Sols Et Civilisations

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Essais

Sols et civilisations
Une approche poétique du territoire 1

J EAN -P HILIPPE P IERRON

L
1. Reprise d’une confé- ES CIVILISATIONS se suivent à la trace. Leurs itinéraires
rence faite en décembre
2002 à l’Ifocap – Institut de sont inscrits sur les sols qu’elles habitent, scarifient,
formation des cadres pay- structurent. La géographie — écriture du sol —
sans –, à Draveil. Une pre-
mière version en a été don- raconte les civilisations du sol. Le langage invisible des civili-
née dans la revue Paysans,
janvier-février 2003. sations emprunte au visible du sol ses matières : cultures
lithiques, cultures de la pierre polie, civilisations du bronze, du
charbon ou de l’atome. Pas de transmission de civilisation sans
transcription sensible. La manière des civilisations se lit dans
la matière qu’elles travaillent. Certes, on pourrait opposer à la
dynamique des civilisations la statique du sol. Le sol est
immeuble. Il est là, ne bouge pas, s’impose, avant même d’être
envisagé comme notre pays et notre paysage. Les civilisations,
au contraire, se présentent, dans l’inventivité de leurs gestes —
qui peuvent apparaître à l’échelle du temps géologique comme
des gesticulations —, comme mouvantes, changeantes.
Principe d’inertie, le sol trouverait dans les civilisations une
force de mouvement.
Une contradiction apparaît donc entre le temps du sol,
long, lent, et celui des civilisations. Le sol est ainsi le socle des
civilisations. Celles-ci sont multiples et passagères, le sol est un.
Toutes passent, habitent momentanément le monde et s’effa-
cent, laissant au sol l’ultime mot. La civilisation relève le défi

Professeur de Philosophie. Fondateur de l’Association « Philomélé ».


du sol en refusant d’y être clouée. Pourtant, il y a eu du sol
avant les civilisations, il y en aura probablement après ; mais y
a-t-il jamais eu de civilisations hors sol ?

Un espace à habiter
2. « Le Seigneur Dieu
modela l’homme avec de la
Le sol est notre « lieu naturel », comme aurait dit Aristote. poussière prise du sol »,
Certes, cela engage notre composition atomique — de l’eau et Genèse, 2, v. 7, TOB.

du carbone —, mais, plus fondamentalement, notre condi- 3. « Quand vint le moment


