La Marine de Guerre Marocaine - Edited

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L'OCÉAN ATLANTIQUE MUSULMAN

De la conquête arabe à l'époque almohade

CHRISTOPHE PICARD

1
L'APPARITION D'UNE FLOTTE MILITAIRE AU
MAGHREB AL-AQSA, SUR L'OCEAN ATLANTIQUE(*)
(*)

Lorsque les Lamtüna se regroupèrent autour d'Ibn Yasin et constituèrent leur


empire au Sahara puis au Maghreb, la mer était loin de leurs préoccupations. N'étant
pas encore équipées de chantiers navals et sans société de marins, les villes maritimes
de l'Atlantique maghrébin pouvaient être conquises par la terre seulement.
Ce fut donc l'arrivée sur le détroit et sur le littoral méditerranéen qui obligea
Youssouf b. Tashafin, à partir des années 1080, à s'équiper de navires et à concevoir une
politique navale. N'en faisons pas non plus des marins; du reste, au contraire des
Almohades, les Lamtüna n'envisagèrent jamais d'intégrer dans leur entraînement
militaire les exercices maritimes, différence importante avec les Almohades: al-Bakri
indique en effet que «la plus grande partie de leur armée se compose de fantassins.. et
que leur force était la discipline collective animée par des officiers commandant la
manœuvre avec des drapeaux et leur arme principale était de longues piques pour
stopper les charges et des javelots que chaque soldat lance avec adresse.. ; sinon ils
montaient à cheval et sur des chameaux de races (najab) ».
Bien que montagnards, les Almohades avaient une autre conception de la vie
maritime intégrée, dès la formation de leurs cadres, à la formation de tous leurs soldats
et officiers : les fils de bonne famille (hafid, pl. huffad) recevaient, de la part du calife,
une éducation soignée, comprenant le lancer du javelot, le tir à l'arc, l'escrime et
l'équitation; mais en plus, le Souverain possédait un bassin artificiel à Marrakech où les
futurs combattants apprenaient à ramer, aborder et à manœuvrer les embarcations. Ces
remarquables témoignages résument toute la différence de mentalité entre les deux
dynasties et, surtout, les progrès accomplis entre le milieu du XIème siècle et celui du
XIIème au Maroc, devenu entre-temps, un peuple conscient du poids de la mer dans son
histoire.
Les Almoravides réagirent devant la nécessité, se rendant compte que le détroit
de Gibraltar, avec ou sans al-Andalus, était pour le Maghreb une zone stratégique de
premier plan. En effet, les passages en al-Andalus d'une part, la possession d'une façade
maritime considérable au Maghreb, à la fois en Méditerranée et sur l'Atlantique d'autre
part, rendaient la domination de cette zone particulièrement essentielle.
En même temps, nous l'avons largement constaté, le centre de gravité de l'Empire
se déplaçait en faveur de la zone comprenant Marrakech, Agmat, Safi et celle de Fès,
Meknes et Salé : la plaine du Bou Regreg. Le lien entre la capitale et la zone
méditerranéenne, passait essentiellement par terre, mais la voie maritime ne fut pas
négligée pour autant. Là encore, comme en matière de commerce, les jalons étaient
déjà posés à l'époque almoravide, pour être amplifiés à celle des Almohades. En effet,
les sources impliquent l'existence de flottes au service des souverains almoravides, sur la
façade atlantique du Maghreb, ce qui est nouveau. Cette nouvelle réalité reposa
toutefois sur l'emprunt de navires dans un premier temps, aux ports andalous. Là
encore, les instruments de cette innovation furent les Andalous.
Pour une fois, les circonstances de l'apparition de la flotte almoravide au Maghreb
al-Aqsa, sont bien connues. C'est Ibn Bassam qui nous narre de la manière la plus précise
cette naissance, lorsque Youssouf b. Tashafin rentra en contact avec les ports du détroit
de Gibraltar et plus particulièrement Tanger en 471/1081-1081, et qu'il sentit la
(*)
Christophe PICARD. L’océan Atlantique musulman : de la conquête arabe à l’époque Almohade. Ed. UNESCO. Paris, 1997,
pp. 158-162 ; 315-321.
2
nécessité de posséder une flotte : du coup, ce n'est pas l'invasion d'al-Andalus, mais bien
le contrôle des ports maghrébins du détroit et du Rif qui le motivèrent d'abord. Avant
même de faire appel aux Andalous, aux dires d'Ibn Hallikan, il passa commande de la
construction d'une flotte de galères (sanïya/sawanï) et de bateaux divers
(markab/marakib) qu'il avait vus naviguer sur le détroit, pour bloquer Tanger ; toutefois,
une telle commande demeura sur le moment lettre pieuse car, faute de temps, il utilisa
les navires sévillans puis, une fois Tanger prise, ce qu'il y trouva de la flotte de Suqüt al-
Bargawâtï. Ce dernier avait hérité de la flotte Hammudide et de ses chantiers.
Nous savons ensuite que le souverain almoravide, ajoutant aux navires des taifas
ceux qu'il fit construire sur les trois façades maritimes, posséda une flotte importante,
ne serait-ce que pour les cinq traversées qu'il fit durant son règne. Celles-ci avaient
toujours pour port, en al-Andalus, Algeciras, arsenal abbadide et première ville tombée
aux mains des Almoravides en Europe.
Du côté du Maghreb, si Ceuta eut les faveurs du souverain au début,
l'aménagement d'al-Qasr asagir (ou Masmüda) eut vraisemblablement pour rôle de
permettre une traversée aussi rapide, à partir d'un port totalement au service du
souverain. Nous avons vu dans le chapitre précédent, le formidable essor d'al-Andalus
almoravide, tant sur le plan commercial que sur celui des forces navales, avec la
destinée des Banü Maymün que Ali b. Tâsfin (1106-1142) plaça à la tête de sa flotte. Les
chantiers navals, d'Algeciras à Alcacer do Sai étaient nombreux sur la façade atlantique.
De même, au Maghreb, plusieurs chantiers coexistaient sur la façade méditerranéenne,
à l'image d'Oran et de ceux du Rif. Dans la région du détroit, sur une distance réduite,
trois chantiers navals se succédaient : Ceuta, Al Qasr Al Saghir et Tanger. Seul le second
fut une création probable de la part de la dynastie. Sur la côte occidentale, la question
est beaucoup plus délicate.
En effet, dans les textes portant sur les ports de cette façade, il n'est pas fait
mention d'arsenal ni même de chantier naval. Or, des géographes comme al-Idrisi les
signalent pratiquement systématiquement lorsqu'ils existent, tant en al-Andalus qu'au
Maghreb; mais il n'en est guère question dans aucun port de la façade atlantique. Cela
est, semble-t-il, la preuve qu'il n'y avait pas, au minimum, d'arsenal gouvernemental; en
revanche, cela n'exclut pas la possibilité, dans ces mêmes lieux, de construire des
embarcations à Qasr Al Saghir était pourvue, avant même de devenir un des chantiers
navals des Almoravides, un lieu habité par les Banü Tarif, entouré de vastes plantations
d'arbres. Les navires peuvent entrer dans la rivière et remonter jusqu'à la muraille d'al-
Qasr.
Toutefois, malgré l'imprécision en la matière, les auteurs plus tardifs comme Ibn
Abi Zar, précisent pour des ports comme Salé en particulier, la date à laquelle apparut
un arsenal; en l'occurrence, il est à dater de l'époque mérinide, juste après l'attaque
chrétienne de 658/1260. Il semble donc que le pouvoir almoravide n'a pas changé
fondamentalement l'organisation précédente. Logiquement ce sont donc les ports et
chantiers andalous et du détroit, côté maghrébin, qui furent utilisés pour construire des
navires servant soit à la guerre, soit au commerce, puisqu'en temps de "paix" ils étaient
loués à des particuliers.
En revanche, on trouve la mention de la présence de forces navales sur cette
partie de l'Atlantique, au moins à deux reprises. Ibn Idari évoque l'envoi depuis l'océan
Atlantique, de navires au nombre de 70, vers la Palestine en 499/1105-1106, pour une
participation au mouvement de jihad contre les chrétiens. Cette allusion indique une fois
encore que dès l'époque almoravide, les liens Occident-Orient, comme dans le domaine
commercial, étaient assurés sur mer comme sur terre. L'auteur ne dit pas d'où venait la

3
flotte. Vincent Lagardère, songeant à l'essor de la cité, pense à Salé ce qui n'est pas
impossible ; toutefois, il est plus probable que Séville servit de base de départ. Par
ailleurs, al-Idrisi, dans sa description des îles de l'Atlantique, rapporta que l'île Al-
Ahwayn al-Sahirayn (Deux Frères sorciers), peuplée, fait face au port de Safi. Par temps
clair, on voit dit-on, la fumée qui s'élève de cette île. Informé de ce fait, Ahmad b. Omar,
connu sous le sobriquet de Raqm al-Iwazz (la Bigarrure des Oies), prit la décision d'y
aborder en tant qu'amiral de la flotte du Prince des musulmans Ali b. Youssouf b.
Tashafin. Mais la mort le surprit avant qu'il eut pu réaliser le projet. Safi n'est pas en face
des Canaries mais à environ 580 kms au nord-est, ce qui semblerait indiquer qu'Ahmad
b. Omar avait l'intention de partir du lieu d'attache de la flotte pour naviguer ensuite
vers le sud afin de faire route vers les îles. L'importance prise par Safi comme port de
Marrakech pourrait expliquer le mouillage d'une flotte à cette latitude. L'intérêt de cette
anecdote, outre la localisation pour la première fois, d'une flotte armée si loin au sud,
est de constater que le littoral maghrébin, sur l'océan, put être l'objet d'une organisation
similaire à celle des autres façades maritimes almoravides. Les diverses mentions
d'événements navals, dans les chroniques, indiquent que les ports importants étaient
pourvues de flottilles qui pouvaient éventuellement contrecarrer des attaques : aux
Baléares, à Oran ou à Silves, par exemple.
Parallèlement à ces ports équipés pour armer des flottes, les centres de
commandement des opérations navales laissaient à ce moment l'Atlantique maghrébin à
l'écart. Sous le premier émir, la priorité donnée aux campagnes d'al-Andalus, firent se
concentrer les efforts sur le détroit, accentuant l'importance de Ceuta. Au début du
XIIème siècle, confiant à Abü Abd Allah Muhammad b. Maymün et à ses parents, le
commandement de la flotte almoravide, l'émir fit entreprendre une série d'offensives en
Méditerranée, marquée par la perte, lors d'une tempête, de 70 navires partis en
Palestine ; surtout, sous le règne de son fils et successeur Ali, la Sicile normande devint
un objectif courant.
Toutes ces expéditions furent lancées essentiellement d'Almeria et de Séville,
laissant aux ports maghrébins un rôle subalterne. Cette situation coïncidait avec la
fortune d'Almeria et la montée en puissance de Séville. A partir des années 1115, le
début des grandes offensives chrétiennes, en particulier contre les Baléares, vit
s'affirmer le rôle prépondérant de ces mêmes ports et de Ceuta également en 538/1143-
44 arrivèrent devant Ceuta, les navires (qaraqir) des Majüs (Normands de Sicile) au
nombre de 150 embarcations, grandes et petites. Les navires (ajfan) [de Ceuta] sortirent
[à leur rencontre] : ils combattirent et il y eut beaucoup de tués de part et d'autre ; il est
vrai qu'à ce moment, la flotte sabti est, comme la cité, sous l'autorité du cadi Iyaç, mais
la flotte, suffisamment importante pour repousser le raid normand, est celle laissée par
les Almoravides dans l'une des places de commandement naval de leur empire.
Au moment où commencent les incursions chrétiennes et où la maîtrise de la
Méditerranée occidentale va changer de camp, la flotte almohade présente une certaine
ampleur, largement basée sur le dynamisme andalou mais également maghrébin,
essentiellement à Ceuta. L'océan Atlantique est alors un enjeu secondaire, malgré
quelques expéditions en Galice, ce qui changea totalement à l'époque almohade.

4
ÉVOLUTION DE LA CONSTRUCTION NAVALE

1) Le problème des courants et des influences


Nous en resterons aux questions, par manque de moyens de vérifier justement
par l'absence d'épaves musulmanes de l'océan Atlantique, les influences des techniques
possibles. Seules quelques remarques peuvent être faites.
La similitude des techniques de construction navale constatées entre les épaves
musulmanes de Provence et de Turquie, à travers les diverses époques (Xe-Xle siècles),
ainsi que la progression de cette construction navale au fur et à mesure des conquêtes à
l'époque omeyyade-Liban-Chypre en 654, Egypte en 674, Tunis en 698 où fut reconstitué
une base navale deux ans après sa conquête - ou encore, le développement d'une
suprématie de la marine arabe en Méditerranée à partir du IXème siècle, posent le
problème d'un développement de techniques, dans la continuité de l'héritage des
traditions byzantines, ou qui aurait acquis par ses propres progrès, son autonomie. Dès
lors, les techniques postérieures au VIIème siècle, époque des débuts de la maturité
maritime arabe - en particulier avec l'axe central que formait l'Ifriqiya des Aghlabides
puis des Fatimides - auraient été reprises dans l'ensemble des chantiers de construction
navale musulmans, aussi bien en al-Andalus, au Maghreb qu'en Occident et en
Méditerranée orientale; ainsi, selon Al-Jahiz (‫)اﻟﺟﺎﺣظ‬, dès le début du VIIIe siècle, les
Arabes auraient été à l'origine d'une diffusion de la technique de l'assemblage par
clouage et calfatage vers le Golfe arabo-persique, au détriment du navire cousu1. De
même, les travaux sur la marine égyptienne, en particulier ceux de A.M. Fahmy,
montrent l'importance de cette région comme courroie de transmission et des traditions
byzantines et des caractéristiques venues d’orient. Le propos n'est pas d'entreprendre
une étude sur ce plan, demandant un temps considérable, mais de constater quelques
éléments de ces courants en Occident. L'autre voie de circulation, tout aussi importante,
sinon plus pour l’Atlantique, est celle reliant al-Andalus à l'Espagne chrétienne.
Le constat, depuis la conquête arabe, d'une interpénétration très poussée des
navigations entre al-Andalus, le Maghreb (ou les Maghrebs), l'Ifriqiya et l’Egypte, est
chose déjà largement montrée ne serait-ce que par les nombreuses expéditions du IXème
siècle montées et menées conjointement par les marins andalous et ifriqiyens2. Nous en
trouvons d'ailleurs une confirmation archéologique à travers les courants de diffusion de
la céramique ou à travers la progression du droit mahkite. Ces relations constantes qui
ne feront que se développer avec les Almoravides et plus encore avec les Almohades
font évidemment surgir ce que l'on peut appeler un fond technique commun. De même,
le commerce des matériaux servant à la construction navale entre al-Andalus et l'Ifriqiya
met en évidence cette communion des techniques.
Au-delà de ces constats généraux, quelques indications plus précises apparaissent
de temps à autre dans les propos des auteurs arabes. Ainsi, les charpentiers navals
étaient largement sollicités d'un bout à l'autre de la Méditerranée : c'est le cas des
charpentiers navals coptes engagés par les Maghrébins d’Ifriqiya pour leurs
compétences ou bien, au XIIème siècle, le cas de ces charpentiers siciliens engagés en

