originaire d’Elkton, État de
Maryland, en l’an 1821. Ce ne fut qu’après de longues recherches que je réussis
à retrouver cet objet, dans un cabinet de débarras abandonné, situé sous les
combles du musée. Les entailles et les inscriptions sont gravées sur le bois,
exactement telles que vous me les décrivez.
« J’ai retrouvé également, dans nos archives, une brochure qui avait été écrite
par lui et publiée à Boston, par la librairie N. Coverly fils, en 1834. Cette
brochure raconte huit années de la vie d’un homme jeté sur une île déserte. Il
paraît évident que ce matelot, devenu vieux et pressé par le besoin, l’offrait à
acheter, dans la rue, aux personnes charitables.
« Il m’intéresserait de savoir comment vous avez eu connaissance de cet
aviron, dont tout le monde ignorait l’existence. Ai-je raison de supposer que la
petite brochure publiée par ce Daniel Foss vous est un jour, par hasard, tombée
entre les mains et que vous l’avez lue ? Je serais heureux d’être à ce sujet
renseigné par vous et je prends les dispositions nécessaires pour que l’aviron et
la brochure soient de nouveau exposés.
« HOSEA SALSBURTY »
XX

L’heure vint où les humiliations que je faisais subir au directeur de la prison


le contraignirent à se rendre sans conditions, en dépit de son éternel : « La
dynamite ou la mort ! » Il m’abandonna, comme l’homme qu’on n’arrivait pas à
faire mourir dans une camisole. Pourtant, il avait eu des prisonniers qui n’y
avaient pas survécu plus de quelques heures ; si d’autres avaient tenu plusieurs
jours, c’est que chaque fois on les avait délacés à temps et transportés à
l’infirmerie de la prison, sur un brancard, pour qu’ils y rendent leur dernier
soupir… un certificat du médecin attestant qu’ils étaient décédés d’une
pneumonie, du mal de Bright ou d’une crise cardiaque.
Mais moi, le directeur Atherton n’arrivait pas à me faire mourir. Il n’eut
jamais l’occasion de faire transporter en urgence ma carcasse meurtrie et presque
morte à l’hôpital. Et pourtant je dois dire que le directeur Atherton faisait de son
mieux, et osait le pire. Il y eut même un moment où il me ficelait dans deux
camisoles à la fois. C’est une histoire tellement amusante que je ne puis résister
au plaisir de vous la raconter.
Il arriva qu’un des principaux journaux de San Francisco (qui cherchait,
comme tout journal, ou comme toute entreprise commerciale le fait, un nouveau
débouché pour en tirer quelque profit) essaya d’intéresser la section la plus à
gauche de la classe ouvrière à la réforme des prisons. Résultat : comme le
syndicat des travailleurs avait alors un poids politique très important, les
politiciens en place à Sacramento ne purent faire moins que de déléguer une
commission de plusieurs membres du Sénat avec mission d’enquêter dans les
diverses prisons d’État.
Cette commission vint, naturellement, « enquêter » (excusez mes guillemets)
à San Quentin. Et, bien entendu, il fut reconnu que c’était une maison de
détention modèle.
Les prisonniers en témoignèrent eux-mêmes. On ne peut leur en vouloir. Ils
avaient déjà, dans le passé, connu des enquêtes semblables. Ils n’ignoraient pas,
par conséquent, de quel côté ils trouveraient du beurre sur leur pain. Ils savaient
que leur dos et leurs côtes ne tarderaient pas à leur cuire, après le départ des
enquêteurs, si leurs témoignages avaient été hostiles à l’administration
pénitentiaire. Cela, c’est de tradition, de toute éternité. Il en était déjà ainsi dans
les geôles de Babylone lorsque, voici des milliers d’années, j’y pourrissais au
cours d’une de mes existences antérieures, à la suite d’intrigues de palais.
Ce fut donc à qui, dans la prison, témoignerait des sentiments d’humanité
dont faisaient preuve envers leurs pensionnaires Atherton et ses subordonnés. Ils
s’appesantirent sur la bonté du directeur, sur la nourriture saine et variée qui leur
était donnée, et sur son excellente préparation, sur la gentillesse des gardiens à
leur égard, bref sur tout le confort et le bien-être de la maison, qu’ils déclarèrent,
avec un ensemble touchant, absolument parfait ; ces éloges furent exploités par
les journaux d’opposition de San Francisco, qui s’en scandalisèrent et prirent la
mouche. Ils protestèrent énergiquement, en réclamant plus de rigueur et de
fermeté dans la direction des prisons. Faute de quoi, déclarèrent-ils, les honnêtes
gens, tant soit peu paresseux de nature, n’auraient plus qu’une idée : commettre
quelque méfait afin de se faire interner.
Le comité sénatorial n’eut garde d’oublier les cachots d’isolement, qu’il
envahit bruyamment. Oppenheimer et Ed Morrell, qui avaient, comme moi, peu
à perdre et rien à gagner, ne se gênèrent point pour exhaler leur bile. Jake
Oppenheimer leur cracha à la figure et les envoya au diable. Ed Morrell leur
déclara que rien de plus ignoble ne s’était jamais vu que cet établissement, et
insulta gravement le directeur en leur présence. Indigné, le comité pria
instamment Mr. Atherton de se montrer plus sévère qu’il n’était envers ces
mauvaises têtes et de leur faire goûter sans crainte de pires châtiments, même
ceux que leur cruauté excessive avait fait tomber en désuétude.
En ce qui me concerne, j’eus bien gardé d’imiter mes deux camarades. Je
n’insultai pas le directeur et témoignai sans colère, posément, scientifiquement,
comme je pouvais le faire, en évitant, au début, toute récrimination excessive,
afin qu’on ne doutât point de ma bonne foi et qu’à mesure que j’avançais dans
mon exposé mes auditeurs fussent enclins à porter à mon sort un intérêt
grandissant. Je les enjôlai délicatement et ne m’arrêtai pas de parler, pour éviter
de voir mes arguments réfutés. Tant et si bien que je réussis à raconter de bout
en bout mon histoire.
Hélas, pas un iota de ce que j’avais divulgué ne franchit les murs de la prison.
Le comité rédigea un magnifique rapport, qui faisait blanc comme neige
Mr. Atherton et n’avait pas assez d’éloges pour San Quentin. Les journaux qui
avaient été à l’origine de l’enquête en communiquèrent les excellents résultats à
leurs lecteurs. Ils ajoutèrent même que sous ce directeur humain et d’une haute
moralité la camisole de force, bien que son usage fût, en principe, demeuré légal,
n’était, en fait, jamais, au grand jamais, employée, en aucun cas.
Et, pendant que les pauvres ânes qui lisaient ces bourdes les gobaient
naïvement, et que le comité sénatorial banquetait et buvait des vins fins dans la
prison même, en compagnie du directeur Atherton, aux frais de l’État et des
contribuables, Ed Morrell, Jake Oppenheimer et moi, nous gisions sur le sol de
nos cellules, dans nos camisoles étroitement lacées, et qu’on avait encore un peu
plus resserrées.
— Il faut rire de tous ces pantins ! me frappa Ed Morrell avec le rebord de la
semelle de son soulier, lorsque nos visiteurs furent partis.
— C’est bien ce que je fais, répondit Jake.
Je frappai à mon tour mon mépris et mon hilarité en me souvenant des prisons
de l’antique Babylone, puis ne tardai pas à m’enfuir dans la mort en raccourci,
comme je l’appelais, vagabondant vers d’autres vies et d’autres âges, cavalier du
temps solidement cuirassé dans son armure insensible.
Oui, chers frères du monde extérieur, alors que nous étions là et que les
journaux commençaient à publier les résultats de l’enquête, les augustes
sénateurs, pour clore leurs travaux, festoyaient autour de Mr. Atherton, dans son
appartement privé.
Le dîner terminé, Atherton, un peu éméché pour avoir bien bu, s’en revint
vers les trois morts vivants que nous étions afin de constater par lui-même la
torture que nous étions en train de subir dans nos camisoles de toile. Il me trouva
dans le coma, et s’en alarma. Le Dr Jackson fut mandé et me ramena à l’état
conscient, en me mettant sous les narines la morsure de l’ammoniaque.
Je repris mes sens en souriant, et le directeur Atherton, qui avait la face rouge
et la langue épaisse par suite de sa bombance, gronda :
— Comédie ! Toujours la comédie !
Je passai la langue sur mes lèvres, pour faire comprendre que je désirais un
peu d’eau, afin de pouvoir parler.
Je parvins, non sans peine, à m’exprimer à peu près et prononçai :
— Vous êtes une bourrique, directeur ! Une bourrique, un porc, un chien, un
être si répugnant que je ne veux même plus salir ma salive en vous crachant à la
figure ! Jake Oppenheimer s’est montré tout à l’heure moins dégoûté que moi, et
je l’en blâme. Un homme doit mieux se respecter.
Il meugla :
— Ma patience est à bout, tu entends, à bout ! Je réussirai quand même à te
tuer, Standing…
Je répliquai :
— Vous avez bu, directeur ! Faites attention de ne pas parler comme ça
devant vos gardiens. Ces chiens de prison vous trahiront un jour et vendront la
mèche. Et c’est à vous qu’il en cuira. Vous perdrez votre boulot !
Le vin lui monta à la tête, tant et si bien qu’il perdit toute maîtrise de lui-
même.
— Qu’on lui mette une seconde camisole ! ordonna-t-il. Une seconde sur la
première ! Tu en crèveras, salopard… Mais pas ici. À l’infirmerie, selon le
règlement. À l’infirmerie, où l’on t’emportera avec ton dernier soupir, et d’où tu
partiras pour le cimetière !
Son commandement fut exécuté et, sur ma première camisole, on m’en fit
endosser une seconde, mise à l’envers celle-là, la poitrine sur mon dos et lacée
sur moi par-devant.
Je ricanai :
— Dieu de Dieu, directeur ! Quel intérêt vous prenez à ma santé ! Le froid est
vif et piquant… Merci de songer à me tenir bien au chaud. Deux camisoles ! J’y
serai encore mieux.
— Serrez ! Serrez plus fort ! hurla-t-il. Mettez-lui le pied sur le ventre.
Brisez-lui les os !
Hutchins s’escrima en conscience.
Le directeur Atherton était devenu vermeil. Il eut un dernier accès de rage
folle :
— Ah ! ah ! tu as essayé de mentir à ces messieurs ! De leur raconter des
bobards à mon sujet ! Ce coup-ci, ton compte est bon ! Tu m’entends bien,
Standing : tu en crèveras, cette fois !
Je voulus riposter. Mais la compression que je subissais était réellement
terrible. Je sentais mon cerveau s’égarer. Les murs de la cellule tournaient autour
de moi, s’inclinaient sur moi, comme pour m’écraser. J’eus encore la force de
murmurer :
— Directeur… une troisième camisole… une troisième, je vous prie…
j’aurai… j’aurai ainsi… plus chaud encore… beaucoup plus chaud…
Et la voix s’éteignit sur mes lèvres : je sombrai dans ma mort en raccourci.
J’en réchappai. Mais jamais plus, après cela, il ne fut possible de m’alimenter
convenablement. Je souffrais de douleurs internes, à un degré que je ne saurais
évaluer. Alors que j’écris ces lignes, mes côtes et mon estomac sont encore en
proie à des crampes intolérables. Pourtant mon misérable organisme a résisté. Il
m’avait permis de vivre jusqu’à l’heure de ma suprême condamnation. Il me
conduira jusqu’à l’instant où le bourreau m’allongera le cou, de sa corde bien
tendue.
Ce fut la dernière expérience que tenta sur moi le directeur Atherton. Il
renonça à compter de ce jour-là, et se rendit à cette dernière preuve qu’il était
impossible de me tuer légalement.
Je lui déclarai, en propres termes :
— Le seul moyen qui vous reste, directeur, si vous voulez avoir ma peau,
c’est de vous glisser une nuit dans ma cellule et de m’y abattre d’un coup de
hache.
Jake Oppenheimer en sortit un jour une bien bonne au directeur, et je m’en
vais vous la dire :
— Dites-moi, directeur, ça doit être l’enfer pour vous de vous réveiller
chaque matin avec vous-même sur le même oreiller !
Et Ed Morrell, toujours au directeur :
— Votre mère devait diablement aimer les gosses, pour vous avoir élevé !
Ce fut pour moi une rude déception quand on cessa de m’appliquer la
camisole. Ce monde de rêve dans lequel je voyageais me manquait cruellement.