marqué par le destin pour
tion. Nous sommes les fils de la terre. Toutes les mythologies le la naissance des races mor-
disent. L’Adam primitif du texte biblique vient de l’hébreu telles, voici que les dieux
les façonnent à l’intérieur
adâmâ, qui signifie le sol 2. La chair de l’homme vibre au de la terre avec un mélange
de terre et de feu et de
rythme boueux d’un sol dont il est tiré. De même la mytho- toutes les substances qui se
logie grecque — pensons au mythe de Prométhée — rappelle peuvent combiner avec la
terre et le feu », Platon,
que l’homme est tiré d’une Terre-mère, d’un sol nourricier, Protagoras, 320 d, trad.
Alfred Croiset, Les Belles
des « entrailles de la terre 3 ». Bien avant que l’on ne connaisse Lettres.
chromosomes et génétique, on raconte la genèse de l’homme 4. On remarquera, d’ail-
dans les catégories du sol. Et notre sort est désormais noué. leurs, que les rites funé-
raires oscillent en fonction
Fils du sol signifiera aussi être mortel. du statut accordé au sol.
Dans des cultures séden-
Communauté de nature donc, silencieuse mais tenace, taires et agricoles, le sol est
entre l’homme et le sol. Fraternité terreuse et terrienne. l’ultime demeure parce
qu’il est ce qui demeure.
L’homme vient du sol et y retourne. A tel point que naître, Les champs des hommes
sont un chant du sol. On
exister et mourir est, d’une manière ou d’une autre, toujours enterre le corps là où l’on
une façon de décliner un éprouvé du sol. Car le sol est vécu vit, travaille et espère. Pour
les nouveaux nomades que
avant d’être connu, il est habité avant d’être exploité. Ainsi la nous sommes devenus,
l’attachement au sol est
naissance sera-t-elle un accouchement : littéralement, être moins évident, la créma-
couché, être posé à même le sol. Le sol est terre natale ou nour- tion valorisant alors un
rapport distendu au sol,
ricière. Couché sur le sol, l’homme épouse le Très-Bas avant encourageant des liturgies
funèbres mobiles, dé-loca-
de rêver d’un Très-Haut ! L’existence entière sera marquée par lisées : l’urne funéraire.
ce sol travaillé (le geste auguste du semeur) et rêvé (le voyage). 5. Notons ici que les
La mort, enfin, est un sol retrouvé. Est-il d’ailleurs besoin de sciences et les techniques
sont à tel point devenues
rappeler que les premières traces de civilisation sont liées aux une connaissance (géolo-
gie, pédologie et agrono-
rites funéraires, c’est-à-dire à une véritable liturgie du sol : mie), une vision du monde
l’enfouissement dans le sol 4. (la valeur accordée à l’uti-
le, à l’expertise, à une défi-
Pour les hommes, le sol a donc la profondeur d’une nition de la vérité réduite à
un prouver) et une pra-
généalogie, d’une genèse, avant d’être l’objet d’une géologie. tique du monde (le princi-
Le sol désigne d’abord un espace qualifié : entendons, un pe de précaution, la substi-
tution d’une logique de
espace que l’on qualifie, que l’on valorise. Il a de la valeur parce l’assurance à celle du ris-
que), que le sol semble être
qu’on l’investit de valeurs. Bonne terre, beau paysage, forêt neutralisé. Comme si ce sol
domaniale, patrimoine familial avant d’être patrimoine mon- que l’on foule (pédestre)
était le même que celui que
dial. Le sol n’a pas la neutralité de l’espace du géomètre 5. Le l’on fouille (pédologie).