1
MIQUEL A., 1967, 1, p. 126 avec les références pour JAHIZ, Kitab al-Hayawan, éd.HARÎN A. M., Le Caire, 1938-1945, 7 vol.,
p. 82 et IBN RUSTIH, K. al-a 'laq al-nafisa, tr. WIET G, Les atours précieux, Le Caire, 1955, p. 227.
2
Essentiellement LEWIS A.R., 1951, p. 132 et suiv.
5
Egypte1. De même, du côté de l'Atlantique, peut-on rappeler ici l'importance de
l'influence des Andalous sur l'essor de la navigation maghrébine occidentale; il y a donc
tout lieu de penser que les techniques de construction navale ont pu être confrontées
de part et d'autre sur quatre siècles2. Torres Balbâs a établi, pour l'architecture des
arsenaux, un lien étroit entre ceux construits en Espagne et celui d'Alâya en Anatolie
édifié par les Saljoukides en 616/12193; il montre ainsi, par un autre biais, les liens
étroits au sein du milieu maritime et de ses techniques, d'un bout à l'autre de la
Méditerranée musulmane. Toutefois, il demeure très difficile d'établir le tracé continu
de ces influences depuis les Omeyyades de Syrie et d’Egypte Jusqu’en al-Andalus : il y a
en quelque sorte un chaînon manquant entre l’Ifriqiya et al-Andalus; les techniques
sont-elles venues par l'Ifriqiya et le Maghreb ou bien directement d'Orient? Du reste, le
problème ne se pose pas seulement pour ce domaine. Ainsi, pour en revenir aux épaves
provençales, quelque soit les doutes sur leur provenance architecturale, il est sûr que les
musulmans installés à la Garde Freinet, étaient des Andalous et que le chargement
venait d'al-Andalus4, et l'on a vu à travers les témoignages d'al-Udri ou bien d'Ibn Hayyân
l'importance des attaques maritimes opérées par les-Omeyyades contre ce littoral. De ce
fait, quel que fût le lieu d'origine des navires5, il est clair que la région concernée était
largement ouverte aux courants d'al-Andalus.
Toutefois, même si les liens inter-méditerranéens sont bien établis, bien qu'il
nous manque souvent les moyens d'en connaitre le cheminement précis, ils ne doivent
en aucun cas cacher une autre réalité plus difficile à cerner mais qui apparaît en filigrane
dans les sources et qui n'est pas contradictoire avec les observations précédentes: ce
sont les possibles, voire les probables courants d'influences de techniques locales.
Celles-ci s'établissent d'abord par le fait vu plus haut, de l'existence d'une marine au
moment de l'arrivée des Arabes et dont ces derniers se servirent pour attaquer
l'Espagne. Cette tradition s'est poursuivie sans rupture totale puisque nous voyons des
personnages comme Sara la Gothe faire construire un navire à Séville dans la première
moitié du VIIIème siècle. Les Berbères de Tingitane fournirent de leur côté, d'importants
contingents de "pirates" aux Andalous au IXème siècle. Durant toute cette période et
après, se poursuivirent les activités de pêche et de petit cabotage tout le long du littoral
musulman atlantique. Ensuite, tout au long de l'époque musulmane, al-Andalus, mais
aussi le Maghreb Idrisside, firent preuve d'initiatives locales qui nous ramènent à une
réalité régionale propre : l'aventure des Lisboates qui se lancèrent au cours du Xème
siècle sur les flots de l'océan Atlantique passe par la maîtrise de la part de ces
aventuriers, de la construction d'un navire (markab hammala) à Lisbonne, ville qui n'a
jamais été un centre gouvernemental de constructions navales mais dont on a vu que les
structures portuaires antéislamiques étaient toujours utilisées. Cet aspect renvoie
également aux propos d'al-Idrisi cités plus haut, sur la spécialité des ports comme Saltes,
pour le travail du fer, occupation ancienne, remontant très probablement à la période
wisigothe6.

1
La marine tunisienne à l'époque aghlabide et fatimide fait actuellement l'objet de recherches dans le cadre de thèses en
Tunisie et devraient apporter bientôt en la matière de très utiles informations. Pour le deuxième exemple, voir GOITEIN
S.D., op. cit.
2
Nous reviendrons plus loin sur cet aspect essentiel de l'influence d'al-Andalus sur le Maghreb atlantique; mais dores et
déjà, voir à titre de comparaison, l'article de TORRES BALBÂS L., « Arquitectos », 1946, sur la venue des architectes d'al-
Andalus au Maghreb sous les dynasties almoravide et almohade.
3
TORRES BALBÂS L., « Atarazanas », 1946, pp.207-209.
4
SENAC Ph., « Note sur le Fraxinet des Maures », Annales du Sud-Est varois, 15, 1990, pp. 19-23. BRENTCHALOFF, SÊNAC,
op. cit.
5
L'idée d'une origine andalouse paraît tout de même plus plausible que celle d’Ifriqiya.
6
AL-HIMYARÏ, tx. p. 111, tr. p. 136, disant que l'île était habitée par un nombre élevé de chrétiens. Voir BAZZANA A.,
CIŒSSIER P., op. cit.
6
Les contacts demeurèrent également entre marins chrétiens du nord et ceux de la
zone musulmane : al-Zuhri connaît bien les modèles de bateaux construits par les
chrétiens, et qu'il décrit mieux que ceux musulmans de la même région : c'est le cas des
bayyüniyyat construits, comme leur nom l’indique, à Bayonne et rappelant l'esprit
d'initiative des marins basques au Moyen-Âge1. Ses propos rappellent les
renseignements précis dont disposait al-Idrisi sur les étapes maritimes pour se rendre de
Coimbra et de Bayonne à Saint-Jacques de Compostelle, toujours au XIIème siècle. De
même, au moment de l'alerte de 355/966 à propos d'une attaque de Vikings, le
souverain omeyyade demanda aux charpentiers de Séville de construire des
embarcations semblables à celles des hommes du Nord, signe qu'ils en connaissaient
bien les caractéristiques2. Du côté chrétien, nous retrouvons les traces de ces contacts :
au XIIème siècle, l'évêque de Saint-Jacques de Compostelle connaît lui aussi les
embarcations musulmanes qui viennent attaquer ses côtes3; à la fin de cette période, les
moines de Lisbonne expliquent au premier roi portugais, le caractère banal de la
navigation des chrétiens sur des embarcations modestes pour se rendre en pèlerinage
au Cap Saint-Vincent, où viennent en nombre les chrétiens du nord, selon al-Idrisi4.
Les possibilités de contact n'ont pas manqué mais les traces des domaines
d'échanges, en dehors d'indications d'itinéraires, manquent. Il faut se poser la question
des possibles pénétrations de techniques d'une région à l'autre et, à travers ces
courants, des progrès navals.

2) L'évolution de la construction navale


Sur l'Atlantique, les traces de progrès de la navigation demeurent limitées pour
l'époque musulmane. Les études de J. Vernet montrent finalement que le seul progrès
véritable appartient au domaine de la cartographie avec la mention des rumbs à partir
du XIIIème siècle, en particulier de la part d'Ibn Said5. L'absence de boussole et de tout
autre instrument de navigation semble logique sur l'Atlantique, dans la mesure où la
navigation resta côtière, nécessitant de bien connaître mouillages et amers mais non de
se diriger aux instruments, puisque l'on suivait la côte et, lorsque l'on s'en éloignait,
entre Silves et Salé par exemple, l'estime était suffisante.
Dans le domaine du matériel, nous nous heurtons au silence des sources. L'ancre
(hadïdou anjar) n'apparaît pas souvent en tant que telle mais elle est impliquée dans les
textes quand il est question du mouillage du navire dans une baie ou un port. En effet,
les auteurs emploient le terme de " mouiller ", rasa. De même, peut-on penser que les
ports en fabriquaient en quantité, au moins dans les zones d'extraction minière comme
Saltes6. Tout de même, le récit de l'attaque d'Almeria par les Almohades, nous apprend
que les Almohades coupèrent des cordes des ancres (mais le mot n'est pas utilisé) des
navires chrétiens7. Du reste, après le milieu du XIIIème siècle, les chrétiens paieront
fréquemment leurs taxes de mouillage dans les ports du Maghreb atlantique, en
donnant des ancres dont la fabrication, cantonnée semble-t-il à al-Andalus, faisait
cruellement défaut après la Reconquista du milieu du XIIIème siècle8. Sinon, les autres
composantes du navire n'apparaissent guère dans les textes, même celles, très

1
AL-ZUHRÏ, p. 201. Sur la marine galicienne, voir FEIUŒIRA PRUEGUE E., 1988.
2
IBN IDARI, II, p. 239.
3
Historia Compostellana, p. 174.
4
PICARD Ch., “Pilgrimages”, 1994.
5
En particulier, VERNET J., 195, 1955, 1971, 1985. 171.
6
AL-IDRISI, lx. p. 542, tr. p. 216.
7
LEVI-PROVENÇAL E., Lettres ulll1obudes, pp. 10-13.
8
MAS LATRIE, 1886, l, p. 323.
7
importantes, comme la barre (sukkan) et l’on peut seulement supposer l'existence d'une
sonde (bildou bald) lorsqu’Ibn Said rapporte pour chaque fleuve, les possibilités de
mouillage pour des navires de différente taille.
Malgré ce constat de pauvreté des témoignages, la rupture remarquée dans les
textes, à partir de la fin du Xème siècle et concernant l'augmentation des termes
qualifiant des navires de différentes sortes, ne semble pas seulement ressortir de la
multiplication des sources, mais bien d'une évolution technique de la construction
navale. L'époque des moulouk attawaif, particulièrement, fut propice à de véritables
expérimentations comme en témoigna Ibn Bassam pour les chantiers navals de Séville à
l'époque d'al-Moatamid où fut construit un« navire (safina) solide, large de pont,
semblable à un château sur les eaux1 qui pourrait correspondre aux représentations des
céramiques majorquines des navires à trois mâts, sorte de nef paraissant beaucoup plus
Imposante que les embarcations provençales. La mention de grands navires,
particulièrement imposants aux yeux de l'auteur, se retrouve de plus en plus à partir des
XIème et surtout XIIème siècle, impliquant la mise en place d’une hiérarchie très visible de
la taille des bateaux. De même, les propos notés plus haut, d’auteurs comme Ibn Abi Zar,
fin XIIIème-début XIVème siècle, sur les gréements plus grands des navires, semble indiquer
également des progrès en la matière, mais de la part des chrétiens sur leurs
embarcations appelées qaraqir, et après la période almohade. De la même manière, les
juristes comme al-Jaziri devenaient de plus en plus précis sur les aspects techniques du
navire et sur la hiérarchie établie entre grandes et petites embarcations.
Les progrès des Xème-XIème siècles, sont recoupés par des informations provenant
d'Orient : S.D. Goitein parle d'une lettre ou Il est question de « nouveaux bateaux d'al-
Andalus » apportés (en Egypte) par des marchands de Tunisie vers le milieu du XIème
siècle, et immédiatement mis en service; plus tard, en 1137, une lettre en provenance
d'al-Andalus rapporte qu'un bateau particulièrement grand fut construit là-bas pour être
mis en service sur la ligne al-Andalus-Egypte dès la décroissance de la piraterie
byzantine2. Par ailleurs, au XIIème siècle, les Andalous sont reconnus experts en Egypte
pour le renflouement des navires3. C'est le signe évident d'une émulation technologique
technologique en al-Andalus, qui exportait sa technologie jusqu'en Egypte à partir des
XIème-Xllème siècles, au moment où quelques signes de ces progrès sont signalés sur place.
Nous avons constaté, à l'époque almohade, qu'il était possible d'envisager l’existence de
navires de guerre plus grands, supposant une mature plus solide et une surface de voile
plus étendue, ainsi que le passage au deux mats (Siti) puis au trois mâts, au moins pour
des navires de commerce, connus par la céramique. A dire vrai, plus qu'une véritable
évolution de la construction, les techniques de construction et de navigation, ainsi que
les types de navires demeurent à peu près les mêmes, c'est le nombre et la taille de
navires construits par rapport à l'époque du califat omeyyade qui ont évolué, en
fonction d'une activité accrue de la façade maritime. Les chiffres fournis par Ibn Hayyän
pour les expéditions du califat omeyyade, permettent de constater que les navires
d'Almeria pouvaient transporter 150 à 200 personnes selon les cas, c'est-à-dire, selon les
types de navires4. Selon S.D. Goitein, les navires de transport du XIIème siècle pouvaient
embarquer 400 à 500 personnes chacun5. Ces indications sommaires pourraient donner
l'idée de cette augmentation des capacités navales durant le laps de temps où les

1
IBN BASSAM, op. cit.
2
GOITEIN S.D., op. cit.,p. 308
3
IMAMMUDIN J.-M., 1965, p. 69.
4
Les références sont données plus haut. Le calcul est basé sur le nombre de navires et celui des hommes embarqués. Il
s'agit donc là d'un calcul très sommaire.
5
GOITEINS.D., op. cit.
8
sources font apparaître certains progrès. Les chiffres fournis par Ibn Abï Zar pour
l'expédition almohade de 599/1202-3 donnent une moyenne de 200 à 250 personnes
par navire, plus les chevaux (pour 1200 cavaliers) et le matériel. Si l'on considère que les
30 tarida et les 50 vaisseaux non classifiés ne transportaient que le matériel et les
chevaux, la moyenne par embarcation pouvait monter à 450 passagers avec 100 à 150
rameurs1. Toutefois, on est loin des chiffres fournis par Ibn Jubayr, concernant les nefs
génoises de plus de mille passagers2.
L'époque mérinide verra un net effacement de l'activité maritime, au moins au
plan militaire, expliquant que les qualificatifs attribués jusque là aux grands navires
musulmans et, épisodiquement, chrétiens, soient désormais réservés aux seuls
chrétiens3. À partir du XIIIème siècle, il semble, en effet, que se soit créé un décalage
technologique expliquant par exemple qu'à partir des années 1250, les Sabtis aient eu
recours au service des Génois ou des Catalans pour conserver leur rang naval.
Auparavant, les Almohades sont capables d'obtenir des performances architecturales,
sur le plan naval, de même niveau que celles des chrétiens. Au siècle précédent, on
constate même que la situation est inversée, comme en témoigne la Historia
Compostellana : « après avoir décrit les destructions opérées par les razzias arabes
venues par l'océan, décrivant les ports d'origine et les navires utilisés, l'évêque de
Compostelle se plaignait de l'incapacité des seigneurs à leur résister et réclamaient l'aide
des Génois pour leur construire des navires, en l'occurrence des birèmes (hiremes) ». Il
est vrai en fait que les Galiciens n'avaient pas [en 1113] l'habitude de construire des
navires sauf des "transporteurs" (sarcinariis), ni de prendre la mer sur des galères à deux
rangs de rames (bircmibus) de haute mer (pelagi) »4. Le fait de réclamer cette assistance
montre le décalage entre les flottes galiciennes et celles méditerranéennes, ces
dernières étant considérées comme beaucoup plus efficaces. De plus, cela indique bien
une césure technique entre Atlantique chrétien et musulman, les premiers étant liés au
monde méditerranéen, plus avancé à cette époque.
Conclusion
Malgré les lacunes, laissant pour le moment dans l’ombre les aspects techniques
essentiels de l'embarcation musulmane sur l'océan atlantique, telle que la voilure, le
gréement, le pontage, etc., quelques tendances s’affirment et vont à l’encontre de l'idée
d'une stagnation de l’histoire maritime musulmane. Tant dans le domaine portuaire vu
précédemment que dans celui de la construction navale, des progrès se sont affirmés au
sein même du monde musulman soit sur place soit avec l'influence orientale Les
courants d’échanges est-ouest demeurant dominant jusque vers le Xème siècle.
Au-delà, en al-Andalus surtout, s'affirme une évolution des embarcations, plus
puissantes, probablement plus solides puisque achetées par les Egyptiens eux-mêmes,
permettant de voir s'affirmer une certaine suprématie des pirates sur l'océan Atlantique
aux XI-XIIème siècles, dénoncée par les autorités épiscopales de Saint-Jacques de
Compostelle. Cette évolution se ressent également par l'utilisation de termes plus variés
pour nommer des types d’embarcations différents ; toutefois, l'organisation même des
arsenaux induisent bien le maintien de l'emploi mixte des navires, même si certains
étaient adaptés plutôt au commerce et d'autres à la guerre. A partir du XIIème siècle, les
marins italiens s’affirment les plus efficaces mais c'est au XIIIème siècle qu'ils imposent

1
AL-HUMYARÏ, tx.,pp. 88-91, tr. pp. 228-31.
2
Sur ces chiffres, voir GATEAU A., 1949, p. 298.
3
KHANEBOUBI A., 1987, pp. 162 et suiv. les chiffres sur les unités mobilisées par les Mérinides, sont nettement plus
modestes que ceux concernant les escadres omeyyades, almoravides ou almohades, et même 'abbadides.
4
Historia Compostellana, p.175.
9
leur science maritime dans les ports almohades, au moment où l’empire s’effond,
incapable de maintenir par ses arsenaux, une construction navale apte à rivaliser avec
les galères tyrrhéniennes et, bientôt, catalanes.