Mais cela ne dura pas longtemps. Je découvris que je pouvais produire en moi la
mort en raccourci par le seul pouvoir de ma volonté, aidé mécaniquement par la
compression de ma couverture sur mon torse. Je provoquais ainsi un état
physiologique et psychologique similaire à celui qu’engendrait la camisole.
J’étais donc ainsi libre, sans avoir recours à mes anciennes tortures, de
vagabonder dans le temps.
Ed Morrell ajoutait entièrement crédit à toutes mes aventures, mais Jake
Oppenheimer persistait dans son scepticisme. Ce fut au cours de ma troisième
année de cachot solitaire que je rendis visite à Oppenheimer. Je ne fus capable
de m’approcher en pensée de lui que cette seule fois, qui n’avait été ni
préméditée, ni même espérée.
Un jour donc, alors que j’étais en catalepsie, je me trouvai, sans l’avoir voulu,
transporté près de lui. Mon corps, je m’en rendais compte, était étendu par terre,
dans ma propre cellule. Mais j’étais, en esprit, présent pourtant près
d’Oppenheimer. Quoique je n’eusse jamais vu cet homme, je le reconnus
facilement et sus que c’était lui. Nous étions en été. Il gisait, complètement nu,
sur sa couverture. Je fus péniblement affecté par l’aspect cadavérique de sa
figure et par celui de son corps squelettique. C’était à peine une carcasse
humaine. Ses os, dépouillés de toute chair, n’étaient plus enveloppés que d’une
peau tendue et ridée qui ressemblait à du parchemin.
Par la suite, quand je fus de retour dans ma cellule et quand je rappelai à moi
mes souvenirs, je me rendis compte que l’état où se trouvait physiquement Jake
Oppenheimer devait être identique en tout point au mien et à celui d’Ed Morrell.
Et je m’émerveillai que nos belles intelligences pussent subsister quand même
en d’aussi tristes carcasses. Il y a des gens qui admirent et adorent la chair, cette
chair née de l’herbe et qui s’en retourne en herbe. Qu’ils aillent donc tâter un peu
des cachots d’isolement de la prison de San Quentin ! Ils y apprendront la
supériorité de l’esprit sur la matière.
Mais revenons à mon expérience dans la cellule d’Oppenheimer. Son corps
était pareil à celui d’un homme qui serait mort depuis longtemps, et qu’aurait
ratatiné le soleil brûlant du désert. La peau qui le recouvrait avait la couleur de la
boue sèche. Les yeux, grands ouverts, paraissaient être tout ce qui vivait encore
en lui. Ils étaient d’un gris jaunâtre et leur regard ardent ne demeurait jamais en
repos. Alors que Jake restait sur le dos, immobile, ses yeux promenaient et
dardaient leurs prunelles vers plusieurs mouches, qui voltigeaient au-dessus de
lui en folâtrant, dans la pénombre de la cellule. Je remarquai aussi une cicatrice
qu’il avait au coude droit, et une autre à sa cheville droite.
Au bout d’un instant, il se mit à bâiller, se tourna sur le côté et examina une
plaie placée au-dessus de la hanche et qui paraissait le démanger. Il commença à
la nettoyer et à la panser, par les moyens rudimentaires que peut employer un
prisonnier. Je reconnus, sans peine, que cette blessure était de la nature de celles
que causait la camisole.
Après quoi, Oppenheimer se roula sur le dos. Il saisit délicatement, entre son
pouce et son index, une des dents de sa mâchoire supérieure, la dent de l’œil, et
la fit bouger d’arrière en avant avec beaucoup d’attention. Puis il bâilla, s’étira
les bras, se retourna encore, et frappa son appel à destination d’Ed Morrell.
J’écoutai ce qu’il disait.
— Comment vas-tu ? lui frappait-il. Tu dors ou tu es réveillé ? Comment va
le professeur ?
J’entendis les coups sourds et confus frappés en réponse par Ed Morrell, qui
lui annonçaient que j’avais été enfermé dans la camisole une heure auparavant,
et que, comme d’habitude, j’étais devenu sourd aux coups qu’ils faisaient contre
les murs.
— C’est un gars bien ! reprit Oppenheimer. Je me suis toujours méfié de
ceusses qui ont de l’instruction. Mais, celui-là, l’éducation ne l’a pas gâté. C’est
un type franc et carré. Il a un grand courage et ni pour or ni pour argent on ne lui
ferait cracher ce qu’il n’a pas l’intention de dire. Ils n’auront jamais la dynamite.
Ed Morrell approuva, et amplifia encore mon éloge.
J’ai eu, tant dans cette vie que dans mes existences passées, de nombreux
mouvements d’orgueil. Eh bien ! je dois dire que jamais je ne me sentis aussi
flatté qu’en entendant mes deux camarades, ces nobles esprits, s’exprimer ainsi
sur mon compte et m’égaler à eux. Parfaitement.
Ed Morrell et Jake Oppenheimer étaient de grands esprits, et je n’ai jamais,
dans toutes les existences que j’ai vécues, reçu d’honneur plus grand que celui
de me trouver admis dans leur amitié. Des rois m’avaient anobli, des empereurs
m’avaient fait chevalier, et, roi moi-même, j’avais connu des moments
prestigieux. Mais rien ne me fut, dans tous les temps, aussi précieux que
l’accolade morale de ces deux condamnés à perpétuité, que le monde des
hommes considérait comme des rebuts du dépotoir humain.
Quand j’eus regagné mon corps, dans ma cellule, je fis rapport à Jake et lui
tapai la visite que je lui avais faite. Mais il demeura inébranlable dans son
incrédulité.
Lorsque je lui eus décrit comment il m’était apparu et les actes auxquels il se
livrait, il me répondit :
— Tu devines et tu imagines à la fois. Depuis trois ans que tu es comme nous
au cachot, professeur, tu as pu facilement te rendre compte, en pensée, de ce que
Morrell et moi pouvons faire, pour tuer le temps : rester étendus sans vêtements
quand il fait chaud ; observer les mouches ; panser nos blessures ; frapper de
l’un à l’autre une conversation. Ce sont là des actes dont nous avons souvent
parlé.
Ed Morrell intervint, mais en vain.
— Ne te fâche pas de ce que je te dis là, professeur ! reprit Oppenheimer. Ce
n’est pas pour t’offenser. Je ne prétends pas que tu as menti, je dis simplement
que tu as des fumées, comme un alcoolique. Et tu prends ensuite pour argent
comptant les visions qui t’ont traversé la cervelle.
— Pardon ! protestai-je. Tu sais comme moi, Jake, que nous ne nous sommes
jamais vus. Est-ce exact ?
— Je n’en sais rien et je veux bien te croire sur parole. Tu peux très bien
m’avoir vu autrefois, quelque part, sans savoir qui j’étais.
— Pardon ! Pardon ! Ne dévions pas de la question. En tout cas, je ne t’ai
jamais vu déshabillé. Alors comment pourrais-je savoir et te dire que tu as deux
cicatrices anciennes, l’une au coude droit, l’autre à la cheville droite ?
— Foutaises ! Tu as trouvé ça sur ma fiche anthropométrique, à la prison.
Mon signalement court, ainsi que ma gueule, tous les commissariats de police
des États-Unis. Ce n’est pas une rareté !
— Jamais je n’en ai eu connaissance, je t’assure.
— Tu as oublié que tu en as eu connaissance, rectifia-t-il. Ça se produit très
souvent : on pense qu’on a oublié quelque chose, mais ça se trouve là, dans le
cerveau, entreposé, prêt à sortir, sans qu’on sache où c’est entreposé. Il faut être
organisé, si l’on veut se souvenir.
» N’as-tu jamais oublié le nom d’un type que tu connaissais aussi bien que
ton frère ? Moi, ça m’est arrivé. Parmi les jurés qui m’ont condamné, à Oakland,
à mes cinquante ans de prison, il y en avait un petit dont, un beau jour, j’ai
totalement oublié le nom. Eh bien, je suis resté, durant des semaines, étendu sur
le dos, dans ma cellule, à le chercher, sans pouvoir le retrouver. Mais le fait que
je n’arrivais pas à le dégoter en farfouillant dans ma mémoire n’était pas une
preuve qu’il en était sorti. Il n’était qu’égaré, c’est tout. Pour étayer ce que
j’affirme, un jour, alors que je n’y pensais même pas, il est venu tout seul de
mon cerveau, sur le bout de ma langue : “Stacy”. J’ai dit tout haut : “Joseph
Stacy”. Tu vois, tu as saisi mon raisonnement ?
» Tu ne fais que me redire ce que tout le monde sait. J’ignore comment tu as
pu apprendre tout ça, et je suppose que tu ne le sais pas toi-même. Si tu me
racontes seulement ce que tout le monde connaît, ça ne veut pas dire grand-chose
pour moi, et il faudrait que tu en rajoutes un paquet pour que j’avale le reste de
tes inventions !
La loi d’Hamilton sur l’économie dans l’appréciation de la preuve ! Ce
prisonnier élevé dans les ruisseaux était si intrinsèquement un homme de science
qu’il avait réinventé la loi d’Hamilton, et s’en servait avec rigueur.
Jake Oppenheimer était cependant un homme étonnamment honnête et
scrupuleux. Un incident délicieux le prouve. La nuit suivante, au moment où je
commençais à m’assoupir, je l’entendis qui frappait. Il me disait :
— Une chose me trouble, professeur. Tu as déclaré m’avoir vu remuer, entre
mes doigts, une de mes dents qui branlait… Alors, là, j’y suis plus. Il n’y a pas
trois jours qu’elle s’est mise à bouger et je ne l’ai dit à personne !
XXI

Pascal dit quelque part que, face à la marche de l’évolution humaine, l’esprit
philosophique devrait considérer l’humanité comme un seul homme, et non
comme un assemblage d’individus.
Je suis à Folsom au quartier des condamnés à mort avec dans les oreilles le
bourdonnement endormant des mouches, et je réfléchis à cette pensée de Pascal.
Elle est exacte. De même que l’embryon humain, dans ses brefs dix mois
lunaires, avec une rapidité déroutante, dans une myriade de formes et
d’apparences mille et mille fois multipliées, reproduit dans son entier l’histoire
de la vie organique depuis le végétal jusqu’à l’homme ; de même que le petit
d’homme, dans les courtes années de son enfance, répète l’histoire de l’homme
primitif, avec ses actes de cruauté et de sauvagerie, depuis la tendance à faire
souffrir de gaieté de cœur des créatures plus faibles jusqu’à la conscience tribale
exprimée par le désir de faire partie de bandes ; de même, moi, Darrell Standing,
ai répété et revécu tout ce que l’homme primitif a été, a fait, est devenu, jusqu’à
être vous et moi, l’un de nos semblables dans une civilisation du XXe siècle.
C’est vrai, chaque être humain actuellement en vie sur la planète porte en soi
l’incorruptible histoire de la vie depuis le commencement de la vie. Cette
histoire est inscrite dans nos tissus et dans nos os, dans nos fonctions et nos
organes, dans les cellules de notre cerveau, dans nos humeurs, dans toutes sortes
de besoins et de pulsions ataviques d’ordre physique et psychique. Il fut un
temps, cher lecteur, où toi et moi, nous étions poissons, et nous avons rampé
hors de la mer pour nous lancer dans la grande aventure de la terre ferme, au
plus fort de laquelle nous nous trouvons actuellement. Les marques laissées par
la mer sont encore sur nous, de même qu’y persistent les traces du serpent,
datant d’avant que le serpent ne devienne serpent et que nous ne devenions nous,
lorsque le serpent primitif et notre être primitif ne faisaient qu’un. Jadis nous
avons volé dans les airs, jadis nous avons habité les arbres, et nous avons eu peur
dans le noir. Les vestiges subsistent, gravés en toi et en moi, gravés dans nos
cellules reproductrices pour subsister après nous jusqu’à la fin des temps
impartis à notre espèce sur la terre.
Ce que Pascal a aperçu dans une vision prophétique, je l’ai vécu. J’ai
contemplé moi-même cet homme prévu par l’œil de philosophe de Pascal. Oh !
J’ai à raconter un conte tellement vrai, tellement magnifique, tellement réel à
mes yeux… Mais je ne suis pas sûr d’avoir assez d’esprit pour le raconter, ni que
tu aies, toi, ami lecteur, assez d’esprit pour comprendre. Je dis que j’ai vu moi-
même l’homme auquel Pascal fait allusion. Je suis resté longtemps dans les
transes de la camisole et j’ai vu moi-même mille hommes vivant les mille
existences qui sont elles-mêmes l’histoire de l’homme remontant les siècles.
