Les Contes Glacés de Jacques Sternberg

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« Les contes glacés » de Jacques Sternberg

Le tapis
L'enfant avait placé une vaste caisse au milieu de la chambre et depuis quelques
heures déjà, il navigait ainsi, le tapis figurant l'océan, la caisse un voilier de fort
tonnage. Vers six heures, le père rentra du travail. Il pénétra dans le salon, il eut
le temps de désapprouver l'idée de son fils, il atteignit à cet instant le tapis, coula
à pic et se noya.

Le rideau
Il y avait quelques jours déjà qu'il habitait dans cette chambre d'hôtel. Au fond du
placard, il y avait un cadre. Et dans ce cadre une photo assez inquiétante. Celle
d'un désert dans lequel l'escalier d'une station de métro déployait ses marches,
débouchant brutalement en pleine solitude. Appuyée au grillage circulaire, une
femme attendait, pieds nus dans le sable.
L'homme regarda longtemps ce paysage. Sans conscience, sans pensée, sans le
vouloir, il sortit de cette chambre, il gagna la station de métro la plus proche. Il
disparut sous le sol. On ne retrouva jamais sa trace. Il existe cependant, dans
une chambre d'hôtel, un cadre qui contient une photo. Elle représente un métro
du désert avec deux personnages. Une femme et un homme.

Les ennemis
Tout d'abord, l'enfant avait capturé l'araignée. Il l'avait enfermée dans une boîte.
Puis il avait capturé la mouche. Il l'avait enfermée dans une autre boîte.
Après quelques jours, quand l'araignée lui parut de taille à attaquer et la mouche
de taille à se défendre, il déversa les deux adversaires dans un bocal en verre.
L'enfant passa toute la soirée à guetter le drame, mais l'araignée s'était nichée
dans un coin et la mouche dans un autre.
Ereinté, à bout de patience, l'enfant s'endormit. Alors l'araignée bougea et la
mouche aussi. Les deux insectes s'accrochèrent à la paroi de verre, ils firent
craquer le couvercle de leur prison et, en six minutes, ils dévorèrent l'enfant.

Le poisson
Ce ne fut que vers huit heures du soir, quand la nuit allait lui sauter à la gorge,
comme un chat sauvage, que le pêcheur sentit soudain le froid. Il était arrivé
devant ce plan d’eau à l’aube, il n’avait pas pris le moindre poisson. Cela lui
parut inquiétant.
Comme tous les pêcheurs, il n’avait que peu de cervelle et peu de faculté de
raisonner, mais il pensa quand même qu’il prenait toujours au moins un poisson,
même dans les étangs morts que l’on prétendait peu poissonneux. De là à penser
à la poisse, il n’y avait qu’un pas. Il le franchit et s’obstina. Il ne voulait pas
rentrer bredouille. Il accrocha un nouvel hameçon à sa ligne, la lança et se mit à
penser. Il se demanda pourquoi il était venu là, qui lui avait indiqué cet endroit,
comment il était arrivé jusque-là, pourquoi il s’obstinait, et il ne trouva pas de
réponse à ses questions relativement complexes. Il en était là quand soudain son
bouchon plongea sous l’eau. Il avait enfin accroché un poisson. Un gros poisson
sans doute parce qu’il n’arrivait pas à l’arracher à l’eau.
Cela dura longtemps, cette lutte. Mais le poisson résistait. Et le pêcheur résistait
aussi. Comme s’il avait pris dans un bloc de glaise ou de glace, relié par sa ligne
à un autre bloc de glaise, l’homme se paralysait dans son geste de tirer à lui
quelque chose qui ne voulait pas venir à lui et puisque le poisson ne cédait pas, il
ne cédait pas non plus. Un seul fait lui importait : il avait enfin pris quelque chose
alors que, depuis ce matin, il n’avait rien pris. Quelque chose d’énorme puisque
ça lui résistait alors qu’il tirait de toutes ses forces. A minuit, il tirait toujours ;
Epuisé, glacé, essoufflé. A l’aube du lendemain, alors qu’il respirait à peine, il vit
enfin le poisson qu’il avait harponné. Il sortait en effet des eaux.
C’était une chose translucide, apparemment molle, qui ne semblait pas avoir de
contours, mais qui pesait de tout son poids alors qu’elle ne semblait pas avoir de
réalité. Et l’homme tirait toujours, alors qu’il n’avait plus de force en lui. Et il ne
voyait jamais qu’une chose qui sortait peu de l’eau, de plus en plus irréelle, de
plus en plus lourde comme sans cesse gorgée de plus en plus d’eau ou d’algues
invisibles.
Jusqu’au moment où, soudain, il bascula en avant, vers l’eau. On ne retrouva le
pêcheur que quelques jours plus tard, noyé, boursouflé entre deux gerbes
d’algues, toujours accroché à sa ligne. Ce qu’il avait cru retirer des eaux, c’était
la mort. Pas un simple poisson.
Le Communiqué

Il était sur le point de s'endormir quand, soudain, il vit briller dans la nuit la petite
lucarne de sa radio qu'il avait oublié de fermer. Il se redressa et, machinalement,
il fit passer d'un poste à l'autre l'aiguille de métal qui boucla le tour du cadran
sans se heurter au moindre son, pas même un parasite. Il allait fermer le poste
quand soudain l'aiguille se buta à une voix. L'homme s'étonna: il n'avait jamais
obtenu le moindre programme sur cette longueur d'ondes.
- Cher auditeur... dit la voix.
De cela, l'homme était certain : la voix n'avait pas fait mention des chers
auditeurs. Cher auditeur, avait-elle dit. Et cette voix ne semblait pas appartenir
au monde des spectacles et diffusions. Elle n'en avait pas la sonorité classique, il
lui manquait une certaine onctuosité, un certain pouvoir rassurant. Elle sonnait
sèche, personnelle. Le ton était distant, neutre, légèrement froid.
- Cher auditeur, dit la voix sans aucun effet oratoire, il est maintenant zéro heure,
zéro minute, zéro seconde. Votre programme est terminé. Nous vous donnons
rendez-vous demain matin dans un autre monde.
L'homme, en effet, ne passa pas la nuit.

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