10
CEUTA

aux époques almohade et


mérinide

Mohamed CHERIF

11
ORGANISATION MILITAIRE :
LA FLOTTE DE CEUTA(*)
1
Il est évident que l'armée de terre ne joua qu'un rôle très modeste dans la
destinée de la ville. Le danger qui aurait pu menacer éventuellement son indépendance
venait toujours du côté de la mer, et comme on a vu, tout son système défensif était
agencé en fonction de la terre.
En fait, jusqu'au XIIIème siècle, les sources ne mentionnent guère l'existence de
cette armée. Ibn Saïd qui vivait au XIIIème siècle, affirme que « son [Ceuta] armée est sa
flotte ». Au XIVème siècle, Ibn al Khatîb ne fait aucune allusion à cette armée dans un de
ses passages relatifs aux mérites militaires de la ville. Ce n'est que sous les Azafides que
cette armée fut constituée, mais son rôle ne fut jamais d'une importance décisive dans
l'histoire de la ville.

1 - L'arsenal et sa direction
Par sa position géographique et sa configuration topographique, Ceuta était
particulièrement disposée à l'éclosion et à l'emploi d'une marine de guerre. La ville
disposait depuis longtemps d'une flotte de guerre qui assurait sa défense. Ses chantiers
navals sont certainement aussi anciens que la ville elle-même. Avant sa conquête arabe,
la ville était la grande base navale byzantine en Méditerranée occidentale.
Le fondateur de la dynastie mérinide ne pouvait se passer des bâtiments de
guerre que lui fournissait Ceuta. Son fils Abû Yaqûb avait consacré cette importance en
agrandissant l'arsenal de la ville, qui restera toujours lié à son nom jusqu'à la fin de la
période musulmane.
Le fondateur de la dynastie mouminide avait fondé l'arsenal de Salé peut-être
pour pouvoir se passer de l'apport de la flotte de Ceuta. Mais l'arsenal de Salé ne
construisait que bien peu de navires et la grande base navale marocaine demeura
toujours la ville de Ceuta dont l'entretien, l'extension et les aménagements de la flotte
incombaient aux Azafides.
Les chantiers navals de Ceuta n'ont jamais manqué de la matière première
nécessaire. Le bois du Rif était facilement acheminé à Ceuta par mer, depuis Badis. Les
minéraux de fer, le goudron, et "toute autre chose de nature à présenter de l'utilité
pour le port-frontière et à aider à la construction [navale] (inchâ)" ne faisaient pas
défaut aux environs de Ceuta.
Les Sebtis devaient savoir, avec la longue expérience qu'ils acquirent au contact
de la mer, manier et utiliser les éléments indispensables à la construction et à l'art
nautiques. Et la première industrie du port était celle des bateaux. Jamais l'importance
de cet arsenal ne semble avoir diminué : au XVème siècle, al Ançârî le signale parmi les
monuments de Ceuta dignes de gloire.
La direction de l'arsenal était un organe sensible dans la hiérarchie administrative
et militaire de la ville. Aussi fut-elle toujours confiée à des personnages compétents ou
appartenant à des familles distinguées comme il ressort des noms des personnes ayant
rempli cette fonction. Ibn Hamûchak at-Tinmâlî était responsable de la fiscalité (achgâl)
de la ville et de son port jusqu'à sa mort en 606/1209-10. Son fils Abu Zakariyâ Yahyâ, lui
succéda. Il cumule, pendant plus de quarante ans, plusieurs charges : il est à la fois lmâm
et prédicateur de la mosquée de Casbah, trésorier de celle-ci, de la ville, du port et du
(*)
Mohamed CHRIF. Ceuta aux époques Almohade et mérinide. Paris, Ed. L’Harmattan, 1996. Pp. 99-114.
12
Détroit. On Sait que lors de l'affectation d'Ibn Khalâç comme gouverneur à Ceuta en
1238 par l'Almohade ar-Rachîd, ce dernier avait procédé à un changement du personnel
occupant les postes-clés dans la vie de Ceuta, en les confiant à des hommes qui lui
étaient totalement dévoués. La direction de l’arsenal fut confiée à un membre proche de
la famille royale « Abu Zakariyâ Ben Mukhrûz al Kûmî ». En 1310, et lors du retour des
Azafîdes à Ceuta après leur déportation à Grenade, le Mérinide Abû Saîd Uthman confia
cette charge à Abu l’Hassan Alî et Abû Zayd Abd ar-Rahmân, les frères du gouverneur
azafîde qu’il venait de désigner.

2 - Le commandement de la flotte
Le commandement de la flotte était assuré par un officier supérieur, le "Qâid al
bahr" ou "Qâid al ustûl". Et on peut tenter une première estimation de l'importance
réelle de la flotte de Ceuta et de l’évolution de cette importance en appréciant la qualité
des gens qui furent désignés comme amiraux.
Rien ne reflète mieux l'importance de la flotte sebti que le fait que la ville était
devenue le centre permanent de la flotte marocaine. Son haut commandant (Qâid asâtîl
al bahrayn) ne résidait plus à Cadix ou à Almeria comme c'était le cas sous les
Almoravides et leurs prédécesseurs, mais précisément à Ceuta. De ce fait, le
commandant de la flotte sebti était, en général, le commandant suprême de la flotte de
l’empire almohade.
Au début, les Almohades confiaient le commandement de leur flotte à des
éléments non almohades, qui avaient acquis une certaine compétence, ou à des amiraux
qui avaient déjà servi leurs prédécesseurs almoravides. Ainsi, Saîd b. Maymûn Çanhâjî
qui fut désigné comme vizir du premier prince-gouverneur almohade de Ceuta, en
551/1156, descend de la famille d'Ibn Maymun dont les membres étaient amiraux de la
flotte almoravide. L'amiral Gânim b. Mardanîch qui fut commandant de la flotte de
Ceuta en 574/1179, avait déjà rempli cette fonction sous les Almoravides. Abû l'Abbâs
Çaqallî qui fut commandant de cette flotte en 581/1185-86 avait déjà servi le roi de
Sicile Roger II.
Mais les Almohades, qui s'étaient distingués par leur organisation minutieuse, ne
tardèrent pas à confier cette fonction aux éléments pro-Almohades et surtout aux
"cheikhs". Cela explique l'affectation du "cheikh" Abd Allâh b. Sulaymân à la tête de la
flotte de Ceuta par 'Abdel Mûmen et sa confirmation dans ce poste par le calife Yusuf
Yaqûb. La même fonction était assumée par Abd Allâh b. Ishâq b. Jami un "Talib"
almohade. Sous le règne d'an-Nâçir, les Almohades avaient déjà l'apanage du
commandement de la flotte de Ceuta. C'est aux éléments de la tribu de Kumiya et à la
famille d’Ibn Jâmi qu’incombait le commandement de la flotte sebti. Ibn Atûch al Kûmî,
Abû Abd as-Salâm, Abû Mohamed b. Atâ Allâh et Abû Mohamed b. Jâmi furent
successivement amiraux de la flotte de Ceuta entre 581 et 699/1185 et 1204. Ce dernier
était commandant suprême de la flotte almohade.
Notons également que les Almohades nommaient les "cid" (princes de sang) à la
tête des grandes fonctions exécutives telles que le commandement des armées de terre
et le gouvernement des provinces. Mais en ce qui concerne la flotte, on ne trouve qu'un
seul "cid", Abû Alâ Idrîs, qui avait rempli cette fonction sous le règne d'an-Nâçir, et qui
fut précisément amiral de la flotte de Ceuta et le haut commandant de la flotte
almohade. Cette constatation ne veut pas dire que la direction de la marine ne figurait
pas parmi les principales fonctions militaires aux yeux des Almohades, qui, aux dires
d'Ibn Khaldûn, avaient organisé leur flotte « à la perfection et sur une grande échelle ».

13
Notons, enfin, que l'importance de cette fonction dans la vie de la ville était
tellement décisive qu'elle fut cumulée avec le gouvernement de la ville : en 561/1165,
Abd Allâh b. Jâmi était "l'amiral de Ceuta et son gouverneur" et Abû Alâ Idrîs était aussi
gouverneur et commandant de la ville en 599/ 1202-3.
Les Mérinides qui n'avaient étendu leur domination qu'épisodiquement sur Ceuta
avaient délégué le commandement de leur flotte et de celle de Ceuta aux Sebtis et en
premier lieu aux familles Randâhi et Azafî. L'amiral Abû l'Abbâs ar-Randâhî, l'exécuteur
du complot qui amena al Azafî au pouvoir de Ceuta en 1250, avait occupé cette charge
jusqu'à sa mort. Et c'est à tort qu’Ibn Khaldûn parle de l'élimination de la famille Randâhî
par les Azafîdes. En 665/1266, nous trouvons un autre membre de cette famille, Abû
Qâsim arrandâhî, à la tête de la flotte de Ceuta. Un autre membre, Yahyâ ar-Randâhî,
exerça cette fonction au XIVe siècle.
La famille azafîde elle-même assura cette fonction. Parmi ses membres, on trouve
Abû Zayd Abd ar-Rahmân qui fut désigné comme amiral de Ceuta par le Mérinide Abû
Saîd en 1310; Mohamed b. Alî b. Abû l Qâsim al Azafî fut nommé chef de la flotte et
administrateur de la marine à l'époque où Yahyâ arrandâhî fut envoyé en Espagne.
Mohamed b. al Azafî, un "remarquable amiral", avait rempli la fonction du haut
commandement de la marine mérinide sous le règne d'Abû l Hassan jusqu'à sa mort
dans la bataille d'al Qayrawan en 751 / 1350-51.
Ce bref aperçu d'une histoire des amiraux de la flotte de Ceuta qu'on ne fait
qu'entrevoir, permet déjà une mesure du poids réel de la ville dans l'ensemble du
système militaire almohade et mérinide.

3 - Unités de la flotte
Il est difficile d'évaluer le chiffre total des navires qui formaient la flotte de Ceuta,
même aux temps les plus glorieux des Azafîdes. Nos sources, si elles parlent de "la flotte
de Ceuta", ne donnent pas de détails sur l'ordre de grandeur et le nombre des unités qui
la composaient. Cependant, et d'après les quelques indications qu'on a pu glaner,
quelques chiffres, significatifs d'ailleurs, peuvent être avancés. En 557 / 1162 Abdel
Mûmen donna l'ordre de préparer des navires pour la guerre. L'apport de la flotte de
Ceuta fut relativement modeste : sur quatre cents navires, tous les ports du Rif, y
compris Ceuta, n'en ont fourni que cent. Vingt ans après, et lors du raid portugais contre
Ceuta en 1182, l'amiral portugais trouva cinquante galées dans le port de la ville. Mais la
ville était destinée à devenir le port de guerre le plus puissant du Maroc à l'époque
mérinide, abritant dans sa baie la plupart des unités de la flotte marocaine et servant de
quartier général aux amiraux de cette flotte, et surtout sous les Azafides. Qu'on en juge.
En 1274, les navires mérinides et vingt galées catalanes étaient incapables de
réduire la flotte de Ceuta, ce qui laisse entendre qu'elle comprenait plus de navires que
ses adversaires; et ce n'est qu'après l'envoi de trente autres navires catalans que les
attaquants auraient pu être vainqueurs des Sebtis. Une année après, quand le mérinide
Abou Youssouf se lança à la conquête de l'Espagne, les premières forces mérinides
furent transportées sur vingt vaisseaux qu'al Azafi mit à sa disposition. Et en 1279, quand
l'émir tenta un autre grand effort vers l'Espagne en envoyant son fils Abû Yaqûb lutter
contre les Castillans pour débloquer Algésiras, Abû Hâtim al Azafi, le maître de Ceuta,
rassembla une flotte de quarante-cinq navires. Et si nous prenons en considération le
fait que le nombre total des navires mis à la disposition de l'émir, rassemblés aux ports
de Tanger, Salé, Badis et Anfa, avec les bâtiments fournis par Ibn al Ahmar ne dépassait
pas trente unités, nous pouvons affirmer que Ceuta contrôlait pratiquement la force
navale marocaine à cette époque.

14
4 - Nature des bateaux
On sait combien il est difficile, en l'absence de données expresses, de préciser la
nature des bateaux mentionnés sporadiquement et sans grande précision par nos
sources. Des noms variés sont utilisés pour les désigner, mais leurs caractéristiques ne
sont pas toujours faciles à définir. En plus, nous sommes incapables de déterminer
l'évolution de la nature de ces bateaux et les modifications éventuelles qu'ils ont pu
subir le long des deux siècles qui nous préoccupent. Enfin, il n'est pas toujours facile de
saisir les différences entre les bateaux chrétiens et les bateaux musulmans à cette
époque. Et il est vraisemblable qu'ils aient eu des caractéristiques identiques d'autant
plus que la course a entraîné un "échange forcé" de bateaux entre les deux rives de la
Méditerranée. En plus, les contacts pacifiques et directs qu'entretenait le port de Ceuta
avec le monde méditerranéen ont certainement contribué à enrichir l'expérience de
Ceuta en ce qui concerne les techniques de construction navale. Ces influences se
ressentent au niveau de la terminologie marine adoptée par les Sebtis de l'époque. Une
dizaine de termes maritimes européens seraient passés dans le parler des habitants de
Ceuta. Nous estimons que l'achat de bateaux italiens et catalans par les gouverneurs et
les grands commerçants de la ville, a certainement stimulé une industrie navale locale
"imitatrice" de celle du monde chrétien. Cependant, certaines catégories de ces bateaux
signalées sous les Mérinides ne sont pratiquement pas mentionnées à l'époque
almohade, ce qui laisse penser qu'il y avait effectivement une certaine évolution dans la
construction des navires, une évolution qui nous échappe malheureusement. *
D'abord, le terme "qita" (pl. qita) qui revient très fréquemment sous la plume de
nos écrivains chaque fois qu'ils ont affaire à des questions concernant la flotte, semble
avoir été un nom générique désignant une unité quelle que soit sa nature. Et à côté des
très classiques "markab", "safina", "qârab" et ''fulk'' on rencontre :
- Jafn (pl. ajfân) : vaisseau de guerre servant à transporter les hommes et
l'armement. Les navires prêtés par al Azafi aux Mérinides en 1274 étaient de cette
catégorie.
- Chakhtar (pl. chakhâtîr) : gros bateau pour le transport des munitions et du
ravitaillement.
- Qarqûra (pl. qarâqîr) : (une corvette), long ou grand vaisseau pour les provisions
de l'armée. Il porte trois voiles et peut avoir trois étages.
- Gurâb (pl.agriba) : c'est le "guarapi" des documents chrétiens : vaisseau peint
de goudron avec une poupe ayant la forme d'une tête de corbeau. Il était muni de
rames et de voiliers. Certains d'entre eux avaient même 180 rames. Ils étaient utilisés
pour le transport des guerriers.
- Tarîda (pl. Tarâid ou Tarâdât) : c'est "taride" ou "taretes" des textes chrétiens. Il
avait la forme d'un tonneau immense ayant des portes devant et derrière. C'était un vrai
"porte-bêtes" où s'embarquaient chevaux et matériel de guerre. Il pouvait transporter
quarante cavaliers. C'était le navire du haut commandant, qui se caractérisait par ses
drapeaux blancs.
- Chitî : c'est vraisemblablement le "saete" ou "sageti" des textes chrétiens. Petit
vaisseau de reconnaissance qui effectue des missions d'information aux ports au profit
des capitaines des "qarqûra" et des "gurâb". Il pouvait se propulser avec la seule
utilisation des rames qui étaient au nombre de 80.
- Chînî (pl. Chawânî) : vaisseau long, de cent rames pour le transport des guerriers
et des tours de défense et d'attaque. Il peut transporter plus de cent cinquante
hommes.