Ah ! quels souvenirs royaux sont les miens quand je voltige à travers les âges
du lointain passé. Dans les transes de la camisole , j’ai vécu les nombreuses
existences engagées dans les odyssées de mille ans qu’ont connues les hommes
au début des temps. Les cieux, avant que je fisse partie des Ases aux cheveux
blonds, qui demeuraient à Asgard, et avant que je fisse partie des Vanirs aux
cheveux rouges, qui habitaient à Vanaheim, longtemps avant ces époques j’ai
des souvenirs (des souvenirs vivants) de nos déplacements antérieurs, lorsque,
comme le duvet du chardon dans la brise, nous étions entraînés vers le sud,
poussés par l’extension de la calotte glaciaire.
Je suis mort de froid et de faim, au combat et dans les inondations. J’ai cueilli
des baies sur l’épine dorsale éventée du monde, j’ai arraché, pour les manger,
des racines au sol gras des marécages et aux prairies. J’ai gratté l’image du renne
et l’image du mammouth aux longs poils sur les défenses d’ivoire rapportées de
la chasse et sur les parois rocheuses des cavernes qui me servaient d’abri
pendant que les tempêtes hivernales mugissaient au-dehors. J’ai brisé des os à
moelle sur l’emplacement de cités royales qui avaient disparu des siècles avant
mon époque ou qui devaient être construites des siècles après ma mort. Et j’ai
laissé les os de mes carcasses éphémères dans le fond des étangs, dans les
moraines des glaciers, dans les lacs d’asphalte.
J’ai traversé des ères aujourd’hui connues des savants, comme le
paléolithique, le néolithique, l’âge de bronze. Je me rappelle l’époque où, avec
nos loups domestiqués, nous menions paître nos rennes sur les rivages
septentrionaux de la Méditerranée, là où s’étendent maintenant la France, l’Italie
et l’Espagne. Cela se passait avant que la couche de glace se fût mise à fondre en
remontant vers le pôle. Nombreuses sont les successions d’équinoxes au travers
desquelles j’ai vécu, et je suis mort, cher lecteur… seulement de cela je me
souviens, et pas toi.
J’ai été un Fils du Chariot, un Fils des Poissons, un Fils de l’Arbre. Toutes les
religions, depuis les débuts du temps des religions humaines subsistent en moi.
Et quand le prêtre, dans la chapelle, ici à Folsom le dimanche, prie Dieu à sa
bonne manière moderne à lui, je sais qu’en lui, le prêtre, subsistent les cultes du
Chariot, des Poissons, de l’Arbre… que dis-je, tous les cultes, y compris ceux
d’Astarté et de la Nuit.
J’ai été un maître aryen dans la vieille Égypte quand mes soldats
griffonnaient des obscénités sur les tombeaux sculptés de rois morts, disparus et
oubliés depuis longtemps. Et moi, le maître aryen dans la vieille Égypte, je me
suis construit mes deux tombeaux – l’un, le faux, une imposante pyramide dont
l’existence peut être attestée par toute une génération d’esclaves ; l’autre
humble, minable, secret, taillé dans le roc d’une vallée déserte par des esclaves
qui sont morts immédiatement après avoir achevé leur travail… Et, sans savoir
pourquoi, ici à Folsom, alors que la démocratie fait régner ses enchantements sur
le monde du XXe siècle, je suis en train de me demander si au sein du caveau
creusé dans le roc de cette vallée secrète et déserte persistent les os qui furent les
miens et qui ont donné à mon corps vivant sa charpente lorsque j’étais un maître
aryen qui commandait, plein de morgue.
Et pendant la grande migration, vers le sud et vers l’est, sous le soleil brûlant,
au cours de laquelle périrent tous les descendants des maisons d’Asgard et de
Vanaheim qui y prirent part, j’ai été roi à Ceylan, constructeur de monuments
aryens sous le règne des rois aryens dans la vieille Java et la vieille Sumatra. Et
je suis mort cent fois, mort de cent morts pendant le grand exode des mers du
Sud, avant même que la réapparition des hommes amenât la construction de
monuments comme seuls les Aryens en construisent, sur des îles volcaniques des
tropiques que moi, Darrell Standing, je ne puis nommer, étant trop versé dans la
géographie de maintenant des mers lointaines.
Si seulement j’étais capable de peindre par le faible truchement des mots ce
que je vois, ce que je sais et possède, incorporé à ma conscience, du gigantesque
brassage des races aux époques antérieures au début de notre histoire écrite
actuelle ! Oui, même alors, nous avions notre histoire. Nos hommes âgés, nos
prêtres, nos sages ont raconté notre histoire sous forme de récits et ont écrit ces
récits dans les étoiles de sorte qu’après nous notre descendance ne l’oublie pas.
Du ciel venaient la pluie qui dispense la vie et les rayons du soleil. Et nous
étudiions le ciel, apprenions dans les étoiles à calculer le temps et l’apparition
des saisons ; et nous baptisions les étoiles du nom de nos héros, d’après notre
nourriture et les moyens pour nous la procurer ; d’après nos vagabondages aussi,
nos déplacements et nos aventures ; d’après nos fonctions enfin, nos fureurs
impulsives et nos désirs.
Hélas ! Nous pensions à des cieux sans changement, sur lesquels nous avons
écrit toutes nos humbles aspirations, toutes les choses humbles que nous avons
faites ou rêvé de faire. Quand j’étais un Fils du Taureau, je me rappelle avoir
passé une existence entière à regarder les étoiles. Et, plus tard, et plus tôt, il y eut
d’autres vies pendant lesquelles j’ai chanté avec les prêtres et les bardes les
chants tabous des étoiles dans lesquelles, croyions-nous, était écrite notre
impérissable histoire. Et ici, à la fin de tout cela, je me plonge dans les livres
d’astronomie de la bibliothèque de la prison, ceux qu’on permet aux condamnés
de lire, et ils peuvent apprendre que même les cieux sont des courants passagers
troublés par le déplacement des étoiles comme la terre est troublée par les
déplacements des hommes.
Muni de ces connaissances modernes, j’ai été, en revenant de mes vies
antérieures à travers la mort en raccourci, capable de comparer les cieux d’alors
et ceux d’aujourd’hui. Et les étoiles changent. J’ai vu des étoiles polaires et des
étoiles polaires, des dynasties d’étoiles polaires. L’étoile polaire aujourd’hui est
dans la Petite Ourse. Cependant, dans ces jours lointains, j’ai vu l’étoile polaire
dans le Dragon, dans Héraclès, Véga, dans le Cygne et dans Céphée. Non ; les
étoiles elles-mêmes ne subsistent pas, et cependant leur connaissance survit en
moi, dans l’esprit qui en moi est mémoire et est éternel. Seul l’esprit survit. Tout
le reste, qui n’est que matière, passe, et doit passer.
Oh ! je vois bien en moi-même aujourd’hui cet homme qui fit son apparition
dans le monde de jadis, blond, féroce, tueur et amant, mangeur de viande et
arracheur de racines, bohémien et voleur, qui, la massue à la main, à travers des
millénaires, a parcouru le monde à la recherche de viande à dévorer et de nids
pour abriter sa progéniture et ses nourrissons.
Je suis cet homme, le résumé, la totalité de ce qu’il est, le bipède glabre qui a
lutté pour sortir du limon, qui a inventé l’amour et la loi en partant de l’anarchie
de vie luxuriante qui hurlait et braillait dans la jungle. Je suis tout ce qu’était cet
homme et ce qu’il est devenu. Je me vois, à travers les épreuves des générations,
prenant et tuant le gibier et le poisson, défrichant la forêt pour en faire les
premiers champs, fabriquant des outils rudimentaires de pierre et d’os,
construisant des maisons de bois, couvrant les toits de feuilles et de chaume,
rendant cultivables les herbes sauvages et les racines des prairies, les préparant à
engendrer le riz, le millet, le froment, l’orge et toutes sortes de succulentes
plantes comestibles, apprenant à gratter le sol, à semer, à moissonner, à
engranger, à extraire les fibres des plantes pour en faire du fil, le lisser,
combinant des systèmes d’irrigation, travaillant les métaux, créant des marchés
et des routes commerciales, construisant des bateaux, créant la navigation – que
dis-je, organisant la vie du village, unissant les villages entre eux jusqu’à les
rassembler en tribus, unissant les tribus pour en faire des nations, cherchant
toujours les raisons des choses, édictant toujours les lois des humains pour que
les humains pussent vivre en commun sur un pied d’amitié et par leurs efforts
conjugués abattre et détruire toutes ces choses rampantes et criardes qui
autrement auraient risqué de les détruire eux-mêmes.
J’étais l’homme de toutes ces naissances et ces entreprises. Je suis cet homme
aujourd’hui, j’attends la mort qui m’est promise par la loi que j’ai aidé à créer il
y a mille ans, et qui m’a déjà fait mourir bien des fois, bien des fois… Et tandis
que je revois cette vaste histoire qui est la mienne, je découvre plusieurs
influences splendides et, par-dessus tout, l’amour de la femme, l’amour de
l’homme pour une femme de son espèce. Je me vois, le seul homme, l’amant,
toujours l’amant. Oui, j’étais aussi le grand combattant, mais il me semble en
quelque sorte, à moi qui suis assis là, que cela compense tout, le fait que j’aie
été, plus que n’importe quoi d’autre, le grand amant. C’est parce que j’ai
beaucoup aimé que j’ai été le grand combattant.
Je me dis quelquefois que l’histoire de l’homme, c’est l’histoire de l’amour de
la femme. Ces souvenirs de tout mon passé que j’écris à présent, ce sont les
souvenirs de mon amour de la femme. Toujours, dans ces dix mille existences et
apparences, je l’ai aimée. Je l’aime à présent. Mon sommeil est plein d’elle, mes
rêves éveillés, quel que soit leur point de départ, me conduisent toujours à elle. Il
n’y a pas moyen d’échapper à cette éternelle, splendide, toujours rayonnante
image de la femme.
Oh ! ne vous y trompez pas. Je ne suis pas un blanc-bec ardent. Je suis un
homme entre deux âges, brisé dans sa santé et son corps, près de la mort. Je suis
un savant et un philosophe. Comme toutes les générations de philosophes qui
m’ont précédé, je connais la femme pour ce qu’elle est – ses faiblesses, ses
petitesses, ses impudeurs, ses bassesses, ses pieds attachés au sol, ses yeux qui
n’ont jamais vu les étoiles –, mais – et le fait éternel, irréfragable, subsiste – ses
pieds sont beaux, ses yeux sont beaux, ses bras et ses seins représentent le
paradis, son charme est plus puissant que tout autre charme qui ait jamais ébloui
l’homme ; et de même que de gré ou de force le pôle attire l’aiguille aimantée,
de même, de gré ou de force, elle attire l’homme.
La femme m’a fait me rire de la mort et de la distance, mépriser la fatigue et
le sommeil. J’ai tué des hommes, beaucoup d’hommes, pour l’amour d’une
femme, j’ai béni nos noces dans le sang chaud, j’ai lavé dans le sang chaud la
souillure résultant de ses infidélités. Je suis tombé jusqu’à la mort et au
déshonneur, j’ai eu sur moi la honte d’avoir trahi mes camarades et les étoiles
pour une femme – pour moi, plutôt, je la désirais tant. Et je suis resté couché
dans les orges, malade de désir pour elle, simplement pour la voir passer et
rassasier mes yeux du spectacle de cette merveille ondulante, elle et ses cheveux,
noir de nuit, bruns ou blonds, ou tout poudrés d’or par le soleil.
Car la femme est belle… pour l’homme. Elle est douce sous sa langue,
parfumée pour ses narines. Elle est le feu dans son sang, et un tonnerre de
trompettes pour ses oreilles, sa voix surpasse toutes les musiques et elle est
capable de secouer son âme, qui autrement reste impassible en présence des
titans de la Lumière et des Ténèbres. Et au-delà des étoiles qu’il contemple, des
cieux qu’il imagine, Walkyrie ou houri, l’homme lui a volontiers fait une place,
car il ne peut imaginer le ciel sans elle. Et l’épée dans la bataille, quand elle
chante, ne chante pas un chant aussi doux pour l’homme que son simple rire au
clair de lune, que son soupir amoureux dans le noir ou quand elle va son chemin
en se balançant sous le soleil tandis qu’il est étendu dans l’herbe, ivre de désir.