sol, avant d’être une surface, la couche superficielle de la croûte
terrestre, objet d’une géologie capable de le qualifier scientifi-
quement — c’est-à-dire de le quantifier —, est une profon-
deur. Profondeur d’une histoire et de valeurs. Le sol se fait
alors contrée, province, petit coin du monde, terroir, pays, bas-
sin. Autant de façons de qualifier des usages subjectifs du sol.

La trace et le passage
Mais, objectivement, le sol est aussi le lieu où se déposent les
civilisations. Elles y laissent leurs traces, elles se sédimentent
en couches qui se superposent, faisant du sol la manifestation
visible d’un passage. Le sol, tel est le propre du matériau ter-
restre, garde-mémoire. Il est capable d’enregistrer, de se faire le
mémorial d’une civilisation, parce qu’il est, par sa nature
même, fait de durée, de matières solides. Dureté et durée vont
de pair. Les civilisations dont on conserve les traces sont des
civilisations du sol. Il n’en est pas de même avec les cultures
qui vivent sur la mer ou les eaux, ni celles qui vivent dans les
déserts. L’eau, pas plus que le sable, ne garde trace des passages.
Les peuples de nomades comme les peuples de marins sont
des figures du passage et de l’éphémère, là où les sociétés
sédentaires ou agricoles égratignent le sol pour y laisser
leurs marques. On emprunte à la matière sa dureté pour y
laisser ses empreintes. Rappelons que les plus anciennes traces
d’humanité se retrouvent dans des outils taillés dans la pierre
ou dans des scarifications du sol qui résistèrent à l’usure des
temps. Ondira d’ailleurs de ces sociétés, qu’elles soient du
paléo- ou du néo-, qu’elles sont lithiques — lithique, de lithos,
la pierre.
Cette façon de qualifier la vie humaine par le sol est
donc marquée par des cultures attachées à la terre. Très sou-
vent les cultures sont des agricultures. Le sol civilisé est un sol
cultivé. A tel point que, y compris dans un monde urbanisé où
le sol est voilé, enfoui sous des constructions citadines, se
poursuit la même idée d’un sol remué, travaillé. Entre espace
urbain et espace rural, une attache commune : pour les
hommes, vivre est vivre à même le sol. Le sol ? Un point de vue
à partir duquel le monde est possible. Le sol sera comme la
marque de notre inscription. Sans lui, il n’y a ni ciel, ni hori-
zon, ni projet. Sans le sol, pas de localisation, pas d’histoire.
Le rapport au sol engendre donc différentes manières
de s’y penser et de s’y vivre. La première ligne de fracture
sépare les civilisations de la trace et les civilisations du passage.
Les premières investissent le sol pour y demeurer ; les secondes
vivent le sol comme un itinéraire. Les premières seront agri-
coles ou industrieuses ; les secondes seront pastorales et voya-
geuses. Les premières seront obnubilées par la mémoire,
manifestant un goût pour les antiques ; les secondes seront
travaillées par la géographie, le vagabondage et l’errance. De
ces dernières — pensant aux Gitans ou à ceux que l’on désigne
aujourd’hui comme des Roms —, Gilles Deleuze a pu dire :
« Ils ont une géographie mais pas d’histoire. » Les premières,
au contraire, ont fait de l’histoire leur grand mythe. Le sol
encourage ainsi un culte du souvenir, un amour du patri-
moine (patrie, terre propre).