15
- Harrâqa (pl. harrâqât ou harârîq) : bateaux sur lesquels on embarque des
instruments de guerre et principalement des projectiles.
- Salûra (pl. salâlîr) : brigantin.
- Chalandî : ce sont des bateaux plats, couverts, sur lesquels se livraient les
combats et dont les rameurs se trouvaient au-dessous. Ce sont des bateaux d'origine
byzantine, les "chélandions".
La répartition de ces catégories d'embarcations n'est pas facile à entrevoir. Et la
seule indication que nous possédions sur cette question émane d'al Himyarî, qui, en
relatant l'expédition almohade contre Majorque en 599/ 1203, nous fait savoir que la
flotte almohade se composait de "trois cents jafn dont soixante-dix gurâb. trente
tarîda, cinquante grands markab et des qawârib de diverses espèces". D'après cette
répartition, les vaisseaux de grande mobilité semblent être les plus utilisés sous les
Almohades. Les choses ne semblent pas trop modifiées sous les Mérinides puisque la
plupart de leurs unités de guerre étaient formées de gurâb.

5 - Effectif et recrutement
Sur les effectifs, nos sources ne révèlent aucun chiffre. Cependant, lors des
grandes mobilisations, et en tenant compte de l'habileté des Sebtis à manier les armes
de combat naval, nous estimons que le nombre des Sebtis qui prenait part aux combats
était grand. A en croire Ibn Khaldûn (VII, 202), Abû Hâtim al Azafî aurait embarqué dans
sa flotte, lors de l'expédition contre Algésiras en 1279, "tous les guerriers de sa ville
jusqu'aux jeunes gens et aux vieux vieillards". Pour sa part, l'auteur du Qirtâs affirme à
la même occasion, que "tous les habitants de Ceuta à l'exception des femmes, des
enfants et des paralytiques ont pris part aux combats". Si cette forte participation des
Sebtis aux combats contre les chrétiens peut être expliquée par le zèle religieux, la
position proche de la péninsule Ibérique ou pour d'autres raisons, on ne manque pas de
preuves qui laissent croire que l'engagement au sein de la marine militaire ne se faisait
pas toujours au gré des gens, et que le recrutement des matelots se faisait par levées
forcées. Et si nous ne manquons pas de témoignages sur l'utilisation des esclaves sur les
galères, on peut affirmer que la majorité des recrutés étaient des gens de condition
libre, engagés de leur gré et régulièrement rétribués.
Quoi qu'il en soit, les grandes décisions militaires n’étaient prises à Ceuta
« azafîde qu'après la réunion et le consentement des cheikhs, qaïds et capitaines de
l'armée ». D'autre part, le commandant de la garnison de la ville (qâid al hâmiya) résidait
dans la casbah. Il était chargé de solder les marins-guerriers avec l'argent provenant des
impôts. Parfois, Il etait chargé de faire également la police de la ville (ahkâm al balad).

6 - Le rôle de la flotte de Ceuta


Le rôle de la flotte de Ceuta était décisif pour la protection de la ville aussi bien
que pour le support des expéditions militaires entreprises par les Almohades puis les
Mérinides en Andalousie et au Maghreb.
Déjà sous le règne d’Abdel Mûmen, le commandant de la flotte de Ceuta, Abû
Mohamed Abd Allâh b. Sulaymân, était le chef du raid naval qui aboutit à la reprise
d'Alméria sur les chrétiens en 1157. Sous le règne d'Abû Yaqûb, la même flotte, sous le
commandement de Gânim b. Mardanîch, infligea une défaite à la flotte portugaise en
575/1179-80. Quelques mois après, une armada portugaise fit irruption dans les eaux de
Ceuta et s'empara de tous les bâtiments qui se trouvaient dans le port et les convoya à
Lisbonne. Une année à peine passée, la flotte de Ceuta était à nouveau mise en place, et
sous le commandement d’Abd Allâh b. Jâmi, elle alla remporter une victoire sur les

16
Portugais dans les eaux de Silves en juin 1182. La même année, la flotte portugaise
attaqua Ceuta une seconde fois, mais l'amiral Don Fuas Roupinho trouva la mort lors de
cette campagne.
L'utilisation de la flotte de guerre sebti consistait parfois à la faire coopérer à
l'offensive contre les ports nord-africains : en juillet 1185, elle leva le siège qu'Ibn Gâniya
mettait sur Constantine et lui reprit la ville de Bougie. Sous le règne d'an-Nâçir, elle
participa à la reprise de Majorque en 599/1203, et en 601/1204-5, elle mit fin aux
insurrections d'Ifriqiya en soumettant la ville de Tunis et de Mahdiyya.
Mais, durant la période de la décomposition de l'Empire almohade, on ne trouve
pas d'indication sur les activités de la flotte de Ceuta. Au contraire, la ville fut attaquée
par les "calcurini" en 1234, et l'année suivante, par la flotte de Gênes qui n'a levé le
siège qu'après avoir obtenu une rançon.
Avec les Azafîdes, la flotte de Ceuta reprit ses activités. En 1262, elle infligea une
cuisante défaite à la flotte nasride, et deux ans après, les navires de la ville participèrent
à la révolte des Murciens contre la Castille.
Avec les Mérinides, la flotte sebti devint une vraie puissance méditerranéenne.
C'est en Andalousie qu'elle réalisa de grands exploits. Et on a vu déjà comment elle
constituait l'épine dorsale de la flotte mérinide, à tel point qu'un historien comme Ibn al
Khatîb, parlant de l'expédition de 1279, écrit: "Les flottes du Maghreb et de Ceuta
réunies infligèrent une défaite aux chrétiens".
Mais si l'histoire de Ceuta se confondait maintenant avec celle de l'Empire
mérinide, son rôle militaire n'en restait pas moins considérable. Au début du XIVe siècle,
Ceuta fut annexée par les Nasrides. Ce fut un rude coup porté à la puissance navale des
Mérinides qui ne réussirent à reprendre la ville théoriquement qu'en 1309. Mais
l'emprise des Mérinides sur Ceuta ne devint définitive que vers 1327-28. Cette
domination n'entraîna pas une vraie vitrification de la flotte de guerre sebti à un
moment où le conflit de pouvoir s'acharnait entre Abû Saîd et son fils Abû 'AIL Et on ne
commence à entrevoir une amélioration de la marine militaire que sous le règne d'Abû
l’Hassan qui réussit à rassembler au port de Ceuta une flotte de cent, ou plutôt de deux
cent cinquante voiles, et alla infliger une grande défaite aux Castillans dans les eaux du
Détroit en 1333. Mais la défaite mérinide de Rio Salado en 1340, fut un désastre pour
leur flotte. Après la mort d'Abû l’Hassan, la décadence de la marine militaire mérinide
semble avoir été rapide et irrémédiable, malgré les quelques tentatives de redressement
entreprises par Abû Inân. Cependant, la flotte de Ceuta n'était pas tombée en désuétude
puisque c'est elle qui réussit à reprendre Algésiras en 770 /1368-9 sur les Castillans au
moment où la ville était sous l'autorité nasride. C'est Ibn al Ahmar qui porta le coup fatal
à la puissance maritime de la ville du Détroit quand il enleva à la ville, quelques années
seulement avant son occupation portugaise, de tous ses moyens de défense y compris la
flotte.

7 - L'activité des corsaires


Afin de compléter ce tableau, il convient de dire un mot sur l'activité des corsaires
de Ceuta. En fait, ce n'est qu'au XIVème siècle que les activités des corsaires de la ville de
Ceuta avaient pris des élans parfois considérables, et les témoignages que nous avons pu
recueillir à ce propos se situent en général à des périodes où la ville échappait à
l'autorité du pouvoir central au XIVème siècle. Nous pouvons estimer que cette activité
n'était pas étrangère à la crise économique que connaissait la ville à cette période, et qui
est liée à la décadence des activités commerciales de la ville avec le monde
méditerranéen.
17
Ainsi, en décembre 1307 ou janvier 1308, plusieurs galères de la ville, dépendant
à l'époque du sultan de Grenade et agissant en son nom, aux ordres du fameux prince
mérinide dissident Uthmân b. Abû l'Alâ, font une descente dans le port d'Azila où leurs
équipages mettent à mal et pillent des bateaux qui s'y trouvaient ancrés.
Les activités des corsaires de Ceuta ne se limitaient pas aux eaux qui baignaient le
Maroc, mais s'étendaient à d'autres régions de la Méditerranée. En mai 1331, des
galères sebtis attaquèrent des bateaux majorquins dans les eaux de Bougie. Dans les
années suivantes, les navires de Ceuta attaquèrent des Catalans jusque dans les eaux qui
baignent les Baléares, la péninsule Ibérique et Rouissillon. En 1316, le roi Sanche de
Majorque organise une flotte ayant pour mission de croiser autour des Baléares pour
protéger des navires musulmans notamment "en direction de Bougie" et "contre les
marins de Ceuta". Le 3 avril de la même année, Abû Zakariyâ le Hafside envoya une
lettre à Jaime II d'Aragon dans laquelle il lui annonce qu'il a envoyé avec le père
Monmolon une lettre au roi du Maroc à propos "du préjudice que les gens de Ceuta
avaient causé avec leurs galères dans nos parages, la perturbation qu'ils ont apportée
à nos ports et la prise des bateaux des chrétiens [qui traitent avec nous]. Le roi du
Maroc mettra fin quand notre lettre lui parviendra à ce préjudice en ordonnant aux
gens de Ceuta de ne plus se rapprocher de notre pays et de ne plus venir dans nos
parages sous aucun prétexte".
En fait, les marins de Ceuta écument tellement la mer ces années-là qu'en 1319,
Jacques II d'Aragon, envoyant un ambassadeur à Tlemcen, prend soin de l'accréditer
auprès du "seigneur" de Ceuta l’Azafîde Yahyâ, pour le cas où cet émissaire tomberait
entre les mains de marins de cette ville. En 1335, une ligne de corsaires de Ceuta
attaqua une ligne valencienne au moment où elle doublait le cap de Palos en direction
de Ténés. Les corsaires sebtis s'emparèrent de toutes les marchandises qui leur
convinrent et coulèrent le bateau avec les autres marchandises.

Les activités des corsaires de la ville ne semblent pas avoir diminué pendant les
années suivantes. Un géographe portugais du XVIe siècle, nous dit que tous les navires
qui passaient le Détroit devaient amener leurs voiles, et "si quelque vaisseau ne le
faisait pas, aussitôt les galères des Maures [de Ceuta] le suivaient et s'emparaient de
lui". D'autres historiens estiment que le but de la conquête de Ceuta par les Portugais en
1415 était de mettre fin à l'activité de ses corsaires.
Bien entendu, une telle liste d'actions établie au hasard de la découverte de
documents est loin d'être exhaustive. Et il convient de noter que l'esprit des corsaires
chrétiens n'était en rien inférieur à celui des Sebtis, et l'on peut dresser aussi une longue
liste d'attaques et d'incursions chrétiennes dans les eaux de Ceuta. Mais les actions des
corsaires sebtis sont beaucoup plus intéressantes à enregistrer dans le cadre de notre
propos. Elles démontrent que les bateaux de Ceuta naviguaient sur toutes les eaux de la
Méditerranée et que la course connut à Ceuta, comme dans les autres ports du nord du
Maroc, un certain développement autonome en dehors de l'action et de l'autorité de
l'Etat.
Ces quelques données que nous avons pu recueillir sur les activités militaires de la
flotte de Ceuta ne peuvent pas illustrer le vrai rôle de cette flotte. Cependant, elles
donnent à croire que la marine militaire de Ceuta constituait un instrument de guerre
assez puissant et efficace, et l'omniprésence de cette flotte fut le résultat du fait que
Ceuta était toujours le nœud de la flotte marocaine sous les Almohades et les Mérinides,
et qu'elle était toujours prête à répondre aux exigences des interventions militaires en
Andalousie toute proche, aussi bien que dans les autres parties orientales du Maghreb.

18
LE MEMORIAL DU MAROC

Mohammed ZNIBER

19
LES CORSAIRES DE SALE AU COURS DU XVII EME SIECLE(*)
(*)

Dans la ville de Salé, une nouvelle forme de lutte contre l'impérialisme européen
a pris forme et s'est développée au cours du XVIIème siècle, pour venir relayer en quelque
sorte, le jihad d'Al Ayyachi. Il s'agit du mouvement des Corsaires qui a sa spécificité et
son arrière-plan historique, qu'il faut connaître pour en saisir le sens et la portée. D'une
certaine manière, le mouvement a signifié pour le Maroc la reprise en mer d'une activité
interrompue depuis plus de deux siècles.
La dislocation du Maghreb et sa décadence, la supériorité navale des Etats
Chrétiens de l'Europe, à partir du XIIIème siècle, ont permis à ces derniers de faire aboutir
leur plan qui consistait, dans le cadre d'une stratégie de longue haleine, à interdire aux
Etats du Maghreb l'accès à la mer, puis à les conquérir. Ainsi, malgré quelques sursauts à
l'époque mérinide, la puissance navale du Maroc fut peu à peu éliminée. La coalition
entre royaumes Ibériques et villes et Etats italiennes, a eu les conséquences les plus
fâcheuses sur le commerce musulman en Méditerranée, de sorte qu'il devint de plus en
plus difficile aux Etats maghrébins d'assurer un commerce régulier sur cette mer.
En même temps fut entamée une offensive contre les Etats maghrébins qui
commença par un véritable blocus de leurs côtes, suivi d'expéditions navales contre
leurs ports. Le Portugal a pu occuper un grand nombre de ports sur la côte atlantique,
de sorte que finalement seule la ville de Salé resta libre. De son côté, l'Espagne semait la
terreur sur le littoral méditerranéen du Maroc où elle finit par s'emparer de Melilla, de
Ghissassa... Le blocus ayant évolué en offensive systématique.
Le Maroc se trouvait étouffé non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le
plan économique. Ainsi, par exemple, le Portugal visait, par son action agressive, à
s'accaparer l'or en provenance du Soudan, à piller le blé et le bétail produits par le pays
même. Déjà, les transformations importantes que vivait le monde à l'époque, à la suite
du déplacement des grandes voies du trafic international et de l'effet des grandes
découvertes, avaient ruiné l'économie maritime et continentale de tout le Maghreb qui,
bloqué dans ses territoires, ne tirait aucun avantage de l'évolution en cours.
Mais le Maroc pouvait-il subir indéfiniment une telle situation où sa dignité était
bafouée, son existence menacée, son économie asphyxiée? Comme l'a démontré Ch. A.
Julien, l'origine du Maroc moderne se situe à cette époque où, prenant conscience des
forces hégémoniques qui essayaient de dominer le monde, le peuple marocain s'est
attaché à lutter contre les impérialismes. C'est cette lutte patriotique, sans relâche, qui a
mobilisé partout des moudjahidines, et qui a donné aux quatre derniers siècles de
l'Histoire du Maroc, leur unité, leur caractère bien marqué sans lequel bien des
événements nous apparaitraient comme une poussière de faits, sans lien et sans
signification.
Nous avons vu, en évoquant par exemple la naissance de la dynastie saâdienne ou
en analysant l'action d'Al Ayyachi, quels étaient les moyens de cette réaction populaire,
son idéologie, ses résultats. Ce qui nous dispense d'en reparler en détail. Le Saâdien
Mohammed Cheikh a ouvert deux chantiers navals, l'un dans le Rif, à Badis, l'autre à
Salé, que l'on peut voir sur ce document.