Je suis mort d’amour, je suis mort pour l’amour, comme vous verrez. Dans un
petit moment, ils viendront me chercher, moi, Darrell Standing, et ils me feront
mourir. Et cette mort sera pour l’amour. Oh ! Tuer le Pr Haskell dans le
laboratoire de l’université de Californie ne m’a pas laissé de glace. C’était un
homme. J’étais un homme. Et il y avait une femme, très belle. Comprenez-
vous ? Elle était une femme et j’étais un homme, un amant, et j’avais toute
l’hérédité de l’amour, depuis la jungle sombre et criarde, avant que l’amour fût
l’amour et que l’homme fût l’homme.
Oh ! remarquez, il n’y a là rien de nouveau. Souvent, souvent, au cours de ce
long passé, il m’est arrivé de renoncer, pour l’amour, à la vie et à l’honneur, à
une situation et à la puissance. L’homme diffère de la femme. Elle est proche de
l’immédiat, du contingent, et n’éprouve que le besoin des choses du moment.
Nous connaissons un honneur qui se situe au-dessus de son honneur, et une fierté
qui excède l’idée qu’elle se fait de la fierté la plus chatouilleuse. Nos yeux
voient loin pour observer les étoiles, tandis que les yeux de la femme ne voient
pas plus loin que la terre ferme sur laquelle reposent ses pieds, la poitrine de
l’amant contre sa poitrine, le petit enfant robuste dans le creux de son bras. Et
pourtant notre alchimie élaborée au long des siècles est telle que la femme
exerce une action magique sur nos rêves et dans nos veines, que la femme est
pour nous plus que le rêve, les visions lointaines et le sang de la vie, la femme
qui, comme le disent à juste titre les amants, est plus que tout au monde.
Cependant cela est juste, sinon l’homme ne serait pas l’homme, le combattant et
le conquérant, qui fraie son chemin sanglant à la face de toute vie différente et
inférieure – car, si l’homme n’avait pas été l’amant, l’amant royal, il n’aurait
jamais pu devenir le combattant royal. Nous nous battons mieux, nous mourons
mieux et nous vivons mieux pour ce que nous aimons.
Je suis cet homme. Je vois en moi-même les nombreux individus qui ont
contribué à me constituer. Et je vois toujours la femme, les nombreuses femmes
qui m’ont fait et détruit, qui m’ont aimé et que j’ai aimées.
Je me rappelle – oh ! il y a longtemps, quand l’espèce humaine était très jeune
– avoir construit un piège et une fosse avec au milieu un pieu pointu dressé, pour
attraper Dent-de-sabre. Dent-de-sabre, aux longs crocs et aux longs poils, était le
danger principal pour les occupants de notre tanière, pour nous autres qui
restions pendant la nuit accroupis derrière nos feux et qui, dans la journée,
contribuions à augmenter l’entassement de coquilles vides au-dessous de nous,
par celles que nous avions extraites des plages de vase qui se trouvaient à côté et
dont nous avions dévoré le contenu.
Et quand le grondement et le rugissement de Dent-de-sabre nous réveillait,
alors que nous étions accroupis près des braises mourantes, et que j’étais
déchaîné en supputant le succès de la fosse et du pieu, c’était la femme me
serrant dans ses bras, les jambes nouées autour de mon corps, qui me retenait
d’aller dans l’obscurité faire ce que je désirais. Elle était à demi vêtue, pour se
tenir chaud uniquement, de peaux de bêtes, miteuses et brûlées par le feu, de
bêtes tuées par moi. Elle était noiraude et sale de toute la fumée du feu de camp
accumulée sans qu’elle se fût lavée depuis les pluies de printemps, elle avait les
ongles déformés et cassés, ses mains étaient calleuses comme des pelotes et
ressemblaient plus à des griffes qu’à des mains ; mais ses yeux étaient bleus
comme un ciel d’été, comme la mer profonde, et c’était ce qu’il y avait dans ses
yeux et dans ses bras qui m’étreignaient et dans son cœur qui battait contre le
mien : c’était tout cela qui me retenait… bien que dans l’obscurité et jusqu’à
l’aube, tandis que Dent-de-sabre hurlait son courroux et sa souffrance, je pusse
entendre mes camarades dire à leur femme en ricanant que je n’avais pas assez
confiance dans mon entreprise et mon invention pour me risquer pendant la nuit
jusqu’à la fosse et au pieu que j’avais installés pour la perte de Dent-de-sabre.
Mais ma femme, ma compagne sauvage, me tenait, sauvage comme j’étais, et
ses yeux me détournaient ; ses bras me tenaient prisonnier, ses jambes nouées
autour de moi, son cœur battant contre le mien m’écartaient de mon rêve
lointain, de ma pleine réalisation d’homme, de mon but entre les buts : la capture
et l’exécution de Dent-de-sabre sur l’épieu dans la fosse.
Une fois, j’ai été Ushu, l’archer. Je m’en souviens bien. Car j’avais perdu
mon peuple, à travers la vaste forêt jusqu’au moment où j’arrivai sur des terres
plates et couvertes d’herbe, et je fus adopté par un peuple étranger, qui m’était
un peu parent en ce sens que ces hommes avaient la peau blanche, les cheveux
jaunes, et que leur façon de parler n’était pas trop différente de la mienne. Et elle
était Igar, et je l’emmenai tandis que je chantais dans la demi-obscurité, car elle
était destinée à être à l’origine d’une race, elle avait les flancs larges et les
mamelles pleines, et elle ne pouvait qu’être attirée par l’homme aux muscles
massifs, à la large poitrine, qui chantait ses prouesses de tueur d’hommes et de
chasseur, et qui, ainsi, promettait à sa faiblesse nourriture et protection pendant
qu’elle engendrerait la descendance qui, après elle, chasserait et vivrait.
Et ces gens étaient loin d’avoir la sagesse de mon peuple : ils tendaient des
pièges pour se procurer de la viande, au combat ils utilisaient des massues et des
frondes et ne connaissaient pas les vertus du lancer rapide de la flèche terminée
par une barbe pour s’accrocher bien vrillée au cuir du cerf, qui partait droit
quand elle, était lancée par le bâton de frêne plié en son milieu agissant comme
un ressort.
Et, pendant que je chantais, les étrangers riaient dans la pénombre. Et Igar
était la seule à me croire et avoir foi en moi. Je l’emmenais seule à la chasse, là
où le cerf va chercher un point d’eau. Et mon arc vibrait et chantait discrètement,
et le cerf tombait, et la viande toute chaude nous était douce, et elle se donnait à
moi auprès du point d’eau.
Et à cause d’Igar je suis resté avec les étrangers. Je leur ai appris à faire des
arcs dans le bois rouge fleurant bon qui ressemble au cèdre. Et je leur ai appris à
garder les deux yeux ouverts, à viser avec le gauche, à faire des traits émoussés
pour le petit gibier, des flèches d’os à dents pour le poisson dans l’eau limpide,
et à fabriquer des pointes de flèches avec des éclats d’obsidienne pour le cerf, le
cheval sauvage et le vieux Dent-de-sabre. Mais ils riaient de me voir détacher
des éclats de pierre, jusqu’au jour où j’ai transpercé un élan de part en part, la
pointe acérée dehors et le trait empenné planté dans ses parties vitales, aux
applaudissements de toute la tribu.
J’étais Ushu, l’archer, Igar était ma femme et ma compagne. Le matin, nous
riions dans le soleil, tandis que notre enfant mâle et notre enfant femelle, jaunes
comme des abeilles, étendus dans la moutarde s’y roulaient ; et le soir elle se
serrait dans mes bras, m’aimait et me pressait, à cause de mon adresse à préparer
les bois et à tailler les pointes de flèches, à rester tout près du camp, laissant les
autres hommes affronter les périls de la chasse pour m’apporter de la viande. Et
je l’écoutais, je devenais gras et poussif, et, pendant les longues nuits, resté
éveillé, je me faisais du souci à voir les hommes de la tribu étrangère m’apporter
de la viande à cause de ma sagesse, mais rire de ma grosseur et de mon peu
d’envie d’aller chasser et me battre.
Et dans ma vieillesse, quand nos fils furent des hommes faits et que nos filles
furent mères, quand des pays du Sud arrivèrent les hommes au teint sombre, au
front bas, aux cheveux crépus qui déferlèrent sur nous comme les vagues de la
mer, nous avons fui devant eux jusque sur la pente des collines. Igar, comme
mes compagnes anciennes et futures, nouant ses jambes autour de mon corps, me
serrant dans ses bras, qui restaient insensibles aux visions lointaines, faisait tout
ce qu’elle pouvait pour me tenir à l’écart de la bataille.
Et je m’arrachais d’elle, moi qui étais gras et poussif, tandis qu’elle pleurait
en disant que je ne l’aimais plus, et je sortais pour aller au combat de nuit et au
combat de l’aube, dans lesquels, sous la vibration des arcs et le sifflement des
flèches empennées, à la pointe aiguë, nous leur montrions, à ces têtes crépues,
l’art de tuer et leur apprenions le besoin et l’esprit du meurtre.
Et lorsque je mourus là, à l’issue d’un combat, il y eut des chants funèbres en
mon honneur, dont les paroles ressemblaient à celles que j’avais composées
lorsque j’étais Ushu, l’archer, et qu’Igar, ma compagne, en nouant ses jambes,
en serrant ses bras, voulait me retenir loin de la bataille.
Une fois, et Dieu seul sait quand, sinon que c’était dans un très lointain passé,
lorsque l’homme était jeune, nous vivions près de grands marécages, en un
endroit où les collines arrivaient tout près du large et lent fleuve, et où nos
femmes cueillaient des baies et des racines ; il y avait des troupeaux de cerfs, de
chevaux sauvages et d’élans que nous autres hommes tuions avec des flèches ou
prenions au piège dans des fosses ou les creux des collines. Dans la rivière nous
pêchions des poissons au moyen de filets que les femmes confectionnaient en
tressant l’écorce des jeunes arbres.
J’étais un homme impatient et curieux comme l’antilope quand nous la
leurrions en faisant onduler les bouquets d’herbe où nous nous tenions cachés
dans l’épaisseur de la végétation. Le riz sauvage poussait dans le marécage,
s’élevait tout droit de l’eau sur le bord des chenaux. Chaque matin les merles
nous réveillaient par leur caquetage quand ils déjuchaient pour voler jusqu’au
marais. Et pendant le long crépuscule l’air était plein du bruit qu’ils faisaient en
regagnant leurs postes. C’était la saison où le riz mûrissait. Et il y avait aussi les
canards qui, avec les merles, festoyaient au point de s’engraisser avec le riz mûr
à moitié décortiqué par le soleil.
Comme j’étais un homme qui ne connaissait pas de répit, qui était toujours en
quête, qui allait sans cesse voir ce qu’il y avait au-delà des collines et des
marécages et dans la boue au fond des fleuves, je regardais les canards sauvages
et les merles, et je méditais jusqu’à ce que la méditation m’ouvrît les yeux et je
voyais. Et voici ce que je voyais, le raisonnement que je faisais :
La viande est bonne à manger. Si l’on remonte en arrière, ou au début, toute
viande vient de l’herbe. La chair du canard et du merle vient des grains du riz du
marais. Tuer un canard avec une flèche, cela paie à peine du mal qu’on se donne
en se mettant à l’affût et en restant caché de longues heures. Les merles sont trop
petits pour être tués d’une flèche, sauf quand on est un petit garçon et qu’on
apprend à tuer du plus gros gibier. Et cependant, à la saison du riz, les merles et
les canards sont délicieusement gras. Leur embonpoint est dû au riz. Pourquoi
moi et les miens ne nous engraisserions-nous pas de la même façon ?
Et j’y repensais une fois rentré au camp, lorsque je restais silencieux, morose,
tandis que les enfants se querellaient autour de moi, qui n’y prenais pas garde, et
qu’Arunga, ma compagne, ronchonnait, me poussant pour aller à la chasse afin
de rapporter encore de la viande.
Arunga était la femme que j’avais enlevée aux tribus des collines. Après sa
capture, nous avions, elle et moi, passé douze lunes à apprendre une langue que
nous puissions comprendre l’un et l’autre. Ah ! ce jour où, comme elle passait
sur le sentier, je m’étais laissé tomber de tout mon poids sur ses épaules du haut
d’une branche d’arbre je la saisis, écartant largement les doigts pour bien
l’empoigner. Elle hurlait comme un chat. Elle se débattait, me mordait. Ses
ongles étaient comme les griffes d’un lynx et elle m’en lacérait. Mais je la tenais
bien et je la maîtrisai ; pendant deux jours je l’ai battue et obligée à descendre
avec moi les canyons des Hommes des collines jusqu’aux terres herbeuses où le
fleuve coulait à travers les rizières et où s’engraissaient les canards et les merles.