Le paysan, le mineur, l’internaute


La seconde ligne de fracture, dans les usages du sol, permet-
trait d’isoler, comme des tendances lourdes, diverses manières
de se rapporter au sol dans la lente histoire de l’humanité. On
pourrait ainsi distinguer entre les sociétés agricoles, qui sont
des civilisations du sol, les sociétés industrielles, qui sont des
civilisations du sous-sol, et les sociétés post-industrielles, qui
sont des civilisations hors sol. Ainsi, trois figures apparaissent :
le paysan, le mineur et l’internaute. Cette classification des civi-
lisations en fonction de leurs usages du sol ne prétend pas être
historique. Elle est plutôt une tentative de modélisation. A
partir de là, parmi les usages du sol, on notera une plus ou
moins grande congruence entre trois composantes : la satis-
faction de besoins vitaux, le développement d’activités indus-
trieuses et de luxe, le développement personnel.
Le paysan. Les civilisations du sol articulent ensemble
nécessité, activité et identité personnelle. L’espace sur lequel
on vit est le même que celui grâce auquel on vit et s’identifie.
Si le sol fournit les moyens de satisfaire les besoins, l’activité
culturelle se fait au même endroit et assure une identité col-
lective et individuelle. Les civilisations du sol triomphent dans
les sociétés agricoles. Elles sont attachées à une localisation
bien déterminée. Le sol impose son rythme, ses exigences et
ses modes de vie. Le sol fait le paysan. Le paysan est, littérale-
ment, l’homme de ce pays-là, de cette terre-ci. Si travailler le
sol est d’abord lié à la satisfaction de besoins vitaux, le sol est
à la fois ce qui satisfait le registre de la nécessité vitale et ce qui
est investi de valeurs identificatrices et structurantes. Dans cet
usage du sol, la connexion entre la nécessité vitale et les iden-
tités est un facteur de stabilité, de permanence et d’identifica-
tion forte. Racines, terroirs, autochtonie (étymologiquement :
né de la terre) et nation (étymologiquement : nascor, naître du
sol) chantent cette identification de l’être et du paraître. Le sol
nous qualifie. Il fait naître le paysan.
Le mineur. Les civilisations du sous-sol sont des civili-
sations industrielles. Le sol en est tout retourné, travaillé,
métamorphosé. Avec les civilisations du sous-sol, c’est-à-dire
les sociétés de l’âge industriel, une disjonction s’opère entre le
sol et l’activité culturelle. Telle est la figure emblématique du
mineur ou de l’ouvrier. Il va chercher ailleurs que là où il tra-
vaille de quoi satisfaire ses besoins. La valorisation du sous-sol
(minerais, ressources énergétiques fossiles), en même temps
qu’elle creuse le sol en y installant de la profondeur, creuse un
écart entre la fabrication de produits manufacturés élaborés
— en un mot, le luxe — et le sol comme inspiration d’un
mode de vie. On ne se définit plus par son attache à un sol,
mais par une activité. On glisse ainsi du paysan à l’ouvrier. A
tel point que le paysan lui-même devient un ouvrier : on
l’appellera agriculteur ! Le rythme de l’activité n’est plus
donné par le rythme des saisons. Le mineur vit, au fond, à
l’intérieur d’un monde de techniques qui impulse son rythme
et se prend pour le monde. Le mineur a disqualifié le sol en
l’instrumentalisant. Les qualités du sol deviennent techniques
(richesse du sous-sol, ressources) et non plus civilisationnelles.
Le sol n’est plus un monde, il est devenu un facteur — aggra-
vant parfois —, ou un problème à résoudre.
L’internaute. Avec les civilisations du hors-sol, le sol
disparaît, pourrait-on dire, comme réalité de référence. Tel est
le miracle ou le mirage de l’Occident. La satisfaction des
besoins dépend d’activités non situées ou situables dans l’envi-
ronnement proche. Les activités industrieuses sont elles-
mêmes délocalisées. « Le plus grand événement du XXe siècle
reste sans conteste la disparition de l’agriculture comme acti-
6. Michel Serres, Le Con- vité pilote de la vie humaine en général et des cultures singu-
trat Naturel, François Bou-
rin, 1990. lières 6. » La civilisation du hors-sol est une civilisation d’au
delà ou par delà les frontières et les territoires. Hors-sol,
comme on dit de l’élevage qu’il est hors sol. Aux transhu-
mances, au pastoralisme, à l’apologie des espaces libres, le
hors-sol substitue une approche déterritorialisée. Le dehors
n’est plus notre demeure. On vit à l’intérieur. Poulet élevé
en batterie ou internaute. Paradoxalement, ce sont les mêmes.
La figure de l’internaute ne se définit ni en rapport à un sol,
ni par une activité, mais par son appartenance à un réseau, à
un flux. On substitue au monde présent, au sol, le monde
que l’on se représente et modélise numériquement. On prend
ainsi la carte pour le territoire, ne vivant plus que sur ou au