(*)
Mohammed ZNIBER. Les corsaires de Salé. In : Mémorial du Maroc. Vol 3. Pp. 258-267.
20
LES SAADIENS ET LA MER
Il reste maintenant le cas du jihad marocain dans les mers ou ce que les historiens
européens désignent sous le vocable de "course". C'est une lutte qui mérite une
attention toute particulière et dont l'analyse doit être située dans son contexte
historique véritable, expurgée de tout préjugé, de toute interprétation tendancieuse, de
tout anthropocentrisme européen.
La bataille des Trois Rois (4 août 1578) a permis au Maroc de briser l'étau qui
l'enserrait pour rechercher l'alliance avec l'Espagne.
Cette flotte connut des jours meilleurs sous ses successeurs Abdallah et
Abdelmalek. Le Sultan Ahmed El Mansour qui inaugura une ère d'entente et de paix à la
fois avec l'Espagne et les Turcs d'Algérie et qui axa sa politique sur des conquêtes
continentales, semble avoir négligé cette flotte qui connut le déclin au lendemain de sa
mort et de la crise qui s'ensuivit. Le XVIIème siècle allait faire ressurgir les mêmes
problèmes qu'au début du XVIème. Il y eut, d'une part, une offensive espagnole pour la
conquête de nouvelles places sur la côte marocaine et, d'autre part, une réaction
nationale dynamique conduite par Al Ayyachi qui, sans obtenir de résultat décisif, a, du
moins, réanimé l'esprit de jihad, de lutte nationale.
C'est dans ce contexte belliciste qu'est née la Course à Salé. On pense que les
Morisques, chassés tout récemment d'Espagne, y ont pris une grande part, animés qu'ils
étaient par leur foi et par leur désir de prendre revanche sur les Espagnols chrétiens.
Peut-être c'est à Salé le Neuf, c'est à dire Rabat qu'eurent lieu les débuts. Mais
l'évolution ultérieure montre en tout cas que les deux rives du Bouregreg y étaient
mêlées. La position géographique de l'embouchure de ce fleuve, à proximité du détroit
de Gibraltar, offrait en effet une base intéressante pour les corsaires qui pouvaient
facilement s'attaquer aux navires espagnols sillonnant la route du nouveau monde.
L'itinéraire de ces derniers devait, alors, longer la côte atlantique jusqu'en Mauritanie
pour s'orienter, ensuite, vers les Antilles. Constituées en petites républiques jouissant
d'une large autonomie, les deux villes riveraines de Rabat et Salé ne tardèrent pas à
rivaliser avec Alger et Tunis dans les entreprises de la course. Leurs corsaires pouvaient
atteindre dans leurs expéditions des contrées aussi éloignées que l'Irlande, Terre-Neuve,
etc.
La conjoncture économique internationale, caractérisée notamment par les
progrès de la navigation, la mise en exploitation du nouveau monde, le mercantilisme, la
recherche des métaux précieux, donnait lieu à un trafic énorme au large des côtes
marocaines, lieu de passage inévitable. Ce qui offrait un champ relativement facile aux
opérations corsaires et explique leur rentabilité. On a calculé, en effet, que le revenu de
la course, pour une année, rapportait à la douane de Salé plus qu'une année entière
d'impôts pour l'ensemble du Maroc, à l'époque du Sultan Al Mansour. Un gros butin
constitué de draps, de toiles, d'épices, de denrées de toutes sortes, s'entassait dans la
ville pour être, ensuite, revendu, à très bon prix, à des marchands européens.
La flotte comptait jusqu'à 60 navires, mais le chiffre le plus courant oscillait entre
30 et 40. Les unités utilisées étaient diverses par leur forme et leur dénomination dont
témoigne toute une terminologie qui comporte des tartanes, des chébecs, des galiotes,
des frégates, des brigantins, des caravelles, etc. Tous ces navires se distinguaient par
leur vitesse et leur capacité offensive : "Légèreté, finesse de forme, maniabilité étaient,
donc, des caractéristiques essentielles que nous trouvons très poussées chez les navires
de course salétine", écrit E. Coindreau dans "Les corsaires'’.

21
Les bâtiments utilisés étaient soit achetés à l'étranger, soit construits dans les
chantiers locaux, soit enlevés comme butin au cours d'opérations corsaires. En tout cas,
aucun problème de ce côté ne se posait aux Raïs qui présidaient aux destinées de la
course : des chantiers navals fonctionnaient activement à l'embouchure du Bou Regreg,
contribuant de manière constante à l'équipement de la flotte. Ils s'approvisionnaient,
facilement, en bois d'assez bonne qualité dans la grande forêt d'Al Maâmora qui devait,
alors, être plus étendue et plus riche qu'à l'heure actuelle.
L'équipage des navires corsaires se caractérise par sa diversité. On y rencontre
des européens capturés ou des renégats. Parmi les Raïs, il y avait quelquefois des
européens convertis. Mais les Morisques y figuraient pour une grande part. Venus de
Castille en 1609, d'Andalousie en 1610, de Catalogne en 1611, de Murcie en 1614, ces
derniers ont rejoint les différentes colonies de musulmans andalous installés dans
diverses villes du Maroc. Bien entendu, il y avait aussi des autochtones de Salé et de sa
région. Les armateurs de la flotte corsaire ont été le plus souvent, les Hornacheros.
Venus de Hornachos, petite ville située à 50 km au sud-est de Mérida, ils sont comptés
parmi les Morisques les plus riches. Ils s'installèrent dans la Casbah de Rabat
(actuellement Casbah des Oudayas). Ils constituèrent l'élément le plus dominant dans la
ville qu'ils administrèrent en petite république jouissant d'une très large indépendance à
l'égard du pouvoir central.
La course slaouie a connu son moment d'apogée au cours de la première moitié
du XVIIème siècle. Aidés par les turcs les aventuriers anglais de la Mamora (Mehdia) à
l'embouchure du Sebou, les corsaires de Salé s'attaquèrent, tout d'abord, aux vaisseaux
espagnols et anglais, dont ils capturèrent un certain nombre d'unités. Bientôt, il y eut la
riposte espagnole par l'occupation de la Mamora en 1614 qui provoqua la réaction d'Al
Ayyachi. Les Corsaires rencontrèrent, ensuite, un allié intéressant dans les Pays-Bas qui,
au cours de la Guerre de Trente ans (1618 - 1648), les aidèrent dans leur lutte contre
l'Espagne, tout en les encourageant à s'attaquer aux navires anglais, leurs rivaux
commerciaux. A partir de la deuxième moitié du XVIIème siècle et durant tout le XVIIIème,
la course poursuivit sa carrière, mais moins brillamment parce qu'elle n'était plus une
activité libre et subissait le contrôle de l'Etat, dont le trésor percevait une grosse part
des bénéfices réalisés.
Elle eut des Raïs fort connus tels : Mourad Raïs, célèbre pour son raid sur une ville
aux Iles Canaries : le Caïd Morato qui entreprit une expédition audacieuse en Irlande en
1627 et une autre en 1631; Abdallah Ibn Aïcha qui eut à son titre de nombreux exploits
et se distingua, également, comme ambassadeur du Sultan Moulay Ismail auprès de
Louis XIV. Il y eut d'autres Raïs renommés comme Ali Al Hakam, Fennich, Roussay,
Maïza, Mohammed el Tadj, Candil, etc.
Munis de vivres suffisants pour 50 jours, les navires slaouis prennent le large dès
la belle saison, à partir du mois de mai, patrouillent, par bandes de deux ou trois, dans
les parages de l'Espagne et du Portugal, poussent parfois jusqu'à l'Angleterre et quand
ils sont sûrs de leurs supériorité, ils recherchent l'abordage par surprise. Une fois leurs
opérations terminées, ils regagnent Salé, leur base d'origine.
Les prises effectuées au cours de ces expéditions consistaient en un gros butin de
marchandises diverses, en plus des captifs. Ces derniers étaient vendus aux enchères, ou
rendus aux leurs contre rançon. Ainsi, 200 esclaves furent capturés en 1636, en un seul
jour, à Plymouth, alors que les prisons de Salé comptaient déjà 3000 chrétiens captifs.
Selon un témoignage de l'époque, "plus de mille vaisseaux chrétiens de toutes les
nations sont pris par les corsaires de 1620 à 1630". Quant aux marchandises, elles sont
revendues à des marchands européens au quart de leur valeur. Finalement, la course

22
profitait davantage aux contrebandiers européens.
Salé fut la quatrième ville corsaire après Alger, Tunis et Tripoli, mais elle avait les
marins les plus redoutés. Ecoutons le témoignage d'un capitaine hollandais en 1617 : "Il
y a un an, les Maures de Salé n'avaient pas de vaisseau, maintenant ils en ont quatre
en mer, Ils deviendront très puissant si l'on n'y prend garde".
Au cours du XVIIIème siècle, la course était devenue, pour ainsi dire, une activité
marine d'Etat. Une fois terminée la crise dynastique qui a suivi la mort du Sultan Moulay
Ismaïl (1727), elle connut un regain d'intérêt sous le règne du Sultan Sidi Mohammed Ibn
Abdallah ; elle gardait, en effet, une certaine popularité dans l'opinion publique
marocaine. Ainsi, des Oulémas, des délégations parties de Salé et de Rabat, intervinrent
auprès de ce grand Sultan, afin qu'il réanimât la course, considérée par eux non comme
une piraterie, mais comme une forme de jihad. Des chantiers navals se mirent de
nouveau à fonctionner sur les rives du Bouregreg et à Larache. On a compté à l'époque
du Sultan Sidi Mohammed Ibn Abdallah, 60 Raïs avec leurs navires munis d'artillerie, des
effectifs de 4000 marins environs. Parmi ces raïs, on peut citer les noms de Salah,
Mohammed Larbi, Mestary, Ali Perez, Omar, Trabelsi, Sabounji, Aouad, Yagoub, Ahmed
Alcouar, etc. Mais compte tenu des progrès réalisés par la marine européenne, sur les
plans technique et militaire, la course n'avait plus, à cette époque, le même mordant, ni
la même efficacité qu'au début. Elle avait un sens plus symbolique que réel.
Cette piraterie que fut la course, pouvait-elle être considérée comme une activité
maritime saine, normale, honorable et digne d'un pays civilisé? N'a-t-on pas désigné les
pays maghrébins d'"Etats barbaresques" parce qu'ils s'y adonnaient ?
Limitant notre étude au cas du Maroc, nous avons déjà montré dans quel
contexte historique d'expansion coloniale européenne, il se trouvait engagé, malgré lui
et à ses propres dépens, depuis le XVIème siècle. Son exemple n'est, en réalité, qu'un cas
particulier qui illustre une situation générale que traversait l'ensemble du Maghreb.
Celui-ci subissait un blocus maritime permanent de l'ensemble des Etats européens, et
en premier lieu des Etats ibériques. Rien de plus naturel que les peuples du Maghreb
réagissent, mais à leur manière, et avec les moyens dont ils disposaient. Interprétant
leur réaction selon ses intérêts et ses passions, l'Europe impérialiste a donné le ton à ses
historiens de métier, chargés d'écrire cette page d'histoire. On comprend aujourd'hui,
que ceux-ci aient usé du mot "barbaresque" pour désigner des Etats qui osaient
s'opposer à leurs projets expansionnistes et défendre, par là-même, leur propre
existence; on voit, tout de suite, la vision idéologique qui parvient à se substituer à la
véritable histoire.
"Le mot barbaresque, dit un historien français contemporain, implique ainsi, dans
une bouche européenne, toute une série de résonnances et d'évocations. La
contamination du nom de la Barbarie par la barbarie sans majuscule, allait en particulier
trop de soi pour ne pas s'être effectuée immédiatement.
L'ensemble de ces prolongements a curieusement concouru à fixer des
barbaresques l'image d'un peuple de la mer, adonné à la piraterie, ennemi de la foi, et ne
reconnaissant, vu l'anarchie qui présidait à l'état endémique aux destinées de son pays,
d'autorité que de façon très théorique ou lointaine, celle du grand Turc ou celle du Chérif,
par exemple, ce dernier dérisoirement maître de quelques ilots de pays Makhzen dans
l'océan "insoumis" du Bled es-Siba"1.
Il n'appartient pas à l'historien de justifier les faits sur le plan moral, mais de les
expliquer. La course était une manière pour les pays maghrébins de défendre leur
existence, d'affronter un ennemi plus puissant, qui les maintenait constamment sous sa

1
J. Moulau : Les Etats Barbaresques
23
pression, et les empêchait d'avoir toute relation libre avec le monde extérieur, que ce
soit à travers les voies navigables, ou même les routes terrestres. Faut-il rappeler, ici, par
exemple, que le Portugal s'est employé activement à ruiner le commerce caravanier
dont vivait le Maroc, tandis que d'un autre côté, il œuvrait pour détruire entièrement
son commerce extérieur en occupant la plupart des ports de l'Atlantique? Dans ces
conditions, la course-piraterie ou jihad était une réaction qui n'avait rien de surprenant.
Du reste, on dénonce la course des Maghrébins et on feint d'oublier qu'il existait
une course européenne dirigée contre les musulmans au Moyen-Âge, comme au XVIème
et XVIIème siècle, et qui avait pour bases la sicile, Alméria, Valence, La Valette, Pise,
Livourne, Palma etc. On parle abondamment des esclaves chrétiens détenus dans les
ports de Salé, d'Alger et on mentionne, à peine, les esclaves maghrébins qui ramaient
sur les galères chrétiennes. Peut-on ne pas citer, à ce même propos, les bombardements
massifs subis à plusieurs reprises par des villes, comme Salé, Tanger et autres, en signe
de représailles ?
Ainsi, il est facile de condamner la course dite "barbaresque" au nom de la morale
internationale, quand on la considère comme un fait isolé, comme un ensemble d'actes
violents et agressifs. Mais dès qu'on la situe dans son véritable contexte, à la fois sur les
plans mondial et régional, on s'aperçoit qu'elle n'a rien d'une piraterie vulgaire et qu'elle
a une signification historique très plausible. Elle a représenté, en effet, le refus ou la
révolte de peuples devant l'arbitraire créé par certains Etats européens quant au droit
d'accès à la mer. Ces Etats n'ont adopté aucune règle de justice dans ce domaine. Bien
au contraire, ils ont érigé le droit du plus fort comme principe de leur morale. C'est ainsi
qu'ils ont été, en grande partie, à l'origine du sous-développement des pays du Maghreb
et se sont acheminés par cette voie vers sa colonisation ultérieure.