Ma vision me revint quand le riz fut mûr. Je fis mettre Arunga dans le creux
du tronc évidé au feu qui faisait un canoë rudimentaire. Je lui ordonnai de
pagayer. À l’arrière, j’étendis une peau de cerf qu’elle avait tannée. Au moyen
de deux gros bâtons j’inclinai les épis au-dessus de la peau de cerf et je battis le
grain qui autrement aurait été mangé par les merles. Et quand je fus parvenu à la
fin de ce travail, je donnai les deux bâtons à Arunga, puis m’assis à l’arrière pour
pagayer et gouverner.
Par le passé nous avions mangé du riz brut à l’occasion et cela ne nous avait
pas plu. Mais cette fois nous le fîmes griller sur le feu, si bien que les grains
éclatèrent dans une explosion de blancheur, et toute la tribu vint en courant y
goûter.
Ensuite on nous connut sous le nom de Mangeurs de Riz et de Fils du Riz. Et
longtemps, longtemps après, lorsque les Fils de la Rivière nous ont fait quitter
les marais pour gagner les plateaux, nous avons emporté de la semence de riz et
nous l’avons plantée. Nous avons appris à sélectionner pour la semence les
éléments de plus grande taille, si bien que le riz que nous avons par la suite
mangé avait des grains plus gros qui gonflaient mieux quand on les grillait et les
faisait bouillir.
Mais Arunga… J’ai dit qu’elle criait et griffait comme un chat quand je l’ai
enlevée. Cependant je me rappelle le temps où ceux de son peuple, les Hommes
des Collines, m’ont pris pour m’emmener dans leur pays. Il y avait son père, son
oncle et ses deux frères. Mais elle m’appartenait, parce qu’elle avait vécu avec
moi. Et la nuit, tandis que j’étais ligoté comme un cochon sauvage qu’on se
propose de saigner et que tout le monde dormait autour du feu de camp, épuisé
par la fatigue, elle rampa vers eux et leur défonça le crâne avec la massue de
guerre que j’avais faite de mes mains. Elle pleura sur mon sort, défit mes liens et
prit la fuite avec moi pour retourner jusqu’au fleuve large et lent où les merles et
les canards sauvages se nourrissent dans les rizières – car cela se passait avant
l’arrivée des Fils du Fleuve.
Car c’était Arunga, la seule femme, la femme éternelle. Elle avait vécu à
toutes les époques et dans tous les lieux. Elle vivra toujours. Elle est immortelle.
Jadis, dans un pays lointain, elle s’appelait Ruth. Elle avait également eu pour
nom Iseult et Hélène, Pocahontas et Unga. Et il n’est pas un seul étranger, un
seul homme des tribus étrangères, parmi tous les peuples de la terre, qui ne l’ait
trouvée ou ne doive un jour la trouver.
Je me rappelle tant de femmes qui se sont fondues dans la femme unique qui
devait venir. C’était l’époque où Har, mon frère, et moi, nous dormions et allions
chasser chacun à notre tour, poursuivant jour et nuit le cheval sauvage ; en
décrivant un large cercle qui aboutissait à la couche du dormeur, l’autre poussait
devant lui le cheval qui ne connaissait pas un instant de repos, et que la faim, la
soif avaient réduit à l’extrême faiblesse et rendu parfaitement docile : à la fin il
pouvait à peine se tenir sur ses pattes en tremblant pendant que nous l’attachions
avec des cordes faites de peau de cerf.
Debout sur nos seules jambes, sans fatigue, avec le seul concours de notre
intelligence – j’étais l’auteur du plan –, mon frère et moi avions pris possession
de cette créature au pied léger.
Et quand tout fut prêt pour la monter – car, depuis le début, telle était ma
vision des choses –, Selpa, ma femme, m’entoura de ses bras, éleva la voix et
insista pour que ce fût Har, et non moi, qui fit le cavalier, car Har n’avait ni
épouse ni enfants, et pouvait mourir sans inconvénient. Elle finit par pleurer, si
bien que je fus privé de ma vision ; ce fut Har, qui, tout nu, se cramponna à
l’étalon, sauta en selle et le monta.
C’était le coucher du soleil quand, au milieu de grandes lamentations, on
rapporta le corps de Har qu’on avait trouvé au milieu des rochers, au loin. Sa tête
était complètement brisée, et sa cervelle s’écoulait sur le sol comme le miel d’un
tronc d’arbre renversé où les abeilles se sont installées. Sa mère se répandit des
cendres sur la tête et se noircit le visage. Son père, en signe de deuil, se coupa la
moitié des doigts d’une main. Et toutes les femmes, spécialement les jeunes et
celles qui n’étaient pas mariées, m’injurièrent ; et les plus âgées secouèrent leur
tête pleine de sagesse en marmonnant, en bégayant que ni leurs pères, ni les
pères de leurs pères, n’avaient jamais fait preuve d’une telle folie. La viande de
cheval est bonne à manger ; les jeunes poulains sont tendres sous les vieilles
dents : et il n’y avait qu’un fou pour en arriver à lutter avec un cheval sauvage,
sauf quand il a été percé d’une flèche ou quand il se débat sur un pieu au milieu
d’une fosse.
Alors Selpa me réprimanda : je devais dormir ; le matin, elle me réveilla par
son bavardage, en vitupérant ma folie, en énonçant sans cesse ses griefs contre
moi, les griefs de nos enfants, jusqu’au moment où j’en fus fatigué et où je
renonçai à ma vision lointaine, me disant que je ne rêverais plus jamais de
chevaucher le cheval sauvage pour voler aussi vite que ses pieds et le vent à
travers les sables et les prairies.
Et pendant des années le récit de ma folie ne cessa d’être répété autour du feu
de camp. C’était cependant le véritable récit de l’origine de ma vengeance ; car
le rêve ne disparut pas et les jeunes, qui entendaient les ricanements et les
moqueries, refirent ce rêve, si bien, qu’à la fin, ce fut mon fils aîné, Othar, alors
qu’il était encore tout jeune, qui maîtrisa un étalon sauvage, sauta sur son dos, et
fila devant nous tous à la vitesse du vent. Ensuite, pour ne pas être, en reste, tous
les hommes se mirent à tendre des pièges aux chevaux sauvages et à les dresser.
Un grand nombre de chevaux furent réduits, et quelques hommes aussi, mais je
vécus assez pour voir le jour où l’on déplaçait le camp pour poursuivre le gibier
dans sa migration saisonnière, nos bébés eux-mêmes, dans les paniers d’osier,
étaient suspendus côte à côte sur le dos de nos chevaux, qui transportaient notre
matériel de campement et nos bagages.
Moi, un jeune homme, j’avais eu ma vision, rêvé mon rêve ; Selpa, la femme,
m’avait écarté de ce désir lointain ; mais Othar, notre descendance qui devait
vivre après nous, entrevit ma vision et la réalisa, si bien que notre tribu s’enrichit
des résultats de la chasse.
Il y eut une femme – dans le grand exode hors d’Europe, un exode épuisant
s’échelonnant sur bien des générations, quand nous introduisîmes jusqu’en Inde
le bétail à cornes courtes et la culture de l’orge. Mais cette femme se situe
longtemps avant que nous n’atteignions l’Inde. Nous étions toujours au milieu de
cet exode de plusieurs siècles et aucune subtilité géographique ne peut situer
pour moi cette vallée antique.
La femme était Nuhila. La vallée était étroite et peu longue ; sur la pente
rapide qui en formait le fond, sur les parois abruptes qui la limitaient, étaient
cultivés en terrasses le riz et le millet – le premier riz et le premier millet
qu’aient connus les Fils de la Montagne. Il y avait dans cette vallée des habitants
pacifiques. Ils s’étaient adoucis en cultivant une terre grasse rendue plus grasse
par l’eau. Leur irrigation était la première que nous eussions vue, même si nous
n’avions eu que peu de temps pour repérer les fossés et les chenaux par lesquels
toutes les eaux des collines s’écoulaient jusqu’à leurs champs. Il fallait faire
vite : nous autres Fils de la Montagne, nous étions peu nombreux, et nous étions
en fuite devant les Fils du Nez-camus, en troupe dense. Nous les appelions les
Sans-nez, et ils se donnaient le nom de Fils de l’Aigle. Mais ils étaient
nombreux, et nous prenions la fuite devant eux, avec notre cheptel aux cornes
courtes, nos chèvres et notre semence d’orge, nos femmes et nos enfants.
Quand les Nez-camus massacrèrent les jeunes de notre arrière-garde, nous
massacrâmes devant nous les populations de la vallée qui résistaient et qui
étaient faibles. Le village était construit en torchis avec des toitures en mottes de
gazon ; le mur d’enceinte lui aussi en torchis, mais très élevé. Et quand nous
eûmes tué les gens qui avaient construit ce mur, nous nous abritâmes à l’intérieur
avec nos troupeaux, nos femmes et nos enfants, nous montâmes sur le mur pour
injurier à voix haute les Nez-camus. Car nous avions trouvé les greniers de
torchis pleins de riz et de millet. Notre cheptel pouvait manger l’herbe des toits.
Et la saison des pluies approchait, si bien que nous ne devions pas manquer
d’eau.
Ce fut un long siège. Près de la fin, nous réunîmes les femmes, les gens âgés
et les enfants que nous n’avions pas tués et nous leur fîmes passer de force le
mur qu’ils avaient bâti. Mais les Nez-camuts les tuèrent jusqu’au dernier, si bien
qu’il y eut une plus grande quantité de vivres pour nous dans le village, et une
plus grande quantité dans la vallée pour les Nez-camus.
Ce fut un siège long et épuisant. La maladie nous décima, et nous mourûmes
de la peste répandue par ceux des nôtres que nous avions enterrés. Nous vidâmes
les greniers de leur riz et de leur millet. Nos chèvres et notre cheptel à courtes
cornes mangèrent le toit des maisons et, pour finir, nous mangeâmes les chèvres
et les animaux à courtes cornes.
Là où il y avait eu cinq hommes à nous sur la muraille, il vint un temps où il
n’y en eut plus qu’un, là où nous avions à nous cinq cents enfants et adolescents,
il ne nous en resta plus un seul. Ce fut Nuhila, ma femme, qui se coupa les
cheveux et les tressa pour m’en faire une corde solide, destinée à mon arc. Les
autres femmes firent de même et, quand le mur fut attaqué, elles combattirent au
coude à coude avec nous, au milieu de nos javelots et de nos flèches qui
pleuvaient par-dessus les tessons de poteries et les galets sur la tête des Nez-
camus.
Les Nez-camus eux-mêmes, bien que patients, étaient épuisés. Vint un temps
où, sur dix hommes de chez nous, il n’en resta plus qu’un de vivant sur le mur,
où celles de nos femmes qui survivaient n’étaient plus très nombreuses, et où les
Nez-camus voulurent parlementer. Ils nous dirent que nous étions une race
vigoureuse, que nos femmes étaient des mères d’hommes et que, si nous leur
permettions de prendre nos femmes, ils nous laisseraient tranquilles dans la
vallée, que nous aurions à nous seuls : alors nous pourrions emmener des
femmes de la vallée vers le sud.
Nuhila refusa. Les autres femmes dirent également non. Et nous nous
moquâmes des Nez-camus en leur demandant s’ils étaient fatigués de se battre.
Nous ne valions guère plus que des hommes morts quand nous nous moquions
de nos ennemis, et il ne restait plus guère de combativité en nous, tant nous
étions faibles. Encore une attaque contre le mur, et ce serait notre fin. Nous le
savions. Nos femmes le savaient. Nuhila dit alors que nous pourrions devancer
les Nez-camus et ainsi nous montrer plus malins qu’eux. Et toutes nos femmes
se déclarèrent d’accord. Et, pendant que les Nez-camus se préparaient à l’attaque
qui devait être décisive, là, sur le mur, nous mîmes nos femmes à mort. Nuhila
m’aimait, et elle se jeta d’elle-même sur mon épée, là, sur le mur. Et nous, les
hommes, dans notre amour de l’instinct tribal et des membres de notre tribu,
nous nous entre-tuâmes jusqu’à ce qu’il n’y eût plus dans le sang du carnage que
Horda et moi, les deux derniers survivants. Horda était mon fils aîné, et je me
jetai sur son épée. Mais je ne mourus pas sur-le-champ. J’étais le dernier des Fils
de la Montagne, car je vis Horda lui-même tomber sur son épée et périr
rapidement. En mourant, tandis que les cris des Nez-camus qui affluaient
s’affaiblissaient dans mes oreilles, j’étais heureux qu’ils n’eussent pas de fils de
nous à faire élever par nos femmes.
