Sols Et Civilisations
Sols Et Civilisations
Sols Et Civilisations
Sols et civilisations
Une approche poétique du territoire 1
L
1. Reprise d’une confé- ES CIVILISATIONS se suivent à la trace. Leurs itinéraires
rence faite en décembre
2002 à l’Ifocap – Institut de sont inscrits sur les sols qu’elles habitent, scarifient,
formation des cadres pay- structurent. La géographie — écriture du sol —
sans –, à Draveil. Une pre-
mière version en a été don- raconte les civilisations du sol. Le langage invisible des civili-
née dans la revue Paysans,
janvier-février 2003. sations emprunte au visible du sol ses matières : cultures
lithiques, cultures de la pierre polie, civilisations du bronze, du
charbon ou de l’atome. Pas de transmission de civilisation sans
transcription sensible. La manière des civilisations se lit dans
la matière qu’elles travaillent. Certes, on pourrait opposer à la
dynamique des civilisations la statique du sol. Le sol est
immeuble. Il est là, ne bouge pas, s’impose, avant même d’être
envisagé comme notre pays et notre paysage. Les civilisations,
au contraire, se présentent, dans l’inventivité de leurs gestes —
qui peuvent apparaître à l’échelle du temps géologique comme
des gesticulations —, comme mouvantes, changeantes.
Principe d’inertie, le sol trouverait dans les civilisations une
force de mouvement.
Une contradiction apparaît donc entre le temps du sol,
long, lent, et celui des civilisations. Le sol est ainsi le socle des
civilisations. Celles-ci sont multiples et passagères, le sol est un.
Toutes passent, habitent momentanément le monde et s’effa-
cent, laissant au sol l’ultime mot. La civilisation relève le défi
Un espace à habiter
2. « Le Seigneur Dieu
modela l’homme avec de la
Le sol est notre « lieu naturel », comme aurait dit Aristote. poussière prise du sol »,
Certes, cela engage notre composition atomique — de l’eau et Genèse, 2, v. 7, TOB.
La trace et le passage
Mais, objectivement, le sol est aussi le lieu où se déposent les
civilisations. Elles y laissent leurs traces, elles se sédimentent
en couches qui se superposent, faisant du sol la manifestation
visible d’un passage. Le sol, tel est le propre du matériau ter-
restre, garde-mémoire. Il est capable d’enregistrer, de se faire le
mémorial d’une civilisation, parce qu’il est, par sa nature
même, fait de durée, de matières solides. Dureté et durée vont
de pair. Les civilisations dont on conserve les traces sont des
civilisations du sol. Il n’en est pas de même avec les cultures
qui vivent sur la mer ou les eaux, ni celles qui vivent dans les
déserts. L’eau, pas plus que le sable, ne garde trace des passages.
Les peuples de nomades comme les peuples de marins sont
des figures du passage et de l’éphémère, là où les sociétés
sédentaires ou agricoles égratignent le sol pour y laisser
leurs marques. On emprunte à la matière sa dureté pour y
laisser ses empreintes. Rappelons que les plus anciennes traces
d’humanité se retrouvent dans des outils taillés dans la pierre
ou dans des scarifications du sol qui résistèrent à l’usure des
temps. Ondira d’ailleurs de ces sociétés, qu’elles soient du
paléo- ou du néo-, qu’elles sont lithiques — lithique, de lithos,
la pierre.
Cette façon de qualifier la vie humaine par le sol est
donc marquée par des cultures attachées à la terre. Très sou-
vent les cultures sont des agricultures. Le sol civilisé est un sol
cultivé. A tel point que, y compris dans un monde urbanisé où
le sol est voilé, enfoui sous des constructions citadines, se
poursuit la même idée d’un sol remué, travaillé. Entre espace
urbain et espace rural, une attache commune : pour les
hommes, vivre est vivre à même le sol. Le sol ? Un point de vue
à partir duquel le monde est possible. Le sol sera comme la
marque de notre inscription. Sans lui, il n’y a ni ciel, ni hori-
zon, ni projet. Sans le sol, pas de localisation, pas d’histoire.
Le rapport au sol engendre donc différentes manières
de s’y penser et de s’y vivre. La première ligne de fracture
sépare les civilisations de la trace et les civilisations du passage.
Les premières investissent le sol pour y demeurer ; les secondes
vivent le sol comme un itinéraire. Les premières seront agri-
coles ou industrieuses ; les secondes seront pastorales et voya-
geuses. Les premières seront obnubilées par la mémoire,
manifestant un goût pour les antiques ; les secondes seront
travaillées par la géographie, le vagabondage et l’errance. De
ces dernières — pensant aux Gitans ou à ceux que l’on désigne
aujourd’hui comme des Roms —, Gilles Deleuze a pu dire :
« Ils ont une géographie mais pas d’histoire. » Les premières,
au contraire, ont fait de l’histoire leur grand mythe. Le sol
encourage ainsi un culte du souvenir, un amour du patri-
moine (patrie, terre propre).
JEAN-PHILIPPE PIERRON
E N T R E P R I S E
Éthique
C E R C L E D ’ E T H I Q U E D E S A F F A I R E S