24
LA MER DANS L’HISTOIRE
DU MAROC

Timoule Abdelkader

25
LE REGNE DE MOULAY EL HASSAN Ier
(1873 - 1894) (*)
1

Le Sultan Moulay El Hassan, fils préféré du Sultan Sidi Mohammed Ben


Abderrahman, qui l'avait désigné en tant que successeur en lieu et place de son frère
aîné Moulay Othman, ne rencontra aucune opposition à son intronisation en septembre
1873.
Son ère fut inaugurée par la mise en œuvre d'une politique de réformes,
l'institution d'un véritable ministère des Finances, Ouizarat al-Malia et la reconstitution
de la marine marocaine.
LES ROLES DE L'OUAZIR EL BAHR ET DU NAIB DU SULTAN A TANGER
Le déplacement des missions marocaines en Europe pour conclure de nouveaux
traités de commerce et de délimitation des frontières, reporta l'intérêt sur le vizir
compétent, en la matière Ouazir El Bahr.
Le ministre des Affaires étrangères portait en effet le titre dont la particularité
s'expliquait dans le contexte du XIXème siècle par l'obligation de recours à la mer pour les
relations du Maroc avec l'Europe.
Braithwaite signale dans l'«Histoire des Révolutions de l'Empire du Maroc », «que
les Marocains tiennent à la dénomination de vizir de la Mer parce qu'ils ne
reconnaissent pas l'occupation des présides par l'Espagne ».
A l'évidence, l'aspect maritime au cours de ce XIXème siècle fut prépondérant dans
les relations du Maroc avec les puissances européennes à telle enseigne qu'il a influencé
sur le titre attribué au personnage chargé de régler les différends internationaux du
pays.
Dans le contexte d'un Makhzen limité alors à de simples fonctions d'exécution, le
ministre de la mer, plus souvent que les autres vizirs, avait une véritable délégation de
pouvoirs dans la conclusion des négociations internationales.
Il avait donc fréquemment des pouvoirs propres de décision comme cela ressort
des comptes rendus de pourparlers menés par les délégations marocaines d'alors.
Cette charge du ministre de la mer fut cependant contenue à son objet dans des
limites qui obligeaient le vizir à soumettre au Sultan toute question ne figurant pas à
l'ordre du jour pour lequel il avait reçu compétence. Ces questions étaient alors
soumises à une décision du Conseil des vizirs.
Le formalisme administratif de ces pouvoirs se différenciait selon l'importance des
mesures à prendre dans la concordance des sceaux à apposer par l'authentification des
textes : grand sceau, sceau moyen et petit sceau.
Le grand sceau et le sceau moyen étaient utilisés pour les lettres et les textes
émanant de la Béniqa (ou Cabinet) du Grand Vizir. Les textes émanant de la Béniqa de
Ouazir El Bahr étaient timbrés du sceau moyen en général sauf circonstances solennelles
exigeant l'emploi du grand sceau, telles que les conclusions de Traités.
En dehors de ses missions de négociations internationales, le vizir de la mer
s'occupait des réclamations des légations européennes en entretenant une
correspondance permanente avec les oumals et caïds sur les questions relatives aux

(*) ème
Abdelkader TIMOULE. La mer dans l’histoire du Maroc. Casablanca, 2 éd. 1988. pp. 16-23.
26
étrangers (indemnités, protection, etc...). Le contact avec le Makhzen s'établissait
généralement par l'intermédiaire du Naib résidant à Tanger, qui jouait un double rôle
d'acheminement des communications aux ministres plénipotentiaires en résidence à
Tanger et d'enregistrement des requêtes des agents consulaires et des protestations
qu'ils formulaient au gouvernement marocain.
Le corps diplomatique de Tanger a tenté de faire jouer un troisième rôle au Naib
en l'encourageant à correspondre directement avec les autorités d'exécution et non plus
seulement Ouazir el Bahr, pour traiter, en premier ressort certaines réclamations
consulaires sans se référer au Makhzen. Le Naib a ainsi été amené à entretenir une
correspondance directe avec certaines administrations marocaines : oumals, caïds,
oumana des douanes et, même en certaines circonstances, les cadis en vertu de l'article
Il de la Convention de Madrid1.
Par cette charge supplémentaire, le Naib se retrouvait agent diplomatique auprès
des nations étrangères, sur le propre sol marocain.
Conscient de ce paradoxe, le Sultan Moulay Hassan 1er normalisa ce rôle en
réduisant les pouvoirs du Naib et en rétablissant ses liens avec le ministre de la Mer.
Les ministres plénipotentiaires qui correspondaient également avec le Naib,
étaient obligés, pour les affaires d'importance, de s'adresser directement au ministre
des Affaires étrangères et de la mer.
Toutefois, au début du siècle, le Makhzen finit par admettre que le Naib étudie
préliminairement les réclamations qui lui étaient transmises et les discute en premier
ressort avec les agents étrangers.
Durant cette période, il n'y a jamais eu d'échange d'ambassadeur résident entre le
Maroc et l'Europe, à l'exclusion des consuls en poste à Tanger pour traiter les affaires de
leurs nationaux et de leurs gouvernements respectifs avec le pacha de la ville qui les
transmet, le cas échéant au Makhzen.
Pour ces fonctions, le pacha est devenu un second intermédiaire privilégié entre
les puissances européennes et le Makhzen et par conséquent, une sorte de khalifa
particulier du Vizir de la Mer.
Par la suite et dans la plus complète illégalité, plusieurs puissances nommèrent à
Tanger un ministre plénipotentiaire occupant rang d'ambassadeur officieux, coiffant
tous leurs consuls maritimes ayant compétence pour traiter des affaires nationales avec
le Naîb de Tanger.
L'étape décisive fut ensuite franchie par l'accréditation et l'installation à Fès d'un
consul français alors qu'il n'y avait pas d'Européens dans cette ville.
Le consul installé dans la capitale fut d'abord, par courtoisie diplomatique, de
confession musulmane (Algérie) puis de religion chrétienne par l'intérêt suscité à la mort
du Sultan.
Si l'Ouazir el Bahr s'occupait en principe des relations avec les puissances
étrangères, il n'avait en fait, de véritables rapports qu'avec les consuls et les chargés
d'affaires à Tanger et sa correspondance se partageait principalement entre l'un des
trois domaines suivants :

1- Réunie à Madrid du 19 mai au 3 juillet 1880, avec la participation de toutes les puissances représentées au Maroc, la
Conférence aboutit à un résultat différent de celui que s'était proposé le Makhzen. Par la solennité qu'elle lui accorde, et en
étendant ses privilèges à l'ensemble des puissances, elle affermit le principe de la protection au lieu de l'atténuer. De plus,
elle reconnaît aux Européens le droit d'acquérir des propriétés au Maroc. Ce droit, du fait de l'immunité qui entoure toutes
les activités européennes au Maroc, constitue une véritable légitimation de la concession territoriale. La Conférence élargit,
par ailleurs, le champ d'intervention des puissances occidentales en soumettant à son appréciation préalable les décisions
du Makhzen au Maroc. Elle crée en cela un premier précédent d'atteinte à la souveraineté du pays : désormais aucun
changement ne peut être introduit au Maroc sans l'accord des puissances. La Conférence de Madrid marque ainsi le
prélude au colonialisme en apposant des limites à l'indépendance nationale.
27
- C'est l'Ouazir el Bahr qui discutait des affaires à caractère commercial avec les
représentants de firmes ou de puissances étrangères, telles que les conditions de
concession de mines, les questions relatives au contingentement des exportations et
importations, les litiges douaniers.
Dans ce contexte, le Vizir autorisait et contrôlait l'acquisition de la propriété
immobilière par les étrangers au titre de l'article Il de la Convention de Madrid qui
reconnaissait ce droit aux étrangers, sous réserves de :
- l'autorisation préalable du Makhzen,
- l'arbitrage de l'Ouazir el Bahr dans les conflits nés à l'occasion de réclamations
ou de contestations de droit de propriété.
Bien que la convention de Madrid ait tenté de réduire la portée du principe de la
protection, son régime n'a pas cessé de se développer et de soustraire à la juridiction du
Makhzen un nombre de plus en plus élevé de Marocains, notamment les gros
commerçants musulmans et juifs, faisant de leurs affaires un privilège défiant l'autorité
de l'Etat.
L'Ouazir el Bahr pouvait d'autant moins s'opposer aux conséquences pernicieuses
de cette situation qu'il était assailli par les exigences pécuniaires exorbitantes des
consulats étrangers et soumis à un perpétuel chantage de demandes de protection en
contrepartie de leurs renonciations.
Le Vizir devait en effet faire face à des demandes de règlement de dettes et de
réparations de plus en plus nombreuses et exagérées. Ces indemnités étaient réclamées
au gouvernement marocain que les légations rendaient responsable de tous les
préjudices éprouvés par un étranger au Maroc, qu'ils soient justifiables ou non comme le
cas de naufrage d'un navire au large des côtes marocaines.

LES TENTATIVES D'ORGANISATION DE LA MARINE

Dans le dessein de restaurer la grandeur maritime nationale et à l'occasion d'un


séjour à Casablanca en mai 1876 du ministre italien Scovasse, le Maroc négocia
l'acquisition de deux canonnières modernes et d'une corvette devant servir de navire-
école.
Mais pour sortir le pays du chaos financier et administratif dans lequel il était
plongé, le Sultan Moulay Hassan 1er devait se résoudre à attaquer le problème de la
protection, principal obstacle à la volonté de restructuration politique du pays depuis le
Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah.
En 1876, une ambassade conduite par Haj Mohamed Zebdi se rendit en France,
en Italie et en Belgique pour attirer l'attention sur les méfaits de la protection.
L'ambassadeur insista auprès du gouvernement français pour qu'il renonçât à l'article 8
du traité de 1767, base du conflit. A l'appui de cette initiative diplomatique, le Naîb du
Sultan remit en 1877, aux représentants des puissances, un mémorandum exposant les
griefs du Makhzen à l'encontre de ce problème et proposant des réformes
d'assouplissement.
La même année, le Sultan Moulay Hassan 1er sollicita le concours de l’Angleterre
pour l'acquisition d'un bâtiment mixte de combat et de transport, le « Hassani» et obtint
la promesse d'une assistance pour la formation de jeunes marins marocains dans les
écoles navales britanniques. Un uniforme fut dessiné à cette occasion : redingote de
drap bleu-foncé avec galons et boutons dorés, casquette portant une étoile d'or brodée
au-dessus de la visière.

28
Ce souhait ne connaîtrait, selon Jean Louis Miège, un début de concrétisation
qu'en 1881 avec l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne.
Le Sultan Moulay Hassan 1er savait que la formation de cadres supérieurs
marocains dans différentes disciplines était la condition nécessaire pour la mise en place
et le suivi de l'ensemble des mesures politiques arrêtées par le Makhzen.
Entre 1874 et 1888, huit missions marocaines d'études totalisant environ 350
personnes séjournèrent dans les principaux pays européens : Angleterre, France,
Allemagne, Espagne, Italie et Belgique. Quelques autres étudiants furent envoyés en
Egypte.
Parmi les lauréats de ces promotions, on retient le nom de Mohamed El Gabbas
qui, à son retour d'Angleterre, fut nommé secrétaire au ministère de la Guerre, puis
ministre de ce département sous le règne de Moulay Abd-el-Aziz.
Ses deux condisciples en Angleterre, Zoubeïr Skirrej et Idriss Abdelouahab,
occupèrent de hauts postes.
D'Egypte, retournèrent au Maroc Ahmed Chaboune, cartographe; Mohamed
Benkirane, mathématicien et musicologue et Abdeslam Alami, médecin.
Rappelons, d'autre part, que dès 1876, en Allemagne, l'école des mines de
Klansthal avait accueilli le Marocain Abdeslam Zouli et l'école du génie militaire admit
l'élève ingénieur Sidi Houssein.
En dépit des efforts laborieux fournis par le Sultan Moulay Hassan 1er, il ne fut
guère possible d'avoir une vraie marine et de former suffisamment d'hommes capables
de la commander; les Etats d'Europe, qui visaient la colonisation du Maroc,
n'entendaient pas accorder à ce Monarque les moyens d'émergence d'une marine
militaire et d'une flotte de commerce, indispensables à l'essor économique du pays.
En 1878, le Souverain visita le port de Casablanca et ordonna l'exécution de
travaux d'aménagement de quais. Il fit établir à Tanger un môle pour le débarquement
des passagers et à Rabat un quai en pierres doté d'une grue. La même année, le Sultan
Moulay Hassan 1er envisagea la construction de môles à Essaouira et Casablanca. Tous
les ports reçurent des allèges et les principaux, de petits remorqueurs destinés à aider
les navires au franchissement de la barre. Le balisage des côtes, pour perchoir des
dangers les navigateurs, fut amélioré et deux signalisations installées à Casablanca. Les
entrepôts des douanes furent agrandis et des magasins construits par le Makhzen, loués
à bas prix aux Européens. Pour limiter l'accaparement du trafic maritime par les
compagnies de navigation européennes, le Sultan envisagea la création d'une
compagnie de navigation à capitaux marocains.
Ce projet fut actualisé par l'apparition de la famine de 1879, qui posa le problème
crucial de l'acheminement rapide des céréales vers le sud du Royaume, détermina le
Sultan à entreprendre la création d'une marine commerciale. Ce projet, comme tant
d'autres, fut contrecarré par les puissances européennes à la suite de la convention
internationale sur le Maroc tenue à Madrid en 1880. Désormais, le destin sera scellé par
l'instabilité des puissances et la crise d'un Makhzen affaibli par l'écroulement de son
autorité, la vulnérabilité de ses finances et la précarité de ses moyens d'action.
Sur la création d'une flotte marocaine par le Sultan Moulay Hassan 1er, Jean-Louis
Miège écrit : « La répression d'une contrebande aussi active que dommageable au
Trésor expliquait moins la décision du Sultan que le désir d'avoir à sa disposition un
moyen rapide de transport permettant de pallier les difficultés de communications
terrestres ». Et l'auteur de conclure: « Troupes et armement pouvaient ainsi aisément
être portés d'une extrémité de l'Empire à l'autre ».
29
LE MEMORIAL DU MAROC

Brahim BOUTALEB

30
LA PROMOTION DE LA COTE ATLANTIQUE ET LA TENTATIVE
DE CONSTRUIRE UNE MARINE MAROCAINE SOUS LE REGNE
DU SULTAN SIDI MOHAMMED BEN ABDELLAH (1757-1790)

Tous les témoignages concordent pour relever l'attention que le Sultan Sidi
Mohamed Ben Abdellah a portée aux données de la stratégie moderne. "Doué de la plus
grande mémoire, dit Guys, il recherche les savants pour s'instruire avec eux, il s'attache
principalement à la géographie et à bien connaitre les cartes marines". Il avait
parfaitement compris que de son temps posséder une flotte importante était le signe de
la puissance. Mais pour pouvoir la construire et la défendre, il fallait achever de libérer
les ports marocains encore occupés.
Ceux-ci, une fois récupérés, le Sultan Sidi Mohammed choisit de promouvoir ceux
qui lui parurent répondre aux exigences nouvelles. Mogador, mais surtout Casablanca,
Fédala et Tanger lui doivent d'être de nos jours les premiers ports du pays.

La suppression des enclaves chrétiennes


Dès les premières années de son règne, le Sultan Sidi Mohammed fixa son regard
sur les ports marocains tombés depuis des siècles sous la tutelle de l'Europe. L'Espagne
détenait Sebta et Melilla. Les Portugais continuaient de s'accrocher à Mazagan. Au cours
d'une tournée dans le Nord-Ouest en 1760, le Sultan Sidi Mohammed fit ostensiblement
une longue halte devant le port de Sebta. Il voulut en tester la résistance en faisant tirer
quelques boulets. La réplique fut si énergique que les montagnes en tremblèrent, aux
dires du chroniqueur. Les Espagnols étaient décidément bien installés.
Le Sultan, cependant, ne renonça pas pour autant. En 1769, après une longue et
minutieuse préparation, il attaqua à l'improviste la ville de Mazagan. L'assaut fut si
vigoureux et la surprise si totale que la garnison portugaise ne prit que le temps de
prendre le large. Mazagan retournait enfin à l'Islam.
En septembre 1774, le Sultan Sidi Mohammed tenta de rejouer de la même
surprise aux dépens de Melilla. Mais tout comme Sebta depuis la perte de Gibraltar,
Melilla était devenue une des clefs de la Méditerranée. La tentative marocaine resta
sans lendemain. L'épisode est demeuré célèbre en raison de ses implications
diplomatiques. Entre le Maroc et l'Espagne, en effet, un traité de paix et d'amitié avait
été signé en 1767. Or, dans l'esprit du Sultan, cette paix ne mettait fin qu'aux
affrontements sur mer.
Sur terre, en revanche, il avait veillé à garder la liberté de reprendre les places
marocaines. En plein siège de Melilla en septembre 1774, il écrivit à Charles III : «Cette
action ne rompra pas la paix entre nous et vous. Vos marchands et leurs navires
conserveront la situation qu'ils avaient auparavant et s'approvisionneront en vivres et
autres choses dans n'importe lequel de nos ports qu'il leur plaira, comme il était
d'usage auparavant ». Mais pour les esprits européens, la guerre était déjà un tout
destructeur. En outre, Charles III excipa d'un texte arabe du traité qui stipulait que la
paix était établie sur mer et sur terre. En fait, le négociateur marocain Mohammed al
Ghazzal avait péché par excès de concision. Les diplomates espagnols jouèrent de la
graphie arabe pour en tourner le sens en faveur de leur point de vue.