travers des cartes. Ainsi l’agriculture se fait-elle cartographie
planétaire, répartition industrielle mondiale des productions,
surveillance satellitaire des récoltes en cours et à venir encou-
rageant une spéculation sur les ventes de semences. On man-
gera des fraises en hiver, et bientôt l’hirondelle ne fera plus le
printemps. Les semences qui liaient le paysan à la terre ne sont
plus du sol, mais de l’éprouvette d’où sort un vivant généti-
quement modifié.
Avec la civilisation du hors-sol naissent des navigations
virtuelles et des voyages intemporels. C’est dire que la fameuse
communication en « temps réel » est, en fait, une communi-
cation dans un temps virtuel, suspendu car délocalisé. Nous
pensions que la civilisation se faisait dans le temps et l’espace.
Pour la première fois, la civilisation veut être du temps sans
être de l’espace. Situation inverse du paysan, en quelque sorte.
Les internautes sont ceux dont on a pu dire qu’ils ont « perdu
le monde [...]. Au moment même où physiquement nous
agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle
réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous
la négligeons 7. » Nos systèmes techniques, en se déployant 7. Michel Serres, op. cit.
à l’échelle du monde — en un mot, c’est l’idée d’une globali-
sation rendue possible par les médiations technologiques —,
délaissent l’espace comme une cause mineure. Après le paysan,
puis l’agriculteur, voici l’actionnaire qui investit dans l’agricul-
ture biotechnologique, en attendant d’elle un haut rendement,
sans savoir d’où elle est. On ne fait pas avec l’espace, on veut
faire sans. Par voie de conséquence, on est, non plus par là où
l’on naît, ni par ce que l’on fait, mais par ce que l’on éprouve.
L’internaute est défini par ses relations. Le réseau a pris la place
des racines. De ce fait, l’internaute est l’homme global.
Un espace métaphorisé
En somme, deux leçons s’imposent. D’une part, l’apparition,
en Occident du moins, d’une civilisation qui est désaffiliée,
délocalisée, mondialisée. La civilisation n’est plus pensée en
référence au sol. Elle est déterritorialisée. Le temps n’est plus
où le laboureur pouvait transmettre en héritage à ses enfants la
terre des ancêtres. Désormais, le sol ne fait plus autorité. Le sol
n’est plus un sol reçu et imposé. Il sera un sol choisi. Et voici le
« rurbain » ou l’individualiste contemporain animé d’une
quête effrénée de racines et d’un sol retrouvé. Telle est la fièvre
généalogique. La question « D’où es-tu ? » ne serait donc pas
alors désuète, mais formulée autrement : « D’où revendiques-
tu d’être, d’où veux-tu être ? » Le rapport au sol revendiquera
donc d’être individuel, et non plus communautaire.
D’autre part, on ne peut que constater le décalage entre
l’Occident vivant hors sol et le reste de la planète. On oublie
trop vite que 80 % de la planète sont constitués de cultivateurs
— le mot est plus riche que celui d’agriculteur — et que l’on
ne pourra jamais se dispenser d’agriculture. De ce fait, un
décalage s’installe et des conflits se font entendre entre ces trois
types de rapport au monde (sol, sous-sol, hors-sol) qui, loin
d’être successifs, sont contemporains, loin d’être antagonistes,
sont complémentaires.
Le sol que vivent les civilisations résiste donc à sa
réduction quantitative comme à son traitement instrumental.
La pédologie, d’ailleurs, ne connaît pas le sol — lequel encou-
rage une perception trop imagée ou poétique de l’espace —,
mais des sols numériquement quantifiés. Taux d’acidité, pré-
sence d’azote. Pour connaître les sols, on opère un transfert de
la diversité qualitative à la comparaison quantitative. Le sol de
la pédologie ou de la géologie est un sol connu, c’est-à-dire
mesuré, ramené à l’étalon du même. C’est là une façon de se
rapporter au sol. Mais c’est loin d’être la seule. De même le sol
des civilisations n’est pas réductible au traitement technique
de la terre par les industries agricoles ou non. Le sol instru-
mentalisé devient un moyen, l’objet d’une emprise, non une
valeur. Plus exactement, la valeur du sol est évaluée à l’aune
des critères de la technique : utilité, efficacité, rendement. Le
sol sera alors riche ou pauvre. Il se fera terrain.
Entre les sols connus au travers de la rationalité scien-
tifique et les terrains perçus par le biais de la rationalité tech-
nique, n’y a-t-il pas place pour une approche sensible du sol ?
L’imagerie du sol et ses métaphores sont riches et ont aussi une
efficacité symbolique. C’est celles-ci que convoquent les civili-
sations. Elles expliquent pourquoi le sol fait l’objet d’une élec-
tion et de nombreux rites d’appropriation de l’espace : depuis
le mythe de la fondation de Rome inauguré par un tracé rituel
du territoire, en passant par l’appropriation symbolique de