Je ne sais pas quand se situe l’époque où j’étais un Fils de la Montagne et
quand je mourus dans l’étroite vallée où nous avions massacré les Fils du Riz et
du Millet. Je ne sais pas, sauf que c’était des siècles avant que notre exode nous
emmenât tous, les Fils de la Montagne, en Inde longtemps avant que je fusse un
maître aryen dans la vieille Égypte, que j’eusse construit mes deux sépultures et
profané celle des rois qui m’avaient précédé.
Je voudrais en dire davantage sur ces époques reculées, mais le temps m’est
compté. Bientôt je ne serai plus. Je regrette pourtant de ne pas en dire davantage
sur ces premiers exodes, lorsqu’il y avait des massacres de peuples, que
descendait la calotte glaciaire ou que migrait le gibier.
J’aimerais aussi à parler du mystère. Car nous avons toujours été curieux de
percer les secrets de la vie, de la mort, et de la décrépitude. À la différence des
autres animaux, l’homme a toujours eu les yeux tournés vers les étoiles. Il a créé
bien des dieux à son image et selon les caprices de son imagination. Dans ces
temps reculés, j’ai adoré le soleil et l’obscurité. J’ai adoré le grain décortiqué
comme la source de toute vie. J’ai adoré Sar, la déesse du Blé. Et j’ai adoré les
dieux de la Mer, les dieux du Fleuve et les dieux Poissons.
Oui, je me souviens d’Ishtar avant qu’elle nous fût ravie par les Babyloniens ;
Ea aussi était à nous, elle qui régnait dans le monde d’en dessous et qui permit à
Ishtar de triompher de la mort. De même Mitra était un bon vieux dieu aryen,
avant qu’on nous le dérobât ou que nous nous fussions débarrassés de lui. Et je
me rappelle qu’il fut un temps, longtemps après l’exode à l’issue duquel nous
avons apporté l’orge en Inde, où je me rendis en Inde comme marchand de
chevaux, suivi de nombreux serviteurs et d’une longue caravane, et qu’à cette
époque, on y adorait Bodhisattva.
Vraiment, les cultes du mystère se déplaçaient autant que les hommes, et
entre les escamotages et les emprunts les dieux ont connu des époques de
vagabondage comme nous-mêmes. De même que les Sumériens nous ont
emprunté Shamash-napishtin, les Fils de Sem l’ont pris aux Sumériens et lui ont
donné le nom de Noé.
Eh bien, aujourd’hui, moi, Darrell Standing, au quartier des condamnés à
mort, je ris d’avoir été reconnu coupable et condamné à mort par douze jurés
solides et sincères. Douze a toujours été un nombre magique du mystère. Et il
n’a pas commencé à l’être avec les douze tribus d’Israël. Elles n’existaient pas
encore que les observateurs des étoiles avaient situé dans le ciel les douze signes
du zodiaque. Et je me rappelle, moi, quand je faisais partie des Ases et des
Vanirs, qu’Odin siégeait pour juger les hommes dans un tribunal de douze dieux,
dont les noms étaient Toor, Baldur, Niord, Frey, Tyr, Brogi, Heimdal, Hoder,
Vidar, Ull, Eorseti et Loki.
Nos Walkyries elles-mêmes nous ont été volées pour être transformées en
anges, et les ailes de leurs chevaux sont restées fixées aux épaules des divins
messagers. Et notre Helheim de cette époque de froid et de glace est devenu
l’enfer d’aujourd’hui, un séjour si chaud que le sang y bout dans les veines,
tandis que, dans notre Helheim, il fait assez froid pour que la moelle des os se
congèle. Et le ciel lui-même, que nous rêvions immuable, éternel, a glissé et
tourné, si bien que nous trouvons aujourd’hui le Scorpion là où de tout temps
nous avions connu le Capricorne et le Sagittaire à la place du Cancer.
Cultes et cultes ! Toujours la poursuite du mystère ! Je me rappelle le dieu
boiteux des Grecs, le forgeron. Mais leur Vulcain était le Wieland germanique,
le forgeron capturé par Nidung, le roi des Nids, qui lui coupa un jarret.
Auparavant, il était notre forgeron, notre maréchal-ferrant, notre marteleur, que
nous appelions Il-marinen. Et lui, nous l’avons fait naître de notre imagination,
en lui donnant pour père le dieu barbu du Soleil, et le faisant nourrir par les
étoiles de la Grande Ourse. Car lui, Vulcain, ou Wieland, ou Il-marinen, était né
sous le Pin, des poils du Loup, et était aussi appelé le Père de l’Ours avant même
que les Allemands et les Grecs l’eussent dérobé pour célébrer son culte. À cette
époque nous nous désignions nous-mêmes sous le nom des Fils de l’Ours et des
Fils du Loup, et ces deux animaux étaient nos totems. C’était avant notre
migration vers le sud au cours de laquelle nous fîmes notre jonction avec les Fils
du Bocage et nous leur fîmes connaître nos totems et nos légendes.
Oui, et qui était Kashyapa, qui était Puru-ravas, sinon notre forgeron boiteux,
emporté par nous dans nos migrations, rebaptisé et acclimaté par les habitants
des pays du Sud et de l’Est, les Fils du Pôle et ceux du Feu ?
Mais l’histoire est trop longue, et pourtant j’aimerais parler de l’Herbe de vie
à trois feuilles que Sigmund employa pour ressusciter Sinfioti. Car c’est la
véritable plante Soma de l’Inde, le Saint-Graal du roi Arthur, le… mais, assez,
assez !
Et, cependant, quand je considère les choses avec calme, je dois conclure que
ce qu’il y a de plus grand dans la vie, toutes les vies, pour moi et pour tous les
hommes, a été la femme, et restera la femme aussi longtemps que les étoiles se
déplaceront dans le ciel et que les cieux poursuivront leur éternel changement.
Plus grande que notre labeur et notre effort, que le jeu de l’invention et de
l’imagination, la bataille, l’observation des étoiles et le mystère, plus grande que
tout a été la femme.
Même si elle a chanté pour moi une musique trompeuse, si elle m’a rivé les
pieds au sol, si elle a sans cesse détourné de la contemplation des étoiles mes
yeux vers elle, la conservatrice du principe de la vie, la mère de la terre, elle m’a
procuré mes grandes journées, mes grandes nuits et la plénitude de mes années.
Même le mystère, je l’ai imaginé en lui donnant sa forme à elle, et dans ma carte
du ciel je l’ai fait figurer parmi les étoiles.
Tous mes travaux, tous mes projets conduisent à elle ; toutes mes visions
lointaines me la font apparaître. Quand j’ai fait jaillir le feu de deux morceaux de
bois, c’était pour elle. C’était pour elle, et pourtant je ne le savais pas, que j’ai
planté le pieu dans la fosse pour Dent-de-sabre, dressé le cheval, tué le
mammouth, et poussé mon troupeau de rennes vers le sud en avant de la calotte
glaciaire. Pour elle j’ai récolté le riz sauvage, acclimaté l’orge, le froment, le
maïs. Pour elle, pour elle comme pour la descendance à venir dont elle portait
l’image, je suis mort sur la cime des arbres, j’ai soutenu de longs sièges à
l’entrée des cavernes et sur des murs de boue séchée. Pour elle j’ai placé douze
signes dans le ciel. C’était elle que j’adorais quand je m’inclinais devant les dix
pierres de jade et les adorais comme les lunes de la gestion.
La femme s’est toujours accroupie tout contre le sol comme une perdrix
couvant sa progéniture : toujours mon vagabondage irréfléchi m’a mené au loin,
sur des chemins resplendissants, et toujours mon étoile m’a ramené à elle, l’être
éternel, la femme, la seule femme, dans les bras de laquelle j’avais tellement
besoin d’être serré que j’en oubliais les étoiles.
Pour elle j’ai accompli des odyssées, escaladé des montagnes, traversé des
déserts ; pour elle j’ai conduit la chasse et combattu au premier rang ; pour elle
et pour les lui chanter, j’ai composé des chants sur ce que j’avais fait. Toutes les
extases de la vie et tous les transports, je les ai connus grâce à elle. Et ici, arrivé
à la fin, je puis dire que je n’ai pas connu de folie plus douce, plus profonde que
celle de me noyer dans la splendeur parfumée de sa chevelure, où l’on oublie
tout.
Encore un mot. Je me rappelle Dorothy ; l’autre jour encore, je faisais des
conférences d’agronomie aux étudiants. Elle avait onze ans. Son père était doyen
du collège. C’était une enfant-femme, et une femme, et elle s’imaginait qu’elle
m’aimait. Et je riais de moi, car mon cœur n’était pas touché et se trouvait pris
ailleurs.
Cependant ô le sourire tendre ! car dans les yeux de l’enfant j’ai vu l’éternel
féminin, la femme de tous les temps et de toutes les apparences. Dans ses yeux
j’ai vu les yeux de ma compagne de la jungle et de la cime de l’arbre, de la
caverne et du feu de camp. Dans ses yeux, je voyais les yeux d’Igar quand j’étais
Ushu l’archer, les yeux d’Arunga quand j’étais celui qui récoltait le riz, les yeux
de Selpa quand je rêvais de chevaucher l’étalon, les yeux de Nuhila qui se jetait
sur mon épée. Oui, il y avait dans ses yeux ce qui en faisait les yeux de Lei-Lei,
que je laissai en souriant, les yeux de dame Om ma compagne de mendicité
pendant quarante ans sur la grande route et les petits chemins, les yeux de
Philippa pour qui j’étais tombé sur le pré dans la France de jadis, les yeux de ma
mère quand j’étais le jeune Jesse à Mountain Meadows au milieu de nos
quarante grands chariots stationnés en cercle.
C’était une enfant-femme, mais elle était la fille de toutes les femmes, comme
sa mère l’était avant elle, et elle était la mère de toutes les femmes qui viendront
après elle. Elle était Sar, la déesse du Blé. Elle était Isthar, qui triompha de la
mort. Elle était la reine de Saba et Cléopâtre ; elle était Esther et Hérodiade. Elle
était la Vierge Marie, Marie-Madeleine, et Marie la sœur de Marthe. Elle était
également Marthe. Et elle était Brunehilde et Guenièvre, Iseult et Juliette,
Héloïse et Nicolette. Oui, et elle était Ève, elle était Lilith, elle était Astarté. Elle
avait onze ans, et elle était toutes les femmes qui ont existé, toutes celles qui
existeront.
À présent je suis assis dans ma cellule, tandis que les mouches bourdonnent
dans cette après-midi somnolente d’été, et je sais qu’il ne me reste pas beaucoup
de temps. Ils viendront bientôt me passer la chemise sans col… Mais, chut, mon
cœur. L’esprit est immortel. Après la nuit, je revivrai, et il y aura des femmes.
L’avenir me réserve les douces femmes dans les vies que j’ai encore à vivre. Et
bien que les étoiles se déplacent et que les cieux restent immobiles, il subsiste
toujours la femme, resplendissante, éternelle, unique, de même que moi, sous
toutes mes mascarades et dans toutes mes mésaventures, je suis le seul homme,
son compagnon.
XXII

Le temps qui me reste à vivre m’est compté. Le manuscrit que j’ai écrit est
sorti en fraude de la prison, par les soins d’un homme sûr. Il ira dans les mains
d’une autre personne en qui je puis avoir également toute confiance et qui
veillera à sa publication.
Je ne suis plus au quartier ordinaire des prisonniers ; je couche ces lignes dans
la cellule des condamnés à mort, où j’ai été transféré. On a placé près de moi,
pour m’épier, la garde de la mort. Elle veille, nuit et jour, sans s’éloigner, et sa
fonction paradoxale est de s’assurer que je n’attente pas à mes jours. Je dois être
conservé vivant pour la pendaison. Autrement le public serait dupé, la loi
bafouée, et une mauvaise note serait donnée au directeur de cette prison, dont le
premier devoir est d’avoir soin que les condamnés soient dûment et proprement
pendus. Il y a des hommes, et je les admire, qui ont une singulière façon de
gagner leur vie.