31
La promotion de la côte atlantique
Récupérer les ports occupés eut été une opération vide de sens, si le Sultan
n'avait aussitôt veillé à consolider les défenses. Tout au long de son règne, il créa des
"sqala" ou bastions sur mer, et là où il n'y en avait pas, répara ou renforça ceux qui
préexistaient. Des corps de troupes, généralement composés de Bouakhers y furent
établis pour repousser d'éventuelles surprises. L'Europe, en effet, ne cessait de faire
montre de sa supériorité maritime. Au printemps de 1765, une escadre française vint
bombarder successivement Rabat, Salé et Larache. Ce dernier port fut si violemment
pilonné que les habitants s'enfuirent à l'intérieur des terres. Un détachement de marins
remonta vainement le Loukkos à leur poursuite. Par contre, sur le chemin du retour, la
barre tint les assaillants à découvert sous le feu des défenseurs marocains. Plus de trois
cents marins furent tués et une cinquantaine retenus prisonniers. L'opération aboutit
donc à un demi-échec puisqu'elle mit le Maroc en meilleure position pour négocier le
traité franco marocain de 1767.
Le Sultan Sidi Mohammed n'en fut que plus attentif à améliorer le système
défensif de ses ports. Dans le cas de Rabat, il est vrai, les soucis de politique intérieure
ne furent pas les moins déterminants. Les velléités autonomistes de cette place, depuis
plus d'un siècle, constituaient pour le Makhzen une préoccupation permanente. Pour en
finir définitivement, le Sultan envisagea même de recourir au transfert des habitants. Les
terrains sur lesquels ils étaient établis étaient du domaine de l'Etat depuis les
Almohades. Mais les Oulama consultés, démontrèrent qu'il y avait depuis longtemps
prescription. Le Sultan Sidi Mohammed renonça de bon gré à son projet. Mais la
présence du Makhzen sur toute la longueur des côtes atlantiques ne devait plus souffrir
d’aucune contestation. Il y allait de la souveraineté du pays marocain.
Pour les mêmes raisons mitigées, furent construits des bastions sur la côte entre
Rabat et Casablanca, à Mansourach (actuel Bouznika), Fédala (Mohammedia) et Anfa ou
Dar El Beida (Casablanca). Sur le plan intérieur, Le Sultan Sidi Mohammed voulait
surveiller de plus près le Tamesna et les Chaouia, dont l'indiscipline perturbait la
principale voie de passage entre le Nord et le Sud du Maroc. Sur le plan extérieur, Fédala
et Dar El Beida furent déclarées nouvelles places de commerce. Les fenêtres marocaines
sur le monde moderne furent ainsi ouvertes à l'initiative personnelle du Sultan Sidi
Mohammed. Mogador, Dar El Beida et Tanger furent les exemples les plus notoires.
Mogador (Amegdoul)
La construction de la ville et du port de Mogador1 est à juste titre l'œuvre
monumentale la plus célèbre du Sultan Sidi Mohammed. Elle témoigne du constant
souci qu'il eut de favoriser le commerce des Européens au Maroc et de multiplier les
ressources fiscales de l'Etat sans aucune atteinte à la tradition. Mais d'autres
motivations ont été invoquées. "Passionné par la Guerre Sainte" comme dit la
chronique, le Sultan appréciait la rade de Mogador pour sa plus grande sécurité et la
possibilité pour les vaisseaux d'y entrer et d'en sortir tout au long de l'année. C'est en
effet, le seul port atlantique du Maroc dont l'entrée n'est pas entravée de la barre qui
retenait les bâtiments immobiles entre octobre et avril. Par ailleurs, le Sultan voulait
contrôler de plus près le commerce du Soudan. Il l'attira à Mogador et affaiblit Agadir,
punissant la province du Souss de ses constantes révoltes. De la même manière a-t-il
voulu sanctionner les deux axes trop actifs de Fès-Meknès avec Tétouan ou de Fès-
Meknès avec Rabat-Salé dont les populations avaient été peu obéissantes à Moulay

1
L’actuelle Essaouira.
32
Abdallah. Naturellement, aucune de ces raisons n'a pu peser à elle seule sur la décision.
Mais conjuguées toutes ensembles, elles ont amené le Sultan Sidi Mohammed qui avait
fait de Marrakech sa principale capitale, à élever l'antique rade d'Amegdoul à deux cents
kilomètres vers l'Ouest, au rang de grande place pour les échanges internationaux du
pays.
Dès 1756, le Français Guys constatait que cette rade pouvait "contenir 20 à 30
bâtiments sur un grand fond, et ils y seront en tout temps en sécurité". L'îlot assez
épais qui s'y trouve à l'entrée, la protège, en effet, contre la houle océanique. Il semble
que les premiers travaux aient été lancés dès 1760. Mais ce ne fut qu'en 1764 qu'ils
commencèrent à prendre forme. Un géomètre français du nom de Cournut y contribua
d'une manière particulière. Chénier dit méchamment de lui: "Courant après la fortune,
(il) passa de Gibraltar au Maroc comme on va de Charibde en Seilla". Il est vrai que les
Européens qui venaient au Maroc n'étaient pas toujours de la meilleure espèce. Mais il
est non moins vrai que les consuls décriaient systématiquement ceux de leurs nationaux
qui se mettaient au service du Maroc.
En tout cas, grâce à la volonté du Sultan Sidi Mohammed, l'ouvrage avança
rapidement. Les consuls européens furent priés d'y installer leurs offices. Les navires
marchands furent attirés par la suppression du droit d'ancrage. Des détaxes douanières
furent pratiquées au profit des maisons commerciales qui vinrent s'y établir de gré ou
sur ordre du Sultan. Les artisans et les financiers juifs marocains y transférèrent leurs
pénates. Le Sultan Sidi Mohammed s'efforça de centraliser au mieux les échanges avec
l'Europe pour en garder la maîtrise par le jeu des droits de douane.
Faut-il alors voir dans le plan franchement géométrique de la ville, un secret désir
d'offrir aux Européens un cadre urbain plus conforme à leurs habitudes? L'architecture
de Mogador est restée un objet d'étonnement. Ses larges rues tracées au cordeau, ses
façades régulières aux ouvertures rectangulaires, ses galeries boutiquières en firent un
dérivé du néo-classicisme européen du 18ème siècle, plutôt qu'une ville du monde
musulman où l'art d'habiter était avant tout celui de cohabiter. Les Marocains restèrent
froids devant une ville qui leur parut glacée. Sans doute le port demeura-t-il actif jusque
tard dans le XIXème siècle. Mais Sidi Mohammed lui-même lui avait créé deux redoutables
concurrents, Dar el Beida et Tanger.
Dar el Beida - Anfa
Dans la plaine du Tamesna, par laquelle on entendait à l'époque, toutes les
provinces qui s'étendaient du Bou Regreg jusqu’à Oum Er-rbia, le Sultan Sidi Mohammed
a finalement fait œuvre de plus longue haleine. La colonisation française, plus tard, ne
devait que faire lever d'un coup ce qu'il avait semé auparavant. Ce fut, sur son ordre en
effet, que les vieilles rades de Fédala et d'Anfa reprirent quelque activité. De Fédala,
Chenier dit en 1772: "Ce prétendu port pourra contenir à peine six petits navires". Il
n'en fut pas moins ouvert aux échanges avec l'Europe. Le Sultan Sidi Mohammed qui se
préparait en secret à investir Melilla, avait décidé de vendre de grandes quantités de
blés pour se procurer armes et munitions. Mais dès 1774, Fédala "ne plaît plus à son
souverain". Car quoiqu'en 1780, les marchands français de Salé et de Larache y fussent
établis sur ses ordres, ce ne fut qu'une péripétie diplomatique rapidement dépassée.
A la même époque, en effet, il porta son attention sur l'ancienne Anfa. Ni ce
toponyme ni celui de Dar el Beida ou Casablanca ne sont d'étymologie claire. Le
toponyme multiforme des textes: el Anfa, Anaffa, Anifa, Nafee est-il d'origine berbère,
hébraïque ou arabe? De même, entre la Dar el Beida arabe, la Casablanca portugaise ou
la Casablanca espagnol y eut-il une relation diachronique ou bien synchronique? Faut-il
entendre Dar el Beida au sens de "maison blanche", ou bien faut-il lire ''la maison de la
33
blanche" selon une légende locale? On ne saurait même pas dire, avec précision, à
quelle date le Sultan Sidi Mohammed décida de lancer le nouveau port.
Ce qui demeure certain, c'est que les trois frères Chiappe, agents de Venise, mais
de Gênes aussi, qui avaient reçu l'autorisation d'exporter du blé de Mogador, Larache et
Rabat en 1774, ont pu en faire sortir par Dar el Beida, pour la première fois en 1781. Il
est également certain qu'ils ne furent pas seul à jouir de ce privilège. Le Sultan Sidi
Mohammed dont les relations avec Charles III s'étaient rétablies, accorda à une
compagnie espagnole le monopole d'exporter du blé par le nouveau port (1788). Mais
cette compagnie désignée dans les textes par "Casa de Dar al Beyda" eut la vie très
courte. Des manipulations douteuses, dans lesquelles trempait le propre consul
d'Espagne Juan Manuel Salmon, jointes aux difficultés de change et de transfert de
fonds, l'empêchèrent de prendre racine avant la mort du Sultan (avril 1790). Le destin
futur de Casablanca n'en était pas moins scellé.
Celui de Tanger le fut au cours de la même période. En 1782, le Sultan Sidi
Mohammed prit la décision de faire de la place du détroit le siège des consuls de
l'Europe. Ce fut ainsi que Tanger devint ce qu'il fut jusqu'à l'établissement du
protectorat, la principale résidence des diplomates au Maroc.

Du Jihad sur mer à la marine de guerre

Ce fut donc sous le règne du Sultan Sidi Mohammed que le centre de gravité du
Maroc se déplaça définitivement vers la côte atlantique. Veiller à tout ce qui s'y
déroulait, sur terre comme sur mer, prit une importance vitale aux yeux du Makhzen.
Sur mer, la principale activité était le Jihad. La supériorité maritime de l'Europe depuis le
l6ème siècle interdit aux maghrébins de participer à la navigation marchande autrement
que par la violence. Or, au petit jeu de la piraterie, les Européens étaient autrement
mieux armés. Du côté marocain, au contraire, les risques et les dépenses devinrent si
lourds que dès le règne du Sultan Moulay Ismaïl, le Jihad sur mer ne fut plus à la portée
de l'entreprise privée.
Délibérément, le Sultan Sidi Mohammed en fit une responsabilité de l'Etat. Sans
doute, dans les ports du Jihad, la force et la fierté qu’avaient les habitants les
poussaient-ils souvent à la désobéissance. Contre Tétouan et Rabat, le Sultan, dès le
début de son règne, agit avec sévérité. Le Jihad sur mer n'en devait pas moins évoluer.
Sidi Mohammed a manifestement voulu le transformer en marine de guerre. Conscient
de l'infériorité de la marine musulmane, il a tenté d'enfermer les Européens dans le
corset des accords juridiques. Il espérait sans doute y gagner le temps de construire une
flotte moderne. L'Europe évidemment n'avait nullement l'intention de le laisser faire. Et
entre deux parties inégales, un traité, nécessairement, ne profite qu'au plus fort. Le 13
octobre 1773, une escadre de cinq bâtiments marocains, au retour d'une mission à
Tunis, fut brusquement attaquée par un corsaire de Livourne. Un seul navire parmi les
cinq, put regagner Larache. Pourtant l'escadre était commandée par le plus grand
capitaine du Sultan Sidi Mohammed, el Hajj Larbi el Mestiri. Mais la puissance de feu du
pirate livournais ne trouva du côté marocain aucune réplique à sa mesure.
Les efforts du Sultan e Sidi Mohammed pour se doter d'une marine de guerre n'en
furent pas moins remarquables. Il eut à son service, selon l'historien Addouaïef, son
contemporain de Rabat, près de soixante capitaines avec chacun son bâtiment et un
équipage complet. Le nombre de ces bâtiments atteignit la vingtaine pour les unités de
grand tonnage et de "forme carrée", et trente unités du type de la frégate. Le nombre
des marins fut de mille, qui étaient originaires d'Orient, et de trois mille, qui étaient

34
Marocains. Le Sultan envoya une mission spéciale en Turquie, sous la direction du
Tétouanais Abdelkrim Raghoun pour lui amener des techniciens turcs experts en l'art de
la construction navale, de la coulée des canons, de la fabrication des bombes et des
techniques de l'artillerie. Un plan pour construire des chantiers navals à Rabat fut même
établi. Mais le Sultan Sidi Mohammed trouva les dépenses excessives. Il se contenta
d'utiliser les techniciens turcs comme maîtres-artilleurs. En 1788 encore, il ordonnait à
son ministre Belkacem az-zaïani de mobiliser chez les Aït Atta du Sahara de jeunes
recrues pour l'infanterie de marine. Le futur historien, à ses dires, s'acquitta
parfaitement de sa tâche. Mais à peu près au même moment, le Sultan Sidi Mohammed
prenait la décision d'envoyer au Sultan ottoman quatre de ses principales unités de
Jihad, pour l'aider dans ses luttes contre les empiètements russes. Etait-ce l'aveu indirect
de l'échec de tous les efforts déployés ? La tentative de doter le Maroc d'une flotte
régulière se heurtait à des obstacles d'ordre intérieur et extérieur dont la seule volonté
du Sultan ne pouvait triompher.

35
MILLENAIRE DE LA FLOTTE MAROCAINE

ABDELAZIZ BEN ABDALLAH

36
(*)

LE SULTAN MOHAMMED III, PROMOTEUR DES BASES DU


DROIT MARITIME INTERNATIONAL(*)
A l’avènement de la Dynastie Alaouite, la Méditerranée était ‘‘polluée’’ par une
piraterie cosmopolite qui écumait impunément le Bassin occidental, principale voie
maritime internationale. Le commerce en fut gravement affecté, durant des siècles,
malgré les milices installées déjà, au XIIème siècle, par les Almohades, pour libérer les
échanges entre Nations. Mais, le Sultan du Maroc Sidi Mohammed Ben Abdellah, juriste
et fin diplomate, eut recours à la création d’un bloc de défense, contre la course
maritime ; et ce, par la conclusion de traités bilatéraux, assurant le respect du trafic,
dans le cadre de la liberté des mers.
« A lire les accords passés par le Sultan Alaouite Sidi Mohammed Ben Abdellah, on
s’aperçoit – dit J. Caillé –, du reste, sans quelque étonnement, que ce chérif du XVIIIème
siècle avait, parfois, en Droit International Public, des idées en avance sur celles de notre
époque »1.
D’après Jean Jacques Salva, jamais ce Royaume n’a été gouverné par un prince,
aussi fin politique et éclairé dans les affaires d’Europe que lui2.
« L’intérêt, porté par le Sultan Sidi Mohammed au développement du commerce
marocain avec l’Europe, explique le nombre élevé des Accords Internationaux par lui
conclus ou proposés » (Accords, p.32). Les clauses des différents Accords du Sultan Sidi
Mohammed Ben Abdellah se rapportaient à trois points essentiels : l’établissement de la
paix, la protection de la navigation et l’organisation du commerce des chrétiens au
Maroc.
Dans ces traités, les dispositions relatives notamment à la protection des navires…,
en cas de conflit armé, apparaissent plus humaines que celles de la législation
internationale du XXème siècle.
Les conventions de portée internationale, conclues ou proposées par le Souverain
marocain, étaient d’autant plus efficientes, qu’elles permirent, sinon d’éliminer, du
moins de limiter les effets néfastes de la piraterie, dont un certain genre d’esclavage, qui
s’ajoutait à la traite des blancs.
Les dispositions qui limitent ou suppriment l’esclavage présentent parfois,
notamment dans le traité de 1773 avec le Portugal, un caractère absolument formel qui
souligne la volonté du Chérif… Elles font aussi l’objet des Accords proposés (par le Chérif)
à la France, le 4 Septembre 1777 et à toutes les Puissances chrétiennes (le 10 Septembre
1777) et de la Déclaration faite aux mêmes nations, l’année suivante (le 27 Septembre
1778). Il s’agit, donc, de dispositions d’ordre général que le Sultan proposait à tous les
Etats chrétiens et qui, par l’acceptation de ceux-ci, seraient devenues une règle de droit
international…(p.81).
Le traité hispano-marocain de 1799 proclame solennellement que, ‘‘désormais, il
ne sera plus fait d’esclaves, mais qu’il y aura seulement, en cas de guerre, des
prisonniers et qui devront être échangés dans le délai d’un an’’… Dans la seconde
moitié du XIXème siècle, on considérera comme acquise la suppression de l’esclavage,
dont il ne sera plus question. Ce résultat est dû, sans doute, à l’évolution des idées, mais