l’espace par le campeur qui plante sa tente, jusqu’aux rivalités
politiques de la terre d’élection dans la bande de Gaza. En plus
des sciences ou des techniques du sol, on ne peut négliger
l’efficacité d’une poétique des sols, au sens où Bachelard a
pu parler d’une poétique de l’espace 8. S’il est connu, l’espace 8. Rappelons ici le travail
que Bachelard a consacré à
est d’abord vécu, il est rêvé. « Je suis l’espace où je suis 9 », une poétique du sol dans
dit le poète. son ouvrage La Terre et les
rêveries de la volonté, Ed.
Les limites des cadastres, des cartes et des remembre- José Corti.
ments qui délimitent des géographies physiques ne se super- 9. Noël Arnaud, L’état
d’ébauche, cité par Bache-
posent pas exactement à des géographies mentales. Depuis lard, dans La Poétique de
longtemps, le géographe le sait, « la carte n’est pas le terri- l’espace, ch. 5, « Les coins »,
PUF, 1957, p. 131.
toire ». La carte désigne un espace objectivé, là où le sol valo-
rise un espace subjectif, voire intériorisé. En modélisant
l’espace, elle laisse en suspens ce qui fait que l’espace devient
sol : la poétique. C’est que le vécu du sol ne mesure pas
en mètres carrés ou en hectares. Racines, mère, patrie, pays,
terre natale, terre promise ou terre sainte, petit coin du
monde, les métaphores du sol fleurissent qui augmentent
notre rapport à l’espace. Le sol est un espace métaphorisé et,
de ce fait, augmenté. Aussi, désastreuse serait une politique de
l’espace qui ne serait entendue que comme une administra-
tion ou une gestion.
La politique de l’espace est travaillée par une poétique
du sol. Sans cette dernière, on ne comprend pas les difficultés
attachées à un aménagement du territoire, les arrachements
qu’occasionnent les remembrements (l’image du corps dé-
membré dit bien d’ailleurs que le sol est vécu organiquement,
tant on fait corps avec lui), les régionalismes et les natio-
nalismes. Faire place à une poétique du sol invite, par consé-
quent, à compléter une approche artificialiste, rationaliste
du politique par une approche non pas irrationnelle, mais
symbolique.
Les imaginaires du sol en politique
On le pressent, le paysan ou le citoyen stigmatisent deux
façons de penser le politique. On est membre de la société
politique par naissance ou par contrat. Là où le citoyen est la
conséquence d’une construction abstraite, un état civil enca-
dré par la loi positive, le paysan (entendu comme l’homme de
ce pays-ci) est une figure — passionnelle et émotionnelle —
définie par son appartenance au pays, à la terre, au patrimoine.
Le citoyen invite alors à penser la politique sur l’axe horizon-
tal de la discussion publique et des contrats. Le paysan engage
le politique sur l’axe vertical d’une profondeur généalogique,
terrienne. Faut-il choisir alors entre l’abstraction positive du
plan et l’exaltation naturaliste du sol ? Soit la figure artificielle
du citoyen définie par le contrat et par l’axe synchronique de
la loi : moins des appartenances et des identités que des droits ;
droit du sol de la tradition républicaine ; le sol, ici, est une fic-
tion juridique. Le sol, c’est l’Etat comme socle instituant et
constituant. Soit la figure ancestrale d’un attachement à la
terre par la terre : on valorise alors les racines, une approche
du politique par la diachronie, le temps long, l’histoire.
Primauté serait alors donnée à l’appartenance à un territoire :
être de quelque part. Le paysan est érigé ainsi en figure ; il est
l’homme du pays. Apparaît alors la figure imaginaire de
l’ancêtre, dont on sait qu’elle peut entraîner des dérives
inquiétantes.
Notre tradition politique nous a habitués à penser le
politique en termes de constructions artificielles : l’idée de
contrat social valorise une sorte d’organisation du monde
commun immédiate, sous l’effet d’une initiative de l’Etat.
La vie politique serait ainsi l’effet d’initiatives totalement
rationnelles et transparentes. Le monde commun, totalement
construit par la raison qui l’a pensé, serait une sorte d’abs-
traction pour laquelle l’histoire, les médiations imagées ou
les rêveries du sol sont quantités négligeables. Pourtant,
ne trouve-t-on pas présent, dans l’organisation du vivre-
ensemble, un certain nombre de médiations poétiques,
d’images qui complexifient, enrichissent, parasitent et criti-
quent le simplisme que pourrait encourager une approche
strictement rationnelle ou technique du lien contractuel, valo-
risant des liens émotionnels et imaginaires ? La poétique du
sol ne serait-elle pas alors révélatrice du rôle de ce que Jean-
Jacques Wunenburger appelle la culture des médiations imagi-
naires dans la sphère politique 10 ? Bref, une politique d’amé- 10. Jean-Jacques Wunen-
burger, Imaginaires du poli-
nagement du territoire n’est-elle qu’un problème technique ? tique, Ellipses, 2001, p. 11.