Cette séance où j’écris est la dernière. L’heure a été fixée à demain matin.
Bien que la Ligue contre la peine de mort soit occupée, en ce moment, à mettre
sur pied en Californie un important mouvement contre cette peine, le directeur
de la prison de Folsom a refusé tant de me gracier que de surseoir seulement à
l’exécution.
Déjà les reporters sont assemblés, comme autant de vautours. Je les connais
tous. Ce sont d’étranges jeunes gens, pour la plupart. Le plus étrange, c’est qu’ils
vont gagner leur pain, leur beurre, leurs apéritifs et leur tabac, leur loyer même
et, s’ils sont mariés, les chaussures et les livres de classe de leurs enfants, en
étant témoins de l’exécution du professeur Darrell Standing, en décrivant au
public comment le professeur Darrell Standing est mort au bout d’une corde.
Ah ! bien, ils seront encore plus malades que moi à la fin de toute cette affaire !
Pendant qu’assis dans cette cellule je médite sur toutes ces choses, j’entends,
hors de ma cage, le pas régulier de mon gardien qui va et vient. Lorsqu’il passe
devant mon guichet, je vois son œil méfiant rivé sur moi, et je suis las de cette
apparition trop répétée.
J’ai vécu tant de vies que je suis maintenant fatigué du combat incessant, de
la souffrance et du malheur qui s’abat sur ceux qui occupent les hautes fonctions,
qui marchent dans les chemins pleins de soleil et vagabondent parmi les étoiles.
J’en suis à espérer, si je dois un jour ressusciter, que ce soit dans le corps d’un
fermier pacifique, et je rêve d’une ferme. J’aimerais me donner toute une vie
dans ce rêve. Oh ! ma ferme de rêve : des prairies de luzerne, un bon troupeau de
vaches de Jersey, des pâturages couvrant les pentes de mes collines
broussailleuses et venant border des champs labourés, tandis que, plus haut
encore, sur les collines mes chèvres angoras brouteraient l’herbe folle…
Il y a un petit lac tout au sommet de la colline, avec de l’eau qui coule
abondamment sur trois côtés. J’aimerais construire une digue sur le quatrième,
qui est étonnamment étroit ; avec peu de travail, j’arriverais bien à y capter vingt
millions de gallons d’eau. Car, observez ceci : l’un des grands obstacles à la
culture intensive, en Californie, c’est l’été, qui est long et sec. On ne peut pas
alors obtenir des récoltes secondaires, car le sol, trop sensible, nu, recouvert de
peu de paille, a son humus complètement brûlé par le soleil. Si je pouvais avoir
un lac, je pourrais faire pousser trois récoltes par an, et avec un assolement
adéquat, grâce à un bon engrais vert…
Je viens de subir – je dis bien « subir » – une visite du directeur de la prison.
Il est tout à fait différent du directeur Atherton de San Quentin. Récemment
promu dans sa fonction, il était très ému, très énervé, et c’est moi qui ai dû
l’inviter à parler. C’est sa première pendaison. Il me l’a franchement avoué. Moi,
pour tâcher de le dérider de mon mieux, je lui ai spirituellement répondu que
c’est aussi la première fois qu’on me pendait. Mais j’en fus pour mes frais : il
m’opposa un visage fermé.
Il a deux enfants, une fille qui suit les cours de l’école secondaire, et un fils,
étudiant de première à l’université de Stanford. Il ne possède pas de fortune
personnelle et n’a que son traitement pour vivre. Sa femme est infirme, et lui-
même est d’une santé fragile. Il a essayé de contracter une assurance sur la vie,
mais les médecins de la compagnie ont estimé le risque trop grand. C’est lui qui
m’a confié tous ses tracas. Une fois parti, il ne s’arrêtait plus, et ne s’apercevait
pas qu’il me rasait, avec toutes ses histoires. J’ai dû interrompre poliment
l’entretien. Sans quoi, il serait encore là.
Délivré de la camisole, je passai encore, dans ma cellule d’isolement de San
Quentin, deux années déprimantes et mélancoliques. Ed Morrell, comme je l’ai
dit, après avoir été tiré de son cachot, fut, par une chance inattendue, nommé
homme de confiance en chef de la prison. Il succéda à Al Hutchins dans cet
emploi qui valait à son titulaire un bénéfice net de trois mille dollars par an.
Quand il ne fut plus là, je me trouvai bien seul. Jake Oppenheimer, qui
pourrissait depuis tant d’années dans sa cellule, s’était, à la longue, aigri le
caractère, il en voulait à l’univers entier. Pendant huit mois, il refusa de parler à
quiconque, pas même à moi.
C’est une chose incroyable que la rapidité avec laquelle les nouvelles se
répandent dans une prison. Un peu plus lentement, mais infailliblement, elles
arrivent même jusqu’aux cellules d’isolement. C’est ainsi que j’appris, un beau
jour, que Cecil Winwood, le poète faussaire, le froussard, le traître et le
mouchard, était revenu à San Quentin, afin d’y purger une nouvelle
condamnation, pour un autre faux qu’il avait commis. On se souvient de ce Cecil
Winwood, qui avait fabriqué de toutes pièces l’histoire de la dynamite, reçue soi-
disant par moi et que j’avais cachée. C’est lui qui était responsable de mes cinq
années de cachot.
Je décidai de tuer Cecil Winwood.
Vous comprenez la situation. Morrell était parti ; Oppenheimer, jusqu’à la
crise qui causa sa perte, s’était muré dans le silence. L’isolement devenait
monotone pour moi, il fallait bien que je m’occupe à quelque chose. Je me
reportai donc à l’époque lointaine où j’étais Adam Strang et où je couvai,
patiemment, quarante ans durant, l’espoir de ma vengeance. Ce qu’Adam Strang
avait fait, je pouvais le refaire, en refermant mes mains sur la gorge de Cecil
Winwood.
Je me procurai quatre aiguilles. Comment, n’espérez pas que je vous le
révèle. C’étaient de toutes petites aiguilles, bonnes à coudre de la batiste. J’étais
tellement amaigri qu’il m’aurait suffi de scier quatre barreaux de mon guichet
pour que mon corps pût passer au travers. Je sciai ces barreaux. Pour chacun
d’eux, c’est-à-dire pour deux entailles, une en haut, une autre en bas, j’usai une
aiguille. Et chaque entaille me demanda un mois de travail ; il me fallut donc
huit mois, au total, pour me frayer un chemin. Malheureusement, je brisai ma
quatrième aiguille sur le dernier barreau, avant d’en avoir terminé, et il me fallut
attendre trois mois encore, avant de pouvoir me procurer une cinquième aiguille.
Finalement, j’achevai mon œuvre et réussis à sortir.
Je regrette vraiment de ne pas avoir eu Cecil Winwood. J’avais tout calculé,
sauf une chose. La chance certaine que j’avais de rencontrer Cecil Winwood au
réfectoire était l’heure du déjeuner. J’attendis donc le moment où Jones Gueule-
de-tarte prendrait, à midi, son service. Gueule-de-tarte, vous le savez, était ce
gardien qui dormait continuellement. Comme il faisait chaud, il ne tarda pas, en
effet, à ronfler. J’achevai de faire sauter mes barreaux et me faufilai à travers le
guichet en me comprimant. Après quoi, je passai devant Gueule-de-tarte,
atteignis l’extrémité du corridor et me trouvai libre… dans la prison.
Mais alors advint la seule chose que je n’avais pas prévue. Il y avait cinq ans
que j’étais enfermé dans ma cellule d’isolement. J’étais effroyablement faible.
Mon poids était tombé à soixante-quatre livres. Mes yeux étaient presque
aveugles.
En me trouvant dehors, je fus soudain frappé d’agoraphobie. L’espace qui
m’environnait m’épouvanta. Cinq années dans cette cage étroite m’avaient rendu
incapable de descendre la pente vertigineuse de l’escalier qui s’ouvrait devant
moi, de traverser la cour de la prison.
J’essayai pourtant, et réussis à descendre. Ce fut l’acte le plus héroïque que
j’eusse accompli dans toute ma vie. À cette heure, la cour était déserte. Le soleil
éblouissant y dardait en plein ses rayons. Par trois fois, je tentai de la traverser.
Mais la tête me tourna et je dus chercher une protection dans l’ombre que
projetait un de ses murs.
Un peu remis, je raidis encore mon courage et renouvelai mon essai. Mes
pauvres yeux chassieux, médusés comme ceux d’une chauve-souris, me firent
tressauter d’effroi à la vue de mon ombre qui s’étendait devant moi sur les
pavés. Je m’efforçai d’éviter mon ombre, trébuchai, puis tombai sur elle…
Alors, pareil à un homme prêt à se noyer, qui fait effort pour atteindre le rivage,
je rampai sur les genoux et sur les mains, vers l’abri du mur sauveur.
Je m’y accotai et me mis, là, à pleurer. Il y avait bien des années que je
n’avais pas versé de larmes. Je me souviens encore d’avoir senti, dans cette
ultime détresse, la tiédeur de mes pleurs, qui roulaient sur ma joue, et la saveur
salée qu’en les atteignant ils mirent à mes lèvres. Un frisson me saisit, semblable
à un accès de fièvre intermittente et, malgré la chaleur torride du soleil, dans
cette cour étroite, je me mis à trembler de tous mes membres. Je reconnus que
traverser la cour constituait un exploit dont j’étais incapable et, toujours
pantelant, j’entrepris de la contourner, accroupi contre le mur et m’y appuyant
des mains.
C’est dans cette position que le gardien Thurston, qui m’épiait depuis
quelques instants, vint s’emparer de ma personne. Je le vis, déformé par mes
yeux incertains, espèce de monstre énorme et bien nourri, démesurément grossi,
qui fonçait sur moi à une vitesse vertigineuse. Il n’était, en réalité, qu’à quelque
vingt pieds de moi, et il me parut qu’il surgissait de l’infini. Il pesait dans les
cent soixante-dix livres, et l’on se rend facilement compte de ce que, dans les
conditions où nous étions, pouvait être une lutte entre nous. C’est au cours de ce
bref combat qu’il prétendit avoir reçu de moi un coup de poing sur le nez, coup
de poing si terrible que le sang coula.
Toujours est-il qu’étant un condamné à perpétuité et que, pour un condamné à
perpétuité qui se livre à des voies de fait, la loi de Californie prévoit comme
châtiment la peine de mort, je fus ainsi déclaré coupable et frappé par le jury.
Celui-ci ne pouvait, légalement, ne pas tenir compte des affirmations solennelles
du gardien Thurston, auxquelles se joignirent celles des autres chiens de garde
de la prison, qui ne se firent pas faute de me charger. L’arrêt était inévitable.
Durant tout le trajet que je dus parcourir en sens inverse pour regagner ma
cellule, et notamment au cours de la remontée de l’escalier vertigineux, je fus
gentiment roué de coups, tant par Thurston que par la nuée d’auxiliaires
accourus pour lui prêter main-forte. Coups de pied, coups de poing et gifles. Il
en pleuvait. Si le nez de Thurston a véritablement saigné, ce que je me garderai
d’affirmer, ce dut être, probablement, au cours de la mêlée, du fait d’un de ces
acolytes trop zélés, qui cognaient à tort et à travers. Je ne sais si j’en fus
vraiment la cause, mais est-ce un cas pendable, en vérité ?
Je viens d’avoir une conversation avec le garde qui est de service au quartier
de la mort. Il a connu Jake Oppenheimer, qui occupait cette même cellule il y a
un an, avant de marcher au gibet comme je vais le faire moi-même.
C’est un ancien soldat. Il chique continuellement, et de façon répugnante. Sa
barbe grise et sa moustache sont toutes maculées de traînées jaunes. Il est veuf,
avec quatorze enfants vivants, tous mariés, et il est le grand-père de trente et un
petits-enfants vivants, l’arrière-grand-père de quatre petites filles.
Ce n’est pas sans difficultés que j’ai obtenu ces renseignements. J’ai dû les lui
extirper avec autant de peine que s’il se fût agi de lui extraire une molaire. C’est
une sorte de rustre, d’une intelligence très inférieure. L’esprit ne l’a jamais
tourmenté. Et c’est pour cette raison sans doute qu’il a vécu si vieux et a, sans se
troubler, procréé tant d’enfants. Ses facultés mentales ont dû se bloquer chez lui
il y a trente ans. Le monde lui est indifférent. Il se contente d’ordinaire de
répondre oui ou non à mes questions. Ce n’est pas qu’il soit naturellement
hargneux ou morose. Mais il n’a aucune idée à exprimer.