(*)
Abdelaziz BENABDELLAH. Le millénaire de la flotte marocaine. Ed. 2007. PP. 60-66.
1
Les Accords Internationaux du Sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah (1757-1790), Librairie générale du Droit de
Jurisprudence, 1960.
2
Archives Nationales [de France], ministère des affaires étrangères B 183I, lettre du 25 Février 1765.
37
il serait injuste de dénier toute part au Sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah, dans cette
évolution… Ce qui, au point de vue juridique, fait l’intérêt essentiel des Accords du
Sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah, c’est le caractère humain de leurs dispositions, se
rapportant au droit de la guerre et aux droits de l’homme… L’idée de la liberté et de la
dignité de l’homme y apparaît, assez timidement, sans doute, mais, néanmoins, de façon
certaine… ; De plus, les clauses relatives à l’esclavage et à l’interdiction de capturer les
navires chargés de céréales, témoignent, pareillement, et avec éloquence, des
sentiments humains du Sultan. Les accords internationaux du Sultan Sidi Mohammed
Ben Abdellah présentent un incontestable caractère humanitaire, bien rare dans les
traités, à l’époque, où ils ont été conclus. On peut dire qu’ils tendaient à faire passer les
droits de l’homme dans le Droit International.
Le fait même de la conclusion d’un traité de paix, de commerce ou d’amitié
entraîne, pour les sujets des Etats entre lesquels il est intervenu, le droit de voyager
librement en mer. Néanmoins, la plupart des Accords du Sultan Sidi Mohammed Ben
Abdellah reconnaissent expressément ce droit. Mais, le plus souvent, les traités sont
beaucoup plus explicites. Ainsi, les Danois se voient garantir ‘‘la sécurité absolue contre
les attaques des navires des Salétins (Danemark, 1754). Aucun corsaire Marocain
n’attaquera et n’arraisonnera les bâtiments Suédois…les sujets Suédois sont assurés de
leur sécurité sur mer… (Suède, 1763, articles I et IV). Les navires du Sultan ou des Etats
généraux des Provinces-Unies et de leurs sujets respectifs, ‘‘pourront naviguer à la mer,
sans être visités, détenus ou molestés les uns par les autres’’ (Pays-Bas, 1777-1752,
article IV) (Les Accords p. 97)… Si des corsaires marocains ramènent de leurs expéditions
des sujets des Etats-Unis d’Amérique ou des biens leur appartenant, ‘‘les hommes seront
immédiatement mis en liberté et les effets rendus’’.
Le traité de 1760 avec l’Angleterre précise que les autorités britanniques
enverront au Sultan des passeports ’’signés par le Roi de Grande-Bretagne… (art III)….
Les passeports délivrés aux corsaires marocains par les consuls danois devront être
signés, non seulement par ces derniers, mais aussi par le Sultan ou son représentant’’
(Danemark, 1756). Il appartenait aux consuls espagnols, français, anglais, etc…, de
remettre aux commandants des navires marocains, des ‘‘certificats’’, ou des ‘‘lettres de
mer’’ ou de reconnaissance, ou des passeports dont le modèle est annexé à certains
traités (Grande-Bretagne, 1760, art. IV ; Venise 1765, art. IV; Espagne, 1767, art. VII ;
France, 1767, art. III ; Pays-Bas, 1777-1752, art. 8).
‘‘Aucun navire, transportant du blé, de l’orge, du riz ou toutes autres céréales, et
de quelque pays qu’il vienne, ne pourra être arrêté, ni par les Chrétiens, ni par les
Musulmans’’.
En effet, ces céréales pourraient être destinées à une nation en proie à la famine
et la saisie du navire les transportant serait cause de la mort d’une partie de ce peuple…
(Accord proposé… 1777 ; Déclaration 1778, art. IV). ‘‘On ne saurait trop souligner
l’humanité d’une semblable disposition’’ (p. 104).
Parlant de la ville de Mogador, édifiée par le Souverain, J. Caillé fait remarquer
qu’on a dit quelquefois, mais à tort, que ce fut ‘‘une fondation de guerre sainte, ayant
pour but d’abriter les navires corsaires’’.
Il paraît certain que le Sultan a voulu y concentrer le commerce du Sud Marocain’’
(Les Accords, p. 29).
Pour mieux saisir la portée et l’efficience des initiatives royales Marocaines,
tendant à limiter les calamités et les souffrances provoquées par les corsaires marins,
nous nous proposons l’esquisse d’une fresque vivante sur l’Armée Marocaine, force
parallèle.
38
AMIRAUX ET COMMANDANTS MAROCAINS

Un grand nombre de marins et mousses, opérant dans la flotte égyptienne,


étaient des marocains, réputés dans l’art de naviguer. Cette renommée, les Maghrébins
l’avaient acquise, grâce à leurs exploits, depuis le XIème siècle de l’hégire, jusqu’à la
période Ayyoubite, au cours de laquelle, ils avaient participé activement aux raids contre
les Croisés à Aïdhâb. Les Mamelouks les considéraient comme les tenants des grands
rouliers. Le grand Arsenal d’Alexandrie était administré par le commandant Ibrahim Tazi,
connu par son héroïsme sans pair, au cours des Croisades. En-Nouwaïri, commentant la
haute portée de ces exploits, précise que les Francs n’étaient maîtrisés que par les
Marocains, avec lesquels ils cohabitaient en Andalousie. L’historien Ibn Saïd le
Maghrébin souligne que ses concitoyens monopolisaient la manipulation des escadres
maritimes1.
Les flottes égyptiennes étaient commandées par un Moqaddem et deux
lieutenants. Sous les Fatimides, l’amiral de la flotte était doublé d’un Moqaddem, choisi
parmi les Princes du Royaume.
Au Maghreb et en Andalousie, la flotte avait à sa tête des commandants et des
amiraux. Chaque navire avait un commandant chargé de son équipement et un chef
responsable de ses mouvements. Nous citons quelques noms des plus réputés, parmi
ces commandants (classifiés alphabétiquement) :
- Abdellah Ben Aïcha, amiral de Salé, connu, aussi, sous le titre de er-Raïs le
capitaine, désigné par le Sultan Moulay Ismaïl comme ambassadeur auprès de Louis XIV,
Roi de France en 1698 (ap. J.C.) / 1110 (h)2, pour résoudre le problème des prisonniers
marins et des corsaires. Bien avant, en 1687 (ap. J.C.), l’amiral arriva à Alger, à la tête de
trois bâtiments français, capturés par des pirates.
- Abdellah Ben Mohammed Larbi Fennich, capitaine de frégate, en 1278 (h)/1862
ap. J.C.
- Abdellah Ben Soleïman, commandant la flotte Almohade, sous Abdel Moumen3.
- Abdellah Ben Taâ Allah, commandant, sous le règne d’en-Nacer l’Almohade, et
gouverneur de l’île de Mayorque.
- Abou el-Abbâs er-Randahi, amiral de Ceuta, sous le règne d’Abou Qâcim el-Azafi
(647 h / 1249 ap. J.C.)4
Abou el-Alaâ le grand, commandant des flottes maghrébo-andalouses, sous le
règne de l’Almohade en-Nacer5.
- Ahmed er-Raïs Belqâcem, ambassadeur du Calife el-Mansour le Saadien, auprès
du Portugais Antonio et de la Reine d’Angleterre6.
- Ahmed es-Sqalli, capturé par les Francs ; il fut libéré, rejoignit Marrakech et fut
désigné amiral par l’Almohade Youssef.

1
Nefh et-Tib – Meqqari T. III p. 3
2
De Castries, les Alaouites – Série 2 T. 4 p. 675 / les Filaliens, France 1927 (p. 52)
3
Ibn Idhâri T. 3 p. 32.
4
Ibn Idhari, T. 3 p. 400 – éd. Rabat.
5
Ibn Idhari T. 3 p. 234.
6
Sources Inédites – De Castries, T. 2 partie 1 p. 159 – France.
39
- Ahmed Ibn Maïmoun, commandant la flotte de Youssef Ibn Tachfine, lors de sa
première expédition en Andalousie en 479 (h) / 1086 (ap. J.C.)1.
- Ahmed Ibn Omar, surnommé Raqm el Wazz, commandant une partie de la flotte
Almoravide, sous Ali Ben Youssef Ibn Tachfine2.
- Ahmed Louqâch (Lucas), commandant d’escadres à Tétouan et gouverneur de la
3
ville .
- Ali Ben Badr, commandant les navires des Maghrébins en Egypte, en 323 (h)/934
(ap. J.C.).
- Ali Ben Issa, commandant Almoravide. Ses navires croisaient dans le Détroit,
entre les deux Rives4.
- Ali Ben Maïmoun, Amiral sous Youssef Ibn Tachfine.
- Ali le corsaire, le Raïs, vivait à Salé en 1035h/1625 ap.J.C.. Il croisait, dans sa
frégate corsaire, entre Salé et Alger et parvint jusqu’en Hollande5.
- Awwad, le Raïs Salétin, ‘‘commandant de mer’’, sous Sidi Mohammed Ben
Abdellah6.
- Chaabâne le Raïs, capitaine d’escadre, sous le Saadien Al-Mansour7.
- Daoud Ibn Aïcha, commandant sous Youssef Ibn Tachfine, en 1086 ap. J.C.8.
- Ghânem Ben Mohammed Ben Mardenich, commandant la flotte de Youssef
l’Almohade, en 575h/1199 ap.J.C.
- Kowwar, Raïs Rbati, sous Sidi Mohammed Ben Abdellah9.
- Ibn Jâmiy, amiral de la flotte de Ceuta, sous Ali Ibn Khalâss, gouverneur de la
10
ville .
- Ibn Kammachah Abou-el-Hassan, commandant la flotte de Ceuta, en 709h/1309
ap.J.C., lors de l’occupation de la cité par les Beni Ahmar.
- Ibrahim Chatt, commandant la flotte Saadienne à Rabat-Salé, sous Al-Mansour11.
- Larbi Hakam, le Raïs Rbati, sous Sidi Mohammed Ben Abdellah.
- Mariem, commandant turc, chef de l’Arsenal de Larache12.
- Mohammed Ben Ali Ben Abi el Qâssim el-‘Azafi, commandant de flotte à Ceuta
(720 h/ 1320 ap.J.C.).
- Mohammed Ben Cheltour, commandant la flotte d’Al-Mankeb et Mesouar à
Marrakech13.
- Mohammed Ben Maïmoun, commandant la flotte Almohade, qui soutint le
prince Tachfine, à Oran, en 539 h/ 1145 ap.J.C..
- Mohammed Ben Youssef dit Al-Abkam, prince nasride, commandant la flotte
Mérinide, en 757 h/ 1356 ap.J.C.14.
- Mohammed et-Tâj de Tétouan, Raïs d’un vaisseau saisi par la flotte française. Le

1
Al-Ilâm, Abbas Ben Ibrahim T.3 p.236.
2
Nozhat el-Idrissi.
3
Routh, Tangier p.221 / Hespéris – Tamuda, T. 9 p.344 (année 1968).
4
Ibn Idhâri, T. 3 p.21.
5
Sources Inéd., De Castries, Saadiens, T.3 p.371 / Hollande T. 4 p. 93 (1913).
6
Histoire de Tétouan, Daoud T. 2 p. 181 / Histoire ed-Doaïf, manuscrit de Rabat p. 177.
7
Manâhil– es-Safâ T. 2 p. 245.
8
Ibn Idhari T. 2 p. 237.
9
Histoire d’ed. Doaïf, p.177.
10
Melchor Companas, p. 43 / Al-Bayâne, Ibn Idhari T. 3 p. 17 / Al-Mann Bi el-Imâma p. 516 – Istiqsa T.2 p. 136.
11
Manâhil-es-Safâ T. 2 p. 244.
12
De Castries, les Saadiens, Portugal T. 4 p. 319.
13
Ed.-Dorar el-Kâminah, Ibn Hajar T. 4 p. 278.
14
Istiqsa T. 2 p. 99.
40
Sultan Moulay Ismaïl dépêcha, à ce sujet, auprès du Roi de France Louis XIV, une lettre
datée du 22/7/1684, lui reprochant d’obtempérer à la restitution de ce bâtiment ; il le
relancera, plus tard, en 1685, par l’intermédiaire de son ambassadeur Mohammed
Tamim1.
- Mohammed Thaghiri, Raïs du vaisseau qui a transporté l’ambassadeur et Amiral
Abdellah Ben Aïcha, en France2.
- Mohammed Zerqoun Ben Ali, commandant la flotte d’Al Mansour le Saadien, au
Niger (Sénégal)3.
- Morad Berthqich, commandant de marine turc à Tétouan. Il possédait une
frégate qui faisait des incursions sur les côtes franques, ramenant ses butins, à Tétouan ;
condamné à mort et exécuté par le Sultan Al-Mâmoun, le Saadien4.
- Morad ou Morat le Raïs, corsaire albanais, vivant à Salé et en Algérie, puis à
Larache, après un raid contre les Canaries, en 1586 ap.J.C./995 h5.
- Omar le Raïs, corsaire ayant capturé (1181 h/ 1767 ap.J.C.) en Méditerranée le
navire français Thérèse, de 70 tonnes, avec deux autres bâtiments qu’il ramena à Al-
Mehdia, près de Kénitra. Le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah le pressa de les
restituer à leurs propriétaires.
- Salah le Raïs, amiral de la flotte du Maghreb, sous le règne de Sidi Mohammed
Ben Abdellah, envoyé à Tétouan, en 1181 h, auprès du corsaire Ali, pour faire restituer
les trois navires français, capturés au large de la Méditerranée6.
- Salah, amiral sous le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah.
- Salêm, Raïs, sous Sidi Mohammed Ben Abdellah et commandant d’un navire à
deux étages, en 1174 h/ 1761 ap.J.C.7.
- Trabalsi, commandant de frégate, équipée par 45 canons, au temps de Sidi
Mohammed Ben Abdellah.
- Yahia Ben Ali Zakaria el-Hazraji, commandant de la flotte Almohade, en 1203
ap.J.C./600h. Il participa aux raids contre Beni Ghania aux Iles Baléares.
- Yahia Randâhi, commandant de la flottille de Ceuta, en 1320 ap.J.C./720h8.
- Youssef Ben Abdel Moumen, commandant des flottes. Il fut aussi commandant
de la flottille de Séville9.
- Youssef le Berbère, commandant de la flotte de Roger II, Roi de Sicile ; désigné,
plus tard, comme amiral de la flotte de Youssef l’Almohade, la première en
Méditerranée10.

1
Hesperis – Tamuda T. 9 p. 447 (1968) / Histoire de Tétouan – Daoud T. 4 p. 144.
2
De Castries, Série II, les Filaliens T. 5 (1968).
3
Dorrat-el-Hijal T. 1 p. 313.
4
Histoire de la Dynastie Saadienne p. 95 / Histoire de Tétouan, Daoud T. 1 p. 181.
5
De Castries, les Saadiens – Série I T.1 p. 290 / T. 2 p. 125 / T. 3 p. 285.
6
Hesperis T. 1 (1960).
7
Histoire ed-Doaïf, manuscrit de Rabat p.177.
8
Istiqsa T. 2 p. 55.
9
Ibn Khaldoun, histoire T. 2 partie 2 p. 457.
10
Ibn Idhâri, T. 3 p.117.
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