Des géographies mentales


Parmi les médiations imaginaires présentes dans le politique,
notamment dans ses relations au sol, diverses modulations
s’observent, qui donnent à penser qu’au débat rationnel
s’ajoutent des considérations passionnelles, habitées par la
force des images.
Rappelons qu’il peut y avoir une organisation et un
vivre-commun du sol qui ne soient pas politiques. Les sociétés
pré-politiques, regroupées sur des territoires où elles vivent et
meurent, développent une socialité commune d’ordre pré-
politique. Le sol sert alors de dénominateur commun, de socle
symbolique de référence. En effet, il n’est pas besoin de poli-
tique pour pouvoir fêter, célébrer, enterrer, développer des
mœurs partagées et communes. L’attachement à la terre tien-
dra lieu de contrat. La communauté est regroupée par la
nécessité d’un lien « naturel » et non par l’artifice d’une loi.
C’est ce que disent, chacune à sa manière, les images de
l’autochtone ou celles de la nation. L’autochtone : l’homme né
du sol. Nous sommes à partir d’un territoire, d’un sol qui nous
élit. Le sol est ici terre d’élection. De même, l’image de la
nation, associée à celle d’une sorte de destination historique,
indique-t-elle la permanence d’une identité substantielle à tra-
vers l’histoire. Rappelons que nation vient du latin nascor,
naître. Le natif est ainsi — par nature pourrait-on dire —
investi d’une mission, d’un projet commun : la patrie ou la
terre-mère.
La relation au territoire est loin d’être neutre :
Le territoire n’est donc pas seulement une donnée empirique ni
une institution juridique (les frontières étant aussi généralement garan-
ties par des traités internationaux), mais joue le rôle d’un bien symbo-
lique, qui fonde et nourrit le lien entre les membres d’un même corps
politique. Il donne prise à des représentations à forte charge sacrée, à
des récits historiques alignés sur des scénarios mythiques, à des réactions
passionnelles aux effets violents 11. 11. Ibidem, p. 37.

Le débat actuel sur l’élargissement de l’union euro-


péenne à propos de la Turquie en est la meilleure preuve. On
débat sur les frontières naturelles (continentales) de l’Europe,
on convoque la mythologie grecque, et enfin l’Europe des
valeurs chrétiennes. Preuve que la géographie de l’Europe
n’est pas seulement cadastrale ; elle est porteuse de géogra-
phies mentales que ne recoupent pas toujours les frontières
de nos cartes.
En conséquence, les relations de la civilisation et du sol
en politique se cristallisent autour des notions de territoire et
de frontière — toute la difficulté étant de faire en sorte que
frontières, territoires et imaginaires du sol se recoupent.
Rousseau observait déjà que le sol, comme condition concrète
de l’idée d’Etat, avait une importance réelle. Importance quan-
titative, mais aussi qualitative, encore qu’il négligeât ce second
point : « Ce sont les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain
qui nourrit les hommes... On ne peut donner en calcul un
rapport fixe entre l’étendue de terre et le nombre d’hommes
12. Contrat Social, Livre II, qui se suffisent l’un à l’autre 12... » L’équilibre des relations sol/
ch. 10.
politique n’est pas qu’un problème d’arithmétique. La terre
nourricière, si elle relève de la nécessité, est aussi une terre
imaginaire, portant des rêves, des utopies et des douleurs. La
politique de l’espace relève certes d’une gestion, d’une admi-
nistration, et soulève des problèmes techniques ; elle ne saurait
s’y réduire.