Je me demande si je ne devrais pas souhaiter pour ma prochaine réincarnation
une existence comme la sienne, purement végétative, et qui me reposerait
grandement des élans divins de mon intelligence.
Mais revenons à ma tentative malheureuse.
Après avoir été secoué, bousculé, assommé de coups de poing et de coups de
pied, par Thurston et par ses chiens de garde de la prison, tout en remontant ce
terrible escalier, j’éprouvai un immense, un infini soulagement, lorsque je me
retrouvai dans mon étroite cellule.
Là, tout me paraissait si sûr, si stable ! J’étais comme un enfant perdu qui,
après une équipée, rejoint la maison paternelle. Je me prenais d’affection pour
ces murs que, durant cinq années, j’avais tant haïs. Ces bons murs, épais et
solides, que j’avais, à droite et à gauche, à portée immédiate de ma main,
empêchaient l’espace de bondir sur moi comme une bête fauve. L’agoraphobie
est une terrible maladie. Je plains sincèrement ceux qui en sont atteints. Le peu
que j’en ai souffert m’incite à affirmer que la pendaison est plus facile à
affronter.
Je viens de me faire une pinte de bon sang. Le médecin de la prison,
imaginez-vous, un homme fort sympathique au demeurant, est entré dans ma
cellule de la mort, pour faire un brin de causette avec moi… et m’offrir
incidemment ses bons offices. C’est-à-dire une dose suffisante de morphine,
qu’il m’injecterait. Demain matin, m’a-t-il affirmé, je ne me rendrais même pas
compte que je marche à la potence.
Mais revenons au rire. Je me suis trouvé dans la situation de Jake
Oppenheimer. Je vois comme si j’y étais le piquant de la scène, quand le gars a
mené les journalistes en bateau avec sa réponse loufoque, qu’ils croyaient
involontaire. Lui non plus, n’a pas eu peur de la mort. Son dernier matin venu, et
son petit déjeuner terminé, alors qu’il avait déjà revêtu sa chemise sans col, les
reporters furent introduits dans sa cellule, curieux de recueillir ses dernières
paroles.
Comme ils lui demandaient ce qu’il pensait de la peine de mort – poser une
question semblable à un homme qui va mourir et qu’on va voir mourir, c’est
faire la preuve que le vernis de civilisation passé sur notre sauvagerie est plutôt
mince ! –, il leur répondit, beau joueur comme il l’avait toujours été dans sa vie :
— Messieurs, je pense vivre assez pour la voir un jour abolie…
J’ai vécu d’innombrables existences tout au long de temps infinis. L’homme,
individuellement, n’a fait aucun progrès moral depuis les dix derniers milliers
d’années, je l’affirme solennellement. La seule différence entre le poulain
sauvage et le cheval de trait patient n’est qu’une différence de dressage.
L’éducation est la seule différence morale qui existe entre l’homme
d’aujourd’hui et celui d’il y a dix mille ans. Sous le faible vernis de moralité
dont il a enduit sa peau, il est resté le même sauvage qu’il était il y a cent siècles.
La moralité est une création sociale, qui s’est agglomérée au cours des âges.
Mais le nourrisson deviendra un sauvage si on ne l’éduque, si ou ne lui donne un
certain vernis de cette moralité abstraite qui s’est accumulée le long des siècles.
« Tu ne tueras point », quelle blague ! On va me tuer demain matin. « Tu ne
tueras point », quelle blague, encore ! Dans tous les arsenaux des pays civilisés,
on construit aujourd’hui des cuirassés et des croiseurs. Mes chers amis, moi qui
vais mourir, je vous salue en vous disant : « Quelle blague ! »
Je vous le demande, quelle morale prêche-t-on actuellement qui soit plus
belle que celles qui ont été précitées par le Christ, par Bouddha, par Socrate et
par Platon, par Confucius et par l’auteur du Mahabharata, quel qu’il puisse avoir
été ? Seigneur, il y a cinquante mille ans, dans nos tribus, nos femmes étaient
plus vertueuses, et nos familles, nos relations entre nous, bien plus sévèrement
codifiées.
Je dois déclarer que la morale que l’on pratiquait en ces temps-là était bien
plus belle que celle que l’on pratique aujourd’hui. Ne rejetez pas hâtivement
cette idée. Pensez au travail de nos enfants, à la corruption de notre police et de
nos politiciens, à la détérioration de nos aliments, et à la condition d’esclaves des
filles pauvres. Aux temps où j’étais Fils de la Montagne et Fils du rameau, la
prostitution était inconnue. Nous étions vertueux, comme je vous l’ai dit, et nous
ne pensions pas à une si profonde dépravation. Les petits animaux d’aujourd’hui
sont restés comme ils étaient dans les temps passés, propres. C’est l’homme qui,
par son imagination, et aidé par sa maîtrise de la matière, a inventé les péchés
mortels. Les petits animaux, tous les animaux, sont incapables de pécher.
Je passe rapidement en revue mes nombreuses existences, dans les temps les
plus divers, dans les endroits les plus variés. Je n’ai jamais connu de tortures
plus cruelles, ni de cruauté plus terrible que celles qui constituent notre système
carcéral actuel. Je vous ai dit tout ce que j’avais enduré dans la camisole de force
et dans mon cachot d’isolement au cours de la première décennie du XXe siècle
après Jésus-Christ. Dans les temps anciens, nous punissions d’une façon très
rigoureuse et nous donnions la mort rapidement. Nous le faisions parce que nous
en avions décidé ainsi, par caprice, si vous voulez. Mais nous n’étions pas
hypocrites, nous ne faisions pas appel à la presse, au clergé ni à l’université pour
nous approuver dans nos élans de sauvagerie. Ce que nous avions décidé, nous
l’accomplissions la tête haute, et nous attendions les reproches et les critiques
toujours bien droits ; et nous n’avions pas besoin de nous réfugier sous les
basques des économistes classiques et des philosophes bourgeois ni sous les
ailes des prédicateurs patentés, des professeurs et des journalistes.
Pourquoi donc, bonté divine, il y a cent ans, cinquante ans, cinq ans
seulement, les violences n’entraînaient pas aux États-Unis la peine capitale ?
Mais cette année en l’an de grâce 1913, en Californie, on a pendu Jake
Oppenheimer pour ce délit, et demain, moi, pour le crime d’avoir mis mon poing
sur le nez d’un homme, on va me sortir de ce cachot et me pendre.
Question : ne faut-il pas longtemps au singe et au tigre pour mourir, alors que
de telles ordonnances sont inscrites sur le grand registre de l’État de Californie,
en cette année 1913 après Jésus-Christ ? Seigneur, Seigneur, ils n’ont fait que
crucifier le Christ. Ils nous ont bien plus torturés, Jake Oppenheimer et moi…
Comme Ed Morrell me le frappait un jour avec ses doigts, « le pire usage
qu’on puisse faire d’un homme est de le pendre ».
Non, je n’ai vraiment aucun respect pour la peine capitale. Et ce n’est pas
seulement une mauvaise action pour les chiens pendeurs qui l’exécutent,
moyennant salaire. C’est une honte pour la société qui la tolère, et paie pour elle
des impôts.
« Être pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’ensuive… » Ainsi s’exprime le
Code, dans sa phraséologie bizarre. Mais la pendaison est une chose stupide et,
par-dessus tout, antiscientifique. Voilà pourquoi elle me répugne.
Le matin est arrivé. Mon dernier matin. J’ai dormi toute la nuit, comme un
bébé. Dormi si paisiblement qu’à un moment le garde de la cellule de la mort
s’en est effrayé. Il a cru que je m’étais étouffé sous mes couvertures :
l’inquiétude du pauvre homme faisait pitié. Son pain et son beurre étaient en jeu.
Si j’avais été réellement mort, il aurait été mal noté, révoqué peut-être, et la
perspective d’aller grossir le nombre de sans-travail est amère à cette heure.
L’Europe, m’a-t-on dit, fait des chômeurs depuis deux ans, et les États-Unis
commencent à l’imiter. Cela signifie une crise commerciale prochaine, une
panique financière peut-être : l’armée des sans-travail fournira, l’hiver prochain,
de plus longues queues aux distributions de pain organisées par l’assistance
publique.
On m’a apporté mon petit déjeuner. Cela paraît idiot, mais je l’ai absorbé de
bon cœur. Le directeur m’a offert lui-même un litre de whisky. Je l’en ai
remercié et lui ai répondu qu’il veuille bien en faire don, de ma part, au quartier
des condamnés à mort. Pauvre directeur ! Il craint, si je ne suis pas ivre, que je
ne me rebiffe et crée du désordre dans la cérémonie, que je ne lui adresse, devant
les reporters, des reproches sur sa prison…
On m’a mis une chemise sans col…
Il semble que je sois devenu soudain un personnage important. C’est
incroyable, le grand nombre de gens qui s’intéressent à moi…
Le docteur vient de sortir. Je lui ai demandé qu’il me tâte le pouls. Les
battements sont normaux…
Je jette, au hasard, ces lignes sur le papier. Feuille par feuille, elles sortent des
murs de la prison, par une voie secrète…
Je suis l’homme le plus calme de cette prison. J’ai l’air d’un enfant prêt à
entreprendre un voyage. J’ai hâte de m’en aller, curieux des pays nouveaux que
je dois voir. Pourquoi aurais-je peur de la mort, moi qui, si souvent, suis entré
dans les ténèbres de la mort volontaire, pour en ressortir aussitôt ?…
Le directeur m’a apporté une bouteille de champagne. Je l’ai envoyée au
quartier des condamnés à mort. Que de considérations on a pour moi, en ce
dernier jour ! Étrange ! Étrange ! Ces hommes qui vont me tuer sont, j’imagine,
épouvantés de la mort. Pour citer Jake Oppenheimer : « Moi qui vais mourir, je
dois leur inspirer la peur de Dieu ».
Ed Morrell vient de me faire parvenir un petit mot. Il m’affirme qu’il a fait les
cent pas, toute la nuit, devant le mur du quartier des condamnés à mort. On lui a
interdit, administrativement, de venir me faire ses adieux.
Des sauvages ? Je ne sais pas. Plutôt des enfants. Ils me tuent et, la nuit
prochaine, quand ils m’auront allongé le cou, ils auront peur, pour la plupart, de
rester dans l’obscurité.
Voici quel était le message d’Ed Morrell : « Ma main est dans la tienne, vieux
camarade ! Je sais que, même au bout de la corde, c’est toi qui auras gagné la
partie ».
Les reporters se sont éloignés. Je ne les verrai plus, la prochaine et dernière
fois, que du haut du gibet, avant que le bourreau me cache la face sous le voile
noir. Ils paraîtront curieusement mal à l’aise. Curieux jeunes gens. Quelques-uns
avaient l’air d’avoir bu, et deux ou trois étaient déjà malades à l’idée de ce qu’ils
allaient voir. Il semble plus facile d’être pendu que de regarder une pendaison…
Quelques lignes encore…
En les écrivant, je retarde la cérémonie. Le corridor est rempli de
fonctionnaires et de hauts dignitaires. Ils sont nerveux. Ils désirent, évidemment,
en finir au plus vite. Sans doute plusieurs d’entre eux sont-ils attendus à
déjeuner. Je les désoblige beaucoup en tenant encore ma plume…
Le prêtre m’a renouvelé sa demande de rester avec moi jusqu’à la fin. Le
pauvre homme ! Pourquoi lui refuserais-je cette consolation ? J’ai consenti, et à
présent il a l’air tout réjoui. Mon Dieu, qu’il faut peu de chose pour rendre
heureux certains hommes ! Je pourrais m’attarder encore à en rire pendant cinq
joyeuses minutes, s’ils n’étaient pas si pressés.
Je termine ici. Je ne peux que me répéter. Il n’y a pas de mort absolue.
L’esprit est la vie, et l’esprit ne saurait mourir. Seule la chair passe et meurt et,
par l’effet de fermentations chimiques, se transforme et se dissout pour renaître
ensuite, comme une matière malléable, sous des formes nouvelles, diverses, et
éphémères qui, à leur tour, périront pour renaître encore. L’esprit seul dure et
continue à se reconstruire à travers des incarnations successives, et ainsi jusqu’à
ce qu’il atteigne la lumière. Qui serai-je lorsque je revivrai ? Je me le
demande… je me le demande…

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