Le sol, projet et avenir


La difficulté pour le politique est donc de trouver un point
d’équilibre entre une idéologie du sol et une glorification des
artifices civilisationnels, entre une identité reçue et une unité
construite, entre la conservation et l’innovation, la statique et
la dynamique. Entre un sol exalté et un sol rejeté, il s’agit de
trouver une voie moyenne et des enseignements mutuels, tels
que la symbolique du sol vienne corriger le caractère abstrait
des politiques positives, là où ces mêmes politiques prémunis-
sent d’une exacerbation du sol dans les réflexes identitaires et
nationalistes. Entre la dureté du sol et la volatilité de l’artifice,
il y a la fragilité du projet politique.
Peut-on alors inventer un nouveau rapport au sol dans
lequel la poétique puisse jouer un rôle ? Nouveau défi. Ima-
giner une solidarité planétaire invitant à voir plus large que
l’espace circonscrit dans des frontières statiques, en rappelant,
avec Steiner, que « les hommes n’ont pas de racines, ils ont des
jambes ». Il s’agit d’envisager un autre usage du sol. Le sol n’est
plus simplement notre passé, il doit être notre avenir. Si le sol
n’est plus notre nature, il est notre projet. Le sol devient la
mémoire de notre avenir. Du terroir à l’affirmation que la terre
est à tous, l’idée de développement durable pense l’émergence
d’une civilisation planétaire.
Le développement durable tente une voie médiane. Il
n’est ni l’apologie d’un sol exalté dans le terroir, ni la dévalori-
sation d’un sol humilié par un développement technique pris
pour un progrès. Valorisant un imaginaire actif du sol, il tient
compte des leçons du sol : 1/ Il tresse des solidarités qui ne
sont pas recoupées par nos arrangements ou dispositifs tech-
niques soucieux d’analyses et de découpages. L’image du sol
est synthétique, l’aménagement du territoire souvent analy-
tique. 2/ Le sol force à penser sur longue durée, c’est-à-dire à
replacer les dispositifs techniques dans le temps long de la
nature (climats, géologie). Il invite donc à une concordance
des temps et, par là, peut-être à une concorde des politiques
entre : le temps du sol, qui est un temps géologique (on rai-
sonne en millions d’années) ; le temps du politique, qui est un
temps très court (le temps ponctuel imposé et dicté par le
calendrier électoral) ; et la temporalité plus lente du social
(une vingtaine d’années). 3/ En valorisant l’idée de durée, qui
insiste sur le caractère non pérenne du sol, qui pense le sol
moins comme dureté (d’un socle) que comme durabilité
(d’un horizon), le développement durable appliqué à l’amé-
nagement du territoire convoque la fragilité des médiations
imaginaires. Fragilité, mais non impuissance.

Les imaginaires du sol donnent de la vie, de la chaleur et


de la chair à une approche technocratique des territoires. Ils ne
sont pas simplement nostalgie des campagnes d’hier (les fêtes
des transhumances aujourd’hui ou le Puit du fou), ni une guir-
lande enjolivant un sol déserté (un certain usage des costumes
et des coutumes d’antan), ni même une réserve muséale d’une
ruralité naturalisée pour mémoire (écomusée). Ils n’entravent
pas les finalités politiques, mais les nourrissent. L’expertise est
nécessaire, mais la froideur des raisons objectives n’est jamais
assez puissante pour mobiliser, faire vivre et faire rêver. N’est-
ce pas ce que revendique l’image du paysan, désormais asso-
ciée, à côté du citadin, dans la conquête d’un sol enduré ? Le
paysan n’est plus le bouseux, le cul-terreux. Il n’est plus non
plus l’agriculteur. Sera-t-il, parce qu’il reste le gardien des pro-
messes du sol, le prophète annonçant un sol retrouvé ?
Au commencement, le sol racontait les civilisations
comme autant de couches sédimentaires accumulées au cours
de l’histoire. Le sol était patrimoine, terre des pères. A l’avenir,
le sol sera une mémoire vive. Il tisse des solidarités secrètes,
entretient des capillarités souterraines rendant simplistes les
oppositions entre monde urbain et monde rural, nord et sud.
Le sol portait nos racines, il sera notre avenir.

JEAN-PHILIPPE PIERRON

E N T R E P R I S E

Éthique
C E R C L E D ’ E T H I Q U E D E S A F F A I R E S

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